Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
» L'ambassadrice était obligée d'avouer que son
exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L'ambassadrice ne
répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
elle m'est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s'étendait
beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
demandé pourquoi le prince X. . . avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors
je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X. . . , dont il
était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne. )
Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en
s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où
chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle
leur impose la sienne.
Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait
cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de
Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur
l'enveloppe: «M. de ***, meunier», à quoi le grand-père avait répondu:
«Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions dans
l'intimité, nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que
le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement
odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de
Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait
devoir hériter) en le qualifiant de «meunier»; mais encore la stupidité
éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop
évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le
grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était
un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre.
Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
celle que j'avais entendue au café: «Tout le monde se couchait», mais
dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de
Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse
l'arrêta et protesta: «Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas
à ce point. » J'étais intimement persuadé que toutes les histoires
relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que,
chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des
témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui
de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre.
En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: «Quant à «la
grande-duchesse de Luxembourg», entre guillemets, dis-lui que si elle
vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis. » J'ai
même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de
venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de
déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un
autre moyen: «Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler? »
Piqué au vif, il accourut à la minute même. » Tout le monde rit du récit
de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu,
de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je
dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses «rosseries», Mme de
Guermantes eut pourtant une phrase gentille. «Il n'a pas toujours été
comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les
livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même,
dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon
assez sympathique comme d'un bonheur inespéré: «C'est un vrai conte de
fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse
de féerie», disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous
savez, c'est pas grand le Luxembourg: «Un carrosse de féerie, je crains
que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux
chèvres. » Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier
à nous raconter le mot et à en rire. »
«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il
va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu d'interrompre les
fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de
Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la
soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par
conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me
soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les
papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais
l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un
homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et
exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice
comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère
Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même
leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai
type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur
Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé
un excellent souvenir en Turquie. »
Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les
généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au
cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car,
unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce
exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre
illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je
trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait
profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce
n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du
rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait
davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués
tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus
si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés
qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins
aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une
terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de
Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement,
blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un
Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs
restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté
d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était
depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis
longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu
être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi,
comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil:
«Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du
marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des
Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était
pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il
eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une
féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même
simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi
considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur
esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de
Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans
l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus
un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom
d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un
jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans
le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas
assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres
tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait
partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler
généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère.
Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même
paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés
par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou
de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il
maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute,
pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces
familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des
Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une
nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un
nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques
nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes.
Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient
antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou
postérieurs au prince de Ligne.
D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du
plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les
invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien
qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des
noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère
était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un
compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux
n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante.
Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il
occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant
rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant
plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était
attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à
l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir
s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi
d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles
restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à
ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente,
se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient
d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides,
alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé
les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre
de verre.
A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer et, plus que pour
toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait
à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu
de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une
fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité
secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration
desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour
parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon
que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans
le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg
Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer,
M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le
reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de
pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne
différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville
qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être,
mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée
qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais
pas là, il ne se passait pas autre chose.
Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces
personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des
bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que
celui-ci? pareils si j'avais été absent? J'en eus un instant le soupçon,
mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom
de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?
Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être
contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car
plus d'une, à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux
ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de
quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait
sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me
parler--allusion voilée à une invitation à dîner--de son désir
«d'arranger quelque chose», après qu'elle aurait «pris jour» avec Mme de
Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
Parme. La présence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
Altesse--était une des deux raisons, non devinées par moi, pour
lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse.
Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les
dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva,
reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles
eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses
gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée
de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté:
«Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
dit le docteur. »
«Je crois que la princesse de Parme a été _très contente_ de dîner avec
vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon
pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme
s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une
expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins
que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait
jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
aisées que, même gâteux, on conserve encore.
Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame
d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car
la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à
l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: «La princesse trouve
que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
les oeillets tout de même. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »
Hélas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la
seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre:
c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs
amis, n'était pas qu'un luxe matériel et comme je l'avais expérimenté
souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée
par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans
l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois,
cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle
la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami
ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes;
il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de
les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la
soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait
pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé
du plaisir nerveux de l'émotion passagère, semblables aux premières
chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des
promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées
par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse
ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce
et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre
moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la
dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner
toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur
permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
seront en train de goûter un de ces «moments musicaux» qui sont si
brefs.
Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que
j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé
quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que
c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une
honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme
n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La
princesse revint vers moi. «Oh! quelle bonne idée, s'écria-t-elle,
comme c'est pratique! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que
nous achetions cela», dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient
autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles.
«Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si
vous allez loin; il n'y a plus de saison», me dit la princesse.
--Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
--Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
c'est matériellement impossible.
