Et on
ne put recueillir que ceci: «Mais comment avez-vous pu savoir?
ne put recueillir que ceci: «Mais comment avez-vous pu savoir?
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Je suis membre d'une commission
au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer
plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner
chez M. Émile Ollivier.
--Moi qui n'ai pas l'honneur, de faire partie du ministère de
l'Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais
avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de
sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de
joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n'ai pas
l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique,
reprit-il, s'écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de
l'Union et du Jockey) . . . vous n'êtes pas du Jockey, monsieur?
demanda-t-il à l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant
une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses
membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j'avoue que je
ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas,
Argencourt.
--Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison
de Dreyfus. Il paraît que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du
ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
--Ah! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M.
d'Argencourt.
--Je vous trouve tous aussi assommants, les uns que les autres avec
cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue
mondain, tenait toujours à montrer qu'elle ne se laissait mener par
personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue
des Juifs pour la bonne raison que je n'en ai pas dans mes relations et
compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d'autre
part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu'elles sont bien
pensantes, qu'elles n'achètent rien aux marchands juifs ou qu'elles ont
«Mort aux Juifs» écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand
ou Dubois, que nous n'aurions jamais connues, nous soient imposées par
Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard
avant-hier. C'était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes
les personnes qu'on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu'elles sont
contre Dreyfus, et d'autres dont on n'a pas idée qui c'est.
--Non, c'est la femme du ministre de la Guerre. C'est du moins un bruit
qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la
conversation certaines expressions qu'il croyait ancien régime. Enfin en
tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon
cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais
avec un nègre s'il était de mes amis, et je me soucierais de l'opinion
du tiers et du quart comme de l'an quarante, mais enfin tout de même
vous m'avouerez que, quand on s'appelle Saint-Loup, on ne s'amuse pas à
prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d'esprit que
Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que
j'appellerai ces acrobaties de sensibilité, huit jours avant de se
présenter au Cercle! Elle est un peu roide! Non, c'est probablement sa
petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé
qu'il se classerait parmi les «intellectuels». Les intellectuels, c'est
le «tarte à la crème» de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un
assez joli jeu de mots, mais très méchant.
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d'Argencourt: «Mater
Semita» qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines
voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui
lui permettent d'être disséminée à une plus grande distance de son lieu
d'éclosion, c'est encore une plaisanterie.
--Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l'air
_d'une_ érudit, dit-il en montrant l'historien. Mais il est préférable
de n'en pas parler, d'autant plus que le fait est parfaitement faux. Je
ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu'elle
peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu'à la
tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu'il n'y a jamais eu une
goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de
même pas nous la faire à l'oseille, il est bien certain que les
charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit
dans Landerneau. D'autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras
qui mènera tout, et vous savez s'il aime à faire des embarras, dit le
duc qui n'était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains
mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de
l'esbroufe, mais des complications.
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
--Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition
était nécessaire. Je sais qu'en soutenant cette opinion j'ai fait
pousser à plus d'un de mes collègues des cris d'orfraie, mais, à mon
sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On
ne sort pas d'une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on
risque de tomber dans un bourbier. Pour l'officier lui-même, cette
déposition produisit à la première audience une impression des plus
favorables. Quand on l'a vu, bien pris dans le joli uniforme des
chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce
qu'il avait vu, ce qu'il avait cru, dire: «Sur mon honneur de soldat (et
ici la voix de M. de Norpois vibra d'un léger trémolo patriotique) telle
est ma conviction», il n'y a pas à nier que l'impression a été profonde.
«Voilà, il est dreyfusard, il n'y a plus l'ombre d'un doute», pensa
Bloch.
--Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu'il avait pu
rallier d'abord, cela a été sa confrontation avec l'archiviste Gribelin,
quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n'a qu'une parole
(et M. de Norpois accentua avec l'énergie des convictions sincères les
mots qui suivirent), quand on l'entendit, quand on le vit regarder dans
les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et
lui dire d'un ton qui n'admettait pas de réplique: «Voyons, mon colonel,
vous savez bien que je n'ai jamais menti, vous savez bien qu'en ce
moment, comme toujours, je dis la vérité», le vent tourna, M. Picquart
eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel
et bien fiasco.
«Non, décidément il est antidreyfusard, c'est couru, se dit Bloch. Mais
s'il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de
ses révélations et les évoquer comme s'il y trouvait du charme et les
croyait sincères? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre
sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation
avec Gribelin? »
--En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il
ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de
son île! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un
autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela
ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour
eux qu'ils ne puissent pas changer d'innocent.
Tout le monde éclata de rire. «Vous avez entendu le mot d'Oriane?
demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. --Oui, je le
trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc: «Eh bien, moi, je ne
le trouve pas drôle; ou plutôt cela m'est tout à fait égal qu'il soit
drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l'esprit. » M. d'Argencourt
protestait. «Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit», murmura la
duchesse. «C'est sans doute parce que j'ai fait partie des Chambres où
j'ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J'ai
appris à y apprécier surtout la logique. C'est sans doute à cela que je
dois de n'avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont
indifférentes. --Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit,
vous savez bien que personne n'aime plus l'esprit que vous. --Laissez-moi
finir. C'est justement parce que je suis insensible à un certain genre
de facéties, que je prise souvent l'esprit de ma femme. Car il part
généralement d'une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle
formule comme un écrivain. »
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch
comme s'ils eussent été d'accord venait-elle de ce qu'il était tellement
antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l'était pas assez,
il en était l'ennemi tout autant qu'étaient les dreyfusards. Peut-être
parce que l'objet auquel il s'attachait en politique était quelque chose
de plus profond, situé dans un autre plan, et d'où le dreyfusisme
apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de
retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.
Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne
s'appliquant qu'à des questions de forme, de procédé, d'opportunité,
elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu'en
philosophie la pure logique l'est à trancher les questions d'existence,
ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces
sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances
secondaires. Mais où Bloch se trompait, c'est quand il croyait que M. de
Norpois, même moins prudent de caractère et d'esprit moins exclusivement
formel, eût pu, s'il l'avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle
d'Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de
l'affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait
douter que M. de Norpois la connût. Comment l'aurait-il ignorée
puisqu'il connaissait les ministres? Certes, Bloch pensait que la vérité
politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les
plus lucides, mais il s'imaginait, tout comme le gros du public, qu'elle
habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du
président de la République et du président du Conseil, lesquels en
donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique
comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur
d'un cliché radioscopique où le vulgaire croit, que la maladie du
patient s'inscrit en toutes lettres, tandis qu'en fait, ce cliché
fournit un simple élément d'appréciation qui se joindra à beaucoup
d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du médecin et d'où il
tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche
des hommes renseignés et qu'on croit l'atteindre, se dérobe. Même plus
tard, et pour en rester à l'affaire Dreyfus, quand se produisit un fait
aussi éclatant que l'aveu d'Henry, suivi de son suicide, ce fait fut
aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et
par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du
faux et conduit l'interrogatoire; bien plus, parmi les ministres
dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les
mêmes pièces mais dans le même esprit, le rôle d'Henry fut expliqué de
façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice
d'Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de
Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant
en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put
tirer de M. de Norpois c'est que, s'il était vrai que le chef
d'état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète
à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement
regrettable.
--Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, _in petto_ du
moins, vouer son chef d'état-major aux dieux infernaux. Un désaveu
officiel n'eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de
la Guerre s'exprime fort crûment là-dessus _inter pocula_. Il y a du
reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une
agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
--Mais ces pièces sont manifestement fausses, dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu'il n'approuvait pas les
manifestations du Prince Henri d'Orléans:
--D'ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et
encourager des agitations qui dans un sens comme dans l'autre seraient à
déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes,
mais nous n'avons non plus que faire d'un grabuge encouragé par ceux des
éléments de droite qui, au lieu de servir l'idée patriotique, songent à
s'en servir. La France, Dieu merci, n'est pas une république
sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d'un général de
pronunciamento.
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité
de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait
dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois
parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce
jugement.
--Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car
il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi
nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent
invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orléans, je
doute fort qu'elle ait été du goût de son père.
--Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus? demanda la duchesse en
souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de
petits fours, l'air scandalisé.
--Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille,
de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable
princesse Clémentine, le _nec plus ultra_, et que son fils le prince
Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n'est pas le prince de
Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
--Il aurait préféré un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui
dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui
avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n'était pas
jalouse: «Si, Monseigneur, de vos bracelets. »
--Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan? dit M. de Norpois à
Mme de Villeparisis pour couper court à l'entretien avec Bloch.
Celui-ci ne déplaisait pas à l'Ambassadeur qui nous dit plus tard, non
sans naïveté et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient
dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu'il avait pourtant
abandonnée: «Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu
vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait: «les Doctes Soeurs»
comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans
la jeunesse actuelle et cela l'était même dans celle qui l'avait
précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier
que lui parût l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien
n'avait que trop duré.
--Non, monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli
sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres? C'est de votre âge,
ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son
ami, et Bloch. Moi aussi j'ai été invitée, dit-elle en affectant par
plaisanterie d'en tirer vanité. On est même venu m'inviter. (On: c'était
la princesse de Sagan. )
--Je n'ai pas de carte d'invitation, dit Bloch, pensant que Mme de
Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait
heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle était venue inviter en
personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une
affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de
lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux
jeunes gens dire qu'ils avaient donné leur démission du cercle de la rue
Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de
Villeparisis de l'y faire recevoir.
--Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces
Sagan? dit-il d'un air sarcastique.
--Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre,
répondit M. d'Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries
parisiennes.
--Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des
_solennités_, des grandes _assises mondaines_ de la saison!
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes:
--Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan?
--Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, lui répondit ironiquement
la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c'était
qu'une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas
mon fort.
--Ah! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de
Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de
questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à
propos de l'affaire Dreyfus; celui-ci déclara qu'à «vue de nez» le
colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux
et qui n'avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire
cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement,
une instruction.
--Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi
que l'élargissement immédiat du prisonnier de l'île du Diable. Mais je
pense que nous n'en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les
fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là,
jusqu'ici, c'est la bouteille à l'encre. Je ne dis pas que d'un côté
comme de l'autre il n'y ait à cacher d'assez vilaines turpitudes. Que
même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client
puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire,
mais vous savez que l'enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin.
Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas
aux mains des factions de gauche et qu'il n'a pas à se rendre pieds et
poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui,
croyez-moi, n'est pas l'armée. Il va de soi que si un fait nouveau se
produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence
saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce
jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait
tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les
coqs-à-l'âne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges à Dreyfus. Et
ce sera chose facile car, quoique l'on ait pris l'habitude dans notre
douce France, où l'on aime à se calomnier soi-même, de croire ou de
laisser croire que pour faire entendre les mots de vérité et de justice
il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n'est bien souvent
qu'un moyen détourné de rejoindre la Sprée, il n'y à pas de juges qu'à
Berlin. Mais une fois l'action gouvernementale mise en mouvement, le
gouvernement saurez-vous l'écouter? Quand il vous conviera à remplir
votre devoir civique, saurez-vous l'écouter, vous rangerez-vous autour
de lui? à son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et
répondre: «Présent! »?
M. de Norpois posait ces questions à Bloch avec une véhémence qui, tout
en intimidant mon camarade, le flattait aussi; car l'Ambassadeur avait
l'air de s'adresser en lui à tout un parti, d'interroger Bloch comme
s'il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la
responsabilité des décisions qui seraient prises. «Si vous ne désarmiez
pas, continua M. de Norpois sans attendre la réponse collective de
Bloch, si, avant même que fût séchée l'encre du décret qui instituerait
la procédure de révision, obéissant à je ne sais quel insidieux mot
d'ordre vous ne désarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition
stérile qui semble pour certains _l'ultima ratio_ de la politique, si
vous vous retiriez sous votre tente et brûliez vos vaisseaux, ce serait
à votre grand dam. Êtes-vous prisonniers des fauteurs de désordre? Leur
avez-vous donné des gages? » Bloch était embarrassé pour répondre. M. de
Norpois ne lui en laissa pas le temps. «Si la négative est vraie, comme
je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble
malheureusement manquer à certains de vos chefs et de vos amis, quelque
esprit politique, le jour même où la Chambre criminelle sera saisie, si
vous ne vous laissez pas embrigader par les pêcheurs en eau trouble,
vous aurez ville gagnée. Je ne réponds pas que tout l'état-major puisse
tirer son épingle du jeu, mais c'est déjà bien beau si une partie tout
au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du
grabuge. Il va de soi d'ailleurs que c'est au gouvernement qu'il
appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes
impunis, non, certes, en obéissant aux excitations socialistes ni de je
ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les
yeux et peut-être avec l'instinct qu'ont tous les conservateurs de se
ménager des appuis dans le camp adverse. L'action gouvernementale doit
s'exercer sans souci des surenchères, d'où qu'elles viennent. Le
gouvernement n'est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, à
l'autre pôle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de
profession et les empêcher de relever la tête. La France dans son
immense majorité désire le travail, dans l'ordre! Là-dessus ma religion
est faite. Mais il ne faut pas craindre d'éclairer l'opinion; et si
quelques moutons, de ceux qu'a si bien connus notre Rabelais, se
jetaient à l'eau tête baissée, il conviendrait de leur montrer que cette
eau est trouble, qu'elle a été troublée à dessein par une engeance qui
n'est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il
ne doit pas se donner l'air de sortir de sa passivité à son corps
défendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien,
j'entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera
toutes vos suggestions. S'il est avéré qu'il y ait eu erreur judiciaire,
il sera assuré d'une majorité écrasante qui lui permettrait de se donner
du champ.
--Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d'Argencourt à qui
on l'avait nommé en même temps que les autres personnes, vous êtes
certainement dreyfusard: à l'étranger tout le monde l'est.
--C'est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n'est-ce
pas? répondit M. d'Argencourt avec cette insolence particulière qui
consiste à prêter à l'interlocuteur une opinion qu'on sait manifestement
qu'il ne partage pas, puisqu'il vient d'en émettre une opposée.
Bloch rougit; M. d'Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si
ce sourire, pendant qu'il l'adressa aux autres visiteurs, fut
malveillant pour Bloch, il se tempéra de cordialité en l'arrêtant
finalement sur mon ami afin d'ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher
des mots qu'il venait d'entendre et qui n'en restaient pas moins cruels.
Mme de Guermantes dit à l'oreille de M. d'Argencourt quelque chose que
je n'entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch,
car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression
à laquelle la peur qu'on a d'être remarqué par la personne dont on parle
donne quelque chose d'hésitant et de faux et où se mêle la gaîté
curieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous
nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna
vers le duc de Châtellerault: «Vous, monsieur, qui êtes français, vous
savez certainement qu'on est dreyfusard à l'étranger, quoiqu'on prétende
qu'en France on ne sait jamais ce qui se passe à l'étranger. Du reste je
sais qu'on peut causer avec vous, Saint-Loup me l'a dit. » Mais le jeune
duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était
lâche comme on l'est souvent dans le monde, usant d'ailleurs d'un esprit
précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de
Charlus: «Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec
vous, mais c'est une affaire dont j'ai pour principe de ne parler
qu'entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu'il
n'eût l'habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines
juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d'une de
ces phrases, lesquelles sans doute n'étaient pas prêtes, le déclic de la
machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch.
Et on
ne put recueillir que ceci: «Mais comment avez-vous pu savoir? Qui vous
a dit? » comme s'il avait été le fils d'un forçat. D'autre part, étant
donné son nom qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage,
son étonnement montrait quelque naïveté.
Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l'ayant pas complètement
satisfait, il s'approcha de l'archiviste et lui demanda si on ne voyait
pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M.
Joseph Reinach. L'archiviste ne répondit rien; il était nationaliste et
ne cessait de prêcher à la marquise qu'il y aurait bientôt une guerre
sociale et qu'elle devrait être plus prudente dans le choix de ses
relations. Il se demanda si Bloch n'était pas un émissaire secret du
syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de
Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea
qu'il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation
de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l'archiviste,
la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle
était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait
l'article de M. Judet dans le _Petit Journal_). Elle voulut donc
signifier à Bloch qu'il eût à ne pas revenir et elle trouva tout
naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une
grande dame met quelqu'un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte
nullement le doigt levé et les yeux flambants que l'on se figure. Comme
Bloch s'approchait d'elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son
grand fauteuil, elle parut à demi tirée d'une vague somnolence. Ses
regards noyés n'eurent que la lueur faible et charmante d'une perle. Les
adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un
languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui
tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l'étonnement,
mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa
pas qu'elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer
la marquise, la main qu'on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la
tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant
à donner une satisfaction immédiate à l'archiviste et au clan
antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l'avenir, elle se contenta
d'abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.
