Elle voulait vous
demander
de venir lundi
à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a
prié de tâter le terrain.
à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a
prié de tâter le terrain.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Dans ce cas mes arguments se
trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire
fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville
était bien la blonde.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût
été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle
d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première
vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de
cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui
allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de
partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire
une meilleure impression quand j'irais voir Mme de Guermantes le
surlendemain, jour où la jeune fille devait, m'avait dit le concierge
revenir voir la Duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille
facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le
moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour
plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact
et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant
le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas
à Albertine) décidé, quoiqu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je
m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, à faire
une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à
Saint-Loup, ce n'est pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de
la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé
fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en
fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le
surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un
pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine
de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec
l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquai combien
j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance et vis-à-vis
de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais
pris seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus
qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication
électrique à la transmettre à l'étendue de la France et de la
Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être
appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se
trouver au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je
n'avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger
de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis
qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant
seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens
pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage ou même, car je
n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce
moment mon temps se passa dans la fièvre; une absence de quarante-huit
heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait
manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir
tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à
Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis
que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par
l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un
instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de
ma visite chez Mme de Guermantes, comme un bien certain que nul ne
pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que
le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous
développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus
humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la
réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de
Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, et même
la reconnaître dans la rue cela m'eût été impossible. Je l'avais
aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple,
grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les
réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur
de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela, associé à une
image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la
susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin,
après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de
Saint-Loup: «de l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du
seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment
en Suisse. » Ce n'était pas elle!
Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère
était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon
lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se
retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et
moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait
toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on
prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et
pensai: «Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier,
et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma
surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous
ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est
pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule
le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement». Cependant
en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise
qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut
donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et
l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car
Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de
pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui
plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère
avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié
transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que
sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne
pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle
que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui
ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à
imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques,
pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme
de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre
avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement
l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi,
pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que
des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que
j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise.
J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême
et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les
cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit
d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la
petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses.
Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût
chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes
entrées, grommelait: «Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu
naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr. Mais
quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il
était naquis! »
J'ouvris le _Figaro_. Quel ennui! Justement le premier article avait le
même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais
pas seulement le même titre,. . . voici quelques mots absolument pareils.
Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce
n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature.
C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà
à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu,
continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas
compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés
de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu
inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se
retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain
spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente
dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux
bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain
miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste
le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans
toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal,
c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a
été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour
tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce
moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en
auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je
tenais en main n'était pas seulement ce que j'avais écrit, mais était
le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire,
fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse
l'un quelconque des lecteurs du _Figaro_. Mais d'abord une première
inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article? Je déplie
distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant
même sur ma figure l'air d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon
journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la
politique. Mais mon article est si long que mon regard qui l'évite
(pour rester dans la vérité, et ne pas mettre la chance de mon côté
comme quelqu'un qui attend compte très lentement exprès) en accroche
un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier
article et même qui le lisent ne regardent pas la signature; moi-même
je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la
veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de
leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse
pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention
future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux
qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez
eux. Enfin quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de
Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette
volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui
était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction
et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de
Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne
réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous
et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin),
mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin.
Cette perpétuelle erreur qui est précisément la «vie», ne donne pas
ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible,
mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers
historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de
cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu
de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile
pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus
douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage,
les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous
n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous
complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de
dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné
en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si
c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si
la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de
prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables:
«Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue
autrefois,. . . vous veniez à la maison,. . . votre amie Gilberte. J'ai
bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu
tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de
suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans
la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit
qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et
extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une
cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle
de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le
monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait
être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir
entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa
famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés,
mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses
d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à
l'opulence. ) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la
disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme
héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait
ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le
moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement
antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du
monde par les Israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en
pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à
l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain
s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme
le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la
certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,
considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le
même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée
dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à
étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de
millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le
mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à
l'étonnement--qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de
provoquer--de sa société s'était, quand Swann s'était marié,
refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait
été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps
représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la
présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût
dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se
fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là
il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation.
Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à
manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre
le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse
caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide
un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la
mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus
paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en
caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre
d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le
crime,. . . cet acte nous modifie assez profondément pour que nous
n'attachions plus d'importance à la raison qui nous a fait l'accomplir.
Il se peut même que ne vienne plus une seule fois à son esprit l'image
que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou
un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et
s'est du même coup détaché du désir de la gloire). D'ailleurs
missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il
est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant
froid à ce moment-là, nous souhaiterions un potage au coin du feu et
non une truite en plein air, que notre équipage laisserait
indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout
autres une grande considération pour nous et dont cette brusque
richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié
attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa
fille avec Mme Bontemps.
À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la
vie mondaine, qui avaient décidé la Duchesse à ne jamais se laisser
présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance
heureuse avec laquelle les gens qui n'aiment pas se tiennent à l'écart
de ce qu'ils blâment chez les amoureux et que l'amour de ceux-ci
explique. «Oh! je ne me mêle pas à tout ça, si ça amuse le pauvre
Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence, c'est son
affaire, mais on ne sait pas avec ces choses-là, tout ça peut très
mal finir, je les laisse se débrouiller. » C'est le _Suave mari magno_
que Swann lui-même me conseillait à l'égard des Verdurin, quand il
avait depuis longtemps cessé d'être amoureux d'Odette et ne tenait
plus au petit clan. C'est tout ce qui rend si sages les jugements des
tiers sur les passions qu'ils n'éprouvent pas et les complications de
conduite qu'elles entraînent.
Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une
persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes
avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un
grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était
restée intraitable, mais elle s'était arrangée pour couper les ponts
et que sa cousine la Princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les
plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier on crut qu'il
allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je
dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais
trouvé à la Duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se
mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa
crainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table si
soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui
l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci, elle avait répondu
d'un air grave: «La Chine m'inquiète». Or au bout d'un moment, Mme de
Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué
à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de
Bréauté: «On dit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Il
faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle
m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est
très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à
se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. »
Et j'avais eu de ce propos, si frivole auprès de celui que j'attendais,
l'étonnement du lecteur qui, cherchant dans le _Figaro_ à la place
habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe
au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de
noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique
ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur
mer. La Duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance
poursuivie au delà de toute mesure, une satisfaction d'orgueil qu'elle
ne manquait pas une occasion d'exprimer. «Bébel, disait-elle, prétend
que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris, parce
qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et
Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme
Swann. » Et la Duchesse riait de tout son cœur.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas
recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les
satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self-government, de
persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait
mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation
délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire
rapporter ses décrets.
Alors la Duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui,
s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était
maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne parlait pas à la
petite Swann, mais quand on lui parlait d'elle, la Duchesse ressentait
une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait pas lui
masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann.
D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en
former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque
chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute--car à
tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la
sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts--la Duchesse
était de celles qui ont besoin de la présence--de cette présence
qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger--pour aimer vraiment,
mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent
ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par
l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient
après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation,
parce qu'elle ne les imaginait plus--très vaguement d'ailleurs--qu'avec
leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites
prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait
parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose
d'assez noble--mêlé à beaucoup de bassesse--à sa conduite. Tandis
que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent
plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce
qu'auraient désiré ceux qu'elle avait maltraités, vivants.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu
d'amour-propre pour elle, n'eussent pu se réjouir du changement de
dispositions de la Duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte, en
repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq
ans d'outrages, dût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes
moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine.
Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses
ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire
par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient
aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente
Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence; même
une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui
lui témoignaient un peu d'amitié, elle avait voulu écrire à la
Duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui
ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des
proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner.
Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse, mais
même de toutes les familles royales.
D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on
apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire,
on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle
femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de
Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à Gilberte pour son fils.
Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit qu'un tel mariage
serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait
jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau, et que
M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes
arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient
eux-mêmes, et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de
chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa
maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils
avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une
visite à Saint-Cloud, et M. de Guermantes tout prêt, en gants gris
perle et le tube sur la tête se disait: «Oriane est vraiment encore
étonnante. Je la trouve délicieuse», et voyant que sa femme avait
l'air bien disposée: «À propos, dit-il, j'avais une commission à
vous faire de Mme de Virelef.
Elle voulait vous demander de venir lundi
à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a
prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets
tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions. . . »
ajouta-t-il évasivement, car leur disposition à l'égard d'une
personne étant une disposition collective et naissant identique en
chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à
l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la
connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une
ombrelle. «Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse,
je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite.
Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu _contre_ elle. Simplement je
ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux-ménages de nos
amis. Voilà tout. » «Et vous aviez parfaitement raison, répondit le
Duc. Vous êtes la sagesse même, Madame, et vous êtes de plus
ravissante avec ce chapeau. » «Vous êtes fort aimable», dit Mme de
Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte.
Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques
explications: «Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère,
d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de
l'année. . . Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde
sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel» et
ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore
Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses;
à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement: «Je crois que vous
avez très bien connu mon père. » «Mais je crois bien, dit Mme de
Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le
chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait
l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très
exactement le père. Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle
_très bien_. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu
la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans. ) «Je sais très
bien qui c'était, je vais vous dire, ajouta-t-elle, comme si elle avait
voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à
cette jeune fille des renseignements sur lui, c'était un grand ami à
ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère
Palamède. » «Il venait aussi ici, il déjeunait même ici, ajouta M.
de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. Vous
vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père. Comme on
sentait qu'il devait être d'une famille honnête, du reste j'ai aperçu
autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens! »
On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en
vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander
pour une place de jardiniers! Et voilà comment le faubourg
Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le
flatter de l'exception faite--le temps qu'on cause--en faveur de
l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, soit plutôt et en même temps
pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le
moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs,
d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être
grossier.
Mais sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant
alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes était
aussi l'esclave de ce besoin de la présence. Swann avait pu parfois
dans l'ivresse de la conversation donner à la Duchesse l'illusion
qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. «Il était
charmant», dit la Duchesse avec un sourire triste en posant sur
Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette
jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et
que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si
les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la
profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât
précisément que les circonstances s'opposaient à de telles effusions,
soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était
l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que
dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il
s'était réservés y ayant plus de lumières que la Duchesse, crut bien
faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il
écoutait avec une visible impatience.
Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta
avec une frivolité mondaine en s'adressant à Gilberte: «Tenez,
c'était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus mais
aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de
Guermantes)» comme si le fait de connaître M. de Charlus et le Prince
avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin
de la Duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé
lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec
tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes
avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son
père, le lui «situer» par un de ces traits caractéristiques à
l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en
relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour
singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une
certaine personne.
Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la
conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant
hérité de Swann son tact exquis avec un charme d'intelligence que
reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à
Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont
la vie est sans but, tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec
qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant
elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne
la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec
un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres
défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte
ce furent d'abord ces agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité
oisive de M. et de Mme de Guermantes: «Avez-vous remarqué la manière
dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son
mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. » «J'allais faire
la même remarque que vous, Oriane. » «Elle est spirituelle, c'est tout
à fait le tour de son père. » «Je trouve qu'elle lui est même très
supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. » «Oh! il était
pourtant bien spirituel. » «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle. »
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot. . . ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que. . . » Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu? » «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine. » «Oui,
hier. » «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_? » me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard. » Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant. » «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes. » «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes? »
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse. » «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français! »
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi? » et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu? » «Je suis des Laumes. » «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1]. »
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. »
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire. » C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann? » Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société. )
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle. » «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter. . . C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à. . .
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province. » «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq. » «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance! »
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur.
trouvaient détruits, mais combien ils se trouvèrent au contraire
fortifiés quand le concierge revint me dire que Mlle d'Éporcheville
était bien la blonde.
Dès lors je ne pouvais plus croire à une homonymie. Le hasard eût
été trop grand que sur ces trois jeunes filles l'une s'appelât Mlle
d'Éporcheville, que ce fût justement (ce qui était la première
vérification typique de ma supposition) celle qui m'avait regardé de
cette façon, presque en me souriant, et que ce ne fût pas celle qui
allait dans les maisons de passe.
Alors commença une journée d'une folle agitation. Avant même de
partir acheter tout ce que je croyais propre à me parer pour produire
une meilleure impression quand j'irais voir Mme de Guermantes le
surlendemain, jour où la jeune fille devait, m'avait dit le concierge
revenir voir la Duchesse, chez qui je trouverais ainsi une jeune fille
facile et prendrais rendez-vous avec elle (car je trouverais bien le
moyen de l'entretenir un instant dans un coin du salon), j'allai pour
plus de sûreté télégraphier à Robert pour lui demander le nom exact
et la description de la jeune fille, espérant avoir sa réponse avant
le surlendemain (je ne pensais pas une seconde à autre chose, même pas
à Albertine) décidé, quoiqu'il pût m'arriver d'ici là, dussé-je
m'y faire descendre en chaise à porteur si j'étais malade, à faire
une visite prolongée à la duchesse. Si je télégraphiais à
Saint-Loup, ce n'est pas qu'il me restât des doutes sur l'identité de
la personne, et que la jeune fille vue et celle dont il m'avait parlé
fussent encore distinctes pour moi. Je ne doutais pas qu'elles n'en
fissent qu'une seule. Mais dans mon impatience d'attendre le
surlendemain, il m'était doux, c'était déjà pour moi comme un
pouvoir secret sur elle, de recevoir une dépêche la concernant, pleine
de détails. Au télégraphe, tout en rédigeant ma dépêche avec
l'animation de l'homme qu'échauffe l'espérance, je remarquai combien
j'étais moins désarmé maintenant que dans mon enfance et vis-à-vis
de Mlle d'Éporcheville que de Gilberte. À partir du moment où j'avais
pris seulement la peine d'écrire ma dépêche, l'employé n'avait plus
qu'à la prendre, les réseaux les plus rapides de communication
électrique à la transmettre à l'étendue de la France et de la
Méditerranée, et tout le passé noceur de Robert allait être
appliqué à identifier la personne que je venais de rencontrer, se
trouver au service du roman que je venais d'ébaucher et auquel je
n'avais même plus besoin de penser, car la réponse allait se charger
de le conclure avant que vingt-quatre heures fussent accomplies. Tandis
qu'autrefois, ramené des Champs-Élysées par Françoise, nourrissant
seul à la maison d'impuissants désirs, ne pouvant user des moyens
pratiques de la civilisation, j'aimais comme un sauvage ou même, car je
n'avais pas la liberté de bouger, comme une fleur. À partir de ce
moment mon temps se passa dans la fièvre; une absence de quarante-huit
heures que mon père me demanda de faire avec lui et qui m'eût fait
manquer la visite chez la duchesse me mit dans une rage et un désespoir
tels que ma mère s'interposa et obtint de mon père de me laisser à
Paris. Mais pendant plusieurs heures ma colère ne put s'apaiser, tandis
que mon désir de Mlle d'Éporcheville avait été centuplé par
l'obstacle qu'on avait mis entre nous, par la crainte que j'avais eue un
instant que ces heures, auxquelles je souriais d'avance sans trêve, de
ma visite chez Mme de Guermantes, comme un bien certain que nul ne
pourrait m'enlever, n'eussent pas lieu. Certains philosophes disent que
le monde extérieur n'existe pas et que c'est en nous-même que nous
développons notre vie. Quoi qu'il en soit, l'amour, même en ses plus
humbles commencements, est un exemple frappant du peu qu'est la
réalité pour nous. M'eût-il fallu dessiner de mémoire un portrait de
Mlle d'Éporcheville, donner sa description, son signalement, et même
la reconnaître dans la rue cela m'eût été impossible. Je l'avais
aperçue de profil, bougeante, elle m'avait semblé jolie, simple,
grande et blonde, je n'aurais pas pu en dire davantage. Mais toutes les
réactions du désir, de l'anxiété, du coup mortel frappé par la peur
de ne pas la voir si mon père m'emmenait, tout cela, associé à une
image qu'en somme je ne connaissais pas et dont il suffisait que je la
susse agréable, constituait déjà un amour. Enfin le lendemain matin,
après une nuit d'insomnie heureuse, je reçus la dépêche de
Saint-Loup: «de l'Orgeville, de particule, orge la graminée, comme du
seigle, ville comme une ville, petite, brune, boulotte, est en ce moment
en Suisse. » Ce n'était pas elle!
Un instant avant que Françoise m'apportât la dépêche, ma mère
était entrée dans ma chambre avec le courrier, l'avait posé sur mon
lit avec négligence, en ayant l'air de penser à autre chose. Et se
retirant aussitôt pour me laisser seul, elle avait souri en partant. Et
moi, connaissant les ruses de ma chère maman et sachant qu'on pouvait
toujours lire dans son visage, sans crainte de se tromper, si l'on
prenait comme clef le désir de faire plaisir aux autres, je souris et
pensai: «Il y a quelque chose d'intéressant pour moi dans le courrier,
et maman a affecté cet air indifférent et distrait pour que ma
surprise soit complète et pour ne pas faire comme les gens qui vous
ôtent la moitié de votre plaisir en vous l'annonçant. Et elle n'est
pas restée là parce qu'elle a craint que par amour-propre je dissimule
le plaisir que j'aurais et ainsi le ressente moins vivement». Cependant
en allant vers la porte pour sortir, elle avait rencontré Françoise
qui entrait chez moi, la dépêche à la main. Dès qu'elle me l'eut
donnée, ma mère avait forcé Françoise à rebrousser chemin et
l'avait entraînée dehors, effarouchée, offensée et surprise. Car
Françoise considérait que sa charge comportait le privilège de
pénétrer à toute heure dans ma chambre et d'y rester s'il lui
plaisait. Mais déjà, sur son visage, l'étonnement et la colère
avaient disparu sous le sourire noirâtre et gluant d'une pitié
transcendante et d'une ironie philosophique, liqueur visqueuse que
sécrétait, pour guérir sa blessure, son amour-propre lésé. Pour ne
pas se sentir méprisée, elle nous méprisait. Aussi bien pensait-elle
que nous étions des maîtres, c'est-à-dire des êtres capricieux, qui
ne brillent pas par l'intelligence et qui trouvent leur plaisir à
imposer par la peur à des personnes spirituelles, à des domestiques,
pour bien montrer qu'ils sont les maîtres, des devoirs absurdes comme
de faire bouillir l'eau en temps d'épidémie, de balayer ma chambre
avec un linge mouillé, et d'en sortir au moment où on avait justement
l'intention d'y rester. Maman avait posé le courrier tout près de moi,
pour qu'il ne pût pas m'échapper. Mais je sentis que ce n'étaient que
des journaux. Sans doute y avait-il quelque article d'un écrivain que
j'aimais et qui, écrivant rarement, serait pour moi une surprise.
