Ce que je ne
comprends
pas, me dit M.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
de Charlus, que Mme Verdurin avait
confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement,
sous le prétexte de demander mon par-dessus, à rejoindre Morel et fît
manquer ainsi le plan de la patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano où personne ne lui avait demandé
de se mettre et se composant--avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche--ce qu'il
croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que
celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «Comment, vous n'aimez pas
cela, ce côté gosse de la musique de Bizet. Mais, mon cher, dit-il
avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. »
Morel qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il
passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment
incroyable, de l'esprit), Ski, feignant de prendre les diatribes du
violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas,
comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait
d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul
son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où
le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on
disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait et c'était
bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.
«Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde
vous aime beaucoup. On disait l'autre jour: mais on ne le voit plus, il
s'isole! D'ailleurs c'est un si brave homme que Brichot», continua M.
de Charlus qui ne se doutait sains doute pas en, voyant la i manière
affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de Morale, qu'en
son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. «C'est un homme
d'une grande'valeur, qui sait énormément et, cela ne l'a pas racorni,
n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui
sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares
chez ses, pareils. Parfois en voyant comme il comprend la vie, comme il
sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où
un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a
pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais
davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné
des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd,
plaire, au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais, à ce résultat
avaient, collaboré, entre autres influences, distinctes d'ailleurs,
celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps
dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part,
lorsqu'il fut marié, trouva, agréable Mme Bontemps qui feignant
d'adorer le ménage Swann, venait, tout le temps voir la femme et se
délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne, la palme de
l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur
faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme
pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de
l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui
viennent chez elle le moins bête est encore ce vieux beau, qui a
l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait
plus intelligent que, ses autres amis, Brichot, qui non seulement était
aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs,
les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient
le goût du Baron d'un florilège étrange et charmant. Mi de Charlus
était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout
de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui
admettaient son point de vue sur la vie. «Je le vois beaucoup,
ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de
ses lèvres fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel
étaient à dessein abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais
à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une
adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents,
plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades.
C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce
sont de jeunes _bourgeois_», dit-il en détachant le mot qu'il fit
précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude
d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans le
passé, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas
résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne
diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de
Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant
moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me
fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je
tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui
ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais
guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus
estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas
pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes
paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière.
Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant
nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais
pourtant le prestige moral, en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait
aisément qu'ils étaient ridicules, mais la nature que nous refoulons
n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons
le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec
plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées,
des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de
sentiments dédaignés par nous et dont le livre où nous le
reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par
apprendre de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire
affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en
vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais
cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près
complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu
vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne
me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus
le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète
absence de sens moral. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à
celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais
aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient
être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais
l'idée des souffrances qu'on préparait à M. dé Charlus m'était
intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire:
«La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un
vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas,» ajouta-t-il en levant
la main, d'un air de réserve,--pour me pas avoir l'air de se vanter,
pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle
des étudiants,--«mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à
me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon
cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le Baron, qui
avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet
amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. »
Quoique le Baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles,
voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues
attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être
chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes
le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il
ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter
de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de
l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné; pour que
l'appariteur le laissât passer, il lui, disait, d'une voix factice et
d'un air affairé: «Vous me suivez Baron, on vous placera», puis, sans
plus s'occuper, de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul
allègrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de
jeunes professeurs le saluait; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air
de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand
pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de
connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français,
donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard
qui dit: «Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements
des élèves éclataient, Brichot tirait parfois de cette présence de
M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de
rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de
ses amis bourgeois: «Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille,
je vous préviens que le Baron de Charlus, prince d'Agrigente, le
descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à
garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie
qui ait du type. --Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il
sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs ce sera le seul, un homme
fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille
militaire. » «Ah! je vous remercie, disait le père. » Et quoique sa
femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à
aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur
et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de
Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et
ressemblât aux hommes de nos jours. Lui cependant n'avait pas d'yeux
pour elle, mais plus d'un étudiant qui ne savait pas qui il était,
s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le Baron
sortait plein de rêves et de mélancolie. «Pardonnez-moi de revenir à
mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de
Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous
appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me
disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne
que je vous l'ai demandé. » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû
venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. «Oui, je ferai ça
pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En
acceptant pas autrefois ce que je vous étais proposé, vous m'avez, à
vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté.
Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un
ton mélancolique où perçoit le désir de faire des confidences; il y
a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une
réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à
votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette
minute précise de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme
s'agite et Dieu le mène. Qui sait si le jour où nous sommes sortis
ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être
bien des choses qui se sont passées depuis, n'auraient jamais eu
lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant, du
nom de Mme de Villeparisis et je cherchai à savoir de lui, si qualifié
à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue
à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna
pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même
pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de
Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la
postérité, et même du vivant de la Marquise, à l'ignorante roture,
n'avait, pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du
monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes.
C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances,
l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou
telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté
famille, Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que
je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de
Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames
ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation
prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de
Villeparisis était la nièce de la fameuse Duchesse de ***, la personne
la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de
Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa
famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse! Et
Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me
représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui
m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous
les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce élevée par elle, chez
elle, à l'Hôtel de ***. «Elle demandait au Duc de Doudeauville, me
dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs, laquelle des trois
sœurs préférez-vous? » Et Doudeauville ayant dit: «Mme de
Villeparisis», la Duchesse de *** lui répondit «cochon! » Car la
Duchesse était très _spirituelle_», dit M. de Charlus en donnant au
mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il
trouvât d'ailleurs que le mot fut si «spirituel», je ne m'en étonnai
pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance
centrifuge, objective des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils
goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le
leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient
de créer. «Mais qu'est-ce qu'il a, c'est mon pardessus qu'il apporte,
dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel
résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le
mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon
cher, c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos-pensées.
Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire», et tout en me
mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait
le long du cou, relevait le collet de sa main frôlait mon menton, en
s'excusant. --«À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il
faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour
être bonne d'enfants». Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant
manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous
les deux. D'ailleurs la certitude qu'à la maison je retrouverais
Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi j'avais
qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu
d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais
assis au piano, après que Françoise m'eût téléphoné. Et c'est ce
calme qui me permit chaque fois qu'au cours de cette conversation je
voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que
mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme
Verdurin viendrait nous appeler. «Voyons, dit-il au Baron, restez un
peu avec-nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure», ajouta
Brichot en fixant sur moi son œil presque mort auquel les nombreuses
opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais
qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression
oblique de la malignité. «L'accolade, est-il bête! s'écria le Baron
d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à
une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande
s'il ne couche pas avec. »--«Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit
Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets
de vous avertir si elle vient, je le saurai par Verdurin», car il
prévoyait sans doute que le Baron risquait fort d'être de façon
imminente exclu du petit clan. «Eh bien, vous me croyez donc moins bien
que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être rensigné sur
la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que
c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon
pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande
terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À
chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance
nouvelle, changeant de forme. «Certes non pas, je ne me crois pas mieux
que vous avec Mme Verdurin, proclama Brichot en ponctuant les mots»,
car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du Baron. Et comme il
voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du
divertissement promis: «Il y a une chose à quoi le Baron me semble ne
pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames,
c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et
imméritée. Aussi par exemple, dans la série plus notoire que
j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont
nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation
pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à
fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire
Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et
mobiliser la Villette, quand une autre affaire où l'anarchie fut bien
portée et devint le péché è la mode de nos bons dilettantes, mais
dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles,
aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des
réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout, son visage
le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou
militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à
dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie.
«Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il
par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites
des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M, de Charlus à une
interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par
curiosité, ou par affection unique pour un ami mort et celui qui,
craignant de s'être trop avancé si vous lui parlez de la beauté d'un
homme, vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas
plus distinguer un homme beau d'un laid, qu'entre deux moteurs d'auto,
comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des
blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation
mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit
une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement
rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant moi qui suis un
curieux, un fureteur, j'en ai connu et qui n'étaient pas des mythes.
Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement
constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées.
Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou
d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par
exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être
caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan
ne dit pas deux mots sans ajouter: jarnignié, ou un anglais: goddam.
C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous
étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus
établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre
main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les
renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme
tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces
goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je
dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous
verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela
le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient
en règle générale entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé
dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon
tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine,
que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par
la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres
au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres
cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre
désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute
les calculs du Baron. «Trois sur dix, s'écria Brichot! En renversant
la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des
coupables. S'il est celui que vous dites, Baron, et si vous ne vous
trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants
d'une vérité que personne ne soupçonnait autour d'eux. C'est ainsi
que Barrés a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes
qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète
de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que
j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau de
Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le
crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur
la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon
Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve
être la réalité même. Trois sur dix! » reprit Brichot stupéfait. Il
est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande
majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec
qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été
mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe.
C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des
femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et
dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux: «Mais non,
vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue
leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus
flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls,
partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse
a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait
que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes
et les compartiments faits d'avance sont trop simples. «Trois sur dix!
mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir
ratifiera, Baron, si vous vouliez présenter à la postérité le
tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne
juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier.
Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes
collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser
dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et
vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après
avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat
sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage
d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne!
notre Bossuet. » «Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de
Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme
disait le pauvre Swann. » «Comment? Vous avez connu Swann, Baron, mais
je ne savais pas. Est-ce, qu'il avait ces goûts-là, demanda Brichot
d'un air inquiet? » «Mais est-il grossier! Vous croyez donc que je ne
connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas», dit Charlus
les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant
que puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées
avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être
inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le
laissait échapper dans une insinuation: «Je ne dis pas qu'autrefois au
collège, une fois par hasard», dit le Baron comme, malgré lui et
comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant: «Mais il y a deux
cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle, vous m'embêtez»,
conclut-il en riant. «En tous cas il n'était pas joli, joli! » dit
Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les
autres laids. «Taisez-vous, dit le Baron, vous ne savez pas ce que vous
dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en
mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les
amours. Du reste il était resté charmant. Il a été follement aimé
des femmes. » «Mais est-ce que vous avez connu la sienne? » «Mais,
voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante
dans son demi-travesti un soir qu'elle jouait Miss Sacripant; j'étais
avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien
que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient
prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais
couché avec Odette. Seulement elle en avait profité pour venir
m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann.