--Je crois qu'elle dort, dit Bloch à l'archiviste qui, se sentant
soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.
La marquise fit le léger mouvement de lèvres d'une mourante qui voudrait
ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se
tourna, débordante d'une vie retrouvée, vers le marquis d'Argencourt
tandis que Bloch s'éloignait persuadé qu'elle était «ramollie». Plein
de curiosité et du dessein d'éclairer un incident si étrange, il revint
la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu'elle
était bonne femme, que l'archiviste n'était pas là, qu'elle tenait à la
saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu'enfin elle avait
fait le jeu de grande dame qu'elle désirait, lequel fut universellement
admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d'après une
version qui n'avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.
--Vous parliez des _Sept Princesses_, duchesse, vous savez (je n'en suis
pas plus fier pour ça) que l'auteur de ce . . . comment dirai-je, de ce
factum, est un de mes compatriotes, dit M. d'Argencourt avec une ironie
mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l'auteur
d'une oeuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son état,
ajouta-t-il.
--Vraiment? Non, nous ne vous accusons pas d'être pour quoi que ce soit
dans les _Sept Princesses. _ Heureusement pour vous et pour vos
compatriotes, vous ne ressemblez pas à l'auteur de cette ineptie. Je
connais des Belges très aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide
mais plein d'esprit, mes cousins Ligne et bien d'autres, mais
heureusement vous ne parlez pas le même langage que l'auteur des _Sept
Princesses. _ Du reste, si vous voulez que je vous dise, c'est trop d'en
parler parce que surtout ce n'est rien. Ce sont des gens qui cherchent à
avoir l'air obscur et au besoin qui s'arrangent d'être ridicules pour
cacher qu'ils n'ont pas d'idées. S'il y avait quelque chose dessous, je
vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d'un
ton sérieux, du moment qu'il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous
avez vu la pièce de Borelli. Il y a des gens que cela a choqués; moi,
quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte
qu'elle ne courait pas de grands risques, j'avoue que j'ai trouvé cela
infiniment curieux. Mais les _Sept Princesses_! L'une d'elle a beau
avoir des bontés pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments
de famille. . . .
La duchesse s'arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse
de Marsantes, la mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans
le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d'une bonté, d'une
résignation angéliques. On me l'avait dit et je n'avais pas de raison
particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu'elle
était la propre soeur du duc de Guermantes. Plus tard j'ai toujours été
étonné chaque fois que j'appris, dans cette société, que des femmes
mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d'idéales saintes de
vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères
brutaux, débauchés et vils. Des frères et soeurs, quand ils sont tout à
fait pareils du visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de
Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence,
un même coeur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de
mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes
vues si elle est d'esprit borné, et une abnégation sublime si elle est
de coeur dur.
Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le
faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l'édifiait aussi. Mais
la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant incitait
pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle
et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait
d'être une femme, et peut-être d'avoir été malheureuse et d'avoir
l'opinion de tous pour soi, pouvait faire qu'on fût aussi différent des
siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les
grâces sont réunies en la soeur de frères farouches. Il me semblait que
la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu
près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais
lui attribuer tel pouvoir d'innovation qu'elle fît, avec des matériaux
analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit
sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de
brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes
palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles
étaient noires. C'est qu'elle avait perdu, il y a trois semaines, son
cousin M. de Montmorency, ce qui ne l'empêchait pas de faire des
visites, d'aller à de petits dîners, mais en deuil. C'était une grande
dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences
de cour, avec tout ce qu'elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme
de Marsantes n'avait pas eu la force de regretter longtemps son père et
sa mère, mais pour rien au monde elle n'eût porté de couleurs dans le
mois qui suivait la mort d'un cousin. Elle fut plus qu'aimable avec moi
parce que j'étais l'ami de Robert et parce que je n'étais pas du même
monde que Robert. Cette bonté s'accompagnait d'une feinte timidité, de
l'espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de
la pensée qu'on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas
prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse,
comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu'il ne faut pas
prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs, plusieurs de ces dames
versant très vite dans le dévergondage des moeurs sans perdre jamais la
correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un
peu dans la conversation parce que, chaque fois qu'il s'agissait d'un
roturier, par exemple de Bergotte, d'Elstir, elle disait en détachant le
mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents
en une modulation qui était particulière aux Guermantes: «J'ai eu
_l'honneur_, le grand _hon_-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de
faire la connaissance de Monsieur Elstir», soit pour faire admirer son
humilité, soit par le même goût qu'avait M. de Guermantes de revenir aux
formes désuètes pour protester contre les usages de mauvaise éducation
actuelle où on ne se dit pas assez «honoré». Quelle que fût celle de ces
deux raisons qui fût la vraie, de toutes façons on sentait que, quand
Mme de Marsantes disait: «J'ai eu _l'honneur,_ le grand _hon_-neur»,
elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu'elle savait accueillir
les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans
son château, s'ils s'étaient trouvés dans le voisinage. D'autre part,
comme sa famille était nombreuse, qu'elle l'aimait beaucoup, que, lente
de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les
parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d'étonner et tout en
n'aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse
sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d'Europe,
ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si
elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.
A la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu'elle
faisait, mais surtout parce que la pureté d'un sang où depuis plusieurs
générations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans
l'histoire de France avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens
du peuple appellent «des manières» et lui avait donné la parfaite
simplicité. Elle ne craignait pas d'embrasser une pauvre femme qui était
malheureuse et lui disait d'aller chercher un char de bois au château.
C'était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un
mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c'est jouer à la
grande dame, c'est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C'est un
jeu qui coûte extrêmement cher, d'autant plus que la simplicité ne ravit
qu'à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être
simples, c'est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard,
quand je racontai que je l'avais vue: «Vous avez dû vous rendre compte
qu'elle a été ravissante. » Mais la vraie beauté est si particulière, si
nouvelle, qu'on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement
ce jour-là qu'elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou
long et l'air triste.
--Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois
que j'aurai tout à l'heure la visite d'une femme que tu ne veux pas
connaître, j'aime mieux te prévenir pour que cela ne t'ennuie pas.
D'ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l'aurai jamais chez moi plus
tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd'hui. C'est la
femme de Swann.
Mme Swann, voyant les proportions que prenait l'affaire Dreyfus et
craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle,
l'avait supplié de ne plus jamais parler de l'innocence du condamné.
Quand il n'était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du
nationalisme le plus ardent; elle ne faisait que suivre en cela
d'ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent
s'était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann
avait gagné à cette attitude d'entrer dans quelques-unes des ligues de
femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué
des relations avec plusieurs personnes de l'aristocratie. Il peut
paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si
amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu'il ne lui
avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que
c'était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait
qu'elle «n'avait pas» à faire telle ou telle chose, et imposait avec
despotisme ce qu'avait décidé son «libre arbitre» mondain, fort
arbitraire.
--Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait
en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue je me lèverai
à temps.
--Je t'assure, Oriane, elle est très agréable, c'est une excellente
femme, dit Mme de Marsantes.
--Je n'en doute pas, mais je n'éprouve aucun besoin de m'en assurer par
moi-même.
--Est-ce que tu es invitée chez Lady Israël? demanda Mme de Villeparisis
à la duchesse, pour changer la conversation.
--Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes.
C'est à Marie-Aynard qu'il faut demander cela. Elle la connaît et je me
suis toujours demandé pourquoi.
--Je l'ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes
erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que
c'est une des pires et qu'elle ne s'en cache pas. Du reste, nous avons
tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus
personne de cette nation. Pendant qu'on avait de vieux cousins de
province du même sang, à qui on fermait sa, porte, on l'ouvrait aux
Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas! je n'ai rien à
dire, j'ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu'il est,
toutes les insanités possibles, ajouta-t-elle en entendant que M.
d'Argencourt avait fait allusion à Robert. Mais, à propos de Robert,
est-ce que vous ne l'avez pas vu? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis;
comme c'est samedi, je pensais qu'il aurait pu passer vingt-quatre
heures à Paris, et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir.
