Aussi je me permettais, lui disais-je, de lui
demander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pour aller
prendre un peu l'air ensemble afin de tâcher de me remettre.
demander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pour aller
prendre un peu l'air ensemble afin de tâcher de me remettre.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
» Puis ce goût
passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au
«sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé». En
tous cas un wagon de première classe cessa d'être considéré _a
priori_ comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant:
«C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose
factice», mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard et tout
en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût
pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour
espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors
que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même
laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter
pendant trois jours seule avec le chauffeur et aller jusqu'auprès de
Balbec tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis en
grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que
la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée, ne me fût parvenue, à
cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes
l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après
le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même
de leur retour ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade
quotidienne. J'étais ravi qu'Albertine allât aujourd'hui au Trocadéro
à cette matinée «extraordinaire», mais surtout rassuré qu'elle y
eût une compagne, Andrée.
Laissant ces pensées, maintenant qu'Albertine était sortie, j'allai me
mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d'abord un silence, où le
sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner
l'air à des octaves différents, comme un accordeur de piano aveugle.
Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entrecroisés auxquels de
nouveaux s'ajoutaient. Il y avait aussi un nouveau sifflet, appel d'un
marchand dont je n'ai jamais su ce qu'il vendait, sifflet qui, lui,
était exactement pareil à celui d'un tramway, et comme il n'était pas
emporté par la vitesse on croyait à un seul tramway, non doué de
mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles comme
un animal qui meurt. Et il me semblait que si jamais je devais quitter
ce quartier aristocratique--à moins que ce ne fût pour un tout à fait
populaire--les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la
poissonnerie, etc. . . , stabilisées dans de grandes maisons
d'alimentation rendaient inutiles les cris des marchands qui n'eussent
pas du reste réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes,
bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des
petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l'orchestre
qui venait me charmer dès le matin. Sur le trottoir une femme peu
élégante (ou obéissant à une mode laide) passait, trop claire dans
un paletot sac en poil de chèvre; mais non ce n'était pas une femme,
c'était un chauffeur qui enveloppé dans sa peau de bique gagnait à
pied son garage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés,
aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur
bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le
ronflement d'un violon était dû parfois au passage d'une automobile,
parfois à ce que je n'avais pas mis assez d'eau dans ma bouillotte
électrique. Au milieu de la symphonie détonait un «air» démodé:
remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d'habitude son air
avec une crécelle, le marchand de jouets, au mirliton duquel était
attaché un pantin qu'il faisait mouvoir en tous sens, promenait
d'autres pantins, et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire
le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la
déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan
attardé de la pure mélodie: «Allons les papas, allons les mamans,
contentez vos petits enfants, c'est moi qui les fais, c'est moi qui les
vends, et c'est moi qui boulotte l'argent. Tra la la la. Tra la la la
laire, tra la la la la la la. Allons les petits! » De petits Italiens,
coiffés d'un béret, n'essayaient pas de lutter avec cet aria vivace,
et c'est sans rien dire qu'ils offraient de petites statuettes.
Cependant qu'un petit fifre réduisait le marchand de jouets à
s'éloigner et à chanter plus confusément quoique presto: «Allons les
papas, allons les mamans. » Le petit fifre était-il un de ces dragons
que j'entendais le matin à Doncières? Non, car ce qui suivait
c'étaient ces mots: «Voilà le réparateur de faïence et de
porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l'os, l'ivoire
et objets d'antiquité. Voilà le réparateur. » Dans une boucherie, où
à gauche était une auréole de soleil, et à droite un bœuf entier
pendu, un garçon boucher, très grand et très mince, aux cheveux
blonds, son cou sortant d'un col bleu ciel, mettait une rapidité
vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d'un côté les
filets de bœuf exquis, de l'autre de la culotte de dernier ordre, les
plaçait dans d'éblouissantes balances surmontées d'une croix, d'où
retombaient de belles chaînettes, et,--bien qu'il ne fît ensuite que
disposer pour l'étalage, des rognons, des tournedos, des
entrecôtes--donnait en réalité beaucoup plus l'impression d'un bel
ange qui, au jour du Jugement dernier, préparera pour Dieu, selon leur
qualité, la séparation des bons et des méchants et la pesée des
âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l'air,
annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque
fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de «réparations»
promises par un «antiquaire» naïf ou gouailleur, et qui en tout cas
fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objet de son art
les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se
hâtaient d'enfiler dans leurs paniers les flûtes destinées au «grand
déjeuner» et, à leurs crochets, les laitières attachaient vivement
les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j'avais de ces petites
filles, pouvais-je la croire bien exacte? N'eût-elle pas été autre si
j'avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de
celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la
boutique ou en fuite. Pour évaluer la perte que me faisait éprouver la
réclusion, c'est-à-dire la richesse que m'offrait la journée, il eût
fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque
fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment comme
une silhouette d'un décor mobile, entre les portants, dans le cadre de
ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque
renseignement, qui me permit de la retrouver un jour et pareille, cette
fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent
avant de leur rendre la liberté sous le ventre des oiseaux ou des
poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.
Aussi, dis-je à Françoise que pour une course que j'avais à faire,
elle voulût m'envoyer, s'il en venait quelqu'une, telle ou telle de ces
petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain,
ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des
commissions. J'étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester
enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que
les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d'en
regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet; alors ce
n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle
végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois,
par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu,
qu'Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire
qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.
De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu'il en vînt.
Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elle avait sonné
pendant que Françoise n'était pas là, avait laissé ses flûtes dans
la corbeille, sur le palier, et s'était sauvée. La fruitière ne
viendrait que bien plus tard. Une fois j'étais entré commander un
fromage chez le crémier, et au milieu des petites employées j'en avais
remarqué une, vraie extravagance blonde, haute de taille bien que
puérile, et qui, au milieu des autres porteuses, semblait rêver, dans
une attitude assez fière. Je ne l'avais vue que de loin et en passant
si vite que je n'aurais pu dire comment elle était, sinon qu'elle avait
dû pousser trop vite et que sa tête portait une toison donnant
l'impression bien moins des particularités capillaires que d'une
stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles.
C'est tout ce que j'avais distingué, ainsi qu'un nez très dessiné
(chose rare chez une enfant) dans une figure maigre et qui rappelait le
bec des petits des vautours. D'ailleurs le groupement autour d'elle de
ses camarades n'avait pas été seul à m'empêcher de la bien voir,
mais aussi l'incertitude des sentiments que je pouvais, à première vue
et ensuite, lui inspirer, qu'ils fussent de fierté farouche, ou
d'ironie, ou d'un dédain exprimé plus tard à ses amies. Ces
suppositions alternatives que j'avais faites, en une seconde, à son
sujet, avait épaissi autour d'elle l'atmosphère trouble où elle se
dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler la foudre.
Car l'incertitude morale est une cause plus grande de difficulté à une
exacte perception visuelle que ne serait un défaut matériel de l'œil.
En cette trop maigre jeune personne, qui frappait aussi trop
l'attention, l'excès de ce qu'un autre eût peut-être appelé les
charmes était justement ce qui était pour me déplaire, mais avait
tout de même eu pour résultat de m'empêcher même d'apercevoir rien,
à plus forte raison de me rien rappeler des autres petites crémières,
que le nez arqué de celle-ci, et son regard,--chose si peu
agréable,--pensif, personnel, ayant l'air de juger, avaient plongées
dans la nuit à la façon d'un éclair blond qui enténèbre le paysage
environnant. Et ainsi, de ma visite pour commander un fromage, chez le
crémier, je ne m'étais rappelé (si on peut dire se rappeler à propos
d'un visage, si mal regardé qu'on adapte dix fois au néant du visage
un nez différent), je ne m'étais rappelé que la petite qui m'avait
déplu. Cela suffit à faire commencer un amour. Pourtant j'eusse
oublié l'extravagance blonde et n'aurais jamais souhaité de la revoir
si Françoise ne m'avait dit que, quoique gamine, cette petite était
délurée et allait quitter sa patronne, parce que trop coquette elle
devait de l'argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une
promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être
un commencement de beauté.
Je me mis à lire la lettre de maman. À travers ses citations de Mme de
Sévigné «Si mes pensées ne sont pas tout à fait noires à Combray,
elles sont au moins d'un gris-brun, je pense à toi à tout moment; je
te souhaite; ta santé, tes affaires, ton éloignement, que penses-tu
que tout cela puisse faire entre chien et loup? » je sentais que ma
mère était ennuyée de voir le séjour d'Albertine à la maison se
prolonger et s'affermir, quoique non encore déclarées à la fiancée
mes intentions de mariage. Elle ne me le disait pas plus directement
parce qu'elle craignait que je laissasse traîner mes lettres. Encore,
si voilées qu'elles fussent, me reprochait-elle de ne pas l'avertir
immédiatement, après chacune, que je l'avais reçue: «Tu sais bien
que Mme de Sévigné disait: «Quand on est loin on ne se moque plus des
lettres qui commencent par: j'ai reçu la vôtre. » Sans parler de ce
qui l'inquiétait le plus, elle se disait fâchée de mes grandes
dépenses: «À quoi peut passer tout ton argent? Je suis déjà assez
tourmentée de ce que comme Charles de Sévigné tu ne saches pas ce que
tu veuilles et que tu sois «deux ou trois hommes à la fois», mais
tâche au moins de ne pas être comme lui pour la dépense et que je ne
puisse pas dire de toi: il a trouvé le moyen de dépenser sans
paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s'acquitter. » Je
venais de finir le mot de maman quand Françoise revint me dire qu'elle
avait justement là la petite laitière un peu trop hardie dont elle
m'avait parlé. «Elle pourra très bien porter la lettre de monsieur et
faire les courses si ce n'est pas trop loin. Monsieur va voir, elle a
l'air d'un petit chaperon rouge. » Françoise alla la chercher et je
l'entendis qui la guidait en lui disant: «Hé bien, voyons, tu as peur
parce qu'il y a un couloir, bougre de truffe, je te croyais moins
empruntée. Faut-il que je te mène par la main? » Et Françoise en
bonne et honnête servante qui entendait faire respecter son maître
comme elle le respecte elle-même s'était drapée de cette majesté qui
anoblit les entremetteuses dans les tableaux de vieux maîtres, où, à
côté d'elles, s'effacent, presque dans l'insignifiance, la maîtresse
et l'amant. Mais Elstir quand il les regardait n'avait pas à se
préoccuper de ce que faisaient les violettes. L'entrée de la petite
laitière m'ôta aussitôt mon calme de contemplateur, je ne songeai
plus qu'à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire
porter et je me mis à écrire rapidement sans oser la regarder qu'à
peine, pour ne pas paraître l'avoir fait entrer pour cela. Elle était
parée pour moi de ce charme de l'inconnu qui ne se serait pas ajouté
pour moi à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous
attendent. Elle n'était ni nue ni déguisée, mais une vraie
crémière, une de celles qu'on s'imagine si jolies, quand on n'a pas le
temps de s'approcher d'elles; elle était un peu de ce qui fait
l'éternel désir, l'éternel regret de la vie, dont le double courant
est enfin détourné, amené auprès de nous. Double, car s'il s'agit
d'inconnu, d'un être deviné devoir être divin d'après sa stature,
ses proportions, son indifférent regard, son calme hautain, d'autre
part on veut cette femme bien spécialisée dans sa profession, nous
permettant de nous évader dans ce monde qu'un costume particulier nous
fait romanesquement croire différent. Au reste si l'on cherche à faire
tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait
la chercher dans le maximum d'écart entre une femme aperçue et une
femme approchée, caressée. Si les femmes de ce que l'on appelait
autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition
que nous sachions qu'elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce
n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont
toutes prêtes; que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles
nous l'offrent déjà; c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes.
L'écart là est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue
comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs. Nous
voulons obtenir d'une femme une statue entièrement différente de celle
qu'elle nous a présentée. Nous avons vu une jeune fille indifférente,
insolente, au bord de la mer, nous avons vu une vendeuse sérieuse et
active à son comptoir qui nous répondra sèchement, ne fût-ce que
pour ne pas être l'objet des moqueries de ses copines, une marchande de
fruits qui nous répond à peine. Hé bien! nous n'avons de cesse que
nous puissions expérimenter si la fière jeune fille du bord de la mer,
si la vendeuse à cheval sur le qu'en-dira-t-on, si la distraite
marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges
adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne,
d'entourer notre cou de leurs bras qui portaient les fruits, d'incliner
sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là
glacés ou distraits,--ô beauté des yeux sévères--aux heures de
travail où l'ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes,
des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui, maintenant que nous
l'avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids
ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l'amour. Entre la
vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de
fruits, la crémière,--et cette même fillette qui va devenir notre
maîtresse, le maximum d'écart est atteint, tendu encore à ses
extrêmes limites, et varié par ces gestes habituels de la profession
qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d'aussi
différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà
chaque soir s'enlacent à notre cou tandis que la bouche s'apprête pour
le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches
sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur
métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont
plus que ce qu'elles étaient, cette distance que nous rêvions de
franchir est supprimée. Mais on recommence avec d'autres femmes, on
donne à ces entreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses
forces, on crève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être
nous faire manquer notre premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce
premier rendez-vous, on sait pourtant qu'il accomplira l'évanouissement
d'une illusion. Il n'importe tant que l'illusion dure; on veut voir si
on peut la changer en réalité, et alors on pense à la blanchisseuse
dont on a remarqué la froideur. La curiosité amoureuse est comme celle
qu'excitent en nous les noms de pays; toujours déçue, elle renaît et
reste toujours insatiable.
