Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense.
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Pendant qu'elle jouait, de la multiple chevelure
d'Albertine, je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme
de cœur appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de
Velasquez. De même que le volume de cet Ange musicien était constitué
par les trajets multiples entre les différents points du passé que son
souvenir occupait en moi, et ses différents sièges, depuis la vue,
jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient
à descendre dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait
aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes
phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la
lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une
construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans
le brouillard.
Je m'étais si bien rendu compte qu'il était absurde d'être jaloux de
Mlle de Vinteuil et de son amie, puisqu'Albertine depuis son aveu ne
cherchait nullement à les voir, et de tous les projets de villégiature
que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray, si proche
de Montjouvain, que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me
jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de
Vinteuil. Une seule fois cette musique de Vinteuil avait été une cause
indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en
avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de
celui-ci en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le
connaître. C'était justement peu de temps après que j'avais appris
l'existence de la lettre, involontairement interceptée par M. de
Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de
lui à Albertine. Les mots de «grande sale, grande vicieuse» me
revenaient à l'esprit avec horreur. Mais justement parce qu'ainsi la
musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa--non plus à Mlle
Vinteuil et à son amie--quand la douleur causée par Léa fut apaisée,
je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance; un mal m'avait
guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des
phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors
indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures; et certaines
devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées au début, qui
au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru qu'elles
fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu'on découvre
seulement tels qu'ils sont une fois qu'on les connaît bien. Entre les
deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part des phases
distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin,
mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais
maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la
Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé
inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait
descendu les degrés du Sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées
familières du musicien. D'autre part la phrase qui m'avait paru trop
peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des
cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit
que je fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa
beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les
chefs-d'œuvre, on peut en effet l'attribuer à un affaiblissement de
l'impression initiale ou à l'effort nécessaire pour dégager la
vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les
questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la
réalité de l'Éternité de l'âme; c'est un choix qu'il faut faire
entre elles; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait
à tout moment sous bien des formes. Par exemple cette musique me
semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par
instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous
de la vie, ne l'étant pas sous formes d'idées, sa traduction
littéraire, c'est-à-dire intellectuelle en en rendant compte,
l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où
les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette
pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous
donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et
que quand nous disons: «Quel beau temps, quel beau soleil! » nous ne
faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le
même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la
musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est
impossible d'exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand
au moment de s'endormir, on reçoit la caresse de leur irréel
enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà
abandonnés, les yeux se scellent et avant d'avoir eu le temps de
connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il
me semblait même quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art
serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un
beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre: une ivresse
plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n'est
pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on
sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une
certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour
donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne
ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de
Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une
certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs
claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où
il composait, promenaient devant mon imagination avec insistance, mais
trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement,
tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du
moins précisé grâce à un repérage de circonstances, qui expliquent
pourquoi une certaine saveur a pu nous rappeler des sensations
lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil venant non d'un
souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de
Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de
sa musique, non une explication matérielle, mais l'équivalent profond,
la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments
disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il
«entendait» et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité
inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait
jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine,
qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le
contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait
Albertine. » «Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre, ou plutôt n'ont
jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté
qu'ils apportent au monde. S'il n'était pas si tard, ma petite, lui
disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous
lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que
chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître
comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait par exemple, si vous voulez,
chez Barbey D'Aurevilly, une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de
Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les
vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers
derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre
et jolies comme un village d'Ecosse, la cause de malédictions contre
lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même sensation
d'anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans
une _Vieille Maîtresse_, ouïe mari dans l'_Ensorcelée_ parcourant la
lande et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore
des phrases types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de
pierre dans les romans de Thomas Hardy.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis
à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de
Swann et d'Odette, «les parents de Gilberte que vous connaissez. Vous
m'avez dit qu'elle n'avait pas mauvais genre. Mais n'a-t-elle pas
essayé d'avoir des relations avec vous? Elle m'a parlé de vous. »
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante. «Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais
les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que
Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de
précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre? )
«Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte
m'eût raconté cela et qu'elle ne voulût pas que je constatasse
qu'elle me mentait. ) «Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était
étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent
rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine. ) «Elle m'a ramené comme cela
quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus
beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais me dominant pour
avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins à
Thomas Hardy. «Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans _Jude
l'obscur_, dans la _Bien-Aimée_, les blocs de pierre que le père
extrait de l'Ile venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils
où elles deviennent statues; dans les _Yeux Bleus_ le parallélisme des
tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus
où sont les deux amoureux, et la morte; le parallélisme entre la
_Bien-Aimée_ où l'homme aime trois femmes et les _Yeux Bleus_ où la
femme aime trois hommes, etc. , et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en
hauteur sur le sol pierreux de l'île. Je ne peux pas vous parler comme
cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un
certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu
élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est
enfermée Fabrice, le clocher où l'Abbé Barnès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. Vous m'avez dit que vous
aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que
ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis,
la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette
époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Eh! bien cette beauté nouvelle,
elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, la femme
de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt) avec son
visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement,
comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence
terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne),
n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna
écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait,
ou dans une visite entièrement identique à celle-là--à celle aussi
où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania--Grouchenka, aussi
gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait cru terrible, puis
brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna
(bien que Grouchenka au fond soit bonne); Grouchenka, Nastasia, figures
aussi originales, aussi mystérieuses non pas seulement que les
courtisanes de Carpacio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez
Vermeer, il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur
des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement chez Dostoïevski
création d'êtres mais de demeures, et la maison de l'Assassinat dans
_Crime et Châtiment_ avec son dvornik, n'est-elle pas presque aussi
merveilleuse que le chef-d'œuvre de la maison de l'Assassinat dans
Dostoïevski, cette sombre et si longue, et si haute, et si vaste maison
de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et
terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de
femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les
rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et
Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant
extérieurs à cette beauté secrète. Du reste si je t'ai dit que c'est
de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que
les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman
est très long. Je pourrais te le montrer facilement dans la _Guerre et
la Paix_ et certaine scène dans une voiture. . . » «Je n'avais pas voulu
vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski,
j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire
l'autre jour quand vous m'avez dit: «C'est comme le côté Dostoïevski
de Mme de Sévigné. Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me
semble tellement différent. » «Venez, petite fille, que je vous
embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis,
vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit
là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La
première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de
Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les
choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause,
nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent
aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans
le ciel. Nous sommes tout étonnés d'apprendre que cet homme sournois
est au fond excellent, ou le contraire». «Oui, mais un exemple pour
Mme de Sévigné». «J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est
très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des
exemples». --«Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un,
Dostoïevski? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler
l'Histoire d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas
naturel qu'il parle toujours de ça». «Je ne crois pas, ma petite
Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde
il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être
un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à
fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était
même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas
romancier; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si
je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous
montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur
des maris, Choderlos de Laclos qui a écrit le plus effroyablement
pervers des livres, et juste en face celui de Mme de Genlis qui écrivit
des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse
d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je
reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de
l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très
étranger. Je suis déjà stupéfait quand j'entends Baudelaire dire:
_Si le viol, le poignard, l'incendie
N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins.
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. _
Mais je peux au moins croire que Baudelaire n'est pas sincère. Tandis
que Dostoïevski. . . . . . Tout cela me semble aussi loin de moi que
possible à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne
se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits
excessivement profonds, mais sur quelques points, isolés de l'âme
humaine. Mais c'est un grand créateur. D'abord le monde qu'il peint a
vraiment l'air d'avoir été créé par lui. Tous ces bouffons qui
reviennent sans cesse, tous ces Lebedeff, Karamazoff, Ivolguine,
Segreff, cet incroyable cortège, c'est une humanité plus fantastique
que celle qui peuple la _Ronde de Nuit_ de Rembrandt. Et peut-être
n'est-elle fantastique que de la même manière, par l'éclairage et le
costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois
pleine de vérités profondes et uniques, n'appartenant qu'à
Dostoïevski. Cela a presque l'air, ces bouffons, d'un emploi qui
n'existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et
pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l'âme humaine! Ce
qui m'assomme, c'est la manière solennelle dont on parle et dont on
écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l'amour-propre
et l'orgueil jouent chez ses personnages? On dirait que pour lui l'amour
et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité
et l'insolence, ne sont que deux états d'une même nature,
l'amour-propre, l'orgueil empêchant Aglaé Nastasia, le Capitaine dont
Mitia tire la barbe, Krassotkine, l'ennemi-ami d'Alioscha, de se montrer
tels qu'ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d'autres
grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n'est-ce pas un
motif sculptural et simple, digne de l'art le plus antique, une frise
interrompue et reprise où se déroulerait la vengeance et l'expiation,
que le crime du père Karamazoff engrossant la pauvre folle, le
mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant
à son insu l'instrument des vengeances du destin, obéissant aussi
obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de
ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va
accoucher chez le père Karamazoff. Ceci c'est le premier épisode,
mystérieux, grand, auguste comme une création de la Femme dans les
sculptures d'Orvieto. Et en réplique, le second épisode plus de vingt
ans après, le meurtre du père Karamazoff, l'infamie sur la famille
Karamazoff par ce fils de la folle, Smerdiakoff, suivi peu après d'un
même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d'une
beauté aussi obscure et naturelle, que l'accouchement dans le jardin du
père Karamazoff, Smerdiakoff se pendant, son crime accompli. Quanta
Dostoïevski je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de
Tolstoï qui l'a beaucoup imité. Chez Dostoïevski il y a, concentré
et grognon, beaucoup de ce qui s'épanouira chez Tolstoï. Il y a, chez
Dostoïevski, cette maussaderie anticipée des primitifs que les
disciples éclairciront». «Mon petit, comme c'est assommant que vous
soyez si paresseux. Regardez comme vous voyez la littérature d'une
façon plus intéressante qu'on ne nous la faisait étudier; les devoirs
qu'on nous faisait faire sur Esther: «Monsieur», vous vous rappelez»,
me dit-elle en riant, moins pour se moquer de ses maîtres et
d'elle-même que pour le plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans
notre mémoire commune, un souvenir déjà un peu ancien. Mais tandis
qu'elle me parlait et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c'était
l'autre hypothèse, l'hypothèse matérialiste, celle du néant qui se
présentait à moi. Je me mettais à douter, je me disais qu'après tout
il se pourrait que, si les phrases de Vinteuil semblaient l'expression
de certains états de l'âme analogues à celui que j'avais éprouvé en
goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m'assurait
que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais
seulement de ce que nous n'avons pas encore su les analyser, qu'il n'y
aurait donc rien de plus réel en eux que dans d'autres. Pourtant ce
bonheur, ce sentiment de certitude dans le bonheur pendant que je buvais
la tasse de thé, que je respirais aux Champs-Élysées une odeur de
vieux bois, ce n'était pas une illusion. En tout cas, me disait
l'esprit du doute, même si ces états sont dans la vie plus profonds
que d'autres, et sont inanalysables à cause de cela même, parce qu'ils
mettent en jeu trop de forces dont nous ne nous sommes pas encore rendu
compte, le charme de certaines phrases de Vinteuil fait penser à eux
parce qu'il est lui aussi inanalysable, mais cela ne prouve pas qu'il
ait la même profondeur; la beauté d'une phrase de musique pure paraît
facilement l'image ou du moins la parente d'une impression
intellectuelle que nous avons eue, mais simplement parce qu'elle est
inintellectuelle. Et pourquoi alors croyons-nous particulièrement
profondes ces phrases mystérieuses qui hantent certains ouvrages et ce
septuor de Vinteuil?
Ce n'était pas du reste que de la musique de lui que me jouait
Albertine; le pianola était par moments pour nous comme une lanterne
magique scientifique (historique et géographique) et sur les murs de
cette chambre de Paris, pourvue d'inventions plus modernes que celle de
Combray, je voyais, selon qu'Albertine jouait du Rameau ou du Borodine
s'étendre tantôt une tapisserie du XVIIIe siècle semée d'amours sur
un fond de roses, tantôt la steppe orientale où les sonorités
s'étouffent dans l'illimité des distances et le feutrage de la neige.