J'allai à la fenêtre, j'écartai les rideaux. Au-dessus du jour blême
et brumeux, le ciel était tout rose comme à cette heure dans les
cuisines les fourneaux qu'on allume, et cette vue me remplit
d'espérance et du désir de passer la nuit et de m'éveiller à la
petite station campagnarde où j'avais vu la laitière aux joues roses.
Pendant ce temps-là j'entendais Françoise qui, indignée qu'on l'eût
chassée de ma chambre où elle considérait qu'elle avait ses grandes
entrées, grommelait: «Si c'est pas malheureux, un enfant qu'on a vu
naître. Je ne l'ai pas vu quand sa mère le faisait bien sûr. Mais
quand je l'ai connu, pour bien dire, il n'y avait pas cinq ans qu'il
était naquis! »
J'ouvris le _Figaro_. Quel ennui! Justement le premier article avait le
même titre que celui que j'avais envoyé et qui n'avait pas paru, mais
pas seulement le même titre,. . . voici quelques mots absolument pareils.
Cela, c'était trop fort. J'enverrais une protestation. Mais ce
n'étaient pas que quelques mots, c'était tout, c'était ma signature.
C'était mon article qui avait enfin paru! Mais ma pensée qui, déjà
à cette époque, avait commencé à vieillir et à se fatiguer un peu,
continua un instant encore à raisonner comme si elle n'avait pas
compris que c'était mon article, comme ces vieillards qui sont obligés
de terminer jusqu'au bout un mouvement commencé même s'il est devenu
inutile, même si un obstacle imprévu, devant lequel il faudrait se
retirer immédiatement le rend dangereux. Puis je considérai le pain
spirituel qu'est un journal encore chaud et humide de la presse récente
dans le brouillard du matin où on le distribue, dès l'aurore, aux
bonnes qui l'apportent à leurs maîtres avec le café au lait, pain
miraculeux, multipliable, qui est à la fois un et dix mille, qui reste
le même pour chacun tout en pénétrant innombrable à la fois dans
toutes les maisons.
Ce que je tenais en main, ce n'est pas un certain exemplaire du journal,
c'est l'un quelconque des dix mille, ce n'est pas seulement ce qui a
été écrit pour moi, c'est ce qui a été écrit pour moi et pour
tous. Pour apprécier exactement le phénomène qui se produit en ce
moment dans les autres maisons, il faut que je lise cet article non en
auteur, mais comme un des autres lecteurs du journal. Car ce que je
tenais en main n'était pas seulement ce que j'avais écrit, mais était
le symbole de l'incarnation dans tant d'esprits. Aussi pour le lire,
fallait-il que je cessasse un moment d'en être l'auteur, que je fusse
l'un quelconque des lecteurs du _Figaro_. Mais d'abord une première
inquiétude. Le lecteur non prévenu verrait-il cet article? Je déplie
distraitement le journal comme ferait ce lecteur non prévenu, ayant
même sur ma figure l'air d'ignorer ce qu'il y a ce matin dans mon
journal et d'avoir hâte de regarder les nouvelles mondaines et la
politique. Mais mon article est si long que mon regard qui l'évite
(pour rester dans la vérité, et ne pas mettre la chance de mon côté
comme quelqu'un qui attend compte très lentement exprès) en accroche
un morceau au passage. Mais beaucoup de ceux qui aperçoivent le premier
article et même qui le lisent ne regardent pas la signature; moi-même
je serais bien incapable de dire de qui était le premier article de la
veille. Et je me promets maintenant de les lire toujours et le nom de
leur auteur, mais comme un amant jaloux qui ne trompe pas sa maîtresse
pour croire à sa fidélité, je songe tristement que mon attention
future ne forcera pas en retour celle des autres. Et puis il y a ceux
qui vont partir pour la chasse, ceux qui sont sortis brusquement de chez
eux. Enfin quelques-uns tout de même le liront. Je fais comme ceux-là,
je commence. J'ai beau savoir que bien des gens qui liront cet article
le trouveront détestable, au moment où je lis, ce que je vois dans
chaque mot me semble être sur le papier, je ne peux pas croire que
chaque personne en ouvrant les yeux ne verra pas directement les images
que je vois, croyant que la pensée de l'auteur est directement perçue
par le lecteur, tandis que c'est une autre pensée qui se fabrique dans
son esprit, avec la même naïveté que ceux qui croient que c'est la
parole même qu'on a prononcée qui chemine telle quelle le long des
fils du téléphone; au moment même où je veux être un lecteur, mon
esprit refait en auteur le tour de ceux qui liront mon article. Si M. de
Guermantes ne comprenait pas telle phrase que Bloch aimerait, en
revanche, il pourrait s'amuser de telle réflexion que Bloch
dédaignerait. Ainsi pour chaque partie que le lecteur précédent
semblait délaisser, un nouvel amateur se présentant, l'ensemble de
l'article se trouvait élevé aux nues par une foule et s'imposait ainsi
à ma propre défiance de moi-même qui n'avait plus besoin de le
détruire. C'est qu'en réalité, il en est de la valeur d'un article,
si remarquable qu'il puisse être, comme de ces phrases des comptes
rendus de la Chambre où les mots «Nous verrons bien» prononcés par
le ministre ne prennent toute leur importance qu'encadrés ainsi: LE
PRÉSIDENT DU CONSEIL, MINISTRE DE L'INTÉRIEUR ET DES CULTES: «Nous
verrons bien» (_Vives exclamations à l'extrême-gauche. Très bien!
sur quelques bancs à gauche et au centre_)--la plus grande partie de
leur beauté réside dans l'esprit des lecteurs. Et c'est la tare
originelle de ce genre de littérature dont ne sont pas exceptés les
célèbres _Lundis_ que leur valeur réside dans l'impression qu'elle
produit sur les lecteurs. C'est une Vénus collective, dont on n'a qu'un
membre mutilé si l'on s'en tient à la pensée de l'auteur, car elle ne
se réalise complète que dans l'esprit de ses lecteurs. En eux elle
s'achève. Et comme une foule, fût-elle une élite, n'est pas artiste,
ce cachet dernier qu'elle lui donne garde toujours quelque chose d'un
peu commun. Ainsi Sainte-Beuve, le lundi, pouvait se représenter Mme de
Boigne dans son lit à huit colonnes lisant son article du
_Constitutionnel_, appréciant telle jolie phrase dans laquelle il
s'était longtemps complu et qui ne serait peut-être jamais sortie de
lui s'il n'avait jugé à propos d'en bourrer son feuilleton pour que le
coup en portât plus loin. Sans doute le chancelier le lisant de son
côté en parlerait à sa vieille amie dans la visite qu'il lui ferait
un peu plus tard. Et en l'emmenant ce soir dans sa voiture, le duc de
Noailles en pantalon gris lui dirait ce qu'on en avait pensé dans la
société, si un mot de Mme d'Herbouville ne le lui avait déjà appris.
Je voyais ainsi à cette même heure, pour tant de gens, ma pensée, ou
même à défaut de ma pensée pour ceux qui ne pouvaient la comprendre
la répétition de mon nom et comme une évocation embellie de ma
personne, briller sur eux, en une aurore qui me remplissait de plus de
force et de joie triomphante que l'aurore innombrable qui en même temps
se montrait rose à toutes les fenêtres.
Je voyais Bloch, M. de Guermantes, Legrandin, tirer chacun à son tour
de chaque phrase les images qu'il y enferme; au moment même où
j'essaie d'être un lecteur quelconque, je lis en auteur, mais pas en
auteur seulement. Pour que l'être impossible que j'essaie d'être,
réunisse tous les contraires qui peuvent m'être le plus favorables, si
je lis en auteur, je me juge en lecteur, sans aucune des exigences que
peut avoir pour un écrit celui qui y confronte l'idéal qu'il a voulu
y exprimer. Ces phrases de mon article, lorsque je les écrivis,
étaient si pâles auprès de ma pensée, si compliquées et opaques
auprès de ma vision harmonieuse et transparente, si pleines de lacunes
que je n'étais pas arrivé à remplir, que leur lecture était pour moi
une souffrance, elles n'avaient fait qu'accentuer en moi le sentiment de
mon impuissance et de mon manque incurable de talent. Mais maintenant,
en m'efforçant d'être lecteur, si je me déchargeais sur les autres du
devoir douloureux de me juger, je réussissais du moins à faire table
rase de ce que j'avais voulu faire en lisant ce que j'avais fait. Je
lisais l'article en m'efforçant de me persuader qu'il était d'un
autre. Alors toutes mes images, toutes mes réflexions, toutes mes
épithètes prises en elles-mêmes et sans le souvenir de l'échec
qu'elles représentaient pour mes visées, me charmaient par leur
éclat, leur ampleur, leur profondeur. Et quand je sentais une
défaillance trop grande, me réfugiant dans l'âme du lecteur
quelconque émerveillé, je me disais: «Bah! comment un lecteur peut-il
s'apercevoir de cela, il manque quelque chose là, c'est possible. Mais,
sapristi, s'ils ne sont pas contents! Il y a assez de jolies choses
comme cela, plus qu'ils n'en ont l'habitude. » Et m'appuyant sur ces dix
mille approbations qui me soutenaient, je puisais autant de sentiment de
ma force et d'espoir de talent dans la lecture que je faisais à ce
moment que j'y avais puisé de défiance quand ce que j'avais écrit ne
s'adressait qu'à moi.
