de Norpois le recevait avec une
extrême
politesse, même
ne voulait pas qu'il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu'à sa
porte», se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier
teutonique avait lancé: «Je voudrais bien être votre collègue»,
répondait d'un ton pénétré: «Ah!
ne voulait pas qu'il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu'à sa
porte», se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier
teutonique avait lancé: «Je voudrais bien être votre collègue»,
répondait d'un ton pénétré: «Ah!
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
--Vous, monsieur, dit Bloch, en se tournant vers M. d'Argencourt à qui
on l'avait nommé en même temps que les autres personnes, vous êtes
certainement dreyfusard: à l'étranger tout le monde l'est.
--C'est une affaire qui ne regarde que les Français entre eux, n'est-ce
pas? répondit M. d'Argencourt avec cette insolence particulière qui
consiste à prêter à l'interlocuteur une opinion qu'on sait manifestement
qu'il ne partage pas, puisqu'il vient d'en émettre une opposée.
Bloch rougit; M. d'Argencourt sourit, en regardant autour de lui, et si
ce sourire, pendant qu'il l'adressa aux autres visiteurs, fut
malveillant pour Bloch, il se tempéra de cordialité en l'arrêtant
finalement sur mon ami afin d'ôter à celui-ci le prétexte de se fâcher
des mots qu'il venait d'entendre et qui n'en restaient pas moins cruels.
Mme de Guermantes dit à l'oreille de M. d'Argencourt quelque chose que
je n'entendis pas mais qui devait avoir trait à la religion de Bloch,
car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression
à laquelle la peur qu'on a d'être remarqué par la personne dont on parle
donne quelque chose d'hésitant et de faux et où se mêle la gaîté
curieuse et malveillante qu'inspire un groupement humain auquel nous
nous sentons radicalement étrangers. Pour se rattraper Bloch se tourna
vers le duc de Châtellerault: «Vous, monsieur, qui êtes français, vous
savez certainement qu'on est dreyfusard à l'étranger, quoiqu'on prétende
qu'en France on ne sait jamais ce qui se passe à l'étranger. Du reste je
sais qu'on peut causer avec vous, Saint-Loup me l'a dit. » Mais le jeune
duc, qui sentait que tout le monde se mettait contre Bloch et qui était
lâche comme on l'est souvent dans le monde, usant d'ailleurs d'un esprit
précieux et mordant que, par atavisme, il semblait tenir de M. de
Charlus: «Excusez-moi, Monsieur, de ne pas discuter de Dreyfus avec
vous, mais c'est une affaire dont j'ai pour principe de ne parler
qu'entre Japhétiques. » Tout le monde sourit, excepté Bloch, non qu'il
n'eût l'habitude de prononcer des phrases ironiques sur ses origines
juives, sur son côté qui tenait un peu au Sinaï. Mais au lieu d'une de
ces phrases, lesquelles sans doute n'étaient pas prêtes, le déclic de la
machine intérieure en fit monter une autre à la bouche de Bloch. Et on
ne put recueillir que ceci: «Mais comment avez-vous pu savoir? Qui vous
a dit? » comme s'il avait été le fils d'un forçat. D'autre part, étant
donné son nom qui ne passe pas précisément pour chrétien, et son visage,
son étonnement montrait quelque naïveté.
Ce que lui avait dit M. de Norpois ne l'ayant pas complètement
satisfait, il s'approcha de l'archiviste et lui demanda si on ne voyait
pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M.
Joseph Reinach. L'archiviste ne répondit rien; il était nationaliste et
ne cessait de prêcher à la marquise qu'il y aurait bientôt une guerre
sociale et qu'elle devrait être plus prudente dans le choix de ses
relations. Il se demanda si Bloch n'était pas un émissaire secret du
syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de
Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea
qu'il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation
de M. de Norpois. Enfin elle voulait donner satisfaction à l'archiviste,
la seule personne qui lui inspirât quelque crainte et par lequel elle
était endoctrinée, sans grand succès (chaque matin il lui lisait
l'article de M. Judet dans le _Petit Journal_). Elle voulut donc
signifier à Bloch qu'il eût à ne pas revenir et elle trouva tout
naturellement dans son répertoire mondain la scène par laquelle une
grande dame met quelqu'un à la porte de chez elle, scène qui ne comporte
nullement le doigt levé et les yeux flambants que l'on se figure. Comme
Bloch s'approchait d'elle pour lui dire au revoir, enfoncée dans son
grand fauteuil, elle parut à demi tirée d'une vague somnolence. Ses
regards noyés n'eurent que la lueur faible et charmante d'une perle. Les
adieux de Bloch, déplissant à peine dans la figure de la marquise un
languissant sourire, ne lui arrachèrent pas une parole, et elle ne lui
tendit pas la main. Cette scène mit Bloch au comble de l'étonnement,
mais comme un cercle de personnes en était témoin alentour, il ne pensa
pas qu'elle pût se prolonger sans inconvénient pour lui et, pour forcer
la marquise, la main qu'on ne venait pas lui prendre, de lui-même il la
tendit. Mme de Villeparisis fut choquée. Mais sans doute, tout en tenant
à donner une satisfaction immédiate à l'archiviste et au clan
antidreyfusard, voulait-elle pourtant ménager l'avenir, elle se contenta
d'abaisser les paupières et de fermer à demi les yeux.
--Je crois qu'elle dort, dit Bloch à l'archiviste qui, se sentant
soutenu par la marquise, prit un air indigné. Adieu, madame, cria-t-il.
La marquise fit le léger mouvement de lèvres d'une mourante qui voudrait
ouvrir la bouche, mais dont le regard ne reconnaît plus. Puis elle se
tourna, débordante d'une vie retrouvée, vers le marquis d'Argencourt
tandis que Bloch s'éloignait persuadé qu'elle était «ramollie». Plein
de curiosité et du dessein d'éclairer un incident si étrange, il revint
la voir quelques jours après. Elle le reçut très bien parce qu'elle
était bonne femme, que l'archiviste n'était pas là, qu'elle tenait à la
saynète que Bloch devait faire jouer chez elle, et qu'enfin elle avait
fait le jeu de grande dame qu'elle désirait, lequel fut universellement
admiré et commenté le soir même dans divers salons, mais d'après une
version qui n'avait déjà plus aucun rapport avec la vérité.
--Vous parliez des _Sept Princesses_, duchesse, vous savez (je n'en suis
pas plus fier pour ça) que l'auteur de ce . . . comment dirai-je, de ce
factum, est un de mes compatriotes, dit M. d'Argencourt avec une ironie
mêlée de la satisfaction de connaître mieux que les autres l'auteur
d'une oeuvre dont on venait de parler. Oui, il est belge de son état,
ajouta-t-il.