En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n'aurait pas de
permission; mais comme, en tout cas, elle savait que s'il en avait eu
une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en
ayant l'air de croire qu'elle l'eût trouvé ici, lui faire pardonner,
par sa tante susceptible, toutes les visites qu'il ne lui avait pas
faites.
--Robert ici! Mais je n'ai pas même eu un mot de lui; je crois que je ne
l'ai pas vu depuis Balbec.
--Il est si occupé, il a tant à faire, dit Mme de Marsantes.
Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui
regarda le cercle qu'avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le
tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme,
Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti
de sa belle-soeur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir
reconnaissant et rancunier, et elle n'était qu'à demi fâchée des
fredaines de Robert. A ce moment, la porte s'étant ouverte de nouveau,
celui-ci entra.
--Tiens, quand on parle du Saint-Loup . . . dit Mme de Guermantes.
Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n'avait pas vu entrer
son fils. Quand elle l'aperçut, en cette mère la joie battit
véritablement comme un coup d'aile, le corps de Mme de Marsantes se
souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux
émerveillés:
--Comment, tu es venu! quel bonheur! quelle surprise!
--Ah! _quand on parle du Saint-Loup_ . . . je comprends, dit le diplomate
belge riant aux éclats.
--C'est délicieux, répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait
les calembours et n'avait hasardé celui-là qu'en ayant l'air de se
moquer d'elle-même.
--Bonjour, Robert, dit-elle; eh bien! voilà comme on oublie sa tante.
Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que
Saint-Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers
moi.
--Bonjour, comme allez-vous? me dit-elle.
Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un
instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son
corps, qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu'on a
couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi
agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l'observait et
faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus
encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint
l'alimenter et répondit pour moi:
--Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué; du reste, il irait
peut-être mieux s'il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas
qu'il aime beaucoup te voir.
--Ah! mais, c'est très aimable, dit Mme de Guermantes d'un ton
volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. Je suis
très flattée.
--Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise, me dit
Saint-Loup en me forçant ainsi à m'asseoir à côté de sa tante.
Nous nous tûmes tous deux.
--Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fût une
nouvelle qu'elle m'eût apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça
fait beaucoup de bien à la santé.
--Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez
voir Mme de Saint-Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille
pour lui dire qu'elle ne m'attende pas à dîner? Je resterai chez moi
puisque j'ai Robert. Si même j'avais osé vous demander de dire en
passant qu'on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça
s'appelle des «Corona», il n'y en a plus.
Robert se rapprocha; il avait seulement entendu le nom de Mme de
Saint-Ferréol.
--Qu'est-ce que c'est encore que ça, Mme de Saint-Ferréol? demanda-t-il
sur un ton d'étonnement et de décision, car il affectait d'ignorer tout
ce qui concernait le monde.
--Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c'est la soeur de
Vermandois; c'est elle qui t'avait donné ce beau jeu de billard que tu
aimais tant.
--Comment, c'est la soeur de Vermandois, je n'en avais pas la moindre
idée. Ah! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi
et en prenant sans s'en rendre compte les intonations de Bloch comme il
empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui
s'appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière
consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria,
elle mène une existence fabuleuse. C'est prodigieux.
Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme
d'un sourire forcé qu'on ravale, et qui était destiné à montrer qu'elle
prenait part, dans la mesure où la parenté l'y obligeait, à l'esprit de
son neveu. On vint annoncer que le prince de
Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu'il était
là.
--Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l'ancien
ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.
Mais la marquise le rappela:
--Attendez, monsieur; faudra-t-il que je lui montre la miniature de
l'Impératrice Charlotte?
--Ah! je crois qu'il sera ravi, dit l'Ambassadeur d'un ton pénétré et
comme s'il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l'attendait.
--Ah! je sais qu'il est très _bien pensant_, dit Mme de Marsantes, et
c'est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C'est
l'antisémitisme en personne.
Le nom du prince gardait, dans la franchise avec, laquelle ses
premières syllabes étaient--comme on dit en musique--attaquées, et dans
la bégayante répétition qui les scandait, l'élan, la naïveté maniérée,
les lourdes «délicatesses» germaniques projetées comme des branchages
verdâtres sur le «Heim» d'émail bleu sombre qui déployait la mysticité
d'un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du
XVIIIe siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il
était formé, celui d'une petite ville d'eaux allemande, où tout enfant
j'avais été avec ma grand'mère, au pied d'une montagne honorée par les
promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au
Kurhof les crus illustres à l'appellation composée et retentissante
comme les épithètes qu'Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je
entendu prononcer le nom du prince, qu'avant de m'être rappelé la
station thermale il me parut diminuer, s'imprégner d'humanité, trouver
assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il
adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec
quelque chose d'autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en
expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je
reconnus le nom d'un village traversé par la rivière où chaque soir, la
cure finie, j'allais en barque, à travers les moustiques; et celui d'une
forêt assez éloignée pour que le médecin ne m'eût pas permis d'y aller
en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du
seigneur s'étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans
l'énumération de ses titres les noms qu'on pouvait lire à côté les uns
des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du
Saint-Empire et de l'écuyer de Franconie, ce fut le visage d'une terre
aimée où s'étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six
heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur
palatin, fût entré. Car j'appris en quelques instants que les revenus
qu'il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et
d'ondines, de la montagne enchantée où s'élève le vieux Burg qui garde
le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir
cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le
lundi à l'Opéra et une aux «mardis» des «Français». Il ne me semblait
pas--et il ne semblait pas lui-même le croire--qu'il différât des hommes
de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine.
Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais
seulement à cause des avantages qu'il lui conférait, et n'avait plus
qu'une ambition dans la vie, celle d'être élu membre correspondant de
l'Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il
était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la
tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d'être
présenté chez la marquise, ce n'était pas qu'il en eût éprouvé d'abord
le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d'entrer à
l'Institut, il n'avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus
de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour
lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d'au moins une
dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d'habiles
transactions, d'en ajouter d'autres. Aussi le prince, qui l'avait connu
en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le
voir et avait-il fait tout ce qu'il avait pu pour se le concilier. Mais
il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des
décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère,
il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces
prévenances avaient l'air de ne pas compter, qui n'avait pas fait
avancer sa candidature d'un pas, ne lui avait même pas promis sa voix!
Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même
ne voulait pas qu'il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu'à sa
porte», se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier
teutonique avait lancé: «Je voudrais bien être votre collègue»,
répondait d'un ton pénétré: «Ah! je serais très heureux! » Et sans doute
un naïf, un docteur Cottard, se fût dit: «Voyons, il est là chez moi,
c'est lui qui a tenu à venir parce qu'il me considère comme un
personnage plus important que lui, il me dit qu'il serait heureux que je
sois de l'Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable! sans
doute s'il ne me propose pas de voter pour moi, c'est qu'il n'y pense
pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les
alouettes me tombent toutes rôties, que j'ai autant de voix que j'en
veux, et c'est pour cela qu'il ne m'offre pas la sienne, mais je n'ai
qu'à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire: «Eh
bien! votez pour moi», et il sera obligé de le faire.
Mais le prince de Faffenheim n'était pas un naïf; il était ce que le
docteur Cottard eût appelé «un fin diplomate» et il savait que M. de
Norpois n'en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé
de lui-même qu'il pourrait être agréable à un candidat en votant pour
lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires
Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme
maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d'avance
jusqu'où on veut aller et ce qu'on ne vous fera pas dire. Il n'ignorait
pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c'est
pour cela qu'il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de
Saint-André. Mais s'il eût dû rendre compte à son gouvernement de
l'entretien qu'il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu
énoncer dans sa dépêche:
«J'ai compris que j'avais fait fausse route. » Car dès qu'il avait
recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit:
--J'aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues.
au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer
plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner
chez M. Émile Ollivier.
--Moi qui n'ai pas l'honneur, de faire partie du ministère de
l'Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais
avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de
sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de
joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n'ai pas
l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique,
reprit-il, s'écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de
l'Union et du Jockey) . . . vous n'êtes pas du Jockey, monsieur?
demanda-t-il à l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant
une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses
membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j'avoue que je
ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas,
Argencourt.
--Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison
de Dreyfus. Il paraît que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du
ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
--Ah! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M.
d'Argencourt.
--Je vous trouve tous aussi assommants, les uns que les autres avec
cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue
mondain, tenait toujours à montrer qu'elle ne se laissait mener par
personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue
des Juifs pour la bonne raison que je n'en ai pas dans mes relations et
compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d'autre
part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu'elles sont bien
pensantes, qu'elles n'achètent rien aux marchands juifs ou qu'elles ont
«Mort aux Juifs» écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand
ou Dubois, que nous n'aurions jamais connues, nous soient imposées par
Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard
avant-hier. C'était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes
les personnes qu'on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu'elles sont
contre Dreyfus, et d'autres dont on n'a pas idée qui c'est.
--Non, c'est la femme du ministre de la Guerre. C'est du moins un bruit
qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la
conversation certaines expressions qu'il croyait ancien régime. Enfin en
tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon
cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais
avec un nègre s'il était de mes amis, et je me soucierais de l'opinion
du tiers et du quart comme de l'an quarante, mais enfin tout de même
vous m'avouerez que, quand on s'appelle Saint-Loup, on ne s'amuse pas à
prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d'esprit que
Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que
j'appellerai ces acrobaties de sensibilité, huit jours avant de se
présenter au Cercle! Elle est un peu roide! Non, c'est probablement sa
petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé
qu'il se classerait parmi les «intellectuels». Les intellectuels, c'est
le «tarte à la crème» de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un
assez joli jeu de mots, mais très méchant.
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d'Argencourt: «Mater
Semita» qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines
voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui
lui permettent d'être disséminée à une plus grande distance de son lieu
d'éclosion, c'est encore une plaisanterie.
--Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l'air
_d'une_ érudit, dit-il en montrant l'historien. Mais il est préférable
de n'en pas parler, d'autant plus que le fait est parfaitement faux. Je
ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu'elle
peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu'à la
tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu'il n'y a jamais eu une
goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de
même pas nous la faire à l'oseille, il est bien certain que les
charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit
dans Landerneau. D'autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras
qui mènera tout, et vous savez s'il aime à faire des embarras, dit le
duc qui n'était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains
mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de
l'esbroufe, mais des complications.
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
--Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition
était nécessaire. Je sais qu'en soutenant cette opinion j'ai fait
pousser à plus d'un de mes collègues des cris d'orfraie, mais, à mon
sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On
ne sort pas d'une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on
risque de tomber dans un bourbier. Pour l'officier lui-même, cette
déposition produisit à la première audience une impression des plus
favorables. Quand on l'a vu, bien pris dans le joli uniforme des
chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce
qu'il avait vu, ce qu'il avait cru, dire: «Sur mon honneur de soldat (et
ici la voix de M. de Norpois vibra d'un léger trémolo patriotique) telle
est ma conviction», il n'y a pas à nier que l'impression a été profonde.
«Voilà, il est dreyfusard, il n'y a plus l'ombre d'un doute», pensa
Bloch.
--Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu'il avait pu
rallier d'abord, cela a été sa confrontation avec l'archiviste Gribelin,
quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n'a qu'une parole
(et M. de Norpois accentua avec l'énergie des convictions sincères les
mots qui suivirent), quand on l'entendit, quand on le vit regarder dans
les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et
lui dire d'un ton qui n'admettait pas de réplique: «Voyons, mon colonel,
vous savez bien que je n'ai jamais menti, vous savez bien qu'en ce
moment, comme toujours, je dis la vérité», le vent tourna, M. Picquart
eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel
et bien fiasco.
«Non, décidément il est antidreyfusard, c'est couru, se dit Bloch. Mais
s'il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de
ses révélations et les évoquer comme s'il y trouvait du charme et les
croyait sincères? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre
sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation
avec Gribelin? »
--En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il
ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de
son île! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un
autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela
ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour
eux qu'ils ne puissent pas changer d'innocent.
Tout le monde éclata de rire. «Vous avez entendu le mot d'Oriane?
demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. --Oui, je le
trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc: «Eh bien, moi, je ne
le trouve pas drôle; ou plutôt cela m'est tout à fait égal qu'il soit
drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l'esprit. » M. d'Argencourt
protestait. «Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit», murmura la
duchesse. «C'est sans doute parce que j'ai fait partie des Chambres où
j'ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J'ai
appris à y apprécier surtout la logique. C'est sans doute à cela que je
dois de n'avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont
indifférentes. --Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit,
vous savez bien que personne n'aime plus l'esprit que vous. --Laissez-moi
finir. C'est justement parce que je suis insensible à un certain genre
de facéties, que je prise souvent l'esprit de ma femme. Car il part
généralement d'une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle
formule comme un écrivain. »
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch
comme s'ils eussent été d'accord venait-elle de ce qu'il était tellement
antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l'était pas assez,
il en était l'ennemi tout autant qu'étaient les dreyfusards. Peut-être
parce que l'objet auquel il s'attachait en politique était quelque chose
de plus profond, situé dans un autre plan, et d'où le dreyfusisme
apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de
retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.
Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne
s'appliquant qu'à des questions de forme, de procédé, d'opportunité,
elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu'en
philosophie la pure logique l'est à trancher les questions d'existence,
ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces
sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances
secondaires. Mais où Bloch se trompait, c'est quand il croyait que M. de
Norpois, même moins prudent de caractère et d'esprit moins exclusivement
formel, eût pu, s'il l'avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle
d'Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de
l'affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait
douter que M. de Norpois la connût. Comment l'aurait-il ignorée
puisqu'il connaissait les ministres? Certes, Bloch pensait que la vérité
politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les
plus lucides, mais il s'imaginait, tout comme le gros du public, qu'elle
habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du
président de la République et du président du Conseil, lesquels en
donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique
comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur
d'un cliché radioscopique où le vulgaire croit, que la maladie du
patient s'inscrit en toutes lettres, tandis qu'en fait, ce cliché
fournit un simple élément d'appréciation qui se joindra à beaucoup
d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du médecin et d'où il
tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche
des hommes renseignés et qu'on croit l'atteindre, se dérobe. Même plus
tard, et pour en rester à l'affaire Dreyfus, quand se produisit un fait
aussi éclatant que l'aveu d'Henry, suivi de son suicide, ce fait fut
aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et
par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du
faux et conduit l'interrogatoire; bien plus, parmi les ministres
dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les
mêmes pièces mais dans le même esprit, le rôle d'Henry fut expliqué de
façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice
d'Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de
Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant
en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put
tirer de M. de Norpois c'est que, s'il était vrai que le chef
d'état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète
à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement
regrettable.
--Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, _in petto_ du
moins, vouer son chef d'état-major aux dieux infernaux. Un désaveu
officiel n'eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de
la Guerre s'exprime fort crûment là-dessus _inter pocula_. Il y a du
reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une
agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
--Mais ces pièces sont manifestement fausses, dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu'il n'approuvait pas les
manifestations du Prince Henri d'Orléans:
--D'ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et
encourager des agitations qui dans un sens comme dans l'autre seraient à
déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes,
mais nous n'avons non plus que faire d'un grabuge encouragé par ceux des
éléments de droite qui, au lieu de servir l'idée patriotique, songent à
s'en servir. La France, Dieu merci, n'est pas une république
sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d'un général de
pronunciamento.
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité
de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait
dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois
parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce
jugement.
--Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car
il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi
nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent
invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orléans, je
doute fort qu'elle ait été du goût de son père.
--Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus? demanda la duchesse en
souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de
petits fours, l'air scandalisé.
--Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille,
de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable
princesse Clémentine, le _nec plus ultra_, et que son fils le prince
Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n'est pas le prince de
Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
--Il aurait préféré un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui
dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui
avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n'était pas
jalouse: «Si, Monseigneur, de vos bracelets. »
--Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan? dit M. de Norpois à
Mme de Villeparisis pour couper court à l'entretien avec Bloch.