De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas
un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est
moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce
que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne
la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des
parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus
successivement Odette, (elle avait été avec un tel, puis avec un
pauvre Swann, aveuglé par la jalousie et par l'amour tel, ces hommes
dont pas un seul n'avait été deviné par le tour à tour, supputant
les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une
contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus
insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux
pourrait se prévaloir, plus logiquement que de renseignements qu'il
prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse) ces
amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude
que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet le
jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et
c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la
précision de l'histoire, et s'allonge en listes d'ailleurs
indifférentes et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux,
comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui
dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute,
une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir,
c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous
participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un
à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait
perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde
le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres
méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines
farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et
tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. «Mais est-ce
que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs? » «Mais voyons,
quelle horreur! Raconter cela à Charles! C'est à faire dresser les
cheveux sur la tête. Mais mon cher, il m'aurait tué tout simplement,
il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette,
à qui ça aurait du reste été bien égal, que. . . allons ne me faites
pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a
tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah! j'ai eu de
l'agrément avec ce ménage-là; et naturellement c'est moi qui ai été
obligé d'être son témoin contre d'Osmond qui ne me l'a jamais
pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette et Swann, pour se consoler,
avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la sœur d'Odette.
Enfin vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de
Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça
comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait
pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très
proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement
aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se
faisait appeler Odette de Crécy et le pouvait parfaitement, étant
seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très
authentique celui-là, un monsieur très bien qu'elle avait ratissé
jusqu'au dernier centime. Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce
Crécy, je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des
dîners à Balbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait,
d'une toute petite pension que lui faisait Swann; je me doute bien que,
depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement
d'être payée.
Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est
que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas
désiré tout à l'heure que je vous présente à la Reine de Naples. En
somme je vois que vous ne vous intéressez pas aux _personnes_ en tant
que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu
Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point
qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son
initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais
quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le
goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la
connaître, il le désirait du reste passionnément, car il est tout ce
qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais
enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la
connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or
il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup Brichot,
comme il était resté sous le coup de la proportion de «trois sur
dix» que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait pas
cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle
d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui en
réalité était le résultat du désir qu'avait le professeur de
paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une
accusation si grave: «Est-ce que Ski n'est pas comme cela? »
demanda-t-il à M. de Charlus d'un air sombre. Pour faire admirer ses
prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que
puisqu'il n'y avait que 3 innocents sur 10, il risquait peu de se
tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des
insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. «Mais pas
du tout, s'écria le Baron avec une ironie amère, dogmatique et
exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à
côté. Ski est justement cela pour les gens qui n'y connaissent rien;
s'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans
aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même
quelque chose de très attachant. » «Mais dites-nous donc quelques
noms,» reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un
air de morgue: «Ah! mon cher, moi vous savez que je vis dans
l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue
transcendantal», répondit-il avec la susceptibilité ombrageuse
particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui
caractérisait sa conversation. «Moi, vous comprenez, il n'y a que les
généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi
de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée où le Baron
cherchait à cacher sa vraie vie duraient bien peu auprès des heures de
progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une
complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus
fort que la crainte de la divulgation, «Ce que je voulais dire,
reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée,
il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment
le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en
rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que
si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande
difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux
que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent
la délicatesse et le cœur, la malveillance des premiers est
exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je,
accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur
ont donnés des gens qu'a trompé un semblable désir, enfin par
l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme,
assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain
homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que
cet homme du monde avait été aimable avec lui! Autant de raisons
d'_optimisme_, dit naïvement le Baron, dans la supputation du nombre.
Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre le nombre
calculé par les profanes, et celui calculé par les initiés, vient du
mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher
aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient
littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la
vérité. » «Alors à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit
Brichot. » «Mais comment, comme chez les Grecs? Vous vous figurez que
cela n'a pas continué depuis. Regardez sous Louis XIV, le petit
Vermandois, Molière, le Prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais,
Boufflers, le Grand Condé, le Duc de Brissac. » «Je vous arrête, je
savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme
naturellement et d'ailleurs bien d'autres, mais cette vieille peste de
Saint-Simon parle souvent du grand Condé et du Prince Louis de Baden et
jamais il ne le dit. » «C'est tout de même malheureux que ce soit à
moi d'apprendre son histoire à professeur de Sorbonne. Mais, cher
maître, vous êtes ignorant comme une carpe. » «Vous êtes dur, Baron,
mais juste. Et, tenez, je vais vous faire plaisir, je me souviens
maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur
certain orage qui surprit le grand Condé comme il descendait le Rhône
en compagnie de son ami, le marquis de la Moussaye. Condé dit:
_Carus Amicus Mussœus,
Ah! Deus bonus quod tempus
Landerirette
Imbre sumus perituri. _
Et La Moussaye le rassure en lui disant:
_Securæ sunt nostræ vilæ
Sumus enim Sodomitæ
I gne tantum perituri
Landeriri. _»
«Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et
maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez n'est-ce
pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque
ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. »
«Oui, mais, Baron, sur le Prince Louis de Baden je ne vois rien. Du
reste, à cette époque-là, je crois qu'en général l'art militaire. . . »
«Quelle bêtise, Vendôme, Villars, le Prince Eugène, le Prince
de Conti, et si je vous parlais de tous les héros du Tonkin,
du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et «nouvelle
génération», je vous étonnerais bien. Ah! j'en aurais à apprendre
aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a
rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget! J'ai un
petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses
admirables, mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe
siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles--entre
tant d'autres: «Voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait
pas la peine de se cacher il accrochait de jeunes officiers qu'il
adomestiquait, outre de jeunes valets très bien bâtis et cela sans
voile, à l'armée et à Strasbourg. » Vous avez probablement lu les
lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que «Putain». Elle en
parle assez clairement. » «Et elle était à bonne source pour savoir,
avec son mari. » «C'est un personnage si intéressant que Madame, dit
M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle la synthèse lyrique de
la «Femme d'une Tante». D'abord hommasse; généralement la femme d'une
Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des
enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle
sans cesse de ce même vice chez les autres en femme renseignée et par
ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres
les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver
à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je
vous disais que cela a été de tout temps comme cela. Cependant le
nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré
les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul
François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en
dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi:
«Les vices sont de tous les temps; mais si des personnes que tout le
monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on
présentement des prostitutions d'Héliogabale? _Que tout le monde
connaît_ me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait
«le boniment» de ses plus célèbres contemporains comme je connais
celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement
davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je
vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de
mœurs avait évolué. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait
toujours sur le sujet--à l'égard duquel d'ailleurs son intelligence,
toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine
pénétration--avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il
était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa
spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets
qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès
qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils
déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent
comme un coupable. Ces caractéristiques qui, dans certains moments,
devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un
criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car leur
faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles
des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de
celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût
pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me
disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée,
de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait
avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de
Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons
d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies,
c'est-à-dire sans le savoir. «Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans
et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais
plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue,
sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille,
ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien.
Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les
Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant
de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant
qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels
étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses
que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux
que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle
ne fût pas malheureuse. Hélas! tout est changé. Maintenant ils se
recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les
femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit:
sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien, j'en donne ma langue
aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher
que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui
avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur
de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces
choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec
deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une
fille de brasserie. Mon cousin le Prince de Guermantes, qui a justement
l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me
dit un jour: «Mais pourquoi est-ce que X. . . ne couche pas avec son
cocher? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c'est le
nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir que son
patron ne lui fait pas d'avances. » Je ne pus m'empêcher d'imposer
silence à Gilbert; j'étais énervé à la fois de cette prétendue
perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement, est un manque de
perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin
qui aurait voulu que notre ami X. . . essayât de se risquer sur la
planche pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. » «Le
Prince de Guermantes a donc ces goûts? » demanda Brichot avec un
mélange d'étonnement et de malaise. «Mon Dieu, répondit M. de
Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une
indiscrétion en vous disant que oui. Eh! bien, l'année suivante,
j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait
quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses,
a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la Baronne
Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre,
avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et «autre
chose itou». Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel
j'avais reconnu le Monsieur qui à Balbec jouait aux cartes toute la
journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite
Société des quatre amis, était comme le Prince de Guermantes. «Mais,
voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. »
«Mais il avait avec lui sa maîtresse. » «Eh! bien, qu'est-ce ça
fait, sont-ils naïfs, ces enfants, me dit-il d'un ton paternel, sans se
douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à
Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. » «Mais alors ses trois
amis sont comme lui. » «Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant
les oreilles comme si, en jouant d'un instrument, j'avais fait une
fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors
on n'a plus le droit d'avoir des amis? Ah! la jeunesse, ça confond
tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il,
j'avoue que ce cas, et j'en connais bien d'autres, si ouvert que je
tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m'embarrasse. Je
suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux
gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste
libéral parlant de l'Action Française ou d'un disciple de Claude
Monet, des cubistes, je ne blâme pas ces novateurs, je les envie
plutôt, je cherche a les comprendre, mais je n'y arrive pas. S'ils
aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où
c'est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce
qu'ils appellent un môme? C'est que cela leur représente autre chose.
Quoi? » «Qu'est-ce que la femme peut représenter d'autre à
Albertine? » pensais-je, et c'était bien là en effet ma souffrance.
«Décidément, Baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des facultés
propose d'ouvrir une chaire d'homosexualité, je vous fais proposer en
première ligne. Ou plutôt non, un institut de psycho-physiologie
spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d'une
chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des
études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le
professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de
personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et
l'appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur
notre corps d'huissiers que je crois insoupçonnable. » «Vous n'en
savez rien, répliqua le Baron d'un ton dur et tranchant. D'ailleurs
vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes.