Et ces décorations fugitives étaient d'ailleurs les seules de ma
chambre, car si, au moment où j'avais hérité de ma tante Léonie, je
m'étais promis d'avoir des collections comme Swann, d'acheter des
tableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux, une
automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre ne
contenait-elle pas une œuvre d'art plus précieuse que toutes
celles-là? C'était Albertine elle-même. Je la regardais. C'était
étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais cru si
longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage
domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre,
l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près
de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules
que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs
de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier
jour j'avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son
adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient
tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d'une
élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de
moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts,
jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme
ceux d'une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était
plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe
paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de
profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même,
chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel
brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever
et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à
l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand
désir de l'embrasser; j'en prolongeais chaque surface au delà de ce
que j'en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que
mieux sentir--paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui
cachait le haut des joues--le relief de ces plans superposés. Ses yeux
luisaient comme, dans un minerai où l'opale est encore engaînée, les
deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du
métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les
surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis
sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles
différents selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce
qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe,
large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le
relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de
crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si
riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise
habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur
qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue,
le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en
les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la
rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par
contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à
elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur
utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue,
la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être
plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien,
œuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se
détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse
et rose. Mais non, Albertine n'était nullement pour moi une œuvre
d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon
artistique, j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs j'étais, de
n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant
aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce
qu'était ce que je voyais, et j'étais émerveillé quand Swann
ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique--en la
comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même,
à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette, la robe ou
les bijoux d'un tableau de Giorgione--à une femme qui m'avait semblé
insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me
venaient d'Albertine ne prenaient jamais pour m'atteindre le détour du
goût et de l'intelligence; même, pour dire vrai, quand je commençais
à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et
que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir
indifférente; je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces
instants-là duraient peu: on n'aime que ce en quoi on poursuit quelque
chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien
vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas
Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l'espérance, tantôt
le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas,
auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les
dire, et que, n'en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles,
je n'apercevais pas plus que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer
dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien
apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c'était le
cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez
les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance
dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur
dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau
s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après, pour
rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord que nous étions pour
eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour no
pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure. Pendant ces
heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans
sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont
la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de
moi à qui ils étaient refusés. «À quoi pensez-vous, ma chérie? »
«Mais à rien. » Quelque fois, pour répondre à ce reproche que je lui
faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle
n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces
hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle,
mais vous parlent en revanche de celle qu'on a pu lire dans les journaux
de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des
sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle
faisait à Balbec, l'année avant de me connaître. Et comme si j'avais
deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une
jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation
qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres
d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les
premiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces
promenades qu'elle avait faites avec des amies, dans la campagne
hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures
tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle
connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont
je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme
dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables
et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait
plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse,
inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce
qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait
eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus. Non,
jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait
persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre
femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que
de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de
vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux
(où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine--comme une
personne qui faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle
devant elle, la fait entrer au théâtre,--du seuil de mon imagination
ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits
dans mon cœur! Maintenant la connaissance que j'avais d'eux était
interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace
et le temps rendus sensibles au cœur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle je n'eusse pas souffert
d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir, mais ce qui me
torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir
perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux
romans, c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre
jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes
cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de
connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de
soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti
par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de
son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement
dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où
évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette
beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu
Albertine soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais
trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait
sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté
prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage
rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l'inexhaustible espace
des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre
Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains; je pouvais la
caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse
manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le
rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe
close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je
souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature
qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre
possible l'interpénétration des âmes (car si son corps était au
pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je
me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi la
merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y
cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me
voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la
chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il
tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine; m'invitant
sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du
passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune,--et pourvu que
je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle,
pas perdu,--je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux
valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais si j'avais mené la vie de
collectionneur que me conseillait Swann, (que me reprochait de ne pas
connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence
et de goût il me disait: «Comme c'est laid chez vous! ») quelles
statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou
même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement,
m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais
que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes
propres pensées ne tardaient pas à rouvrir, donné accès hors de
moi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la
grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous
en avons souffert, la vie des autres?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu'une heure après
qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de
regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans
sa chambre et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence
qu'elle pût et souhaitât s'en échapper? Il eût fallu une collusion
invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais
rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux
noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était
si profond que j'hésitais d'abord à aller jusqu'au lit. Puis, je
m'asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le même
murmure. Ce qui est impossible à dire c'est à quel point ses réveils
étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle
s'arrêtait de dormir, mais, sans même l'intervalle d'un instant,
éclatait de rire, me disant en nouant ses bras à mon cou: «J'étais
justement en train de me demander si tu ne viendrais pas», et elle
riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante,
quand elle dormait, n'était pleine que de gaîté, de tendresse et de
rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un
fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait; la belle saison revint, et souvent comme
Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux,
le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin
des religieuses voisines, j'entendais, riche et précieuse dans le
silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu
qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines et au milieu de mes
ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Une
fois même, nous entendîmes tout d'un coup la cadence régulière d'un
appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler.
«Cela prouve qu'il fait déjà jour», dit Albertine; et le sourcil
presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs
de la belle saison, «le printemps est commencé pour que les pigeons
soient revenus». La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du
coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de
Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio et celui du
dernier morceau, qui est bâti sur le même thème-clef que le premier
mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure,
que le public profane s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné
de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes,
quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans
retrouver aucun des trois morceaux. Tel ce mélancolique morceau
exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur,
qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais
régulier comme le braiement d'un âne, enveloppé de douceur, allait
d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se
redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel
qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le
finale.
Bientôt les nuits raccourcirent davantage et avant les heures anciennes
du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la
blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser
encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je
sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était
seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je
pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à
sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous
achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans
inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de
chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que
j'aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme
quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou
politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que
nous prenons pour la réalité), rétrospectivement une des heures qui
le composaient, et même de celles que j'avais cru connaître, me
présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait plus de me voiler
et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m'était
apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que
j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné
jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce
cœur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand
Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait
jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu'elle
l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de
la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14
septembre, elle m'avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de
revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée le 15, je lui
avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit: «A-t-elle été
contente de vous revoir? » Or un jour Mme Bontemps était venue pour
apporter quelque chose à Albertine; je la vis un instant et lui dis
qu'Albertine était sortie avec Andrée: «Elles sont allées se
promener dans la campagne. » «Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine
n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi il y a trois ans, tous
les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de
Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma
respiration s'arrêta un instant. La réalité est la plus habile des
ennemies.
Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors, en lui disant
qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi, depuis, en me
disant qu'elle ne les connaissait pas? «Heureusement, ajouta Mme
Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne
plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a
si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu cet été le temps
d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin
de juillet, croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est
démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait
à Balbec et me l'avait caché. Il est vrai que c'était d'autant plus
gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que. . . «Oui, je me
rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela (ce n'était pas vrai).
Quand donc a eu lieu cet accident? Tout cela est un peu brouillé dans
ma tête. » «Mais à mon sens, il a eu lieu juste à point, car un jour
plus tard, la location de la villa était commencée et la grand'mère
d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est
cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à
Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas et Albertine de
prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15
octobre. » Ainsi sans doute quand Albertine changeant d'avis, m'avait
dit: «Partons ce soir», ce qu'elle voyait c'était un appartement,
celui de la grand'mère d'Andrée, où, dès notre retour, elle allait
pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru
revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec
moi, qu'elle avait eues, en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu
avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon
cœur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement
intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est
tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous
aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le
lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père
exige qu'elles dînent chez lui: «Mais venez après», insistons-nous.
«Il me retient très tard. II pourra me raccompagner. » Simplement
elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain
celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous
avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles
resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû
reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine, le
jour de mon départ de Balbec, mais pour interpréter ce langage
j'aurais dû me souvenir alors de deux traits particuliers du caractère
d'Albertine qui me revenaient maintenant à l'esprit, l'un pour me
consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre
mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie,
où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt
sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette
habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était
caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère,
revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre
incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne
pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une
occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement, moi, en
me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je
ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant
que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y
rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé son séjour que
pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or, le
départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si
immédiate d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris,
d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel
qu'Andrée et moi, ignorant respectivement elle mon chagrin, moi sa
dépêche, nous eussions pu croire que le départ d'Albertine était
l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en
effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas,
je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel
d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de
s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je
me rappelai presque aussitôt un autre trait de caractère d'Albertine,
et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation
irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé
de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au tram, comme elle
avait bousculé le Directeur qui, en cherchant à nous retenir, aurait
pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaule de connivence
qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le
tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas
«remettre à huitaine». Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce
moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était
impatiente de retrouver, c'était cet appartement inhabité que j'avais
vu une fois, appartenant à la grand'mère d'Andrée, laissé à la
garde d'un vieux valet de chambre, appartement luxueux, en plein midi,
mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des
housses sur le canapé, sur les fauteuils de la chambre où Albertine et
Andrée demanderaient au gardien respectueux, peut-être naïf,
peut-être complice, de les laisser se reposer. Je la voyais tout le
temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, cette chambre, où,
chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux, elle partait
pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle
était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet
appartement qui maintenant avait pour moi une horrible beauté.
L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque
découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un
jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans
importance, mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les
abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le
plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a
pas idée de chercher. Enfin du moins Andrée allait partir. Mais je ne
voulais pas qu'Albertine pût me mépriser, comme ayant été dupe
d'elle et d'Andrée. Un jour ou l'autre, je le lui dirais. Et ainsi je
la forcerais peut-être à me parler plus franchement, en lui montrant
que j'étais informé, tout de même, des choses qu'elle me cachait.
Mais je ne voulais pas lui parler de cela encore, d'abord parce que, si
près de sa visite de sa tante, elle eût compris d'où me venait mon
information, eût tari cette source et n'en eût pas redouté
d'inconnues. Ensuite parce que je ne voulais pas risquer, tant que je ne
serais pas absolument certain de garder Albertine aussi longtemps que je
voudrais, de causer en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour
effet de lui faire désirer me quitter. Il est vrai que si je
raisonnais, cherchais la vérité, pronostiquais l'avenir d'après ses
paroles, lesquelles approuvaient toujours tous mes projets, exprimant
combien elle aimait cette vie, combien sa claustration la privait peu,
je ne doutais pas qu'elle restât toujours auprès de moi. J'en étais
même fort ennuyé, je sentais m'échapper la vie, l'univers, auxquels
je n'avais jamais goûté, échangés contre une femme dans laquelle je
ne pouvais plus rien trouver de nouveau. Je ne pouvais même pas aller
à Venise, où, pendant que je serais couché, je serais trop torturé
par la crainte des avances que pourraient lui faire le gondolier, les
gens de l'hôtel, les Vénitiennes. Mais si je raisonnais au contraire
d'après l'autre hypothèse, celle qui s'appuyait non sur les paroles
d'Albertine, mais sur des silences, des regards, des rougeurs, des
bouderies, et même des colères, dont il m'eût été bien facile de
lui montrer qu'elles étaient sans cause et dont j'aimais mieux avoir
l'air de ne pas m'apercevoir, alors je me disais que cette vie lui
était insupportable, que tout le temps elle se trouvait privée de ce
qu'elle aimait, et que fatalement elle me quitterait un jour. Tout ce
que je voulais, si elle le faisait, c'était que je pusse choisir le
moment où cela ne me serait pas trop pénible, et puis dans une saison
où elle ne pourrait aller dans aucun des endroits où je me
représentais ses débauches, ni à Amsterdam, ni chez Andrée qu'elle
retrouverait, il est vrai, quelques mois plus tard. Mais d'ici là je me
serais calmé et cela me serait devenu indifférent. En tous cas, il
fallait attendre pour y songer que fût guérie la petite rechute
qu'avait causée la découverte des raisons pour lesquelles Albertine,
à quelques-heures de distance, avait voulu ne pas quitter, puis quitter
immédiatement Balbec. Il fallait laisser le temps de disparaître aux
symptômes qui ne pouvaient aller qu'en s'atténuant si je n'apprenais
rien de nouveau, mais qui étaient encore trop aigus pour ne pas rendre
plus douloureuse, plus difficile, une opération de rupture, reconnue
maintenant inévitable, mais nullement urgente et qu'il valait mieux
pratiquer «à froid». Ce choix du moment, j'en étais le maître, car
si elle voulait partir avant que je l'eusse décidé, au moment où elle
m'annoncerait qu'elle avait assez de cette vie, il serait toujours temps
d'aviser à combattre ses raisons, de lui laisser plus de liberté, de
lui promettre quelque grand plaisir prochain qu'elle souhaiterait
elle-même d'attendre, voire, si je ne trouvais de recours qu'on son
cœur, de lui assurer mon chagrin. J'étais donc bien tranquille à ce
point de vue, n'étant pas d'ailleurs en cela très logique avec
moi-même. Car, dans les hypothèses où je ne tenais précisément pas
compte des choses qu'elle disait et qu'elle annonçait, je supposais
que, quand il s'agirait de son départ, elle me donnerait d'avance ses
raisons, me laisserait les combattre et les vaincre. Je sentais que ma
vie avec Albertine n'était pour ma part, quand je n'étais pas jaloux,
qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À
supposer qu'il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J'étais dans le
même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, quand, le soir où
nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je
voulais la quitter, parce que je savais qu'à prolonger, je ne gagnerais
rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que
je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par
une pédale de la dernière minute de notre séparation. Aussi je tenais
à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à
vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il
fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de
ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute
acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec
cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de
mon lit sans me dire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare.
À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire.
Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une
bleue et or doublée de rose qui venait d'être terminée. Et j'avais
commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec
regret, par préférence pour celle-là. Pourtant à la venue du
printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m'avait dit sa tante, je
me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où
Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu
et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir
encore ce que je sacrifiais pour elle, qui ne m'en savait aucun gré. Si
je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances
de Pâques qu'encore enfant j'avais dû y passer, et plus anciennement
encore, depuis les gravures du Titien et les photographies de Giotto que
Swann m'avais jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait
ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette
invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe, comme les
palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un
voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque
Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui
signifient alternativement la mort et la vie se répétaient dans le
miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui, au fur et à mesure que
mon regard s'y avançait, se changeait en or malléable, par ces mêmes
transmutations qui, devant les gondoles qui s'avancent, changent en
métal flamboyant l'azur du grand canal. Et les manches étaient
doublées d'un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu'on
l'appelle rose Tiepolo.
Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi
qu'Albertine n'était contente de rien, que, quand je lui faisais dire
que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l'automobile
viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les
épaules et répondait à peine poliment. Ce soir où je la sentais de
mauvaise humeur et où la première grande chaleur m'avait énervé, je
ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude: «Oui, vous
pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de
moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n'est qu'un cri. » Mais
aussitôt je me rappelai qu'Albertine m'avait dit une fois combien elle
me trouvait l'air terrible quand j'étais en colère, et m'avait
appliqué les vers d'Esther:
_Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'émoi.