Hélas! une fois auprès de moi, la blonde crémière aux mèches
striées, dépouillée de tant d'imagination et de désirs éveillés en
moi, se trouva réduite à elle-même. Le nuage frémissant de mes
suppositions ne l'enveloppait plus d'un vertige. Elle prenait un air
tout penaud de n'avoir plus (au lieu des dix, des vingt, que je me
rappelais tour à tour i sans pouvoir fixer mon souvenir) qu'un seul nez
plus rond que je ne l'avais cru qui donnait une idée de bêtise et
avait en tous cas perdu le pouvoir de se multiplier. Ce vol capturé,
inerte, anéanti, incapable de rien ajouter à sa pauvre évidence,
n'avait plus mon imagination pour collaborer avec lui. Tombé dans le
réel immobile, je tâchai de rebondir; les joues, non aperçues de la
boutique, me parurent si jolies que j'en fus intimidé et, pour me
donner une contenance, je dis à la petite crémière: «Seriez-vous
assez bonne pour me passer _le Figaro_ qui est là il faut que je
regarde le nom de l'endroit où je veux vous envoyer. » Aussitôt, en
prenant le journal, elle découvrit jusqu'au coude la manche rouge de sa
jaquette et me tendit la feuille conservatrice d'un geste adroit et
gentil qui me plut par sa rapidité familière, son apparence moelleuse
et sa couleur écarlate. Pendant que j'ouvrais _le Figaro_, pour dire
quelque chose et sans lever les yeux, je demandai à la petite:
«Comment s'appelle ce que vous portez là en tricot rouge, c'est très
joli. » Elle me répondit: «C'est mon golf. » Car par une petite
déchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les modes
qui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monde
relativement élégant des amies d'Albertine, étaient maintenant le lot
des ouvrières. «Ça ne vous gênerait vraiment pas trop, dis-je en
faisant semblant de chercher dans _le Figaro_, que je vous envoie même
un peu loin? » Dès que j'eus ainsi l'air de trouver pénible le service
qu'elle me rendrait en faisant une course, aussitôt elle commença à
trouver que c'était gênant pour elle. «C'est que je dois aller
tantôt me promener en vélo. Dame nous n'avons que le dimanche. »
«Mais vous n'avez pas froid nu-tête comme cela? » «Ah! je ne serai
pas nu-tête, j'aurai mon polo, et je pourrais m'en passer avec tous mes
cheveux. » Je levai les yeux sur les mèches flavescentes et frisées et
je sentis que leur tourbillon m'emportait le cœur battant, dans la
lumière et les rafales d'un ouragan de beauté. Je continuais à
regarder le journal, mais bien que ce ne fût que pour me donner une
contenance et me faire gagner du temps, tout en ne faisant que semblant
de lire, je comprenais tout de même le sens des mots qui étaient sous
mes yeux, et ceux-ci me frappaient: «Au programme de la matinée que
nous avons annoncée et qui sera donnée cet après-midi dans la salle
des fêtes du Trocadéro, il faut ajouter le nom de Mlle Léa qui a
accepté d'y paraître dans _les Fourberies de Nérine. _ Elle tiendra
bien entendu le rôle de Nérine où elle est étourdissante de verve et
d'ensorceleuse gaîté. » Ce fut comme si on avait brutalement arraché
de mon cœur le pansement sous lequel il avait commencé depuis mon
retour de Balbec à se cicatriser. Le flux de mes angoisses s'échappa
à torrents. Léa, c'était la comédienne amie des deux jeunes filles
de Balbec qu'Albertine, sans avoir l'air de les voir, avait un
après-midi, au casino, regardées dans la glace. Il est vrai qu'à
Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction
particulier pour me dire, presque choquée qu'on pût soupçonner une
telle vertu: «Oh non, ce n'est pas du tout une femme comme ça, c'est
une femme très bien. » Malheureusement pour moi, quand Albertine
émettait une affirmation de ce genre, ce n'était jamais que le premier
stade d'affirmations différentes. Peu après la première, venait cette
deuxième: Je ne la connais pas. En troisième lieu quand Albertine
m'avait parlé d'une telle personne «insoupçonnable» et que (secundo)
elle ne connaissait pas, elle oubliait peu à peu, d'abord avoir dit
qu'elle ne la connaissait pas, et dans une phrase où elle se
«coupait» sans le savoir, racontait qu'elle la connaissait. Ce
premier oubli consommé et la nouvelle affirmation ayant été
émise, un deuxième oubli commençait, celui que la personne était
insoupçonnable. «Est-ce qu'une telle, demandais-je, n'a pas telles
mœurs? » «Mais voyons, naturellement, c'est connu comme tout! »
Aussitôt le ton de componction reprenait pour une affirmation qui
était un vague écho fort amoindri de la toute première: «Je dois
dire qu'avec moi elle a toujours été d'une convenance parfaite.
Naturellement, elle savait que je l'aurais remisée et de la belle
manière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui être
reconnaissante du vrai respect qu'elle m'a toujours témoigné. On voit
qu'elle savait à qui elle avait affaire. » On se rappelle la vérité
parce qu'elle a un nom, des racines anciennes, mais un mensonge
improvisé s'oublie vite. Albertine oubliait ce dernier mensonge-là, le
quatrième, et un jour où elle voulait gagner ma confiance par des
confidences, elle se laissait aller à me dire de la même personne, au
début si comme il faut et qu'elle ne connaissait pas: «Elle a eu le
béguin pour moi. Trois ou quatre fois elle m'a demandé de
l'accompagner jusque chez elle et de monter la voir. L'accompagner, je
n'y voyais pas de mal, devant tout le monde, en plein jour, en plein
air. Mais arrivée à sa porte, je trouvais toujours un prétexte et je
ne suis jamais montée. » Quelque temps après Albertine faisait
allusion à la beauté des objets qu'on voyait chez la même dame.
D'approximation en approximation on fût sans doute arrivé à lui faire
dire la vérité qui était peut-être moins grave que je n'étais
porté à le croire, car, peut-être facile avec les femmes,
préférait-elle un amant, et maintenant que j'étais le sien
n'eût-elle pas songé à Léa. En tous cas pour cette dernière je n'en
étais qu'à la première affirmation et j'ignorais si Albertine la
connaissait. Déjà, en tout cas pour bien des femmes, il m'eût suffi
de rassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmations
contradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sont bien
plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par le
raisonnement, qu'à observer, qu'à surprendre dans la réalité). Mais
elle aurait encore mieux aimé dire qu'elle avait menti quand elle avait
émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait ferait écrouler
tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout ce qu'elle avait
raconté dès le début n'était qu'un tissu de contes mensongers. Il en
est de semblables dans les _Mille et une Nuits_ et qui nous charment.
Ils nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de
cela nous permettent d'entrer un peu plus avant dans la connaissance de
la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface.
Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse
à pénétrer. D'où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit
de cacher, si bien qu'un athée moribond qui les a découvertes, assuré
du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant ses dernières heures
à tâcher de les faire connaître.
Sans doute je n'en étais qu'à la première de ces affirmations pour
Léa. J'ignorais même si Albertine la connaissait ou non. N'importe,
cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviter qu'au Trocadéro
elle pût retrouver cette connaissance ou faire la connaissance de cette
inconnue. Je dis que je ne savais si elle connaissait Léa ou non;
j'avais dû pourtant l'apprendre à Balbec, d'Albertine elle-même. Car
l'oubli anéantissait aussi bien chez moi que chez Albertine une grande
part des choses qu'elle m'avait affirmées. La mémoire, au lieu d'un
exemplaire en double toujours présent à nos yeux des divers faits de
notre vie, est plutôt un néant d'où par instant une similitude nous
permet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts; mais encore il y a
mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cette virtualité de la
mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlables pour nous. Tout ce
que nous ignorons se rapporter à la vie réelle de la personne que nous
aimons nous n'y faisons aucune attention, nous oublions aussitôt ce
qu'elle nous a dit à propos de tel fait ou de telles gens que nous ne
connaissons pas, et l'air qu'elle avait en nous le disant. Aussi quand
ensuite notre jalousie est excitée par ces mêmes gens, pour savoir si
elle ne se trompe pas, si c'est bien à eux qu'elle doit rapporter telle
hâte que notre maîtresse a de sortir, tel mécontentement que nous
l'en ayons privée en rentrant trop tôt, notre jalousie fouillant le
passé pour en tirer des indications n'y trouve rien; toujours
rétrospective elle est comme un historien qui aurait à faire une
histoire pour laquelle il n'a aucun document; toujours en retard elle se
précipite comme un taureau furieux là où ne se trouve pas l'être
fier et brillant qui l'irrite de ses piqûres et dont la foule cruelle
admire la magnificence et la ruse. La jalousie se débat dans le vide,
incertaine comme nous le sommes dans ces rêves où nous souffrons de ne
pas trouver dans sa maison vide une personne que nous avons bien connue
dans la vie, mais qui peut-être en est ici une autre et a seulement
emprunté les traits d'un autre personnage, incertaine comme nous le
sommes plus encore après le réveil quand nous cherchons à identifier
tel ou tel détail de notre rêve. Quel air avait notre amie en nous
disant cela; n'avait-elle pas l'air heureux, ne sifflait-elle même pas,
ce qu'elle ne fait que quand elle a quelque pensée amoureuse? Au temps
de l'amour, pour peu que notre présence l'importune et l'irrite, ne
nous a-t-elle pas dit une chose qui se trouve en contradiction avec ce
qu'elle nous affirme maintenant, qu'elle connaît ou ne connaît pas
telle personne? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais; nous
nous acharnons à chercher les débris inconsistants d'un rêve, et
pendant ce temps notre vie avec notre maîtresse continue, notre vie
distraite devant ce que nous ignorons être important pour nous,
attentive à ce qui ne l'est peut-être pas, encauchemardée par des
êtres qui sont sans rapports réels avec nous, pleine d'oublis, de
lacunes, d'anxiétés vaines, notre vie pareille à un songe.
Je m'aperçus que la petite laitière était toujours là. Je lui dis
que décidément ce serait bien loin, que je n'avais pas besoin d'elle.
Alors elle trouva aussi que ce serait trop gênant: «Il y a un beau
match tantôt, je ne voudrais pas le manquer. » Je sentis qu'elle devait
déjà aimer les sports et que dans quelques années elle dirait: vivre
sa vie. Je lui dis que décidément je n'avais pas besoin d'elle et je
lui donnai cinq francs. Aussitôt, s'y attendant si peu, et se disant
que si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup
pour ma course, elle commença à trouver que son match n'avait pas
d'importance. «J'aurais bien fait votre course. On peut toujours
s'arranger. » Mais je la poussai vers la porte, j'avais besoin d'être
seul, il fallait à tout prix empêcher qu'Albertine pût retrouver au
Trocadéro les amies de Léa. Il le fallait, il fallait y réussir; à
vrai dire je ne savais pas encore comment, et pendant ces premiers
instants j'ouvrais mes mains, les regardais, faisais craquer les
jointures de mes doigts, soit que l'esprit qui ne peut trouver ce qu'il
cherche, pris de paresse, s'accorde de faire halte pendant un instant
où les choses les plus indifférentes lui apparaissent distinctement,
comme ces pointes d'herbe des talus qu'on voit du wagon trembler au
vent, quand le train s'arrête en rase campagne--immobilité qui n'est
pas toujours plus féconde que celle de la bête capturée qui
paralysée par la peur ou fascinée regarde sans bouger--soit que je
tinsse tout préparé mon corps--avec mon intelligence au dedans et en
celle-ci les moyens d'action sur telle ou telle personne--comme n'étant
plus qu'une arme d'où partirait le coup qui séparerait Albertine de
Léa et de ses deux amies. Certes le matin quand Françoise était venue
me dire qu'Albertine irait au Trocadéro, je m'étais dit: «Albertine
peut bien faire ce qu'elle veut» et j'avais cru que jusqu'au soir, par
ce temps radieux, ses actions resteraient pour moi sans importance
perceptible; mais ce n'était pas seulement le soleil matinal, comme je
l'avais pensé, qui m'avait rendu si insouciant; c'était parce que,
ayant obligé Albertine à renoncer aux projets qu'elle pouvait
peut-être amorcer ou même réaliser chez les Verdurin et l'ayant
réduite à aller à une matinée que j'avais choisie moi-même et en
vue de laquelle elle n'avait pu rien préparer, je savais que ce qu'elle
ferait serait forcément innocent. De même si Albertine avait dit
quelques instants plus tard: «Si je me tue, cela m'est bien égal»,
c'était parce qu'elle était persuadée qu'elle ne se tuerait pas.
Devant moi, devant Albertine, il y avait en ce matin (bien plus que
l'ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par
l'intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyons, moi ses
actions, elle l'importance de sa propre vie, c'est-à-dire ces croyances
que nous ne percevons pas mais qui ne sont pas plus assimilables à un
pur vide que n'est l'air qui nous entoure; composant autour de nous une
atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles
mériteraient d'être relevées et notées avec autant de soin que la
température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont
leur originalité, physique et morale. La croyance non remarquée ce
matin par moi et dont pourtant j'avais été joyeusement enveloppé
jusqu'au moment où j'avais rouvert _le Figaro_, qu'Albertine ne ferait
rien que d'inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne
vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au
sein de la première par l'inquiétude qu'Albertine renouât avec Léa
et plus facilement encore avec les deux jeunes filles si elles allaient,
comme cela me semblait probable, applaudir l'actrice au Trocadéro où
il ne leur serait pas difficile, dans un entr'acte, de retrouver
Albertine. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil, le nom de Léa m'avait
fait revoir, pour en être jaloux, l'image d'Albertine au Casino près
des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des
séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des
profils, des instantanés; aussi ma jalousie se confinait-elle à une
expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui
l'avaient amenée sur la figure d'Albertine. Je me rappelais celle-ci
quand, à Balbec, elle était trop regardée par les deux jeunes filles
ou par des femmes de ce genre; je me rappelais la souffrance que
j'éprouvais à voir parcourir par des regards actifs, comme ceux d'un
peintre qui veut prendre un croquis, le visage entièrement recouvert
par eux et qui, à cause de ma présence sans doute, subissait ce
contact sans avoir l'air de s'en apercevoir, avec une passivité
peut-être clandestinement voluptueuse. Et avant qu'elle se ressaisît
et me parlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine ne
bougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturel feint
et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa
photographie; ou même pour choisir devant l'objectif une pose plus
fringante--celle même qu'elle avait prise à Doncières quand nous nous
promenions avec Saint-Loup, riant et passant sa langue sur ses lèvres,
elle faisait semblant d'agacer un chien. Certes à ces moments elle
n'était nullement la même que quand c'était elle qui était
intéressée par des fillettes qui passaient. Dans ce dernier cas au
contraire son regard étroit et velouté se fixait, se collait sur la
passante, si adhérent, si corrosif, qu'il semblait qu'en se retirant il
aurait dû emporter la peau. Mais en ce moment ce regard-là, qui du
moins lui donnait quelque chose de sérieux, jusqu'à la faire paraître
souffrante, m'avait semblé doux auprès du regard atone et heureux
qu'elle avait près des deux jeunes filles, et j'aurais préféré la
sombre expression du désir qu'elle ressentait peut-être quelquefois à
la riante expression causée par le désir qu'elle inspirait. Elle avait
beau essayer de voiler la conscience qu'elle en avait, celle-ci la
baignait, l'enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa
figure toute rose. Mais tout ce qu'Albertine tenait à ces moments-là
en suspens en elle, qui irradiait autour d'elle et me faisait tant
souffrir, qui sait si hors de ma présence elle continuerait à le
taire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que je n'étais
pas là, elle ne répondrait pas audacieusement. Certes ces souvenirs me
causaient une grande douleur, ils étaient comme un aveu total des
goûts d'Albertine, une confession générale de son infidélité contre
quoi ne pouvaient prévaloir les serments particuliers qu'elle me
faisait, auxquels je voulais croire, les résultats négatifs de mes
incomplètes enquêtes, les assurances, peut-être faites de connivence
avec elle, d'Andrée. Albertine pouvait me nier ses trahisons
particulières, par des mots qui lui échappaient, plus forts que les
déclarations contraires, par ces regards seuls, elle avait fait l'aveu
de ce qu'elle eût voulu cacher, bien plus que de faits particuliers, de
ce qu'elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître: de son
penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur
que ces souvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c'était le
programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin
d'Albertine? Elle était de ces femmes à qui leurs fautes pourraient au
besoin tenir lieu de charme, et autant que leurs fautes, leur bonté qui
y succède et ramène en nous cette douceur qu'avec elles, comme un
malade qui n'est jamais bien portant deux jours de suite, nous sommes
sans cesse obligés de reconquérir. D'ailleurs plus même que leurs
fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous
les connaissions, et la première de toutes y leur nature. Ce qui rend
douloureuses de telles amours en effet, c'est qu'il leur préexiste une
espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait
aimer, de sorte que, quand nous l'oublions, nous avons moins besoin
d'elle et que pour recommencer à aimer il faut recommencer à souffrir.
En ce moment, qu'elle ne retrouvât pas les deux jeunes filles et savoir
si elle connaissait Léa ou non était ce qui me préoccupait le plus,
en dépit de ce qu'on ne devrait pas s'intéresser aux faits
particuliers autrement qu'à cause de leur signification générale, et
malgré la puérilité qu'il y a aussi grande que celle du voyage ou du
désir de connaître des femmes, de fragmenter sa curiosité sur ce qui
du torrent invisible des réalités cruelles qui nous resteront toujours
inconnues a fortuitement cristallisé dans notre esprit. D'ailleurs
arriverions-nous à détruire cette cristallisation qu'elle serait
remplacé par une autre aussitôt. Hier je craignais qu'Albertine
n'allât chez Mme Verdurin. Maintenant je n'étais plus préoccupé que
de Léa. La jalousie qui a un bandeau sur les yeux n'est pas seulement
impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent,
elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer
sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion. Même si ses
amies n'étaient pas là, quelle impression pouvait faire sur elle Léa
embellie par le travestissement, glorifiée par le succès, quelles
rêveries laisserait-elle à Albertine, quels désirs qui, même
réfrénés, chez moi lui donneraient le dégoût d'une vie où elle ne
pouvait les assouvir?
