--L'empereur est d'une intelligence inouïe, reprit le prince, il aime
passionnément les arts; il a sur les oeuvres d'art un goût en quelque
sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il
le reconnaît tout de suite, il le prend en haine.
passionnément les arts; il a sur les oeuvres d'art un goût en quelque
sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il
le reconnaît tout de suite, il le prend en haine.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Lui, c'est le vent qui est chargé d'opérer l'union, mais le mur est un
peu haut.
--En effet, dit M. de Bréauté, vous auriez dû le faire abattre de
quelques centimètres seulement, cela aurait suffi. Ce sont des
opérations qu'il faut savoir pratiquer. Le parfum de vanille qu'il y
avait dans l'excellente glace que vous nous avez servie tout à l'heure,
duchesse, vient d'une plante qui s'appelle le vanillier. Celle-là
produit bien des fleurs à la fois masculines et féminines, mais une
sorte de paroi dure, placée entre elles, empêche toute communication.
Aussi ne pouvait-on jamais avoir de fruits jusqu'au jour où un jeune
nègre natif de la Réunion et nommé Albins, ce qui, entre parenthèses,
est assez comique pour un noir puisque cela veut dire blanc, eut l'idée,
à l'aide d'une petite pointe, de mettre en rapport les organes séparés.
--Babal, vous êtes divin, vous savez tout, s'écria la duchesse.
--Mais vous-même, Oriane, vous m'avez appris des choses dont je ne me
doutais pas, dit la princesse.
--Je dirai à Votre Altesse que c'est Swann qui m'a toujours beaucoup
parlé de botanique. Quelquefois, quand cela nous embêtait trop d'aller à
un thé ou à une matinée, nous partions pour la campagne et il me
montrait des mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup
plus amusant que les mariages de gens, sans lunch et sans sacristie. On
n'avait jamais le temps d'aller bien loin. Maintenant qu'il y a
l'automobile, ce serait charmant. Malheureusement dans l'intervalle il a
fait lui-même un mariage encore beaucoup plus étonnant et qui rend tout
difficile. Ah! madame, la vie est une chose affreuse, on passe son temps
à faire des choses qui vous ennuient, et quand, par hasard, on connaît
quelqu'un avec qui on pourrait aller en voir d'intéressantes, il faut
qu'il fasse le mariage de Swann. Placée entre le renoncement aux
promenades botaniques et l'obligation de fréquenter une personne
déshonorante, j'ai choisi la première de ces deux calamités. D'ailleurs,
au fond, il n'y aurait pas besoin d'aller si loin. Il paraît que, rien
que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de
choses inconvenantes que la nuit. . . dans le bois de Boulogne! Seulement
cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très
simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très
poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant
d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé!
--La commode sur laquelle la plante est posée est splendide aussi, c'est
Empire, je crois, dit la princesse qui, n'étant pas familière avec les
travaux de Darwin et de ses successeurs, comprenait mal la
signification des plaisanteries de la duchesse.
--N'est-ce pas, c'est beau? Je suis ravie que Madame l'aime, répondit la
duchesse. C'est une pièce magnifique. Je vous dirai que j'ai toujours
adoré le style Empire, même au temps où cela n'était pas à la mode. Je
me rappelle qu'à Guermantes je m'étais fait honnir de ma belle-mère
parce que j'avais dit de descendre du grenier tous les splendides
meubles Empire que Basin avait hérités des Montesquiou, et que j'en
avais meublé l'aile que j'habitais. M. de Guermantes sourit. Il devait
pourtant se rappeler que les choses s'étaient passées d'une façon fort
différente. Mais les plaisanteries de la princesse des Laumes sur le
mauvais goût de sa belle-mère ayant été de tradition pendant le peu de
temps où le prince avait été épris de sa femme, à son amour pour la
seconde avait survécu un certain dédain pour l'infériorité d'esprit de
la première, dédain qui s'alliait d'ailleurs à beaucoup d'attachement et
de respect. «Les Iéna ont le même fauteuil avec incrustations de
Wetgwood, il est beau, mais j'aime mieux le mien, dit la duchesse du
même air d'impartialité que si elle n'avait possédé aucun de ces deux
meubles; je reconnais du reste qu'ils ont des choses merveilleuses que
je n'ai pas. » La princesse de Parme garda le silence. «Mais c'est vrai,
Votre Altesse ne connaît pas leur collection. Oh! elle devrait
absolument y venir une fois avec moi. C'est une des choses les plus
magnifiques de Paris, c'est un musée qui serait vivant. » Et comme cette
proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse,
parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs
usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de
Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant
l'amour qu'elle portait à sa propre originalité l'emportait encore sur
sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres
convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s'efforçaient de
sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser
qu'ils étaient témoins de la «dernière» d'Oriane et pourraient la
raconter «tout chaud». Ils n'étaient qu'à demi stupéfaits, sachant que
la duchesse avait l'art de faire litière de tous les préjugés
Courvoisier pour une réussite de vie plus piquante et plus agréable.