Hélas sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux. _
J'eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j'avais fait,
sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût
une paix armée et redoutable, en même temps qu'il me semblait utile de
montrer à nouveau que je ne craignais pas une rupture pour qu'elle n'en
eût pas l'idée: «Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j'ai honte de ma
violence, j'en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre,
si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne
serait pas digne de nous. Nous nous quitterons, s'il le faut, mais avant
tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon
cœur. » Je pensais que, pour réparer cela et m'assurer de ses projets
de rester pour le temps qui allait suivre, au moins jusqu'à ce
qu'Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon
dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux
qu'elle avait encore eus et à assez longue échéance; aussi, puisque
j'allais effacer l'ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je
bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux
sa vie qu'elle ne croyait. La mauvaise humeur qu'elle ressentirait
serait effacée demain par mes gentillesses, mais l'avertissement
resterait dans son esprit. «Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si
j'ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous
croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je
n'avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter. Mais je
finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. «Ainsi
tenez, lui dis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me
parler de vos relations, mais avec Andrée. » «Avec Andrée? »
s'écria-t-elle, la mauvaise humeur enflammant son visage. Et
l'étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses
yeux. «C'est charmant! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles
choses, est-ce que je pourrais leur parler à ces personnes, savoir sur
quoi elles appuient leurs infamies? » «Ma petite Albertine, je ne sais
pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez
peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne croyais pas
qu'elle cherchait), car elles doivent bien vous connaître. La
dernière, je vous l'avoue (et je vous cite celle-là justement parce
qu'il s'agit d'un rien et qu'elle n'a rien de pénible à citer) m'a
pourtant exaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons
quitté Balbec, vous aviez d'abord voulu rester et partir ensuite, c'est
que dans l'intervalle vous aviez reçu une lettre d'Andrée vous disant
qu'elle ne viendrait pas. » «Je sais très bien qu'Andrée m'a écrit
qu'elle ne viendrait pas, elle m'a même télégraphié, je ne peux pas
vous montrer la dépêche parce que je ne l'ai pas gardée, mais ce
n'était pas ce jour-là, qu'est-ce que vous vouliez que cela me fasse
qu'Andrée vînt à Balbec ou non? » «Qu'est-ce que vous vouliez que
cela me fasse» était une preuve de colère et que «cela lui faisait»
quelque chose, mais pas forcément une preuve qu'Albertine était
revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu'Albertine
voyait un des motifs réels, ou allégués, d'un de ses actes,
découvert par une personne à qui elle avait donné un autre motif,
Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle
elle avait fait réellement l'acte. Albertine croyait-elle que ces
renseignements sur ce qu'elle faisait, ce n'était pas des anonymes qui
me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement,
on n'aurait pu nullement le déduire des paroles qu'elle me dit ensuite,
où elle avait l'air d'accepter ma version des lettres anonymes, mais de
son air de colère contre moi, colère qui n'avait l'air que d'être
l'explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme
l'espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je
m'étais livré, n'eût été que l'aboutissant d'une surveillance de
tous ses actes dont elle n'eût plus douté depuis longtemps. Sa colère
s'étendit même jusqu'à Andrée et se disant sans doute que,
maintenant, je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec
Andrée: «D'ailleurs Andrée m'exaspère. Elle est assommante. Je ne
veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l'annoncer aux gens qui vous ont
dit que j'étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que
depuis tant d'années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous
dire comment est sa figure tant je l'ai peu regardée! » Or à Balbec,
la première année, elle m'avait dit: «Andrée est ravissante. » Il
est vrai que cela ne voulait pas dire qu'elle eût des relations
amoureuses avec elle, et même je ne l'avais jamais entendu parler alors
qu'avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais ne
pouvait-elle avoir changé même sans se rendre compte qu'elle avait
changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même
chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit,
qu'elle flétrissait chez les autres? N'était-ce pas aussi possible que
ce même changement, et cette même inconscience de changement qui
s'étaient produits dans ses relations avec moi, dont elle avait
repoussé à Balbec avec tant d'indignation les baisers qu'elle devait
me donner elle-même ensuite chaque jour, et que, je l'espérais du
moins, elle me donnerait encore bien longtemps, et qu'elle allait me
donner dans un instant? «Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je
le leur annonce puisque je ne les connais pas? » Cette réponse était
si forte qu'elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que
je voyais cristallisés dans les prunelles d'Albertine. Mais elle les
laissa intacts. Je m'étais tu et pourtant elle continuait à me
regarder avec cette attention persistante qu'on prête à quelqu'un qui
n'a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me
répondit qu'elle n'avait rien à me pardonner. Elle était redevenue
très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait
qu'un secret s'était formé. Je savais bien qu'elle ne pouvait me
quitter sans me prévenir, d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer
(c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de
Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la
semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible
qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions
ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je
voulais lui donner et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était
convenu. Quand elle put me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne
fit pas comme d'habitude, se détourna--c'était quelques instants à
peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle
me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec — elle
ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi,
elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard
pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait
dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec
mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi
des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je
l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l'azur
miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de
mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s'écarta et, au
lieu de me rendre mon baiser, s'écarta avec l'espèce d'entêtement
instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort. Ce
pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit
d'une crainte si anxieuse que quand elle fut arrivée à la porte, je
n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. «Albertine,
lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous même n'avez pas envie de
dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y
tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que
si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit
blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle
irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète.
Mais j'hésitais un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son
visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût
semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de
douceur et toujours le même visage abattu et triste: «Je peux rester
tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma, car
tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir et
elle recélait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine
nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais
derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré
elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec
quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que tout de même, il
n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi,
comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez
d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. «Puisque vous êtes si
gentille de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre
robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne
pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux
symboliques. Déshabillez-vous, mon chéri. » «Non, ce ne serait pas
commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre
tout à l'heure. » «Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon
lit? » «Mais si. » Elle resta toutefois un peu loin, près de mes
pieds. Nous causâmes. Je sais que je prononçai alors le mot mort comme
si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus
vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout
entiers. Certes ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en
gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède.
On peut dire que nous ne les voyons pas alors tels qu'ils seront, mais
dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés?
Quand je vis que d'elle-même, elle ne m'embrassait pas, comprenant que
tout ceci était du temps perdu, que ce ne serait qu'à partir du baiser
que commenceraient les minutes calmantes, et véritables, je lui dis:
«Bonsoir, il est trop tard», parce que cela ferait qu'elle
m'embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m'avoir dit:
«Bonsoir, tâchez de bien dormir», exactement comme les deux
premières fois, elle se contenta d'un baiser sur la joue. Cette fois je
n'osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fort que je ne pus me
recoucher. Comme un oiseau qui va d'une extrémité de sa cage à
l'autre, sans arrêter je passais de l'inquiétude qu'Albertine pût
partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement
que je recommençais plusieurs fois par minute: «Elle ne peut pas
partir en tout cas sans me prévenir, elle ne m'a nullement dit qu'elle
partirait», et j'étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me
redisais: «Pourtant si demain j'allais la trouver partie. Mon
inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose; pourquoi ne
m'a-t-elle pas embrassé? » Alors je souffrais horriblement du cœur.
Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais,
mais je finissais par avoir mal à la tête, tant ce mouvement de ma
pensée était incessant et monotone. Il y a ainsi certains états
moraux, et notamment l'inquiétude qui, ne nous présentant que deux
alternatives, ont quelque chose d'aussi atrocement limité qu'une simple
souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui
donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me
rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans
s'arrêter, d'un mouvement interne, l'organe qui le fait souffrir,
s'éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l'instant
d'après. Tout à coup dans le silence de la nuit, je fus frappé par un
bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur, le
bruit de la fenêtre d'Albertine qui s'ouvrait violemment. Quand je
n'entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m'avait fait si
peur. En lui-même il n'avait rien de si extraordinaire; mais je lui
donnais probablement deux significations qui m'épouvantaient
également. D'abord c'était une convention de notre vie commune, comme
je craignais les courants d'air, qu'on n'ouvrît jamais de fenêtre la
nuit. On l'avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter
à la maison et bien qu'elle fût persuadée que c'était de ma part une
manie et malsaine, elle m'avait promis de ne jamais enfreindre cette
défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu'elle
savait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu'elle eût
plutôt dormi dans l'odeur d'un feu de cheminée que d'ouvrir sa
fenêtre, de même, que, pour l'événement le plus important, elle ne
m'eût pas fait réveiller le matin. Ce n'était qu'une des petites
conventions de notre vie, mais du moment qu'elle violait celle-là sans
m'en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu'elle n'avait plus rien
à ménager, qu'elle les violerait aussi bien toutes. Puis ce bruit
avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert
rouge de colère et disant: «Cette vie m'étouffe, tant pis, il me faut
de l'air! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à
penser, comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu'un cri
de chouette, à ce bruit de la fenêtre qu'Albertine avait ouverte.
Plein d'une agitation comme je n'en avais peut-être pas eue depuis le
soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai
longtemps dans le couloir, espérant, par le bruit que je faisais,
attirer l'attention d'Albertine, qu'elle aurait pitié de moi et
m'appellerait, mais je n'entendais aucun bruit venir de sa chambre. Peu
à peu je sentis qu'il était trop tard. Elle devait dormir depuis
longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je
m'éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoiqu'il arrivât sans
que j'eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps je pensai:
«Je vais parler à Albertine d'un yacht que je veux lui faire faire. »
En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder: «Tout à
l'heure j'aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine; est-ce qu'elle
est levée? » «Oui, elle s'est levée de bonne heure. » Je sentis se
soulever en moi, comme dans un coup de vent, mille inquiétudes, que je
ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si
grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. «Ah!
mais où est-elle en ce moment? » «Elle doit être dans sa chambre. »
«Ah! bien; eh! bien, je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, elle
était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était
presque indifférent qu'elle y fût. D'ailleurs n'avais-je pas été
absurde de supposer qu'elle aurait pu ne pas y être. Je m'endormis,
mais, malgré ma certitude qu'elle ne me quitterait pas, d'un sommeil
léger et d'une légèreté relative à elle seulement. Car les bruits
qui ne pouvaient se rapporter qu'à des travaux dans la cour, tout en
les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le
plus léger frémissement qui venait de sa chambre, quand elle sortait,
ou rentrait sans bruit, en appuyant si doucement sur le timbre, me
faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le cœur
battant, bien que je l'eusse entendu dans un assoupissement profond, de
même que ma grand'mère dans les derniers jours qui précédèrent sa
mort et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne
troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m'a-t-on
dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les
trois coups de sonnette par lesquels j'avais l'habitude d'appeler
Françoise, et que, même en les faisant plus légers, cette
semaine-là, pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire,
personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d'une
manière que j'avais et ignorais moi-même d'appuyer sur le timbre, avec
les coups de sonnette de quelqu'un d'autre. Étais-je donc entré moi
aussi en agonie, était-ce l'approche de la mort?
Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisqu'Albertine ne
voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht.
Ces promenades m'avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué
le soir à m'embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que
j'étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu'une manière de me
montrer qu'elle me boudait, et qui me paraissait trop ridicule après
les gentillesses qui je ne cessais de lui faire. Aussi, n'ayant plus
d'elle même les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la
trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la
privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux
jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir
épars des rendez-vous oubliés que j'avais eus, collégien encore, avec
des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps
où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait
depuis trois jours de s'arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes
les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de
canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi
bien qu'il était celui des arbres, et le pays où le plaisir partout
offert devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à
la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir
qu'avec une femme que je n'aimais pas, la résignation à rester dans ma
chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l'Ancien
Monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l'hiver,
mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m'étais
éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le
problème de l'existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas
l'accumulation des solutions négatives antérieures. La présence
d'Albertine me pesait, et, maussade, je la regardais donc, en sentant
que c'était un malheur que nous, n'eussions pas rompu. Je voulais aller
à Venise, je voulais en attendant aller au Louvre voir des tableaux
vénitiens et au Luxembourg les deux Elstir, qu'à ce qu'on venait de
m'apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée,
ceux que j'avais tant admirés, les «Plaisirs de la Danse» et le
«Portrait de la famille X. ». Mais j'avais peur que, dans le premier,
certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une
nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que
peut-être une certaine vie qu'elle n'avait pas menée, une vie de feux
d'artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d'avance, je
craignais que, le 14 juillet, elle me demandât d'aller à un bal
populaire et je rêvais d'un événement impossible qui eût supprimé
cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des
nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire
penser Albertine à certains plaisirs, bien qu'Elstir, lui (mais ne
rabaisserait-elle pas l'œuvre? ) n'y eût vu que la beauté sculpturale,
pour mieux dire la beauté de blancs monuments, que prennent des corps
de femmes assis dans la verdure. Aussi je me résignai à renoncer à
cela et je voulus partir pour aller à Versailles. Albertine était
restée dans sa chambre, à lire, dans son peignoir de Fortuny. Je lui
demandai si elle voulait venir à Versailles.
d'Albertine, je ne pouvais voir qu'une coque de cheveux noirs en forme
de cœur appliquée au long de l'oreille comme le nœud d'une infante de
Velasquez. De même que le volume de cet Ange musicien était constitué
par les trajets multiples entre les différents points du passé que son
souvenir occupait en moi, et ses différents sièges, depuis la vue,
jusqu'aux sensations les plus intérieures de mon être, qui m'aidaient
à descendre dans l'intimité du sien, la musique qu'elle jouait avait
aussi un volume, produit par la visibilité inégale des différentes
phrases, selon que j'avais plus ou moins réussi à y mettre de la
lumière et à rejoindre les unes aux autres les lignes d'une
construction qui m'avait d'abord paru presque tout entière noyée dans
le brouillard.