Celui-ci ne déplaisait pas à l'Ambassadeur qui nous dit plus tard, non
sans naïveté et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient
dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu'il avait pourtant
abandonnée: «Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu
vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait: «les Doctes Soeurs»
comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans
la jeunesse actuelle et cela l'était même dans celle qui l'avait
précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier
que lui parût l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien
n'avait que trop duré.
--Non, monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli
sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres? C'est de votre âge,
ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son
ami, et Bloch. Moi aussi j'ai été invitée, dit-elle en affectant par
plaisanterie d'en tirer vanité. On est même venu m'inviter. (On: c'était
la princesse de Sagan. )
--Je n'ai pas de carte d'invitation, dit Bloch, pensant que Mme de
Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait
heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle était venue inviter en
personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une
affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de
lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux
jeunes gens dire qu'ils avaient donné leur démission du cercle de la rue
Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de
Villeparisis de l'y faire recevoir.
--Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces
Sagan? dit-il d'un air sarcastique.
--Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre,
répondit M. d'Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries
parisiennes.
--Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des
_solennités_, des grandes _assises mondaines_ de la saison!
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes:
--Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan?
--Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, lui répondit ironiquement
la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c'était
qu'une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas
mon fort.
--Ah! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de
Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de
questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à
propos de l'affaire Dreyfus; celui-ci déclara qu'à «vue de nez» le
colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux
et qui n'avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire
cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement,
une instruction.
--Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi
que l'élargissement immédiat du prisonnier de l'île du Diable. Mais je
pense que nous n'en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les
fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là,
jusqu'ici, c'est la bouteille à l'encre. Je ne dis pas que d'un côté
comme de l'autre il n'y ait à cacher d'assez vilaines turpitudes. Que
même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client
puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire,
mais vous savez que l'enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin.
Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas
aux mains des factions de gauche et qu'il n'a pas à se rendre pieds et
poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui,
croyez-moi, n'est pas l'armée. Il va de soi que si un fait nouveau se
produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence
saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce
jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait
tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les
coqs-à-l'âne ne suffiront plus. Il faudra donner des juges à Dreyfus. Et
ce sera chose facile car, quoique l'on ait pris l'habitude dans notre
douce France, où l'on aime à se calomnier soi-même, de croire ou de
laisser croire que pour faire entendre les mots de vérité et de justice
il est indispensable de traverser la Manche, ce qui n'est bien souvent
qu'un moyen détourné de rejoindre la Sprée, il n'y à pas de juges qu'à
Berlin. Mais une fois l'action gouvernementale mise en mouvement, le
gouvernement saurez-vous l'écouter? Quand il vous conviera à remplir
votre devoir civique, saurez-vous l'écouter, vous rangerez-vous autour
de lui? à son patriotique appel saurez-vous ne pas rester sourds et
répondre: «Présent! »?
M. de Norpois posait ces questions à Bloch avec une véhémence qui, tout
en intimidant mon camarade, le flattait aussi; car l'Ambassadeur avait
l'air de s'adresser en lui à tout un parti, d'interroger Bloch comme
s'il avait reçu les confidences de ce parti et pouvait assumer la
responsabilité des décisions qui seraient prises. «Si vous ne désarmiez
pas, continua M. de Norpois sans attendre la réponse collective de
Bloch, si, avant même que fût séchée l'encre du décret qui instituerait
la procédure de révision, obéissant à je ne sais quel insidieux mot
d'ordre vous ne désarmiez pas, mais vous confiniez dans une opposition
stérile qui semble pour certains _l'ultima ratio_ de la politique, si
vous vous retiriez sous votre tente et brûliez vos vaisseaux, ce serait
à votre grand dam. Êtes-vous prisonniers des fauteurs de désordre? Leur
avez-vous donné des gages? » Bloch était embarrassé pour répondre. M. de
Norpois ne lui en laissa pas le temps. «Si la négative est vraie, comme
je veux le croire, et si vous avez un peu de ce qui me semble
malheureusement manquer à certains de vos chefs et de vos amis, quelque
esprit politique, le jour même où la Chambre criminelle sera saisie, si
vous ne vous laissez pas embrigader par les pêcheurs en eau trouble,
vous aurez ville gagnée. Je ne réponds pas que tout l'état-major puisse
tirer son épingle du jeu, mais c'est déjà bien beau si une partie tout
au moins peut sauver la face sans mettre le feu aux poudres et amener du
grabuge. Il va de soi d'ailleurs que c'est au gouvernement qu'il
appartient de dire le droit et de clore la liste trop longue des crimes
impunis, non, certes, en obéissant aux excitations socialistes ni de je
ne sais quelle soldatesque, ajouta-t-il, en regardant Bloch dans les
yeux et peut-être avec l'instinct qu'ont tous les conservateurs de se
ménager des appuis dans le camp adverse. L'action gouvernementale doit
s'exercer sans souci des surenchères, d'où qu'elles viennent. Le
gouvernement n'est, Dieu merci, aux ordres ni du colonel Driant, ni, à
l'autre pôle, de M. Clemenceau. Il faut mater les agitateurs de
profession et les empêcher de relever la tête. La France dans son
immense majorité désire le travail, dans l'ordre! Là-dessus ma religion
est faite. Mais il ne faut pas craindre d'éclairer l'opinion; et si
quelques moutons, de ceux qu'a si bien connus notre Rabelais, se
jetaient à l'eau tête baissée, il conviendrait de leur montrer que cette
eau est trouble, qu'elle a été troublée à dessein par une engeance qui
n'est pas de chez nous, pour en dissimuler les dessous dangereux. Et il
ne doit pas se donner l'air de sortir de sa passivité à son corps
défendant quand il exercera le droit qui est essentiellement le sien,
j'entends de mettre en mouvement Dame Justice. Le gouvernement acceptera
toutes vos suggestions. S'il est avéré qu'il y ait eu erreur judiciaire,
il sera assuré d'une majorité écrasante qui lui permettrait de se donner
du champ.
--Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d'Argencourt à qui
on l'avait nommé en même temps que les autres personnes, vous êtes
certainement dreyfusard: à l'étranger tout le monde l'est.
--C'est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n'est-ce
pas? répondit M. d'Argencourt avec cette insolence particulière qui
consiste à prêter à l'interlocuteur une opinion qu'on sait manifestement
qu'il ne partage pas, puisqu'il vient d'en émettre une opposée.
Bloch rougit; M. d'Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si
ce sourire, pendant qu'il l'adressa aux autres visiteurs, fut
malveillant pour Bloch, il se tempéra de cordialité en l'arrêtant
finalement sur mon ami afin d'ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher
des mots qu'il venait d'entendre et qui n'en restaient pas moins cruels.
Mme de Guermantes dit à l'oreille de M. d'Argencourt quelque chose que
je n'entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch,
car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression
à laquelle la peur qu'on a d'être remarqué par la personne dont on parle
donne quelque chose d'hésitant et de faux et où se mêle la gaîté
curieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous
nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna
vers le duc de Châtellerault: «Vous, monsieur, qui êtes français, vous
savez certainement qu'on est dreyfusard à l'étranger, quoiqu'on prétende
qu'en France on ne sait jamais ce qui se passe à l'étranger. Du reste je
sais qu'on peut causer avec vous, Saint-Loup me l'a dit. » Mais le jeune
duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était
lâche comme on l'est souvent dans le monde, usant d'ailleurs d'un esprit
précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de
Charlus: «Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec
vous, mais c'est une affaire dont j'ai pour principe de ne parler
qu'entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu'il
n'eût l'habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines
juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d'une de
ces phrases, lesquelles sans doute n'étaient pas prêtes, le déclic de la
machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch.
Et on
ne put recueillir que ceci: «Mais comment avez-vous pu savoir? Qui vous
a dit? » comme s'il avait été le fils d'un forçat. D'autre part, étant
donné son nom qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage,
son étonnement montrait quelque naïveté.
Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l'ayant pas complètement
satisfait, il s'approcha de l'archiviste et lui demanda si on ne voyait
pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M.