--Vraiment? Non, nous ne vous accusons pas d'être pour quoi que ce soit
dans les _Sept Princesses. _ Heureusement pour vous et pour vos
compatriotes, vous ne ressemblez pas à l'auteur de cette ineptie. Je
connais des Belges très aimables, vous, votre Roi qui est un peu timide
mais plein d'esprit, mes cousins Ligne et bien d'autres, mais
heureusement vous ne parlez pas le même langage que l'auteur des _Sept
Princesses. _ Du reste, si vous voulez que je vous dise, c'est trop d'en
parler parce que surtout ce n'est rien. Ce sont des gens qui cherchent à
avoir l'air obscur et au besoin qui s'arrangent d'être ridicules pour
cacher qu'ils n'ont pas d'idées. S'il y avait quelque chose dessous, je
vous dirais que je ne crains pas certaines audaces, ajouta-t-elle d'un
ton sérieux, du moment qu'il y a de la pensée. Je ne sais pas si vous
avez vu la pièce de Borelli. Il y a des gens que cela a choqués; moi,
quand je devrais me faire lapider, ajouta-t-elle sans se rendre compte
qu'elle ne courait pas de grands risques, j'avoue que j'ai trouvé cela
infiniment curieux. Mais les _Sept Princesses_! L'une d'elle a beau
avoir des bontés pour son neveu, je ne peux pas pousser les sentiments
de famille. . . .
La duchesse s'arrêta net, car une dame entrait qui était la vicomtesse
de Marsantes, la mère de Robert. Mme de Marsantes était considérée dans
le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d'une bonté, d'une
résignation angéliques. On me l'avait dit et je n'avais pas de raison
particulière pour en être surpris, ne sachant pas à ce moment-là qu'elle
était la propre soeur du duc de Guermantes. Plus tard j'ai toujours été
étonné chaque fois que j'appris, dans cette société, que des femmes
mélancoliques, pures, sacrifiées, vénérées comme d'idéales saintes de
vitrail, avaient fleuri sur la même souche généalogique que des frères
brutaux, débauchés et vils. Des frères et soeurs, quand ils sont tout à
fait pareils du visage comme étaient le duc de Guermantes et Mme de
Marsantes, me semblaient devoir avoir en commun une seule intelligence,
un même coeur, comme aurait une personne qui peut avoir de bons ou de
mauvais moments mais dont on ne peut attendre tout de même de vastes
vues si elle est d'esprit borné, et une abnégation sublime si elle est
de coeur dur.
Mme de Marsantes suivait les cours de Brunetière. Elle enthousiasmait le
faubourg Saint-Germain et, par sa vie de sainte, l'édifiait aussi. Mais
la connexité morphologique du joli nez et du regard pénétrant incitait
pourtant à classer Mme de Marsantes dans la même famille intellectuelle
et morale que son frère le duc. Je ne pouvais croire que le seul fait
d'être une femme, et peut-être d'avoir été malheureuse et d'avoir
l'opinion de tous pour soi, pouvait faire qu'on fût aussi différent des
siens, comme dans les chansons de geste où toutes les vertus et les
grâces sont réunies en la soeur de frères farouches. Il me semblait que
la nature, moins libre que les vieux poètes, devait se servir à peu
près exclusivement des éléments communs à la famille et je ne pouvais
lui attribuer tel pouvoir d'innovation qu'elle fît, avec des matériaux
analogues à ceux qui composaient un sot et un rustre, un grand esprit
sans aucune tare de sottise, une sainte sans aucune souillure de
brutalité. Mme de Marsantes avait une robe de surah blanc à grandes
palmes, sur lesquelles se détachaient des fleurs en étoffe lesquelles
étaient noires. C'est qu'elle avait perdu, il y a trois semaines, son
cousin M. de Montmorency, ce qui ne l'empêchait pas de faire des
visites, d'aller à de petits dîners, mais en deuil. C'était une grande
dame. Par atavisme son âme était remplie par la frivolité des existences
de cour, avec tout ce qu'elles ont de superficiel et de rigoureux. Mme
de Marsantes n'avait pas eu la force de regretter longtemps son père et
sa mère, mais pour rien au monde elle n'eût porté de couleurs dans le
mois qui suivait la mort d'un cousin. Elle fut plus qu'aimable avec moi
parce que j'étais l'ami de Robert et parce que je n'étais pas du même
monde que Robert. Cette bonté s'accompagnait d'une feinte timidité, de
l'espèce de mouvement de retrait intermittent de la voix, du regard, de
la pensée qu'on ramène à soi comme une jupe indiscrète, pour ne pas
prendre trop de place, pour rester bien droite, même dans la souplesse,
comme le veut la bonne éducation. Bonne éducation qu'il ne faut pas
prendre trop au pied de la lettre d'ailleurs, plusieurs de ces dames
versant très vite dans le dévergondage des moeurs sans perdre jamais la
correction presque enfantine des manières. Mme de Marsantes agaçait un
peu dans la conversation parce que, chaque fois qu'il s'agissait d'un
roturier, par exemple de Bergotte, d'Elstir, elle disait en détachant le
mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents
en une modulation qui était particulière aux Guermantes: «J'ai eu
_l'honneur_, le grand _hon_-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de
faire la connaissance de Monsieur Elstir», soit pour faire admirer son
humilité, soit par le même goût qu'avait M. de Guermantes de revenir aux
formes désuètes pour protester contre les usages de mauvaise éducation
actuelle où on ne se dit pas assez «honoré». Quelle que fût celle de ces
deux raisons qui fût la vraie, de toutes façons on sentait que, quand
Mme de Marsantes disait: «J'ai eu _l'honneur,_ le grand _hon_-neur»,
elle croyait remplir un grand rôle, et montrer qu'elle savait accueillir
les noms des hommes de valeur comme elle les eût reçus eux-mêmes dans
son château, s'ils s'étaient trouvés dans le voisinage. D'autre part,
comme sa famille était nombreuse, qu'elle l'aimait beaucoup, que, lente
de débit et amie des explications, elle voulait faire comprendre les
parentés, elle se trouvait (sans aucun désir d'étonner et tout en
n'aimant sincèrement parler que de paysans touchants et de gardes-chasse
sublimes) citer à tout instant toutes les familles médiatisées d'Europe,
ce que les personnes moins brillantes ne lui pardonnaient pas et, si
elles étaient un peu intellectuelles, raillaient comme de la stupidité.
A la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu'elle
faisait, mais surtout parce que la pureté d'un sang où depuis plusieurs
générations on ne rencontrait que ce qu'il y a de plus grand dans
l'histoire de France avait ôté à sa manière d'être tout ce que les gens
du peuple appellent «des manières» et lui avait donné la parfaite
simplicité. Elle ne craignait pas d'embrasser une pauvre femme qui était
malheureuse et lui disait d'aller chercher un char de bois au château.