C'est tout le contraire. » Et sans se rendre compte de la contradiction
qui existait entre la direction que prenait invariablement sa
conversation et le reproche qu'il allait adresser aux autres: «C'est au
contraire effrayant, dit-il à Brichot d'un air scandalisé et contrit,
on ne parle plus que de cela. C'est une honte, mais c'est comme je vous
le dis, mon cher! Il paraît qu'avant-hier, chez la Duchesse d'Agen, on
n'a pas parlé d'autre chose pendant deux heures; vous pensez, si
maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c'est un véritable
scandale! Ce qu'il y a de plus ignoble c'est qu'elles sont renseignées,
ajouta-t-ii avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes,
de vrais salauds comme le petit Chatelleraut sur qui il y a plus à dire
que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m'a
dit qu'il disait pis que pendre de moi, mais je n'en ai cure, je pense
que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être
renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes, ne peut retomber
que sur lui. Je sais bien que si j'étais Jane d'Agen, je respecterais
assez mon salon pour qu'on n'y traite pas des sujets pareils et qu'on ne
traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n'y a
plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour
la conversation que pour la toilette. Ah! mon cher, c'est la fin du
monde. Tout le monde est devenu si méchant. C'est à qui dira le plus
de mal des autres. C'est une horreur. »
Lâche comme je l'étais déjà dans mon enfance à Combray quand je
m'enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père, et les
vains efforts de ma grand'mère le suppliant de ne pas le boire, je
n'avais plus qu'une pensée, partir de chez les Verdurin avant que
l'exécution de Charlus ait eu lieu. «Il faut absolument que je parte,
dis-je à Brichot. » «Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas
partir à l'anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin, conclut le
professeur qui se dirigea vers le salon de l'air de quelqu'un qui, aux
petits jeux, va voir «si on peut revenir».
Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de sa femme, avait
emmené Morel. Mme Verdurin, du reste, eût-elle, toutes réflexions
faites, trouvé qu'il était plus sage d'ajourner les révélations à
Morel qu'elle ne l'eût plus pu. Il y a certains désirs, parfois
circonscrits à la bouche, qui, une fois qu'on les a laissés grandir,
exigent d'être satisfaits, quelles que doivent en être les
conséquences; on ne peut plus résister à embrasser une épaule
décolletée qu'on regarde depuis trop longtemps et sur lesquelles les
lèvres tombent comme le serpent sur l'oiseau, à manger un gâteau
d'une dent que la fringale fascine, à se refuser l'étonnement, le
trouble, la douleur ou la gaieté qu'on va déchaîner dans une âme par
des propos imprévus. Telle, ivre de mélodrame, Mme Verdurin avait
enjoint à son mari d'emmener Morel et de parler coûte que coûte au
violoniste. Celui-ci avait commencé par déplorer que la Reine
de Naples fût partie sans qu'il eût pu lui être présenté. M.
de Charlus lui avait tant répété qu'elle était la sœur de l'Impératrice
Élisabeth et de la Duchesse d'Alençon, que la souveraine avait
pris aux yeux de Morel une importance extraordinaire. Mais le
Patron lui avait expliqué que ce n'était pas pour parler de la
Reine de Naples qu'ils étaient là et était entré dans le vif du
sujet: «Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps: tenez, si vous
voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma parole d'honneur,
je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment elle juge la chose.
Mon avis n'est peut-être pas le bon, mais vous savez quel jugement sûr
elle a, et puis elle a pour vous une immense amitié, allons lui
soumettre la cause. » Et tandis que Mme Verdurin attendait avec
impatience les émotions qu'elle allait savourer en parlant au virtuose,
puis, quand il serait parti, à se faire rendre un compte exact du
dialogue qui avait été échangé entre lui et son mari, et ne cessait
de répéter: «Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire; j'espère au moins
qu'Auguste en le tenant un temps pareil aura su convenablement le
styler», M. Verdurin était redescendu avec Morel lequel paraissait
fort ému: «Il voudrait te demander un conseil», dit M. Verdurin à sa
femme, de l'air de quelqu'un qui ne sait pas si sa requête sera
exaucée. Au lieu de répondre à M. Verdurin, dans le feu de la
passion, c'est à Morel que s'adressa Mme Verdurin. «Je suis absolument
du même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérer
cela plus longtemps», s'écria-t-elle avec violence, oubliant comme
fiction futile qu'il avait été convenu entre elle et son mari qu'elle
était censée ne rien savoir de ce qu'il avait dit au violoniste.
«Comment? Tolérer quoi? » balbutia M. Verdurin qui essayait de feindre
l'étonnement et cherchait, avec une maladresse qu'expliquait son
trouble, à défendre son mensonge. «Je l'ai deviné, ce que tu lui as
dit», répondit Mme Verdurin, sans s'embarrasser du plus ou moins de
vraisemblance de l'explication, et se souciant peu de ce que, quand il
se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la
véracité de la Patronne. «Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que
vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un
personnage flétri qui n'est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n'ayant
cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu'elle le recevait presque
chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle,
sentant que c'était l'argument qui portait le plus; un mois de plus de
cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que, sans le
Charlus, vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. » «Mais
je n'avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis
bien reconnaissant, murmura Morel les larmes aux yeux. » Mais obligé à
la fois de feindre l'étonnement et de dissimuler la honte, il était
plus rouge et suait plus que s'il avait joué toutes les sonates de
Beethoven à la file et dans ses yeux montaient des pleurs que le
maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. «Si vous
n'avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C'est un Monsieur qui a
une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la
police l'a à l'œil et c'est du reste ce qui peut lui arriver de plus
heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des
apaches», ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme
de Duras lui revenait et dans la rage dont elle s'enivrait, elle
cherchait à aggraver encore les blessures qu'elles faisaient au
malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce
soir. «Du reste, même matériellement, il ne peut vous servir à rien,
il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font
chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur
musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est
hypothéqué, hôtel, château, etc. ». Morel ajouta d'autant plus
aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour
confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de
valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un
sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées Bonapartistes.
Déjà, dans l'esprit rusé de Morel, avait germé une combinaison
analogue à ce qu'on appela au XVIIIe siècle le renversement des
alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il
retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se
chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait
échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous
auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements.
D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités du fait de Morel, quand
Jupien en pleurant raconta ses malheurs au Baron, celui-ci, non moins
malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle
prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle
d'Oléron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et
faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien
et laissèrent indifférente sa nièce car elle aimait toujours Morel,
lequel, par sottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique
quand Jupien était absent. «Qu'est-ce que vous avez, disait-il en
riant, avec vos yeux cernés? Des chagrins d'amour? Dame, les années se
suivent et ne se ressemblent pas. Après tout on est bien libre
d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si cela
n'est pas à votre pied. . . » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle
pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas
toujours bien les larmes qu'on fait verser.
Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la
soirée Verdurin que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où
nous en étions. «Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en
réponse à Mme Verdurin. » «Naturellement on ne vous le dit pas en
face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire,
reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne
s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux
bien croire que vous l'ignorez et pourtant on ne se gêne guère.
confié comme un prisonnier à sa vigilance, eût cherché simplement,
sous le prétexte de demander mon par-dessus, à rejoindre Morel et fît
manquer ainsi le plan de la patronne.
Cependant Ski s'était assis au piano où personne ne lui avait demandé
de se mettre et se composant--avec un froncement souriant des sourcils,
un regard lointain et une légère grimace de la bouche--ce qu'il
croyait être un air artiste, insistait auprès de Morel pour que
celui-ci jouât quelque chose de Bizet. «Comment, vous n'aimez pas
cela, ce côté gosse de la musique de Bizet. Mais, mon cher, dit-il
avec ce roulement d'r qui lui était particulier, c'est ravissant. »
Morel qui n'aimait pas Bizet, le déclara avec exagération et (comme il
passait dans le petit clan pour avoir, ce qui était vraiment
incroyable, de l'esprit), Ski, feignant de prendre les diatribes du
violoniste pour des paradoxes, se mit à rire. Son rire n'était pas,
comme celui de M. Verdurin, l'étouffement d'un fumeur. Ski prenait
d'abord un air fin, puis laissait échapper comme malgré lui un seul
son de rire, comme un premier appel de cloches, suivi d'un silence où
le regard fin semblait examiner à bon escient la drôlerie de ce qu'on
disait, puis une seconde cloche de rire s'ébranlait et c'était
bientôt un hilare angélus.
Je dis à M. de Charlus mon regret que M. Brichot se fût dérangé.
«Mais non, il est très content, il vous aime beaucoup, tout le monde
vous aime beaucoup. On disait l'autre jour: mais on ne le voit plus, il
s'isole! D'ailleurs c'est un si brave homme que Brichot», continua M.
de Charlus qui ne se doutait sains doute pas en, voyant la i manière
affectueuse et franche dont lui parlait le professeur de Morale, qu'en
son absence, il ne se gênait pas pour dauber sur lui. «C'est un homme
d'une grande'valeur, qui sait énormément et, cela ne l'a pas racorni,
n'a pas fait de lui un rat de bibliothèque comme tant d'autres qui
sentent l'encre. Il a gardé une largeur de vues, une tolérance, rares
chez ses, pareils. Parfois en voyant comme il comprend la vie, comme il
sait rendre à chacun avec grâce ce qui lui est dû, on se demande où
un simple petit professeur de Sorbonne, un ancien régent de collège a
pu apprendre tout cela. J'en suis moi-même étonné. » Je l'étais
davantage en voyant la conversation de ce Brichot, que le moins raffiné
des convives de Mme de Guermantes eût trouvé si bête et si lourd,
plaire, au plus difficile de tous, M. de Charlus. Mais, à ce résultat
avaient, collaboré, entre autres influences, distinctes d'ailleurs,
celles en vertu desquelles Swann, d'une part, s'était plu si longtemps
dans le petit clan, quand il était amoureux d'Odette, et d'autre part,
lorsqu'il fut marié, trouva, agréable Mme Bontemps qui feignant
d'adorer le ménage Swann, venait, tout le temps voir la femme et se
délectait aux histoires du mari. Comme un écrivain donne, la palme de
l'intelligence, non pas à l'homme le plus intelligent, mais au viveur
faisant une réflexion hardie et tolérante sur la passion d'un homme
pour une femme, réflexion qui fait que la maîtresse bas-bleu de
l'écrivain s'accorde avec lui pour trouver que de tous les gens qui
viennent chez elle le moins bête est encore ce vieux beau, qui a
l'expérience des choses de l'amour, de même M. de Charlus trouvait
plus intelligent que, ses autres amis, Brichot, qui non seulement était
aimable pour Morel, mais cueillait à propos dans les philosophes grecs,
les poètes latins, les conteurs orientaux, des textes qui décoraient
le goût du Baron d'un florilège étrange et charmant. Mi de Charlus
était arrivé à cet âge où un Victor Hugo aime à s'entourer surtout
de Vacqueries et de Meurices. Il préférait à tous, ceux qui
admettaient son point de vue sur la vie. «Je le vois beaucoup,
ajouta-t-il d'une voix piaillante et cadencée, sans qu'un mouvement de
ses lèvres fît bouger son masque grave et enfariné sur lequel
étaient à dessein abaissées ses paupières d'ecclésiastique. Je vais
à ses cours, cette atmosphère de quartier latin me change, il y a une
adolescence studieuse, pensante, de jeunes bourgeois plus intelligents,
plus instruits que n'étaient, dans un autre milieu, mes camarades.