N'avait-elle pas, au cours de ces dernières années, réuni à la princesse
Mathilde le duc d'Aumale qui avait écrit au propre frère de la princesse
la fameuse lettre: «Dans ma famille tous les hommes sont braves et
toutes les femmes sont chastes? » Or, les princes le restant même au
moment où ils paraissent vouloir oublier qu'ils le sont, le duc d'Aumale
et la princesse Mathilde s'étaient tellement plu chez Mme de Guermantes
qu'ils étaient ensuite allés l'un chez l'autre, avec cette faculté
d'oublier le passé que témoigna Louis XVIII quand il prit pour ministre
Fouché qui avait voté la mort de son frère. Mme de Guermantes
nourrissait le même projet de rapprochement entre la princesse Murat et
la reine de Naples. En attendant, la princesse de Parme paraissait aussi
embarrassée qu'auraient pu l'être les héritiers de la couronne des
Pays-Bas et de Belgique, respectivement prince d'Orange et duc de
Brabant, si on avait voulu leur présenter M. de Mailly Nesle, prince
d'Orange, et M. de Charlus, duc de Brabant. Mais d'abord la duchesse, à
qui Swann et M. de Charlus (bien que ce dernier fût résolu à ignorer les
Iéna) avaient à grand'peine fini par faire aimer le style Empire,
s'écria:
--Madame, sincèrement, je ne peux pas vous dire à quel point vous
trouverez cela beau! J'avoue que le style Empire m'a toujours
impressionnée. Mais, chez les Iéna, là, c'est vraiment comme une
hallucination. Cette espèce, comment vous dire, de. . . reflux de
l'expédition d'Égypte, et puis aussi de remontée jusqu'à nous de
l'Antiquité, tout cela qui envahit nos maisons, les Sphinx qui viennent
se mettre aux pieds des fauteuils, les serpents qui s'enroulent aux
candélabres, une Muse énorme qui vous tend un petit flambeau pour jouer
à la bouillotte ou qui est tranquillement montée sur votre cheminée et
s'accoude à votre pendule, et puis toutes les lampes pompéiennes, les
petits lits en bateau qui ont l'air d'avoir été trouvés sur le Nil et
d'où on s'attend à voir sortir Moïse, ces quadriges antiques qui
galopent le long des tables de nuit. . .
--On n'est pas très bien assis dans les meubles Empire, hasarda la
princesse.
--Non, répondit la duchesse, mais, ajouta Mme de Guermantes en insistant
avec un sourire, j'aime être mal assise sur ces sièges d'acajou
recouverts de velours grenat ou de soie verte. J'aime cet inconfort de
guerriers qui ne comprennent que la chaise curule et, au milieu du grand
salon, croisaient les faisceaux et entassaient les lauriers. Je vous
assure que, chez les Iéna, on ne pense pas un instant à la manière dont
on est assis, quand on voit devant soi une grande gredine de Victoire
peinte à fresque sur le mur. Mon époux va me trouver bien mauvaise
royaliste, mais je suis très mal pensante, vous savez, je vous assure
que chez ces gens-là on en arrive à aimer tous ces N, toutes ces
abeilles. Mon Dieu, comme sous les rois, depuis pas mal de temps, on n'a
pas été très gâté du côté gloire, ces guerriers qui rapportaient tant de
couronnes qu'ils en mettaient jusque sur les bras des fauteuils, je
trouve que ça a un certain chic! Votre Altesse devrait. . .
--Mon Dieu, si vous croyez, dit la princesse, mais il me semble que ce
ne sera pas facile.
--Mais Madame verra que tout s'arrangera très bien. Ce sont de très
bonnes gens, pas bêtes. Nous y avons mené Mme de Chevreuse, ajouta la
duchesse sachant la puissance de l'exemple, elle a été ravie. Le fils
est même très agréable. . . Ce que je vais dire n'est pas très convenable,
ajouta-t-elle, mais il a une chambre et surtout un lit où on voudrait
dormir--sans lui! Ce qui est encore moins convenable, c'est que j'ai été
le voir une fois pendant qu'il était malade et couché. A côté de lui,
sur le rebord du lit, il y avait sculptée une longue Sirène allongée,
ravissante, avec une queue en nacre, et qui tient dans la main des
espèces de lotus. Je vous assure, ajouta Mme de Guermantes,--en
ralentissant son débit pour mettre encore mieux en relief les mots
qu'elle avait l'air de modeler avec la moue de ses belles lèvres, le
fuselage de ses longues mains expressives, et tout en attachant sur la
princesse un regard doux, fixe et profond,--qu'avec les palmettes et la
couronne d'or qui était à côté, c'était émouvant; c'était tout à fait
l'arrangement du _jeune Homme et la Mort_ de Gustave Moreau (Votre
Altesse connaît sûrement ce chef-d'oeuvre). La princesse de Parme, qui
ignorait même le nom du peintre, fit de violents mouvements de tête et
sourit avec ardeur afin de manifester son admiration pour ce tableau.
Mais l'intensité de sa mimique ne parvint pas à remplacer cette lumière
qui reste absente de nos yeux tant que nous ne savons pas de quoi on
veut nous parler.
--Il est joli garçon, je crois? demanda-t-elle.
--Non, car il a l'air d'un tapir. Les yeux sont un peu ceux d'une reine
Hortense pour abat-jour. Mais il a probablement pensé qu'il serait un
peu ridicule pour un homme de développer cette ressemblance, et cela se
perd dans des joues encaustiquées qui lui donnent un air assez mameluck.
On sent que le frotteur doit passer tous les matins. Swann,
ajouta-t-elle, revenant au lit du jeune duc, a été frappé de la
ressemblance de cette Sirène avec _la Mort_ de Gustave Moreau. Mais
d'ailleurs, ajouta-t-elle d'un ton plus rapide et pourtant sérieux, afin
de faire rire davantage, il n'y a pas à nous frapper, car c'était un
rhume de cerveau, et le jeune homme se porte comme un charme.