--Mais pourquoi?
--Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté
du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et
de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de
l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne
souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le
plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de
simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était
artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous
pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces,
l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre
nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une
joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui
essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des
personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous
pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de
tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller
jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de
celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle
que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la
carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les
clochers de Martinville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de
Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une
allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant
les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si
ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du
prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée
anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à
travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués
d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont
fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon
de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti
par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui
connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes,
ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce
rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration
intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique.
Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de
Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour
être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus,
parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons,
à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de
l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a
pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain
qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
mais pas de pensée! » Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
magnifique demeure seigneuriale.
Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
enfants voués au bleu, etc. , et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
impatientes d'en sortir. . . Je m'agitais dans la voiture, comme une
pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
une sorte de prince X. . . , de Mme de Guermantes, et les raconter. En
attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
secrétaire. »
--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
reviendrai un autre jour.
--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir! » ou:
«Ducret, la chemise! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide
qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude
après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil
au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à
l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques
instants disait: «Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout,
seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la
permission de s'asseoir. «Mettez-vous dans le siège Louis XIV», me
répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de
lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas
loin. «Ah! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV! je vois que
vous êtes instruit», s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement
stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. «Monsieur, me dit-il,
en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus
impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que
je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
vous cacherai pas que j'avais espéré mieux; je forcerais peut-être un
peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore
leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que
j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
«bienveillance», dans son sens le plus efficacement protecteur,
n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec
même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle
incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un
geste de dénégation. «Comment! s'écria-t-il avec colère, et en effet son
visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la
mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante
surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave, vous prétendez
que vous n'avez pas reçu mon message--presque une déclaration--d'avoir à
vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que
je vous fis parvenir? »
--De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
--Ah! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent
peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
qui ne connaîtrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là vous m'avez dit
que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur
quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse
Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure
du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'église de Balbec. Y
avait-il une manière plus limpide de vous dire: «Ne m'oubliez pas! »
Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait,
l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eût dit Apollon
vieilli; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa
bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
belles paroles qu'il colorât ses haines, on sentait que, même s'il y
avait tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune,
du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable
d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il
avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent
coudées à son frère, sa belle-soeur, etc. , etc.
--Comme dans les _Lances_ de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur
s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être
noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai
fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce
n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé
décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers
vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce
qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en
avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées; mais enfin, monsieur,
de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que
le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la
trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de
toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous
reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en
triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre,
j'entends être à l'abri de vos inventions calomniatrices. » Je n'avais
pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par
un propos désobligeant qu'on lui eût répété; j'interrogeai ma mémoire;
je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de
toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument
rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit
monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire. ) Je
vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
M. de Charlus hurlait. ) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel. ) Je ne fus pas dupe un
instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi? ), il jugeait
nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot
châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
remplaça par un autre.
--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
n'avais rien dit.
--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
--On vous a trompé.
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces
mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis
que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
une voiture. «On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène. . . Si vous
craignez qu'il ne soit trop tard. . . j'aurais pu vous donner une chambre
ici. . . » Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M.
exemple était tiré d'animaux plus petits. Elle tâchait de rattacher ses
amis à ceux de M. de Guermantes en rattrapant celui-ci de biais: «Je
sais très bien qui vous voulez dire. Non, ce n'est pas ceux-là, ce sont
des cousins. » Mais cette phrase de reflux jetée par la pauvre
ambassadrice expirait bien vite. Car M. de Guermantes, désappointé: «Ah!
alors, je ne vois pas qui vous voulez dire. » L'ambassadrice ne
répliquait rien, car si elle ne connaissait jamais que «les cousins» de
ceux qu'il aurait fallu, bien souvent ces cousins n'étaient même pas
parents. Puis, de la part de M. de Guermantes, c'était un flux nouveau
de «Mais c'est une cousine d'Oriane», mots qui semblaient avoir pour M.
de Guermantes, dans chacune de ses phrases, la même utilité que
certaines épithètes commodes aux poètes latins, parce qu'elles leur
fournissaient pour leurs hexamètres un dactyle ou un spondée. Du moins
l'explosion de «Mais c'est une cousine d'Oriane» me parut-elle toute
naturelle appliquée à la princesse de Guermantes, laquelle était en
effet fort proche parente de la duchesse. L'ambassadrice n'avait pas
l'air d'aimer cette princesse. Elle me dit tout bas: «Elle est stupide.