Joseph Reinach. L'archiviste ne répondit rien; il était nationaliste et
ne cessait de prêcher à la marquise qu'il y aurait bientôt une guerre
sociale et qu'elle devrait être plus prudente dans le choix de ses
relations. Il se demanda si Bloch n'était pas un émissaire secret du
syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de
Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea
qu'il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation
de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l'archiviste,
la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle
était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait
l'article de M. Judet dans le _Petit Journal_). Elle voulut donc
signifier à Bloch qu'il eût à ne pas revenir et elle trouva tout
naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une
grande dame met quelqu'un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte
nullement le doigt levé et les yeux flambants que l'on se figure. Comme
Bloch s'approchait d'elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son
grand fauteuil, elle parut à demi tirée d'une vague somnolence. Ses
regards noyés n'eurent que la lueur faible et charmante d'une perle. Les
adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un
languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui
tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l'étonnement,
mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa
pas qu'elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer
la marquise, la main qu'on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la
tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant
à donner une satisfaction immédiate à l'archiviste et au clan
antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l'avenir, elle se contenta
d'abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.
--Je crois qu'elle dort, dit Bloch à l'archiviste qui, se sentant
soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.
La marquise fit le léger mouvement de lèvres d'une mourante qui voudrait
ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se
tourna, débordante d'une vie retrouvée, vers le marquis d'Argencourt
tandis que Bloch s'éloignait persuadé qu'elle était «ramollie». Plein
de curiosité et du dessein d'éclairer un incident si étrange, il revint
la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu'elle
était bonne femme, que l'archiviste n'était pas là, qu'elle tenait à la
saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu'enfin elle avait
fait le jeu de grande dame qu'elle désirait, lequel fut universellement
admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d'après une
version qui n'avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.
--Vous parliez des _Sept Princesses_, duchesse, vous savez (je n'en suis
pas plus fier pour ça) que l'auteur de ce . . . comment dirai-je, de ce
factum, est un de mes compatriotes, dit M. d'Argencourt avec une ironie
mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l'auteur
d'une oeuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son état,
ajouta-t-il.
--Vraiment? Non, nous ne vous accusons pas d'être pour quoi que ce soit
dans les _Sept Princesses. _ Heureusement pour vous et pour vos
compatriotes, vous ne ressemblez pas à l'auteur de cette ineptie. Je
connais des Belges très aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide
mais plein d'esprit, mes cousins Ligne et bien d'autres, mais
heureusement vous ne parlez pas le même langage que l'auteur des _Sept
Princesses. _ Du reste, si vous voulez que je vous dise, c'est trop d'en
parler parce que surtout ce n'est rien. Ce sont des gens qui cherchent à
avoir l'air obscur et au besoin qui s'arrangent d'être ridicules pour
cacher qu'ils n'ont pas d'idées. S'il y avait quelque chose dessous, je
vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d'un
ton sérieux, du moment qu'il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous
avez vu la pièce de Borelli. Il y a des gens que cela a choqués; moi,
quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte
qu'elle ne courait pas de grands risques, j'avoue que j'ai trouvé cela
infiniment curieux. Mais les _Sept Princesses_! L'une d'elle a beau
avoir des bontés pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments
de famille. . . .
La duchesse s'arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse
de Marsantes, la mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans
le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d'une bonté, d'une
résignation angéliques. On me l'avait dit et je n'avais pas de raison
particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu'elle
était la propre soeur du duc de Guermantes. Plus tard j'ai toujours été
étonné chaque fois que j'appris, dans cette société, que des femmes
mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d'idéales saintes de
vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères
brutaux, débauchés et vils. Des frères et soeurs, quand ils sont tout à
fait pareils du visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de
Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence,
un même coeur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de
mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes
vues si elle est d'esprit borné, et une abnégation sublime si elle est
de coeur dur.
Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le
faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l'édifiait aussi. Mais
la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant incitait
pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle
et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait
d'être une femme, et peut-être d'avoir été malheureuse et d'avoir
l'opinion de tous pour soi, pouvait faire qu'on fût aussi différent des
siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les
grâces sont réunies en la soeur de frères farouches. Il me semblait que
la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu
près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais
lui attribuer tel pouvoir d'innovation qu'elle fît, avec des matériaux
analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit
sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de
brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes
palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles
étaient noires. C'est qu'elle avait perdu, il y a trois semaines, son
cousin M. de Montmorency, ce qui ne l'empêchait pas de faire des
visites, d'aller à de petits dîners, mais en deuil. C'était une grande
dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences
de cour, avec tout ce qu'elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme
de Marsantes n'avait pas eu la force de regretter longtemps son père et
sa mère, mais pour rien au monde elle n'eût porté de couleurs dans le
mois qui suivait la mort d'un cousin. Elle fut plus qu'aimable avec moi
parce que j'étais l'ami de Robert et parce que je n'étais pas du même
monde que Robert. Cette bonté s'accompagnait d'une feinte timidité, de
l'espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de
la pensée qu'on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas
prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse,
comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu'il ne faut pas
prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs, plusieurs de ces dames
versant très vite dans le dévergondage des moeurs sans perdre jamais la
correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un
peu dans la conversation parce que, chaque fois qu'il s'agissait d'un
roturier, par exemple de Bergotte, d'Elstir, elle disait en détachant le
mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents
en une modulation qui était particulière aux Guermantes: «J'ai eu
_l'honneur_, le grand _hon_-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de
faire la connaissance de Monsieur Elstir», soit pour faire admirer son
humilité, soit par le même goût qu'avait M. de Guermantes de revenir aux
formes désuètes pour protester contre les usages de mauvaise éducation
actuelle où on ne se dit pas assez «honoré». Quelle que fût celle de ces
deux raisons qui fût la vraie, de toutes façons on sentait que, quand
Mme de Marsantes disait: «J'ai eu _l'honneur,_ le grand _hon_-neur»,
elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu'elle savait accueillir
les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans
son château, s'ils s'étaient trouvés dans le voisinage. D'autre part,
comme sa famille était nombreuse, qu'elle l'aimait beaucoup, que, lente
de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les
parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d'étonner et tout en
n'aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse
sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d'Europe,
ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si
elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.
A la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu'elle
faisait, mais surtout parce que la pureté d'un sang où depuis plusieurs
générations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans
l'histoire de France avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens
du peuple appellent «des manières» et lui avait donné la parfaite
simplicité. Elle ne craignait pas d'embrasser une pauvre femme qui était
malheureuse et lui disait d'aller chercher un char de bois au château.
C'était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un
mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c'est jouer à la
grande dame, c'est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C'est un
jeu qui coûte extrêmement cher, d'autant plus que la simplicité ne ravit
qu'à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être
simples, c'est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard,
quand je racontai que je l'avais vue: «Vous avez dû vous rendre compte
qu'elle a été ravissante. » Mais la vraie beauté est si particulière, si
nouvelle, qu'on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement
ce jour-là qu'elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou
long et l'air triste.
--Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois
que j'aurai tout à l'heure la visite d'une femme que tu ne veux pas
connaître, j'aime mieux te prévenir pour que cela ne t'ennuie pas.
D'ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l'aurai jamais chez moi plus
tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd'hui. C'est la
femme de Swann.
Mme Swann, voyant les proportions que prenait l'affaire Dreyfus et
craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle,
l'avait supplié de ne plus jamais parler de l'innocence du condamné.
Quand il n'était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du
nationalisme le plus ardent; elle ne faisait que suivre en cela
d'ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent
s'était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann
avait gagné à cette attitude d'entrer dans quelques-unes des ligues de
femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué
des relations avec plusieurs personnes de l'aristocratie. Il peut
paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si
amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu'il ne lui
avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que
c'était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait
qu'elle «n'avait pas» à faire telle ou telle chose, et imposait avec
despotisme ce qu'avait décidé son «libre arbitre» mondain, fort
arbitraire.
--Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait
en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue je me lèverai
à temps.
--Je t'assure, Oriane, elle est très agréable, c'est une excellente
femme, dit Mme de Marsantes.
--Je n'en doute pas, mais je n'éprouve aucun besoin de m'en assurer par
moi-même.
--Est-ce que tu es invitée chez Lady Israël? demanda Mme de Villeparisis
à la duchesse, pour changer la conversation.
--Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes.
C'est à Marie-Aynard qu'il faut demander cela. Elle la connaît et je me
suis toujours demandé pourquoi.