À peine eus-je fini cette lecture réconfortante, que moi qui n'avais
pas eu le courage de relire mon manuscrit, je souhaitai de la
recommencer immédiatement, car il n'y a rien comme un vieil article de
soi dont on puisse mieux dire que «quand on l'a lu on peut le relire».
Je me promis d'en faire acheter d'autres exemplaires par Françoise,
pour donner à des amis, lui dirais-je, en réalité pour toucher du
doigt le miracle de la multiplication de ma pensée et lire, comme si
j'étais un autre Monsieur qui vient d'ouvrir le _Figaro_, dans un autre
numéro les mêmes phrases. Il y avait justement un temps infini que je
n'avais vu les Guermantes, je devais leur faire le lendemain, cette
visite que j'avais projetée avec tant d'agitation afin de rencontrer
Mlle d'Éporcheville, lorsque je télégraphiais à St-Loup. Je me
rendrais compte par eux de l'opinion qu'on avait de mon article. Je
pensais à telle lectrice dans la chambre de qui j'eusse tant aimé
pénétrer et à qui le journal apporterait sinon ma pensée, qu'elle ne
pourrait comprendre, du moins mon nom, comme une louange de moi. Mais
les louanges décernées à ce qu'on n'aime pas n'enchantent pas plus le
cœur, que les pensées d'un esprit qu'on ne peut pénétrer
n'atteignent l'esprit. Pour d'autres amis, je me disais que si l'état
de ma santé continuait à s'aggraver et si je ne pouvais plus les voir,
il serait agréable de continuer à écrire pour avoir encore par là
accès auprès d'eux, pour leur parler entre les lignes, les faire
penser à mon gré, leur plaire, être reçu dans leur cœur. Je me
disais cela parce que les relations mondaines ayant eu jusqu'ici une
place dans ma vie quotidienne, un avenir où elles ne figureraient plus
m'effrayait et que cet expédient qui me permettrait de retenir sur moi
l'attention de mes amis, peut-être d'exciter leur admiration, jusqu'au
jour où je serais assez bien pour recommencer à les voir, me
consolait. Je me disais cela, mais je sentais bien que ce n'était pas
vrai, que si j'aimais à me figurer leur attention comme l'objet de mon
plaisir, ce plaisir était un plaisir intérieur, spirituel, ultime,
qu'eux ne pouvaient me donner, et que je pouvais trouver non en causant
avec eux, mais en écrivant loin d'eux, et que, si je commençais à
écrire pour les voir indirectement, pour qu'ils eussent une meilleure
idée de moi, pour me préparer une meilleure situation dans le monde,
peut-être écrire m'ôterait l'envie de les voir, et que la situation
que la littérature m'aurait peut-être faite dans le monde, je n'aurais
plus envie d'en jouir, car mon plaisir ne serait plus dans le monde,
mais dans la littérature.
Après le déjeuner, quand j'allai chez Mme de Guermantes, ce fut moins
pour Mlle d'Éporcheville qui avait perdu, du fait de la dépêche de
Saint-Loup, le meilleur de sa personnalité que pour voir en la duchesse
elle-même une de ces lectrices de mon article qui pourraient me
permettre d'imaginer ce qu'avait pu penser le public,--abonnés et
acheteurs,--du _Figaro_. Ce n'est pas du reste sans plaisir que j'allais
chez Mme de Guermantes. J'avais beau me dire que ce qui différenciait
pour moi ce salon des autres, c'était le long stage qu'il avait fait
dans mon imagination, en connaissant les causes de cette différence, je
ne l'abolissais pas. Il existait d'ailleurs pour moi plusieurs noms de
Guermantes. Si celui que ma mémoire n'avait inscrit que comme dans un
livre d'adresses ne s'accompagnait d'aucune poésie, de plus anciens,
ceux qui remontaient au temps où je ne connaissais pas Mme de
Guermantes, étaient susceptibles de se reformer en moi, surtout quand
il y avait longtemps que je ne l'avais vue et que la clarté crue de la
personne au visage humain n'éteignait pas les rayons mystérieux du
nom. Alors de nouveau je me remettais à penser à la demeure de Mme de
Guermantes comme à quelque chose qui eût été au delà du réel, de
la même façon que je me remettais à penser au Balbec brumeux de mes
premiers rêves, et comme si depuis je n'avais pas fait ce voyage, au
train de une heure cinquante comme si je ne l'avais pas pris. J'oubliais
un instant la connaissance que j'avais que tout cela n'existait pas,
comme on pense quelquefois à un être aimé en oubliant pendant un
instant qu'il est mort. Puis l'idée de la réalité revint en entrant
dans l'antichambre de la duchesse. Mais je me consolai en me disant
qu'elle était malgré tout pour moi le véritable point d'intersection
entre la réalité et le rêve.
En entrant dans le salon, je vis la jeune fille blonde que j'avais crue
pendant vingt-quatre heures être celle dont Saint-Loup m'avait parlé.
Ce fut elle-même qui demanda à la duchesse de me «représenter» à
elle. Et en effet, depuis que j'étais entré, j'avais une impression de
très bien la connaître, mais que dissipa la duchesse en me disant:
«Ah! vous avez déjà rencontré Mlle de Forcheville. » Or, au
contraire, j'étais certain de n'avoir jamais été présenté à aucune
jeune fille de ce nom, lequel m'eût certainement frappé, tant il
était familier à ma mémoire depuis qu'on m'avait fait un récit
rétrospectif des amours d'Odette et de la jalousie de Swann. En soi ma
double erreur de nom, de m'être rappelé de l'Orgeville comme étant
d'Éporcheville et d'avoir reconstitué en Éporcheville ce qui était
en réalité Forcheville n'avait rien d'extraordinaire. Notre tort est
de croire que les choses se présentent habituellement telles qu'elles
sont en réalité, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que
la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile. En
fait ce n'est pas du tout cela que nous percevons d'habitude. Nous
voyons, nous entendons, nous concevons le monde tout de travers. Nous
répétons un nom tel que nous l'avons entendu jusqu'à ce que
l'expérience ait rectifié notre erreur, ce qui n'arrive pas toujours.
Tout le monde à Combray parla pendant vingt-cinq ans à Françoise de
Mme Sazerat et Françoise continua à dire Mme Sazerin, non par cette
volontaire et orgueilleuse persévérance dans ses erreurs qui
était habituelle chez elle, se renforçait de notre contradiction
et était tout ce qu'elle avait ajouté chez elle à la France de
Saint-André-des-Champs (des principes égalitaires de 1789, elle ne
réclamait qu'un droit du citoyen, celui de ne pas prononcer comme nous
et de maintenir qu'hôtel, été et air étaient du genre féminin),
mais parce qu'en réalité elle continua toujours d'entendre Sazerin.