C'est autre chose, que vous connaissez probablement mieux que moi, ce
sont de jeunes _bourgeois_», dit-il en détachant le mot qu'il fit
précéder de plusieurs b, et en le soulignant par une sorte d'habitude
d'élocution, correspondant elle-même à un goût des nuances dans le
passé, qui lui était propre, mais peut-être aussi pour ne pas
résister au plaisir de me témoigner quelque insolence. Celle-ci ne
diminua en rien la grande et affectueuse pitié que m'inspirait M. de
Charlus (depuis que Mme Verdurin avait dévoilé son dessein devant
moi), m'amusa seulement, et, même en une circonstance où je ne me
fusse pas senti pour lui tant de sympathie, ne m'eût pas froissé. Je
tenais de ma grand'mère d'être dénué d'amour-propre à un degré qui
ferait aisément manquer de dignité. Sans doute je ne m'en rendais
guère compte et à force d'avoir entendu depuis le collège les plus
estimés de mes camarades ne pas souffrir qu'on leur manquât, ne pas
pardonner un mauvais procédé, j'avais fini par montrer dans mes
paroles et dans mes actions une seconde nature qui était assez fière.
Elle passait même pour l'être extrêmement, parce que, n'étant
nullement peureux, j'avais facilement des duels, dont je diminuais
pourtant le prestige moral, en m'en moquant moi-même, ce qui persuadait
aisément qu'ils étaient ridicules, mais la nature que nous refoulons
n'en habite pas moins en nous. C'est ainsi que parfois, si nous lisons
le chef-d'œuvre nouveau d'un homme de génie, nous y retrouvons avec
plaisir toutes celles de nos réflexions que nous avions méprisées,
des gaietés, des tristesses que nous avions contenues, tout un monde de
sentiments dédaignés par nous et dont le livre où nous le
reconnaissons nous apprend subitement la valeur. J'avais fini par
apprendre de l'expérience de la vie, qu'il était mal de sourire
affectueusement quand quelqu'un se moquait de moi et de ne pas lui en
vouloir. Mais cette absence d'amour-propre et de rancune, si j'avais
cessé de l'exprimer jusqu'à en être arrivé à ignorer à peu près
complètement qu'elle existât chez moi, n'en était pas moins le milieu
vital primitif dans lequel je baignais. La colère et la méchanceté ne
me venaient que de toute autre manière, par crises furieuses. De plus
le sentiment de la justice m'était inconnu jusqu'à une complète
absence de sens moral. J'étais au fond de mon cœur tout acquis à
celui qui était le plus faible et qui était malheureux. Je n'avais
aucune opinion sur la mesure dans laquelle le bien et le mal pouvaient
être engagés dans les relations de Morel et de M. de Charlus, mais
l'idée des souffrances qu'on préparait à M. dé Charlus m'était
intolérable. J'aurais voulu le prévenir, ne savais comment le faire:
«La vue de tout ce petit monde laborieux est fort plaisante pour un
vieux trumeau comme moi. Je ne les connais pas,» ajouta-t-il en levant
la main, d'un air de réserve,--pour me pas avoir l'air de se vanter,
pour attester sa pureté et ne pas faire planer de soupçon sur celle
des étudiants,--«mais ils sont très polis, ils vont souvent jusqu'à
me garder une place comme je suis un très vieux monsieur. Mais si, mon
cher, ne protestez pas, j'ai plus de quarante ans, dit le Baron, qui
avait dépassé la soixantaine. Il fait un peu chaud dans cet
amphithéâtre où parle Brichot, mais c'est toujours intéressant. »
Quoique le Baron aimât mieux être mêlé à la jeunesse des écoles,
voire bousculé par elle, quelquefois, pour lui épargner les longues
attentes, Brichot le faisait entrer avec lui. Brichot avait beau être
chez lui à la Sorbonne, au moment où l'appariteur chargé de chaînes
le précédait et où s'avançait le maître admiré de la jeunesse, il
ne pouvait retenir une certaine timidité, et tout en désirant profiter
de cet instant où il se sentait si considérable pour témoigner de
l'amabilité à Charlus, il était tout de même un peu gêné; pour que
l'appariteur le laissât passer, il lui, disait, d'une voix factice et
d'un air affairé: «Vous me suivez Baron, on vous placera», puis, sans
plus s'occuper, de lui, pour faire son entrée, s'avançait seul
allègrement dans le couloir. De chaque côté, une double haie de
jeunes professeurs le saluait; Brichot, désireux de ne pas avoir l'air
de poser pour ces jeunes gens aux yeux de qui il se savait un grand
pontife, leur envoyait mille clins d'œil, mille hochements de tête de
connivence, auxquels son souci de rester martial et bon Français,
donnait l'air d'une sorte d'encouragement cordial d'un vieux grognard
qui dit: «Nom de Dieu on saura se battre. » Puis les applaudissements
des élèves éclataient, Brichot tirait parfois de cette présence de
M. de Charlus à ses cours l'occasion de faire un plaisir, presque de
rendre des politesses. Il disait à quelque parent, ou à quelqu'un de
ses amis bourgeois: «Si cela pouvait amuser votre femme ou votre fille,
je vous préviens que le Baron de Charlus, prince d'Agrigente, le
descendant des Condé, assistera à mon cours. C'est un souvenir à
garder que d'avoir vu un des derniers descendants de notre aristocratie
qui ait du type. --Si elles sont là, elles le reconnaîtront à ce qu'il
sera placé à côté de ma chaise. D'ailleurs ce sera le seul, un homme
fort, avec des cheveux blancs, la moustache noire, et la médaille
militaire. » «Ah! je vous remercie, disait le père. » Et quoique sa
femme eût à faire, pour ne pas désobliger Brichot, il la forçait à
aller à ce cours, tandis que la jeune fille, incommodée par la chaleur
et la foule, dévorait pourtant curieusement des yeux le descendant de
Condé, tout en s'étonnant qu'il ne portât pas de fraise et
ressemblât aux hommes de nos jours. Lui cependant n'avait pas d'yeux
pour elle, mais plus d'un étudiant qui ne savait pas qui il était,
s'étonnait de son amabilité, devenait important et sec, et le Baron
sortait plein de rêves et de mélancolie. «Pardonnez-moi de revenir à
mes moutons, dis-je rapidement à M. de Charlus, en entendant le pas de
Brichot, mais pourriez-vous me prévenir par un pneumatique si vous
appreniez que Mlle Vinteuil ou son amie dussent venir à Paris, en me
disant exactement la durée de leur séjour, et sans dire à personne
que je vous l'ai demandé. » Je ne croyais plus guère qu'elle eût dû
venir, mais je voulais ainsi me garer pour l'avenir. «Oui, je ferai ça
pour vous, d'abord parce que je vous dois une grande reconnaissance. En
acceptant pas autrefois ce que je vous étais proposé, vous m'avez, à
vos dépens, rendu un immense service, vous m'avez laissé ma liberté.
Il est vrai que je l'ai abdiquée d'une autre manière, ajouta-t-il d'un
ton mélancolique où perçoit le désir de faire des confidences; il y
a là ce que je considère toujours comme le fait majeur, toute une
réunion de circonstances que vous avez négligé de faire tourner à
votre profit, peut-être parce que la destinée vous a averti à cette
minute précise de ne pas contrarier ma Voie. Car toujours l'homme
s'agite et Dieu le mène. Qui sait si le jour où nous sommes sortis
ensemble de chez Mme de Villeparisis, vous aviez accepté, peut-être
bien des choses qui se sont passées depuis, n'auraient jamais eu
lieu. » Embarrassé, je fis dériver la conversation en m'emparant, du
nom de Mme de Villeparisis et je cherchai à savoir de lui, si qualifié
à tous égards, pour quelles raisons Mme de Villeparisis semblait tenue
à l'écart par le monde aristocratique. Non seulement il ne me donna
pas la solution de ce petit problème mondain, mais il ne me parut même
pas le connaître. Je compris alors que la situation de Mme de
Villeparisis, si elle devait plus tard paraître grande à la
postérité, et même du vivant de la Marquise, à l'ignorante roture,
n'avait, pas paru moins grande tout à fait à l'autre extrémité du
monde, à celle qui touchait Mme de Villeparisis, aux Guermantes.
C'était leur tante, ils voyaient surtout la naissance, les alliances,
l'importance gardée dans leur famille par l'ascendant sur telle ou
telle belle-sœur. Ils voyaient cela moins côté monde que côté
famille, Or celui-ci était plus brillant pour Mme de Villeparisis que
je n'avais cru. J'avais été frappé en apprenant que le nom de
Villeparisis était faux. Mais il est d'autres exemples de grandes dames
ayant fait un mariage inégal et ayant gardé une situation
prépondérante. M. de Charlus commença par m'apprendre que Mme de
Villeparisis était la nièce de la fameuse Duchesse de ***, la personne
la plus célèbre de la grande aristocratie pendant la monarchie de
Juillet, mais qui n'avait pas voulu fréquenter le Roi Citoyen et sa
famille. J'avais tant désiré avoir des récits sur cette Duchesse! Et
Mme de Villeparisis, la bonne Mme de Villeparisis, aux joues qui me
représentaient des joues de bourgeoise, Mme de Villeparisis qui
m'envoyait tant de cadeaux et que j'aurais si facilement pu voir tous
les jours, Mme de Villeparisis était sa nièce élevée par elle, chez
elle, à l'Hôtel de ***. «Elle demandait au Duc de Doudeauville, me
dit M. de Charlus, en parlant des trois sœurs, laquelle des trois
sœurs préférez-vous? » Et Doudeauville ayant dit: «Mme de
Villeparisis», la Duchesse de *** lui répondit «cochon! » Car la
Duchesse était très _spirituelle_», dit M. de Charlus en donnant au
mot l'importance et la prononciation d'usage chez les Guermantes. Qu'il
trouvât d'ailleurs que le mot fut si «spirituel», je ne m'en étonnai
pas, ayant, dans bien d'autres occasions, remarqué la tendance
centrifuge, objective des hommes qui les pousse à abdiquer, quand ils
goûtent l'esprit des autres, les sévérités qu'ils auraient pour le
leur, et à observer, à noter précieusement, ce qu'ils dédaigneraient
de créer. «Mais qu'est-ce qu'il a, c'est mon pardessus qu'il apporte,
dit-il en voyant que Brichot avait si longtemps cherché pour un tel
résultat. J'aurais mieux fait d'y aller moi-même. Enfin vous allez le
mettre sur vos épaules. Savez-vous que c'est très compromettant, mon
cher, c'est comme de boire dans le même verre, je saurai vos-pensées.