--On dit qu'il est snob? demanda M. de Bréauté d'un air malveillant,
allumé et en attendant dans la réponse la même précision que s'il avait
dit: «On m'a dit qu'il n'avait que quatre doigts à la main droite,
est-ce vrai? »
--M. . . on Dieu, n. . . on, répondit Mme de Guermantes avec un sourire de
douce indulgence. Peut-être un tout petit peu snob d'apparence, parce
qu'il est extrêmement jeune, mais cela m'étonnerait qu'il le fût en
réalité, car il est intelligent, ajouta-t-elle, comme s'il y eût eu à
son avis incompatibilité absolue entre le snobisme et l'intelligence.
«Il est fin, je l'ai vu drôle», dit-elle encore en riant d'un air
gourmet et connaisseur, comme si porter le jugement de drôlerie sur
quelqu'un exigeait une certaine expression de gaîté, ou comme si les
saillies du duc de Guastalla lui revenaient à l'esprit en ce moment. «Du
reste, comme il n'est pas reçu, ce snobisme n'aurait pas à s'exercer»,
reprit-elle sans songer qu'elle n'encourageait pas beaucoup de la sorte
la princesse de Parme.
--Je me demande ce que dira le prince de Guermantes, qui l'appelle Mme
Iéna, s'il apprend que je suis allée chez elle.
--Mais comment, s'écria avec une extraordinaire vivacité la duchesse,
vous savez que c'est nous qui avons cédé à Gilbert (elle s'en repentait
amèrement aujourd'hui! ) toute une salle de jeu Empire qui nous venait de
Quiou-Quiou et qui est une splendeur! Il n'y avait pas la place ici où
pourtant je trouve que ça faisait mieux que chez lui. C'est une chose de
toute beauté, moitié étrusque, moitié égyptienne. . .
--Égyptienne? demanda la princesse à qui étrusque disait peu de chose.
--Mon Dieu, un peu les deux, Swann nous disait cela, il me l'a expliqué,
seulement, vous savez, je suis une pauvre ignorante. Et puis au fond,
Madame, ce qu'il faut se dire, c'est que l'Égypte du style Empire n'a
aucun rapport avec la vraie Égypte, ni leurs Romains avec les Romains,
ni leur Étrurie. . .
--Vraiment! dit la princesse.
--Mais non, c'est comme ce qu'on appelait un costume Louis XV sous le
second Empire, dans la jeunesse d'Anna de Mouchy ou de la mère du cher
Brigode. Tout à l'heure Basin vous parlait de Beethoven. On nous jouait
l'autre jour de lui une chose, très belle d'ailleurs, un peu froide, où
il y a un thème russe. C'en est touchant de penser qu'il croyait cela
russe. Et de même les peintres chinois ont cru copier Bellini.
D'ailleurs même dans le même pays, chaque fois que quelqu'un regarde les
choses d'une façon un peu nouvelle, les quatre quarts des gens ne voient
goutte à ce qu'il leur montre. Il faut au moins quarante ans pour qu'ils
arrivent à distinguer.
--Quarante ans! s'écria la princesse effrayée.
--Mais oui, reprit la duchesse, en ajoutant de plus en plus aux mots
(qui étaient presque des mots de moi, car j'avais justement émis devant
elle une idée analogue), grâce à sa prononciation, l'équivalent de ce
que pour les caractères imprimés on appelle italiques, c'est comme une
espèce de premier individu isolé d'une espèce qui n'existe pas encore et
qui pullulera, un individu doué d'une espèce de _sens_ que l'espèce
humaine à son époque ne possède pas. Je ne peux guère me citer, parce
que moi, au contraire, j'ai toujours aimé dès le début toutes les
manifestations intéressantes, si nouvelles qu'elles fussent. Mais enfin
l'autre jour j'ai été avec la grande-duchesse au Louvre, nous avons
passé devant _l'Olympia_ de Manet. Maintenant personne ne s'en étonne
plus. Ç'a l'air d'une chose d'Ingres! Et pourtant Dieu sait ce que j'ai
eu à rompre de lances pour ce tableau que je n'aime pas tout, mais qui
est sûrement de quelqu'un. Sa place n'est peut-être pas tout à fait au
Louvre.
--Elle va bien, la grande-duchesse? demanda la princesse de Parme à qui
la tante du tsar était infiniment plus familière que le modèle de Manet.
--Oui, nous avons parlé de vous. Au fond, reprit la duchesse, qui tenait
à son idée, la vérité c'est que, comme dit mon beau-frère Palamède, l'on
a entre soi et chaque personne le mur d'une langue étrangère. Du reste
je reconnais que ce n'est exact de personne autant que de Gilbert. Si
cela vous amuse d'aller chez les Iéna, vous avez trop d'esprit pour
faire dépendre vos actes de ce que peut penser ce pauvre homme, qui est
une chère créature innocente, mais enfin qui a des idées de l'autre
monde. Je me sens plus rapprochée, plus consanguine de mon cocher, de
mes chevaux, que de cet homme qui se réfère tout le temps à ce qu'on
aurait pensé sous Philippe le Hardi ou sous Louis le Gros. Songez que,
quand il se promène dans la campagne, il écarte les paysans d'un air
bonasse, avec sa canne, en disant: «Allez, manants! » Je suis au fond
aussi étonnée quand il me parle que si je m'entendais adresser la parole
par les «gisants» des anciens tombeaux gothiques. Cette pierre vivante a
beau être mon cousin, elle me fait peur et je n'ai qu'une idée, c'est de
la laisser dans son moyen âge. A part ça, je reconnais qu'il n'a jamais
assassiné personne.