Je m'étais si bien rendu compte qu'il était absurde d'être jaloux de
Mlle de Vinteuil et de son amie, puisqu'Albertine depuis son aveu ne
cherchait nullement à les voir, et de tous les projets de villégiature
que nous avions formés avait écarté d'elle-même Combray, si proche
de Montjouvain, que, souvent, ce que je demandais à Albertine de me
jouer, et sans que cela me fît souffrir, c'était de la musique de
Vinteuil. Une seule fois cette musique de Vinteuil avait été une cause
indirecte de jalousie pour moi. En effet Albertine, qui savait que j'en
avais entendu jouer chez Mme Verdurin par Morel, me parla un soir de
celui-ci en me manifestant un vif désir d'aller l'entendre, de le
connaître. C'était justement peu de temps après que j'avais appris
l'existence de la lettre, involontairement interceptée par M. de
Charlus, de Léa à Morel. Je me demandai si Léa n'avait pas parlé de
lui à Albertine. Les mots de «grande sale, grande vicieuse» me
revenaient à l'esprit avec horreur. Mais justement parce qu'ainsi la
musique de Vinteuil fut liée douloureusement à Léa--non plus à Mlle
Vinteuil et à son amie--quand la douleur causée par Léa fut apaisée,
je pus dès lors entendre cette musique sans souffrance; un mal m'avait
guéri de la possibilité des autres. De cette musique de Vinteuil des
phrases inaperçues chez Mme Verdurin, larves obscures alors
indistinctes, devenaient d'éblouissantes architectures; et certaines
devenaient des amies, que j'avais à peine distinguées au début, qui
au mieux m'avaient paru laides et dont je n'aurais jamais cru qu'elles
fussent comme ces gens antipathiques au premier abord qu'on découvre
seulement tels qu'ils sont une fois qu'on les connaît bien. Entre les
deux états il y avait une vraie transmutation. D'autre part des phases
distinctes la première fois dans la musique entendue chez Mme Verdurin,
mais que je n'avais pas alors reconnues là, je les identifiais
maintenant avec des phrases des autres œuvres, comme cette phrase de la
Variation religieuse pour orgue qui, chez Mme Verdurin, avait passé
inaperçue pour moi dans le septuor, où pourtant, sainte qui avait
descendu les degrés du Sanctuaire, elle se trouvait mêlée aux fées
familières du musicien. D'autre part la phrase qui m'avait paru trop
peu mélodique, trop mécaniquement rythmée, de la joie titubante des
cloches de midi, maintenant c'était celle que j'aimais le mieux, soit
que je fusse habitué à sa laideur, soit que j'eusse découvert sa
beauté. Cette réaction sur la déception que causent d'abord les
chefs-d'œuvre, on peut en effet l'attribuer à un affaiblissement de
l'impression initiale ou à l'effort nécessaire pour dégager la
vérité. Deux hypothèses qui se représentent pour toutes les
questions importantes, les questions de la réalité de l'Art, de la
réalité de l'Éternité de l'âme; c'est un choix qu'il faut faire
entre elles; et pour la musique de Vinteuil, ce choix se représentait
à tout moment sous bien des formes. Par exemple cette musique me
semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus. Par
instants je pensais que cela tenait à ce que ce qui est senti par nous
de la vie, ne l'étant pas sous formes d'idées, sa traduction
littéraire, c'est-à-dire intellectuelle en en rendant compte,
l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique, où
les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette
pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous
donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps et
que quand nous disons: «Quel beau temps, quel beau soleil! » nous ne
faisons nullement connaître au prochain, en qui le même soleil et le
même temps éveillent des vibrations toutes différentes. Dans la
musique de Vinteuil, il y avait ainsi de ces visions qu'il est
impossible d'exprimer et presque défendu de constater, puisque, quand
au moment de s'endormir, on reçoit la caresse de leur irréel
enchantement, à ce moment même où la raison nous a déjà
abandonnés, les yeux se scellent et avant d'avoir eu le temps de
connaître non seulement l'ineffable mais l'invisible, on s'endort. Il
me semblait même quand je m'abandonnais à cette hypothèse où l'art
serait réel, que c'était même plus que la simple joie nerveuse d'un
beau temps ou d'une nuit d'opium que la musique peut rendre: une ivresse
plus réelle, plus féconde, du moins à ce que je pressentais. Il n'est
pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on
sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une
certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour
donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne
ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir
particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple
devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de
Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une
certaine tasse de thé.
Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs
claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où
il composait, promenaient devant mon imagination avec insistance, mais
trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender, quelque chose que je
pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium. Seulement,
tandis que, dans le souvenir, ce vague peut être sinon approfondi, du
moins précisé grâce à un repérage de circonstances, qui expliquent
pourquoi une certaine saveur a pu nous rappeler des sensations
lumineuses, les sensations vagues données par Vinteuil venant non d'un
souvenir, mais d'une impression (comme celle des clochers de
Martinville), il aurait fallu trouver, de la fragrance de géranium de
sa musique, non une explication matérielle, mais l'équivalent profond,
la fête inconnue et colorée (dont ses œuvres semblaient les fragments
disjoints, les éclats aux cassures écarlates), le mode selon lequel il
«entendait» et projetait hors de lui l'univers. Cette qualité
inconnue d'un monde unique et qu'aucun autre musicien ne nous avait
jamais fait voir, peut-être est-ce en cela, disais-je à Albertine,
qu'est la preuve la plus authentique du génie, bien plus que dans le
contenu de l'œuvre elle-même. «Même en littérature? me demandait
Albertine. » «Même en littérature. » Et repensant à la monotonie des
œuvres de Vinteuil, j'expliquais à Albertine que les grands
littérateurs n'ont jamais fait qu'une seule œuvre, ou plutôt n'ont
jamais que réfracté à travers des milieux divers une même beauté
qu'ils apportent au monde. S'il n'était pas si tard, ma petite, lui
disais-je, je vous montrerais cela chez tous les écrivains que vous
lisez pendant que je dors, je vous montrerais la même identité que
chez Vinteuil. Ces phrases types, que vous commencez à reconnaître
comme moi, ma petite Albertine, les mêmes dans la sonate, dans le
septuor, dans les autres œuvres, ce serait par exemple, si vous voulez,
chez Barbey D'Aurevilly, une réalité cachée révélée par une trace
matérielle, la rougeur physiologique de l'Ensorcelée, d'Aimée de
Spens, de la Clotte, la main du Rideau Cramoisi, les vieux usages, les
vieilles coutumes, les vieux mots, les métiers anciens et singuliers
derrière lesquels il y a le Passé, l'histoire orale faite par les
pâtres du terroir, les nobles cités normandes parfumées d'Angleterre
et jolies comme un village d'Ecosse, la cause de malédictions contre
lesquelles on ne peut rien, la Vellini, le Berger, une même sensation
d'anxiété dans un passage, que ce soit la femme cherchant son mari dans
une _Vieille Maîtresse_, ouïe mari dans l'_Ensorcelée_ parcourant la
lande et l'Ensorcelée elle-même au sortir de la messe. Ce sont encore
des phrases types de Vinteuil que cette géométrie du tailleur de
pierre dans les romans de Thomas Hardy.
Les phrases de Vinteuil me firent penser à la petite phrase et je dis
à Albertine qu'elle avait été comme l'hymne national de l'amour de
Swann et d'Odette, «les parents de Gilberte que vous connaissez. Vous
m'avez dit qu'elle n'avait pas mauvais genre. Mais n'a-t-elle pas
essayé d'avoir des relations avec vous? Elle m'a parlé de vous. »
«Oui, comme ses parents la faisaient chercher en voiture au cours par
les trop mauvais temps, je crois qu'elle me ramena une fois et
m'embrassa», dit-elle au bout d'un moment en riant et comme si c'était
une confidence amusante. «Elle me demanda tout d'un coup si j'aimais
les femmes. » (Mais si elle ne faisait que croire se rappeler que
Gilberte l'avait ramenée, comment pouvait-elle dire avec autant de
précision que Gilberte lui avait posé cette question bizarre? )
«Même, je ne sais quelle idée baroque me prit de la mystifier, je lui
répondis que oui. » (On aurait dit qu'Albertine craignait que Gilberte
m'eût raconté cela et qu'elle ne voulût pas que je constatasse
qu'elle me mentait. ) «Mais nous ne fîmes rien du tout. » (C'était
étrange, si elles avaient échangé ces confidences, qu'elles n'eussent
rien fait, surtout qu'avant cela même, elles s'étaient embrassées
dans la voiture, au dire d'Albertine. ) «Elle m'a ramené comme cela
quatre ou cinq fois, peut-être un peu plus, et c'est tout. » J'eus
beaucoup de peine à ne poser aucune question, mais me dominant pour
avoir l'air de n'attacher à tout cela aucune importance, je revins à
Thomas Hardy. «Rappelez-vous les tailleurs de pierre dans _Jude
l'obscur_, dans la _Bien-Aimée_, les blocs de pierre que le père
extrait de l'Ile venant par bateaux s'entasser dans l'atelier du fils
où elles deviennent statues; dans les _Yeux Bleus_ le parallélisme des
tombes, et aussi la ligne parallèle du bateau, et les wagons contigus
où sont les deux amoureux, et la morte; le parallélisme entre la
_Bien-Aimée_ où l'homme aime trois femmes et les _Yeux Bleus_ où la
femme aime trois hommes, etc. , et enfin tous ces romans superposables
les uns aux autres, comme les maisons verticalement entassées en
hauteur sur le sol pierreux de l'île. Je ne peux pas vous parler comme
cela en une minute des plus grands, mais vous verriez dans Stendhal un
certain sentiment de l'altitude se liant à la vie spirituelle: le lieu
élevé où Julien Sorel est prisonnier, la tour au haut de laquelle est
enfermée Fabrice, le clocher où l'Abbé Barnès s'occupe d'astrologie
et d'où Fabrice jette un si beau coup d'œil. Vous m'avez dit que vous
aviez vu certains tableaux de Vermeer, vous vous rendez bien compte que
ce sont les fragments d'un même monde, que c'est toujours, quelque
génie avec lequel ils soient recréés, la même table, le même tapis,
la même femme, la même nouvelle et unique beauté, énigme, à cette
époque où rien ne lui ressemble ni ne l'explique si on ne cherche pas
à l'apparenter par les sujets, mais à dégager l'impression
particulière que la couleur produit. Eh! bien cette beauté nouvelle,
elle reste identique dans toutes les œuvres de Dostoïevski, la femme
de Dostoïevski (aussi particulière qu'une femme de Rembrandt) avec son
visage mystérieux, dont la beauté avenante se change brusquement,
comme si elle avait joué la comédie de la bonté, en une insolence
terrible (bien qu'au fond il semble qu'elle soit plutôt bonne),
n'est-ce pas toujours la même, que ce soit Nastasia Philipovna
écrivant des lettres d'amour à Aglaé et lui avouant qu'elle la hait,
ou dans une visite entièrement identique à celle-là--à celle aussi
où Nastasia Philipovna insulte les parents de Vania--Grouchenka, aussi
gentille chez Katherina Ivanovna que celle-ci l'avait cru terrible, puis
brusquement dévoilant sa méchanceté en insultant Katherina Ivanovna
(bien que Grouchenka au fond soit bonne); Grouchenka, Nastasia, figures
aussi originales, aussi mystérieuses non pas seulement que les
courtisanes de Carpacio mais que la Bethsabée de Rembrandt. Comme, chez
Vermeer, il y a création d'une certaine âme, d'une certaine couleur
des étoffes et des lieux, il n'y a pas seulement chez Dostoïevski
création d'êtres mais de demeures, et la maison de l'Assassinat dans
_Crime et Châtiment_ avec son dvornik, n'est-elle pas presque aussi
merveilleuse que le chef-d'œuvre de la maison de l'Assassinat dans
Dostoïevski, cette sombre et si longue, et si haute, et si vaste maison
de Rogojine où il tue Nastasia Philipovna. Cette beauté nouvelle et
terrible d'une maison, cette beauté nouvelle et mixte d'un visage de
femme, voilà ce que Dostoïevski a apporté d'unique au monde, et les
rapprochements que des critiques littéraires peuvent faire entre lui et
Gogol, ou entre lui et Paul de Kock, n'ont aucun intérêt, étant
extérieurs à cette beauté secrète. Du reste si je t'ai dit que c'est
de roman à roman la même scène, c'est au sein d'un même roman que
les mêmes scènes, les mêmes personnages se reproduisent si le roman
est très long. Je pourrais te le montrer facilement dans la _Guerre et
la Paix_ et certaine scène dans une voiture. . . » «Je n'avais pas voulu
vous interrompre, mais puisque je vois que vous quittez Dostoïevski,
j'aurais peur d'oublier. Mon petit, qu'est-ce que vous avez voulu dire
l'autre jour quand vous m'avez dit: «C'est comme le côté Dostoïevski
de Mme de Sévigné. Je vous avoue que je n'ai pas compris. Cela me
semble tellement différent. » «Venez, petite fille, que je vous
embrasse pour vous remercier de vous rappeler si bien ce que je dis,
vous retournerez au pianola après. Et j'avoue que ce que j'avais dit
là était assez bête. Mais je l'avais dit pour deux raisons. La
première est une raison particulière. Il est arrivé que Mme de
Sévigné, comme Elstir, comme Dostoïevski, au lieu de présenter les
choses dans l'ordre logique, c'est-à-dire en commençant par la cause,
nous montre d'abord l'effet, l'illusion qui nous frappe. C'est ainsi que
Dostoïevski présente ses personnages. Leurs actions nous apparaissent
aussi trompeuses que ces effets d'Elstir où la mer a l'air d'être dans
le ciel. Nous sommes tout étonnés d'apprendre que cet homme sournois
est au fond excellent, ou le contraire». «Oui, mais un exemple pour
Mme de Sévigné». «J'avoue, lui répondis-je en riant, que c'est
très tiré par les cheveux, mais enfin je pourrais trouver des
exemples». --«Mais est-ce qu'il a jamais assassiné quelqu'un,
Dostoïevski? Les romans que je connais de lui pourraient tous s'appeler
l'Histoire d'un crime. C'est une obsession chez lui, ce n'est pas
naturel qu'il parle toujours de ça». «Je ne crois pas, ma petite
Albertine, je connais mal sa vie. Il est certain que comme tout le monde
il a connu le péché, sous une forme ou sous une autre, et probablement
sous une forme que les lois interdisent. En ce sens-là il devait être
un peu criminel, comme ses héros, qui ne le sont d'ailleurs pas tout à
fait, qu'on condamne avec des circonstances atténuantes. Et ce n'était
même peut-être pas la peine qu'il fût criminel. Je ne suis pas
romancier; il est possible que les créateurs soient tentés par
certaines formes de vie qu'ils n'ont pas personnellement éprouvées. Si
je viens avec vous à Versailles comme nous avons convenu, je vous
montrerai le portrait de l'honnête homme par excellence, du meilleur
des maris, Choderlos de Laclos qui a écrit le plus effroyablement
pervers des livres, et juste en face celui de Mme de Genlis qui écrivit
des contes moraux et ne se contenta pas de tromper la duchesse
d'Orléans, mais la supplicia en détournant d'elle ses enfants. Je
reconnais tout de même que chez Dostoïevski cette préoccupation de
l'assassinat a quelque chose d'extraordinaire et qui me le rend très
étranger. Je suis déjà stupéfait quand j'entends Baudelaire dire:
_Si le viol, le poignard, l'incendie
N'ont pas encore brodé de leurs plaisants dessins
Le canevas banal de nos piteux destins.