Mais non, pas comme ça, voyons, laissez-moi faire», et tout en me
mettant son paletot, il me le collait contre les épaules, me le montait
le long du cou, relevait le collet de sa main frôlait mon menton, en
s'excusant. --«À son âge, ça ne sait pas mettre une couverture, il
faut le bichonner, j'ai manqué ma vocation, Brichot, j'étais né pour
être bonne d'enfants». Je voulais m'en aller, mais M. de Charlus ayant
manifesté l'intention d'aller chercher Morel, Brichot nous retint tous
les deux. D'ailleurs la certitude qu'à la maison je retrouverais
Albertine, certitude égale à celle que dans l'après-midi j'avais
qu'Albertine rentrât du Trocadéro, me donnait en ce moment aussi peu
d'impatience de la voir que j'avais eu le même jour tandis que j'étais
assis au piano, après que Françoise m'eût téléphoné. Et c'est ce
calme qui me permit chaque fois qu'au cours de cette conversation je
voulus me lever, d'obéir à l'injonction de Brichot qui craignait que
mon départ empêchât Charlus de rester jusqu'au moment où Mme
Verdurin viendrait nous appeler. «Voyons, dit-il au Baron, restez un
peu avec-nous, vous lui donnerez l'accolade tout à l'heure», ajouta
Brichot en fixant sur moi son œil presque mort auquel les nombreuses
opérations qu'il avait subies avait fait recouvrer un peu de vie, mais
qui n'avait plus pourtant la mobilité nécessaire à l'expression
oblique de la malignité. «L'accolade, est-il bête! s'écria le Baron
d'un ton aigu et ravi. Mon cher, je vous dis qu'il se croit toujours à
une distribution de prix, il rêve de ses petits élèves. Je me demande
s'il ne couche pas avec. »--«Vous désirez voir Mlle Vinteuil, me dit
Brichot, qui avait entendu la fin de notre conversation. Je vous promets
de vous avertir si elle vient, je le saurai par Verdurin», car il
prévoyait sans doute que le Baron risquait fort d'être de façon
imminente exclu du petit clan. «Eh bien, vous me croyez donc moins bien
que vous avec Mme Verdurin, dit M. de Charlus, pour être rensigné sur
la venue de ces personnes d'une terrible réputation. Vous savez que
c'est archi-connu. Mme Verdurin a tort de les laisser venir, c'est bon
pour les milieux interlopes. Elles sont amies de toute une bande
terrible. Tout ça doit se réunir dans des endroits affreux. » À
chacune de ces paroles, ma souffrance s'accroissait d'une souffrance
nouvelle, changeant de forme. «Certes non pas, je ne me crois pas mieux
que vous avec Mme Verdurin, proclama Brichot en ponctuant les mots»,
car il craignait d'avoir éveillé les soupçons du Baron. Et comme il
voyait que je voulais prendre congé, voulant me retenir par l'appât du
divertissement promis: «Il y a une chose à quoi le Baron me semble ne
pas avoir songé quand il parle de la réputation de ces deux dames,
c'est qu'une réputation peut être tout à la fois épouvantable et
imméritée. Aussi par exemple, dans la série plus notoire que
j'appellerai parallèle, il est certain que les erreurs judiciaires sont
nombreuses et que l'histoire a enregistré des arrêts de condamnation
pour sodomie flétrissant des hommes illustres qui en étaient tout à
fait innocents. La récente découverte d'un grand amour de Michel-Ange
pour une femme est un fait nouveau qui mériterait à l'ami de Léon X
le bénéfice d'une instance en révision posthume. L'affaire
Michel-Ange me semble tout indiquée pour passionner les snobs et
mobiliser la Villette, quand une autre affaire où l'anarchie fut bien
portée et devint le péché è la mode de nos bons dilettantes, mais
dont il n'est point permis de prononcer le nom par crainte de querelles,
aura fini son temps. » Depuis que Brichot avait commencé à parler des
réputations masculines, M. de Charlus avait trahi dans tout, son visage
le genre particulier d'impatience qu'on voit à un expert médical ou
militaire quand des gens du monde qui n'y connaissent rien se mettent à
dire des bêtises sur des points de thérapeutique ou de stratégie.
«Vous ne savez pas le premier mot des choses dont vous parlez, finit-il
par dire à Brichot. Citez-moi une seule réputation imméritée. Dites
des noms. Oui, je connais tout, riposta violemment M, de Charlus à une
interruption timide de Brichot, les gens qui ont fait cela autrefois par
curiosité, ou par affection unique pour un ami mort et celui qui,
craignant de s'être trop avancé si vous lui parlez de la beauté d'un
homme, vous répond que c'est du chinois pour lui, qu'il ne sait pas
plus distinguer un homme beau d'un laid, qu'entre deux moteurs d'auto,
comme la mécanique n'est pas dans ses cordes. Tout cela c'est des
blagues. Mon Dieu, remarquez, je ne veux pas dire qu'une réputation
mauvaise (ou ce qu'il est convenu d'appeler ainsi) et injustifiée soit
une chose absolument impossible. C'est tellement exceptionnel, tellement
rare, que pratiquement cela n'existe pas. Cependant moi qui suis un
curieux, un fureteur, j'en ai connu et qui n'étaient pas des mythes.
Oui, au cours de ma vie, j'ai constaté (j'entends scientifiquement
constaté, je ne me paie pas de mots) deux réputations injustifiées.
Elles s'établissent d'habitude grâce à une similitude de noms, ou
d'après certains signes extérieurs, l'abondance des bagues par
exemple, que les gens incompétents s'imaginent absolument être
caractéristiques de ce que vous dites, comme ils croient qu'un paysan
ne dit pas deux mots sans ajouter: jarnignié, ou un anglais: goddam.
C'est de la conversation pour théâtre des boulevards. Ce qui vous
étonnera, c'est que les réputations injustifiées sont les plus
établies aux yeux du public. Vous-même, Brichot, qui mettriez votre
main au feu de la vertu de tel ou tel homme qui vient ici et que les
renseignés connaissent comme le loup blanc, vous devez croire comme
tout le monde à ce qu'on dit de tel homme en vue qui incarne ces
goûts-là pour la masse, alors qu'il n'en est pas pour deux sous. Je
dis pour deux sous, parce que si nous y mettions vingt-cinq louis nous
verrions le nombre des petits saints diminuer jusqu'à zéro. Sans cela
le taux des saints, si vous voyez de la sainteté là dedans, se tient
en règle générale entre 3 et 4 sur 10. » Si Brichot avait transposé
dans le sexe masculin la question des mauvaises réputations, à mon
tour et inversement c'est au sexe féminin et en pensant à Albertine,
que je reportais les paroles de M. de Charlus. J'étais épouvanté par
la statistique, même en tenant compte qu'il devait enfler les chiffres
au gré de ce qu'il souhaitait, et aussi d'après les rapports d'êtres
cancaniers, peut-être menteurs, en tous cas trompés par leur propre
désir qui, s'ajoutant à celui de M. de Charlus, faussait sans doute
les calculs du Baron. «Trois sur dix, s'écria Brichot! En renversant
la proportion, j'aurais eu encore à multiplier par cent le nombre des
coupables. S'il est celui que vous dites, Baron, et si vous ne vous
trompez pas, confessons alors que vous êtes un de ces rares voyants
d'une vérité que personne ne soupçonnait autour d'eux. C'est ainsi
que Barrés a fait, sur la corruption parlementaire, des découvertes
qui ont été vérifiées après coup, comme l'existence de la planète
de Leverrier. Mme Verdurin citerait de préférence des hommes que
j'aime mieux ne pas nommer et qui ont deviné au Bureau de
Renseignements, dans l'État-Major, des agissements, inspirés, je le
crois, par un zèle patriotique, mais qu'enfin je n'imaginais pas. Sur
la franc-maçonnerie, l'espionnage allemand, la morphinomanie, Léon
Daudet écrit au jour le jour un prodigieux conte de fées qui se trouve
être la réalité même. Trois sur dix! » reprit Brichot stupéfait. Il
est vrai de dire que M. de Charlus taxait d'inversion la grande
majorité de ses contemporains, en exceptant toutefois les hommes avec
qui il avait eu des relations et dont, pour peu qu'elles eussent été
mêlées d'un peu de romanesque, le cas lui paraissait plus complexe.
C'est ainsi qu'on voit des viveurs, ne croyant pas à l'honneur des
femmes, en rendre un peu seulement à telle qui fut leur maîtresse et
dont ils protestent sincèrement et d'un air mystérieux: «Mais non,
vous vous trompez, ce n'est pas une fille. » Cette estime inattendue
leur est dictée, partie par leur amour-propre, pour qui il est plus
flatteur que de telles faveurs aient été réservées à eux seuls,
partie par leur naïveté qui gobe aisément tout ce que leur maîtresse
a voulu leur faire croire, partie par ce sentiment de la vie qui fait
que, dès qu'on s'approche des êtres, des existences, les étiquettes
et les compartiments faits d'avance sont trop simples. «Trois sur dix!
mais prenez-y garde, moins heureux que ces historiens que l'avenir
ratifiera, Baron, si vous vouliez présenter à la postérité le
tableau que vous nous dites, elle pourrait la trouver mauvaise. Elle ne
juge que sur pièces et voudrait prendre connaissance de votre dossier.