--Je viens justement de dîner avec lui chez Mme de Villeparisis, dit le
général, mais sans sourire ni adhérer aux plaisanteries de la duchesse.
--Est-ce que M. de Norpois était là, demanda le prince Von, qui pensait
toujours à l'Académie des Sciences morales.
--Oui, dit le général. Il a même parlé de votre empereur.
--Il paraît que l'empereur Guillaume est très intelligent, mais il
n'aime pas la peinture d'Elstir. Je ne dis du reste pas cela contre lui,
répondit la duchesse, je partage sa manière de voir. Quoique Elstir ait
fait un beau portrait de moi. Ah! vous ne le connaissez pas? Ce n'est
pas ressemblant mais c'est curieux. Il est intéressant pendant les
poses. Il m'a fait comme une espèce de vieillarde. Cela imite les
_Régentes de l'hôpital_ de Hals. Je pense que vous connaissez ces
sublimités, pour prendre une expression chère à mon neveu, dit en se
tournant vers moi la duchesse qui faisait battre légèrement son éventail
de plumes noires. Plus que droite sur sa chaise, elle rejetait noblement
sa tête en arrière, car tout en étant toujours grande dame, elle jouait
un petit peu à la grande dame. Je dis que j'étais allé autrefois à
Amsterdam et à La Haye, mais que, pour ne pas tout mêler, comme mon
temps était limité, j'avais laissé de côté Haarlem. --Ah! La Haye, quel
musée! s'écria M. de Guermantes.
Je lui dis qu'il y avait sans doute admiré la _Vue de Delft_ de Vermeer.
Mais le duc était moins instruit qu'orgueilleux. Aussi se contenta-t-il
de me répondre d'un air de suffisance, comme chaque fois qu'on lui
parlait d'une oeuvre d'un musée, ou bien du Salon, et qu'il ne se
rappelait pas: «Si c'est à voir, je l'ai vu! »
--Comment! vous avez fait le voyage de Hollande et vous n'êtes pas allé
à Haarlem? s'écria la duchesse. Mais quand même vous n'auriez eu qu'un
quart d'heure c'est une chose extraordinaire à avoir vue que les Hals.
Je dirais volontiers que quelqu'un qui ne pourrait les voir que du haut
d'une impériale de tramway sans s'arrêter, s'ils étaient exposés dehors,
devrait ouvrir les yeux tout grands.
Cette parole me choqua comme méconnaissant la façon dont se forment en
nous les impressions artistiques, et parce qu'elle semblait impliquer
que notre oeil est dans ce cas un simple appareil enregistreur qui prend
des instantanés.
M. de Guermantes, heureux qu'elle me parlât avec une telle compétence
des sujets qui m'intéressaient, regardait la prestance célèbre de sa
femme, écoutait ce qu'elle disait de Frans Hals et pensait: «Elle est
ferrée à glace sur tout. Mon jeune invité peut se dire qu'il a devant
lui une grande dame d'autrefois dans toute l'acception du mot, et comme
il n'y en a pas aujourd'hui une deuxième. » Tels je les voyais tous deux,
retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, je les imaginais
menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux
autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais
inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme
a eu l'art de s'arrêter à l'âge d'or, l'homme, la mauvaise chance de
descendre à l'âge ingrat du passé, l'une restant encore Louis XV quand
le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût
pareille aux autres femmes, ç'avait été pour moi d'abord une déception,
c'était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un
émerveillement. Un Don Juan d'Autriche, une Isabelle d'Este, situés pour
nous dans le monde des noms, communiquent aussi peu avec la grande
histoire que le côté de Méséglise avec le côté de Guermantes. Isabelle
d'Este fut sans doute, dans la réalité, une fort petite princesse,
semblable à celles qui sous Louis XIV n'obtenaient aucun rang
particulier à la cour. Mais, nous semblant d'une essence unique et, par
suite, incomparable, nous ne pouvons la concevoir d'une moindre
grandeur, de sorte qu'un souper avec Louis XIV nous paraîtrait seulement
offrir quelque intérêt, tandis qu'en Isabelle d'Este nous nous
trouverions, par une rencontre, voir de nos yeux une surnaturelle
héroïne de roman. Or, après avoir, en étudiant Isabelle d'Este, en la
transplantant patiemment de ce monde féerique dans celui de l'histoire,
constaté que sa vie, sa pensée, ne contenaient rien de cette étrangeté
mystérieuse que nous avait suggérée son nom, une fois cette déception
consommée, nous savons un gré infini à cette princesse d'avoir eu, de la
peinture de Mantegna, des connaissances presque égales à celles,
jusque-là méprisées par nous et mises, comme eût dit Françoise, «plus
bas que terre», de M. Lafenestre. Après avoir gravi les hauteurs
inaccessibles du nom de Guermantes, en descendant le versant interne de
la vie de la duchesse, j'éprouvais à y trouver les noms, familiers
ailleurs, de Victor Hugo, de Frans Hals et, hélas, de Vibert, le même
étonnement qu'un voyageur, après avoir tenu compte, pour imaginer la
singularité des moeurs dans un vallon sauvage de l'Amérique Centrale ou
de l'Afrique du Nord, de l'éloignement géographique, de l'étrangeté des
dénominations de la flore, éprouve à découvrir, une fois traversé un
rideau d'aloès géants ou de mancenilliers, des habitants qui (parfois
même devant les ruines d'un théâtre romain et d'une colonne dédiée à
Vénus) sont en train de lire _Mérope_ ou _Alzire_. Et si loin, si à
l'écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que j'avais connues, la
culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s'était efforcée, sans
intérêt, sans raison d'ambition, de descendre au niveau de celles
qu'elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque
touchant à force d'être inutilisable, d'une érudition en matière
d'antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin. «J'en
aurais pu vous montrer un très beau, me dit aimablement Mme de
Guermantes en me parlant de Hals, le plus beau, prétendent certaines
personnes, et que j'ai hérité d'un cousin allemand. Malheureusement il
s'est trouvé «fieffé» dans le château; vous ne connaissiez pas cette
expression? moi non plus,» ajouta-t-elle par ce goût qu'elle avait de
faire des plaisanteries (par lesquelles elle se croyait moderne) sur les
coutumes anciennes, mais auxquelles elle était inconsciemment et
âprement attachée. «Je suis contente que vous ayez vu mes Elstir, mais
j'avoue que je l'aurais été encore bien plus, si j'avais pu vous faire
les honneurs de mon Hals, de ce tableau «fieffé».