Cette perpétuelle erreur qui est précisément la «vie», ne donne pas
ses mille formes seulement à l'univers visible et à l'univers audible,
mais à l'univers social, à l'univers sentimental, à l'univers
historique, etc. La Princesse de Luxembourg n'a qu'une situation de
cocotte pour la femme du Premier Président, ce qui du reste est de peu
de conséquence; ce qui en a un peu plus, Odette est une femme difficile
pour Swann, d'où il bâtit tout un roman qui ne devient que plus
douloureux quand il comprend son erreur; ce qui en a encore davantage,
les Français ne rêvent que la revanche aux yeux des Allemands. Nous
n'avons de l'univers que des visions informes, fragmentées et que nous
complétons par des associations d'idées arbitraires, créatrices de
dangereuses suggestions. Je n'aurais donc pas eu lieu d'être étonné
en entendant le nom de Forcheville (et déjà je me demandais si
c'était une parente du Forcheville dont j'avais tant entendu parler) si
la jeune fille blonde ne m'avait dit aussitôt, désireuse sans doute de
prévenir avec tact des questions qui lui eussent été désagréables:
«Vous ne vous souvenez pas que vous m'avez beaucoup connue
autrefois,. . . vous veniez à la maison,. . . votre amie Gilberte. J'ai
bien vu que vous ne me reconnaissiez pas. Moi je vous ai bien reconnu
tout de suite. » (Elle dit cela comme si elle m'avait reconnu tout de
suite dans le salon, mais la vérité est qu'elle m'avait reconnu dans
la rue et m'avait dit bonjour, et plus tard Mme de Guermantes me dit
qu'elle lui avait raconté comme une chose très drôle et
extraordinaire que je l'avais suivie et frôlée, la prenant pour une
cocotte). Je ne sus qu'après son départ pourquoi elle s'appelait Mlle
de Forcheville. Après la mort de Swann, Odette qui étonna tout le
monde par une douleur profonde, prolongée et sincère, se trouvait
être une veuve très riche. Forcheville l'épousa, après avoir
entrepris une longue tournée de châteaux et s'être assuré que sa
famille recevrait sa femme. (Cette famille fit quelques difficultés,
mais céda devant l'intérêt de ne plus avoir à subvenir aux dépenses
d'un parent besogneux qui allait passer d'une quasi-misère à
l'opulence. ) Peu après un oncle de Swann, sur la tête duquel la
disparition successive de nombreux parents avait accumulé un énorme
héritage, mourut, laissant toute cette fortune à Gilberte qui devenait
ainsi une des plus riches héritières de France. Mais c'était le
moment où des suites de l'affaire Dreyfus était né un mouvement
antisémite parallèle à un mouvement plus abondant de pénétration du
monde par les Israélites. Les politiciens n'avaient pas eu tort en
pensant que la découverte de l'erreur judiciaire porterait un coup à
l'antisémitisme. Mais provisoirement au moins un antisémitisme mondain
s'en trouvait au contraire accru et exaspéré. Forcheville qui, comme
le moindre noble, avait puisé dans des conversations de famille la
certitude que son nom était plus ancien que celui de La Rochefoucauld,
considérait qu'en épousant la veuve d'un juif, il avait accompli le
même acte de charité qu'un millionnaire qui ramasse une prostituée
dans la rue et la tire de la misère et de la fange; il était prêt à
étendre sa bonté jusqu'à la personne de Gilberte dont tant de
millions aideraient, mais dont cet absurde nom de Swann gênerait le
mariage. Il déclara qu'il l'adoptait. On sait que Mme de Guermantes, à
l'étonnement--qu'elle avait d'ailleurs le goût et l'habitude de
provoquer--de sa société s'était, quand Swann s'était marié,
refusée à recevoir sa fille aussi bien que sa femme. Ce refus avait
été en apparence d'autant plus cruel que ce qu'avait pendant longtemps
représenté à Swann son mariage possible avec Odette, c'était la
présentation de sa fille à Mme de Guermantes. Et sans doute il eût
dû savoir, lui qui avait déjà tant vécu, que ces tableaux qu'on se
fait ne se réalisent jamais pour différentes raisons. Parmi celles-là
il en est une qui fit qu'il pensa peu à regretter cette présentation.
Cette raison est que, quelle que soit l'image, depuis la truite à
manger au coucher du soleil qui décide un homme sédentaire à prendre
le train, jusqu'au désir de pouvoir étonner un soir une orgueilleuse
caissière en s'arrêtant devant elle en somptueux équipage qui décide
un homme sans scrupules à commettre un assassinat, ou à souhaiter la
mort et l'héritage des siens, selon qu'il est plus brave ou plus
paresseux, qu'il va plus loin dans la suite de ses idées ou reste à en
caresser le premier chaînon, l'acte qui est destiné à nous permettre
d'atteindre l'image, que cet acte soit le voyage, le mariage, le
crime,. . . cet acte nous modifie assez profondément pour que nous
n'attachions plus d'importance à la raison qui nous a fait l'accomplir.
Il se peut même que ne vienne plus une seule fois à son esprit l'image
que se formait celui qui n'était pas encore un voyageur, ou un mari, ou
un criminel, ou un isolé (qui s'est mis au travail pour la gloire et
s'est du même coup détaché du désir de la gloire). D'ailleurs
missions-nous de l'obstination à ne pas avoir voulu agir en vain, il
est probable que l'effet de soleil ne se retrouverait pas, qu'ayant
froid à ce moment-là, nous souhaiterions un potage au coin du feu et
non une truite en plein air, que notre équipage laisserait
indifférente la caissière qui peut-être avait pour des raisons tout
autres une grande considération pour nous et dont cette brusque
richesse exciterait la méfiance. Bref nous avons vu Swann marié
attacher surtout de l'importance aux relations de sa femme et de sa
fille avec Mme Bontemps.
À toutes les raisons, tirées de la façon Guermantes de comprendre la
vie mondaine, qui avaient décidé la Duchesse à ne jamais se laisser
présenter Mme et Mlle Swann, on peut ajouter aussi cette assurance
heureuse avec laquelle les gens qui n'aiment pas se tiennent à l'écart
de ce qu'ils blâment chez les amoureux et que l'amour de ceux-ci
explique. «Oh! je ne me mêle pas à tout ça, si ça amuse le pauvre
Swann de faire des bêtises et de ruiner son existence, c'est son
affaire, mais on ne sait pas avec ces choses-là, tout ça peut très
mal finir, je les laisse se débrouiller. » C'est le _Suave mari magno_
que Swann lui-même me conseillait à l'égard des Verdurin, quand il
avait depuis longtemps cessé d'être amoureux d'Odette et ne tenait
plus au petit clan. C'est tout ce qui rend si sages les jugements des
tiers sur les passions qu'ils n'éprouvent pas et les complications de
conduite qu'elles entraînent.
Mme de Guermantes avait même mis à exclure Mme et Mlle Swann une
persévérance qui avait étonné. Quand Mme Molé, Mme de Marsantes
avaient commencé de se lier avec Mme Swann et de mener chez elle un
grand nombre de femmes du monde, non seulement Mme de Guermantes était
restée intraitable, mais elle s'était arrangée pour couper les ponts
et que sa cousine la Princesse de Guermantes l'imitât. Un des jours les
plus graves de la crise où pendant le ministère Rouvier on crut qu'il
allait y avoir la guerre entre la France et l'Allemagne, comme je
dînais seul chez Mme de Guermantes avec M. de Bréauté, j'avais
trouvé à la Duchesse l'air soucieux. J'avais cru, comme elle se
mêlait volontiers de politique, qu'elle voulait montrer par là sa
crainte de la guerre, comme un jour où elle était venue à table si
soucieuse, répondant à peine par monosyllabes, à quelqu'un qui
l'interrogeait timidement sur l'objet de son souci, elle avait répondu
d'un air grave: «La Chine m'inquiète». Or au bout d'un moment, Mme de
Guermantes, expliquant elle-même l'air soucieux que j'avais attribué
à la crainte d'une déclaration de guerre, avait dit à M. de
Bréauté: «On dit que Mme Aynard veut faire une position aux Swann. Il
faut absolument que j'aille demain matin voir Marie-Gilbert pour qu'elle
m'aide à empêcher ça. Sans cela il n'y a plus de société. C'est
très joli l'affaire Dreyfus. Mais alors l'épicière du coin n'a qu'à
se dire nationaliste et à vouloir en échange être reçue chez nous. »
Et j'avais eu de ce propos, si frivole auprès de celui que j'attendais,
l'étonnement du lecteur qui, cherchant dans le _Figaro_ à la place
habituelle les dernières nouvelles de la guerre russo-japonaise, tombe
au lieu de cela sur la liste des personnes qui ont fait des cadeaux de
noce à Mlle de Mortemart, l'importance d'un mariage aristocratique
ayant fait reculer à la fin du journal les batailles sur terre et sur
mer. La Duchesse finissait d'ailleurs par éprouver de sa persévérance
poursuivie au delà de toute mesure, une satisfaction d'orgueil qu'elle
ne manquait pas une occasion d'exprimer. «Bébel, disait-elle, prétend
que nous sommes les deux personnes les plus élégantes de Paris, parce
qu'il n'y a que moi et lui qui ne nous laissions pas saluer par Mme et
Mlle Swann. Or il assure que l'élégance est de ne pas connaître Mme
Swann. » Et la Duchesse riait de tout son cœur.
Cependant, quand Swann fut mort, il arriva que la décision de ne pas
recevoir sa fille avait fini de donner à Mme de Guermantes toutes les
satisfactions d'orgueil, d'indépendance, de self-government, de
persécution qu'elle était susceptible d'en tirer et auxquelles avait
mis fin la disparition de l'être qui lui donnait la sensation
délicieuse qu'elle lui résistait, qu'il ne parvenait pas à lui faire
rapporter ses décrets.
Alors la Duchesse avait passé à la promulgation d'autres décrets qui,
s'appliquant à des vivants, pussent lui faire sentir qu'elle était
maîtresse de faire ce qui bon lui semblait. Elle ne parlait pas à la
petite Swann, mais quand on lui parlait d'elle, la Duchesse ressentait
une curiosité, comme d'un endroit nouveau, que ne venait pas lui
masquer à elle-même le désir de résister à la prétention de Swann.