Or aucun document ne venant authentiquer ce genre de phénomènes
collectifs que les seuls renseignés sont trop intéressés à laisser
dans l'ombre, on s'indignerait fort dans le camp des belles âmes et
vous passeriez tout net pour un calomniateur ou pour un fol. Après
avoir, au concours des élégances, obtenu le maximum et le principat
sur cette terre, vous connaîtriez les tristesses d'un blackboulage
d'outre-tombe. Ça n'en vaut pas le coup, comme dit, Dieu me pardonne!
notre Bossuet. » «Je ne travaille pas pour l'histoire, répondit M. de
Charlus, la vie me suffit, elle est bien assez intéressante, comme
disait le pauvre Swann. » «Comment? Vous avez connu Swann, Baron, mais
je ne savais pas. Est-ce, qu'il avait ces goûts-là, demanda Brichot
d'un air inquiet? » «Mais est-il grossier! Vous croyez donc que je ne
connais que des gens comme ça. Mais non, je ne crois pas», dit Charlus
les yeux baissés et cherchant à peser le pour et le contre. Et pensant
que puisqu'il s'agissait de Swann dont les tendances si opposées
avaient été toujours connues, un demi-aveu ne pouvait qu'être
inoffensif pour celui qu'il visait et flatteur pour celui qui le
laissait échapper dans une insinuation: «Je ne dis pas qu'autrefois au
collège, une fois par hasard», dit le Baron comme, malgré lui et
comme s'il pensait tout haut, puis se reprenant: «Mais il y a deux
cents ans, comment voulez-vous que je me rappelle, vous m'embêtez»,
conclut-il en riant. «En tous cas il n'était pas joli, joli! » dit
Brichot, lequel, affreux, se croyait bien et trouvait facilement les
autres laids. «Taisez-vous, dit le Baron, vous ne savez pas ce que vous
dites, dans ce temps-là il avait un teint de pêche et, ajouta-t-il en
mettant chaque syllabe sur une autre note, il était joli comme les
amours. Du reste il était resté charmant. Il a été follement aimé
des femmes. » «Mais est-ce que vous avez connu la sienne? » «Mais,
voyons, c'est par moi qu'il l'a connue. Je l'avais trouvée charmante
dans son demi-travesti un soir qu'elle jouait Miss Sacripant; j'étais
avec des camarades de club, nous avions tous ramené une femme et, bien
que je n'eusse envie que de dormir, les mauvaises langues avaient
prétendu, car c'est affreux ce que le monde est méchant, que j'avais
couché avec Odette. Seulement elle en avait profité pour venir
m'embêter, et j'avais cru m'en débarrasser en la présentant à Swann.
De ce jour-là elle ne cessa plus de me cramponner, elle ne savait pas
un mot d'orthographe, c'est moi qui faisais ses lettres. Et puis c'est
moi qui ensuite ai été chargé de la promener. Voilà, mon enfant, ce
que c'est que d'avoir une bonne réputation, vous voyez. Du reste je ne
la méritais qu'à moitié. Elle me forçait à lui faire faire des
parties terribles, à cinq, à six. » Et les amants qu'avait eus
successivement Odette, (elle avait été avec un tel, puis avec un
pauvre Swann, aveuglé par la jalousie et par l'amour tel, ces hommes
dont pas un seul n'avait été deviné par le tour à tour, supputant
les chances et croyant aux serments plus affirmatifs qu'une
contradiction qui échappe à la coupable, contradiction bien plus
insaisissable, et pourtant bien plus significative, et dont le jaloux
pourrait se prévaloir, plus logiquement que de renseignements qu'il
prétend faussement avoir eus, pour inquiéter sa maîtresse) ces
amants, M. de Charlus se mit à les énumérer avec autant de certitude
que s'il avait récité la liste des Rois de France. Et en effet le
jaloux est, comme les contemporains, trop près, il ne sait rien, et
c'est pour les étrangers que le comique des adultères prend la
précision de l'histoire, et s'allonge en listes d'ailleurs
indifférentes et qui ne deviennent tristes que pour un autre jaloux,
comme j'étais, qui ne peut s'empêcher de comparer son cas à celui
dont il entend parler et qui se demande si, pour la femme dont il doute,
une liste aussi illustre n'existe pas. Mais il n'en peut rien savoir,
c'est comme une conspiration universelle, une brimade à laquelle tous
participent cruellement et qui consiste, tandis que son amie va de l'un
à l'autre, à lui tenir sur les yeux un bandeau qu'il fait
perpétuellement effort pour arracher sans y réussir, car tout le monde
le tient aveuglé, le malheureux, les êtres bons par bonté, les êtres
méchants par méchanceté, les êtres grossiers par goût des vilaines
farces, les êtres bien élevés par politesse et bonne éducation, et
tous par une de ces conventions qu'on appelle principe. «Mais est-ce
que Swann a jamais su que vous aviez eu ses faveurs? » «Mais voyons,
quelle horreur! Raconter cela à Charles! C'est à faire dresser les
cheveux sur la tête. Mais mon cher, il m'aurait tué tout simplement,
il était jaloux comme un tigre. Pas plus que je n'ai avoué à Odette,
à qui ça aurait du reste été bien égal, que. . . allons ne me faites
pas dire de bêtises. Et le plus fort c'est que c'est elle qui lui a
tiré des coups de revolver que j'ai failli recevoir. Ah! j'ai eu de
l'agrément avec ce ménage-là; et naturellement c'est moi qui ai été
obligé d'être son témoin contre d'Osmond qui ne me l'a jamais
pardonné. D'Osmond avait enlevé Odette et Swann, pour se consoler,
avait pris pour maîtresse, ou fausse maîtresse, la sœur d'Odette.
Enfin vous n'allez pas commencer à me faire raconter l'histoire de
Swann, nous en aurions pour dix ans, vous comprenez, je connais ça
comme personne. C'était moi qui sortais Odette quand elle ne voulait
pas voir Charles. Cela m'embêtait d'autant plus que j'ai un très
proche parent qui porte le nom de Crécy, sans y avoir naturellement
aucune espèce de droit, mais qu'enfin cela ne charmait pas. Car elle se
faisait appeler Odette de Crécy et le pouvait parfaitement, étant
seulement séparée d'un Crécy dont elle était la femme, très
authentique celui-là, un monsieur très bien qu'elle avait ratissé
jusqu'au dernier centime. Mais voyons, pourquoi me faire parler de ce
Crécy, je vous ai vu avec lui dans le tortillard, vous lui donniez des
dîners à Balbec. Il devait en avoir besoin, le pauvre, il vivait,
d'une toute petite pension que lui faisait Swann; je me doute bien que,
depuis la mort de mon ami, cette rente a dû cesser complètement
d'être payée.
Ce que je ne comprends pas, me dit M. de Charlus, c'est
que, puisque vous avez été souvent chez Charles, vous n'ayez pas
désiré tout à l'heure que je vous présente à la Reine de Naples. En
somme je vois que vous ne vous intéressez pas aux _personnes_ en tant
que curiosités, et cela m'étonne toujours de quelqu'un qui a connu
Swann, chez qui ce genre d'intérêt était si développé, au point
qu'on ne peut pas dire si c'est moi qui ai été à cet égard son
initiateur ou lui le mien. Cela m'étonne autant que si je voyais
quelqu'un avoir connu Whistler et ne pas savoir ce que c'est que le
goût. Mon Dieu, c'est surtout pour Morel que c'était important de la
connaître, il le désirait du reste passionnément, car il est tout ce
qu'il y a de plus intelligent. C'est ennuyeux qu'elle soit partie. Mais
enfin je ferai la conjonction ces jours-ci. C'est immanquable qu'il la
connaisse. Le seul obstacle possible serait si elle mourait demain. Or
il est à espérer que cela n'arrivera pas. » Tout à coup Brichot,
comme il était resté sous le coup de la proportion de «trois sur
dix» que lui avait révélée M. de Charlus, Brichot, qui n'avait pas
cessé de poursuivre son idée, avec une brusquerie qui rappelait celle
d'un juge d'instruction voulant faire avouer un accusé, mais qui en
réalité était le résultat du désir qu'avait le professeur de
paraître perspicace et du trouble qu'il éprouvait à lancer une
accusation si grave: «Est-ce que Ski n'est pas comme cela? »
demanda-t-il à M. de Charlus d'un air sombre. Pour faire admirer ses
prétendus dons d'intuition, il avait choisi Ski, se disant que
puisqu'il n'y avait que 3 innocents sur 10, il risquait peu de se
tromper en nommant Ski qui lui semblait un peu bizarre, avait des
insomnies, se parfumait, bref était en dehors de la normale. «Mais pas
du tout, s'écria le Baron avec une ironie amère, dogmatique et
exaspérée. Ce que vous dites est d'un faux, d'un absurde, d'un à
côté. Ski est justement cela pour les gens qui n'y connaissent rien;
s'il l'était, il n'en aurait pas tellement l'air, ceci soit dit sans
aucune intention de critique, car il a du charme et je lui trouve même
quelque chose de très attachant. » «Mais dites-nous donc quelques
noms,» reprit Brichot avec insistance. M. de Charlus se redressa d'un
air de morgue: «Ah! mon cher, moi vous savez que je vis dans
l'abstrait, tout cela ne m'intéresse qu'à un point de vue
transcendantal», répondit-il avec la susceptibilité ombrageuse
particulière à ses pareils, et l'affectation de grandiloquence qui
caractérisait sa conversation. «Moi, vous comprenez, il n'y a que les
généralités qui m'intéressent, je vous parle de cela comme de la loi
de la pesanteur. » Mais ces moments de réaction agacée où le Baron
cherchait à cacher sa vraie vie duraient bien peu auprès des heures de
progression continue où il la faisait deviner, l'étalait avec une
complaisance agaçante, le besoin de la confidence étant chez lui plus
fort que la crainte de la divulgation, «Ce que je voulais dire,
reprit-il, c'est que pour une mauvaise réputation qui est injustifiée,
il y en a des centaines de bonnes qui ne le sont pas moins. Évidemment
le nombre de ceux qui ne les méritent pas varie selon que vous vous en
rapportez aux dires de leurs pareils ou des autres. Et il est vrai que
si la malveillance de ces derniers est limitée par la trop grande
difficulté qu'ils auraient à croire un vice aussi horrible pour eux
que le vol ou l'assassinat pratiqué par des gens dont ils connaissent
la délicatesse et le cœur, la malveillance des premiers est
exagérément stimulée par le désir de croire, comment dirais-je,
accessibles, des gens qui leur plaisent, par des renseignements que leur
ont donnés des gens qu'a trompé un semblable désir, enfin par
l'écart même où ils sont généralement tenus. J'ai vu un homme,
assez mal vu à cause de ce goût, dire qu'il supposait qu'un certain
homme du monde avait le même. Et sa seule raison de le croire est que
cet homme du monde avait été aimable avec lui! Autant de raisons
d'_optimisme_, dit naïvement le Baron, dans la supputation du nombre.