Mais non, elle n'est pas si belle. C'est une réputation usurpée. Du
reste, ajouta-t-elle d'un air à la fois réfléchi, répulsif et décidé,
elle m'est fortement antipathique. » Mais souvent le cousinage s'étendait
beaucoup plus loin, Mme de Guermantes se faisant un devoir de dire «ma
tante» à des personnes avec qui on ne lui eût pas trouvé un ancêtre
commun sans remonter au moins jusqu'à Louis XV, tout aussi bien que,
chaque fois que le malheur des temps faisait qu'une milliardaire
épousait quelque prince dont le trisaïeul avait épousé, comme celui de
Mme de Guermantes, une fille de Louvois, une des joies de l'Américaine
était de pouvoir, dès une première visite à l'hôtel de Guermantes, où
elle était d'ailleurs plus ou moins mal reçue et plus ou moins bien
épluchée, dire «ma tante» à Mme de Guermantes, qui la laissait faire
avec un sourire maternel. Mais peu m'importait ce qu'était la
«naissance» pour M. de Guermantes et M. de Beauserfeuil; dans les
conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir
poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient comme
eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de
marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'ils puissent y
goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire.
Parfois, plus que d'une race, c'était d'un fait particulier, d'une date,
que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que
la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand'mère Lucinge, je
crus voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner
dans deux globes de cristal ces augustes reliques: le coeur de Mme de
Praslin et du duc de Berri; d'autres étaient plus voluptueuses, les fins
et longs cheveux de Mme Tallien ou de Mme de Sabran.
Plus instruit que sa femme de ce qu'avaient été leurs ancêtres, M. de
Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa
conversation un bel air d'ancienne demeure dépourvue de chefs-d'oeuvre
véritables, mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et
majestueux, dont l'ensemble a grand air. Le prince d'Agrigente ayant
demandé pourquoi le prince X. . . avait dit, en parlant du duc d'Aumale,
«mon oncle», M. de Guermantes répondit: «Parce que le frère de sa mère,
le duc de Wurtemberg, avait épousé une fille de Louis-Philippe. » Alors
je contemplai toute une châsse, pareille à celles que peignaient
Carpaccio ou Memling, depuis le premier compartiment où la princesse,
aux fêtes des noces de son frère le duc d'Orléans, apparaissait habillée
d'une simple robe de jardin pour témoigner de sa mauvaise humeur d'avoir
vu repousser ses ambassadeurs qui étaient allés demander pour elle la
main du prince de Syracuse, jusqu'au dernier où elle vient d'accoucher
d'un garçon, le duc de Wurtemberg (le propre oncle du prince avec lequel
je venais de dîner), dans ce château de Fantaisie, un de ces lieux aussi
aristocratiques que certaines familles. Eux aussi, durant au delà d'une
génération, voient se rattacher à eux plus d'une personnalité
historique. Dans celui-là notamment vivent côte à côte les souvenirs de
la margrave de Bayreuth, de cette autre princesse un peu fantasque (la
soeur du duc d'Orléans) à qui on disait que le nom du château de son
époux plaisait, du roi de Bavière, et enfin du prince X. . . , dont il
était précisément l'adresse à laquelle il venait de demander au duc de
Guermantes de lui écrire, car il en avait hérité et ne le louait que
pendant les représentations de Wagner, au prince de Polignac, autre
«fantaisiste» délicieux. Quand M. de Guermantes, pour expliquer comment
il était parent de Mme d'Arpajon, était obligé, si loin et si
simplement, de remonter, par la chaîne et les mains unies de trois ou de
cinq aïeules, à Marie-Louise ou à Colbert, c'était encore la même chose
dans tous ces cas: un grand événement historique n'apparaissait au
passage que masqué, dénaturé, restreint, dans le nom d'une propriété,
dans les prénoms d'une femme, choisis tels parce qu'elle est la
petite-fille de Louis-Philippe et Marie-Amélie considérés non plus comme
roi et reine de France, mais seulement dans la mesure où, en tant que
grands-parents, ils laissèrent un héritage. (On voit, pour d'autres
raisons, dans un dictionnaire de l'oeuvre de Balzac où les personnages
les plus illustres ne figurent que selon leurs rapports avec la _Comédie
humaine_, Napoléon tenir une place bien moindre que Rastignac et la
tenir seulement parce qu'il a parlé aux demoiselles de Cinq-Cygne. )
Telle l'aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares
fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque
d'envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que
l'architecture romane, enferme toute l'histoire, l'emmure, la renfrogne.
Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en
s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant
entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces oeuvres
d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où
chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle
leur impose la sienne.