D'ailleurs tant de sentiments différents peuvent contribuer à en
former un seul qu'on ne saurait pas dire s'il n'y avait pas quelque
chose d'affectueux pour Swann dans cet intérêt. Sans doute--car à
tous les étages de la société une vie mondaine et frivole paralyse la
sensibilité et ôte le pouvoir de ressusciter les morts--la Duchesse
était de celles qui ont besoin de la présence--de cette présence
qu'en vraie Guermantes elle excellait à prolonger--pour aimer vraiment,
mais aussi, chose plus rare, pour détester un peu. De sorte que souvent
ses bons sentiments pour les gens, suspendus de leur vivant par
l'irritation que tels ou tels de leurs actes lui causaient, renaissaient
après leur mort. Elle avait presque alors un désir de réparation,
parce qu'elle ne les imaginait plus--très vaguement d'ailleurs--qu'avec
leurs qualités, et dépourvus des petites satisfactions, des petites
prétentions qui l'agaçaient en eux quand ils vivaient. Cela donnait
parfois, malgré la frivolité de Mme de Guermantes, quelque chose
d'assez noble--mêlé à beaucoup de bassesse--à sa conduite. Tandis
que les trois quarts des humains flattent les vivants et ne tiennent
plus aucun compte des morts, elle faisait souvent après leur mort ce
qu'auraient désiré ceux qu'elle avait maltraités, vivants.
Quant à Gilberte, toutes les personnes qui l'aimaient et avaient un peu
d'amour-propre pour elle, n'eussent pu se réjouir du changement de
dispositions de la Duchesse à son égard qu'en pensant que Gilberte, en
repoussant dédaigneusement des avances qui venaient après vingt-cinq
ans d'outrages, dût enfin venger ceux-ci. Malheureusement les réflexes
moraux ne sont pas toujours identiques à ce que le bon sens imagine.
Tel qui par une injure mal à propos a cru perdre à tout jamais ses
ambitions auprès d'une personne à qui il tient les sauve au contraire
par là. Gilberte assez indifférente aux personnes qui étaient
aimables pour elle, ne cessait de penser avec admiration à l'insolente
Mme de Guermantes, à se demander les raisons de cette insolence; même
une fois, ce qui eût fait mourir de honte pour elle tous les gens qui
lui témoignaient un peu d'amitié, elle avait voulu écrire à la
Duchesse pour lui demander ce qu'elle avait contre une jeune fille qui
ne lui avait rien fait. Les Guermantes avaient pris à ses yeux des
proportions que leur noblesse eût été impuissante à leur donner.
Elle les mettait au-dessus non seulement de toute la noblesse, mais
même de toutes les familles royales.
D'anciennes amies de Swann s'occupaient beaucoup de Gilberte. Quand on
apprit dans l'aristocratie le dernier héritage qu'elle venait de faire,
on commença à remarquer combien elle était bien élevée et quelle
femme charmante elle ferait. On prétendait qu'une cousine de Mme de
Guermantes, la princesse de Nièvre, pensait à Gilberte pour son fils.
Mme de Guermantes détestait Mme de Nièvre. Elle dit qu'un tel mariage
serait un scandale. Mme de Nièvre effrayée assura qu'elle n'y avait
jamais pensé. Un jour, après déjeuner, comme il faisait beau, et que
M. de Guermantes devait sortir avec sa femme, Mme de Guermantes
arrangeait son chapeau dans la glace, ses yeux bleus se regardaient
eux-mêmes, et regardaient ses cheveux encore blonds, la femme de
chambre tenait à la main diverses ombrelles entre lesquelles sa
maîtresse choisirait. Le soleil entrait à flots par la fenêtre et ils
avaient décidé de profiter de la belle journée pour aller faire une
visite à Saint-Cloud, et M. de Guermantes tout prêt, en gants gris
perle et le tube sur la tête se disait: «Oriane est vraiment encore
étonnante. Je la trouve délicieuse», et voyant que sa femme avait
l'air bien disposée: «À propos, dit-il, j'avais une commission à
vous faire de Mme de Virelef.
Elle voulait vous demander de venir lundi
à l'Opéra, mais comme elle a la petite Swann, elle n'osait pas et m'a
prié de tâter le terrain. Je n'émets aucun avis, je vous transmets
tout simplement. Mon Dieu, il me semble que nous pourrions. . . »
ajouta-t-il évasivement, car leur disposition à l'égard d'une
personne étant une disposition collective et naissant identique en
chacun d'eux, il savait par lui-même que l'hostilité de sa femme à
l'égard de Mlle Swann était tombée et qu'elle était curieuse de la
connaître. Mme de Guermantes acheva d'arranger son voile et choisit une
ombrelle. «Mais comme vous voudrez, que voulez-vous que ça me fasse,
je ne vois aucun inconvénient à ce que nous connaissions cette petite.
Vous savez bien que je n'ai jamais rien eu _contre_ elle. Simplement je
ne voulais pas que nous ayons l'air de recevoir les faux-ménages de nos
amis. Voilà tout. » «Et vous aviez parfaitement raison, répondit le
Duc. Vous êtes la sagesse même, Madame, et vous êtes de plus
ravissante avec ce chapeau. » «Vous êtes fort aimable», dit Mme de
Guermantes en souriant à son mari et en se dirigeant vers la porte.
Mais avant de monter en voiture, elle tint à lui donner encore quelques
explications: «Maintenant il y a beaucoup de gens qui voient la mère,
d'ailleurs elle a le bon esprit d'être malade les trois quarts de
l'année. . . Il paraît que la petite est très gentille. Tout le monde
sait que nous aimions beaucoup Swann. On trouvera cela tout naturel» et
ils partirent ensemble pour Saint-Cloud.
Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore
Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses;
à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement: «Je crois que vous
avez très bien connu mon père. » «Mais je crois bien, dit Mme de
Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le
chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait
l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très
exactement le père. Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle
_très bien_. » (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu
la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans. ) «Je sais très
bien qui c'était, je vais vous dire, ajouta-t-elle, comme si elle avait
voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à
cette jeune fille des renseignements sur lui, c'était un grand ami à
ma belle-mère et aussi il était très lié avec mon beau-frère
Palamède. » «Il venait aussi ici, il déjeunait même ici, ajouta M.
de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. Vous
vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père. Comme on
sentait qu'il devait être d'une famille honnête, du reste j'ai aperçu
autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens! »
On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en
vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander
pour une place de jardiniers! Et voilà comment le faubourg
Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le
flatter de l'exception faite--le temps qu'on cause--en faveur de
l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, soit plutôt et en même temps
pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le
moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs,
d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être
grossier.
Mais sachant vraiment vous combler, quand elle vous voyait, ne pouvant
alors se résoudre à vous laisser partir, Mme de Guermantes était
aussi l'esclave de ce besoin de la présence. Swann avait pu parfois
dans l'ivresse de la conversation donner à la Duchesse l'illusion
qu'elle avait de l'amitié pour lui, il ne le pouvait plus. «Il était
charmant», dit la Duchesse avec un sourire triste en posant sur
Gilberte un regard très doux qui, à tout hasard, pour le cas où cette
jeune fille serait sensible, lui montrerait qu'elle était comprise et
que Mme de Guermantes, si elle se fût trouvée seule avec elle et si
les circonstances l'eussent permis, eût aimé lui dévoiler toute la
profondeur de sa sensibilité. Mais M. de Guermantes, soit qu'il pensât
précisément que les circonstances s'opposaient à de telles effusions,
soit qu'il considérât que toute exagération de sentiment était
l'affaire des femmes et que les hommes n'avaient pas plus à y voir que
dans leurs autres attributions, sauf la cuisine et les vins qu'il
s'était réservés y ayant plus de lumières que la Duchesse, crut bien
faire de ne pas alimenter, en s'y mêlant, cette conversation qu'il
écoutait avec une visible impatience.
Du reste Mme de Guermantes, cet accès de sensibilité passé, ajouta
avec une frivolité mondaine en s'adressant à Gilberte: «Tenez,
c'était non seulement un grand ami à mon beau-frère Charlus mais
aussi il était très ami avec Voisenon (le château du prince de
Guermantes)» comme si le fait de connaître M. de Charlus et le Prince
avait été pour Swann un hasard, comme si le beau-frère et le cousin
de la Duchesse avaient été deux hommes avec qui Swann se fût trouvé
lié dans une certaine circonstance, alors que Swann était lié avec
tous les gens de cette même société, et comme si Mme de Guermantes
avait voulu faire comprendre à Gilberte qui était à peu près son
père, le lui «situer» par un de ces traits caractéristiques à
l'aide desquels, quand on veut expliquer comment on se trouve en
relations avec quelqu'un qu'on n'aurait pas à connaître, ou pour
singulariser son récit, on invoque le parrainage particulier d'une
certaine personne.