C'était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un
mariage colossalement riche à Robert. Être grande dame, c'est jouer à la
grande dame, c'est-à-dire, pour une part, jouer la simplicité. C'est un
jeu qui coûte extrêmement cher, d'autant plus que la simplicité ne ravit
qu'à la condition que les autres sachent que vous pourriez ne pas être
simples, c'est-à-dire que vous êtes très riches. On me dit plus tard,
quand je racontai que je l'avais vue: «Vous avez dû vous rendre compte
qu'elle a été ravissante. » Mais la vraie beauté est si particulière, si
nouvelle, qu'on ne la reconnaît pas pour la beauté. Je me dis seulement
ce jour-là qu'elle avait un nez tout petit, des yeux très bleus, le cou
long et l'air triste.
--Écoute, dit Mme de Villeparisis à la duchesse de Guermantes, je crois
que j'aurai tout à l'heure la visite d'une femme que tu ne veux pas
connaître, j'aime mieux te prévenir pour que cela ne t'ennuie pas.
D'ailleurs, tu peux être tranquille, je ne l'aurai jamais chez moi plus
tard, mais elle doit venir pour une seule fois aujourd'hui. C'est la
femme de Swann.
Mme Swann, voyant les proportions que prenait l'affaire Dreyfus et
craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle,
l'avait supplié de ne plus jamais parler de l'innocence du condamné.
Quand il n'était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du
nationalisme le plus ardent; elle ne faisait que suivre en cela
d'ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent
s'était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann
avait gagné à cette attitude d'entrer dans quelques-unes des ligues de
femmes du monde antisémite qui commençaient à se former et avait noué
des relations avec plusieurs personnes de l'aristocratie. Il peut
paraître étrange que, loin de les imiter, la duchesse de Guermantes, si
amie de Swann, eût, au contraire, toujours résisté au désir qu'il ne lui
avait pas caché de lui présenter sa femme. Mais on verra plus tard que
c'était un effet du caractère particulier de la duchesse qui jugeait
qu'elle «n'avait pas» à faire telle ou telle chose, et imposait avec
despotisme ce qu'avait décidé son «libre arbitre» mondain, fort
arbitraire.
--Je vous remercie de me prévenir, répondit la duchesse. Cela me serait
en effet très désagréable. Mais comme je la connais de vue je me lèverai
à temps.
--Je t'assure, Oriane, elle est très agréable, c'est une excellente
femme, dit Mme de Marsantes.
--Je n'en doute pas, mais je n'éprouve aucun besoin de m'en assurer par
moi-même.
--Est-ce que tu es invitée chez Lady Israël? demanda Mme de Villeparisis
à la duchesse, pour changer la conversation.
--Mais, Dieu merci, je ne la connais pas, répondit Mme de Guermantes.
C'est à Marie-Aynard qu'il faut demander cela. Elle la connaît et je me
suis toujours demandé pourquoi.
--Je l'ai en effet connue, répondit Mme de Marsantes, je confesse mes
erreurs. Mais je suis décidée à ne plus la connaître. Il paraît que
c'est une des pires et qu'elle ne s'en cache pas. Du reste, nous avons
tous été trop confiants, trop hospitaliers. Je ne fréquenterai plus
personne de cette nation. Pendant qu'on avait de vieux cousins de
province du même sang, à qui on fermait sa, porte, on l'ouvrait aux
Juifs. Nous voyons maintenant leur remerciement. Hélas! je n'ai rien à
dire, j'ai un fils adorable et qui débite, en jeune fou qu'il est,
toutes les insanités possibles, ajouta-t-elle en entendant que M.
d'Argencourt avait fait allusion à Robert. Mais, à propos de Robert,
est-ce que vous ne l'avez pas vu? demanda-t-elle à Mme de Villeparisis;
comme c'est samedi, je pensais qu'il aurait pu passer vingt-quatre
heures à Paris, et dans ce cas il serait sûrement venu vous voir.
En réalité Mme de Marsantes pensait que son fils n'aurait pas de
permission; mais comme, en tout cas, elle savait que s'il en avait eu
une il ne serait pas venu chez Mme de Villeparisis, elle espérait, en
ayant l'air de croire qu'elle l'eût trouvé ici, lui faire pardonner,
par sa tante susceptible, toutes les visites qu'il ne lui avait pas
faites.
--Robert ici! Mais je n'ai pas même eu un mot de lui; je crois que je ne
l'ai pas vu depuis Balbec.
--Il est si occupé, il a tant à faire, dit Mme de Marsantes.
Un imperceptible sourire fit onduler les cils de Mme de Guermantes qui
regarda le cercle qu'avec la pointe de son ombrelle elle traçait sur le
tapis. Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme,
Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti
de sa belle-soeur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir
reconnaissant et rancunier, et elle n'était qu'à demi fâchée des
fredaines de Robert. A ce moment, la porte s'étant ouverte de nouveau,
celui-ci entra.
--Tiens, quand on parle du Saint-Loup . . . dit Mme de Guermantes.
Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n'avait pas vu entrer
son fils. Quand elle l'aperçut, en cette mère la joie battit
véritablement comme un coup d'aile, le corps de Mme de Marsantes se
souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux
émerveillés:
--Comment, tu es venu! quel bonheur! quelle surprise!
--Ah! _quand on parle du Saint-Loup_ . . . je comprends, dit le diplomate
belge riant aux éclats.
--C'est délicieux, répliqua sèchement Mme de Guermantes qui détestait
les calembours et n'avait hasardé celui-là qu'en ayant l'air de se
moquer d'elle-même.
--Bonjour, Robert, dit-elle; eh bien! voilà comme on oublie sa tante.
Ils causèrent un instant ensemble et sans doute de moi, car tandis que
Saint-Loup se rapprochait de sa mère, Mme de Guermantes se tourna vers
moi.
--Bonjour, comme allez-vous? me dit-elle.
Elle laissa pleuvoir sur moi la lumière de son regard bleu, hésita un
instant, déplia et tendit la tige de son bras, pencha en avant son
corps, qui se redressa rapidement en arrière comme un arbuste qu'on a
couché et qui, laissé libre, revient à sa position naturelle. Ainsi
agissait-elle sous le feu des regards de Saint-Loup qui l'observait et
faisait à distance des efforts désespérés pour obtenir un peu plus
encore de sa tante. Craignant que la conversation ne tombât, il vint
l'alimenter et répondit pour moi:
--Il ne va pas très bien, il est un peu fatigué; du reste, il irait
peut-être mieux s'il te voyait plus souvent, car je ne te cache pas
qu'il aime beaucoup te voir.
--Ah! mais, c'est très aimable, dit Mme de Guermantes d'un ton
volontairement banal, comme si je lui eusse apporté son manteau. Je suis
très flattée.