Le nom de M. de Luxembourg étant revenu sur le tapis, l'ambassadrice de
Turquie raconta que le grand-père de la jeune femme (celui qui avait
cette immense fortune venue des farines et des pâtes) ayant invité M. de
Luxembourg à déjeuner, celui-ci avait refusé en faisant mettre sur
l'enveloppe: «M. de ***, meunier», à quoi le grand-père avait répondu:
«Je suis d'autant plus désolé que vous n'ayez pas pu venir, mon cher
ami, que j'aurais pu jouir de vous dans l'intimité, car nous étions dans
l'intimité, nous étions en petit comité et il n'y aurait eu au repas que
le meunier, son fils et vous. » Cette histoire était non seulement
odieuse pour moi, qui savais l'impossibilité morale que mon cher M. de
Nassau écrivît au grand-père de sa femme (duquel du reste il savait
devoir hériter) en le qualifiant de «meunier»; mais encore la stupidité
éclatait dès les premiers mots, l'appellation de meunier étant trop
évidemment placée pour amener le titre de la fable de La Fontaine. Mais
il y a dans le faubourg Saint-Germain une niaiserie telle, quand la
malveillance l'aggrave, que chacun trouva que c'était envoyé et que le
grand-père, dont tout le monde déclara aussitôt de confiance que c'était
un homme remarquable, avait montré plus d'esprit que son petit-gendre.
Le duc de Châtellerault voulut profiter de cette histoire pour raconter
celle que j'avais entendue au café: «Tout le monde se couchait», mais
dès les premiers mots et quand il eut dit la prétention de M. de
Luxembourg que, devant sa femme, M. de Guermantes se levât, la duchesse
l'arrêta et protesta: «Non, il est bien ridicule, mais tout de même pas
à ce point. » J'étais intimement persuadé que toutes les histoires
relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que,
chaque fois que je me trouverais en présence d'un des acteurs ou des
témoins, j'entendrais le même démenti. Je me demandai cependant si celui
de Mme de Guermantes était dû au souci de la vérité ou à l'amour-propre.
En tout cas, ce dernier céda devant la malveillance, car elle ajouta en
riant: «Du reste, j'ai eu ma petite avanie aussi, car il m'a invitée à
goûter, désirant me faire connaître la grande-duchesse de Luxembourg;
c'est ainsi qu'il a le bon goût d'appeler sa femme en écrivant à sa
tante. Je lui ai répondu mes regrets et j'ai ajouté: «Quant à «la
grande-duchesse de Luxembourg», entre guillemets, dis-lui que si elle
vient me voir je suis chez moi après 5 heures tous les jeudis. » J'ai
même eu une seconde avanie. Étant à Luxembourg je lui ai téléphoné de
venir me parler à l'appareil. Son Altesse allait déjeuner, venait de
déjeuner, deux heures se passèrent sans résultat et j'ai usé alors d'un
autre moyen: «Voulez-vous dire au comte de Nassau de venir me parler? »
Piqué au vif, il accourut à la minute même. » Tout le monde rit du récit
de la duchesse et d'autres analogues, c'est-à-dire, j'en suis convaincu,
de mensonges, car d'homme plus intelligent, meilleur, plus fin,
tranchons le mot, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, je n'en ai
jamais rencontré. La suite montrera que c'était moi qui avais raison. Je
dois reconnaître qu'au milieu de toutes ses «rosseries», Mme de
Guermantes eut pourtant une phrase gentille. «Il n'a pas toujours été
comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d'être, comme dans les
livres, l'homme qui se croit devenu roi, il n'était pas bête, et même,
dans les premiers temps de ses fiançailles, il en parlait d'une façon
assez sympathique comme d'un bonheur inespéré: «C'est un vrai conte de
fées, il faudra que je fasse mon entrée au Luxembourg dans un carrosse
de féerie», disait-il à son oncle d'Ornessan qui lui répondit, car, vous
savez, c'est pas grand le Luxembourg: «Un carrosse de féerie, je crains
que tu ne puisses pas entrer. Je te conseille plutôt la voiture aux
chèvres. » Non seulement cela ne fâcha pas Nassau, mais il fut le premier
à nous raconter le mot et à en rire. »
«Ornessan est plein d'esprit, il a de qui tenir, sa mère est Montjeu. Il
va bien mal, le pauvre Ornessan. » Ce nom eut la vertu d'interrompre les
fades méchancetés qui se seraient déroulées à l'infini. En effet M. de
Guermantes expliqua que l'arrière-grand'mère de M. d'Ornessan était la
soeur de Marie de Castille Montjeu, femme de Timoléon de Lorraine, et par
conséquent tante d'Oriane. De sorte que la conversation retourna aux
généalogies, cependant que l'imbécile ambassadrice de Turquie me
soufflait à l'oreille: «Vous avez l'air d'être très bien dans les
papiers du duc de Guermantes, prenez garde», et comme je demandais
l'explication: «Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c'est un
homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son
fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et
exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes. Mais
l'erreur, la contre-vérité naïvement crue étaient pour l'ambassadrice
comme un milieu vital hors duquel elle ne pouvait se mouvoir. «Son frère
Mémé, qui m'est, du reste, pour d'autres raisons (il ne la saluait pas),
foncièrement antipathique, a un vrai chagrin des moeurs du duc. De même
leur tante Villeparisis. Ah! je l'adore. Voilà une sainte femme, le vrai
type des grandes dames d'autrefois. Ce n'est pas seulement la vertu
même, mais la réserve. Elle dit encore: «Monsieur» à l'ambassadeur
Norpois qu'elle voit tous les jours et qui, entre parenthèses, a laissé
un excellent souvenir en Turquie. »
Je ne répondis même pas à l'ambassadrice afin d'entendre les
généalogies. Elles n'étaient pas toutes importantes. Il arriva même, au
cours de la conversation, qu'une des alliances inattendues, que m'apprit
M. de Guermantes, était une mésalliance, mais non sans charme, car,
unissant, sous la monarchie de juillet, le duc de Guermantes et le duc
de Fezensac aux deux ravissantes filles d'un illustre navigateur elle
donnait ainsi aux deux duchesses le piquant imprévu d'une grâce
exotiquement bourgeoise, louisphilippement indienne. Ou bien, sous Louis
XIV, un Norpois avait épousé la fille du duc de Mortemart, dont le titre
illustre frappait, dans le lointain de cette époque, le nom que je
trouvais terne et pouvais croire récent de Norpois, y ciselait
profondément la beauté d'une médaille. Et dans ces cas-là d'ailleurs, ce
n'était pas seulement le nom moins connu qui bénéficiait du
rapprochement: l'autre, devenu banal à force d'éclat, me frappait
davantage sous cet aspect nouveau et plus obscur, comme, parmi les
portraits d'un éblouissant coloriste, le plus saisissant est parfois un
portrait tout en noir. La mobilité nouvelle dont me semblaient doués
tous ces noms, venant se placer à côté d'autres dont je les aurais crus
si loin, ne tenait pas seulement à mon ignorance; ces chassés-croisés
qu'ils faisaient dans mon esprit, ils ne les avaient pas effectués moins
aisément dans ces époques où un titre, étant toujours attaché à une
terre, la suivait d'une famille dans une autre, si bien que, par
exemple, dans la belle construction féodale qu'est le titre de duc de
Nemours ou de duc de Chevreuse, je pouvais découvrir successivement,
blottis comme dans la demeure hospitalière d'un Bernard-l'ermite, un
Guise, un prince de Savoie, un Orléans, un Luynes. Parfois plusieurs
restaient en compétition pour une même coquille; pour la principauté
d'Orange, la famille royale des Pays-Bas et MM. de Mailly-Nesle; pour le
duché de Brabant, le baron de Charlus et la famille royale de Belgique;
tant d'autres pour les titres de prince de Naples, de duc de Parme, de
duc de Reggio. Quelquefois c'était le contraire, la coquille était
depuis si longtemps inhabitée par les propriétaires morts depuis
longtemps, que je ne m'étais jamais avisé que tel nom de château eût pu
être, à une époque en somme très peu reculée, un nom de famille. Aussi,
comme M. de Guermantes répondait à une question de M. de Beauserfeuil:
«Non, ma cousine était une royaliste enragée, c'était la fille du
marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des
Chouans», à voir ce nom de Féterne, qui depuis mon séjour à Balbec était
pour moi un nom de château, devenir ce que je n'avais jamais songé qu'il
eût pu être, un nom de famille, j'eus le même étonnement que dans une
féerie où des tourelles et un perron s'animent et deviennent des
personnes. Dans cette acception-là, on peut dire que l'histoire, même
simplement généalogique, rend la vie aux vieilles pierres. Il y eut dans
la société parisienne des hommes qui y jouèrent un rôle aussi
considérable, qui y furent plus recherchés par leur élégance ou par leur
esprit, et eux-mêmes d'une aussi haute naissance que le duc de
Guermantes ou le duc de La Trémoille. Ils sont aujourd'hui tombés dans
l'oubli, parce que, comme ils n'ont pas eu de descendants, leur nom,
qu'on n'entend plus jamais, résonne comme un nom inconnu; tout au plus
un nom de chose, sous lequel nous ne songeons pas à découvrir le nom
d'hommes, survit-il en quelque château, quelque village lointain. Un
jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s'arrêtera dans
le petit village de Charlus pour visiter son église, s'il n'est pas
assez studieux ou se trouve trop pressé pour en examiner les pierres
tombales, ignorera que ce nom de Charlus fut celui d'un homme qui allait
de pair avec les plus grands. Cette réflexion me rappela qu'il fallait
partir et que, tandis que j'écoutais M. de Guermantes parler
généalogies, l'heure approchait où j'avais rendez-vous avec son frère.