--Je l'ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes
erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que
c'est une des pires et qu'elle ne s'en cache pas. Du reste, nous avons
tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus
personne de cette nation. Pendant qu'on avait de vieux cousins de
province du même sang, à qui on fermait sa, porte, on l'ouvrait aux
Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas! je n'ai rien à
dire, j'ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu'il est,
toutes les insanités possibles, ajouta-t-elle en entendant que M.
d'Argencourt avait fait allusion à Robert. Mais, à propos de Robert,
est-ce que vous ne l'avez pas vu? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis;
comme c'est samedi, je pensais qu'il aurait pu passer vingt-quatre
heures à Paris, et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir.
En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n'aurait pas de
permission; mais comme, en tout cas, elle savait que s'il en avait eu
une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en
ayant l'air de croire qu'elle l'eût trouvé ici, lui faire pardonner,
par sa tante susceptible, toutes les visites qu'il ne lui avait pas
faites.
--Robert ici! Mais je n'ai pas même eu un mot de lui; je crois que je ne
l'ai pas vu depuis Balbec.
--Il est si occupé, il a tant à faire, dit Mme de Marsantes.
Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui
regarda le cercle qu'avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le
tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme,
Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti
de sa belle-soeur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir
reconnaissant et rancunier, et elle n'était qu'à demi fâchée des
fredaines de Robert. A ce moment, la porte s'étant ouverte de nouveau,
celui-ci entra.
--Tiens, quand on parle du Saint-Loup . . . dit Mme de Guermantes.
Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n'avait pas vu entrer
son fils. Quand elle l'aperçut, en cette mère la joie battit
véritablement comme un coup d'aile, le corps de Mme de Marsantes se
souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux
émerveillés:
--Comment, tu es venu! quel bonheur! quelle surprise!
--Ah! _quand on parle du Saint-Loup_ . . . je comprends, dit le diplomate
belge riant aux éclats.
--C'est délicieux, répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait
les calembours et n'avait hasardé celui-là qu'en ayant l'air de se
moquer d'elle-même.
--Bonjour, Robert, dit-elle; eh bien! voilà comme on oublie sa tante.
Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que
Saint-Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers
moi.
--Bonjour, comme allez-vous? me dit-elle.
Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un
instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son
corps, qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu'on a
couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi
agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l'observait et
faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus
encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint
l'alimenter et répondit pour moi:
--Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué; du reste, il irait
peut-être mieux s'il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas
qu'il aime beaucoup te voir.
--Ah! mais, c'est très aimable, dit Mme de Guermantes d'un ton
volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. Je suis
très flattée.
--Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise, me dit
Saint-Loup en me forçant ainsi à m'asseoir à côté de sa tante.
Nous nous tûmes tous deux.
--Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fût une
nouvelle qu'elle m'eût apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça
fait beaucoup de bien à la santé.
--Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez
voir Mme de Saint-Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille
pour lui dire qu'elle ne m'attende pas à dîner? Je resterai chez moi
puisque j'ai Robert. Si même j'avais osé vous demander de dire en
passant qu'on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça
s'appelle des «Corona», il n'y en a plus.
Robert se rapprocha; il avait seulement entendu le nom de Mme de
Saint-Ferréol.
--Qu'est-ce que c'est encore que ça, Mme de Saint-Ferréol? demanda-t-il
sur un ton d'étonnement et de décision, car il affectait d'ignorer tout
ce qui concernait le monde.
--Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c'est la soeur de
Vermandois; c'est elle qui t'avait donné ce beau jeu de billard que tu
aimais tant.
--Comment, c'est la soeur de Vermandois, je n'en avais pas la moindre
idée. Ah! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi
et en prenant sans s'en rendre compte les intonations de Bloch comme il
empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui
s'appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière
consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria,
elle mène une existence fabuleuse. C'est prodigieux.
Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme
d'un sourire forcé qu'on ravale, et qui était destiné à montrer qu'elle
prenait part, dans la mesure où la parenté l'y obligeait, à l'esprit de
son neveu. On vint annoncer que le prince de
Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu'il était
là.
--Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l'ancien
ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.
Mais la marquise le rappela:
--Attendez, monsieur; faudra-t-il que je lui montre la miniature de
l'Impératrice Charlotte?
--Ah! je crois qu'il sera ravi, dit l'Ambassadeur d'un ton pénétré et
comme s'il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l'attendait.
--Ah! je sais qu'il est très _bien pensant_, dit Mme de Marsantes, et
c'est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C'est
l'antisémitisme en personne.
Le nom du prince gardait, dans la franchise avec, laquelle ses
premières syllabes étaient--comme on dit en musique--attaquées, et dans
la bégayante répétition qui les scandait, l'élan, la naïveté maniérée,
les lourdes «délicatesses» germaniques projetées comme des branchages
verdâtres sur le «Heim» d'émail bleu sombre qui déployait la mysticité
d'un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du
XVIIIe siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il
était formé, celui d'une petite ville d'eaux allemande, où tout enfant
j'avais été avec ma grand'mère, au pied d'une montagne honorée par les
promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au
Kurhof les crus illustres à l'appellation composée et retentissante
comme les épithètes qu'Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je
entendu prononcer le nom du prince, qu'avant de m'être rappelé la
station thermale il me parut diminuer, s'imprégner d'humanité, trouver
assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il
adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec
quelque chose d'autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en
expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je
reconnus le nom d'un village traversé par la rivière où chaque soir, la
cure finie, j'allais en barque, à travers les moustiques; et celui d'une
forêt assez éloignée pour que le médecin ne m'eût pas permis d'y aller
en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du
seigneur s'étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans
l'énumération de ses titres les noms qu'on pouvait lire à côté les uns
des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du
Saint-Empire et de l'écuyer de Franconie, ce fut le visage d'une terre
aimée où s'étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six
heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur
palatin, fût entré. Car j'appris en quelques instants que les revenus
qu'il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et
d'ondines, de la montagne enchantée où s'élève le vieux Burg qui garde
le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir
cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le
lundi à l'Opéra et une aux «mardis» des «Français». Il ne me semblait
pas--et il ne semblait pas lui-même le croire--qu'il différât des hommes
de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine.
Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais
seulement à cause des avantages qu'il lui conférait, et n'avait plus
qu'une ambition dans la vie, celle d'être élu membre correspondant de
l'Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il
était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la
tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d'être
présenté chez la marquise, ce n'était pas qu'il en eût éprouvé d'abord
le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d'entrer à
l'Institut, il n'avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus
de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour
lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d'au moins une
dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d'habiles
transactions, d'en ajouter d'autres. Aussi le prince, qui l'avait connu
en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le
voir et avait-il fait tout ce qu'il avait pu pour se le concilier. Mais
il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des
décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère,
il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces
prévenances avaient l'air de ne pas compter, qui n'avait pas fait
avancer sa candidature d'un pas, ne lui avait même pas promis sa voix!
Sans doute M. de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même
ne voulait pas qu'il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu'à sa
porte», se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier
teutonique avait lancé: «Je voudrais bien être votre collègue»,
répondait d'un ton pénétré: «Ah! je serais très heureux! » Et sans doute
un naïf, un docteur Cottard, se fût dit: «Voyons, il est là chez moi,
c'est lui qui a tenu à venir parce qu'il me considère comme un
personnage plus important que lui, il me dit qu'il serait heureux que je
sois de l'Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable! sans
doute s'il ne me propose pas de voter pour moi, c'est qu'il n'y pense
pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les
alouettes me tombent toutes rôties, que j'ai autant de voix que j'en
veux, et c'est pour cela qu'il ne m'offre pas la sienne, mais je n'ai
qu'à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire: «Eh
bien! votez pour moi», et il sera obligé de le faire.
Mais le prince de Faffenheim n'était pas un naïf; il était ce que le
docteur Cottard eût appelé «un fin diplomate» et il savait que M. de
Norpois n'en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé
de lui-même qu'il pourrait être agréable à un candidat en votant pour
lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires
Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme
maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d'avance
jusqu'où on veut aller et ce qu'on ne vous fera pas dire. Il n'ignorait
pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c'est
pour cela qu'il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de
Saint-André. Mais s'il eût dû rendre compte à son gouvernement de
l'entretien qu'il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu
énoncer dans sa dépêche:
«J'ai compris que j'avais fait fausse route. » Car dès qu'il avait
recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit:
--J'aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues.