--Tiens, je vais un peu près de ma mère, je te donne ma chaise, me dit
Saint-Loup en me forçant ainsi à m'asseoir à côté de sa tante.
Nous nous tûmes tous deux.
--Je vous aperçois quelquefois le matin, me dit-elle comme si ce fût une
nouvelle qu'elle m'eût apprise, et comme si moi je ne la voyais pas. Ça
fait beaucoup de bien à la santé.
--Oriane, dit à mi-voix Mme de Marsantes, vous disiez que vous alliez
voir Mme de Saint-Ferréol, est-ce que vous auriez été assez gentille
pour lui dire qu'elle ne m'attende pas à dîner? Je resterai chez moi
puisque j'ai Robert. Si même j'avais osé vous demander de dire en
passant qu'on achète tout de suite de ces cigares que Robert aime, ça
s'appelle des «Corona», il n'y en a plus.
Robert se rapprocha; il avait seulement entendu le nom de Mme de
Saint-Ferréol.
--Qu'est-ce que c'est encore que ça, Mme de Saint-Ferréol? demanda-t-il
sur un ton d'étonnement et de décision, car il affectait d'ignorer tout
ce qui concernait le monde.
--Mais voyons, mon chéri, tu sais bien, dit sa mère, c'est la soeur de
Vermandois; c'est elle qui t'avait donné ce beau jeu de billard que tu
aimais tant.
--Comment, c'est la soeur de Vermandois, je n'en avais pas la moindre
idée. Ah! ma famille est épatante, dit-il en se tournant à demi vers moi
et en prenant sans s'en rendre compte les intonations de Bloch comme il
empruntait ses idées, elle connaît des gens inouïs, des gens qui
s'appellent plus ou moins Saint-Ferréol (et détachant la dernière
consonne de chaque mot), elle va au bal, elle se promène en Victoria,
elle mène une existence fabuleuse. C'est prodigieux.
Mme de Guermantes fit avec la gorge ce bruit léger, bref et fort comme
d'un sourire forcé qu'on ravale, et qui était destiné à montrer qu'elle
prenait part, dans la mesure où la parenté l'y obligeait, à l'esprit de
son neveu. On vint annoncer que le prince de
Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu'il était
là.
--Allez le chercher, monsieur, dit Mme de Villeparisis à l'ancien
ambassadeur qui se porta au-devant du premier ministre allemand.
Mais la marquise le rappela:
--Attendez, monsieur; faudra-t-il que je lui montre la miniature de
l'Impératrice Charlotte?
--Ah! je crois qu'il sera ravi, dit l'Ambassadeur d'un ton pénétré et
comme s'il enviait ce fortuné ministre de la faveur qui l'attendait.
--Ah! je sais qu'il est très _bien pensant_, dit Mme de Marsantes, et
c'est si rare parmi les étrangers. Mais je suis renseignée. C'est
l'antisémitisme en personne.
Le nom du prince gardait, dans la franchise avec, laquelle ses
premières syllabes étaient--comme on dit en musique--attaquées, et dans
la bégayante répétition qui les scandait, l'élan, la naïveté maniérée,
les lourdes «délicatesses» germaniques projetées comme des branchages
verdâtres sur le «Heim» d'émail bleu sombre qui déployait la mysticité
d'un vitrail rhénan, derrière les dorures pâles et finement ciselées du
XVIIIe siècle allemand. Ce nom contenait, parmi les noms divers dont il
était formé, celui d'une petite ville d'eaux allemande, où tout enfant
j'avais été avec ma grand'mère, au pied d'une montagne honorée par les
promenades de Goethe, et des vignobles de laquelle nous buvions au
Kurhof les crus illustres à l'appellation composée et retentissante
comme les épithètes qu'Homère donne à ses héros. Aussi à peine eus-je
entendu prononcer le nom du prince, qu'avant de m'être rappelé la
station thermale il me parut diminuer, s'imprégner d'humanité, trouver
assez grande pour lui une petite place dans ma mémoire, à laquelle il
adhéra, familier, terre à terre, pittoresque, savoureux, léger, avec
quelque chose d'autorisé, de prescrit. Bien plus, M. de Guermantes, en
expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et je
reconnus le nom d'un village traversé par la rivière où chaque soir, la
cure finie, j'allais en barque, à travers les moustiques; et celui d'une
forêt assez éloignée pour que le médecin ne m'eût pas permis d'y aller
en promenade. Et en effet, il était compréhensible que la suzeraineté du
seigneur s'étendît aux lieux circonvoisins et associât à nouveau dans
l'énumération de ses titres les noms qu'on pouvait lire à côté les uns
des autres sur une carte. Ainsi, sous la visière du prince du
Saint-Empire et de l'écuyer de Franconie, ce fut le visage d'une terre
aimée où s'étaient souvent arrêtés pour moi les rayons du soleil de six
heures que je vis, du moins avant que le prince, rhingrave et électeur
palatin, fût entré. Car j'appris en quelques instants que les revenus
qu'il tirait de la forêt et de la rivière peuplées de gnomes et
d'ondines, de la montagne enchantée où s'élève le vieux Burg qui garde
le souvenir de Luther et de Louis le Germanique, il en usait pour avoir
cinq automobiles Charron, un hôtel à Paris et un à Londres, une loge le
lundi à l'Opéra et une aux «mardis» des «Français». Il ne me semblait
pas--et il ne semblait pas lui-même le croire--qu'il différât des hommes
de même fortune et de même âge qui avaient une moins poétique origine.
Il avait leur culture, leur idéal, se réjouissant de son rang mais
seulement à cause des avantages qu'il lui conférait, et n'avait plus
qu'une ambition dans la vie, celle d'être élu membre correspondant de
l'Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il
était venu chez Mme de Villeparisis. Si lui, dont la femme était à la
tête de la coterie la plus fermée de Berlin, avait sollicité d'être
présenté chez la marquise, ce n'était pas qu'il en eût éprouvé d'abord
le désir. Rongé depuis des années par cette ambition d'entrer à
l'Institut, il n'avait malheureusement jamais pu voir monter au-dessus
de cinq le nombre des Académiciens qui semblaient prêts à voter pour
lui. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d'au moins une
dizaine de voix auxquelles il était capable, grâce à d'habiles
transactions, d'en ajouter d'autres. Aussi le prince, qui l'avait connu
en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le
voir et avait-il fait tout ce qu'il avait pu pour se le concilier. Mais
il avait eu beau multiplier les amabilités, faire avoir au marquis des
décorations russes, le citer dans des articles de politique étrangère,
il avait eu devant lui un ingrat, un homme pour qui toutes ces
prévenances avaient l'air de ne pas compter, qui n'avait pas fait
avancer sa candidature d'un pas, ne lui avait même pas promis sa voix!