Qui sait, continuais-je à penser, si un jour Guermantes lui-même
paraîtra autre chose qu'un nom de lieu, sauf aux archéologues arrêtés
par hasard à Combray, et qui devant le vitrail de Gilbert le Mauvais
auront la patience d'écouter les discours du successeur de Théodore ou
de lire le guide du curé. Mais tant qu'un grand nom n'est pas éteint, il
maintient en pleine lumière ceux qui le portèrent; et c'est sans doute,
pour une part, l'intérêt qu'offrait à mes yeux l'illustration de ces
familles, qu'on peut, en partant d'aujourd'hui, les suivre en remontant
degré par degré jusque bien au delà du XIVe siècle, retrouver des
Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus,
du prince d'Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une
nuit impénétrable couvrirait les origines d'une famille bourgeoise, et
où nous distinguons, sous la projection lumineuse et rétrospective d'un
nom, l'origine et la persistance de certaines caractéristiques
nerveuses, de certains vices, des désordres de tels ou tels Guermantes.
Presque pathologiquement pareils à ceux d'aujourd'hui, ils excitent de
siècle en siècle l'intérêt alarmé de leurs correspondants, qu'ils soient
antérieurs à la princesse Palatine et à Mme de Motteville, ou
postérieurs au prince de Ligne.
D'ailleurs, ma curiosité historique était faible en comparaison du
plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les
invités de la duchesse, lesquels avaient beau s'appeler le prince
d'Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d'inintelligence
ou d'intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien
qu'en somme j'avais atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au
seuil, ainsi que je l'avais cru, mais au terme du monde enchanté des
noms. Le prince d'Agrigente lui-même, dès que j'eus entendu que sa mère
était Damas, petite-fille du duc de Modène, fut délivré, comme d'un
compagnon chimique instable, de la figure et des paroles qui empêchaient
de le reconnaître, et alla former avec Damas et Modène, qui eux
n'étaient que des titres, une combinaison infiniment plus séduisante.
Chaque nom déplacé par l'attirance d'un autre avec lequel je ne lui
avais soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu'il
occupait dans mon cerveau, où l'habitude l'avait terni, et, allant
rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux
des rameaux du plus gracieux effet et d'un coloris changeant. Le nom
même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d'autant
plus ardemment rallumés, auxquels j'apprenais seulement qu'il était
attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à
l'extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvais-je la voir
s'épanouir en quelque figure de sage roi ou d'illustre princesse, comme
le père d'Henri IV ou la duchesse de Longueville. Mais comme ces faces,
différentes en cela de celles des convives, n'étaient empâtées pour moi
d'aucun résidu d'expérience matérielle et de médiocrité mondaine, elles
restaient, en leur beau dessin et leurs changeants reflets, homogènes à
ces noms, qui, à intervalles réguliers, chacun d'une couleur différente,
se détachaient de l'arbre généalogique de Guermantes, et ne troublaient
d'aucune matière étrangère et opaque les bourgeons translucides,
alternants et multicolores, qui, tels qu'aux antiques vitraux de Jessé
les ancêtres de Jésus, fleurissaient de l'un et l'autre côté de l'arbre
de verre.
A plusieurs reprises déjà j'avais voulu me retirer et, plus que pour
toute autre raison, à cause de l'insignifiance que ma présence imposait
à cette réunion, l'une pourtant de celles que j'avais longtemps
imaginées si belles, et qui sans doute l'eût été si elle n'avait pas eu
de témoin gênant. Du moins mon départ allait permettre aux invités, une
fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité
secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration
desquels ils s'étaient réunis, car ce n'était pas évidemment pour
parler de Frans Hals ou de l'avarice et pour en parler de la même façon
que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans
doute parce que j'étais là, et j'avais des remords, en voyant toutes ces
jolies femmes séparées, de les empêcher, par ma présence, de mener, dans
le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg
Saint-Germain. Mais ce départ que je voulais à tout instant effectuer,
M. et Mme de Guermantes poussaient l'esprit de sacrifice jusqu'à le
reculer en me retenant. Chose plus curieuse encore, plusieurs des dames
qui étaient venues, empressées, ravies, parées, constellées de
pierreries, pour n'assister, par ma faute, qu'à une fête qui ne
différait pas plus essentiellement de celles qui se donnent ailleurs que
dans le faubourg Saint-Germain, qu'on ne se sent à Balbec dans une ville
qui diffère de ce que nos yeux ont coutume de voir--plusieurs de ces
dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l'être,
mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée
qu'elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où je n'étais
pas là, il ne se passait pas autre chose.
Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces
personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des
bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que
celui-ci? pareils si j'avais été absent? J'en eus un instant le soupçon,
mais il était trop absurde. Le simple bon sens me permettait de
l'écarter. Et puis, si je l'avais accueilli, que serait-il resté du nom
de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray?
