Mais il était venu
quelqu’un
pour le
voir.
voir.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Il savait bien comme une
vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais
pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il
connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on
lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils
parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment
indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu des
mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses
fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de
Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette,
il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où
elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle
était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès
d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru
vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à
des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de
créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de
laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on
lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos, d’un
détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme
s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre
tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné
sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car
si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité,
c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui
dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette,
il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la
sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La
vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au
mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme
conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il
mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était
pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à
elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air
méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de
s’humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût
encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait
accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant
ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les
Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il
eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la
lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de
«marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait
l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait
faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où
celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une
plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait
alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
«Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles
des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit
un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de
cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
d’union, un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur
les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était
le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre anonyme
disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de
Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui
concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette
mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais
la vérité et dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin
et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
l’innocence, et qui--comme par exemple Odette--sont plus éloignées
qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait
repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un
instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des
goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de
ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou
au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou
la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux
ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis
un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à
simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie
comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement
rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne
pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans
la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et
d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait
l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou
la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait
mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
--Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que
j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était
vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a
quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
assisterez-vous à la Revue? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi
d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque
que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation,
qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.
--Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et
malheureux.
--Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien»,
dis-moi: «Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme. »
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle
voulait se débarrasser de lui:
--Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
--Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
--«Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par
un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que
je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement! »
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
qui interrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:
--Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,
Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus
long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma
colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me
jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta
médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
--Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il
y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
peut-être deux ou trois fois.
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois»
marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés
dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le
touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison
qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait
entendu chez Mme de Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort
depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne
ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que
dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si
loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière
qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois fois»,
dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce
qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première
fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui
était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au
fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même
temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie
qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût pas se
renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit
souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne
réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,
comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d’une
certaine femme mais il y en avait des centaines d’autres et il comprit
quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n’avait
pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la
possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son
âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature
plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les
cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de
refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui
tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus
autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les
forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne
l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce
fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit
cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes
les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et
comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une
convulsion qui semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de
Swann, d’elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il
se rappela ces soirs de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui
le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les
émotions de l’homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu’elles
produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que
l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à son cœur,
reprit sa respiration et parvint à sourire pour dissimuler sa torture.
Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait
pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui
faire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur
la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne
trouvait pas qu’il eut assez souffert et cherchait à lui faire
recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinité
méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne
fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement si d’abord son
supplice ne s’aggrava pas.
--Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je
connais?
--Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je
n’ai pas été jusque-là.
Il sourit et reprit:
--Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne
puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne,
cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce
que je ne t’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les
choses. Ce qui est affreux c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais
tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie
de tout mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini.
Seulement ce mot: «Il y a combien de temps? »
--Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c’est tout ce qu’il
y a de plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux
absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle,
avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.
--Oh! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais.
Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici; tu ne peux
pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce
soir-là; tu comprends bien qu’il n’est pas possible que tu ne te
rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
--Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu
es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des
Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait
sa véracité. A une table voisine il y avait une femme que je n’avais
pas vue depuis très longtemps. Elle m’a dit: «Venez donc derrière le
petit rocher voir l’effet du clair de lune sur l’eau. » D’abord j’ai
bâillé et j’ai répondu: «Non, je suis fatiguée et je suis bien ici. »
Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je
lui ai dit «cette blague! » je savais bien où elle voulait en venir.
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout
naturel, ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou
pour ne pas avoir l’air humilié. En voyant le visage de Swann, elle
changea de ton:
--Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des
mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.
Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier.
Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à
ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il
n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien,
qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui
et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe
et d’atroce; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette
ouverture béante, ce moment dans l’Ile du Bois. Odette sans être
intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle
avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant
voyait tout; le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait
répondre--gaiement, hélas! : «Cette blague»! ! ! Il sentait qu’elle ne
dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation
nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:
--Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine,
c’est fini, je n’y pense plus.
Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne
savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa
mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une
blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le
dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris
l’habitude de trouver la vie intéressante--d’admirer les curieuses
découvertes qu’on peut y faire--que tout en souffrant au point de
croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur,
il se disait: «La vie est vraiment étonnante et réserve de belles
surprises; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne
croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si
simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui
semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une dénonciation
invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien
plus que ce qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner
à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la
valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait
conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se
renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits: «Je
voyais bien où elle voulait en venir», «Deux ou trois fois», «Cette
blague! » mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de
Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau
coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher
d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux,
il se redisait ces mots: «Je suis bien ici», «Cette blague! », mais la
souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il
s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si
légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves
comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes
à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer
qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient
pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours
guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: «Vilain jaloux
qui veut priver les autres d’un plaisir. » Par quelle trappe
soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour
Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité
dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il
pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle
n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre
mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche
Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du
Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec
indifférence autrefois: «Quand on se sent pris d’amour pour une femme,
on devrait se dire: Comment est-elle entourée? Quelle a été sa vie?
Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que
de simples phrases épelées par sa pensée, comme «Cette blague! », «Je
voyais bien où elle voulait en venir» pussent lui faire si mal. Mais
il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les
pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue,
la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car
c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait
beau savoir maintenant,--même, il eut beau, le temps passant, avoir un
peu oublié, avoir pardonné--, au moment où il se redisait ses mots, la
souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne
parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaçait pour le
faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne
sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire
le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible
puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement
de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il
pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un
peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots
prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann
s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer
les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir
où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse,
mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait
confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque
point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison
tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du
Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités
qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des
tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se
rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant
qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se
représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement,
mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents
concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore,
fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage
individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le
concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir.
Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de
l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le
déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui
fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances
différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une
autre forme.
Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait
maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait
spontanément, et sans s’en rendre compte; en effet l’écart que le vice
mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente
que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa
maîtresse, cet écart Odette en ignorait l’étendue: un être vicieux,
affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut
pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se
rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est
insensible pour lui-même l’entraînent peu à peu loin des façons de
vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette,
avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à
peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans
qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent
dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle; mais si
elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation de
l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser
Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des
entremetteuses. A vrai dire il était convaincu que non; la lecture de
la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son
intelligence, mais d’une façon mécanique; elle n’y avait rencontré
aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être
débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du
soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. «Oh! non! Ce n’est pas que
je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans
un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne
pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore
restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposait
n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit:
«Je me tue si vous ne me l’amenez pas. » On lui a dit que j’étais
sortie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en
aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de
chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a dit que je criais à
tue-tête: «Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! C’est une idée
comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce
que je veux tout de même! Si j’avais besoin d’argent, je comprends. . . »
Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis
à la campagne. Ah! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je
crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de
même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable. »
D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes
qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de
point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux
anciens. Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci.
Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il
restait dans l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais
imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de
changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne
pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les
berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.
Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite
le jour de la Fête de Paris-Murcie. «Comment, tu le connaissais déjà?
Ah! oui, c’est vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraître
l’avoir ignoré. » Et tout d’un coup il se mit à trembler à la pensée
que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la
lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être
avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura que non. «Pourtant la
Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être vrai,
lui dit-il pour l’effrayer. »--«Oui, que je n’y étais pas allée le soir
où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez
Prévost», lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec
une décision où il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la
timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle
voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu’elle pouvait être
franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de
bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n’avait pas
conscience du mal qu’elle faisait à Swann; et même elle se mit à rire,
peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié,
confus. «C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je
sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça
c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé
d’entrer regarder ses gravures.
Mais il était venu quelqu’un pour le
voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or parce que j’avais
peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part.
Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel
intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec
lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai? D’autant plus
qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les
deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être
sans forces qu’avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi,
même dans les mois auxquels il n’avait jamais plus osé repenser parce
qu’ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l’avait aimé,
elle lui mentait déjà! Aussi bien que ce moment (le premier soir
qu’ils avaient «fait catleya») où elle lui avait dit sortir de la
Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, receleurs eux
aussi d’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela
qu’elle lui avait dit un jour: «Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin
que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a
toujours moyen de s’arranger. » A lui aussi probablement, bien des fois
où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard,
justifient un changement d’heure dans un rendezvous, ils avaient dû
cacher sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à
faire avec un autre à qui elle avait dit: «Je n’aurai qu’à dire à
Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard,
il y a toujours moyen de s’arranger. » Et sous tous les souvenirs les
plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait
dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile,
sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les
lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du
Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent
de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du
jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il
sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges
qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher,
ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait
toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait
dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il
avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et,
comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant
pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque
fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce
n’était plus comme tout récemment encore à la soirée de Mme de
Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu
depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre.
Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’Ile du
Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous
croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion
continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours
successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par
leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité,
l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélité de sa
jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables
désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet.
S’il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient
pas été remplacés par d’autres. Mais la présence d’Odette continuait
d’ensemencer le cœur de Swann de tendresse et de soupçons alternés.
Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une
gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait profiter
tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des
années; il fallait rentrer immédiatement chez elle «faire catleya» et
ce désir qu’elle prétendait avoir de lui était si soudain, si
inexplicable, si impérieux, les caresses qu’elle lui prodiguait
ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale
et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge
et qu’une méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle
lui en avait donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses
baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse
ordinaire, il crut tout d’un coup entendre du bruit; il se leva,
chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le courage de
reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble de la rage,
brisa un vase et dit à Swann: «On ne peut jamais rien faire avec toi! »
Et il resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’un dont elle
avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant
apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. «J’ai
une petite qui va vous plaire», disait l’entremetteuse. » Et il restait
une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu’il
ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour:
«Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr,
je n’irais plus jamais avec personne. »--«Vraiment, crois-tu que ce soit
possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne vous trompe
jamais? » lui demanda Swann anxieusement. «Pour sûr! ça dépend des
caractères! » Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces filles les
mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. A celle qui
cherchait un ami, il dit en souriant: «C’est gentil, tu as mis des
yeux bleus de la couleur de ta ceinture. »--«Vous aussi, vous avez des
manchettes bleues. »--«Comme nous avons une belle conversation, pour un
endroit de ce genre! Je ne t’ennuie pas, tu as peut-être à
faire? »--«Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’aviez ennuyée, je vous
l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer. »--«Je suis
très flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment? » dit-il à
l’entremetteuse qui venait d’entrer. --«Mais oui, c’est justement ce que
je me disais. Comme ils sont sages! Voilà! on vient maintenant pour
causer chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour, c’est bien mieux
ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles
ont toutes un genre, c’est un vrai scandale! Je vous quitte, je suis
discrète. » Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux
bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était
indifférente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un
voyage en mer; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui; les
Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis
s’en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes
croisières. Chaque fois qu’elle était partie depuis un peu de temps,
Swann sentait qu’il commençait à se détacher d’elle, mais comme si
cette distance morale était proportionnée à la distance matérielle,
dès qu’il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la
voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit
qu’ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût
sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire plaisir à sa
femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure, d’Alger ils
allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en
Asie Mineure. Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait
absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eût
cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de
l’un et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux, et, qu’en
tous cas, il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris
que Mme Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur
rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux.
Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant
passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté
dedans, et s’y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait
sa tournée de visites «de jours» en grande tenue, plumet au chapeau,
robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs
nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à
pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passer
ensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec
correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la
gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite
bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des
Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente,
gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement de son
tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu’elle entendait et répétait
dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une
journée:
--«Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement
comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait
courir tout Paris. Eh bien! qu’en dites-vous? Etes-vous dans le camp
de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous
les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n’est pas chic,
on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son
opinion sur le portrait de Machard. »
Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut
peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.