Mais la vraie raison de l'écart énorme qu'il y a entre le nombre
calculé par les profanes, et celui calculé par les initiés, vient du
mystère dont ceux-ci entourent leurs agissements, afin de les cacher
aux autres, qui, dépourvus d'aucun moyen d'information, seraient
littéralement stupéfaits s'ils apprenaient seulement le quart de la
vérité. » «Alors à notre époque, c'est comme chez les Grecs, dit
Brichot. » «Mais comment, comme chez les Grecs? Vous vous figurez que
cela n'a pas continué depuis. Regardez sous Louis XIV, le petit
Vermandois, Molière, le Prince Louis de Baden, Brunswick, Charolais,
Boufflers, le Grand Condé, le Duc de Brissac. » «Je vous arrête, je
savais Monsieur, je savais Brissac par Saint-Simon, Vendôme
naturellement et d'ailleurs bien d'autres, mais cette vieille peste de
Saint-Simon parle souvent du grand Condé et du Prince Louis de Baden et
jamais il ne le dit. » «C'est tout de même malheureux que ce soit à
moi d'apprendre son histoire à professeur de Sorbonne. Mais, cher
maître, vous êtes ignorant comme une carpe. » «Vous êtes dur, Baron,
mais juste. Et, tenez, je vais vous faire plaisir, je me souviens
maintenant d'une chanson de l'époque qu'on fit en latin macaronique sur
certain orage qui surprit le grand Condé comme il descendait le Rhône
en compagnie de son ami, le marquis de la Moussaye. Condé dit:
_Carus Amicus Mussœus,
Ah! Deus bonus quod tempus
Landerirette
Imbre sumus perituri. _
Et La Moussaye le rassure en lui disant:
_Securæ sunt nostræ vilæ
Sumus enim Sodomitæ
I gne tantum perituri
Landeriri. _»
«Je retire ce que j'ai dit, dit Charlus d'une voix aiguë et
maniérée, vous êtes un puits de science, vous me l'écrirez n'est-ce
pas, je veux garder cela dans mes archives de famille, puisque
ma bisaïeule au troisième degré était la sœur de M. le Prince. »
«Oui, mais, Baron, sur le Prince Louis de Baden je ne vois rien. Du
reste, à cette époque-là, je crois qu'en général l'art militaire. . . »
«Quelle bêtise, Vendôme, Villars, le Prince Eugène, le Prince
de Conti, et si je vous parlais de tous les héros du Tonkin,
du Maroc, et je parle des vraiment sublimes, et pieux, et «nouvelle
génération», je vous étonnerais bien. Ah! j'en aurais à apprendre
aux gens qui font des enquêtes sur la nouvelle génération qui a
rejeté les vaines complications de ses aînés, dit M. Bourget! J'ai un
petit ami là-bas, dont on parle beaucoup, qui a fait des choses
admirables, mais enfin je ne veux pas être méchant, revenons au XVIIe
siècle, vous savez que Saint-Simon dit du maréchal d'Huxelles--entre
tant d'autres: «Voluptueux en débauches grecques dont il ne prenait
pas la peine de se cacher il accrochait de jeunes officiers qu'il
adomestiquait, outre de jeunes valets très bien bâtis et cela sans
voile, à l'armée et à Strasbourg. » Vous avez probablement lu les
lettres de Madame, les hommes ne l'appelaient que «Putain». Elle en
parle assez clairement. » «Et elle était à bonne source pour savoir,
avec son mari. » «C'est un personnage si intéressant que Madame, dit
M. de Charlus. On pourrait faire d'après elle la synthèse lyrique de
la «Femme d'une Tante». D'abord hommasse; généralement la femme d'une
Tante est un homme, c'est ce qui lui rend si facile de lui faire des
enfants. Puis Madame ne parle pas des vices de Monsieur, mais elle parle
sans cesse de ce même vice chez les autres en femme renseignée et par
ce pli que nous avons d'aimer à trouver dans les familles des autres
les mêmes tares dont nous souffrons dans la nôtre, pour nous prouver
à nous-même que cela n'a rien d'exceptionnel ni de déshonorant. Je
vous disais que cela a été de tout temps comme cela. Cependant le
nôtre se distingue tout spécialement à ce point de vue. Et malgré
les exemples que j'empruntais au XVIIe siècle, si mon grand aïeul
François C. de La Rochefoucauld vivait de notre temps, il pourrait en
dire avec plus de raison encore que du sien, voyons, Brichot, aidez-moi:
«Les vices sont de tous les temps; mais si des personnes que tout le
monde connaît avaient paru dans les premiers siècles, parlerait-on
présentement des prostitutions d'Héliogabale? _Que tout le monde
connaît_ me plaît beaucoup. Je vois que mon sagace parent connaissait
«le boniment» de ses plus célèbres contemporains comme je connais
celui des miens. Mais des gens comme cela, il n'y en a pas seulement
davantage aujourd'hui. Ils ont aussi quelque chose de particulier. » Je
vis que M. de Charlus allait nous dire de quelle façon ce genre de
mœurs avait évolué. L'insistance avec laquelle M. de Charlus revenait
toujours sur le sujet--à l'égard duquel d'ailleurs son intelligence,
toujours exercée dans le même sens, possédait une certaine
pénétration--avait quelque chose d'assez complexement pénible. Il
était raseur comme un savant qui ne voit rien au-delà de sa
spécialité, agaçant comme un renseigné qui tire vanité des secrets
qu'il détient et brûle de divulguer, antipathique comme ceux qui, dès
qu'il s'agit de leurs défauts, s'épanouissent sans s'apercevoir qu'ils
déplaisent, assujetti comme un maniaque et irrésistiblement imprudent
comme un coupable. Ces caractéristiques qui, dans certains moments,
devenaient aussi saisissantes que celles qui marquent un fou ou un
criminel, m'apportaient d'ailleurs un certain apaisement. Car leur
faisant subir la transposition nécessaire pour pouvoir tirer d'elles
des déductions à l'égard d'Albertine et me rappelant l'attitude de
celle-ci avec Saint-Loup, avec moi, je me disais, si pénible que fût
pour moi l'un de ces souvenirs, et si mélancolique l'autre, je me
disais qu'ils semblaient exclure le genre de déformation si accusée,
de spécialisation forcément exclusive, semblait-il, qui se dégageait
avec tant de force de la conversation comme de la personne de M. de
Charlus. Mais celui-ci, malheureusement, se hâta de ruiner ces raisons
d'espérer, de la même manière qu'il me les avait fournies,
c'est-à-dire sans le savoir. «Oui, dit-il, je n'ai plus vingt-cinq ans
et j'ai déjà vu changer bien des choses autour de moi, je ne reconnais
plus ni la société où les barrières sont rompues, où une cohue,
sans élégance et sans décence, danse le tango jusque dans ma famille,
ni les modes, ni la politique, ni les arts, ni la religion, ni rien.
Mais j'avoue que ce qui a encore le plus changé, c'est ce que les
Allemands appellent l'homosexualité. Mon Dieu, de mon temps, en mettant
de côté les hommes qui détestaient les femmes, et ceux qui n'aimant
qu'elles, ne faisaient autre chose que par intérêt, les homosexuels
étaient de bons pères de famille et n'avaient guère de maîtresses
que par couverture. J'aurais eu une fille à marier que c'est parmi eux
que j'aurais cherché mon gendre si j'avais voulu être assuré qu'elle
ne fût pas malheureuse. Hélas! tout est changé. Maintenant ils se
recrutent aussi parmi les hommes qui sont les plus enragés pour les
femmes. Je croyais avoir un certain flair, et quand je m'étais dit:
sûrement non, n'avoir pas pu me tromper. Eh bien, j'en donne ma langue
aux chats. Un de mes amis, qui est bien connu pour cela, avait un cocher
que ma belle-sœur Oriane lui avait procuré, un garçon de Combray qui
avait fait un peu tous les métiers, mais surtout celui de retrousseur
de jupons, et que j'aurais juré aussi hostile que possible à ces
choses-là. Il faisait le malheur de sa maîtresse en la trompant avec
deux femmes qu'il adorait, sans compter les autres, une actrice et une
fille de brasserie. Mon cousin le Prince de Guermantes, qui a justement
l'intelligence agaçante des gens qui croient tout trop facilement, me
dit un jour: «Mais pourquoi est-ce que X. . . ne couche pas avec son
cocher? Qui sait si ça ne lui ferait pas plaisir à Théodore (c'est le
nom du cocher) et s'il n'est même pas très piqué de voir que son
patron ne lui fait pas d'avances. » Je ne pus m'empêcher d'imposer
silence à Gilbert; j'étais énervé à la fois de cette prétendue
perspicacité qui, quand elle s'exerce indistinctement, est un manque de
perspicacité, et aussi de la malice cousue de fil blanc de mon cousin
qui aurait voulu que notre ami X. . . essayât de se risquer sur la
planche pour, si elle était viable, s'y avancer à son tour. » «Le
Prince de Guermantes a donc ces goûts? » demanda Brichot avec un
mélange d'étonnement et de malaise. «Mon Dieu, répondit M. de
Charlus ravi, c'est tellement connu que je ne crois pas commettre une
indiscrétion en vous disant que oui. Eh! bien, l'année suivante,
j'allai à Balbec et là j'appris par un matelot qui m'emmenait
quelquefois à la pêche, que mon Théodore, lequel, entre parenthèses,
a pour sœur la femme de chambre d'une amie de Mme Verdurin, la Baronne
Putbus, venait sur le port lever tantôt un matelot, tantôt un autre,
avec un toupet d'enfer, pour aller faire un tour en barque et «autre
chose itou». Ce fut à mon tour de demander si le patron, dans lequel
j'avais reconnu le Monsieur qui à Balbec jouait aux cartes toute la
journée avec sa maîtresse, et qui était le chef de la petite
Société des quatre amis, était comme le Prince de Guermantes. «Mais,
voyons, c'est connu de tout le monde, il ne s'en cache même pas. »
«Mais il avait avec lui sa maîtresse. » «Eh! bien, qu'est-ce ça
fait, sont-ils naïfs, ces enfants, me dit-il d'un ton paternel, sans se
douter de la souffrance que j'extrayais de ses paroles en pensant à
Albertine. Elle est charmante, sa maîtresse. » «Mais alors ses trois
amis sont comme lui. » «Mais pas du tout, s'écria-t-il en se bouchant
les oreilles comme si, en jouant d'un instrument, j'avais fait une
fausse note. Voilà maintenant qu'il est à l'autre extrémité. Alors
on n'a plus le droit d'avoir des amis? Ah! la jeunesse, ça confond
tout. Il faudra refaire votre éducation, mon enfant. Or, reprit-il,
j'avoue que ce cas, et j'en connais bien d'autres, si ouvert que je
tâche de garder mon esprit à toutes les hardiesses, m'embarrasse. Je
suis bien vieux jeu, mais je ne comprends pas, dit-il du ton d'un vieux
gallican parlant de certaines formes d'ultramontanisme, d'un royaliste
libéral parlant de l'Action Française ou d'un disciple de Claude
Monet, des cubistes, je ne blâme pas ces novateurs, je les envie
plutôt, je cherche a les comprendre, mais je n'y arrive pas. S'ils
aiment tant la femme, pourquoi, et surtout dans ce monde ouvrier où
c'est mal vu, où ils se cachent par amour-propre, ont-ils besoin de ce
qu'ils appellent un môme? C'est que cela leur représente autre chose.