Au reste ces filles fleurs étaient, à un degré étrange, faciles à être
contentées par une autre personne, ou désireuses de la contenter, car
plus d'une, à laquelle je n'avais tenu pendant toute la soirée que deux
ou trois propos dont la stupidité m'avait fait rougir, tint, avant de
quitter le salon, à venir me dire, en fixant sur moi ses beaux yeux
caressants, tout en redressant la guirlande d'orchidées qui contournait
sa poitrine, quel plaisir intense elle avait eu à me connaître, et me
parler--allusion voilée à une invitation à dîner--de son désir
«d'arranger quelque chose», après qu'elle aurait «pris jour» avec Mme de
Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de
Parme. La présence de celle-ci--on ne doit pas s'en aller avant une
Altesse--était une des deux raisons, non devinées par moi, pour
lesquelles la duchesse avait mis tant d'insistance à ce que je restasse.
Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. Toutes les
dames ayant fait une génuflexion devant la princesse, qui les releva,
reçurent d'elle dans un baiser, et comme une bénédiction qu'elles
eussent demandée à genou, la permission de demander son manteau et ses
gens. De sorte que ce fut, devant la porte, comme une récitation criée
de grands noms de l'Histoire de France. La princesse de Parme avait
défendu à Mme de Guermantes de descendre l'accompagner jusqu'au
vestibule de peur qu'elle ne prît froid, et le duc avait ajouté:
«Voyons, Oriane, puisque Madame le permet, rappelez-vous ce que vous a
dit le docteur. »
«Je crois que la princesse de Parme a été _très contente_ de dîner avec
vous. » Je connaissais la formule. Le duc avait traversé tout le salon
pour venir la prononcer devant moi, d'un air obligeant et pénétré, comme
s'il me remettait un diplôme ou m'offrait des petits fours. Et je sentis
au plaisir qu'il paraissait éprouver à ce moment-là, et qui donnait une
expression momentanément si douce à son visage, que le genre de soins
que cela représentait pour lui était de ceux dont il s'acquitterait
jusqu'à la fin extrême de sa vie, comme de ces fonctions honorifiques et
aisées que, même gâteux, on conserve encore.
Au moment où j'allais partir, la dame d'honneur de la princesse rentra
dans le salon, ayant oublié d'emporter de merveilleux oeillets, venus de
Guermantes, que la duchesse avait donnés à Mme de Parme. La dame
d'honneur était assez rouge, on sentait qu'elle avait été bousculée, car
la princesse, si bonne envers tout le monde, ne pouvait retenir son
impatience devant la niaiserie de sa suivante. Aussi celle-ci
courait-elle vite en emportant les oeillets, mais, pour garder son air à
l'aise et mutin, elle jeta en passant devant moi: «La princesse trouve
que je suis en retard, elle voudrait que nous fussions parties et avoir
les oeillets tout de même. Dame! je ne suis pas un petit oiseau, je ne
peux pas être à plusieurs endroits à la fois. »
Hélas! la raison de ne pas se lever avant une Altesse n'était pas la
seule. Je ne pus pas partir immédiatement, car il y en avait une autre:
c'était que ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les
Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs
amis, n'était pas qu'un luxe matériel et comme je l'avais expérimenté
souvent avec Robert de Saint-Loup, mais aussi un luxe de paroles
charmantes, d'actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée
par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans
l'oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s'épanchait parfois,
cherchait un dérivatif en une sorte d'effusion fugitive, d'autant plus
anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire
croire à de l'affection. Elle l'éprouvait d'ailleurs au moment où elle
la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l'ami
ou de l'amie avec qui elle se trouvait, une sorte d'ivresse, nullement
sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes;
il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de
les donner à quelqu'un avec qui elle eût souhaité de faire durer la
soirée, tout en sentant avec mélancolie qu'un tel prolongement n'aurait
pu mener à autre chose qu'à de vaines causeries où rien n'aurait passé
du plaisir nerveux de l'émotion passagère, semblables aux premières
chaleurs du printemps par l'impression qu'elles laissent de lassitude et
de tristesse. Quant à l'ami, il ne fallait pas qu'il fût trop dupe des
promesses, plus grisantes qu'aucune qu'il eût jamais entendue, proférées
par ces femmes, qui, parce qu'elles ressentent avec tant de force la
douceur d'un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse
ignorées des créatures normales, un chef-d'oeuvre attendrissant de grâce
et de bonté, et n'ont plus rien à donner d'elles-mêmes après qu'un autre
moment est venu. Leur affection ne survit pas à l'exaltation qui la
dicte; et la finesse d'esprit qui les avait amenées alors à deviner
toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur
permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos
ridicules et d'en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles
seront en train de goûter un de ces «moments musicaux» qui sont si
brefs.