Sans doute M.
de Norpois le recevait avec une extrême politesse, même
ne voulait pas qu'il se dérangeât et «prît la peine de venir jusqu'à sa
porte», se rendait lui-même à l'hôtel du prince et, quand le chevalier
teutonique avait lancé: «Je voudrais bien être votre collègue»,
répondait d'un ton pénétré: «Ah! je serais très heureux! » Et sans doute
un naïf, un docteur Cottard, se fût dit: «Voyons, il est là chez moi,
c'est lui qui a tenu à venir parce qu'il me considère comme un
personnage plus important que lui, il me dit qu'il serait heureux que je
sois de l'Académie, les mots ont tout de même un sens, que diable! sans
doute s'il ne me propose pas de voter pour moi, c'est qu'il n'y pense
pas. Il parle trop de mon grand pouvoir, il doit croire que les
alouettes me tombent toutes rôties, que j'ai autant de voix que j'en
veux, et c'est pour cela qu'il ne m'offre pas la sienne, mais je n'ai
qu'à le mettre au pied du mur, là, entre nous deux, et à lui dire: «Eh
bien! votez pour moi», et il sera obligé de le faire.
Mais le prince de Faffenheim n'était pas un naïf; il était ce que le
docteur Cottard eût appelé «un fin diplomate» et il savait que M. de
Norpois n'en était pas un moins fin, ni un homme qui ne se fût pas avisé
de lui-même qu'il pourrait être agréable à un candidat en votant pour
lui. Le prince, dans ses ambassades et comme ministre des Affaires
Étrangères, avait tenu, pour son pays au lieu que ce fût comme
maintenant pour lui-même, de ces conversations où on sait d'avance
jusqu'où on veut aller et ce qu'on ne vous fera pas dire. Il n'ignorait
pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c'est
pour cela qu'il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de
Saint-André. Mais s'il eût dû rendre compte à son gouvernement de
l'entretien qu'il avait eu après cela avec M. de Norpois, il eût pu
énoncer dans sa dépêche:
«J'ai compris que j'avais fait fausse route. » Car dès qu'il avait
recommencé à parler Institut, M. de Norpois lui avait redit:
--J'aimerais cela beaucoup, beaucoup pour mes collègues. Ils doivent, je
pense, se sentir vraiment honorés que vous ayez pensé à eux. C'est une
candidature tout à fait intéressante, un peu en dehors de nos habitudes.
Vous savez, l'Académie est très routinière, elle s'effraye de tout ce
qui rend un son un peu nouveau. Personnellement je l'en blâme. Que de
fois il m'est arrivé de le laisser entendre à mes collègues. Je ne sais
même pas, Dieu me pardonne, si le mot d'encroûtés n'est pas sorti une
fois de mes lèvres, avait-il ajouté avec un sourire scandalisé, à
mi-voix, presque _a parte_, comme dans un effet de théâtre et en jetant
sur le prince un coup d'oeil rapide et oblique de son oeil bleu, comme
un vieil acteur qui veut juger de son effet. Vous comprenez, prince, que
je ne voudrais pas laisser une personnalité aussi éminente que la vôtre
s'embarquer dans une partie perdue d'avance. Tant que les idées de mes
collègues resteront aussi arriérées, j'estime que la sagesse est de
s'abstenir. Croyez bien d'ailleurs que si je voyais jamais un esprit un
peu plus nouveau, un peu plus vivant, se dessiner dans ce collège qui
tend à devenir une nécropole, si j'escomptais une chance possible pour
vous, je serais le premier à vous en avertir.
«Le cordon de Saint-André est une erreur, pensa le prince; les
négociations n'ont pas fait un pas; ce n'est pas cela qu'il voulait. Je
n'ai pas mis la main sur la bonne clef. »
C'était un genre de raisonnement dont M. de Norpois, formé à la même
école que le prince, eût été capable. On peut railler la pédantesque
niaiserie avec laquelle les diplomates à la Norpois s'extasient devant
une parole officielle à peu près insignifiante. Mais leur enfantillage a
sa contre-partie: les diplomates savent que, dans la balance qui assure
cet équilibre, européen ou autre, qu'on appelle la paix, les bons
sentiments, les beaux discours, les supplications pèsent fort peu; et
que le poids lourd, le vrai, les déterminations, consiste en autre
chose, en la possibilité que l'adversaire a, s'il est assez fort, ou n'a
pas, de contenter, par moyen d'échange, un désir. Cet ordre de vérités,
qu'une personne entièrement désintéressée comme ma grand'mère, par
exemple, n'eût pas compris, M. de Norpois, le prince von ---- avaient
souvent été aux prises avec lui. Chargé d'affaires dans les pays avec
lesquels nous avions été à deux doigts d'avoir la guerre, M. de Norpois,
anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très
bien que ce n'était pas par le mot «Paix», ou par le mot «Guerre»,
qu'ils lui seraient signifiés, mais par un autre, banal en apparence,
terrible ou béni, et que le diplomate, à l'aide de son chiffre, saurait
immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la France,
il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le
ministre de la nation ennemie verrait aussitôt: Guerre. Et même, selon
une coutume ancienne, analogue à celle qui donnait au premier
rapprochement de deux êtres promis l'un à l'autre la forme d'une
entrevue fortuite à une représentation du théâtre du Gymnase, le
dialogue où le destin dicterait le mot «Guerre» ou le mot «Paix» n'avait
généralement pas eu lieu dans le cabinet du ministre, mais sur le banc
d'un «Kurgarten» où le ministre et M. de Norpois allaient l'un et
l'autre à des fontaines thermales boire à la source de petits verres
d'une eau curative. Par une sorte de convention tacite, ils se
rencontraient à l'heure de la cure, faisaient d'abord ensemble quelques
pas d'une promenade que, sous son apparence bénigne, les deux
interlocuteurs savaient aussi tragique qu'un ordre de mobilisation. Or,
dans une affaire privée comme cette présentation à l'Institut, le
prince avait usé du même système d'induction qu'il avait fait dans sa
carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles
superposés.
Et certes on ne peut prétendre que ma grand'mère et ses rares pareils
eussent été seuls à ignorer ce genre de calculs. En partie la moyenne de
l'humanité, exerçant des professions tracées d'avance, rejoint par son
manque d'intuition l'ignorance que ma grand'mère devait à son haut
désintéressement. Il faut souvent descendre jusqu'aux êtres entretenus,
hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l'action ou des
paroles en apparence les plus innocentes dans l'intérêt, dans la
nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu'il va
payer lui dit: «Ne parlons pas d'argent», cette parole doit être
comptée, ainsi qu'on dit en musique, comme «une mesure pour rien», et
que si plus tard elle lui déclare: «Tu m'as fait trop de peine, tu m'as
souvent caché la vérité, je suis à bout», il doit interpréter: «un autre
protecteur lui offre davantage»? Encore n'est-ce là que le langage d'une
cocotte assez rapprochée des femmes du monde. Les apaches fournissent
des exemples plus frappants. Mais M. de Norpois et le prince allemand,
si les apaches leur étaient inconnus, avaient accoutumé de vivre sur le
même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur,
des êtres d'égoïsme et de ruse, qu'on ne dompte que par la force, par la
considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu'au meurtre, un
meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre
ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation: «périr».