D'ailleurs qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n'irait pas la
voir dans sa loge, et même si Léa ne la connaissait pas; qui
m'assurait que l'ayant en tous cas aperçue à Balbec, elle ne la
reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signe qui
autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte des coulisses? Un
danger semble très évitable quand il est conjuré. Celui-ci ne
l'était pas encore, j'avais peur qu'il ne put pas l'être et il me
semblait d'autant plus terrible. Et pourtant cet amour pour Albertine
que je sentais presque s'évanouir quand j'essayais de le réaliser, la
violence de ma douleur en ce moment semblait en quelque sorte m'en
donner la preuve. Je n'avais plus souci de rien d'autre, je ne pensais
qu'aux moyens de l'empêcher de rester au Trocadéro, j'aurais offert
n'importe quelle somme à Léa pour qu'elle n'y allât pas. Si donc on
prouve sa préférence par l'action qu'on accomplit plus que par l'idée
qu'on forme, j'aurais aimé Albertine. Mais cette reprise de ma
souffrance ne donnait pas plus de consistance en moi à l'image
d'Albertine. Elle causait mes maux comme une divinité qui reste
invisible. Faisant mille conjectures je cherchais à parer à ma
souffrance sans réaliser pour cela mon amour. D'abord il fallait être
certain que Léa allât vraiment au Trocadéro. Après avoir congédié
la laitière, je téléphonai à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour
le lui demander. Il n'en savait rien et parut étonné que cela pût
m'intéresser. Je pensai qu'il me fallait aller vite, que Françoise
était tout habillée et moi pas, et pendant que moi-même je me levais,
je lui fis prendre une automobile; elle devait aller au Trocadéro,
prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle et lui
remettre un mot de moi. Dans ce mot, je lui disais que j'étais
bouleversé par une lettre reçue à l'instant de la même dame à cause
de qui elle savait que j'avais été si malheureux une nuit à Balbec.
Je lui rappelais que le lendemain elle m'avait reproché de ne pas
l'avoir fait appeler.
Aussi je me permettais, lui disais-je, de lui
demander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pour aller
prendre un peu l'air ensemble afin de tâcher de me remettre. Mais comme
j'en avais pour assez longtemps avant d'être habillé et prêt, elle me
ferait plaisir de profiter de la présence de Françoise pour aller
acheter aux Trois-Quartiers (ce magasin étant plus petit m'inquiétait
moins que le Bon Marché) la guimpe de tulle blanc dont elle avait
besoin. Mon mot n'était probablement pas inutile. À vrai dire je ne
savais rien qu'eût fait Albertine, depuis que je la connaissais, ni
même avant. Mais dans sa conversation (Albertine aurait pu, si je lui
en eusse parlé, dire que j'avais mal entendu), il y avait certaines
contradictions, certaines retouches qui me semblaient aussi décisives
qu'un flagrant délit, mais moins utilisables contre Albertine qui,
souvent prise en fraude comme un enfant, grâce à de brusques
redressements stratégiques, avait chaque fois rendu vaines mes cruelles
attaques et rétabli la situation. Cruelles surtout pour moi. Elle
usait, non par raffinement de style, mais pour réparer ses imprudences,
de ces brusques sautes de syntaxe ressemblant un peu à ce que les
grammairiens appellent anacoluthe ou je ne sais comment. S'étant
laissée aller en parlant femmes à dire: «Je me rappelle que
dernièrement je», brusquement après un «quart de soupir», «je»
devenait «elle», c'était une chose qu'elle avait aperçue en
promeneuse innocente, et nullement accomplie. Ce n'était pas elle qui
était le sujet de l'action. J'aurais voulu me rappeler exactement le
commencement de la phrase pour conclure moi-même, puisqu'elle lâchait
pied, à ce qu'en eût été la fin. Mais comme j'avais entendu cette
fin, je me rappelais mal le commencement que peut-être mon air
d'intérêt lui avait fait dévier et je restais anxieux de sa pensée
vraie, de son souvenir véridique. Il en est malheureusement des
commencements d'un mensonge de notre maîtresse, comme des commencements
de notre propre amour, ou d'une vocation. Ils se forment, se
conglomèrent, ils passent, inaperçus de notre propre attention. Quand
on veut se rappeler de quelle façon on a commencé d'aimer une femme,
on aime déjà; les rêveries d'avant, on ne se disait pas: c'est le
prélude d'un amour, faisons attention, et elles avançaient par
surprise, à peine remarquées de nous. De même, sauf des cas
relativement assez rares, ce n'est guère que pour la commodité du
récit que j'ai souvent opposé ici un dire mensonger d'Albertine avec
son assertion première sur le même sujet. Cette assertion première,
souvent, ne lisant pas dans l'avenir et ne devinant pas quelle
affirmation contradictoire lui ferait pendant, elle s'était glissée
inaperçue, entendue certes de mes oreilles, mais sans que je l'isolasse
de la continuité des paroles d'Albertine. Plus tard, devant le mensonge
parlant, ou pris d'un doute anxieux, j'aurais voulu me rappeler;
c'était en vain; ma mémoire n'avait pas été prévenue à temps; elle
avait cru inutile de garder copie.
Je recommandai à Françoise, quand elle aurait fait sortir Albertine de
la salle, de m'en avertir par téléphone et de la ramener contente ou
non. «Il ne manquerait plus que cela qu'elle ne soit pas contente de
venir voir monsieur», répondit Françoise. «Mais je ne sais pas si
elle aime tant que cela me voir». «Il faudrait qu'elle soit bien
ingrate», reprit Françoise, en qui Albertine renouvelait après tant
d'années le même supplice d'envie que lui avait causé jadis Eulalie
auprès de ma tante. Ignorant que la situation d'Albertine auprès de
moi n'avait pas été cherchée par elle mais voulue par moi (ce que par
amour-propre et pour faire enrager Françoise j'aimais autant lui
cacher) elle admirait et exécrait son habileté, l'appelait quand elle
parlait d'elle aux autres domestiques une «comédienne», une
«enjôleuse» qui faisait de moi ce qu'elle voulait. Elle n'osait pas
encore entrer en guerre contre elle, lui faisait bon visage et se
faisait mérite auprès de moi des services qu'elle lui rendait dans ses
relations avec moi, pensant qu'il était inutile de me rien dire et
qu'elle n'arriverait à rien, mais à l'affût d'une occasion; si jamais
elle découvrait dans la situation d'Albertine une fissure, elle se
promettait bien de l'élargir et de nous séparer complètement. «Bien
ingrate? --Mais non, Françoise, c'est moi qui me trouve ingrat, vous ne
savez pas comme elle est bonne avec moi. (Il m'était si doux d'avoir
l'air d'être aimé. )--Partez vite. --Je vais me cavaler et presto. »
L'influence de sa fille commençait à altérer un peu le vocabulaire de
Françoise. Ainsi perdent leur pureté toutes les langues par
l'adjonction de termes nouveaux. Cette décadence du parler de
Françoise, que j'avais connu à ses belles époques, j'en étais du
reste indirectement responsable. La fille de Françoise n'aurait pas
fait dégénérer jusqu'au plus bas jargon le langage classique de sa
mère, si elle s'était contentée de parler patois avec elle. Elle ne
s'en était jamais privée, et quand elles étaient toutes deux auprès
de moi si elles avaient des choses secrètes à se dire, au lieu d'aller
s'enfermer dans la cuisine, elles se faisaient en plein milieu de ma
chambre une protection plus infranchissable que la porte la mieux
fermée, en parlant patois. Je supposais seulement que la mère et la
fille ne vivaient pas toujours en très bonne intelligence, si j'en
jugeais par la fréquence avec laquelle revenait le seul mot que je
pusse distinguer: m'exaspérât (à moins que l'objet de cette
exaspération ne fût moi). Malheureusement la langue la plus inconnue
finit par s'apprendre quand on l'entend toujours parler. Je regrettais
que ce fût le patois, car j'arrivais à le savoir et n'aurais pas moins
bien appris si Françoise avait eu l'habitude de s'exprimer en persan.
Françoise, quand elle s'aperçut de mes progrès, eut beau accélérer
son débit, et sa fille pareillement, rien n'y fit. La mère fut
désolée que je comprisse le patois, puis contente de me l'entendre
parler. À vrai dire ce contentement, c'était de la moquerie, car bien
que j'eusse fini par le prononcer à peu près comme elle, elle trouvait
entre nos deux prononciations des abîmes qui la ravissaient et se mit
à regretter de ne plus voir des gens de son pays auxquels elle n'avait
jamais pensé depuis bien des années et qui, paraît-il, se seraient
tordus d'un rire qu'elle eût voulu entendre, en m'écoutant parler si
mal le patois. Cette seule idée la remplissait de gaîté et de regret,
et elle énumérait tel ou tel paysan qui en aurait eu des larmes de
rire. En tout cas aucune joie ne mélangea la tristesse que, même le
prononçant mal, je le comprisse bien. Les clefs deviennent inutiles
quand celui qu'on veut empêcher d'entrer peut se servir d'un
passe-partout ou d'une pince-monseigneur. Le patois devenant une
défense sans valeur, elle se mit à parler avec sa fille un français
qui devint bien vite celui des plus basses époques.
J'étais prêt, Françoise n'avait pas encore téléphoné; fallait-il
partir sans attendre. Mais qui sait si elle trouverait Albertine? si
celle-ci ne serait pas dans les coulisses, si même rencontrée par
Françoise elle se laisserait ramener. Une demi-heure plus tard le
tintement du téléphone retentit et dans mon cœur battaient
tumultueusement l'espérance et la crainte. C'étaient, sur l'ordre d'un
employé de téléphone, un escadron volant de sons qui avec une vitesse
instantanée m'apportaient les paroles du téléphoniste, non celles de
Françoise qu'une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées
à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s'approcher d'un
récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elle avait trouvé au
promenoir Albertine seule, qui, étant allée seulement prévenir
Andrée qu'elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise.
«Elle n'était pas fâchée? --Ah! pardon! Demandez à cette dame si
cette demoiselle n'était pas fâchée? » «Cette dame me dit de vous
dire que non pas du tout, que c'était tout le contraire; en tout cas si
elle n'était pas contente ça ne se connaissait pas. Elles parent
maintenant aux Trois-Quartiers et seront rentrées à deux heures. » Je
compris que deux heures signifiaient trois heures, car il était plus de
deux heures. Mais c'était chez Françoise un de ces défauts
particuliers, permanents, inguérissables, que nous appelons maladies,
de ne pouvoir jamais regarder ni dire l'heure exactement. Je n'ai jamais
pu comprendre ce qui se passait dans sa tête. Quand Françoise ayant
regardé sa montre, s'il était deux heures, disait: il est une heure,
ou il est trois heures, je n'ai jamais pu comprendre si le phénomène
qui avait lieu alors avait pour siège la vue de Françoise ou sa
pensée, ou son langage; ce qui est certain c'est que ce phénomène
avait toujours lieu. L'humanité est très vieille. L'hérédité, les
croisements ont donné une force immuable à de mauvaises habitudes, à
des réflexes vicieux. Une personne éternue et râle parce qu'elle
passe près d'un rosier, une autre a une éruption à l'odeur de la
peinture fraîche, beaucoup des coliques s'il faut partir en voyage, et
des petits-fils de voleurs qui sont millionnaires et généreux ne
peuvent résister à nous voler cinquante francs. Quant à savoir en
quoi consistait l'impossibilité où était Françoise de dire l'heure
exactement, ce n'est pas elle qui m'a jamais fourni aucune lumière à
cet égard. Car malgré la colère où ces réponses inexactes me
mettaient d'habitude, Françoise ne cherchait ni à s'excuser de son
erreur, ni à l'expliquer. Elle restait muette, avait l'air de ne pas
m'entendre, ce qui achevait de m'exaspérer. J'aurais voulu entendre une
parole de justification, ne fût-ce que pour la battre en brèche, mais
rien, un silence indifférent. En tout cas pour ce qui était
d'aujourd'hui il n'y avait pas de doute, Albertine allait rentrer avec
Françoise à trois heures, Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies.
Alors ce danger qu'elle renouât des relations avec elles étant
conjuré, il perdit aussitôt à mes yeux de son importance et je
m'étonnai, en voyant avec quelle facilité il l'avait été, d'avoir
cru que je ne réussirais pas à ce qu'il le fût. J'éprouvai un vif
mouvement de reconnaissance pour Albertine qui, je le voyais, n'était
pas allée au Trocadéro pour les amies de Léa, et qui me montrait, en
quittant la matinée et en rentrant sur un signe de moi, qu'elle
m'appartenait plus que je ne me le figurais. Il fut plus grand encore
quand un cycliste me porta un mot d'elle pour que je prisse patience et
où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient
familières: «Mon chéri et cher Marcel, j'arrive moins vite que ce
cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt
près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée
et que quelque chose puisse m'amuser autant que d'être avec vous; ce
sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne
jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc?
Quel Marcel! Quel Marcel! Toute à vous, ton Albertine. »
Les robes que je lui achetais, le yacht dont je lui avais parlé, les
peignoirs de Fortuny, tout cela ayant dans cette obéissance
d'Albertine, non pas sa compensation, mais son complément,
m'apparaissait comme autant de privilèges que j'exerçais; car les
devoirs et les charges d'un maître font partie de la domination et le
définissent, le prouvent, tout autant que ses droits. Et ces droits
qu'elle me reconnaissait donnaient précisément à mes charges leur
véritable caractère: j'avais une femme à moi qui, au premier mot que
je lui envoyais à l'improviste, me faisait téléphoner avec
déférence qu'elle revenait, qu'elle se laissait ramener, aussitôt.
J'étais plus maître que je n'avais cru. Plus maître, c'est-à-dire
plus esclave. Je n'avais plus aucune impatience de voir Albertine. La
certitude qu'elle était en train de faire une course avec Françoise,
ou qu'elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et que
j'eusse volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux et
paisible un temps que j'eusse eu maintenant bien plus de plaisir à
passer seul. Mon amour pour Albertine m'avait fait lever et me préparer
pour sortir, mais il m'empêcherait de jouir de ma sortie. Je pensais
que par ce dimanche-là des petites ouvrières, des midinettes, des
cocottes, devaient se promener au Bois. Et avec ces mots de midinettes,
de petites ouvrières (comme cela m'était souvent arrivé avec un nom
propre, un nom de jeune fille lu dans le compte rendu d'un bal), avec
l'image d'un corsage blanc, d'une jupe courte, parce que derrière cela
je mettais une personne inconnue et qui pourrait m'aimer, je fabriquais
tout seul des femmes désirables, et je me disais: «Comme elles doivent
être bien! » Mais à quoi me servirait-il qu'elles le fussent puisque
je ne sortirais pas seul. Profitant de ce que j'étais encore seul et
fermant à demi les rideaux pour que le soleil ne m'empêchât pas de
lire les notes, je m'assis au piano et ouvris au hasard la sonate de
Vinteuil qui y était posée et je me mis à jouer; parce que l'arrivée
d'Albertine était encore un peu éloignée mais en revanche tout à
fait certaine, j'avais à la fois du temps et de la tranquillité
d'esprit. Baigné dans l'attente pleine de sécurité de son retour avec
Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude
d'une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, je
pouvais disposer de ma pensée, la détacher un moment d'Albertine,
l'appliquer à la sonate. Même en celle-ci, je ne m'attachai pas à
remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux
répondait davantage maintenant à mon amour pour Albertine, duquel la
jalousie avait été si longtemps absente que j'avais pu confesser à
Swann mon ignorance de ce sentiment. Non, prenant la sonate à un autre
point de vue, la regardant en soi-même comme l'œuvre d'un grand
artiste, j'étais ramené par le flot sonore vers les jours de
Combray--je ne veux pas dire de Montjouvain et du côté de Méséglise,
mais des promenades du côté de Guermantes--où j'avais moi-même
désiré d'être un artiste. En abandonnant en fait cette ambition,
avais-je renoncé à quelque chose de réel? La vie pouvait-elle me
consoler de l'art, y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où
notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent
pas les actions de la vie? Chaque grand artiste semble en effet si
différent des autres, et nous donne tant cette sensation de
l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence
quotidienne. Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me
frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois
l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis
longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais vu. En
jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d'exprimer
un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus
m'empêcher de murmurer: «Tristan» avec le sourire qu'a l'ami d'une
famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une intonation, un
geste du petit-fils qui ne l'a pas connu. Et comme on regarde alors une
photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la
sonate de Vinteuil, j'installai sur le pupitre la partition de _Tristan_
dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au concert
Lamoureux. Je n'avais, à admirer le maître de Bayreuth, aucun des
scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir
dans l'art comme dans la vie la beauté qui les tente et qui,
s'arrachant à _Tristan_ comme ils renient _Parsifal_ et, par ascétisme
spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le
plus sanglant des chemins de croix, à s'élever jusqu'à la pure
connaissance et à l'adoration parfaite du _Postillon de Long-jumeau. _
Je me rendais compte de tout ce qu'a de réel l'œuvre de Wagner, en
revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne
s'éloignent que pour revenir, et parfois lointains, assoupis, presque
détachés, sont à d'autres moments, tout en restant vagues, si
pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu'on
dirait la reprise moins d'un motif que d'une névralgie.