Quant à Gilberte, elle fut d'autant plus heureuse de voir tomber la
conversation qu'elle ne cherchait précisément qu'à en changer, ayant
hérité de Swann son tact exquis avec un charme d'intelligence que
reconnurent et goûtèrent le duc et la duchesse qui demandèrent à
Gilberte de revenir bientôt. D'ailleurs avec la minutie des gens dont
la vie est sans but, tour à tour ils s'apercevaient, chez les gens avec
qui ils se liaient, des qualités les plus simples, s'exclamant devant
elles avec l'émerveillement naïf d'un citadin qui fait à la campagne
la découverte d'un brin d'herbe, ou au contraire grossissant comme avec
un microscope, commentant sans fin, prenant en grippe les moindres
défauts, et souvent tour à tour chez une même personne. Pour Gilberte
ce furent d'abord ces agréments sur lesquels s'exerça la perspicacité
oisive de M. et de Mme de Guermantes: «Avez-vous remarqué la manière
dont elle dit certains mots, dit après son départ la duchesse à son
mari, c'était bien du Swann, je croyais l'entendre. » «J'allais faire
la même remarque que vous, Oriane. » «Elle est spirituelle, c'est tout
à fait le tour de son père. » «Je trouve qu'elle lui est même très
supérieure. Rappelez-vous comme elle a bien raconté cette histoire de
bains de mer, elle a un brio que Swann n'avait pas. » «Oh! il était
pourtant bien spirituel. » «Mais je ne dis pas qu'il n'était pas
spirituel. Je dis qu'il n'avait pas de brio», dit M. de Guermantes d'un
ton gémissant, car sa goutte le rendait nerveux et, quand il n'avait
personne d'autre à qui témoigner son agacement, c'est à la duchesse
qu'il le manifestait. Mais incapable d'en bien comprendre les causes, il
préférait prendre un air incompris.
Ces bonnes dispositions du duc et de la duchesse firent que dorénavant
on eût au besoin dit quelquefois à Gilberte un «votre pauvre père»
qui ne put d'ailleurs servir, Forcheville ayant précisément vers cette
époque adopté la jeune fille. Elle disait: «mon père» à
Forcheville, charmait les douairières par sa politesse et sa
distinction, et on reconnaissait que, si Forcheville s'était
admirablement conduit avec elle, la petite avait beaucoup de cœur et
savait l'en récompenser. Sans doute parce qu'elle pouvait parfois et
désirait montrer beaucoup d'aisance, elle s'était fait reconnaître
par moi et devant moi avait parlé de son véritable père. Mais
c'était une exception et on n'osait plus devant elle prononcer le nom
de Swann.
Justement je venais de remarquer dans le salon deux dessins d'Elstir qui
autrefois étaient relégués dans un cabinet d'en haut où je ne les
avais vus que par hasard. Elstir était maintenant à la mode. Mme de
Guermantes ne se consolait pas d'avoir donné tant de tableaux de lui à
sa cousine, non parce qu'ils étaient à la mode, mais parce qu'elle les
goûtait maintenant. La mode est faite en effet de l'engouement d'un
ensemble de gens dont les Guermantes sont représentatifs. Mais elle ne
pouvait songer à acheter d'autres tableaux de lui, car ils étaient
montés depuis quelque temps à des prix follement élevés. Elle
voulait au moins avoir quelque chose d'Elstir dans son salon et y avait
fait descendre ces deux dessins qu'elle déclarait «préférer à sa
peinture».
Gilberte reconnut cette facture. «On dirait des Elstir, dit-elle. »
«Mais oui, répondit étourdiment la duchesse, c'est précisément
vot. . . ce sont de nos amis qui nous les ont fait acheter. C'est
admirable. À mon avis, c'est supérieur à sa peinture. » Moi qui
n'avais pas entendu ce dialogue, j'allai regarder les dessins. «Tiens,
c'est l'Elstir que. . . » Je vis les signes désespérés de Mme de
Guermantes. «Ah! oui, l'Elstir que j'admirais en haut. Il est bien
mieux que dans ce couloir. À propos d'Elstir je l'ai nommé hier dans
un article du _Figaro_. Est-ce que vous l'avez lu? » «Vous avez écrit
un article dans le _Figaro_? s'écria M. de Guermantes avec la même
violence que s'il s'était écrié: «Mais c'est ma cousine. » «Oui,
hier. » «Dans le _Figaro_, vous êtes sûr? Cela m'étonnerait bien.
Car nous avons chacun notre _Figaro_ et, s'il avait échappé à l'un de
nous, l'autre l'aurait vu. N'est-ce pas, Oriane, il n'y avait rien. » Le
duc fit chercher le _Figaro_ et se rendit à l'évidence, comme si,
jusque-là, il y eût eu plutôt chance que j'eusse fait erreur sur le
journal où j'avais écrit. «Quoi, je ne comprends pas, alors vous avez
fait un article dans le _Figaro_? » me dit la duchesse, faisant effort
pour parler d'une chose qui ne l'intéressait pas. «Mais voyons, Basin,
vous lirez cela plus tard. » Mais non, le duc est très bien comme cela
avec sa grande barbe sur le journal, dit Gilberte. Je vais lire cela
tout de suite en rentrant. » «Oui, il porte la barbe maintenant que
tout le monde est rasé, dit la duchesse, il ne fait jamais rien comme
personne. Quand nous nous sommes mariés, il se rasait non seulement la
barbe, mais la moustache. Les paysans qui ne le connaissaient pas ne
croyaient pas qu'il était Français. Il s'appelait à ce moment le
prince des Laumes. » «Est-ce qu'il y a encore un prince des Laumes? »
demanda Gilberte qui était intéressée par tout ce qui touchait des
gens qui n'avaient pas voulu lui dire bonjour pendant si longtemps.
«Mais non», répondit avec un regard mélancolique et caressant la
duchesse. » «Un si joli titre! Un des plus beaux titres français! »
dit Gilberte, un certain ordre de banalités venant inévitablement,
comme l'heure sonne, dans la bouche de certaines personnes
intelligentes. «Hé bien oui, je regrette aussi. Basin voudrait que le
fils de sa sœur le relevât, mais ce n'est pas la même chose, au fond
ça pourrait être parce que ce n'est pas forcément le fils aîné,
cela peut passer de l'aîné au cadet. Je vous disais que Basin était
alors tout rasé; un jour à un pèlerinage, vous rappelez-vous mon
petit, dit-elle à son mari, à ce pèlerinage à Paray-le-Monial, mon
beau-frère Charlus qui aime assez causer avec les paysans, disait à
l'un, à l'autre: «D'où es-tu, toi? » et comme il est très
généreux, il leur donnait quelque chose, les emmenait boire. Car
personne n'est à la fois plus simple et plus haut que Mémé. Vous le
verrez ne pas vouloir saluer une duchesse qu'il ne trouve pas assez
duchesse et combler un valet de chiens. Alors, je dis à Basin:
«Voyons, Basin, parlez-leur un peu aussi. » Mon mari qui n'est pas
toujours très inventif--«Merci, Oriane», dit le duc sans
s'interrompre de la lecture de mon article où il était plongé--avisa
un paysan et lui répéta textuellement la question de son frère: «Et
toi, d'où es-tu? » «Je suis des Laumes. » «Tu es des Laumes. Hé bien
je suis ton prince. » Alors le paysan regarda la figure toute glabre de
Basin et lui répondit: «Pas vrai. Vous, vous êtes un _english_[1]. »
On voyait ainsi dans ces petits récits de la duchesse ces grands titres
éminents, comme celui de prince des Laumes, surgir à leur place vraie,
dans leur état ancien et leur couleur locale, comme dans certains
livres d'heures, on reconnaît, au milieu de la foule de l'époque, la
flèche de Bourges.
On apporta des cartes qu'un valet de pied venait de déposer. «Je ne
sais pas ce qui lui prend, je ne la connais pas. C'est à vous que je
dois ça, Basin. Ça ne vous a pourtant pas si bien réussi ce genre de
relations, mon pauvre ami», et se tournant vers Gilberte: «Je ne
saurais même pas vous expliquer qui c'est, vous ne la connaissez
certainement pas, elle s'appelle Lady Rufus Israël. »
Gilberte rougit vivement: «Je ne la connais pas, dit-elle (ce qui
était d'autant plus faux que Lady Israël s'était deux ans avant la
mort de Swann réconciliée avec lui et qu'elle appelait Gilberte par
son prénom), mais je sais très bien, par d'autres, qui est la personne
que vous voulez dire. » C'est que Gilberte était devenue très snob.
C'est ainsi qu'une jeune fille ayant un jour, soit méchamment, soit
maladroitement, demandé quel était le nom de son père non pas
adoptif, mais véritable, dans son trouble et pour dénaturer un peu ce
qu'elle avait à dire, elle avait prononcé au lieu de Souann, Svann,
changement qu'elle s'aperçut un peu après être péjoratif, puisque
cela faisait de ce nom d'origine anglaise, un nom allemand. Et même
elle avait ajouté, s'avilissant pour se rehausser: «on a raconté
beaucoup de choses très différentes sur ma naissance, moi, je dois
tout ignorer. »
Si honteuse que Gilberte dût être à certains instants en pensant à
ses parents (car même Mme Swann représentait pour elle et était une
bonne mère) d'une pareille façon d'envisager la vie, il faut
malheureusement penser que les éléments en étaient sans doute
empruntés à ses parents, car nous ne nous faisons pas de toutes
pièces nous-même. Mais à une certaine somme d'égoïsme qui existe
chez la mère, un égoïsme différent, inhérent à la famille du
père, vient s'ajouter, ce qui ne veut pas toujours dire s'additionner,
ni même justement servir de multiple, mais créer un égoïsme nouveau
infiniment plus puissant et redoutable. Et depuis le temps que le monde
dure, que des familles où existe tel défaut sous une forme s'allient
à des familles où le même défaut existe sous une autre, ce qui crée
une variété particulièrement complexe et détestable chez l'enfant,
les égoïsmes accumulés (pour ne parler ici que de l'égoïsme)
prendraient une puissance telle que l'humanité entière serait
détruite, si du mal même ne naissaient, capables de le ramener à de
justes proportions, des restrictions naturelles analogues à celles qui
empêchent la prolifération infinie des infusoires d'anéantir notre
planète, la fécondation unisexuée des plantes d'amener l'extinction
du règne végétal, etc. De temps à autre une vertu vient composer
avec cet égoïsme une puissance nouvelle et désintéressée.