Mais comme tout cela n'est pas dit dans les Livres Jaunes et autres, le
peuple est volontiers pacifiste; s'il est guerrier, c'est
instinctivement, par haine, par rancune, non par les raisons qui ont
décidé les chefs d'État avertis par les Norpois.
L'hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit, mais son coeur
resta irrémédiablement atteint. «Diable! se dit-il, il ne faudrait pas
perdre de temps pour l'Institut car, si je suis trop long, je risque de
mourir avant d'être nommé. Ce serait vraiment désagréable. »
Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la
_Revue des Deux Mondes_ et s'y exprima à plusieurs reprises dans les
termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le
remercia. Il ajouta qu'il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le
prince se dit, comme quelqu'un qui vient d'essayer d'une autre clef pour
une serrure: «Ce n'est pas encore celle-ci», et se sentant un peu
essoufflé en reconduisant M. de Norpois, pensa: «Sapristi, ces
gaillards-là me laisseront crever avant de me faire entrer. Dépêchons. »
Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l'Opéra:
--Mon cher ambassadeur, lui dit-il, vous me disiez ce matin que vous ne
saviez pas comment me prouver votre reconnaissance; c'est fort exagéré,
car vous ne m'en devez aucune, mais je vais avoir l'indélicatesse de
vous prendre au mot.
M. de Norpois n'estimait pas moins le tact du prince que le prince le
sien. Il comprit immédiatement que ce n'était pas une demande qu'allait
lui faire le prince de Faffenheim, mais une offre, et avec une
affabilité souriante il se mit en devoir de l'écouter.
--Voilà, vous allez me trouver très indiscret. Il y a deux personnes
auxquelles je suis très attaché et tout à fait diversement comme vous
allez, le comprendre, et qui se sont fixées depuis peu à Paris où elles
comptent vivre désormais: ma femme et la grande-duchesse Jean. Elles
vont donner quelques dîners, notamment en l'honneur du roi et de la
reine d'Angleterre, et leur rêve aurait été de pouvoir offrir à leurs
convives une personne pour laquelle, sans la connaître, elle éprouvent
toutes deux une grande admiration. J'avoue que je ne savais comment
faire pour contenter leur désir quand j'ai appris tout à l'heure, par le
plus grand des hasards, que vous connaissiez cette personne; je sais
qu'elle vit très retirée, ne veut voir que peu de monde, _happy few_;
mais si vous me donniez votre appui, avec la bienveillance que vous me
témoignez, je suis sûr qu'elle permettrait que vous me présentiez chez
elle et que je lui transmette le désir de la grande-duchesse et de la
princesse. Peut-être consentirait-elle à venir dîner avec la reine
d'Angleterre et, qui sait, si nous ne l'ennuyons pas trop, passer les
vacances de Pâques avec nous à Beaulieu chez la grande-duchesse Jean.
Cette personne s'appelle la marquise de Villeparisis. J'avoue que
l'espoir de devenir l'un des habitués d'un pareil bureau d'esprit me
consolerait, me ferait envisager sans ennui de renoncer à me présenter à
l'Institut. Chez elle aussi on tient commerce d'intelligence et de fines
causeries.
Avec un sentiment de plaisir inexprimable le prince sentit que la
serrure ne résistait pas et qu'enfin cette clef-là y entrait.
--Une telle option est bien inutile, mon cher prince, répondit M. de
Norpois; rien ne s'accorde mieux avec l'Institut que le salon dont vous
parlez et qui est une véritable pépinière d'académiciens. Je
transmettrai votre requête à Mme la marquise de Villeparisis: elle en
sera certainement flattée. Quant à aller dîner chez vous, elle sort très
peu et ce sera peut-être plus difficile. Mais je vous présenterai et
vous plaiderez vous-même votre cause. Il ne faut surtout pas renoncer à
l'Académie; je déjeune précisément, de demain en quinze, pour aller
ensuite avec lui à une séance importante, chez Leroy-Beaulieu sans
lequel on ne peut faire une élection; j'avais déjà laissé tomber devant
lui votre nom qu'il connaît, naturellement, à merveille. Il avait émis
certaines objections. Mais il se trouve qu'il a besoin de l'appui de mon
groupe pour l'élection prochaine, et j'ai l'intention de revenir à la
charge; je lui dirai très franchement les liens tout à fait cordiaux qui
nous unissent, je ne lui cacherai pas que, si vous vous présentiez, je
demanderais à tous mes amis de voter pour vous (le prince eut un profond
soupir de soulagement) et il sait que j'ai des amis. J'estime que, si je
parvenais à m'assurer son concours, vos chances deviendraient fort
sérieuses. Venez ce soir-là à six heures chez Mme de Villeparisis, je
vous introduirai et je pourrai vous rendre compte de mon entretien du
matin.
C'est ainsi que le prince de Faffenheim avait été amené à venir voir Mme
de Villeparisis. Ma profonde désillusion eut lieu quand il parla. Je
n'avais pas songé que, si une époque a des traits particuliers et
généraux plus forts qu'une nationalité, de sorte que, dans un
dictionnaire illustré où l'on donne jusqu'au portrait authentique de
Minerve, Leibniz avec sa perruque et sa fraise diffère peu de Marivaux
ou de Samuel Bernard, une nationalité a des traits particuliers plus
forts qu'une caste. Or ils se traduisirent devant moi, non par un
discours où je croyais d'avance que j'entendrais le frôlement des elfes
et la danse des Kobolds, mais par une transposition qui ne certifiait
pas moins cette poétique origine: le fait qu'en s'inclinant, petit,
rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le Rhingrave lui dit:
«Ponchour, Matame la marquise» avec le même accent qu'un concierge
alsacien.
--Vous ne voulez pas que je vous donne une tasse de thé ou un peu de
tarte, elle est très bonne, me dit Mme de Guermantes, désireuse d'avoir
été aussi aimable que possible. Je fais les honneurs de cette maison
comme si c'était la mienne, ajouta-t-elle sur un ton ironique qui
donnait quelque chose d'un peu guttural à sa voix, comme si elle avait
étouffé un rire rauque.
--Monsieur, dit Mme de Villeparisis à M. de Norpois, vous penserez tout
à l'heure que vous avez quelque chose à dire au prince au sujet de
l'Académie?