La musique, bien différente en cela de la société d'Albertine,
m'aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau: la
diversité que j'avais en vain cherchée dans la vie, dans le voyage,
dont pourtant la nostalgie m'était donnée par ce flot sonore qui
faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées. Diversité
double. Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la
lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent
de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où
l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis diversité
au sein de l'œuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être
effectivement divers: réunir diverses individualités. Là où un petit
musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il
leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque
dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que
paraît un écuyer, c'est une figure particulière, à la fois
compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et
féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une
musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un
être. Un être ou l'impression que nous donne un aspect momentané de
la nature. Même ce qui est le plus indépendant du sentiment qu'elle
nous fait éprouver, garde sa réalité extérieure et entièrement
définie; le chant d'un oiseau, la sonnerie du cor d'un chasseur, l'air
que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur
silhouette sonore. Certes Wagner allait la rapprocher, s'en servir, la
faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées
musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme
un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.
Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la
nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus qui ne
sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout
de même ces œuvres participent à ce caractère d'être--bien que
merveilleusement--toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes
les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus
grands écrivains ont marqué leurs livres, mais, se regardant
travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont
tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et
supérieure à l'œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une
grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup
dans ses romans une _Comédie Humaine_ ni à ceux qui appelèrent des
poèmes ou des essais disparates _La Légende des siècles_ et _La Bible
de l'Humanité_, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu'il
incarne si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de
Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que
dans les attitudes qu'il prend en face de son œuvre, non pas dans son
_Histoire de France_ ou dans son _Histoire de la Révolution_, mais dans
ses préfaces à ses livres. Préfaces, c'est-à-dire pages écrites
après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre ça et
là quelques phrases commençant d'habitude par un: «Le dirai-je» qui
n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.
L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de
ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème
rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne
songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un
premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore et
s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une tétralogie, dut
éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand jetant sur ses
ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à
celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de
l'Évangile, il s'avisa brusquement, en projetant sur eux une
illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un
cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre,
en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité
ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme
tant de systématisations d'écrivains médiocres qui à grand renfort
de titres et de sous-titres se donnent l'apparence; d'avoir poursuivi un
seul et transcendant dessein. Non fictive, peut-être même plus réelle
d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle
est découverte entre des morceaux qui n'ont plus qu'à se rejoindre.
Unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit
la variété, refroidi l'exécution. Elle surgit (mais s'appliquant
cette fois à l'ensemble) comme tel morceau composé à part, né d'une
inspiration, non exigé par le développement artificiel d'une thèse,
et qui vient s'intégrer au reste. Avant le grand mouvement d'orchestre
qui précède le retour d'Yseult, c'est l'œuvre elle-même qui a
attiré à soi l'air de chalumeau à demi oublié d'un pâtre. Et, sans
doute, autant la progression de l'orchestre à l'approche de la nef,
quand il s'empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe
à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère
leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner
lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l'air d'un
pâtre, l'agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.
Cette joie du reste ne l'abandonne jamais. Chez lui, quelle que soit la
tristesse du poète, elle est consolée, surpassée--c'est-à-dire
malheureusement vite détruite--par l'allégresse du fabricateur. Mais
alors, autant que par l'identité que j'avais remarquée tout à l'heure
entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j'étais troublé par
cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les
grands artistes l'illusion d'une originalité foncière, irréductible
en apparence, reflet d'une réalité plus qu'humaine, en fait produit
d'un labeur industrieux? Si l'art n'est que cela, il n'est pas plus
réel que la vie et je n'avais pas tant de regrets à avoir. Je
continuais à jouer _Tristan. _ Séparé de Wagner, par la cloison
sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie,
j'entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de
marteau de Siegfried, en qui, du reste, plus merveilleusement frappées
étaient ces phrases, l'habileté technique de l'ouvrier ne servait
qu'à leur faire plus librement quitter la terre, oiseaux pareils non au
cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j'avais vu à Balbec
changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se
perdre dans le ciel. Peut-être comme les oiseaux qui montent le plus
haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il
de ces appareils vraiment matériels pour explorer l'infini, de ces
cent-vingt chevaux marque Mystère, où pourtant si haut qu'on plane on
est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant
ronflement du moteur!
Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivi
jusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ont
été, à notre époque, les meilleurs exécutants et parmi lesquels, le
surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma pensée fit un
brusque crochet, et c'est au caractère de Morel, à certaines des
singularités de ce caractère que je me mis à songer. Au reste--et
cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec la neurasthénie
qui le rongeait--Morel avait l'habitude de parler de sa vie, mais en
présentant une image si enténébrée qu'il était très difficile de
rien distinguer. Il se mettait par exemple à la complète disposition
de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il
désirait pouvoir après le dîner aller suivre un cours d'algèbre. M.
de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. «Impossible,
c'est une vieille peinture italienne» (cette plaisanterie n'a aucun
sens transcrite ainsi; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel
l'_Éducation sentimentale_, à l'avant-dernier chapitre duquel
Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne
prononçait jamais le mot «impossible» sans le faire suivre de
ceux-ci: «c'est une vieille peinture italienne»), le cours dure fort
tard et c'est déjà un grand dérangement pour le professeur qui
naturellement serait froissé. »--«Mais il n'y a même pas besoin de
cours, l'algèbre ce n'est pas la natation ni même l'anglais, cela
s'apprend aussi bien dans un livre», répliquait M. de Charlus, qui
avait deviné aussitôt dans le cours d'algèbre une de ces images où
on ne pouvait rien débrouiller du tout. C'était peut-être une
coucherie avec une femme, ou, si Morel cherchait à gagner de l'argent
par des moyens louches et s'était affilié à la police secrète, une
expédition avec des agents de la sûreté, et qui sait, pis encore,
l'attente d'un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de
prostitution. «Bien plus facilement même, dans un livre, répondait
Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours
d'algèbre. » «Alors pourquoi ne l'étudies-tu pas plutôt chez moi où
tu es tellement plus confortablement», aurait pu répondre M. de
Charlus, mais il s'en gardait bien, sachant qu'aussitôt, conservant
seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du
soir, le cours d'algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une
obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put
s'apercevoir qu'il se trompait, en partie du moins, Morel s'occupant
souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta
bien que l'algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel
riposta qu'elle était une distraction pour passer le temps et combattre
la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se
renseigner, à apprendre ce qu'étaient, au vrai, ces mystérieux et
inéluctables cours d'algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais
pour s'occuper de dévider l'écheveau des occupations de Morel, M. de
Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou
faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au
théâtre l'empêchaient d'y penser, ainsi qu'à cette méchanceté
violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé
éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes
villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu'avec un
frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter.
Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante
qu'il me fut donné ce jour-là d'entendre, comme, ayant quitté le
piano, j'étais descendu dans la cour pour aller au-devant d'Albertine
qui n'arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel
et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls,
Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je
ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d'habitude, et extrêmement
étrange. Les paroles ne l'étaient pas moins, fautives au point de vue
du français, mais il connaissait tout imparfaitement. «Voulez-vous
sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue»,
répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n'avait pas
compris ce qu'il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait
immobile devant lui. «Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue,
grand pied de grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce
que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien qui
rentrait en causant avec un de ses amis se fit entendre dans la cour, et
comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai
inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami,
lesquels dans un instant seraient dans la boutique et je remontai pour
éviter Morel qui, bien qu'ayant feint de tant désirer qu'on fît venir
Jupien, (probablement pour effrayer et dominer la petite, par un
chantage ne reposant peut-être sur rien) se hâta de sortir dès qu'il
l'entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles
n'expliqueraient pas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces
scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de
force incalculable dans ce que les militaires appellent en matière
d'offensive le bénéfice de la surprise, et j'avais beau éprouver tant
de calme douceur à savoir qu'Albertine, au lieu de rester au
Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n'en avais pas moins dans
l'oreille l'accent de ces mots dix fois répétés: «grand pied de
grue, grand pied de grue», qui m'avaient bouleversé.
Peu à peu mon agitation se calma. Albertine allait rentrer. Je
l'entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentis que ma vie
n'était plus comme elle aurait pu être, et qu'avoir ainsi une femme
avec qui tout naturellement, quand elle allait être de retour, je
devrais sortir, vers l'embellissement de qui allait être de plus en
plus détournées les forces et l'activité de mon être, faisait de moi
comme une tige accrue, mais alourdie par le fruit opulent en qui passent
toutes ses réserves. Contrastant avec l'anxiété que j'avais encore il
y a une heure, le calme que me causait le retour d'Albertine était plus
vaste que celui que j'avais ressenti le matin avant son départ.
Anticipant sur l'avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu
près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la
présence imminente, importune, inévitable et douce, c'était le calme
(nous dispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d'un
sentiment familial et d'un bonheur domestique. Familial et domestique:
tel fut encore, non moins que le sentiment qui avait amené tant de paix
en moi tandis que j'attendais Albertine, celui que j'éprouvai ensuite
en me promenant avec elle. Elle ôta un instant son gant, soit pour
toucher ma main, soit pour m'éblouir en me laissant voir à son petit
doigt à côté de celle donnée par Mme Bontemps une bague où
s'étendait la large et liquide nappe d'une claire feuille de rubis:
«Encore une nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d'une
générosité! » «Non, celle-là ce n'est pas ma tante, dit-elle en
riant. C'est moi qui l'ai achetée, comme, grâce à vous, je peux faire
de grosses économies. Je ne sais même pas à qui elle a appartenu. Un
voyageur qui n'avait pas d'argent la laissa au propriétaire d'un hôtel
où j'étais descendue au Mans. Il ne savait qu'en faire et l'aurait
vendue bien au-dessous de sa valeur. Mais elle était encore bien trop
chère pour moi. Maintenant que, grâce à vous, je deviens une dame
chic, je lui ai fait demander s'il l'avait encore. Et la voici. » «Cela
fait bien des bagues, Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous
donner? En tous cas celle-ci est très jolie, je ne peux pas distinguer
les ciselures autour du rubis, on dirait une tête d'homme grimaçante.
Mais je n'ai pas une assez bonne vue. » «Vous l'auriez meilleure que
cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distingue pas non plus. »
Jadis il m'était souvent arrivé en lisant des mémoires, un roman, où
un homme sort toujours avec une femme, goûte avec elle, de désirer
pouvoir faire ainsi. J'avais cru parfois y réussir, par exemple en
amenant avec moi la maîtresse de Saint-Loup, en allant dîner avec
elle. Mais j'avais beau appeler à mon secours l'idée que je jouais
bien à ce moment-là le personnage que j'avais envié dans le roman,
cette idée me persuadait que je devais avoir du plaisir auprès de
Rachel et ne m'en donnait pas. C'est que chaque fois que nous voulons
imiter quelque chose qui fut vraiment réel, nous oublions que ce
quelque chose fut produit non par la volonté d'imiter, mais par une
force inconsciente, et réelle, elle aussi; mais cette impression
particulière que n'avait pu me donner tout mon désir d'éprouver un
plaisir délicat à me promener avec Rachel, voici maintenant que je
l'éprouvais sans l'avoir cherchée le moins du monde, mais pour des
raisons tout autres, sincères, profondes; pour citer un exemple, pour
cette raison que ma jalousie m'empêchait d'être loin d'Albertine, et,
du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller se promener sans
moi. Je ne l'éprouvais que maintenant parce que la connaissance est non
des choses extérieures qu'on veut observer, mais des sensations
involontaires, parce qu'autrefois une femme avait beau être dans la
même voiture que moi, elle n'était pas _en réalité_ à côté de
moi, tant que ne l'y recréait pas à tout instant un besoin d'elle
comme j'en avais un d'Albertine, tant que la caresse constante de mon
regard ne lui rendait pas sans cesse ces teintes qui demandent à être
perpétuellement rafraîchies, tant que les sens, même apaisés mais
qui se souviennent, ne mettaient pas sous ces couleurs la saveur et la
consistance, tant qu'unie aux sens et à l'imagination qui les exalte la
jalousie ne maintenait pas cette femme en équilibre auprès de moi par
une attraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation.
Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues dont les
hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me
rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairée par les
chrysanthèmes en attendant l'heure des lampes.
J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussi séparé d'elles derrière
la vitre de l'auto que je l'aurais été derrière la fenêtre de ma
chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte,
illuminée par le beau temps comme une héroïne que mon désir
suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d'un
roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à
Albertine de m'arrêter et déjà n'étaient plus visibles les jeunes
femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé
la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées.
L'émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d'un marchand
de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était
l'émotion qu'on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l'Olympe
n'existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un
tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès
des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de
commettre un sacrilège, ils n'ont fait que leur ajouter, que leur
rendre la qualité, les attributs divers dont elles étaient
dépouillées. «Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle? »
«Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous.
Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas? C'est de Davioud, je
crois. » «Mais comme ma petite Albertine s'instruit! En effet c'est de
Davioud, mais je l'avais oublié. » «Pendant que vous dormez je lis vos
livres, grand paresseux. » «Petite, voilà, vous changez tellement vite
et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais de plus je
n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres,
de se dire que du moins le temps qu'elle passait chez moi n'était pas
entièrement perdu pour elle) que je vous dirais au besoin des choses
qui seraient généralement considérées comme fausses et qui
correspondent à une vérité que je cherche. Vous savez ce que c'est
que l'impressionnisme?
passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au
«sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé». En
tous cas un wagon de première classe cessa d'être considéré _a
priori_ comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant:
«C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose
factice», mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard et tout
en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût
pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour
espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors
que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même
laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter
pendant trois jours seule avec le chauffeur et aller jusqu'auprès de
Balbec tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis en
grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que
la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée, ne me fût parvenue, à
cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes
l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après
le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même
de leur retour ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade
quotidienne. J'étais ravi qu'Albertine allât aujourd'hui au Trocadéro
à cette matinée «extraordinaire», mais surtout rassuré qu'elle y
eût une compagne, Andrée.
Laissant ces pensées, maintenant qu'Albertine était sortie, j'allai me
mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d'abord un silence, où le
sifflet du marchand de tripes et la corne du tramway firent résonner
l'air à des octaves différents, comme un accordeur de piano aveugle.