--Je le connais, dit le prince Von, c'est celui du grand-duc de Hesse.
--Justement, son frère avait épousé ma soeur, dit M. de Guermantes, et
d'ailleurs sa mère était cousine germaine de la mère d'Oriane.
--Mais en ce qui concerne M. Elstir, ajouta le prince, je me permettrai
de dire que, sans avoir d'opinion sur ses oeuvres, que je ne connais pas,
la haine dont le poursuit l'empereur ne me paraît pas devoir être
retenue contre lui. L'empereur est d'une merveilleuse intelligence.
--Oui, j'ai dîné deux fois avec lui, une fois chez ma tante Sagan, une
fois chez ma tante Radziwill, et je dois dire que je l'ai trouvé
curieux. Je ne l'ai pas trouvé simple! Mais il a quelque chose
d'amusant, d'«obtenu», dit-elle en détachant le mot, comme un oeillet
vert, c'est-à-dire une chose qui m'étonne et ne me plaît pas infiniment,
une chose qu'il est étonnant qu'on ait pu faire, mais que je trouve
qu'on aurait fait aussi bien de ne pas pouvoir. J'espère que je ne vous
«choque» pas?
--L'empereur est d'une intelligence inouïe, reprit le prince, il aime
passionnément les arts; il a sur les oeuvres d'art un goût en quelque
sorte infaillible, il ne se trompe jamais; si quelque chose est beau, il
le reconnaît tout de suite, il le prend en haine. S'il déteste quelque
chose, il n'y a aucun doute à avoir, c'est que c'est excellent. (Tout le
monde sourit. )
--Vous me rassurez, dit la princesse.
--Je comparerai volontiers l'empereur, reprit le prince qui, ne sachant
pas prononcer le mot archéologue (c'est-à-dire comme si c'était écrit
kéologue), ne perdait jamais une occasion de s'en servir, à un vieil
archéologue (et le prince dit arshéologue) que nous avons à Berlin.
Devant les anciens monuments assyriens le vieil arshéologue pleure. Mais
si c'est du moderne truqué, si ce n'est pas vraiment ancien, il ne
pleure pas. Alors, quand on veut savoir si une pièce arshéologique est
vraiment ancienne, on la porte au vieil arshéologue. S'il pleure, on
achète la pièce pour le musée. Si ses yeux restent secs, on la renvoie
au marchand et on le poursuit pour faux. Eh bien, chaque fois que je
dîne à Potsdam, toutes les pièces dont l'empereur me dit: «Prince, il
faut que vous voyiez cela, c'est plein de génialité», j'en prends note
pour me garder d'y aller, et quand je l'entends fulminer contre une
exposition, dès que cela m'est possible j'y cours.
--Est-ce que Norpois n'est pas pour un rapprochement anglo-français? dit
M. de Guermantes.
--A quoi ça vous servirait? demanda d'un air à la fois irrité et finaud
le prince Von qui ne pouvait pas souffrir les Anglais. Ils sont
tellement pêtes. Je sais bien que ce n'est pas comme militaires qu'ils
vous aideraient. Mais on peut tout de même les juger sur la stupidité de
leurs généraux. Un de mes amis a causé récemment avec Botha, vous savez,
le chef boer. Il lui disait: «C'est effrayant une armée comme ça. J'aime,
d'ailleurs, plutôt les Anglais, mais enfin pensez que moi, qui ne suis
qu'un paysan, je les ai rossés dans toutes les batailles. Et à la
dernière, comme je succombais sous un nombre d'ennemis vingt fois
supérieur, tout en me rendant parce que j'y étais obligé, j'ai encore
trouvé le moyen de faire deux mille prisonniers! Ç'a été bien parce que
je n'étais qu'un chef de paysans, mais si jamais ces imbéciles-là
avaient à se mesurer avec une vraie armée européenne, on tremble pour
eux de penser à ce qui arriverait! Du reste, vous n'avez qu'à voir que
leur roi, que vous connaissez comme moi, passe pour un grand homme en
Angleterre. » J'écoutais à peine ces histoires, du genre de celles que M.
de Norpois racontait à mon père; elles ne fournissaient aucun aliment
aux rêveries que j'aimais; et d'ailleurs, eussent-elles possédé ceux
dont elles étaient dépourvues, qu'il les eût fallu d'une qualité bien
excitante pour que ma vie intérieure pût se réveiller durant ces heures
mondaines où j'habitais mon épiderme, mes cheveux bien coiffés, mon
plastron de chemise, c'est-à-dire où je ne pouvais rien éprouver de ce
qui était pour moi dans la vie le plaisir.