Les combinaisons par lesquelles, au cours des générations, la chimie
morale fixe ainsi et rend inoffensifs les éléments qui devenaient trop
redoutables, sont infinies et donneraient une passionnante variété à
l'histoire des familles. D'ailleurs avec ces égoïsmes accumulés comme
il devait y en avoir en Gilberte coexiste telle vertu charmante des
parents; elle vient un moment faire toute seule un intermède, jouer son
rôle touchant avec une sincérité complète.
Sans doute Gilberte n'allait pas toujours aussi loin que quand elle
insinuait qu'elle était peut-être la fille naturelle de quelque grand
personnage, mais elle dissimulait le plus souvent ses origines.
Peut-être lui était-il simplement trop désagréable de les confesser,
et préférait-elle qu'on les apprît par d'autres. Peut-être
croyait-elle vraiment les cacher, de cette croyance incertaine, qui
n'est pourtant pas le doute, qui réserve une possibilité à ce qu'on
souhaite et dont Musset donne un exemple quand il parle de l'Espoir en
Dieu. «Je ne la connais pas personnellement», reprit Gilberte.
Avait-elle pourtant en se faisant appeler Mlle de Forcheville l'espoir
qu'on ignorât qu'elle était la fille de Swann. Peut-être pour
certaines personnes qu'elle espérait devenir, avec le temps, presque
tout le monde. Elle ne devait pas se faire de grandes illusions sur leur
nombre actuel, et elle savait sans doute que bien des gens devaient
chuchoter: «C'est la fille de Swann? » Mais elle ne le savait que de
cette même science qui nous parle de gens se tuant par misère pendant
que nous allons au bal, c'est-à-dire une science lointaine et vague à
laquelle nous ne tenons pas à substituer une connaissance plus
précise, due à une impression directe. Gilberte appartenait ou du
moins appartint pendant ces années-là, à la variété la plus
répandue des autruches humaines, celles qui cachent leur tête dans
l'espoir non de ne pas être vues, ce qu'elles croient peu
vraisemblable, mais de ne pas voir qu'on les voit, ce qui leur paraît
déjà beaucoup et leur permet de s'en remettre à la chance pour le
reste. Comme l'éloignement rend les choses plus petites, plus
incertaines, moins dangereuses, Gilberte préférait ne pas être près
des personnes au moment où celles-ci faisaient la découverte qu'elle
était née Swann.
Et comme on est près des personnes qu'on se représente, comme on peut
se représenter les gens lisant leur journal, Gilberte préférait que
les journaux l'appelassent Mlle de Forcheville. Il est vrai que pour les
écrits dont elle avait elle-même la responsabilité, ses lettres, elle
ménagea quelque temps la transition en signant G. S. Forcheville. La
véritable hypocrisie dans cette signature était manifestée par la
suppression bien moins des autres lettres du nom de Swann que de celles
du nom de Gilberte. En effet, en réduisant le prénom innocent à un
simple G, Mlle de Forcheville semblait insinuer à ses amis que la même
amputation appliquée au nom de Swann n'était due aussi qu'à des
motifs d'abréviation. Même elle donnait une importance particulière
à l'S, et en faisait une sorte de longue queue qui venait barrer le G,
mais qu'on sentait transitoire et destinée à disparaître comme celle
qui, encore longue chez le singe, n'existe plus chez l'homme.
Malgré cela, dans son snobisme, il y avait de l'intelligente curiosité
de Swann. Je me souviens que cet après-midi-là elle demanda à Mme de
Guermantes si elle ne pouvait pas connaître M. du Lau et la duchesse
ayant répondu qu'il était souffrant et ne sortait pas, Gilberte
demanda comment il était, car, ajouta-t-elle en rougissant
légèrement, elle en avait beaucoup entendu parler. (Le marquis du Lau
avait été en effet un des amis les plus intimes de Swann avant le
mariage de celui-ci, et peut-être même Gilberte l'avait-elle entrevu,
mais à un moment où elle ne s'intéressait pas à cette société. )
«Est-ce que M. de Bréauté ou le prince d'Agrigente peuvent m'en
donner une idée? demanda-t-elle. » «Oh! pas du tout,» s'écria Mme de
Guermantes, qui avait un sentiment vif de ces différences provinciales
et faisait des portraits sobres, mais colorés par sa voix dorée et
rauque, sous le doux fleurissement de ses yeux de violette. «Non, pas
du tout. Du Lau c'était le gentilhomme du Périgord[2], charmant, avec
toutes les belles manières et le sans-gêne de sa province. À
Guermantes, quand il y avait le Roi d'Angleterre avec qui du Lau était
très ami, il y avait après la chasse un goûter. . . C'était l'heure
où du Lau avait l'habitude d'aller ôter ses bottines et mettre de gros
chaussons de laine. Hé bien, la présence du Roi Édouard et de tous
les grands-ducs ne le gênait en rien, il descendait dans le grand salon
de Guermantes avec ses chaussons de laine, il trouvait qu'il était le
marquis du Lau d'Ollemans qui n'avait en rien à se contraindre pour le
Roi d'Angleterre. Lui et ce charmant Quasimodo de Breteuil, c'étaient
les deux que j'aimais le plus. C'étaient du reste des grands amis à. . .
(elle allait dire à votre père et s'arrêta net). Non, ça n'a aucun
rapport, ni avec Gri-gri ni avec Bréauté. C'est le vrai grand seigneur
du Périgord. Du reste Mémé cite une page de Saint-Simon sur un
marquis d'Ollemans, c'est tout à fait ça. » Je citai les premiers mots
du portrait: «M. d'Ollemans qui était un homme fort distingué parmi
la noblesse du Périgord, par la sienne et par son mérite et y était
considéré par tout ce qui y vivait comme un arbitre général à qui
chacun avait recours pour sa probité, sa capacité et la douceur de ses
manières, et comme un coq de province. » «Oui, il y a de cela, dit Mme
de Guermantes, d'autant que du Lau a toujours été rouge comme un
coq. » «Oui, je me rappelle avoir entendu citer ce portrait», dit
Gilberte, sans ajouter que c'était par son père, lequel était en
effet grand admirateur de Saint-Simon.
Elle aimait aussi parler du prince d'Agrigente et de M. de Bréauté,
pour une autre raison. Le prince d'Agrigente l'était par héritage de
la maison d'Aragon, mais sa seigneurie était poitevine. Quant à son
château, celui du moins où il résidait, ce n'était pas un château
de sa famille, mais de la famille d'un premier mari de sa mère et il
était situé à peu près à égale distance de Martinville et de
Guermantes. Aussi Gilberte parlait-elle de lui et de M. de Bréauté
comme de voisins de campagne qui lui rappelaient sa vieille province.
Matériellement, il y avait une part de mensonge dans ces paroles,
puisque ce n'est qu'à Paris par la comtesse Molé qu'elle avait connu
M. de Bréauté d'ailleurs vieil ami de son père. Quant au plaisir de
parler des environs de Tansonville il pouvait être sincère. Le
snobisme est pour certaines personnes analogue à ces breuvages
agréables auxquels elles mêlent des substances utiles. Gilberte
s'intéressait à telle femme élégante parce qu'elle avait de superbes
livres et des Nattiers que mon ancienne amie n'eût sans doute pas été
voir à la Bibliothèque Nationale et au Louvre, et je me figure que
malgré la proximité plus grande encore, l'influence attrayante de
Tansonville se fût moins exercée pour Gilberte sur Mme Sazerat ou Mme
Goupil que sur M. d'Agrigente.
«Oh! pauvre Babel et pauvre Gri-Gri, dit Mme de Guermantes, ils sont
bien plus malades que du Lau, je crains qu'ils n'en aient pas pour
longtemps, ni l'un ni l'autre. »
Quand M. de Guermantes eut terminé la lecture de mon article, il
m'adressa des compliments d'ailleurs mitigés. Il regrettait la forme un
peu poncive de ce style où il y avait «de l'emphase, des métaphores
comme dans la prose démodée de Chateaubriand»; par contre il me
félicita sans réserve de «m'occuper»: «J'aime qu'on fasse quelque
chose de ses dix doigts. Je n'aime pas les inutiles qui sont toujours
des importants ou des agités. Sotte engeance! »
Gilberte, qui prenait avec une rapidité extrême les manières du
monde, déclara combien elle allait être fière de dire qu'elle était
l'amie d'un auteur.