Puis peu à peu devinrent distincts les motifs entrecroisés auxquels de
nouveaux s'ajoutaient. Il y avait aussi un nouveau sifflet, appel d'un
marchand dont je n'ai jamais su ce qu'il vendait, sifflet qui, lui,
était exactement pareil à celui d'un tramway, et comme il n'était pas
emporté par la vitesse on croyait à un seul tramway, non doué de
mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles comme
un animal qui meurt. Et il me semblait que si jamais je devais quitter
ce quartier aristocratique--à moins que ce ne fût pour un tout à fait
populaire--les rues et les boulevards du centre (où la fruiterie, la
poissonnerie, etc. . . , stabilisées dans de grandes maisons
d'alimentation rendaient inutiles les cris des marchands qui n'eussent
pas du reste réussi à se faire entendre) me sembleraient bien mornes,
bien inhabitables, dépouillés, décantés de toutes ces litanies des
petits métiers et des ambulantes mangeailles, privés de l'orchestre
qui venait me charmer dès le matin. Sur le trottoir une femme peu
élégante (ou obéissant à une mode laide) passait, trop claire dans
un paletot sac en poil de chèvre; mais non ce n'était pas une femme,
c'était un chauffeur qui enveloppé dans sa peau de bique gagnait à
pied son garage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés,
aux teintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leur
bicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Le
ronflement d'un violon était dû parfois au passage d'une automobile,
parfois à ce que je n'avais pas mis assez d'eau dans ma bouillotte
électrique. Au milieu de la symphonie détonait un «air» démodé:
remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d'habitude son air
avec une crécelle, le marchand de jouets, au mirliton duquel était
attaché un pantin qu'il faisait mouvoir en tous sens, promenait
d'autres pantins, et sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire
le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la
déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan
attardé de la pure mélodie: «Allons les papas, allons les mamans,
contentez vos petits enfants, c'est moi qui les fais, c'est moi qui les
vends, et c'est moi qui boulotte l'argent. Tra la la la. Tra la la la
laire, tra la la la la la la. Allons les petits! » De petits Italiens,
coiffés d'un béret, n'essayaient pas de lutter avec cet aria vivace,
et c'est sans rien dire qu'ils offraient de petites statuettes.
Cependant qu'un petit fifre réduisait le marchand de jouets à
s'éloigner et à chanter plus confusément quoique presto: «Allons les
papas, allons les mamans. » Le petit fifre était-il un de ces dragons
que j'entendais le matin à Doncières? Non, car ce qui suivait
c'étaient ces mots: «Voilà le réparateur de faïence et de
porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l'os, l'ivoire
et objets d'antiquité. Voilà le réparateur. » Dans une boucherie, où
à gauche était une auréole de soleil, et à droite un bœuf entier
pendu, un garçon boucher, très grand et très mince, aux cheveux
blonds, son cou sortant d'un col bleu ciel, mettait une rapidité
vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d'un côté les
filets de bœuf exquis, de l'autre de la culotte de dernier ordre, les
plaçait dans d'éblouissantes balances surmontées d'une croix, d'où
retombaient de belles chaînettes, et,--bien qu'il ne fît ensuite que
disposer pour l'étalage, des rognons, des tournedos, des
entrecôtes--donnait en réalité beaucoup plus l'impression d'un bel
ange qui, au jour du Jugement dernier, préparera pour Dieu, selon leur
qualité, la séparation des bons et des méchants et la pesée des
âmes. Et de nouveau le fifre grêle et fin montait dans l'air,
annonciateur non plus des destructions que redoutait Françoise chaque
fois que défilait un régiment de cavalerie, mais de «réparations»
promises par un «antiquaire» naïf ou gouailleur, et qui en tout cas
fort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objet de son art
les matières les plus diverses. Les petites porteuses de pain se
hâtaient d'enfiler dans leurs paniers les flûtes destinées au «grand
déjeuner» et, à leurs crochets, les laitières attachaient vivement
les bouteilles de lait. La vue nostalgique que j'avais de ces petites
filles, pouvais-je la croire bien exacte? N'eût-elle pas été autre si
j'avais pu garder immobile quelques instants auprès de moi une de
celles que, de la hauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la
boutique ou en fuite. Pour évaluer la perte que me faisait éprouver la
réclusion, c'est-à-dire la richesse que m'offrait la journée, il eût
fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque
fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment comme
une silhouette d'un décor mobile, entre les portants, dans le cadre de
ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sans obtenir sur elle quelque
renseignement, qui me permit de la retrouver un jour et pareille, cette
fiche signalétique que les ornithologues ou les ichtyologues attachent
avant de leur rendre la liberté sous le ventre des oiseaux ou des
poissons dont ils veulent pouvoir identifier les migrations.
Aussi, dis-je à Françoise que pour une course que j'avais à faire,
elle voulût m'envoyer, s'il en venait quelqu'une, telle ou telle de ces
petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain,
ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des
commissions. J'étais pareil en cela à Elstir qui, obligé de rester
enfermé dans son atelier, certains jours de printemps où savoir que
les bois étaient pleins de violettes lui donnait une fringale d'en
regarder, envoyait sa concierge lui en acheter un bouquet; alors ce
n'est pas la table sur laquelle il avait posé le petit modèle
végétal, mais tout le tapis des sous-bois où il avait vu autrefois,
par milliers, les tiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu,
qu'Elstir croyait avoir sous les yeux comme une zone imaginaire
qu'enclavait dans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.
De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu'il en vînt.
Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elle avait sonné
pendant que Françoise n'était pas là, avait laissé ses flûtes dans
la corbeille, sur le palier, et s'était sauvée. La fruitière ne
viendrait que bien plus tard. Une fois j'étais entré commander un
fromage chez le crémier, et au milieu des petites employées j'en avais
remarqué une, vraie extravagance blonde, haute de taille bien que
puérile, et qui, au milieu des autres porteuses, semblait rêver, dans
une attitude assez fière. Je ne l'avais vue que de loin et en passant
si vite que je n'aurais pu dire comment elle était, sinon qu'elle avait
dû pousser trop vite et que sa tête portait une toison donnant
l'impression bien moins des particularités capillaires que d'une
stylisation sculpturale des méandres isolés de névés parallèles.
C'est tout ce que j'avais distingué, ainsi qu'un nez très dessiné
(chose rare chez une enfant) dans une figure maigre et qui rappelait le
bec des petits des vautours. D'ailleurs le groupement autour d'elle de
ses camarades n'avait pas été seul à m'empêcher de la bien voir,
mais aussi l'incertitude des sentiments que je pouvais, à première vue
et ensuite, lui inspirer, qu'ils fussent de fierté farouche, ou
d'ironie, ou d'un dédain exprimé plus tard à ses amies. Ces
suppositions alternatives que j'avais faites, en une seconde, à son
sujet, avait épaissi autour d'elle l'atmosphère trouble où elle se
dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler la foudre.
Car l'incertitude morale est une cause plus grande de difficulté à une
exacte perception visuelle que ne serait un défaut matériel de l'œil.
En cette trop maigre jeune personne, qui frappait aussi trop
l'attention, l'excès de ce qu'un autre eût peut-être appelé les
charmes était justement ce qui était pour me déplaire, mais avait
tout de même eu pour résultat de m'empêcher même d'apercevoir rien,
à plus forte raison de me rien rappeler des autres petites crémières,
que le nez arqué de celle-ci, et son regard,--chose si peu
agréable,--pensif, personnel, ayant l'air de juger, avaient plongées
dans la nuit à la façon d'un éclair blond qui enténèbre le paysage
environnant. Et ainsi, de ma visite pour commander un fromage, chez le
crémier, je ne m'étais rappelé (si on peut dire se rappeler à propos
d'un visage, si mal regardé qu'on adapte dix fois au néant du visage
un nez différent), je ne m'étais rappelé que la petite qui m'avait
déplu. Cela suffit à faire commencer un amour. Pourtant j'eusse
oublié l'extravagance blonde et n'aurais jamais souhaité de la revoir
si Françoise ne m'avait dit que, quoique gamine, cette petite était
délurée et allait quitter sa patronne, parce que trop coquette elle
devait de l'argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une
promesse de bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être
un commencement de beauté.
Je me mis à lire la lettre de maman. À travers ses citations de Mme de
Sévigné «Si mes pensées ne sont pas tout à fait noires à Combray,
elles sont au moins d'un gris-brun, je pense à toi à tout moment; je
te souhaite; ta santé, tes affaires, ton éloignement, que penses-tu
que tout cela puisse faire entre chien et loup? » je sentais que ma
mère était ennuyée de voir le séjour d'Albertine à la maison se
prolonger et s'affermir, quoique non encore déclarées à la fiancée
mes intentions de mariage. Elle ne me le disait pas plus directement
parce qu'elle craignait que je laissasse traîner mes lettres. Encore,
si voilées qu'elles fussent, me reprochait-elle de ne pas l'avertir
immédiatement, après chacune, que je l'avais reçue: «Tu sais bien
que Mme de Sévigné disait: «Quand on est loin on ne se moque plus des
lettres qui commencent par: j'ai reçu la vôtre. » Sans parler de ce
qui l'inquiétait le plus, elle se disait fâchée de mes grandes
dépenses: «À quoi peut passer tout ton argent? Je suis déjà assez
tourmentée de ce que comme Charles de Sévigné tu ne saches pas ce que
tu veuilles et que tu sois «deux ou trois hommes à la fois», mais
tâche au moins de ne pas être comme lui pour la dépense et que je ne
puisse pas dire de toi: il a trouvé le moyen de dépenser sans
paraître, de perdre sans jouer et de payer sans s'acquitter. » Je
venais de finir le mot de maman quand Françoise revint me dire qu'elle
avait justement là la petite laitière un peu trop hardie dont elle
m'avait parlé. «Elle pourra très bien porter la lettre de monsieur et
faire les courses si ce n'est pas trop loin. Monsieur va voir, elle a
l'air d'un petit chaperon rouge. » Françoise alla la chercher et je
l'entendis qui la guidait en lui disant: «Hé bien, voyons, tu as peur
parce qu'il y a un couloir, bougre de truffe, je te croyais moins
empruntée. Faut-il que je te mène par la main? » Et Françoise en
bonne et honnête servante qui entendait faire respecter son maître
comme elle le respecte elle-même s'était drapée de cette majesté qui
anoblit les entremetteuses dans les tableaux de vieux maîtres, où, à
côté d'elles, s'effacent, presque dans l'insignifiance, la maîtresse
et l'amant. Mais Elstir quand il les regardait n'avait pas à se
préoccuper de ce que faisaient les violettes. L'entrée de la petite
laitière m'ôta aussitôt mon calme de contemplateur, je ne songeai
plus qu'à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire
porter et je me mis à écrire rapidement sans oser la regarder qu'à
peine, pour ne pas paraître l'avoir fait entrer pour cela. Elle était
parée pour moi de ce charme de l'inconnu qui ne se serait pas ajouté
pour moi à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous
attendent. Elle n'était ni nue ni déguisée, mais une vraie
crémière, une de celles qu'on s'imagine si jolies, quand on n'a pas le
temps de s'approcher d'elles; elle était un peu de ce qui fait
l'éternel désir, l'éternel regret de la vie, dont le double courant
est enfin détourné, amené auprès de nous. Double, car s'il s'agit
d'inconnu, d'un être deviné devoir être divin d'après sa stature,
ses proportions, son indifférent regard, son calme hautain, d'autre
part on veut cette femme bien spécialisée dans sa profession, nous
permettant de nous évader dans ce monde qu'un costume particulier nous
fait romanesquement croire différent. Au reste si l'on cherche à faire
tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait
la chercher dans le maximum d'écart entre une femme aperçue et une
femme approchée, caressée. Si les femmes de ce que l'on appelait
autrefois les maisons closes, si les cocottes elles-mêmes (à condition
que nous sachions qu'elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce
n'est pas qu'elles soient moins belles que d'autres, c'est qu'elles sont
toutes prêtes; que ce qu'on cherche précisément à atteindre, elles
nous l'offrent déjà; c'est qu'elles ne sont pas des conquêtes.
L'écart là est à son minimum. Une grue nous sourit déjà dans la rue
comme elle le fera près de nous. Nous sommes des sculpteurs. Nous
voulons obtenir d'une femme une statue entièrement différente de celle
qu'elle nous a présentée. Nous avons vu une jeune fille indifférente,
insolente, au bord de la mer, nous avons vu une vendeuse sérieuse et
active à son comptoir qui nous répondra sèchement, ne fût-ce que
pour ne pas être l'objet des moqueries de ses copines, une marchande de
fruits qui nous répond à peine. Hé bien! nous n'avons de cesse que
nous puissions expérimenter si la fière jeune fille du bord de la mer,
si la vendeuse à cheval sur le qu'en-dira-t-on, si la distraite
marchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manèges
adroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne,
d'entourer notre cou de leurs bras qui portaient les fruits, d'incliner
sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là
glacés ou distraits,--ô beauté des yeux sévères--aux heures de
travail où l'ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes,
des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et qui, maintenant que nous
l'avons vue seule à seul, font plier leurs prunelles sous le poids
ensoleillé du rire quand nous parlons de faire l'amour. Entre la
vendeuse, la blanchisseuse attentive à repasser, la marchande de
fruits, la crémière,--et cette même fillette qui va devenir notre
maîtresse, le maximum d'écart est atteint, tendu encore à ses
extrêmes limites, et varié par ces gestes habituels de la profession
qui font des bras, pendant la durée du labeur, quelque chose d'aussi
différent que possible comme arabesque de ces souples liens qui déjà
chaque soir s'enlacent à notre cou tandis que la bouche s'apprête pour
le baiser. Aussi passons-nous toute notre vie en inquiètes démarches
sans cesse renouvelées auprès des filles sérieuses et que leur
métier semble éloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont
plus que ce qu'elles étaient, cette distance que nous rêvions de
franchir est supprimée. Mais on recommence avec d'autres femmes, on
donne à ces entreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses
forces, on crève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être
nous faire manquer notre premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce
premier rendez-vous, on sait pourtant qu'il accomplira l'évanouissement
d'une illusion. Il n'importe tant que l'illusion dure; on veut voir si
on peut la changer en réalité, et alors on pense à la blanchisseuse
dont on a remarqué la froideur. La curiosité amoureuse est comme celle
qu'excitent en nous les noms de pays; toujours déçue, elle renaît et
reste toujours insatiable.