--Ah! je ne suis pas de votre avis, dit Mme de Guermantes, qui trouvait
que le prince allemand manquait de tact, je trouve le roi Edouard
charmant, si simple, et bien plus fin qu'on ne croit. Et la reine est,
même encore maintenant, ce que je connais de plus beau au monde.
--Mais, madame la duchesse, dit le prince irrité et qui ne s'apercevait
pas qu'il déplaisait, cependant si le prince de Galles avait été un
simple particulier, il n'y a pas un cercle qui ne l'aurait rayé et
personne n'aurait consenti à lui serrer la main. La reine est
ravissante, excessivement douce et bornée. Mais enfin il y a quelque
chose de choquant dans ce couple royal qui est littéralement entretenu
par ses sujets, qui se fait payer par les gros financiers juifs toutes
les dépenses que lui devrait faire, et les nomme baronnets en échange.
C'est comme le prince de Bulgarie. . .
--C'est notre cousin, dit la duchesse, il a de l'esprit.
--C'est le mien aussi, dit le prince, mais nous ne pensons pas pour cela
que ce soit un brave homme. Non, c'est de nous qu'il faudrait vous
rapprocher, c'est le plus grand désir de l'empereur, mais il veut que ça
vienne du coeur; il dit: ce que je veux c'est une poignée de mains, ce
n'est pas un coup de chapeau! Ainsi vous seriez invincibles. Ce serait
plus pratique que le rapprochement anglo-français que prêche M. de
Norpois.
--Vous le connaissez, je sais, me dit la duchesse de Guermantes pour ne
pas me laisser en dehors de la conversation. Me rappelant que M. de
Norpois avait dit que j'avais eu l'air de vouloir lui baiser la main,
pensant qu'il avait sans doute raconté cette histoire à Mme de
Guermantes et, en tout cas, n'avait pu lui parler de moi que méchamment,
puisque, malgré son amitié avec mon père, il n'avait pas hésité à me
rendre si ridicule, je ne fis pas ce qu'eut fait un homme du monde. Il
aurait dit qu'il détestait M. de Norpois et le lui avait fait sentir; il
l'aurait dit pour avoir l'air d'être la cause volontaire des médisances
de l'ambassadeur, qui n'eussent plus été que des représailles
mensongères et intéressées. Je dis, au contraire, qu'à mon grand regret,
je croyais que M. de Norpois ne m'aimait pas. «Vous vous trompez bien,
me répondit Mme de Guermantes. Il vous aime beaucoup. Vous pouvez
demander à Basin, si on me fait la réputation d'être trop aimable, lui
ne l'est pas. Il vous dira que nous n'avons jamais entendu parler
Norpois de quelqu'un aussi gentiment que de vous. Et il a dernièrement
voulu vous faire donner au ministère une situation charmante. Comme il a
su que vous étiez souffrant et ne pourriez pas l'accepter, il a eu la
délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention à votre père
qu'il apprécie infiniment. » M. de Norpois était bien la dernière
personne de qui j'eusse attendu un bon office. La vérité est qu'étant
moqueur et même assez malveillant, ceux qui s'étaient laissé prendre
comme moi à ses apparences de saint Louis rendant la justice sous un
chêne, aux sons de voix facilement apitoyés qui sortaient de sa bouche
un peu trop harmonieuse, croyaient à une véritable perfidie quand ils
apprenaient une médisance à leur égard venant d'un homme qui avait
semblé mettre son coeur dans ses paroles. Ces médisances étaient assez
fréquentes chez lui. Mais cela ne l'empêchait pas d'avoir des
sympathies, de louer ceux qu'il aimait et d'avoir plaisir à se montrer
serviable pour eux. «Cela ne m'étonne du reste pas qu'il vous apprécie,
me dit Mme de Guermantes, il est intelligent. Et je comprends très bien,
ajouta-t-elle pour les autres, et faisant allusion à un projet de
mariage que j'ignorais, que ma tante, qui ne l'amuse pas déjà beaucoup
comme vieille maîtresse, lui paraisse inutile comme nouvelle épouse.
D'autant plus que je crois que, même maîtresse, elle ne l'est plus
depuis longtemps, elle est plus confite en dévotion. Booz-Norpois peut
dire comme dans les vers de Victor Hugo: «Voilà longtemps que celle avec
qui j'ai dormi, ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre! » Vraiment,
ma pauvre tante est comme ces artistes d'avant-garde, qui ont tapé toute
leur vie contre l'Académie et qui, sur le tard, fondent leur petite
académie à eux; ou bien les défroqués qui se refabriquent une religion
personnelle. Alors, autant valait garder l'habit, ou ne pas se coller.
Et qui sait, ajouta la duchesse d'un air rêveur, c'est peut-être en
prévision du veuvage. Il n'y a rien de plus triste que les deuils qu'on
ne peut pas porter. »
--Ah! si Mme de Villeparisis devenait Mme de Norpois, je crois que notre
cousin Gilbert en ferait une maladie, dit le général de Saint-Joseph.
--Le prince de Guermantes est charmant, mais il est, en effet, très
attaché aux questions de naissance et d'étiquette, dit la princesse de
Parme. J'ai été passer deux jours chez lui à la campagne pendant que
malheureusement la princesse était malade. J'étais accompagnée de Petite
(c'était un surnom qu'on donnait à Mme d'Hunolstein parce qu'elle était
énorme). Le prince est venu m'attendre au bas du perron, m'a offert le
bras et a fait semblant de ne pas voir Petite. Nous sommes montés au
premier jusqu'à l'entrée des salons et alors là, en s'écartant pour me
laisser passer, il a dit: «Ah! bonjour, madame d'Hunolstein» (il ne
l'appelle jamais que comme cela, depuis sa séparation), en feignant
d'apercevoir seulement alors Petite, afin de montrer qu'il n'avait pas à
venir la saluer en bas.