C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. _
Mais je peux au moins croire que Baudelaire n'est pas sincère. Tandis
que Dostoïevski. . . . . . Tout cela me semble aussi loin de moi que
possible à moins que j'aie en moi des parties que j'ignore, car on ne
se réalise que successivement. Chez Dostoïevski je trouve des puits
excessivement profonds, mais sur quelques points, isolés de l'âme
humaine. Mais c'est un grand créateur. D'abord le monde qu'il peint a
vraiment l'air d'avoir été créé par lui. Tous ces bouffons qui
reviennent sans cesse, tous ces Lebedeff, Karamazoff, Ivolguine,
Segreff, cet incroyable cortège, c'est une humanité plus fantastique
que celle qui peuple la _Ronde de Nuit_ de Rembrandt. Et peut-être
n'est-elle fantastique que de la même manière, par l'éclairage et le
costume, et est-elle au fond courante. En tout cas elle est à la fois
pleine de vérités profondes et uniques, n'appartenant qu'à
Dostoïevski. Cela a presque l'air, ces bouffons, d'un emploi qui
n'existe plus, comme certains personnages de la comédie antique, et
pourtant comme ils révèlent des aspects vrais de l'âme humaine! Ce
qui m'assomme, c'est la manière solennelle dont on parle et dont on
écrit sur Dostoïevski. Avez-vous remarqué le rôle que l'amour-propre
et l'orgueil jouent chez ses personnages? On dirait que pour lui l'amour
et la haine la plus éperdue, la bonté et la traîtrise, la timidité
et l'insolence, ne sont que deux états d'une même nature,
l'amour-propre, l'orgueil empêchant Aglaé Nastasia, le Capitaine dont
Mitia tire la barbe, Krassotkine, l'ennemi-ami d'Alioscha, de se montrer
tels qu'ils sont en réalité. Mais il y a encore bien d'autres
grandeurs. Je connais très peu de ses livres. Mais n'est-ce pas un
motif sculptural et simple, digne de l'art le plus antique, une frise
interrompue et reprise où se déroulerait la vengeance et l'expiation,
que le crime du père Karamazoff engrossant la pauvre folle, le
mouvement mystérieux, animal, inexpliqué, par lequel la mère, étant
à son insu l'instrument des vengeances du destin, obéissant aussi
obscurément à son instinct de mère, peut-être à un mélange de
ressentiment et de reconnaissance physique pour le violateur, va
accoucher chez le père Karamazoff. Ceci c'est le premier épisode,
mystérieux, grand, auguste comme une création de la Femme dans les
sculptures d'Orvieto. Et en réplique, le second épisode plus de vingt
ans après, le meurtre du père Karamazoff, l'infamie sur la famille
Karamazoff par ce fils de la folle, Smerdiakoff, suivi peu après d'un
même acte aussi mystérieusement sculptural et inexpliqué, d'une
beauté aussi obscure et naturelle, que l'accouchement dans le jardin du
père Karamazoff, Smerdiakoff se pendant, son crime accompli. Quanta
Dostoïevski je ne le quittais pas tant que vous croyez en parlant de
Tolstoï qui l'a beaucoup imité. Chez Dostoïevski il y a, concentré
et grognon, beaucoup de ce qui s'épanouira chez Tolstoï. Il y a, chez
Dostoïevski, cette maussaderie anticipée des primitifs que les
disciples éclairciront». «Mon petit, comme c'est assommant que vous
soyez si paresseux. Regardez comme vous voyez la littérature d'une
façon plus intéressante qu'on ne nous la faisait étudier; les devoirs
qu'on nous faisait faire sur Esther: «Monsieur», vous vous rappelez»,
me dit-elle en riant, moins pour se moquer de ses maîtres et
d'elle-même que pour le plaisir de retrouver dans sa mémoire, dans
notre mémoire commune, un souvenir déjà un peu ancien. Mais tandis
qu'elle me parlait et comme je pensais à Vinteuil, à son tour c'était
l'autre hypothèse, l'hypothèse matérialiste, celle du néant qui se
présentait à moi. Je me mettais à douter, je me disais qu'après tout
il se pourrait que, si les phrases de Vinteuil semblaient l'expression
de certains états de l'âme analogues à celui que j'avais éprouvé en
goûtant la madeleine trempée dans la tasse de thé, rien ne m'assurait
que le vague de tels états fût une marque de leur profondeur, mais
seulement de ce que nous n'avons pas encore su les analyser, qu'il n'y
aurait donc rien de plus réel en eux que dans d'autres. Pourtant ce
bonheur, ce sentiment de certitude dans le bonheur pendant que je buvais
la tasse de thé, que je respirais aux Champs-Élysées une odeur de
vieux bois, ce n'était pas une illusion. En tout cas, me disait
l'esprit du doute, même si ces états sont dans la vie plus profonds
que d'autres, et sont inanalysables à cause de cela même, parce qu'ils
mettent en jeu trop de forces dont nous ne nous sommes pas encore rendu
compte, le charme de certaines phrases de Vinteuil fait penser à eux
parce qu'il est lui aussi inanalysable, mais cela ne prouve pas qu'il
ait la même profondeur; la beauté d'une phrase de musique pure paraît
facilement l'image ou du moins la parente d'une impression
intellectuelle que nous avons eue, mais simplement parce qu'elle est
inintellectuelle. Et pourquoi alors croyons-nous particulièrement
profondes ces phrases mystérieuses qui hantent certains ouvrages et ce
septuor de Vinteuil?
Ce n'était pas du reste que de la musique de lui que me jouait
Albertine; le pianola était par moments pour nous comme une lanterne
magique scientifique (historique et géographique) et sur les murs de
cette chambre de Paris, pourvue d'inventions plus modernes que celle de
Combray, je voyais, selon qu'Albertine jouait du Rameau ou du Borodine
s'étendre tantôt une tapisserie du XVIIIe siècle semée d'amours sur
un fond de roses, tantôt la steppe orientale où les sonorités
s'étouffent dans l'illimité des distances et le feutrage de la neige.
Et ces décorations fugitives étaient d'ailleurs les seules de ma
chambre, car si, au moment où j'avais hérité de ma tante Léonie, je
m'étais promis d'avoir des collections comme Swann, d'acheter des
tableaux, des statues, tout mon argent passait à avoir des chevaux, une
automobile, des toilettes pour Albertine. Mais ma chambre ne
contenait-elle pas une œuvre d'art plus précieuse que toutes
celles-là? C'était Albertine elle-même. Je la regardais. C'était
étrange pour moi de penser que c'était elle, elle que j'avais cru si
longtemps impossible même à connaître, qui aujourd'hui, bête sauvage
domestiquée, rosier à qui j'avais fourni le tuteur, le cadre,
l'espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près
de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules
que j'avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs
de golf, s'appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier
jour j'avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son
adolescence les pédales d'une bicyclette, montaient et descendaient
tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d'une
élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c'était de
moi qu'elle lui venait, posait ses souliers en toile d'or. Ses doigts,
jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme
ceux d'une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était
plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe
paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de
profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même,
chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel
brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s'enlever
et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à
l'hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand
désir de l'embrasser; j'en prolongeais chaque surface au delà de ce
que j'en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que
mieux sentir--paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui
cachait le haut des joues--le relief de ces plans superposés. Ses yeux
luisaient comme, dans un minerai où l'opale est encore engaînée, les
deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du
métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les
surplombe, comme les ailes de soie mauve d'un papillon qu'on aurait mis
sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles
différents selon qu'elle se tournait vers moi pour me demander ce
qu'elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe,
large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le
relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de
crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si
riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise
habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d'un sculpteur
qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue,
le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en
les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la
rotation du visage lisse et rose, du mat verni d'un bois peint. Et par
contraste avec tant de relief, par l'harmonie aussi qui les unissait à
elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur
utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d'orgue,
la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n'être
plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien,
œuvre d'art qui, tout à l'heure, par une douce magie, allait se
détacher de sa niche et offrir à mes baisers sa substance précieuse
et rose. Mais non, Albertine n'était nullement pour moi une œuvre
d'art. Je savais ce que c'était qu'admirer une femme d'une façon
artistique, j'avais connu Swann. De moi-même d'ailleurs j'étais, de
n'importe quelle femme qu'il s'agît, incapable de le faire, n'ayant
aucune espèce d'esprit d'observation extérieure, ne sachant jamais ce
qu'était ce que je voyais, et j'étais émerveillé quand Swann
ajoutait rétrospectivement pour moi une dignité artistique--en la
comparant, comme il se plaisait à le faire galamment devant elle-même,
à quelque portrait de Luini, en retrouvant dans sa toilette, la robe ou
les bijoux d'un tableau de Giorgione--à une femme qui m'avait semblé
insignifiante. Rien de tel chez moi. Le plaisir et la peine qui me
venaient d'Albertine ne prenaient jamais pour m'atteindre le détour du
goût et de l'intelligence; même, pour dire vrai, quand je commençais
à regarder Albertine comme un ange musicien merveilleusement patiné et
que je me félicitais de posséder, elle ne tardait pas à me devenir
indifférente; je m'ennuyais bientôt auprès d'elle, mais ces
instants-là duraient peu: on n'aime que ce en quoi on poursuit quelque
chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne possède pas, et bien
vite, je me remettais à me rendre compte que je ne possédais pas
Albertine. Dans ses yeux je voyais passer tantôt l'espérance, tantôt
le souvenir, peut-être le regret, de joies que je ne devinais pas,
auxquelles dans ce cas elle préférait renoncer plutôt que de me les
dire, et que, n'en saisissant que certaines lueurs dans ses prunelles,
je n'apercevais pas plus que le spectateur qu'on n'a pas laissé entrer
dans la salle et qui, collé au carreau vitré de la porte, ne peut rien
apercevoir de ce qui se passe sur la scène. Je ne sais si c'était le
cas pour elle, mais c'est une étrange chose, comme un témoignage chez
les plus incrédules d'une croyance au bien, que cette persévérance
dans le mensonge qu'ont tous ceux qui nous trompent. On aurait beau leur
dire que leur mensonge fait plus de peine que l'aveu, ils auraient beau
s'en rendre compte, qu'ils mentiraient encore l'instant d'après, pour
rester conformes à ce qu'ils nous ont dit d'abord que nous étions pour
eux. C'est ainsi qu'un athée qui tient à la vie, se fait tuer pour no
pas donner un démenti à l'idée qu'on a de sa bravoure. Pendant ces
heures, quelquefois je voyais flotter sur elle, dans ses regards, dans
sa moue, dans son sourire, le reflet de ces spectacles intérieurs dont
la contemplation la faisait ces soirs-là dissemblable, éloignée de
moi à qui ils étaient refusés. «À quoi pensez-vous, ma chérie? »
«Mais à rien. » Quelque fois, pour répondre à ce reproche que je lui
faisais de ne me rien dire, tantôt elle me disait des choses qu'elle
n'ignorait pas que je savais aussi bien que tout le monde (comme ces
hommes d'État qui ne vous annonceraient pas la plus petite nouvelle,
mais vous parlent en revanche de celle qu'on a pu lire dans les journaux
de la veille), tantôt elle me racontait sans précision aucune, en des
sortes de fausses confidences, des promenades en bicyclette qu'elle
faisait à Balbec, l'année avant de me connaître. Et comme si j'avais
deviné juste autrefois, en inférant de lui qu'elle devait être une
jeune fille très libre, faisant de très longues parties, l'évocation
qu'elle faisait de ces promenades insinuait entre les lèvres
d'Albertine ce même mystérieux sourire qui m'avait séduit les
premiers jours sur la digue de Balbec. Elle me parlait aussi de ces
promenades qu'elle avait faites avec des amies, dans la campagne
hollandaise, de ses retours le soir à Amsterdam, à des heures
tardives, quand une foule compacte et joyeuse de gens qu'elle
connaissait presque tous emplissait les rues, les bords des canaux, dont
je croyais voir se refléter dans les yeux brillants d'Albertine, comme
dans les glaces incertaines d'une rapide voiture, les feux innombrables
et fuyants. Comme la soi-disant curiosité esthétique mériterait
plutôt le nom d'indifférence auprès de la curiosité douloureuse,
inlassable, que j'avais des lieux où Albertine avait vécu, de ce
qu'elle avait pu faire tel soir, des sourires, des regards qu'elle avait
eus, des mots qu'elle avait dits, des baisers qu'elle avait reçus. Non,
jamais la jalousie que j'avais eue un jour de Saint-Loup, si elle avait
persisté, ne m'eût donné cette immense inquiétude. Cet amour entre
femmes était quelque chose de trop inconnu, dont rien ne permettait
d'imaginer avec certitude, avec justesse, les plaisirs, la qualité. Que
de gens, que de lieux (même qui ne la concernaient pas directement, de
vagues lieux de plaisir où elle avait pu en goûter), que de milieux
(où il y a beaucoup de monde, où on est frôlé) Albertine--comme une
personne qui faisant passer sa suite, toute une société, au contrôle
devant elle, la fait entrer au théâtre,--du seuil de mon imagination
ou de mon souvenir, où je ne me souciais pas d'eux, avait introduits
dans mon cœur! Maintenant la connaissance que j'avais d'eux était
interne, immédiate, spasmodique, douloureuse. L'amour, c'est l'espace
et le temps rendus sensibles au cœur.
Et peut-être pourtant, entièrement fidèle je n'eusse pas souffert
d'infidélités que j'eusse été incapable de concevoir, mais ce qui me
torturait à imaginer chez Albertine, c'était mon propre désir
perpétuel de plaire à de nouvelles femmes, d'ébaucher de nouveaux
romans, c'était de lui supposer ce regard que je n'avais pu, l'autre
jour, même à côté d'elle, m'empêcher de jeter sur les jeunes
cyclistes assises aux tables du bois de Boulogne. Comme il n'est de
connaissance, on peut presque dire qu'il n'est de jalousie que de
soi-même. L'observation compte peu. Ce n'est que du plaisir ressenti
par soi-même qu'on peut tirer savoir et douleur.
Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de
son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement
dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où
évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette
beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu
Albertine soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais
trouvée depuis peu et qui consistait en ce que mon amie se développait
sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté
prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage
rosissant, je sentais se creuser comme un gouffre l'inexhaustible espace
des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre
Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains; je pouvais la
caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse
manié une pierre qui enferme la saline des océans immémoriaux ou le
rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe
close d'un être qui par l'intérieur accédait à l'infini. Combien je
souffrais de cette position où nous a réduits l'oubli de la nature
qui, en instituant la division des corps, n'a pas songé à rendre
possible l'interpénétration des âmes (car si son corps était au
pouvoir du mien, sa pensée échappait aux prises de ma pensée). Et je
me rendais compte qu'Albertine n'était pas même pour moi la
merveilleuse captive dont j'avais cru enrichir ma demeure, tout en y
cachant aussi parfaitement sa présence, même à ceux qui venaient me
voir et qui ne la soupçonnaient pas, au bout du couloir, dans la
chambre voisine, que ce personnage dont tout le monde ignorait qu'il
tenait enfermée dans une bouteille la Princesse de la Chine; m'invitant
sous une forme pressante, cruelle et sans issue, à la recherche du
passé, elle était plutôt comme une grande déesse du Temps. Et s'il a
fallu que je perdisse pour elle des années, ma fortune,--et pourvu que
je puisse me dire, ce qui n'est pas sûr, hélas, qu'elle n'y a, elle,
pas perdu,--je n'ai rien à regretter. Sans doute la solitude eût mieux
valu, plus féconde, moins douloureuse. Mais si j'avais mené la vie de
collectionneur que me conseillait Swann, (que me reprochait de ne pas
connaître M. de Charlus, quand avec un mélange d'esprit, d'insolence
et de goût il me disait: «Comme c'est laid chez vous! ») quelles
statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou
même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement,
m'eussent, comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais
que la maladresse inconsciente d'Albertine, des indifférents, ou de mes
propres pensées ne tardaient pas à rouvrir, donné accès hors de
moi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la
grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous
en avons souffert, la vie des autres?
Quelquefois il faisait un si beau clair de lune, qu'une heure après
qu'Albertine était couchée, j'allais jusqu'à son lit pour lui dire de
regarder la fenêtre. Je suis sûr que c'est pour cela que j'allais dans
sa chambre et non pour m'assurer qu'elle y était bien. Quelle apparence
qu'elle pût et souhaitât s'en échapper? Il eût fallu une collusion
invraisemblable avec Françoise. Dans la chambre sombre, je ne voyais
rien que sur la blancheur de l'oreiller un mince diadème de cheveux
noirs. Mais j'entendais la respiration d'Albertine. Son sommeil était
si profond que j'hésitais d'abord à aller jusqu'au lit. Puis, je
m'asseyais au bord. Le sommeil continuait de couler avec le même
murmure. Ce qui est impossible à dire c'est à quel point ses réveils
étaient gais. Je l'embrassais, je la secouais. Aussitôt elle
s'arrêtait de dormir, mais, sans même l'intervalle d'un instant,
éclatait de rire, me disant en nouant ses bras à mon cou: «J'étais
justement en train de me demander si tu ne viendrais pas», et elle
riait tendrement de plus belle. On aurait dit que sa tête charmante,
quand elle dormait, n'était pleine que de gaîté, de tendresse et de
rire. Et en l'éveillant j'avais seulement, comme quand on ouvre un
fruit, fait fuser le jus jaillissant qui désaltère.
L'hiver cependant finissait; la belle saison revint, et souvent comme
Albertine venait seulement de me dire bonsoir, ma chambre, mes rideaux,
le mur au-dessus des rideaux étant encore tout noirs, dans le jardin
des religieuses voisines, j'entendais, riche et précieuse dans le
silence comme un harmonium d'église, la modulation d'un oiseau inconnu
qui, sur le mode lydien, chantait déjà matines et au milieu de mes
ténèbres mettait la riche note éclatante du soleil qu'il voyait. Une
fois même, nous entendîmes tout d'un coup la cadence régulière d'un
appel plaintif. C'étaient les pigeons qui commençaient à roucouler.
«Cela prouve qu'il fait déjà jour», dit Albertine; et le sourcil
presque froncé, comme si elle manquait en vivant chez moi les plaisirs
de la belle saison, «le printemps est commencé pour que les pigeons
soient revenus». La ressemblance entre leur roucoulement et le chant du
coq était aussi profonde et aussi obscure que, dans le septuor de
Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio et celui du
dernier morceau, qui est bâti sur le même thème-clef que le premier
mais tellement transformé par les différences de tonalité, de mesure,
que le public profane s'il ouvre un ouvrage sur Vinteuil, est étonné
de voir qu'ils sont bâtis tous trois sur les quatre mêmes notes,
quatre notes qu'il peut d'ailleurs jouer d'un doigt au piano sans
retrouver aucun des trois morceaux. Tel ce mélancolique morceau
exécuté par les pigeons était une sorte de chant du coq en mineur,
qui ne s'élevait pas vers le ciel, ne montait pas verticalement, mais
régulier comme le braiement d'un âne, enveloppé de douceur, allait
d'un pigeon à l'autre sur une même ligne horizontale, et jamais ne se
redressait, ne changeait sa plainte latérale en ce joyeux appel
qu'avaient poussé tant de fois l'allegro de l'introduction et le
finale.
Bientôt les nuits raccourcirent davantage et avant les heures anciennes
du matin, je voyais déjà dépasser des rideaux de ma fenêtre la
blancheur quotidiennement accrue du jour. Si je me résignais à laisser
encore mener à Albertine cette vie, où, malgré ses dénégations, je
sentais qu'elle avait l'impression d'être prisonnière, c'était
seulement parce que chaque jour j'étais sûr que le lendemain je
pourrais me mettre, en même temps qu'à travailler, à me lever, à
sortir, à préparer un départ pour quelque propriété que nous
achèterions et où Albertine pourrait mener plus librement et sans
inquiétude pour moi la vie de campagne ou de mer, de navigation ou de
chasse, qui lui plairait. Seulement, le lendemain, ce temps passé que
j'aimais et détestais tour à tour en Albertine, il arrivait que (comme
quand il est le présent, entre lui et nous, chacun, par intérêt, ou
politesse, ou pitié, travaille à tisser un rideau de mensonges que
nous prenons pour la réalité), rétrospectivement une des heures qui
le composaient, et même de celles que j'avais cru connaître, me
présentait tout d'un coup un aspect qu'on n'essayait plus de me voiler
et qui était alors tout différent de celui sous lequel elle m'était
apparue. Derrière tel regard, à la place de la bonne pensée que
j'avais cru y voir autrefois, c'était un désir insoupçonné
jusque-là qui se révélait, m'aliénant une nouvelle partie de ce
cœur d'Albertine que j'avais cru assimilé au mien. Par exemple, quand
Andrée avait quitté Balbec au mois de juillet, Albertine ne m'avait
jamais dit qu'elle dût bientôt la revoir, et je pensais qu'elle
l'avait revue même plus tôt qu'elle n'eût cru, puisque, à cause de
la grande tristesse que j'avais eue à Balbec, cette nuit du 14
septembre, elle m'avait fait ce sacrifice de ne pas y rester et de
revenir tout de suite à Paris. Quand elle était arrivée le 15, je lui
avais demandé d'aller voir Andrée et lui avais dit: «A-t-elle été
contente de vous revoir? » Or un jour Mme Bontemps était venue pour
apporter quelque chose à Albertine; je la vis un instant et lui dis
qu'Albertine était sortie avec Andrée: «Elles sont allées se
promener dans la campagne. » «Oui, me répondit Mme Bontemps. Albertine
n'est pas difficile en fait de campagne. Ainsi il y a trois ans, tous
les jours il fallait aller aux Buttes-Chaumont. » À ce nom de
Buttes-Chaumont, où Albertine m'avait dit n'être jamais allée, ma
respiration s'arrêta un instant. La réalité est la plus habile des
ennemies.
Elle prononce ses attaques sur les points de notre cœur où
nous ne les attendions pas, et où nous n'avions pas préparé de
défense. Albertine avait-elle menti à sa tante, alors, en lui disant
qu'elle allait tous les jours aux Buttes-Chaumont, à moi, depuis, en me
disant qu'elle ne les connaissait pas? «Heureusement, ajouta Mme
Bontemps, que cette pauvre Andrée va bientôt partir pour une campagne
plus vivifiante, pour la vraie campagne, elle en a bien besoin, elle a
si mauvaise mine. Il est vrai qu'elle n'a pas eu cet été le temps
d'air qui lui est nécessaire. Pensez qu'elle a quitté Balbec à la fin
de juillet, croyant revenir en septembre, et comme son frère s'est
démis le genou, elle n'a pas pu revenir. » Alors Albertine l'attendait
à Balbec et me l'avait caché. Il est vrai que c'était d'autant plus
gentil de m'avoir proposé de revenir. À moins que. . . «Oui, je me
rappelle qu'Albertine m'avait parlé de cela (ce n'était pas vrai).
Quand donc a eu lieu cet accident? Tout cela est un peu brouillé dans
ma tête. » «Mais à mon sens, il a eu lieu juste à point, car un jour
plus tard, la location de la villa était commencée et la grand'mère
d'Andrée aurait été obligée de payer un mois inutile. Il s'est
cassé la jambe le 14 septembre, elle a eu le temps de télégraphier à
Albertine le 15 au matin qu'elle ne viendrait pas et Albertine de
prévenir l'agence. Un jour plus tard, cela courait jusqu'au 15
octobre. » Ainsi sans doute quand Albertine changeant d'avis, m'avait
dit: «Partons ce soir», ce qu'elle voyait c'était un appartement,
celui de la grand'mère d'Andrée, où, dès notre retour, elle allait
pouvoir retrouver l'amie que, sans que je m'en doutasse, elle avait cru
revoir bientôt à Balbec. Les paroles si gentilles, pour revenir avec
moi, qu'elle avait eues, en contraste avec son opiniâtre refus d'un peu
avant, j'avais cherché à les attribuer à un revirement de son bon
cœur. Elles étaient tout simplement le reflet d'un changement
intervenu dans une situation que nous ne connaissons pas, et qui est
tout le secret de la variation de la conduite des femmes qui ne nous
aiment pas. Elles nous refusent obstinément un rendez-vous pour le
lendemain, parce qu'elles sont fatiguées, parce que leur grand-père
exige qu'elles dînent chez lui: «Mais venez après», insistons-nous.
«Il me retient très tard. II pourra me raccompagner. » Simplement
elles ont un rendez-vous avec quelqu'un qui leur plaît. Soudain
celui-ci n'est plus libre. Et elles viennent nous dire le regret de nous
avoir fait de la peine, qu'envoyant promener leur grand-père, elles
resteront auprès de nous, ne tenant à rien d'autre. J'aurais dû
reconnaître ces phrases dans le langage que m'avait tenu Albertine, le
jour de mon départ de Balbec, mais pour interpréter ce langage
j'aurais dû me souvenir alors de deux traits particuliers du caractère
d'Albertine qui me revenaient maintenant à l'esprit, l'un pour me
consoler, l'autre pour me désoler, car nous trouvons de tout dans notre
mémoire; elle est une espèce de pharmacie, de laboratoire de chimie,
où on met au hasard la main tantôt sur une drogue calmante, tantôt
sur un poison dangereux. Le premier trait, le consolant, fut cette
habitude de faire servir une même action au plaisir de plusieurs
personnes, cette utilisation multiple de ce qu'elle faisait, qui était
caractéristique chez Albertine. C'était bien dans son caractère,
revenant à Paris (le fait qu'Andrée ne revenait pas pouvait lui rendre
incommode de rester à Balbec sans que cela signifiât qu'elle ne
pouvait pas se passer d'Andrée), de tirer de ce seul voyage une
occasion de toucher deux personnes qu'elle aimait sincèrement, moi, en
me faisant croire que c'était pour ne pas me laisser seul, pour que je
ne souffrisse pas, par dévouement pour moi, Andrée, en la persuadant
que, du moment qu'elle ne venait pas à Balbec, elle ne voulait pas y
rester un instant de plus, qu'elle n'avait prolongé son séjour que
pour la voir et qu'elle accourait dans l'instant vers elle. Or, le
départ d'Albertine avec moi succédait en effet d'une façon si
immédiate d'une part à mon chagrin, à mon désir de revenir à Paris,
d'autre part à la dépêche d'Andrée, qu'il était tout naturel
qu'Andrée et moi, ignorant respectivement elle mon chagrin, moi sa
dépêche, nous eussions pu croire que le départ d'Albertine était
l'effet de la seule cause que chacun de nous connût et qu'il suivait en
effet à si peu d'heures de distance et si inopinément. Et dans ce cas,
je pouvais encore croire que m'accompagner avait été le but réel
d'Albertine, qui n'avait pas voulu négliger pourtant une occasion de
s'en faire un titre à la gratitude d'Andrée. Mais malheureusement je
me rappelai presque aussitôt un autre trait de caractère d'Albertine,
et qui était la vivacité avec laquelle la saisissait la tentation
irrésistible d'un plaisir. Or je me rappelais, quand elle eut décidé
de partir, quelle impatience elle avait d'arriver au tram, comme elle
avait bousculé le Directeur qui, en cherchant à nous retenir, aurait
pu nous faire manquer l'omnibus, les haussements d'épaule de connivence
qu'elle me faisait et dont j'avais été si touché, quand, dans le
tortillard, M. de Cambremer nous avait demandé si nous ne pouvions pas
«remettre à huitaine». Oui, ce qu'elle voyait devant ses yeux à ce
moment-là, ce qui la rendait si fiévreuse de partir, ce qu'elle était
impatiente de retrouver, c'était cet appartement inhabité que j'avais
vu une fois, appartenant à la grand'mère d'Andrée, laissé à la
garde d'un vieux valet de chambre, appartement luxueux, en plein midi,
mais si vide, si silencieux que le soleil avait l'air de mettre des
housses sur le canapé, sur les fauteuils de la chambre où Albertine et
Andrée demanderaient au gardien respectueux, peut-être naïf,
peut-être complice, de les laisser se reposer. Je la voyais tout le
temps maintenant, vide, avec un lit ou un canapé, cette chambre, où,
chaque fois qu'Albertine avait l'air pressé et sérieux, elle partait
pour retrouver son amie, sans doute arrivée avant elle parce qu'elle
était plus libre. Je n'avais jamais pensé jusque-là à cet
appartement qui maintenant avait pour moi une horrible beauté.
L'inconnu de la vie des êtres est comme celui de la nature, que chaque
découverte scientifique ne fait que reculer mais n'annule pas. Un
jaloux exaspère celle qu'il aime en la privant de mille plaisirs sans
importance, mais ceux qui sont le fond de la vie de celle-ci, elle les
abrite là où, dans les moments où son intelligence croit montrer le
plus de perspicacité et où les tiers le renseignent le mieux, il n'a
pas idée de chercher. Enfin du moins Andrée allait partir. Mais je ne
voulais pas qu'Albertine pût me mépriser, comme ayant été dupe
d'elle et d'Andrée. Un jour ou l'autre, je le lui dirais. Et ainsi je
la forcerais peut-être à me parler plus franchement, en lui montrant
que j'étais informé, tout de même, des choses qu'elle me cachait.