--«Ah! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne
vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de
Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai
vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu
léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle
ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais
je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin
de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon
Dieu je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari,
c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude mais il a fallu qu’il
lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement
le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le
très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis s’il est
nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur) de lui faire
faire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve! j’ai
une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis
qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme
science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout
quand il coûte 10. 000 francs, est d’être ressemblant et d’une
ressemblance agréable. »
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette,
le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans
ses gants par le teinturier, et l’embarras de parler à Swann des
Verdurin, Mme Cottard, voyant qu’on était encore loin du coin de la
rue Bonaparte où le conducteur devait l’arrêter, écouta son cœur qui
lui conseillait d’autres paroles.
--Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le
voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de
vous.
Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proféré
devant les Verdurin.
--D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout
dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien
longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal.
Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de
Swann?
Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs
aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le
sens où on l’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis:
--Mais elle vous adore! Ah! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de
vous devant elle! On serait bien arrangé! A propos de tout, si on
voyait un tableau par exemple elle disait: «Ah! s’il était là, c’est
lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou non. Il n’y a
personne comme lui pour ça. » Et à tout moment elle demandait:
«Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait
un peu! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux.
(Vous me pardonnez, n’est-ce pas? )» En ce moment je le vois, il pense
à nous, il se demande où nous sommes. » Elle a même eu un mot que j’ai
trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais comment pouvez-vous
voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues
de lui? » Alors Odette lui a répondu: «Rien n’est impossible à l’œil
d’une amie. » Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous
flatter, vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul.
Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les
veilles de départ on cause mieux): «Je ne dis pas qu’Odette ne nous
aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd
auprès de ce que lui dirait M. Swann. » Oh! mon Dieu, voilà que le
conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais laisser passer la
rue Bonaparte. . . me rendriez-vous le service de me dire si mon
aigrette est droite? »
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main
gantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de
haute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et
Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme
Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il
éprouvait pour cette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était
plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de
ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,
l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son
en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre,
laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour
Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait
greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de
gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann
rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes,
parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),
hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée
d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez
le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui
Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être
épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il
sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à
lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour
correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester
amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre
personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on
n’est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes
qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la
jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il
n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant
souffert--mais aussi où il avait connu une manière de sentir si
voluptueuse,--et que les hasards de la route lui permettraient
peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés,
cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au
morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin.
Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il
sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en
avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il
s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir
comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de
quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner le
spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que
bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus
rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les
verres; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il
serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec
l’incuriosité, dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé qui
rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent
l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays, où il a si longtemps
vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un
dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en
France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que
Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en
ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant et
regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittait pour
toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois
il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu
si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce
baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses
adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant
de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances
et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la
revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en
dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un
chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut,
tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et
redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà
n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour
qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait
s’étendre immédiatement. Par moment les vagues sautaient jusqu’au bord
et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui
disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis
d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de
l’obscurité on ne s’en rendait pas compté, mais cependant Mme Verdurin
le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit
sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes
moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient
pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais
elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se
détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l’aimer
tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup
Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: «Il faut
que je m’en aille», elle prenait congé de tout le monde, de la même
façon, sans prendre à part à Swann, sans lui dire où elle le reverrait
le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait
voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de
répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur
battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait
voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses
joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin,
c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en
sens inverse. Au bout d’une seconde il y eut beaucoup d’heures qu’elle
était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III
s’était éclipsé un instant après elle. «C’était certainement entendu
entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais
n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est
sa maîtresse. » Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya
de le consoler. «Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant
les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le
lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste? C’était bien
l’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à
lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était
aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa
personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un
qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.
Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague
association d’idées, puis une certaine modification dans la
physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion
d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité,
et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui
représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car, d’images
incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions
fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il
se reproduisait par simple division comme certains organismes
inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le
creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer et, de sentiments et
d’impressions dont il n’avait pas conscience encore faisait naître
comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique amèneraient à
point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour
recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout
d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se
sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues
qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait
d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur
redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée
inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant:
«Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son
camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux
qui ont mis le feu. » C’était son valet de chambre qui venait
l’éveiller et lui disait:
--Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de
repasser dans une heure.
Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était
plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette
déviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de
même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond
de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de
l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en
poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit
d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle
était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide
et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait fait venir le
coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mon
grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que
Mme de Cambremer--Mlle Legrandin--devait y passer quelques jours.
Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une
campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient
ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour
quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en
présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où
nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il
commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions
que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire,
prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de
présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à
l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne
songeait pas à la revoir jamais,--et qu’il se rappelait maintenant la
soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de
Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si
multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les
jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de
l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela
aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui
sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si
d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et
qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables? Mais ce qui lui
semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas
loin de voir quelque chose de providentiel dans ce qu’il se fût décidé
à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit
désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de
se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût
été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait
éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient
déjà,--et entre lesquels la balance était trop difficile à établir--,
une sorte d’enchaînement nécessaire.
Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des
indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en
wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait sentis tout
près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les
traits tirés, les yeux battus, tout ce que--au cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long
oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elle--il avait cessé de
remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans
doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercher la
sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui
reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et que
baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en
lui-même: «Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu
mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me
plaisait pas, qui n’était pas mon genre! »
TROISIÈME PARTIE
NOMS DE PAYS: LE NOM
Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mes
nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,
saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote,
que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés
au ripolin contenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau
bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait
été chargé de l’aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des
pièces et sur trois côtés, fait courir le long des murs, dans celle
que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en
glace, dans lesquelles selon la place qu’elles occupaient, et par un
effet qu’il n’avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau
changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires
marines, qu’interrompaient seuls les pleins de l’acajou. Si bien que
toute la pièce avait l’air d’un de ces dortoirs modèles qu’on présente
dans les expositions «modern style» du mobilier où ils sont ornés
d’œuvres d’art qu’on a supposées capables de réjouir les yeux de celui
qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le
genre de site où l’habitation doit se trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui
dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était
si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait
de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles
sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages
annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de
voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme
un moment dévoilé de la vie réelle de la nature; ou plutôt il n’y
avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui
n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient
nécessaires, inchangeables,--les beautés des paysages ou du grand art.
Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je
croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me
montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la
grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans
l’intervention des hommes. De même que le beau son de sa voix,
isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas
d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée
m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de
l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument
vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue
récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature par tous
les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait
de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle
portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de
mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité
Legrandin, comme d’une plage toute proche de «ces côtes funèbres,
fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le
linceul des brumes et l’écume des vagues».
«On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au Finistère
lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient maintenant
sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y
sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre
antique. Et c’est le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les
pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du
royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres. » Un jour qu’à
Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin
d’apprendre de lui si c’était le point le mieux choisi pour voir les
plus fortes tempêtes, il m’avait répondu: «Je crois bien que je
connais Balbec! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à
moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique
normand, et si singulière, on dirait de l’art persan. » Et ces lieux
qui jusque-là ne m’avaient semblé que de la nature immémoriale, restée
contemporaine des grands phénomènes géologiques,--et tout aussi en
dehors de l’histoire humaine que l’Océan ou la grande Ourse, avec ces
sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut
de moyen âge--, ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout
d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque
romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi
ces rochers sauvages à l’heure voulue, comme ces plantes frêles mais
vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des
pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une
détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en
retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient
vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils
avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des
côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me
semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais
toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas
particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un
fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres
statues de Balbec--les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du
porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je
pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le
brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de
février, le vent,--soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas
trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un
voyage à Balbec--mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec
celui d’une tempête sur la mer.
J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une
heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât
lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les
annonces de voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait
inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une
marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées
conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on
verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train
passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il
s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson,
à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé,
et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et
entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité
d’en sacrifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en
m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient
permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer
furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier
dans l’église de style persan. Mais à l’approche des vacances de
Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer une
fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont
j’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues
accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage,
près d’églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les
tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup
les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu’ils lui
étaient opposés et n’auraient pu que l’affaiblir, se substituaient en
moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le
printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les
aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones
les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à
ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les
couleurs me semblaient avoir du prix; car l’alternance des images
avait amené en moi un changement de front du désir, et,--aussi brusque
que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton
dans ma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation
atmosphérique suffit à provoquer en moi cette modulation sans qu’il y
eût besoin d’attendre le retour d’une saison. Car souvent dans l’une,
on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y fait vivre, en évoque
aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les
rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus
tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le
calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces phénomènes
naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’un
bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science
s’empare d’eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la
possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée
de l’agrément du hasard, de même la production de ces rêves
d’Atlantique et d’Italie cessa d’être soumise uniquement aux
changements des saisons et du temps. Je n’eus besoin pour les faire
renaître que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans
l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient
inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans
un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des
tempêtes et du gothique normand; même par un jour de tempête le nom de
Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du
palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces
villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa
réapparition en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour
conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce
que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité,
et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination,
d’aggraver la déception future de mes voyages.
vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais
pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il
connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on
lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils
parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment
indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu des
mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses
fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de
Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette,
il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où
elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle
était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès
d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru
vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à
des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de
créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de
laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on
lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos, d’un
détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme
s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre
tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné
sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car
si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité,
c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui
dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette,
il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la
sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La
vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au
mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme
conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il
mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était
pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à
elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air
méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de
s’humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût
encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait
accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant
ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les
Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il
eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la
lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de
«marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait
l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait
faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où
celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une
plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait
alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
«Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles
des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit
un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de
cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
d’union, un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur
les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était
le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre anonyme
disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de
Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui
concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette
mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais
la vérité et dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin
et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
l’innocence, et qui--comme par exemple Odette--sont plus éloignées
qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait
repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un
instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des
goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de
ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou
au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou
la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux
ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis
un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à
simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie
comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement
rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne
pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans
la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et
d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait
l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou
la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait
mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
--Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que
j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était
vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a
quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
assisterez-vous à la Revue? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi
d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque
que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation,
qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.
--Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et
malheureux.
--Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien»,
dis-moi: «Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme. »
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle
voulait se débarrasser de lui:
--Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
--Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
--«Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par
un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que
je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement! »
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
qui interrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:
--Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,
Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus
long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma
colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me
jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta
médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
--Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il
y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
peut-être deux ou trois fois.
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois»
marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés
dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le
touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison
qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait
entendu chez Mme de Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort
depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne
ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que
dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si
loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière
qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois fois»,
dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce
qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première
fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui
était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au
fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même
temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie
qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût pas se
renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit
souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne
réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,
comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d’une
certaine femme mais il y en avait des centaines d’autres et il comprit
quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n’avait
pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la
possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son
âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature
plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les
cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de
refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui
tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus
autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les
forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne
l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce
fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit
cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes
les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et
comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une
convulsion qui semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de
Swann, d’elle-même la même souffrance vint retracer la même croix. Il
se rappela ces soirs de clair de lune, où allongé dans sa victoria qui
le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les
émotions de l’homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu’elles
produiraient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent que
l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à son cœur,
reprit sa respiration et parvint à sourire pour dissimuler sa torture.
Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui avait
pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui
faire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur
la plus cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne
trouvait pas qu’il eut assez souffert et cherchait à lui faire
recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une divinité
méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne
fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement si d’abord son
supplice ne s’aggrava pas.
--Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que je
connais?
--Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je
n’ai pas été jusque-là.