--Cela ne m'étonne pas du tout. Je n'ai pas besoin de vous dire, dit le
duc qui se croyait extrêmement moderne, contempteur plus que quiconque
de la naissance, et même républicain, que je n'ai pas beaucoup d'idées
communes avec mon cousin. Madame peut se douter que nous nous entendons
à peu près sur toutes choses comme le jour avec la nuit. Mais je dois
dire que si ma tante épousait Norpois, pour une fois je serais de l'avis
de Gilbert. Être la fille de Florimond de Guise et faire un tel mariage,
ce serait, comme on dit, à faire rire les poules, que voulez-vous que je
vous dise? Ces derniers mots, que le duc prononçait généralement au
milieu d'une phrase, étaient là tout à fait inutiles. Mais il avait un
besoin perpétuel de les dire, qui les lui faisait rejeter à la fin d'une
période s'ils n'avaient pas trouvé de place ailleurs. C'était pour lui,
entre autre choses, comme une question de métrique. «Notez, ajouta-t-il,
que les Norpois sont de braves gentilshommes de bon lieu, de bonne
souche. »
--Écoutez, Basin ce n'est pas la peine de se moquer de Gilbert pour
parler comme lui, dit Mme de Guermantes pour qui la «bonté» d'une
naissance, non moins que celle d'un vin, consistait exactement, comme
pour le prince et pour le duc de Guermantes, dans son ancienneté. Mais
moins franche que son cousin et plus fine que son mari, elle tenait à ne
pas démentir en causant l'esprit des Guermantes et méprisait le rang
dans ses paroles quitte à l'honorer par ses actions. «Mais est-ce que
vous n'êtes même pas un peu cousins? demanda le général de Saint-Joseph.
Il me semble que Norpois avait épousé une La Rochefoucauld. »
--Pas du tout de cette manière-là, elle était de la branche des ducs de
La Rochefoucauld, ma grand'mère est des ducs de Doudeauville. C'est la
propre grand'mère d'Édouard Coco, l'homme le plus sage de la famille,
répondit le duc qui avait, sur la sagesse, des vues un peu
superficielles, et les deux rameaux ne se sont pas réunis depuis Louis
XIV; ce serait un peu éloigné.
--Tiens, c'est intéressant, je ne le savais pas, dit le général.
--D'ailleurs, reprit M. de Guermantes, sa mère était, je crois, la soeur
du duc de Montmorency et avait épousé d'abord un La Tour d'Auvergne.
Mais comme ces Montmorency sont à peine Montmorency, et que ces La Tour
d'Auvergne ne sont pas La Tour d'Auvergne du tout, je ne vois pas que
cela lui donne une grande position. Il dit, ce qui serait le plus
important, qu'il descend de Saintrailles, et comme nous en descendons en
ligne directe. . .
Il y avait à Combray une rue de Saintrailles à laquelle je n'avais
jamais repensé. Elle conduisait de la rue de la Bretonnerie à la rue de
l'Oiseau. Et comme Saintrailles, ce compagnon de Jeanne d'Arc, avait en
épousant une Guermantes fait entrer dans cette famille le comté de
Combray, ses armes écartelaient celles de Guermantes au bas d'un vitrail
de Saint-Hilaire. Je revis des marches de grès noirâtre pendant qu'une
modulation ramenait ce nom de Guermantes dans le ton oublié où je
l'entendais jadis, si différent de celui où il signifiait les hôtes
aimables chez qui je dînais ce soir. Si le nom de duchesse de Guermantes
était pour moi un nom collectif, ce n'était pas que dans l'histoire, par
l'addition de toutes les femmes qui l'avaient porté, mais aussi au long
de ma courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de
Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune
disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. Les
mots ne changent pas tant de signification pendant des siècles que pour
nous les noms dans l'espace de quelques années. Notre mémoire et notre
coeur ne sont pas assez grands pour pouvoir être fidèles. Nous n'avons
pas assez de place, dans notre pensée actuelle, pour garder les morts à
côté des vivants. Nous sommes obligés de construire sur ce qui a précédé
et que nous ne retrouvons qu'au hasard d'une fouille, du genre de celle
que le nom de Saintrailles venait de pratiquer. Je trouvai inutile
d'expliquer tout cela, et même, un peu auparavant, j'avais implicitement
menti en ne répondant pas quand M. de Guermantes m'avait dit: «Vous ne
connaissez pas notre patelin? » Peut-être savait-il même que je le
connaissais, et ne fut-ce que par bonne éducation qu'il n'insista pas.
Mme de Guermantes me tira de ma rêverie. «Moi, je trouve tout cela
assommant. Écoutez, ce n'est pas toujours aussi ennuyeux chez moi.
J'espère que vous allez vite revenir dîner pour une compensation, sans
généalogies cette fois», me dit à mi-voix la duchesse incapable de
comprendre le genre de charme que je pouvais trouver chez elle et
d'avoir l'humilité de ne me plaire que comme un herbier, plein de
plantes démodées.
Ce que Mme de Guermantes croyait décevoir mon attente était, au
contraire, ce qui, sur la fin--car le duc et le général ne cessèrent
plus de parler généalogies--sauvait ma soirée d'une déception complète.