Mais je ne voulais pas lui parler de cela encore, d'abord parce que, si
près de sa visite de sa tante, elle eût compris d'où me venait mon
information, eût tari cette source et n'en eût pas redouté
d'inconnues. Ensuite parce que je ne voulais pas risquer, tant que je ne
serais pas absolument certain de garder Albertine aussi longtemps que je
voudrais, de causer en elle trop de colères qui auraient pu avoir pour
effet de lui faire désirer me quitter. Il est vrai que si je
raisonnais, cherchais la vérité, pronostiquais l'avenir d'après ses
paroles, lesquelles approuvaient toujours tous mes projets, exprimant
combien elle aimait cette vie, combien sa claustration la privait peu,
je ne doutais pas qu'elle restât toujours auprès de moi. J'en étais
même fort ennuyé, je sentais m'échapper la vie, l'univers, auxquels
je n'avais jamais goûté, échangés contre une femme dans laquelle je
ne pouvais plus rien trouver de nouveau. Je ne pouvais même pas aller
à Venise, où, pendant que je serais couché, je serais trop torturé
par la crainte des avances que pourraient lui faire le gondolier, les
gens de l'hôtel, les Vénitiennes. Mais si je raisonnais au contraire
d'après l'autre hypothèse, celle qui s'appuyait non sur les paroles
d'Albertine, mais sur des silences, des regards, des rougeurs, des
bouderies, et même des colères, dont il m'eût été bien facile de
lui montrer qu'elles étaient sans cause et dont j'aimais mieux avoir
l'air de ne pas m'apercevoir, alors je me disais que cette vie lui
était insupportable, que tout le temps elle se trouvait privée de ce
qu'elle aimait, et que fatalement elle me quitterait un jour. Tout ce
que je voulais, si elle le faisait, c'était que je pusse choisir le
moment où cela ne me serait pas trop pénible, et puis dans une saison
où elle ne pourrait aller dans aucun des endroits où je me
représentais ses débauches, ni à Amsterdam, ni chez Andrée qu'elle
retrouverait, il est vrai, quelques mois plus tard. Mais d'ici là je me
serais calmé et cela me serait devenu indifférent. En tous cas, il
fallait attendre pour y songer que fût guérie la petite rechute
qu'avait causée la découverte des raisons pour lesquelles Albertine,
à quelques-heures de distance, avait voulu ne pas quitter, puis quitter
immédiatement Balbec. Il fallait laisser le temps de disparaître aux
symptômes qui ne pouvaient aller qu'en s'atténuant si je n'apprenais
rien de nouveau, mais qui étaient encore trop aigus pour ne pas rendre
plus douloureuse, plus difficile, une opération de rupture, reconnue
maintenant inévitable, mais nullement urgente et qu'il valait mieux
pratiquer «à froid». Ce choix du moment, j'en étais le maître, car
si elle voulait partir avant que je l'eusse décidé, au moment où elle
m'annoncerait qu'elle avait assez de cette vie, il serait toujours temps
d'aviser à combattre ses raisons, de lui laisser plus de liberté, de
lui promettre quelque grand plaisir prochain qu'elle souhaiterait
elle-même d'attendre, voire, si je ne trouvais de recours qu'on son
cœur, de lui assurer mon chagrin. J'étais donc bien tranquille à ce
point de vue, n'étant pas d'ailleurs en cela très logique avec
moi-même. Car, dans les hypothèses où je ne tenais précisément pas
compte des choses qu'elle disait et qu'elle annonçait, je supposais
que, quand il s'agirait de son départ, elle me donnerait d'avance ses
raisons, me laisserait les combattre et les vaincre. Je sentais que ma
vie avec Albertine n'était pour ma part, quand je n'étais pas jaloux,
qu'ennui, pour l'autre part, quand j'étais jaloux, que souffrance. À
supposer qu'il y eût du bonheur, il ne pouvait durer. J'étais dans le
même esprit de sagesse qui m'inspirait à Balbec, quand, le soir où
nous avions été heureux après la visite de Mme de Cambremer, je
voulais la quitter, parce que je savais qu'à prolonger, je ne gagnerais
rien. Seulement, maintenant encore, je m'imaginais que le souvenir que
je garderais d'elle serait comme une sorte de vibration prolongée par
une pédale de la dernière minute de notre séparation. Aussi je tenais
à choisir une minute douce, afin que ce fût elle qui continuât à
vibrer en moi. Il ne fallait pas être trop difficile, attendre trop, il
fallait être sage. Et pourtant, ayant tant attendu, ce serait folie de
ne pas attendre quelques jours de plus, jusqu'à ce qu'une minute
acceptable se présentât, plutôt que de risquer de la voir partir avec
cette même révolte que j'avais autrefois quand maman s'éloignait de
mon lit sans me dire bonsoir, ou quand elle me disait adieu à la gare.
À tout hasard je multipliais les gentillesses que je pouvais lui faire.
Pour les robes de Fortuny, nous nous étions enfin décidés pour une
bleue et or doublée de rose qui venait d'être terminée. Et j'avais
commandé tout de même les cinq auxquelles elle avait renoncé avec
regret, par préférence pour celle-là. Pourtant à la venue du
printemps, deux mois ayant passé depuis ce que m'avait dit sa tante, je
me laissai emporter par la colère un soir. C'était justement celui où
Albertine avait revêtu pour la première fois la robe de chambre bleu
et or de Fortuny qui, en m'évoquant Venise, me faisait plus sentir
encore ce que je sacrifiais pour elle, qui ne m'en savait aucun gré. Si
je n'avais jamais vu Venise, j'en rêvais sans cesse depuis ces vacances
de Pâques qu'encore enfant j'avais dû y passer, et plus anciennement
encore, depuis les gravures du Titien et les photographies de Giotto que
Swann m'avais jadis données à Combray. La robe de Fortuny que portait
ce soir-là Albertine me semblait comme l'ombre tentatrice de cette
invisible Venise. Elle était envahie d'ornementation arabe, comme les
palais de Venise dissimulés à la façon des sultanes derrière un
voile ajouré de pierre, comme les reliures de la Bibliothèque
Ambrosienne, comme les colonnes desquelles les oiseaux orientaux qui
signifient alternativement la mort et la vie se répétaient dans le
miroitement de l'étoffe, d'un bleu profond qui, au fur et à mesure que
mon regard s'y avançait, se changeait en or malléable, par ces mêmes
transmutations qui, devant les gondoles qui s'avancent, changent en
métal flamboyant l'azur du grand canal. Et les manches étaient
doublées d'un rose cerise, qui est si particulièrement vénitien qu'on
l'appelle rose Tiepolo.
Dans la journée, Françoise avait laissé échapper devant moi
qu'Albertine n'était contente de rien, que, quand je lui faisais dire
que je sortirais avec elle, ou que je ne sortirais pas, que l'automobile
viendrait la prendre, ou ne viendrait pas, elle haussait presque les
épaules et répondait à peine poliment. Ce soir où je la sentais de
mauvaise humeur et où la première grande chaleur m'avait énervé, je
ne pus retenir ma colère et lui reprochai son ingratitude: «Oui, vous
pouvez demander à tout le monde, criai-je de toutes mes forces, hors de
moi, vous pouvez demander à Françoise, ce n'est qu'un cri. » Mais
aussitôt je me rappelai qu'Albertine m'avait dit une fois combien elle
me trouvait l'air terrible quand j'étais en colère, et m'avait
appliqué les vers d'Esther:
_Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'émoi.
Hélas sans frissonner quel cœur audacieux
Soutiendrait les éclairs qui partent de ses yeux. _
J'eus honte de ma violence. Et pour revenir sur ce que j'avais fait,
sans cependant que ce fût une défaite, de manière que ma paix fût
une paix armée et redoutable, en même temps qu'il me semblait utile de
montrer à nouveau que je ne craignais pas une rupture pour qu'elle n'en
eût pas l'idée: «Pardonnez-moi, ma petite Albertine, j'ai honte de ma
violence, j'en suis désespéré. Si nous ne pouvons plus nous entendre,
si nous devons nous quitter, il ne faut pas que ce soit ainsi, ce ne
serait pas digne de nous. Nous nous quitterons, s'il le faut, mais avant
tout je tiens à vous demander pardon bien humblement de tout mon
cœur. » Je pensais que, pour réparer cela et m'assurer de ses projets
de rester pour le temps qui allait suivre, au moins jusqu'à ce
qu'Andrée fût partie, ce qui était dans trois semaines, il serait bon
dès le lendemain de chercher quelque plaisir plus grand que ceux
qu'elle avait encore eus et à assez longue échéance; aussi, puisque
j'allais effacer l'ennui que je lui avais causé, peut-être ferais-je
bien de profiter de ce moment pour lui montrer que je connaissais mieux
sa vie qu'elle ne croyait. La mauvaise humeur qu'elle ressentirait
serait effacée demain par mes gentillesses, mais l'avertissement
resterait dans son esprit. «Oui, ma petite Albertine, pardonnez-moi si
j'ai été violent. Je ne suis pas tout à fait aussi coupable que vous
croyez. Il y a des gens méchants qui cherchent à nous brouiller, je
n'avais jamais voulu vous en parler pour ne pas vous tourmenter. Mais je
finis par être affolé quelquefois de certaines dénonciations. «Ainsi
tenez, lui dis-je, maintenant on me tourmente, on me persécute à me
parler de vos relations, mais avec Andrée. » «Avec Andrée? »
s'écria-t-elle, la mauvaise humeur enflammant son visage. Et
l'étonnement ou le désir de paraître étonnée écarquillait ses
yeux. «C'est charmant! Et peut-on savoir qui vous a dit ces belles
choses, est-ce que je pourrais leur parler à ces personnes, savoir sur
quoi elles appuient leurs infamies? » «Ma petite Albertine, je ne sais
pas, ce sont des lettres anonymes, mais de personnes que vous trouveriez
peut-être assez facilement (pour lui montrer que je ne croyais pas
qu'elle cherchait), car elles doivent bien vous connaître. La
dernière, je vous l'avoue (et je vous cite celle-là justement parce
qu'il s'agit d'un rien et qu'elle n'a rien de pénible à citer) m'a
pourtant exaspéré. Elle me disait que si, le jour où nous avons
quitté Balbec, vous aviez d'abord voulu rester et partir ensuite, c'est
que dans l'intervalle vous aviez reçu une lettre d'Andrée vous disant
qu'elle ne viendrait pas. » «Je sais très bien qu'Andrée m'a écrit
qu'elle ne viendrait pas, elle m'a même télégraphié, je ne peux pas
vous montrer la dépêche parce que je ne l'ai pas gardée, mais ce
n'était pas ce jour-là, qu'est-ce que vous vouliez que cela me fasse
qu'Andrée vînt à Balbec ou non? » «Qu'est-ce que vous vouliez que
cela me fasse» était une preuve de colère et que «cela lui faisait»
quelque chose, mais pas forcément une preuve qu'Albertine était
revenue uniquement par désir de voir Andrée. Chaque fois qu'Albertine
voyait un des motifs réels, ou allégués, d'un de ses actes,
découvert par une personne à qui elle avait donné un autre motif,
Albertine était en colère, la personne fût-elle celle pour laquelle
elle avait fait réellement l'acte. Albertine croyait-elle que ces
renseignements sur ce qu'elle faisait, ce n'était pas des anonymes qui
me les envoyaient malgré moi, mais moi qui les sollicitais avidement,
on n'aurait pu nullement le déduire des paroles qu'elle me dit ensuite,
où elle avait l'air d'accepter ma version des lettres anonymes, mais de
son air de colère contre moi, colère qui n'avait l'air que d'être
l'explosion de ses mauvaises humeurs antérieures, tout comme
l'espionnage auquel elle eût, dans cette hypothèse, cru que je
m'étais livré, n'eût été que l'aboutissant d'une surveillance de
tous ses actes dont elle n'eût plus douté depuis longtemps. Sa colère
s'étendit même jusqu'à Andrée et se disant sans doute que,
maintenant, je ne serais plus tranquille même quand elle sortirait avec
Andrée: «D'ailleurs Andrée m'exaspère. Elle est assommante. Je ne
veux plus sortir avec elle. Vous pouvez l'annoncer aux gens qui vous ont
dit que j'étais revenue à Paris pour elle. Si je vous disais que
depuis tant d'années que je connais Andrée, je ne saurais pas vous
dire comment est sa figure tant je l'ai peu regardée! » Or à Balbec,
la première année, elle m'avait dit: «Andrée est ravissante. » Il
est vrai que cela ne voulait pas dire qu'elle eût des relations
amoureuses avec elle, et même je ne l'avais jamais entendu parler alors
qu'avec indignation de toutes les relations de ce genre. Mais ne
pouvait-elle avoir changé même sans se rendre compte qu'elle avait
changé, en ne croyant pas que ses jeux avec une amie fussent la même
chose que les relations immorales, assez peu précises dans son esprit,
qu'elle flétrissait chez les autres? N'était-ce pas aussi possible que
ce même changement, et cette même inconscience de changement qui
s'étaient produits dans ses relations avec moi, dont elle avait
repoussé à Balbec avec tant d'indignation les baisers qu'elle devait
me donner elle-même ensuite chaque jour, et que, je l'espérais du
moins, elle me donnerait encore bien longtemps, et qu'elle allait me
donner dans un instant? «Mais, ma chérie, comment voulez-vous que je
le leur annonce puisque je ne les connais pas? » Cette réponse était
si forte qu'elle aurait dû dissoudre les objections et les doutes que
je voyais cristallisés dans les prunelles d'Albertine. Mais elle les
laissa intacts. Je m'étais tu et pourtant elle continuait à me
regarder avec cette attention persistante qu'on prête à quelqu'un qui
n'a pas fini de parler. Je lui demandai de nouveau pardon. Elle me
répondit qu'elle n'avait rien à me pardonner. Elle était redevenue
très douce. Mais sous son visage triste et défait, il me semblait
qu'un secret s'était formé. Je savais bien qu'elle ne pouvait me
quitter sans me prévenir, d'ailleurs elle ne pouvait ni le désirer
(c'était dans huit jours qu'elle devait essayer les nouvelles robes de
Fortuny), ni décemment le faire, ma mère revenant à la fin de la
semaine et sa tante également. Pourquoi, puisque c'était impossible
qu'elle partît, lui redis-je à plusieurs reprises que nous sortirions
ensemble le lendemain pour aller voir des verreries de Venise que je
voulais lui donner et fus-je soulagé de l'entendre me dire que c'était
convenu. Quand elle put me dire bonsoir et que je l'embrassai, elle ne
fit pas comme d'habitude, se détourna--c'était quelques instants à
peine après le moment où je venais de penser à cette douceur qu'elle
me donnât tous les soirs ce qu'elle m'avait refusé à Balbec — elle
ne me rendit pas mon baiser. On aurait dit que, brouillée avec moi,
elle ne voulait pas me donner un signe de tendresse qui eût plus tard
pu me paraître comme une fausseté démentant cette brouille. On aurait
dit qu'elle accordait ses actes avec cette brouille et cependant avec
mesure, soit pour ne pas l'annoncer, soit parce que, rompant avec moi
des rapports charnels, elle voulait cependant rester mon amie. Je
l'embrassai alors une seconde fois, serrant contre mon cœur l'azur
miroitant et doré du grand canal et les oiseaux accouplés, symboles de
mort et de résurrection. Mais une seconde fois elle s'écarta et, au
lieu de me rendre mon baiser, s'écarta avec l'espèce d'entêtement
instinctif et fatidique des animaux qui sentent la mort. Ce
pressentiment qu'elle semblait traduire me gagna moi-même et me remplit
d'une crainte si anxieuse que quand elle fut arrivée à la porte, je
n'eus pas le courage de la laisser partir et la rappelai. «Albertine,
lui dis-je, je n'ai aucun sommeil. Si vous même n'avez pas envie de
dormir, vous auriez pu rester encore un peu, si vous voulez, mais je n'y
tiens pas, et surtout je ne veux pas vous fatiguer. » Il me semblait que
si j'avais pu la faire déshabiller et l'avoir dans sa chemise de nuit
blanche, dans laquelle elle semblait plus rose, plus chaude, où elle
irritait plus mes sens, la réconciliation eût été plus complète.