Il sourit et reprit:
--Que veux-tu? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne
puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne,
cela m’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce
que je ne t’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les
choses. Ce qui est affreux c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais
tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie
de tout mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini.
Seulement ce mot: «Il y a combien de temps? »
--Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c’est tout ce qu’il
y a de plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux
absolument me redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle,
avec une sottise inconsciente et une méchanceté voulue.
--Oh! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais.
Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici; tu ne peux
pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce
soir-là; tu comprends bien qu’il n’est pas possible que tu ne te
rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
--Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu
es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des
Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait
sa véracité. A une table voisine il y avait une femme que je n’avais
pas vue depuis très longtemps. Elle m’a dit: «Venez donc derrière le
petit rocher voir l’effet du clair de lune sur l’eau. » D’abord j’ai
bâillé et j’ai répondu: «Non, je suis fatiguée et je suis bien ici. »
Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je
lui ai dit «cette blague! » je savais bien où elle voulait en venir.
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout
naturel, ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou
pour ne pas avoir l’air humilié. En voyant le visage de Swann, elle
changea de ton:
--Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des
mensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.
Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier.
Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à
ses yeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il
n’avait pas connu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien,
qu’il avait vécus avec Odette, qu’il avait cru connus si bien par lui
et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe
et d’atroce; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette
ouverture béante, ce moment dans l’Ile du Bois. Odette sans être
intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle
avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant
voyait tout; le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait
répondre--gaiement, hélas! : «Cette blague»! ! ! Il sentait qu’elle ne
dirait rien de plus ce soir, qu’il n’y avait aucune révélation
nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:
--Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine,
c’est fini, je n’y pense plus.
Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne
savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa
mémoire parce qu’il était vague, et que déchirait maintenant comme une
blessure cette minute dans l’île du Bois, au clair de lune, après le
dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait tellement pris
l’habitude de trouver la vie intéressante--d’admirer les curieuses
découvertes qu’on peut y faire--que tout en souffrant au point de
croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur,
il se disait: «La vie est vraiment étonnante et réserve de belles
surprises; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’on ne
croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si
simple, si honnête, en tous cas, si même elle était légère, qui
semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une dénonciation
invraisemblable, je l’interroge et le peu qu’elle m’avoue révèle bien
plus que ce qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner
à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la
valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoir s’il devait
conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’elles se
renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits: «Je
voyais bien où elle voulait en venir», «Deux ou trois fois», «Cette
blague! » mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de
Swann, chacun d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau
coup. Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’empêcher
d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux,
il se redisait ces mots: «Je suis bien ici», «Cette blague! », mais la
souffrance était si forte qu’il était obligé de s’arrêter. Il
s’émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si
légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pour lui graves
comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes
à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer
qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient
pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours
guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: «Vilain jaloux
qui veut priver les autres d’un plaisir. » Par quelle trappe
soudainement abaissée (lui qui n’avait eu autrefois de son amour pour
Odette que des plaisirs délicats) avait-il été brusquement précipité
dans ce nouveau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il
pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle
n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était par sa propre
mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche
Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du
Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec
indifférence autrefois: «Quand on se sent pris d’amour pour une femme,
on devrait se dire: Comment est-elle entourée? Quelle a été sa vie?
Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que
de simples phrases épelées par sa pensée, comme «Cette blague! », «Je
voyais bien où elle voulait en venir» pussent lui faire si mal. Mais
il comprenait que ce qu’il croyait de simples phrases n’était que les
pièces de l’armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue,
la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car
c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il avait
beau savoir maintenant,--même, il eut beau, le temps passant, avoir un
peu oublié, avoir pardonné--, au moment où il se redisait ses mots, la
souffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne
parlât: ignorant, confiant; sa cruelle jalousie le replaçait pour le
faire frapper par l’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne
sait pas encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire
le bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la terrible
puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de l’affaiblissement
de cette génératrice dont la fécondité diminue avec l’âge qu’il
pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un
peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des mots
prononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann
s’était moins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer
les autres et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir
où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était douloureuse,
mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci irradiait
confusément à l’entour dans tous les jours avoisinants. Et à quelque
point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs, c’est la saison
tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’île du
Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités
qu’excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des
tortures nouvelles qu’il s’infligerait en les satisfaisant. Il se
rendait compte que toute la période de la vie d’Odette écoulée avant
qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se
représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement,
mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents
concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore,
fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage
individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le
concevoir non plus par paresse de penser, mais par peur de souffrir.
Il espérait qu’un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de
l’île du Bois, de la princesse des Laumes, sans ressentir le
déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui
fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances
différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une
autre forme.
Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutait
maintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélait
spontanément, et sans s’en rendre compte; en effet l’écart que le vice
mettait entre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente
que Swann avait cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa
maîtresse, cet écart Odette en ignorait l’étendue: un être vicieux,
affectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne veut
pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de contrôle pour se
rendre compte combien ceux-ci, dont la croissance continue est
insensible pour lui-même l’entraînent peu à peu loin des façons de
vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette,
avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à
peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans
qu’elle pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent
dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle; mais si
elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation de
l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser
Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chez des
entremetteuses. A vrai dire il était convaincu que non; la lecture de
la lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son
intelligence, mais d’une façon mécanique; elle n’y avait rencontré
aucune créance, mais en fait y était restée, et Swann, pour être
débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante du
soupçon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. «Oh! non! Ce n’est pas que
je ne sois pas persécutée pour cela, ajouta-t-elle, en dévoilant dans
un sourire une satisfaction de vanité qu’elle ne s’apercevait plus ne
pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore
restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposait
n’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit:
«Je me tue si vous ne me l’amenez pas. » On lui a dit que j’étais
sortie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en
aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma femme de
chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a dit que je criais à
tue-tête: «Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! C’est une idée
comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce
que je veux tout de même! Si j’avais besoin d’argent, je comprends. . . »
Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis
à la campagne. Ah! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Je
crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de
même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable. »
D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes
qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de
point de départ à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux
anciens. Car ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci.
Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il
restait dans l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais
imaginé, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de
changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne
pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les
berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.
Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite
le jour de la Fête de Paris-Murcie. «Comment, tu le connaissais déjà?
Ah! oui, c’est vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraître
l’avoir ignoré. » Et tout d’un coup il se mit à trembler à la pensée
que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la
lettre qu’il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut-être
avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura que non. «Pourtant la
Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être vrai,
lui dit-il pour l’effrayer. »--«Oui, que je n’y étais pas allée le soir
où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez
Prévost», lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec
une décision où il y avait, beaucoup plus que du cynisme, de la
timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour-propre elle
voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu’elle pouvait être
franche. Aussi frappa-t-elle avec une netteté et une vigueur de
bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n’avait pas
conscience du mal qu’elle faisait à Swann; et même elle se mit à rire,
peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié,
confus. «C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je
sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça
c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et m’avait demandé
d’entrer regarder ses gravures.
Mais il était venu quelqu’un pour le
voir. Je t’ai dit que je venais de la Maison d’Or parce que j’avais
peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentil de ma part.
Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quel
intérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec
lui le jour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai? D’autant plus
qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les
deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être
sans forces qu’avaient fait de lui ces accablantes paroles. Ainsi,
même dans les mois auxquels il n’avait jamais plus osé repenser parce
qu’ils avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l’avait aimé,
elle lui mentait déjà! Aussi bien que ce moment (le premier soir
qu’ils avaient «fait catleya») où elle lui avait dit sortir de la
Maison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, receleurs eux
aussi d’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela
qu’elle lui avait dit un jour: «Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin
que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a
toujours moyen de s’arranger. » A lui aussi probablement, bien des fois
où elle lui avait glissé de ces mots qui expliquent un retard,
justifient un changement d’heure dans un rendezvous, ils avaient dû
cacher sans qu’il s’en fût douté alors, quelque chose qu’elle avait à
faire avec un autre à qui elle avait dit: «Je n’aurai qu’à dire à
Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard,
il y a toujours moyen de s’arranger. » Et sous tous les souvenirs les
plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait
dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile,
sous les actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les
lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du
Bois, l’Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent
de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse encore du
jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il
sentait s’insinuer la présence possible et souterraine de mensonges
qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher,
ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait
toujours dû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait
dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il
avait ressentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et,
comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive, ébranlant
pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque
fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce
n’était plus comme tout récemment encore à la soirée de Mme de
Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdu
depuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre.
Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’Ile du
Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous
croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une même passion
continue, indivisible. Ils se composent d’une infinité d’amours
successifs, de jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par
leur multitude ininterrompue donnent l’impression de la continuité,
l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélité de sa
jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables
désirs, d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet.
S’il était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient
pas été remplacés par d’autres. Mais la présence d’Odette continuait
d’ensemencer le cœur de Swann de tendresse et de soupçons alternés.
Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une
gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait profiter
tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des
années; il fallait rentrer immédiatement chez elle «faire catleya» et
ce désir qu’elle prétendait avoir de lui était si soudain, si
inexplicable, si impérieux, les caresses qu’elle lui prodiguait
ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendresse brutale
et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’un mensonge
et qu’une méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle
lui en avait donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses
baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse
ordinaire, il crut tout d’un coup entendre du bruit; il se leva,
chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le courage de
reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble de la rage,
brisa un vase et dit à Swann: «On ne peut jamais rien faire avec toi! »
Et il resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’un dont elle
avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant
apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. «J’ai
une petite qui va vous plaire», disait l’entremetteuse. » Et il restait
une heure à causer tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu’il
ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un jour:
«Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr,
je n’irais plus jamais avec personne. »--«Vraiment, crois-tu que ce soit
possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne vous trompe
jamais? » lui demanda Swann anxieusement. «Pour sûr! ça dépend des
caractères! » Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces filles les
mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. A celle qui
cherchait un ami, il dit en souriant: «C’est gentil, tu as mis des
yeux bleus de la couleur de ta ceinture. »--«Vous aussi, vous avez des
manchettes bleues. »--«Comme nous avons une belle conversation, pour un
endroit de ce genre! Je ne t’ennuie pas, tu as peut-être à
faire? »--«Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’aviez ennuyée, je vous
l’aurais dit. Au contraire j’aime bien vous entendre causer. »--«Je suis
très flatté. N’est-ce pas que nous causons gentiment? » dit-il à
l’entremetteuse qui venait d’entrer. --«Mais oui, c’est justement ce que
je me disais. Comme ils sont sages! Voilà! on vient maintenant pour
causer chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour, c’est bien mieux
ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles
ont toutes un genre, c’est un vrai scandale! Je vous quitte, je suis
discrète. » Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux
bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était
indifférente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un
voyage en mer; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui; les
Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis
s’en rendirent acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes
croisières. Chaque fois qu’elle était partie depuis un peu de temps,
Swann sentait qu’il commençait à se détacher d’elle, mais comme si
cette distance morale était proportionnée à la distance matérielle,
dès qu’il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la
voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit
qu’ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût
sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire plaisir à sa
femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure, d’Alger ils
allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en
Asie Mineure. Le voyage durait depuis près d’un an. Swann se sentait
absolument tranquille, presque heureux. Bien que M. Verdurin eût
cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de
l’un et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux, et, qu’en
tous cas, il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris
que Mme Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur
rendre leur liberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux.
Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant
passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté
dedans, et s’y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait
sa tournée de visites «de jours» en grande tenue, plumet au chapeau,
robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blancs
nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à
pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passer
ensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec
correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la
gentillesse native de la femme eût pu percer l’empesé de la petite
bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des
Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente,
gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement de son
tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu’elle entendait et répétait
dans les vingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une
journée:
--«Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement
comme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait
courir tout Paris. Eh bien! qu’en dites-vous? Etes-vous dans le camp
de ceux qui approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous
les salons on ne parle que du portrait de Machard, on n’est pas chic,
on n’est pas pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son
opinion sur le portrait de Machard. »
Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut
peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.