Hélas! une fois auprès de moi, la blonde crémière aux mèches
striées, dépouillée de tant d'imagination et de désirs éveillés en
moi, se trouva réduite à elle-même. Le nuage frémissant de mes
suppositions ne l'enveloppait plus d'un vertige. Elle prenait un air
tout penaud de n'avoir plus (au lieu des dix, des vingt, que je me
rappelais tour à tour i sans pouvoir fixer mon souvenir) qu'un seul nez
plus rond que je ne l'avais cru qui donnait une idée de bêtise et
avait en tous cas perdu le pouvoir de se multiplier. Ce vol capturé,
inerte, anéanti, incapable de rien ajouter à sa pauvre évidence,
n'avait plus mon imagination pour collaborer avec lui. Tombé dans le
réel immobile, je tâchai de rebondir; les joues, non aperçues de la
boutique, me parurent si jolies que j'en fus intimidé et, pour me
donner une contenance, je dis à la petite crémière: «Seriez-vous
assez bonne pour me passer _le Figaro_ qui est là il faut que je
regarde le nom de l'endroit où je veux vous envoyer. » Aussitôt, en
prenant le journal, elle découvrit jusqu'au coude la manche rouge de sa
jaquette et me tendit la feuille conservatrice d'un geste adroit et
gentil qui me plut par sa rapidité familière, son apparence moelleuse
et sa couleur écarlate. Pendant que j'ouvrais _le Figaro_, pour dire
quelque chose et sans lever les yeux, je demandai à la petite:
«Comment s'appelle ce que vous portez là en tricot rouge, c'est très
joli. » Elle me répondit: «C'est mon golf. » Car par une petite
déchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les modes
qui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monde
relativement élégant des amies d'Albertine, étaient maintenant le lot
des ouvrières. «Ça ne vous gênerait vraiment pas trop, dis-je en
faisant semblant de chercher dans _le Figaro_, que je vous envoie même
un peu loin? » Dès que j'eus ainsi l'air de trouver pénible le service
qu'elle me rendrait en faisant une course, aussitôt elle commença à
trouver que c'était gênant pour elle. «C'est que je dois aller
tantôt me promener en vélo. Dame nous n'avons que le dimanche. »
«Mais vous n'avez pas froid nu-tête comme cela? » «Ah! je ne serai
pas nu-tête, j'aurai mon polo, et je pourrais m'en passer avec tous mes
cheveux. » Je levai les yeux sur les mèches flavescentes et frisées et
je sentis que leur tourbillon m'emportait le cœur battant, dans la
lumière et les rafales d'un ouragan de beauté. Je continuais à
regarder le journal, mais bien que ce ne fût que pour me donner une
contenance et me faire gagner du temps, tout en ne faisant que semblant
de lire, je comprenais tout de même le sens des mots qui étaient sous
mes yeux, et ceux-ci me frappaient: «Au programme de la matinée que
nous avons annoncée et qui sera donnée cet après-midi dans la salle
des fêtes du Trocadéro, il faut ajouter le nom de Mlle Léa qui a
accepté d'y paraître dans _les Fourberies de Nérine. _ Elle tiendra
bien entendu le rôle de Nérine où elle est étourdissante de verve et
d'ensorceleuse gaîté. » Ce fut comme si on avait brutalement arraché
de mon cœur le pansement sous lequel il avait commencé depuis mon
retour de Balbec à se cicatriser. Le flux de mes angoisses s'échappa
à torrents. Léa, c'était la comédienne amie des deux jeunes filles
de Balbec qu'Albertine, sans avoir l'air de les voir, avait un
après-midi, au casino, regardées dans la glace. Il est vrai qu'à
Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction
particulier pour me dire, presque choquée qu'on pût soupçonner une
telle vertu: «Oh non, ce n'est pas du tout une femme comme ça, c'est
une femme très bien. » Malheureusement pour moi, quand Albertine
émettait une affirmation de ce genre, ce n'était jamais que le premier
stade d'affirmations différentes. Peu après la première, venait cette
deuxième: Je ne la connais pas. En troisième lieu quand Albertine
m'avait parlé d'une telle personne «insoupçonnable» et que (secundo)
elle ne connaissait pas, elle oubliait peu à peu, d'abord avoir dit
qu'elle ne la connaissait pas, et dans une phrase où elle se
«coupait» sans le savoir, racontait qu'elle la connaissait. Ce
premier oubli consommé et la nouvelle affirmation ayant été
émise, un deuxième oubli commençait, celui que la personne était
insoupçonnable. «Est-ce qu'une telle, demandais-je, n'a pas telles
mœurs? » «Mais voyons, naturellement, c'est connu comme tout! »
Aussitôt le ton de componction reprenait pour une affirmation qui
était un vague écho fort amoindri de la toute première: «Je dois
dire qu'avec moi elle a toujours été d'une convenance parfaite.
Naturellement, elle savait que je l'aurais remisée et de la belle
manière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui être
reconnaissante du vrai respect qu'elle m'a toujours témoigné. On voit
qu'elle savait à qui elle avait affaire. » On se rappelle la vérité
parce qu'elle a un nom, des racines anciennes, mais un mensonge
improvisé s'oublie vite. Albertine oubliait ce dernier mensonge-là, le
quatrième, et un jour où elle voulait gagner ma confiance par des
confidences, elle se laissait aller à me dire de la même personne, au
début si comme il faut et qu'elle ne connaissait pas: «Elle a eu le
béguin pour moi. Trois ou quatre fois elle m'a demandé de
l'accompagner jusque chez elle et de monter la voir. L'accompagner, je
n'y voyais pas de mal, devant tout le monde, en plein jour, en plein
air. Mais arrivée à sa porte, je trouvais toujours un prétexte et je
ne suis jamais montée. » Quelque temps après Albertine faisait
allusion à la beauté des objets qu'on voyait chez la même dame.
D'approximation en approximation on fût sans doute arrivé à lui faire
dire la vérité qui était peut-être moins grave que je n'étais
porté à le croire, car, peut-être facile avec les femmes,
préférait-elle un amant, et maintenant que j'étais le sien
n'eût-elle pas songé à Léa. En tous cas pour cette dernière je n'en
étais qu'à la première affirmation et j'ignorais si Albertine la
connaissait. Déjà, en tout cas pour bien des femmes, il m'eût suffi
de rassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmations
contradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sont bien
plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par le
raisonnement, qu'à observer, qu'à surprendre dans la réalité). Mais
elle aurait encore mieux aimé dire qu'elle avait menti quand elle avait
émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait ferait écrouler
tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout ce qu'elle avait
raconté dès le début n'était qu'un tissu de contes mensongers. Il en
est de semblables dans les _Mille et une Nuits_ et qui nous charment.
Ils nous font souffrir dans une personne que nous aimons, et à cause de
cela nous permettent d'entrer un peu plus avant dans la connaissance de
la nature humaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface.
Le chagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuse
à pénétrer. D'où des vérités que nous ne nous sentons pas le droit
de cacher, si bien qu'un athée moribond qui les a découvertes, assuré
du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant ses dernières heures
à tâcher de les faire connaître.
Sans doute je n'en étais qu'à la première de ces affirmations pour
Léa. J'ignorais même si Albertine la connaissait ou non. N'importe,
cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviter qu'au Trocadéro
elle pût retrouver cette connaissance ou faire la connaissance de cette
inconnue. Je dis que je ne savais si elle connaissait Léa ou non;
j'avais dû pourtant l'apprendre à Balbec, d'Albertine elle-même. Car
l'oubli anéantissait aussi bien chez moi que chez Albertine une grande
part des choses qu'elle m'avait affirmées. La mémoire, au lieu d'un
exemplaire en double toujours présent à nos yeux des divers faits de
notre vie, est plutôt un néant d'où par instant une similitude nous
permet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts; mais encore il y a
mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cette virtualité de la
mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlables pour nous. Tout ce
que nous ignorons se rapporter à la vie réelle de la personne que nous
aimons nous n'y faisons aucune attention, nous oublions aussitôt ce
qu'elle nous a dit à propos de tel fait ou de telles gens que nous ne
connaissons pas, et l'air qu'elle avait en nous le disant. Aussi quand
ensuite notre jalousie est excitée par ces mêmes gens, pour savoir si
elle ne se trompe pas, si c'est bien à eux qu'elle doit rapporter telle
hâte que notre maîtresse a de sortir, tel mécontentement que nous
l'en ayons privée en rentrant trop tôt, notre jalousie fouillant le
passé pour en tirer des indications n'y trouve rien; toujours
rétrospective elle est comme un historien qui aurait à faire une
histoire pour laquelle il n'a aucun document; toujours en retard elle se
précipite comme un taureau furieux là où ne se trouve pas l'être
fier et brillant qui l'irrite de ses piqûres et dont la foule cruelle
admire la magnificence et la ruse. La jalousie se débat dans le vide,
incertaine comme nous le sommes dans ces rêves où nous souffrons de ne
pas trouver dans sa maison vide une personne que nous avons bien connue
dans la vie, mais qui peut-être en est ici une autre et a seulement
emprunté les traits d'un autre personnage, incertaine comme nous le
sommes plus encore après le réveil quand nous cherchons à identifier
tel ou tel détail de notre rêve. Quel air avait notre amie en nous
disant cela; n'avait-elle pas l'air heureux, ne sifflait-elle même pas,
ce qu'elle ne fait que quand elle a quelque pensée amoureuse? Au temps
de l'amour, pour peu que notre présence l'importune et l'irrite, ne
nous a-t-elle pas dit une chose qui se trouve en contradiction avec ce
qu'elle nous affirme maintenant, qu'elle connaît ou ne connaît pas
telle personne? Nous ne le savons pas, nous ne le saurons jamais; nous
nous acharnons à chercher les débris inconsistants d'un rêve, et
pendant ce temps notre vie avec notre maîtresse continue, notre vie
distraite devant ce que nous ignorons être important pour nous,
attentive à ce qui ne l'est peut-être pas, encauchemardée par des
êtres qui sont sans rapports réels avec nous, pleine d'oublis, de
lacunes, d'anxiétés vaines, notre vie pareille à un songe.
Je m'aperçus que la petite laitière était toujours là. Je lui dis
que décidément ce serait bien loin, que je n'avais pas besoin d'elle.
Alors elle trouva aussi que ce serait trop gênant: «Il y a un beau
match tantôt, je ne voudrais pas le manquer. » Je sentis qu'elle devait
déjà aimer les sports et que dans quelques années elle dirait: vivre
sa vie. Je lui dis que décidément je n'avais pas besoin d'elle et je
lui donnai cinq francs. Aussitôt, s'y attendant si peu, et se disant
que si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup
pour ma course, elle commença à trouver que son match n'avait pas
d'importance. «J'aurais bien fait votre course. On peut toujours
s'arranger. » Mais je la poussai vers la porte, j'avais besoin d'être
seul, il fallait à tout prix empêcher qu'Albertine pût retrouver au
Trocadéro les amies de Léa. Il le fallait, il fallait y réussir; à
vrai dire je ne savais pas encore comment, et pendant ces premiers
instants j'ouvrais mes mains, les regardais, faisais craquer les
jointures de mes doigts, soit que l'esprit qui ne peut trouver ce qu'il
cherche, pris de paresse, s'accorde de faire halte pendant un instant
où les choses les plus indifférentes lui apparaissent distinctement,
comme ces pointes d'herbe des talus qu'on voit du wagon trembler au
vent, quand le train s'arrête en rase campagne--immobilité qui n'est
pas toujours plus féconde que celle de la bête capturée qui
paralysée par la peur ou fascinée regarde sans bouger--soit que je
tinsse tout préparé mon corps--avec mon intelligence au dedans et en
celle-ci les moyens d'action sur telle ou telle personne--comme n'étant
plus qu'une arme d'où partirait le coup qui séparerait Albertine de
Léa et de ses deux amies. Certes le matin quand Françoise était venue
me dire qu'Albertine irait au Trocadéro, je m'étais dit: «Albertine
peut bien faire ce qu'elle veut» et j'avais cru que jusqu'au soir, par
ce temps radieux, ses actions resteraient pour moi sans importance
perceptible; mais ce n'était pas seulement le soleil matinal, comme je
l'avais pensé, qui m'avait rendu si insouciant; c'était parce que,
ayant obligé Albertine à renoncer aux projets qu'elle pouvait
peut-être amorcer ou même réaliser chez les Verdurin et l'ayant
réduite à aller à une matinée que j'avais choisie moi-même et en
vue de laquelle elle n'avait pu rien préparer, je savais que ce qu'elle
ferait serait forcément innocent. De même si Albertine avait dit
quelques instants plus tard: «Si je me tue, cela m'est bien égal»,
c'était parce qu'elle était persuadée qu'elle ne se tuerait pas.
Devant moi, devant Albertine, il y avait en ce matin (bien plus que
l'ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, mais par
l'intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyons, moi ses
actions, elle l'importance de sa propre vie, c'est-à-dire ces croyances
que nous ne percevons pas mais qui ne sont pas plus assimilables à un
pur vide que n'est l'air qui nous entoure; composant autour de nous une
atmosphère variable, parfois excellente, souvent irrespirable, elles
mériteraient d'être relevées et notées avec autant de soin que la
température, la pression barométrique, la saison, car nos jours ont
leur originalité, physique et morale. La croyance non remarquée ce
matin par moi et dont pourtant j'avais été joyeusement enveloppé
jusqu'au moment où j'avais rouvert _le Figaro_, qu'Albertine ne ferait
rien que d'inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Je ne
vivais plus dans la belle journée, mais dans une journée créée au
sein de la première par l'inquiétude qu'Albertine renouât avec Léa
et plus facilement encore avec les deux jeunes filles si elles allaient,
comme cela me semblait probable, applaudir l'actrice au Trocadéro où
il ne leur serait pas difficile, dans un entr'acte, de retrouver
Albertine. Je ne songeais plus à Mlle Vinteuil, le nom de Léa m'avait
fait revoir, pour en être jaloux, l'image d'Albertine au Casino près
des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans ma mémoire que des
séries d'Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des
profils, des instantanés; aussi ma jalousie se confinait-elle à une
expression discontinue, à la fois fugitive et fixée, et aux êtres qui
l'avaient amenée sur la figure d'Albertine. Je me rappelais celle-ci
quand, à Balbec, elle était trop regardée par les deux jeunes filles
ou par des femmes de ce genre; je me rappelais la souffrance que
j'éprouvais à voir parcourir par des regards actifs, comme ceux d'un
peintre qui veut prendre un croquis, le visage entièrement recouvert
par eux et qui, à cause de ma présence sans doute, subissait ce
contact sans avoir l'air de s'en apercevoir, avec une passivité
peut-être clandestinement voluptueuse. Et avant qu'elle se ressaisît
et me parlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine ne
bougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturel feint
et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de faire sa
photographie; ou même pour choisir devant l'objectif une pose plus
fringante--celle même qu'elle avait prise à Doncières quand nous nous
promenions avec Saint-Loup, riant et passant sa langue sur ses lèvres,
elle faisait semblant d'agacer un chien. Certes à ces moments elle
n'était nullement la même que quand c'était elle qui était
intéressée par des fillettes qui passaient. Dans ce dernier cas au
contraire son regard étroit et velouté se fixait, se collait sur la
passante, si adhérent, si corrosif, qu'il semblait qu'en se retirant il
aurait dû emporter la peau. Mais en ce moment ce regard-là, qui du
moins lui donnait quelque chose de sérieux, jusqu'à la faire paraître
souffrante, m'avait semblé doux auprès du regard atone et heureux
qu'elle avait près des deux jeunes filles, et j'aurais préféré la
sombre expression du désir qu'elle ressentait peut-être quelquefois à
la riante expression causée par le désir qu'elle inspirait. Elle avait
beau essayer de voiler la conscience qu'elle en avait, celle-ci la
baignait, l'enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa
figure toute rose. Mais tout ce qu'Albertine tenait à ces moments-là
en suspens en elle, qui irradiait autour d'elle et me faisait tant
souffrir, qui sait si hors de ma présence elle continuerait à le
taire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que je n'étais
pas là, elle ne répondrait pas audacieusement. Certes ces souvenirs me
causaient une grande douleur, ils étaient comme un aveu total des
goûts d'Albertine, une confession générale de son infidélité contre
quoi ne pouvaient prévaloir les serments particuliers qu'elle me
faisait, auxquels je voulais croire, les résultats négatifs de mes
incomplètes enquêtes, les assurances, peut-être faites de connivence
avec elle, d'Andrée. Albertine pouvait me nier ses trahisons
particulières, par des mots qui lui échappaient, plus forts que les
déclarations contraires, par ces regards seuls, elle avait fait l'aveu
de ce qu'elle eût voulu cacher, bien plus que de faits particuliers, de
ce qu'elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître: de son
penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur
que ces souvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c'était le
programme de la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoin
d'Albertine? Elle était de ces femmes à qui leurs fautes pourraient au
besoin tenir lieu de charme, et autant que leurs fautes, leur bonté qui
y succède et ramène en nous cette douceur qu'avec elles, comme un
malade qui n'est jamais bien portant deux jours de suite, nous sommes
sans cesse obligés de reconquérir. D'ailleurs plus même que leurs
fautes pendant que nous les aimons, il y a leurs fautes avant que nous
les connaissions, et la première de toutes y leur nature. Ce qui rend
douloureuses de telles amours en effet, c'est qu'il leur préexiste une
espèce de péché originel de la femme, un péché qui nous les fait
aimer, de sorte que, quand nous l'oublions, nous avons moins besoin
d'elle et que pour recommencer à aimer il faut recommencer à souffrir.