Mme de Guermantes baissa les yeux, fit faire un quart de cercle à son
poignet pour regarder l'heure.
--Oh! mon Dieu; il est temps que je dise au revoir à ma tante, si je
dois encore passer chez Mme de Saint-Ferréol, et je dîne chez Mme Leroi.
Et elle se leva sans me dire adieu. Elle venait d'apercevoir Mme Swann,
qui parut assez gênée de me rencontrer. Elle se rappelait sans doute
qu'avant personne elle m'avait dit être convaincue de l'innocence de
Dreyfus.
--Je ne veux pas que ma mère me présente à Mme Swann, me dit Saint-Loup.
C'est une ancienne grue. Son mari est juif et elle nous le fait au
nationalisme. Tiens, voici mon oncle Palamède.
La présence de Mme Swann avait pour moi un intérêt particulier dû à un
fait qui s'était produit quelques jours auparavant, et qu'il est
nécessaire de relater à cause des conséquences qu'il devait avoir
beaucoup plus tard, et qu'on suivra dans leur détail quand le moment
sera venu. Donc, quelques jours avant cette visite, j'en avais reçu une
à laquelle je ne m'attendais guère, celle de Charles Morel, le fils,
inconnu de moi, de l'ancien valet de chambre de mon grand-oncle. Ce
grand-oncle (celui chez lequel j'avais vu la dame en rose) était mort
l'année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs
reprises l'intention de venir me voir; je ne savais pas le but de sa
visite, mais je l'aurais vu volontiers car j'avais appris par Françoise
qu'il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de mon oncle et faisait,
à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d'aller se
soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il me déléguait
son fils. Je fus surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans,
habillé plutôt richement qu'avec goût, mais qui pourtant avait l'air de
tout, excepté d'un valet de chambre. Il tint du reste, dès l'abord, à
couper le câble avec la domesticité d'où il sortait, en m'apprenant avec
un sourire satisfait qu'il était premier prix du Conservatoire. Le but
de sa visite était celui-ci: son père avait, parmi les souvenirs de mon
oncle Adolphe, mis de côté certains qu'il avait jugé inconvenant
d'envoyer à mes parents, mais qui, pensait-il, étaient de nature à
intéresser un jeune homme de mon âge. C'étaient les photographies des
actrices célèbres, des grandes cocottes que mon oncle avait connues, les
dernières images de cette vie de vieux viveur qu'il séparait, par une
cloison étanche, de sa vie de famille. Tandis que le jeune Morel me les
montrait, je me rendis compte qu'il affectait de me parler comme à un
égal. Il avait à dire «vous», et le moins souvent possible «Monsieur»,
le plaisir de quelqu'un dont le père n'avait jamais employé, en
s'adressant à mes parents, que la «troisième personne». Presque toutes
les photographies portaient une dédicace telle que: «A mon meilleur
ami». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit: «Au meilleur
des amis», ce qui lui permettait, m'a-t-on assuré, de dire que mon oncle
n'était nullement, et à beaucoup près, son meilleur ami, mais l'ami qui
lui avait rendu le plus de petits services, l'ami dont elle se servait,
un excellent homme, presque une vieille bête. Le jeune Morel avait beau
chercher à s'évader de ses origines, on sentait que l'ombre de mon oncle
Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre,
n'avait cessé de planer, presque sacrée, sur l'enfance et la jeunesse du
fils. Pendant que je regardais les photographies, Charles Morel
examinait ma chambre. Et comme je cherchais où je pourrais les serrer:
«Mais comment se fait-il, me dit-il (d'un ton où le reproche n'avait pas
besoin de s'exprimer tant il était dans les paroles mêmes), que je n'en
voie pas une seule de votre oncle dans votre chambre? » Je sentis le
rouge me monter au visage, et balbutiai: «Mais je crois que je n'en ai
pas. --Comment, vous n'avez pas une seule photographie de votre oncle
Adolphe qui vous aimait tant! Je vous en enverrai une que je prendrai
dans les quantités qu'a mon paternel, et j'espère que vous l'installerez
à la place d'honneur, au-dessus de cette commode qui vous vient
justement de votre oncle. » Il est vrai que, comme je n'avais même pas
une photographie de mon père ou de ma mère dans ma chambre, il n'y avait
rien de si choquant à ce qu'il ne s'en trouvât pas de mon oncle Adolphe.
Mais il n'était pas difficile de deviner que pour Morel, lequel avait
enseigné cette manière de voir à son fils, mon oncle était le personnage
important de la famille, duquel mes parents tiraient seulement un éclat
amoindri. J'étais plus en faveur parce que mon oncle disait tous les
jours que je serais une espèce de Racine, de Vaulabelle, et Morel me
considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d'élection
de mon oncle. Je me rendis vite compte que le fils de Morel était très
«arriviste». Ainsi, ce jour-là, il me demanda, étant un peu compositeur
aussi, et capable de mettre quelques vers en musique, si je ne
connaissais pas de poète ayant une situation importante dans le monde
«aristo». Je lui en citai un. Il ne connaissait pas les oeuvres de ce
poète et n'avait jamais entendu son nom, qu'il prit en note. Or je sus
que peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu'admirateur
fanatique de ses oeuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de
lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez
la Comtesse ----. C'était aller un peu vite et démasquer son plan. Le
poète, blessé, ne répondit pas. Au reste, Charles Morel semblait avoir,
à côté de l'ambition, un vif penchant vers des réalités plus concrètes.
Il avait remarqué dans la cour la nièce de Jupien en train de faire un
gilet et, bien qu'il me dît seulement avoir justement besoin d'un gilet
«de fantaisie», je sentis que la jeune fille avait produit une vive
impression sur lui. Il n'hésita pas à me demander de descendre et de la
présenter, «mais par rapport à votre famille, vous m'entendez, je compte
sur votre discrétion quant à mon père, dites seulement un grand artiste
de vos amis, vous comprenez, il faut faire bonne impression aux
commerçants». Bien qu'il m'eût insinué que, ne le connaissant pas assez
pour l'appeler, il le comprenait, «cher ami», je pourrais lui dire
devant la jeune fille quelque chose comme «pas Cher Maître évidemment
. . . quoique, mais, si cela vous plaît: cher grand artiste», j'évitai
dans la boutique de le «qualifier» comme eût dit Saint-Simon, et me
contentai de répondre à ses «vous» par des «vous». Il avisa, parmi
quelques pièces de velours, une du rouge le plus vif et si criard que,
malgré le mauvais goût qu'il avait, il ne put jamais, par la suite,
porter ce gilet. La jeune fille se remit à travailler avec ses deux
«apprenties», mais il me sembla que l'impression avait été réciproque et
que Charles Morel, qu'elle crut «de son monde» (plus élégant seulement
et plus riche), lui avait plu singulièrement. Comme j'avais été très
étonné de trouver parmi les photographies que m'envoyait son père une du
portrait de miss Sacripant (c'est-à-dire Odette) par Elstir, je dis à
Charles Morel, en l'accompagnant jusqu'à la porte cochère: «Je crains
que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait
beaucoup cette dame? Je ne vois pas à quelle époque de la vie de mon
oncle je puis la situer; et cela m'intéresse à cause de M.