--«Ah! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous ne
vous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait de
Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai
vu, les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu
léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle
ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais
je dois vous l’avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin
de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne comprends pas. Mon
Dieu je reconnais les qualités qu’il y a dans le portrait de mon mari,
c’est moins étrange que ce qu’il fait d’habitude mais il a fallu qu’il
lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez justement
le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le
très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis s’il est
nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur) de lui faire
faire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve! j’ai
une autre amie qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis
qu’une pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur comme
science. Mais je trouve que la première qualité d’un portrait, surtout
quand il coûte 10. 000 francs, est d’être ressemblant et d’une
ressemblance agréable. »
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette,
le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans
ses gants par le teinturier, et l’embarras de parler à Swann des
Verdurin, Mme Cottard, voyant qu’on était encore loin du coin de la
rue Bonaparte où le conducteur devait l’arrêter, écouta son cœur qui
lui conseillait d’autres paroles.
--Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le
voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de
vous.
Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proféré
devant les Verdurin.
--D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout
dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien
longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal.
Comment! vous en doutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de
Swann?
Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs
aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le
sens où on l’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis:
--Mais elle vous adore! Ah! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça de
vous devant elle! On serait bien arrangé! A propos de tout, si on
voyait un tableau par exemple elle disait: «Ah! s’il était là, c’est
lui qui saurait vous dire si c’est authentique ou non. Il n’y a
personne comme lui pour ça. » Et à tout moment elle demandait:
«Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait
un peu! C’est malheureux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux.
(Vous me pardonnez, n’est-ce pas? )» En ce moment je le vois, il pense
à nous, il se demande où nous sommes. » Elle a même eu un mot que j’ai
trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: «Mais comment pouvez-vous
voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues
de lui? » Alors Odette lui a répondu: «Rien n’est impossible à l’œil
d’une amie. » Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous
flatter, vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je
vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul.
Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les
veilles de départ on cause mieux): «Je ne dis pas qu’Odette ne nous
aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd
auprès de ce que lui dirait M. Swann. » Oh! mon Dieu, voilà que le
conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais laisser passer la
rue Bonaparte. . . me rendriez-vous le service de me dire si mon
aigrette est droite? »
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main
gantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision de
haute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et
Swann se sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme
Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il
éprouvait pour cette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était
plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il la suivait de
ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,
l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son
en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre,
laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour
Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avait
greffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de
gratitude, d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann
rendraient Odette plus humaine (plus semblable aux autres femmes,
parce que d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer),
hâteraient sa transformation définitive en cette Odette aimée
d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête chez
le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près de qui
Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être
épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il
sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s’accrocher à
lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblissement de son amour
correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester
amoureux. Car on ne peut pas changer, c’est-à-dire devenir une autre
personne, tout en continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on
n’est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes
qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redonnait de la
jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvait qu’il
n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant
souffert--mais aussi où il avait connu une manière de sentir si
voluptueuse,--et que les hasards de la route lui permettraient
peut-être d’en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés,
cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au
morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin.
Mais le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il
sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en
avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il
s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir
comme un paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de
quitter; mais il est si difficile d’être double et de se donner le
spectacle véridique d’un sentiment qu’on a cessé de posséder, que
bientôt l’obscurité se faisant dans son cerveau, il ne voyait plus
rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les
verres; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu, qu’il
serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec
l’incuriosité, dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé qui
rabat son chapeau sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent
l’entraîner de plus en plus vite, loin du pays, où il a si longtemps
vécu et qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un
dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seulement en
France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que
Forcheville avait été l’amant d’Odette, il s’aperçut qu’il n’en
ressentait aucune douleur, que l’amour était loin maintenant et
regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittait pour
toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la première fois
il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu
si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce
baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses
adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant
de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant des souffrances
et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la
revoir une fois encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en
dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenait avec Mme
Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il ne pouvait
identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un
chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut,
tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et
redescendait constamment; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà
n’étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour
qui restât faiblissait et il semblait alors qu’une nuit noire allait
s’étendre immédiatement. Par moment les vagues sautaient jusqu’au bord
et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui
disait de les essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis
d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de
l’obscurité on ne s’en rendait pas compté, mais cependant Mme Verdurin
le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequel il vit
sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandes
moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient
pâles, avec des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais
elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se
détacher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l’aimer
tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite. Tout d’un coup
Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: «Il faut
que je m’en aille», elle prenait congé de tout le monde, de la même
façon, sans prendre à part à Swann, sans lui dire où elle le reverrait
le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait
voulu la suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de
répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur
battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait
voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure, écraser ses
joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin,
c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait en
sens inverse. Au bout d’une seconde il y eut beaucoup d’heures qu’elle
était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III
s’était éclipsé un instant après elle. «C’était certainement entendu
entre eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais
n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des convenances. Elle est
sa maîtresse. » Le jeune homme inconnu se mit à pleurer. Swann essaya
de le consoler. «Après tout elle a raison, lui dit-il en lui essuyant
les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus à son aise. Je le
lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste? C’était bien
l’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à
lui-même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était
aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa
personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un
qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.
Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague
association d’idées, puis une certaine modification dans la
physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion
d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité,
et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve lui
représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car, d’images
incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductions
fausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il
se reproduisait par simple division comme certains organismes
inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le
creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer et, de sentiments et
d’impressions dont il n’avait pas conscience encore faisait naître
comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique amèneraient à
point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour
recevoir son amour ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout
d’un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se
sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues
qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence, battait
d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitations de cœur
redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée
inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant:
«Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son
camarade, il a été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux
qui ont mis le feu. » C’était son valet de chambre qui venait
l’éveiller et lui disait:
--Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de
repasser dans une heure.
Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était
plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cette
déviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de
même qu’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond
de ces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de
l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en
poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le bruit
d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa joue. Elle
était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l’eau froide
et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait fait venir le
coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mon
grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que
Mme de Cambremer--Mlle Legrandin--devait y passer quelques jours.
Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une
campagne où il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient
ensemble un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour
quelques jours. Comme les différents hasards qui nous mettent en
présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le temps où
nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu’il
commence et se répéter après qu’il a fini, les premières apparitions
que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire,
prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement, de
présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à
l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne
songeait pas à la revoir jamais,--et qu’il se rappelait maintenant la
soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de
Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si
multiples qu’il n’est pas rare que dans une même circonstance les
jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soient posés à côté de
l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela
aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui
sait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si
d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et
qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables? Mais ce qui lui
semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas
loin de voir quelque chose de providentiel dans ce qu’il se fût décidé
à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit
désireux d’admirer la richesse d’invention de la vie et incapable de
se poser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui eût
été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’il avait
éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient
déjà,--et entre lesquels la balance était trop difficile à établir--,
une sorte d’enchaînement nécessaire.
Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des
indications au coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en
wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait sentis tout
près de lui, le teint pâle d’Odette, les joues trop maigres, les
traits tirés, les yeux battus, tout ce que--au cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long
oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elle--il avait cessé de
remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans
doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercher la
sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui
reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et que
baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria en
lui-même: «Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu
mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me
plaisait pas, qui n’était pas mon genre! »
TROISIÈME PARTIE
NOMS DE PAYS: LE NOM
Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mes
nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,
saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote,
que celle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés
au ripolin contenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau
bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait
été chargé de l’aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des
pièces et sur trois côtés, fait courir le long des murs, dans celle
que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en
glace, dans lesquelles selon la place qu’elles occupaient, et par un
effet qu’il n’avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau
changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires
marines, qu’interrompaient seuls les pleins de l’acajou. Si bien que
toute la pièce avait l’air d’un de ces dortoirs modèles qu’on présente
dans les expositions «modern style» du mobilier où ils sont ornés
d’œuvres d’art qu’on a supposées capables de réjouir les yeux de celui
qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le
genre de site où l’habitation doit se trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui
dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était
si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait
de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles
sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages
annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de
voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme
un moment dévoilé de la vie réelle de la nature; ou plutôt il n’y
avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui
n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient
nécessaires, inchangeables,--les beautés des paysages ou du grand art.
Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je
croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me
montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la
grâce de la nature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans
l’intervention des hommes. De même que le beau son de sa voix,
isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas
d’avoir perdu notre mère, de même une tempête mécaniquement imitée
m’aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de
l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument
vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue
récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature par tous
les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait
de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle
portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de
mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité
Legrandin, comme d’une plage toute proche de «ces côtes funèbres,
fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le
linceul des brumes et l’écume des vagues».
«On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au Finistère
lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient maintenant
sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y
sent la véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre
antique. Et c’est le dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les
pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du
royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres. » Un jour qu’à
Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec devant M. Swann afin
d’apprendre de lui si c’était le point le mieux choisi pour voir les
plus fortes tempêtes, il m’avait répondu: «Je crois bien que je
connais Balbec! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à
moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon du gothique
normand, et si singulière, on dirait de l’art persan. » Et ces lieux
qui jusque-là ne m’avaient semblé que de la nature immémoriale, restée
contemporaine des grands phénomènes géologiques,--et tout aussi en
dehors de l’histoire humaine que l’Océan ou la grande Ourse, avec ces
sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut
de moyen âge--, ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout
d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l’époque
romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi
ces rochers sauvages à l’heure voulue, comme ces plantes frêles mais
vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des
pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une
détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en
retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient
vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils
avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des
côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me
semblait plus vivant maintenant que, séparé des villes où je l’avais
toujours imaginé jusque-là, je pouvais voir comment, dans un cas
particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un
fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbres
statues de Balbec--les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du
porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je
pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le
brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de
février, le vent,--soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas
trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un
voyage à Balbec--mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec
celui d’une tempête sur la mer.
J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une
heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât
lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les
annonces de voyages circulaires, l’heure de départ: elle me semblait
inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une
marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées
conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on
verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train
passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il
s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson,
à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé,
et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et
entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité
d’en sacrifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en
m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient
permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la mer
furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais me réfugier
dans l’église de style persan. Mais à l’approche des vacances de
Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les faire passer une
fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont
j’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues
accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage,
près d’églises escarpées et rugueuses comme des falaises et dans les
tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup
les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu’ils lui
étaient opposés et n’auraient pu que l’affaiblir, se substituaient en
moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le
printemps de Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les
aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d’anémones
les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds d’or pareils à
ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, les
couleurs me semblaient avoir du prix; car l’alternance des images
avait amené en moi un changement de front du désir, et,--aussi brusque
que ceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton
dans ma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation
atmosphérique suffit à provoquer en moi cette modulation sans qu’il y
eût besoin d’attendre le retour d’une saison. Car souvent dans l’une,
on trouve égaré un jour d’une autre, qui nous y fait vivre, en évoque
aussitôt, en fait désirer les plaisirs particuliers et interrompt les
rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus
tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le
calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces phénomènes
naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’un
bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science
s’empare d’eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la
possibilité de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée
de l’agrément du hasard, de même la production de ces rêves
d’Atlantique et d’Italie cessa d’être soumise uniquement aux
changements des saisons et du temps. Je n’eus besoin pour les faire
renaître que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans
l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient
inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver dans
un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des
tempêtes et du gothique normand; même par un jour de tempête le nom de
Florence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du
palais des Doges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.
Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces
villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa
réapparition en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour
conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce
que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité,
et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination,
d’aggraver la déception future de mes voyages.