En ce moment, qu'elle ne retrouvât pas les deux jeunes filles et savoir
si elle connaissait Léa ou non était ce qui me préoccupait le plus,
en dépit de ce qu'on ne devrait pas s'intéresser aux faits
particuliers autrement qu'à cause de leur signification générale, et
malgré la puérilité qu'il y a aussi grande que celle du voyage ou du
désir de connaître des femmes, de fragmenter sa curiosité sur ce qui
du torrent invisible des réalités cruelles qui nous resteront toujours
inconnues a fortuitement cristallisé dans notre esprit. D'ailleurs
arriverions-nous à détruire cette cristallisation qu'elle serait
remplacé par une autre aussitôt. Hier je craignais qu'Albertine
n'allât chez Mme Verdurin. Maintenant je n'étais plus préoccupé que
de Léa. La jalousie qui a un bandeau sur les yeux n'est pas seulement
impuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l'enveloppent,
elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencer
sans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d'Ixion. Même si ses
amies n'étaient pas là, quelle impression pouvait faire sur elle Léa
embellie par le travestissement, glorifiée par le succès, quelles
rêveries laisserait-elle à Albertine, quels désirs qui, même
réfrénés, chez moi lui donneraient le dégoût d'une vie où elle ne
pouvait les assouvir?
D'ailleurs qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n'irait pas la
voir dans sa loge, et même si Léa ne la connaissait pas; qui
m'assurait que l'ayant en tous cas aperçue à Balbec, elle ne la
reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signe qui
autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte des coulisses? Un
danger semble très évitable quand il est conjuré. Celui-ci ne
l'était pas encore, j'avais peur qu'il ne put pas l'être et il me
semblait d'autant plus terrible. Et pourtant cet amour pour Albertine
que je sentais presque s'évanouir quand j'essayais de le réaliser, la
violence de ma douleur en ce moment semblait en quelque sorte m'en
donner la preuve. Je n'avais plus souci de rien d'autre, je ne pensais
qu'aux moyens de l'empêcher de rester au Trocadéro, j'aurais offert
n'importe quelle somme à Léa pour qu'elle n'y allât pas. Si donc on
prouve sa préférence par l'action qu'on accomplit plus que par l'idée
qu'on forme, j'aurais aimé Albertine. Mais cette reprise de ma
souffrance ne donnait pas plus de consistance en moi à l'image
d'Albertine. Elle causait mes maux comme une divinité qui reste
invisible. Faisant mille conjectures je cherchais à parer à ma
souffrance sans réaliser pour cela mon amour. D'abord il fallait être
certain que Léa allât vraiment au Trocadéro. Après avoir congédié
la laitière, je téléphonai à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour
le lui demander. Il n'en savait rien et parut étonné que cela pût
m'intéresser. Je pensai qu'il me fallait aller vite, que Françoise
était tout habillée et moi pas, et pendant que moi-même je me levais,
je lui fis prendre une automobile; elle devait aller au Trocadéro,
prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle et lui
remettre un mot de moi. Dans ce mot, je lui disais que j'étais
bouleversé par une lettre reçue à l'instant de la même dame à cause
de qui elle savait que j'avais été si malheureux une nuit à Balbec.
Je lui rappelais que le lendemain elle m'avait reproché de ne pas
l'avoir fait appeler.
Aussi je me permettais, lui disais-je, de lui
demander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pour aller
prendre un peu l'air ensemble afin de tâcher de me remettre. Mais comme
j'en avais pour assez longtemps avant d'être habillé et prêt, elle me
ferait plaisir de profiter de la présence de Françoise pour aller
acheter aux Trois-Quartiers (ce magasin étant plus petit m'inquiétait
moins que le Bon Marché) la guimpe de tulle blanc dont elle avait
besoin. Mon mot n'était probablement pas inutile. À vrai dire je ne
savais rien qu'eût fait Albertine, depuis que je la connaissais, ni
même avant. Mais dans sa conversation (Albertine aurait pu, si je lui
en eusse parlé, dire que j'avais mal entendu), il y avait certaines
contradictions, certaines retouches qui me semblaient aussi décisives
qu'un flagrant délit, mais moins utilisables contre Albertine qui,
souvent prise en fraude comme un enfant, grâce à de brusques
redressements stratégiques, avait chaque fois rendu vaines mes cruelles
attaques et rétabli la situation. Cruelles surtout pour moi. Elle
usait, non par raffinement de style, mais pour réparer ses imprudences,
de ces brusques sautes de syntaxe ressemblant un peu à ce que les
grammairiens appellent anacoluthe ou je ne sais comment. S'étant
laissée aller en parlant femmes à dire: «Je me rappelle que
dernièrement je», brusquement après un «quart de soupir», «je»
devenait «elle», c'était une chose qu'elle avait aperçue en
promeneuse innocente, et nullement accomplie. Ce n'était pas elle qui
était le sujet de l'action. J'aurais voulu me rappeler exactement le
commencement de la phrase pour conclure moi-même, puisqu'elle lâchait
pied, à ce qu'en eût été la fin. Mais comme j'avais entendu cette
fin, je me rappelais mal le commencement que peut-être mon air
d'intérêt lui avait fait dévier et je restais anxieux de sa pensée
vraie, de son souvenir véridique. Il en est malheureusement des
commencements d'un mensonge de notre maîtresse, comme des commencements
de notre propre amour, ou d'une vocation. Ils se forment, se
conglomèrent, ils passent, inaperçus de notre propre attention. Quand
on veut se rappeler de quelle façon on a commencé d'aimer une femme,
on aime déjà; les rêveries d'avant, on ne se disait pas: c'est le
prélude d'un amour, faisons attention, et elles avançaient par
surprise, à peine remarquées de nous. De même, sauf des cas
relativement assez rares, ce n'est guère que pour la commodité du
récit que j'ai souvent opposé ici un dire mensonger d'Albertine avec
son assertion première sur le même sujet. Cette assertion première,
souvent, ne lisant pas dans l'avenir et ne devinant pas quelle
affirmation contradictoire lui ferait pendant, elle s'était glissée
inaperçue, entendue certes de mes oreilles, mais sans que je l'isolasse
de la continuité des paroles d'Albertine. Plus tard, devant le mensonge
parlant, ou pris d'un doute anxieux, j'aurais voulu me rappeler;
c'était en vain; ma mémoire n'avait pas été prévenue à temps; elle
avait cru inutile de garder copie.
Je recommandai à Françoise, quand elle aurait fait sortir Albertine de
la salle, de m'en avertir par téléphone et de la ramener contente ou
non. «Il ne manquerait plus que cela qu'elle ne soit pas contente de
venir voir monsieur», répondit Françoise. «Mais je ne sais pas si
elle aime tant que cela me voir». «Il faudrait qu'elle soit bien
ingrate», reprit Françoise, en qui Albertine renouvelait après tant
d'années le même supplice d'envie que lui avait causé jadis Eulalie
auprès de ma tante. Ignorant que la situation d'Albertine auprès de
moi n'avait pas été cherchée par elle mais voulue par moi (ce que par
amour-propre et pour faire enrager Françoise j'aimais autant lui
cacher) elle admirait et exécrait son habileté, l'appelait quand elle
parlait d'elle aux autres domestiques une «comédienne», une
«enjôleuse» qui faisait de moi ce qu'elle voulait. Elle n'osait pas
encore entrer en guerre contre elle, lui faisait bon visage et se
faisait mérite auprès de moi des services qu'elle lui rendait dans ses
relations avec moi, pensant qu'il était inutile de me rien dire et
qu'elle n'arriverait à rien, mais à l'affût d'une occasion; si jamais
elle découvrait dans la situation d'Albertine une fissure, elle se
promettait bien de l'élargir et de nous séparer complètement. «Bien
ingrate? --Mais non, Françoise, c'est moi qui me trouve ingrat, vous ne
savez pas comme elle est bonne avec moi. (Il m'était si doux d'avoir
l'air d'être aimé. )--Partez vite. --Je vais me cavaler et presto. »
L'influence de sa fille commençait à altérer un peu le vocabulaire de
Françoise. Ainsi perdent leur pureté toutes les langues par
l'adjonction de termes nouveaux. Cette décadence du parler de
Françoise, que j'avais connu à ses belles époques, j'en étais du
reste indirectement responsable. La fille de Françoise n'aurait pas
fait dégénérer jusqu'au plus bas jargon le langage classique de sa
mère, si elle s'était contentée de parler patois avec elle. Elle ne
s'en était jamais privée, et quand elles étaient toutes deux auprès
de moi si elles avaient des choses secrètes à se dire, au lieu d'aller
s'enfermer dans la cuisine, elles se faisaient en plein milieu de ma
chambre une protection plus infranchissable que la porte la mieux
fermée, en parlant patois. Je supposais seulement que la mère et la
fille ne vivaient pas toujours en très bonne intelligence, si j'en
jugeais par la fréquence avec laquelle revenait le seul mot que je
pusse distinguer: m'exaspérât (à moins que l'objet de cette
exaspération ne fût moi). Malheureusement la langue la plus inconnue
finit par s'apprendre quand on l'entend toujours parler. Je regrettais
que ce fût le patois, car j'arrivais à le savoir et n'aurais pas moins
bien appris si Françoise avait eu l'habitude de s'exprimer en persan.
Françoise, quand elle s'aperçut de mes progrès, eut beau accélérer
son débit, et sa fille pareillement, rien n'y fit. La mère fut
désolée que je comprisse le patois, puis contente de me l'entendre
parler. À vrai dire ce contentement, c'était de la moquerie, car bien
que j'eusse fini par le prononcer à peu près comme elle, elle trouvait
entre nos deux prononciations des abîmes qui la ravissaient et se mit
à regretter de ne plus voir des gens de son pays auxquels elle n'avait
jamais pensé depuis bien des années et qui, paraît-il, se seraient
tordus d'un rire qu'elle eût voulu entendre, en m'écoutant parler si
mal le patois. Cette seule idée la remplissait de gaîté et de regret,
et elle énumérait tel ou tel paysan qui en aurait eu des larmes de
rire. En tout cas aucune joie ne mélangea la tristesse que, même le
prononçant mal, je le comprisse bien. Les clefs deviennent inutiles
quand celui qu'on veut empêcher d'entrer peut se servir d'un
passe-partout ou d'une pince-monseigneur. Le patois devenant une
défense sans valeur, elle se mit à parler avec sa fille un français
qui devint bien vite celui des plus basses époques.
J'étais prêt, Françoise n'avait pas encore téléphoné; fallait-il
partir sans attendre. Mais qui sait si elle trouverait Albertine? si
celle-ci ne serait pas dans les coulisses, si même rencontrée par
Françoise elle se laisserait ramener. Une demi-heure plus tard le
tintement du téléphone retentit et dans mon cœur battaient
tumultueusement l'espérance et la crainte. C'étaient, sur l'ordre d'un
employé de téléphone, un escadron volant de sons qui avec une vitesse
instantanée m'apportaient les paroles du téléphoniste, non celles de
Françoise qu'une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées
à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s'approcher d'un
récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elle avait trouvé au
promenoir Albertine seule, qui, étant allée seulement prévenir
Andrée qu'elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise.
«Elle n'était pas fâchée? --Ah! pardon! Demandez à cette dame si
cette demoiselle n'était pas fâchée? » «Cette dame me dit de vous
dire que non pas du tout, que c'était tout le contraire; en tout cas si
elle n'était pas contente ça ne se connaissait pas. Elles parent
maintenant aux Trois-Quartiers et seront rentrées à deux heures. » Je
compris que deux heures signifiaient trois heures, car il était plus de
deux heures. Mais c'était chez Françoise un de ces défauts
particuliers, permanents, inguérissables, que nous appelons maladies,
de ne pouvoir jamais regarder ni dire l'heure exactement. Je n'ai jamais
pu comprendre ce qui se passait dans sa tête. Quand Françoise ayant
regardé sa montre, s'il était deux heures, disait: il est une heure,
ou il est trois heures, je n'ai jamais pu comprendre si le phénomène
qui avait lieu alors avait pour siège la vue de Françoise ou sa
pensée, ou son langage; ce qui est certain c'est que ce phénomène
avait toujours lieu. L'humanité est très vieille. L'hérédité, les
croisements ont donné une force immuable à de mauvaises habitudes, à
des réflexes vicieux. Une personne éternue et râle parce qu'elle
passe près d'un rosier, une autre a une éruption à l'odeur de la
peinture fraîche, beaucoup des coliques s'il faut partir en voyage, et
des petits-fils de voleurs qui sont millionnaires et généreux ne
peuvent résister à nous voler cinquante francs. Quant à savoir en
quoi consistait l'impossibilité où était Françoise de dire l'heure
exactement, ce n'est pas elle qui m'a jamais fourni aucune lumière à
cet égard. Car malgré la colère où ces réponses inexactes me
mettaient d'habitude, Françoise ne cherchait ni à s'excuser de son
erreur, ni à l'expliquer. Elle restait muette, avait l'air de ne pas
m'entendre, ce qui achevait de m'exaspérer. J'aurais voulu entendre une
parole de justification, ne fût-ce que pour la battre en brèche, mais
rien, un silence indifférent. En tout cas pour ce qui était
d'aujourd'hui il n'y avait pas de doute, Albertine allait rentrer avec
Françoise à trois heures, Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies.
Alors ce danger qu'elle renouât des relations avec elles étant
conjuré, il perdit aussitôt à mes yeux de son importance et je
m'étonnai, en voyant avec quelle facilité il l'avait été, d'avoir
cru que je ne réussirais pas à ce qu'il le fût. J'éprouvai un vif
mouvement de reconnaissance pour Albertine qui, je le voyais, n'était
pas allée au Trocadéro pour les amies de Léa, et qui me montrait, en
quittant la matinée et en rentrant sur un signe de moi, qu'elle
m'appartenait plus que je ne me le figurais. Il fut plus grand encore
quand un cycliste me porta un mot d'elle pour que je prisse patience et
où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient
familières: «Mon chéri et cher Marcel, j'arrive moins vite que ce
cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt
près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée
et que quelque chose puisse m'amuser autant que d'être avec vous; ce
sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne
jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc?
Quel Marcel! Quel Marcel! Toute à vous, ton Albertine. »
Les robes que je lui achetais, le yacht dont je lui avais parlé, les
peignoirs de Fortuny, tout cela ayant dans cette obéissance
d'Albertine, non pas sa compensation, mais son complément,
m'apparaissait comme autant de privilèges que j'exerçais; car les
devoirs et les charges d'un maître font partie de la domination et le
définissent, le prouvent, tout autant que ses droits. Et ces droits
qu'elle me reconnaissait donnaient précisément à mes charges leur
véritable caractère: j'avais une femme à moi qui, au premier mot que
je lui envoyais à l'improviste, me faisait téléphoner avec
déférence qu'elle revenait, qu'elle se laissait ramener, aussitôt.