Swann. . . . --Justement j'oubliais de vous dire que mon père m'avait
recommandé d'attirer votre attention sur cette dame. En effet, cette
demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous
l'avez vu. Mon père ne savait pas trop s'il pouvait vous faire entrer.
Il paraît que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle
espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la
fâche dans la famille, à ce que m'a dit mon père, et vous n'avez jamais
revu votre oncle. » Il sourit à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à
la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage
maigre, d'un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en
lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec
étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon
souvenir, que j'aurais désormais à l'identifier avec la «Dame en rose».
M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Dans toutes les
réunions où il se trouvait, et dédaigneux avec les hommes, courtisé par
les femmes, il avait vite fait d'aller faire corps avec la plus
élégante, de la toilette de laquelle il se sentait empanaché. La
redingote ou le frac du baron le faisait ressembler à ces portraits
remis par un grand coloriste d'un homme en noir, mais qui a près de
lui, sur une chaise, un manteau éclatant qu'il va revêtir pour quelque
bal costumé. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse,
procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu'il aimait. Il avait,
par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient,
dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang
de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De
plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d'amusantes
histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d'aller dire
bonjour aux autres, donc d'avoir des devoirs à rendre. Derrière la
barrière parfumée que lui faisait la beauté choisie, il était isolé au
milieu d'un salon comme au milieu d'une salle de spectacle dans une loge
et, quand on venait le saluer, au travers pour ainsi dire de la beauté
de sa compagne, il était excusable de répondre fort brièvement et sans
s'interrompre de parler à une femme. Certes Mme Swann n'était guère du
rang des personnes avec qui il aimait ainsi à s'afficher. Mais il
faisait profession d'admiration pour elle, d'amitié pour Swann, savait
qu'elle serait flattée de son empressement, et était flatté lui-même
d'être compromis par la plus jolie personne qu'il y eût là.
Mme de Villeparisis n'était d'ailleurs qu'à demi contente d'avoir la
visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à
sa tante, l'aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la
colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses
impulsions, des lettres de la dernière violence, dans lesquelles il
faisait état de petites choses qu'il semblait jusque-là n'avoir pas
remarquées. Entre autres exemples je peux citer ce fait, parce que mon
séjour à Balbec me mit au courant de lui: Mme de Villeparisis, craignant
de ne pas avoir emporté assez d'argent pour prolonger sa villégiature à
Balbec, et n'aimant pas, comme elle était avare et craignait les frais
superflus, faire venir de l'argent de Paris, s'était fait prêter trois
mille francs par M. de Charlus. Celui-ci, un mois plus tard, mécontent
de sa tante pour une raison insignifiante, les lui réclama par mandat
télégraphique. Il reçut deux mille neuf cent quatre-vingt-dix et
quelques francs. Voyant sa tante quelques jours après à Paris et causant
amicalement avec elle, il lui fit, avec beaucoup de douceur, remarquer
l'erreur commise par la banque chargée de l'envoi. «Mais il n'y a pas
erreur, répondit Mme de Villeparisis, le mandat télégraphique coûte six
francs soixante-quinze. --Ah! du moment que c'est intentionnel, c'est
parfait, répliqua M. de Charlus. Je vous l'avais dit seulement pour le
cas où vous l'auriez ignoré, parce que dans ce cas-là, si la banque
avait agi de même avec des personnes moins liées avec vous que moi, cela
aurait pu vous contrarier. --Non, non, il n'y a pas erreur. --Au fond
vous avez eu parfaitement raison», conclut gaiement M. de Charlus en
baisant tendrement la main de sa tante. En effet, il ne lui en voulait
nullement et souriait seulement de cette petite mesquinerie. Mais
quelque temps après, ayant cru que dans une chose de famille sa tante
avait voulu le jouer et «monter contre lui tout un complot», comme
celle-ci se retranchait assez bêtement derrière des hommes d'affaires
avec qui il l'avait précisément soupçonnée d'être alliée contre lui, il
lui avait écrit une lettre qui débordait de fureur et d'insolence. «Je
ne me contenterai pas de me venger, ajoutait-il en post-scriptum, je
vous rendrai ridicule. Je vais dès demain aller raconter à tout le monde
l'histoire du mandat télégraphique et des six francs soixante-quinze que
vous m'avez retenus sur les trois mille francs que je vous avais prêtés,
je vous déshonorerai. » Au lieu de cela il était allé le lendemain
demander pardon à sa tante Villeparisis, ayant regret d'une lettre où il
y avait des phrases vraiment affreuses. D'ailleurs à qui eût-il pu
apprendre l'histoire du mandat télégraphique? Ne voulant pas de
vengeance, mais une sincère réconciliation, cette histoire du mandat,
c'est maintenant qu'il l'aurait tue. Mais auparavant il l'avait racontée
partout, tout en étant très bien avec sa tante, il l'avait racontée sans
méchanceté, pour faire rire, et parce qu'il était l'indiscrétion même.
Il l'avait racontée, mais sans que Mme de Villeparisis le sût. De sorte
qu'ayant appris par sa lettre qu'il comptait la déshonorer en divulguant
une circonstance où il lui avait déclaré à elle-même qu'elle avait bien
agi, elle avait pensé qu'il l'avait trompée alors et mentait en feignant
de l'aimer. Tout cela s'était apaisé, mais chacun des deux ne savait pas
exactement l'opinion que l'autre avait de lui. Certes il s'agit là d'un
cas de brouilles intermittentes un peu particulier. D'ordre différent
étaient celles de Bloch et de ses amis. D'un autre encore celles de M.
de Charlus, comme on le verra, avec des personnes tout autres que Mme de
Villeparisis. Malgré cela il faut se rappeler que l'opinion que nous
avons les uns des autres, les rapports d'amitié, de famille, n'ont rien
de fixe qu'en apparence, mais sont aussi éternellement mobiles que la
mer. De là tant de bruits de divorce entre des époux qui semblaient unis
et qui, bientôt après, parlent tendrement l'un de l'autre; tant
d'infamies dites par un ami sur un ami dont nous le croyions inséparable
et avec qui nous le trouverons réconcilié avant que nous ayons eu le
temps de revenir de notre surprise; tant de renversements d'alliances en
si peu de temps, entre les peuples.
--Mon Dieu, ça chauffe entre mon oncle et Mme Swann, me dit Saint-Loup.