Quoi? » «Qu'est-ce que la femme peut représenter d'autre à
Albertine? » pensais-je, et c'était bien là en effet ma souffrance.
«Décidément, Baron, dit Brichot, si jamais le Conseil des facultés
propose d'ouvrir une chaire d'homosexualité, je vous fais proposer en
première ligne. Ou plutôt non, un institut de psycho-physiologie
spéciale vous conviendrait mieux. Et je vous vois surtout pourvu d'une
chaire au Collège de France, vous permettant de vous livrer à des
études personnelles dont vous livreriez les résultats, comme fait le
professeur de tamoul ou de sanscrit devant le très petit nombre de
personnes que cela intéresse. Vous auriez deux auditeurs et
l'appariteur, soit dit sans vouloir jeter le plus léger soupçon sur
notre corps d'huissiers que je crois insoupçonnable. » «Vous n'en
savez rien, répliqua le Baron d'un ton dur et tranchant. D'ailleurs
vous vous trompez en croyant que cela intéresse si peu de personnes.
C'est tout le contraire. » Et sans se rendre compte de la contradiction
qui existait entre la direction que prenait invariablement sa
conversation et le reproche qu'il allait adresser aux autres: «C'est au
contraire effrayant, dit-il à Brichot d'un air scandalisé et contrit,
on ne parle plus que de cela. C'est une honte, mais c'est comme je vous
le dis, mon cher! Il paraît qu'avant-hier, chez la Duchesse d'Agen, on
n'a pas parlé d'autre chose pendant deux heures; vous pensez, si
maintenant les femmes se mettent à parler de ça, c'est un véritable
scandale! Ce qu'il y a de plus ignoble c'est qu'elles sont renseignées,
ajouta-t-ii avec un feu et une énergie extraordinaires, par des pestes,
de vrais salauds comme le petit Chatelleraut sur qui il y a plus à dire
que sur personne, et qui leur racontent les histoires des autres. On m'a
dit qu'il disait pis que pendre de moi, mais je n'en ai cure, je pense
que la boue et les saletés jetées par un individu qui a failli être
renvoyé du Jockey pour avoir truqué un jeu de cartes, ne peut retomber
que sur lui. Je sais bien que si j'étais Jane d'Agen, je respecterais
assez mon salon pour qu'on n'y traite pas des sujets pareils et qu'on ne
traîne pas chez moi mes propres parents dans la fange. Mais il n'y a
plus de société, plus de règles, plus de convenances, pas plus pour
la conversation que pour la toilette. Ah! mon cher, c'est la fin du
monde. Tout le monde est devenu si méchant. C'est à qui dira le plus
de mal des autres. C'est une horreur. »
Lâche comme je l'étais déjà dans mon enfance à Combray quand je
m'enfuyais pour ne pas voir offrir du cognac à mon grand-père, et les
vains efforts de ma grand'mère le suppliant de ne pas le boire, je
n'avais plus qu'une pensée, partir de chez les Verdurin avant que
l'exécution de Charlus ait eu lieu. «Il faut absolument que je parte,
dis-je à Brichot. » «Je vous suis, me dit-il, mais nous ne pouvons pas
partir à l'anglaise. Allons dire au revoir à Mme Verdurin, conclut le
professeur qui se dirigea vers le salon de l'air de quelqu'un qui, aux
petits jeux, va voir «si on peut revenir».
Pendant que nous causions, M. Verdurin, sur un signe de sa femme, avait
emmené Morel. Mme Verdurin, du reste, eût-elle, toutes réflexions
faites, trouvé qu'il était plus sage d'ajourner les révélations à
Morel qu'elle ne l'eût plus pu. Il y a certains désirs, parfois
circonscrits à la bouche, qui, une fois qu'on les a laissés grandir,
exigent d'être satisfaits, quelles que doivent en être les
conséquences; on ne peut plus résister à embrasser une épaule
décolletée qu'on regarde depuis trop longtemps et sur lesquelles les
lèvres tombent comme le serpent sur l'oiseau, à manger un gâteau
d'une dent que la fringale fascine, à se refuser l'étonnement, le
trouble, la douleur ou la gaieté qu'on va déchaîner dans une âme par
des propos imprévus. Telle, ivre de mélodrame, Mme Verdurin avait
enjoint à son mari d'emmener Morel et de parler coûte que coûte au
violoniste. Celui-ci avait commencé par déplorer que la Reine
de Naples fût partie sans qu'il eût pu lui être présenté. M.
de Charlus lui avait tant répété qu'elle était la sœur de l'Impératrice
Élisabeth et de la Duchesse d'Alençon, que la souveraine avait
pris aux yeux de Morel une importance extraordinaire. Mais le
Patron lui avait expliqué que ce n'était pas pour parler de la
Reine de Naples qu'ils étaient là et était entré dans le vif du
sujet: «Tenez, avait-il conclu au bout de quelque temps: tenez, si vous
voulez, nous allons demander conseil à ma femme. Ma parole d'honneur,
je ne lui en ai rien dit. Nous allons voir comment elle juge la chose.
Mon avis n'est peut-être pas le bon, mais vous savez quel jugement sûr
elle a, et puis elle a pour vous une immense amitié, allons lui
soumettre la cause. » Et tandis que Mme Verdurin attendait avec
impatience les émotions qu'elle allait savourer en parlant au virtuose,
puis, quand il serait parti, à se faire rendre un compte exact du
dialogue qui avait été échangé entre lui et son mari, et ne cessait
de répéter: «Mais qu'est-ce qu'ils peuvent faire; j'espère au moins
qu'Auguste en le tenant un temps pareil aura su convenablement le
styler», M. Verdurin était redescendu avec Morel lequel paraissait
fort ému: «Il voudrait te demander un conseil», dit M. Verdurin à sa
femme, de l'air de quelqu'un qui ne sait pas si sa requête sera
exaucée. Au lieu de répondre à M. Verdurin, dans le feu de la
passion, c'est à Morel que s'adressa Mme Verdurin. «Je suis absolument
du même avis que mon mari, je trouve que vous ne pouvez pas tolérer
cela plus longtemps», s'écria-t-elle avec violence, oubliant comme
fiction futile qu'il avait été convenu entre elle et son mari qu'elle
était censée ne rien savoir de ce qu'il avait dit au violoniste.
«Comment? Tolérer quoi? » balbutia M. Verdurin qui essayait de feindre
l'étonnement et cherchait, avec une maladresse qu'expliquait son
trouble, à défendre son mensonge. «Je l'ai deviné, ce que tu lui as
dit», répondit Mme Verdurin, sans s'embarrasser du plus ou moins de
vraisemblance de l'explication, et se souciant peu de ce que, quand il
se rappellerait cette scène, le violoniste pourrait penser de la
véracité de la Patronne. «Non, reprit Mme Verdurin, je trouve que
vous ne devez pas souffrir davantage cette promiscuité honteuse avec un
personnage flétri qui n'est reçu nulle part, ajouta-t-elle, n'ayant
cure que ce ne fût pas vrai et oubliant qu'elle le recevait presque
chaque jour. Vous êtes la fable du Conservatoire, ajouta-t-elle,
sentant que c'était l'argument qui portait le plus; un mois de plus de
cette vie et votre avenir artistique est brisé, alors que, sans le
Charlus, vous devriez gagner plus de cent mille francs par an. » «Mais
je n'avais jamais rien entendu dire, je suis stupéfait, je vous suis
bien reconnaissant, murmura Morel les larmes aux yeux. » Mais obligé à
la fois de feindre l'étonnement et de dissimuler la honte, il était
plus rouge et suait plus que s'il avait joué toutes les sonates de
Beethoven à la file et dans ses yeux montaient des pleurs que le
maître de Bonn ne lui aurait certainement pas arrachés. «Si vous
n'avez rien entendu dire, vous êtes le seul. C'est un Monsieur qui a
une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la
police l'a à l'œil et c'est du reste ce qui peut lui arriver de plus
heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des
apaches», ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme
de Duras lui revenait et dans la rage dont elle s'enivrait, elle
cherchait à aggraver encore les blessures qu'elles faisaient au
malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce
soir. «Du reste, même matériellement, il ne peut vous servir à rien,
il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font
chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur
musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est
hypothéqué, hôtel, château, etc. ». Morel ajouta d'autant plus
aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour
confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de
valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un
sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées Bonapartistes.
Déjà, dans l'esprit rusé de Morel, avait germé une combinaison
analogue à ce qu'on appela au XVIIIe siècle le renversement des
alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il
retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se
chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait
échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous
auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements.
D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités du fait de Morel, quand
Jupien en pleurant raconta ses malheurs au Baron, celui-ci, non moins
malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle
prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle
d'Oléron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et
faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien
et laissèrent indifférente sa nièce car elle aimait toujours Morel,
lequel, par sottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique
quand Jupien était absent. «Qu'est-ce que vous avez, disait-il en
riant, avec vos yeux cernés? Des chagrins d'amour? Dame, les années se
suivent et ne se ressemblent pas. Après tout on est bien libre
d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si cela
n'est pas à votre pied. . . » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle
pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas
toujours bien les larmes qu'on fait verser.
Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la
soirée Verdurin que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où
nous en étions. «Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en
réponse à Mme Verdurin. » «Naturellement on ne vous le dit pas en
face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire,
reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne
s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux
bien croire que vous l'ignorez et pourtant on ne se gêne guère.