Comment n'en eusse-je pas éprouvé une jusqu'ici? Chacun des convives du
dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel je l'avais seulement
connu et rêvé à distance, d'un corps et d'une intelligence pareils ou
inférieurs à ceux de toutes les personnes que je connaissais, m'avait
donné l'impression de plate vulgarité que peut donner l'entrée dans le
port danois d'Elseneur à tout lecteur enfiévré d'Hamlet. Sans doute ces
régions géographiques et ce passé ancien, qui mettaient des futaies et
des clochers gothiques dans leur nom, avaient, dans une certaine mesure,
formé leur visage, leur esprit et leurs préjugés, mais n'y subsistaient
que comme la cause dans l'effet, c'est-à-dire peut-être possibles à
dégager pour l'intelligence, mais nullement sensibles à l'imagination.
Et ces préjugés d'autrefois rendirent tout à coup aux amis de M. et Mme
de Guermantes leur poésie perdue. Certes, les notions possédées par les
nobles et qui font d'eux les lettrés, les étymologistes de la langue,
non des mots mais des noms (et encore seulement relativement à la
moyenne ignorante de la bourgeoisie, car si, à médiocrité égale, un
dévot sera plus capable de vous répondre sur la liturgie qu'un libre
penseur, en revanche un archéologue anticlérical pourra souvent en
remontrer à son curé sur tout ce qui concerne même l'église de
celui-ci), ces notions, si nous voulons rester dans le vrai,
c'est-à-dire dans l'esprit, n'avaient même pas pour ces grands seigneurs
le charme qu'elles auraient eu pour un bourgeois. Ils savaient peut-être
mieux que moi que la duchesse de Guise était princesse de Clèves,
d'Orléans et de Porcien, etc. , mais ils avaient connu, avant même tous
ces noms, le visage de la duchesse de Guise que, dès lors, ce nom leur
reflétait. J'avais commencé par la fée, dût-elle bientôt périr; eux par
la femme.
Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la
soeur cadette se marie avant l'aînée. Tel le monde aristocratique, des
Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur
nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d'un
enfantillage que j'avais connu d'abord (c'était pour moi son seul
charme) dans les livres. Tallemant des Réaux n'a-t-il pas l'air de
parler des Guermantes au lieu des Rohan, quand il raconte avec une
évidente satisfaction que M. de Guéméné criait à son frère: «Tu peux
entrer ici, ce n'est pas le Louvre! » et disait du chevalier de Rohan
(parce qu'il était fils naturel du duc de Clermont): «Lui, du moins, il
est prince! » La seule chose qui me fît de la peine dans cette
conversation, c'est de voir que les absurdes histoires touchant le
charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce
salon aussi bien qu'auprès des camarades de Saint-Loup. Décidément
c'était une épidémie, qui ne durerait peut-être que deux ans, mais qui
s'étendait à tous. On reprit les mêmes faux récits, on en ajouta
d'autres. Je compris que la princesse de Luxembourg elle-même, en ayant
l'air de défendre son neveu, fournissait des armes pour l'attaquer.
«Vous avez tort de le défendre, me dit M. de Guermantes comme avait fait
Saint-Loup. Tenez, laissons même l'opinion de nos parents, qui est
unanime, parlez de lui à ses domestiques, qui sont au fond les gens qui
nous connaissent le mieux. M. de Luxembourg avait donné son petit nègre
à son neveu. Le nègre est revenu en pleurant: «Grand-duc battu moi, moi
pas canaille, grand-duc méchant, c'est épatant. » Et je peux en parler
sciemment, c'est un cousin à Oriane. » Je ne peux, du reste, pas dire
combien de fois pendant cette soirée j'entendis les mots de cousin et
cousine. D'une part, M. de Guermantes, presque à chaque nom qu'on
prononçait, s'écriait: «Mais c'est un cousin d'Oriane! » avec la même
joie qu'un homme qui, perdu dans une forêt, lit au bout de deux flèches,
disposées en sens contraire sur une plaque indicatrice et suivies d'un
chiffre fort petit de kilomètres: «Belvédère Casimir-Perier» et «Croix
du Grand-Veneur», et comprend par là qu'il est dans le bon chemin.
D'autre part, ces mots cousin et cousine étaient employés dans une
intention tout autre (qui faisait ici exception) par l'ambassadrice de
Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d'ambition
mondaine et douée d'une réelle intelligence assimilatrice, elle
apprenait avec la même facilité l'histoire de la retraite des Dix mille
ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. Il aurait été impossible de
la prendre en faute sur les plus récents travaux allemands, qu'ils
traitassent d'économie politique, des vésanies, des diverses formes de
l'onanisme, ou de la philosophie d'Épicure. C'était du reste une femme
dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l'erreur, elle vous
désignait comme des femmes ultra-légères d'irréprochables vertus, vous
mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures,
et racontait de ces histoires qui semblent sortir d'un livre, non à
cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance.
Elle était, à cette époque, peu reçue. Elle fréquentait quelques
semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de
Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les
familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne
fréquentaient plus. Elle espérait avoir l'air tout à fait du monde en
citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis.
Aussitôt M. de Guermantes, croyant qu'il s'agissait de gens qui dînaient
souvent chez lui, frémissait joyeusement de se retrouver en pays de
connaissance et poussait un cri de ralliement: «Mais c'est un cousin
d'Oriane! Je le connais comme ma poche. Il demeure rue Vaneau. Sa mère
était Mlle d'Uzès. » L'ambassadrice était obligée d'avouer que son
exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L'ambassadrice ne
répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
elle m'est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s'étendait
beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
demandé pourquoi le prince X. . . avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors
je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X. . . , dont il
était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne. )
Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