Mais j'hésitais un instant, car le bord bleu de la robe ajoutait à son
visage une beauté, une illumination, un ciel sans lesquels elle m'eût
semblé plus dure. Elle revint lentement et me dit avec beaucoup de
douceur et toujours le même visage abattu et triste: «Je peux rester
tant que vous voudrez, je n'ai pas sommeil. » Sa réponse me calma, car
tant qu'elle était là, je sentais que je pouvais aviser à l'avenir et
elle recélait aussi de l'amitié, de l'obéissance, mais d'une certaine
nature, et qui me semblait avoir pour limite ce secret que je sentais
derrière son regard triste, ses manières changées, moitié malgré
elle, moitié sans doute pour les mettre d'avance en harmonie avec
quelque chose que je ne savais pas. Il me sembla que tout de même, il
n'y aurait que de l'avoir tout en blanc, avec son cou nu, devant moi,
comme je l'avais vue à Balbec dans son lit, qui me donnerait assez
d'audace pour qu'elle fût obligée de céder. «Puisque vous êtes si
gentille de rester un peu à me consoler, vous devriez enlever votre
robe, c'est trop chaud, trop raide, je n'ose pas vous approcher pour ne
pas froisser cette belle étoffe et il y a entre nous ces oiseaux
symboliques. Déshabillez-vous, mon chéri. » «Non, ce ne serait pas
commode de défaire ici cette robe. Je me déshabillerai dans ma chambre
tout à l'heure. » «Alors vous ne voulez même pas vous asseoir sur mon
lit? » «Mais si. » Elle resta toutefois un peu loin, près de mes
pieds. Nous causâmes. Je sais que je prononçai alors le mot mort comme
si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus
vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout
entiers. Certes ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en
gardons, mais ils demandent une place aussi au temps qui les précède.
On peut dire que nous ne les voyons pas alors tels qu'ils seront, mais
dans le souvenir ne sont-ils pas aussi modifiés?
Quand je vis que d'elle-même, elle ne m'embrassait pas, comprenant que
tout ceci était du temps perdu, que ce ne serait qu'à partir du baiser
que commenceraient les minutes calmantes, et véritables, je lui dis:
«Bonsoir, il est trop tard», parce que cela ferait qu'elle
m'embrasserait, et nous continuerions ensuite. Mais après m'avoir dit:
«Bonsoir, tâchez de bien dormir», exactement comme les deux
premières fois, elle se contenta d'un baiser sur la joue. Cette fois je
n'osai pas la rappeler, mais mon cœur battait si fort que je ne pus me
recoucher. Comme un oiseau qui va d'une extrémité de sa cage à
l'autre, sans arrêter je passais de l'inquiétude qu'Albertine pût
partir à un calme relatif. Ce calme était produit par le raisonnement
que je recommençais plusieurs fois par minute: «Elle ne peut pas
partir en tout cas sans me prévenir, elle ne m'a nullement dit qu'elle
partirait», et j'étais à peu près calmé. Mais aussitôt je me
redisais: «Pourtant si demain j'allais la trouver partie. Mon
inquiétude elle-même a bien sa cause en quelque chose; pourquoi ne
m'a-t-elle pas embrassé? » Alors je souffrais horriblement du cœur.
Puis il était un peu apaisé par le raisonnement que je recommençais,
mais je finissais par avoir mal à la tête, tant ce mouvement de ma
pensée était incessant et monotone. Il y a ainsi certains états
moraux, et notamment l'inquiétude qui, ne nous présentant que deux
alternatives, ont quelque chose d'aussi atrocement limité qu'une simple
souffrance physique. Je refaisais perpétuellement le raisonnement qui
donnait raison à mon inquiétude et celui qui lui donnait tort et me
rassurait, sur un espace aussi exigu que le malade qui palpe sans
s'arrêter, d'un mouvement interne, l'organe qui le fait souffrir,
s'éloigne un instant du point douloureux, pour y revenir l'instant
d'après. Tout à coup dans le silence de la nuit, je fus frappé par un
bruit en apparence insignifiant, mais qui me remplit de terreur, le
bruit de la fenêtre d'Albertine qui s'ouvrait violemment. Quand je
n'entendis plus rien, je me demandai pourquoi ce bruit m'avait fait si
peur. En lui-même il n'avait rien de si extraordinaire; mais je lui
donnais probablement deux significations qui m'épouvantaient
également. D'abord c'était une convention de notre vie commune, comme
je craignais les courants d'air, qu'on n'ouvrît jamais de fenêtre la
nuit. On l'avait expliqué à Albertine quand elle était venue habiter
à la maison et bien qu'elle fût persuadée que c'était de ma part une
manie et malsaine, elle m'avait promis de ne jamais enfreindre cette
défense. Et elle était si craintive pour toutes ces choses qu'elle
savait que je voulais, les blâmât-elle, que je savais qu'elle eût
plutôt dormi dans l'odeur d'un feu de cheminée que d'ouvrir sa
fenêtre, de même, que, pour l'événement le plus important, elle ne
m'eût pas fait réveiller le matin. Ce n'était qu'une des petites
conventions de notre vie, mais du moment qu'elle violait celle-là sans
m'en avoir parlé, cela ne voulait-il pas dire qu'elle n'avait plus rien
à ménager, qu'elle les violerait aussi bien toutes. Puis ce bruit
avait été violent, presque mal élevé, comme si elle avait ouvert
rouge de colère et disant: «Cette vie m'étouffe, tant pis, il me faut
de l'air! » Je ne me dis pas exactement tout cela, mais je continuai à
penser, comme à un présage plus mystérieux et plus funèbre qu'un cri
de chouette, à ce bruit de la fenêtre qu'Albertine avait ouverte.
Plein d'une agitation comme je n'en avais peut-être pas eue depuis le
soir de Combray où Swann avait dîné à la maison, je marchai
longtemps dans le couloir, espérant, par le bruit que je faisais,
attirer l'attention d'Albertine, qu'elle aurait pitié de moi et
m'appellerait, mais je n'entendais aucun bruit venir de sa chambre. Peu
à peu je sentis qu'il était trop tard. Elle devait dormir depuis
longtemps. Je retournai me coucher. Le lendemain, dès que je
m'éveillai, comme on ne venait jamais chez moi quoiqu'il arrivât sans
que j'eusse appelé, je sonnai Françoise. Et en même temps je pensai:
«Je vais parler à Albertine d'un yacht que je veux lui faire faire. »
En prenant mes lettres, je dis à Françoise sans la regarder: «Tout à
l'heure j'aurai quelque chose à dire à Mlle Albertine; est-ce qu'elle
est levée? » «Oui, elle s'est levée de bonne heure. » Je sentis se
soulever en moi, comme dans un coup de vent, mille inquiétudes, que je
ne savais pas tenir en suspens dans ma poitrine. Le tumulte y était si
grand que j'étais à bout de souffle comme dans une tempête. «Ah!
mais où est-elle en ce moment? » «Elle doit être dans sa chambre. »
«Ah! bien; eh! bien, je la verrai tout à l'heure. » Je respirai, elle
était là, mon agitation retomba, Albertine était ici, il m'était
presque indifférent qu'elle y fût. D'ailleurs n'avais-je pas été
absurde de supposer qu'elle aurait pu ne pas y être. Je m'endormis,
mais, malgré ma certitude qu'elle ne me quitterait pas, d'un sommeil
léger et d'une légèreté relative à elle seulement. Car les bruits
qui ne pouvaient se rapporter qu'à des travaux dans la cour, tout en
les entendant vaguement en dormant, je restais tranquille, tandis que le
plus léger frémissement qui venait de sa chambre, quand elle sortait,
ou rentrait sans bruit, en appuyant si doucement sur le timbre, me
faisait tressauter, me parcourait tout entier, me laissait le cœur
battant, bien que je l'eusse entendu dans un assoupissement profond, de
même que ma grand'mère dans les derniers jours qui précédèrent sa
mort et où elle était plongée dans une immobilité que rien ne
troublait et que les médecins appelaient le coma, se mettait, m'a-t-on
dit, à trembler un instant comme une feuille quand elle entendait les
trois coups de sonnette par lesquels j'avais l'habitude d'appeler
Françoise, et que, même en les faisant plus légers, cette
semaine-là, pour ne pas troubler le silence de la chambre mortuaire,
personne, assurait Françoise, ne pouvait confondre, à cause d'une
manière que j'avais et ignorais moi-même d'appuyer sur le timbre, avec
les coups de sonnette de quelqu'un d'autre. Étais-je donc entré moi
aussi en agonie, était-ce l'approche de la mort?
Ce jour-là et le lendemain nous sortîmes ensemble, puisqu'Albertine ne
voulait plus sortir avec Andrée. Je ne lui parlai même pas du yacht.
Ces promenades m'avaient calmé tout à fait. Mais elle avait continué
le soir à m'embrasser de la même manière nouvelle, de sorte que
j'étais furieux. Je ne pouvais plus y voir qu'une manière de me
montrer qu'elle me boudait, et qui me paraissait trop ridicule après
les gentillesses qui je ne cessais de lui faire. Aussi, n'ayant plus
d'elle même les satisfactions charnelles auxquelles je tenais, la
trouvant laide dans la mauvaise humeur, sentis-je plus vivement la
privation de toutes les femmes et des voyages dont ces premiers beaux
jours réveillaient en moi le désir. Grâce sans doute au souvenir
épars des rendez-vous oubliés que j'avais eus, collégien encore, avec
des femmes, sous la verdure déjà épaisse, cette région du printemps
où le voyage de notre demeure errante à travers les saisons venait
depuis trois jours de s'arrêter, sous un ciel clément, et dont toutes
les routes fuyaient vers des déjeuners à la campagne, des parties de
canotage, des parties de plaisir, me semblait le pays des femmes aussi
bien qu'il était celui des arbres, et le pays où le plaisir partout
offert devenait permis à mes forces convalescentes. La résignation à
la paresse, la résignation à la chasteté, à ne connaître le plaisir
qu'avec une femme que je n'aimais pas, la résignation à rester dans ma
chambre, à ne pas voyager, tout cela était possible dans l'Ancien
Monde où nous étions la veille encore, dans le monde vide de l'hiver,
mais non plus dans cet univers nouveau, feuillu, où je m'étais
éveillé comme un jeune Adam pour qui se pose pour la première fois le
problème de l'existence, du bonheur, et sur qui ne pèse pas
l'accumulation des solutions négatives antérieures. La présence
d'Albertine me pesait, et, maussade, je la regardais donc, en sentant
que c'était un malheur que nous, n'eussions pas rompu. Je voulais aller
à Venise, je voulais en attendant aller au Louvre voir des tableaux
vénitiens et au Luxembourg les deux Elstir, qu'à ce qu'on venait de
m'apprendre, la princesse de Guermantes venait de vendre à ce musée,
ceux que j'avais tant admirés, les «Plaisirs de la Danse» et le
«Portrait de la famille X. ». Mais j'avais peur que, dans le premier,
certaines poses lascives ne donnassent à Albertine un désir, une
nostalgie de réjouissances populaires, la faisant se dire que
peut-être une certaine vie qu'elle n'avait pas menée, une vie de feux
d'artifice et de guinguettes, avait du bon. Déjà d'avance, je
craignais que, le 14 juillet, elle me demandât d'aller à un bal
populaire et je rêvais d'un événement impossible qui eût supprimé
cette fête. Et puis il y avait aussi là-bas, dans les Elstir, des
nudités de femmes dans des paysages touffus du Midi qui pouvaient faire
penser Albertine à certains plaisirs, bien qu'Elstir, lui (mais ne
rabaisserait-elle pas l'œuvre? ) n'y eût vu que la beauté sculpturale,
pour mieux dire la beauté de blancs monuments, que prennent des corps
de femmes assis dans la verdure. Aussi je me résignai à renoncer à
cela et je voulus partir pour aller à Versailles. Albertine était
restée dans sa chambre, à lire, dans son peignoir de Fortuny. Je lui
demandai si elle voulait venir à Versailles.