J'étais plus maître que je n'avais cru. Plus maître, c'est-à-dire
plus esclave. Je n'avais plus aucune impatience de voir Albertine. La
certitude qu'elle était en train de faire une course avec Françoise,
ou qu'elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et que
j'eusse volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux et
paisible un temps que j'eusse eu maintenant bien plus de plaisir à
passer seul. Mon amour pour Albertine m'avait fait lever et me préparer
pour sortir, mais il m'empêcherait de jouir de ma sortie. Je pensais
que par ce dimanche-là des petites ouvrières, des midinettes, des
cocottes, devaient se promener au Bois. Et avec ces mots de midinettes,
de petites ouvrières (comme cela m'était souvent arrivé avec un nom
propre, un nom de jeune fille lu dans le compte rendu d'un bal), avec
l'image d'un corsage blanc, d'une jupe courte, parce que derrière cela
je mettais une personne inconnue et qui pourrait m'aimer, je fabriquais
tout seul des femmes désirables, et je me disais: «Comme elles doivent
être bien! » Mais à quoi me servirait-il qu'elles le fussent puisque
je ne sortirais pas seul. Profitant de ce que j'étais encore seul et
fermant à demi les rideaux pour que le soleil ne m'empêchât pas de
lire les notes, je m'assis au piano et ouvris au hasard la sonate de
Vinteuil qui y était posée et je me mis à jouer; parce que l'arrivée
d'Albertine était encore un peu éloignée mais en revanche tout à
fait certaine, j'avais à la fois du temps et de la tranquillité
d'esprit. Baigné dans l'attente pleine de sécurité de son retour avec
Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude
d'une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, je
pouvais disposer de ma pensée, la détacher un moment d'Albertine,
l'appliquer à la sonate. Même en celle-ci, je ne m'attachai pas à
remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux
répondait davantage maintenant à mon amour pour Albertine, duquel la
jalousie avait été si longtemps absente que j'avais pu confesser à
Swann mon ignorance de ce sentiment. Non, prenant la sonate à un autre
point de vue, la regardant en soi-même comme l'œuvre d'un grand
artiste, j'étais ramené par le flot sonore vers les jours de
Combray--je ne veux pas dire de Montjouvain et du côté de Méséglise,
mais des promenades du côté de Guermantes--où j'avais moi-même
désiré d'être un artiste. En abandonnant en fait cette ambition,
avais-je renoncé à quelque chose de réel? La vie pouvait-elle me
consoler de l'art, y avait-il dans l'art une réalité plus profonde où
notre personnalité véritable trouve une expression que ne lui donnent
pas les actions de la vie? Chaque grand artiste semble en effet si
différent des autres, et nous donne tant cette sensation de
l'individualité que nous cherchons en vain dans l'existence
quotidienne. Au moment où je pensais cela, une mesure de la sonate me
frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois
l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis
longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais vu. En
jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d'exprimer
un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus
m'empêcher de murmurer: «Tristan» avec le sourire qu'a l'ami d'une
famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une intonation, un
geste du petit-fils qui ne l'a pas connu. Et comme on regarde alors une
photographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus la
sonate de Vinteuil, j'installai sur le pupitre la partition de _Tristan_
dont on donnait justement cet après-midi-là des fragments au concert
Lamoureux. Je n'avais, à admirer le maître de Bayreuth, aucun des
scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir
dans l'art comme dans la vie la beauté qui les tente et qui,
s'arrachant à _Tristan_ comme ils renient _Parsifal_ et, par ascétisme
spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le
plus sanglant des chemins de croix, à s'élever jusqu'à la pure
connaissance et à l'adoration parfaite du _Postillon de Long-jumeau. _
Je me rendais compte de tout ce qu'a de réel l'œuvre de Wagner, en
revoyant ces thèmes insistants et fugaces qui visitent un acte, ne
s'éloignent que pour revenir, et parfois lointains, assoupis, presque
détachés, sont à d'autres moments, tout en restant vagues, si
pressants et si proches, si internes, si organiques, si viscéraux qu'on
dirait la reprise moins d'un motif que d'une névralgie.
La musique, bien différente en cela de la société d'Albertine,
m'aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau: la
diversité que j'avais en vain cherchée dans la vie, dans le voyage,
dont pourtant la nostalgie m'était donnée par ce flot sonore qui
faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées. Diversité
double. Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la
lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent
de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où
l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis diversité
au sein de l'œuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être
effectivement divers: réunir diverses individualités. Là où un petit
musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il
leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque
dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que
paraît un écuyer, c'est une figure particulière, à la fois
compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et
féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une
musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un
être. Un être ou l'impression que nous donne un aspect momentané de
la nature. Même ce qui est le plus indépendant du sentiment qu'elle
nous fait éprouver, garde sa réalité extérieure et entièrement
définie; le chant d'un oiseau, la sonnerie du cor d'un chasseur, l'air
que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur
silhouette sonore. Certes Wagner allait la rapprocher, s'en servir, la
faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées
musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme
un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.
Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la
nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus qui ne
sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout
de même ces œuvres participent à ce caractère d'être--bien que
merveilleusement--toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes
les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus
grands écrivains ont marqué leurs livres, mais, se regardant
travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont
tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et
supérieure à l'œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une
grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup
dans ses romans une _Comédie Humaine_ ni à ceux qui appelèrent des
poèmes ou des essais disparates _La Légende des siècles_ et _La Bible
de l'Humanité_, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu'il
incarne si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de
Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que
dans les attitudes qu'il prend en face de son œuvre, non pas dans son
_Histoire de France_ ou dans son _Histoire de la Révolution_, mais dans
ses préfaces à ses livres. Préfaces, c'est-à-dire pages écrites
après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre ça et
là quelques phrases commençant d'habitude par un: «Le dirai-je» qui
n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.
L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de
ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème
rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne
songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un
premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore et
s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une tétralogie, dut
éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand jetant sur ses
ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à
celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de
l'Évangile, il s'avisa brusquement, en projetant sur eux une
illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un
cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre,
en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité
ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme
tant de systématisations d'écrivains médiocres qui à grand renfort
de titres et de sous-titres se donnent l'apparence; d'avoir poursuivi un
seul et transcendant dessein. Non fictive, peut-être même plus réelle
d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle
est découverte entre des morceaux qui n'ont plus qu'à se rejoindre.
Unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit
la variété, refroidi l'exécution. Elle surgit (mais s'appliquant
cette fois à l'ensemble) comme tel morceau composé à part, né d'une
inspiration, non exigé par le développement artificiel d'une thèse,
et qui vient s'intégrer au reste. Avant le grand mouvement d'orchestre
qui précède le retour d'Yseult, c'est l'œuvre elle-même qui a
attiré à soi l'air de chalumeau à demi oublié d'un pâtre. Et, sans
doute, autant la progression de l'orchestre à l'approche de la nef,
quand il s'empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe
à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère
leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner
lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l'air d'un
pâtre, l'agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.
Cette joie du reste ne l'abandonne jamais. Chez lui, quelle que soit la
tristesse du poète, elle est consolée, surpassée--c'est-à-dire
malheureusement vite détruite--par l'allégresse du fabricateur. Mais
alors, autant que par l'identité que j'avais remarquée tout à l'heure
entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j'étais troublé par
cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les
grands artistes l'illusion d'une originalité foncière, irréductible
en apparence, reflet d'une réalité plus qu'humaine, en fait produit
d'un labeur industrieux? Si l'art n'est que cela, il n'est pas plus
réel que la vie et je n'avais pas tant de regrets à avoir. Je
continuais à jouer _Tristan. _ Séparé de Wagner, par la cloison
sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie,
j'entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de
marteau de Siegfried, en qui, du reste, plus merveilleusement frappées
étaient ces phrases, l'habileté technique de l'ouvrier ne servait
qu'à leur faire plus librement quitter la terre, oiseaux pareils non au
cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j'avais vu à Balbec
changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se
perdre dans le ciel. Peut-être comme les oiseaux qui montent le plus
haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il
de ces appareils vraiment matériels pour explorer l'infini, de ces
cent-vingt chevaux marque Mystère, où pourtant si haut qu'on plane on
est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant
ronflement du moteur!
Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivi
jusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ont
été, à notre époque, les meilleurs exécutants et parmi lesquels, le
surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma pensée fit un
brusque crochet, et c'est au caractère de Morel, à certaines des
singularités de ce caractère que je me mis à songer. Au reste--et
cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec la neurasthénie
qui le rongeait--Morel avait l'habitude de parler de sa vie, mais en
présentant une image si enténébrée qu'il était très difficile de
rien distinguer. Il se mettait par exemple à la complète disposition
de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il
désirait pouvoir après le dîner aller suivre un cours d'algèbre. M.
de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. «Impossible,
c'est une vieille peinture italienne» (cette plaisanterie n'a aucun
sens transcrite ainsi; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel
l'_Éducation sentimentale_, à l'avant-dernier chapitre duquel
Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne
prononçait jamais le mot «impossible» sans le faire suivre de
ceux-ci: «c'est une vieille peinture italienne»), le cours dure fort
tard et c'est déjà un grand dérangement pour le professeur qui
naturellement serait froissé. »--«Mais il n'y a même pas besoin de
cours, l'algèbre ce n'est pas la natation ni même l'anglais, cela
s'apprend aussi bien dans un livre», répliquait M. de Charlus, qui
avait deviné aussitôt dans le cours d'algèbre une de ces images où
on ne pouvait rien débrouiller du tout. C'était peut-être une
coucherie avec une femme, ou, si Morel cherchait à gagner de l'argent
par des moyens louches et s'était affilié à la police secrète, une
expédition avec des agents de la sûreté, et qui sait, pis encore,
l'attente d'un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de
prostitution. «Bien plus facilement même, dans un livre, répondait
Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours
d'algèbre. » «Alors pourquoi ne l'étudies-tu pas plutôt chez moi où
tu es tellement plus confortablement», aurait pu répondre M. de
Charlus, mais il s'en gardait bien, sachant qu'aussitôt, conservant
seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du
soir, le cours d'algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une
obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put
s'apercevoir qu'il se trompait, en partie du moins, Morel s'occupant
souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta
bien que l'algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel
riposta qu'elle était une distraction pour passer le temps et combattre
la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se
renseigner, à apprendre ce qu'étaient, au vrai, ces mystérieux et
inéluctables cours d'algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais
pour s'occuper de dévider l'écheveau des occupations de Morel, M. de
Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou
faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au
théâtre l'empêchaient d'y penser, ainsi qu'à cette méchanceté
violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé
éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes
villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu'avec un
frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter.
Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante
qu'il me fut donné ce jour-là d'entendre, comme, ayant quitté le
piano, j'étais descendu dans la cour pour aller au-devant d'Albertine
qui n'arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel
et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls,
Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je
ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d'habitude, et extrêmement
étrange. Les paroles ne l'étaient pas moins, fautives au point de vue
du français, mais il connaissait tout imparfaitement. «Voulez-vous
sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue»,
répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n'avait pas
compris ce qu'il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait
immobile devant lui. «Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue,
grand pied de grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce
que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien qui
rentrait en causant avec un de ses amis se fit entendre dans la cour, et
comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai
inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami,
lesquels dans un instant seraient dans la boutique et je remontai pour
éviter Morel qui, bien qu'ayant feint de tant désirer qu'on fît venir
Jupien, (probablement pour effrayer et dominer la petite, par un
chantage ne reposant peut-être sur rien) se hâta de sortir dès qu'il
l'entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles
n'expliqueraient pas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces
scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de
force incalculable dans ce que les militaires appellent en matière
d'offensive le bénéfice de la surprise, et j'avais beau éprouver tant
de calme douceur à savoir qu'Albertine, au lieu de rester au
Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n'en avais pas moins dans
l'oreille l'accent de ces mots dix fois répétés: «grand pied de
grue, grand pied de grue», qui m'avaient bouleversé.
Peu à peu mon agitation se calma. Albertine allait rentrer. Je
l'entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentis que ma vie
n'était plus comme elle aurait pu être, et qu'avoir ainsi une femme
avec qui tout naturellement, quand elle allait être de retour, je
devrais sortir, vers l'embellissement de qui allait être de plus en
plus détournées les forces et l'activité de mon être, faisait de moi
comme une tige accrue, mais alourdie par le fruit opulent en qui passent
toutes ses réserves. Contrastant avec l'anxiété que j'avais encore il
y a une heure, le calme que me causait le retour d'Albertine était plus
vaste que celui que j'avais ressenti le matin avant son départ.
Anticipant sur l'avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu
près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la
présence imminente, importune, inévitable et douce, c'était le calme
(nous dispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d'un
sentiment familial et d'un bonheur domestique. Familial et domestique:
tel fut encore, non moins que le sentiment qui avait amené tant de paix
en moi tandis que j'attendais Albertine, celui que j'éprouvai ensuite
en me promenant avec elle. Elle ôta un instant son gant, soit pour
toucher ma main, soit pour m'éblouir en me laissant voir à son petit
doigt à côté de celle donnée par Mme Bontemps une bague où
s'étendait la large et liquide nappe d'une claire feuille de rubis:
«Encore une nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d'une
générosité! » «Non, celle-là ce n'est pas ma tante, dit-elle en
riant. C'est moi qui l'ai achetée, comme, grâce à vous, je peux faire
de grosses économies. Je ne sais même pas à qui elle a appartenu. Un
voyageur qui n'avait pas d'argent la laissa au propriétaire d'un hôtel
où j'étais descendue au Mans. Il ne savait qu'en faire et l'aurait
vendue bien au-dessous de sa valeur. Mais elle était encore bien trop
chère pour moi. Maintenant que, grâce à vous, je deviens une dame
chic, je lui ai fait demander s'il l'avait encore. Et la voici. » «Cela
fait bien des bagues, Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous
donner? En tous cas celle-ci est très jolie, je ne peux pas distinguer
les ciselures autour du rubis, on dirait une tête d'homme grimaçante.
Mais je n'ai pas une assez bonne vue. » «Vous l'auriez meilleure que
cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distingue pas non plus. »
Jadis il m'était souvent arrivé en lisant des mémoires, un roman, où
un homme sort toujours avec une femme, goûte avec elle, de désirer
pouvoir faire ainsi. J'avais cru parfois y réussir, par exemple en
amenant avec moi la maîtresse de Saint-Loup, en allant dîner avec
elle. Mais j'avais beau appeler à mon secours l'idée que je jouais
bien à ce moment-là le personnage que j'avais envié dans le roman,
cette idée me persuadait que je devais avoir du plaisir auprès de
Rachel et ne m'en donnait pas. C'est que chaque fois que nous voulons
imiter quelque chose qui fut vraiment réel, nous oublions que ce
quelque chose fut produit non par la volonté d'imiter, mais par une
force inconsciente, et réelle, elle aussi; mais cette impression
particulière que n'avait pu me donner tout mon désir d'éprouver un
plaisir délicat à me promener avec Rachel, voici maintenant que je
l'éprouvais sans l'avoir cherchée le moins du monde, mais pour des
raisons tout autres, sincères, profondes; pour citer un exemple, pour
cette raison que ma jalousie m'empêchait d'être loin d'Albertine, et,
du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller se promener sans
moi. Je ne l'éprouvais que maintenant parce que la connaissance est non
des choses extérieures qu'on veut observer, mais des sensations
involontaires, parce qu'autrefois une femme avait beau être dans la
même voiture que moi, elle n'était pas _en réalité_ à côté de
moi, tant que ne l'y recréait pas à tout instant un besoin d'elle
comme j'en avais un d'Albertine, tant que la caresse constante de mon
regard ne lui rendait pas sans cesse ces teintes qui demandent à être
perpétuellement rafraîchies, tant que les sens, même apaisés mais
qui se souviennent, ne mettaient pas sous ces couleurs la saveur et la
consistance, tant qu'unie aux sens et à l'imagination qui les exalte la
jalousie ne maintenait pas cette femme en équilibre auprès de moi par
une attraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation.
Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues dont les
hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me
rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairée par les
chrysanthèmes en attendant l'heure des lampes.
J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussi séparé d'elles derrière
la vitre de l'auto que je l'aurais été derrière la fenêtre de ma
chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte,
illuminée par le beau temps comme une héroïne que mon désir
suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d'un
roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à
Albertine de m'arrêter et déjà n'étaient plus visibles les jeunes
femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé
la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées.
L'émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d'un marchand
de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était
l'émotion qu'on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l'Olympe
n'existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un
tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès
des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de
commettre un sacrilège, ils n'ont fait que leur ajouter, que leur
rendre la qualité, les attributs divers dont elles étaient
dépouillées. «Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle? »
«Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous.
Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas? C'est de Davioud, je
crois. » «Mais comme ma petite Albertine s'instruit! En effet c'est de
Davioud, mais je l'avais oublié. » «Pendant que vous dormez je lis vos
livres, grand paresseux. » «Petite, voilà, vous changez tellement vite
et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais de plus je
n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres,
de se dire que du moins le temps qu'elle passait chez moi n'était pas
entièrement perdu pour elle) que je vous dirais au besoin des choses
qui seraient généralement considérées comme fausses et qui
correspondent à une vérité que je cherche. Vous savez ce que c'est
que l'impressionnisme?