Dans le vestibule où je demandai à un valet de pied mes snow-boots, que
j'avais pris par précaution contre la neige, dont il était tombé
quelques flocons vite changés en boue, ne me rendant pas compte que
c'était peu élégant, j'éprouvai, du sourire dédaigneux de tous, une
honte qui atteignit son plus haut degré quand je vis que Mme de Parme
n'était pas partie et me voyait chaussant mes caoutchoucs américains. La
princesse revint vers moi. «Oh! quelle bonne idée, s'écria-t-elle,
comme c'est pratique! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que
nous achetions cela», dit-elle à sa dame d'honneur, tandis que l'ironie
des valets se changeait en respect et que les invités s'empressaient
autour de moi pour s'enquérir où j'avais pu trouver ces merveilles.
«Grâce à cela, vous n'aurez rien à craindre, même s'il reneige et si
vous allez loin; il n'y a plus de saison», me dit la princesse.
--Oh! à ce point de vue, Votre Altesse Royale peut se rassurer,
interrompit la dame d'honneur d'un air fin, il ne reneigera pas.
--Qu'en savez-vous, madame? demanda aigrement l'excellente princesse de
Parme, que seule réussissait à agacer la bêtise de sa dame d'honneur.
--Je peux l'affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger,
c'est matériellement impossible.
--Mais pourquoi?
--Il ne peut plus neiger, on a fait le nécessaire pour cela: on a jeté
du sel! La naïve dame ne s'aperçut pas de la colère de la princesse et
de la gaieté des autres personnes, car, au lieu de se taire, elle me dit
avec un sourire amène, sans tenir compte de mes dénégations au sujet de
l'amiral Jurien de la Gravière: «D'ailleurs qu'importe? Monsieur doit
avoir le pied marin. Bon sang ne peut mentir. »
Et ayant reconduit la princesse de Parme, M. de Guermantes me dit en
prenant mon pardessus: «Je vais vous aider à entrer votre pelure. » Il ne
souriait même plus en employant cette expression, car celles qui sont le
plus vulgaires étaient, par cela même, à cause de l'affectation de
simplicité des Guermantes, devenues aristocratiques.
Une exaltation n'aboutissant qu'à la mélancolie, parce qu'elle était
artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de
Guermantes, ce que je ressentis une fois sorti enfin de chez elle, dans
la voiture qui allait me conduire à l'hôtel de M. de Charlus. Nous
pouvons à notre choix nous livrer à l'une ou l'autre de deux forces,
l'une s'élève de nous-même, émane de nos impressions profondes; l'autre
nous vient du dehors. La première porte naturellement avec elle une
joie, celle que dégage la vie des créateurs. L'autre courant, celui qui
essaye d'introduire en nous le mouvement dont sont agitées des
personnes extérieures, n'est pas accompagné de plaisir; mais nous
pouvons lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice
qu'elle tourne vite à l'ennui, à la tristesse, d'où le visage morne de
tant de mondains, et chez eux tant d'états nerveux qui peuvent aller
jusqu'au suicide. Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus,
j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation, bien différente de
celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle
que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la
carriole du Dr Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les
clochers de Martinville; un jour, à Balbec, dans la calèche de Mme de
Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que m'offrait une
allée d'arbres. Mais dans cette troisième voiture, ce que j'avais devant
les yeux de l'esprit, c'étaient ces conversations qui m'avaient paru si
ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du
prince Von sur l'empereur d'Allemagne, sur le général Botha et l'armée
anglaise. Je venais de les glisser dans le stéréoscope intérieur à
travers lequel, dès que nous ne sommes plus nous-même, dès que, doués
d'une âme mondaine, nous ne voulons plus recevoir notre vie que des
autres, nous donnons du relief à ce qu'ils ont dit, à ce qu'ils ont
fait. Comme un homme ivre plein de tendres dispositions pour le garçon
de café qui l'a servi, je m'émerveillais de mon bonheur, non ressenti
par moi, il est vrai, au moment même, d'avoir dîné avec quelqu'un qui
connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur lui des anecdotes,
ma foi, fort spirituelles. Et en me rappelant, avec l'accent allemand du
prince, l'histoire du général Botha, je riais tout haut, comme si ce
rire, pareil à certains applaudissements qui augmentent l'admiration
intérieure, était nécessaire à ce récit pour en corroborer le comique.
Derrière les verres grossissants, même ceux des jugements de Mme de
Guermantes qui m'avaient paru bêtes (par exemple, sur Frans Hals qu'il
aurait fallu voir d'un tramway) prenaient une vie, une profondeur
extraordinaires. Et je dois dire que si cette exaltation tomba vite elle
n'était pas absolument insensée. De même que nous pouvons un beau jour
être heureux de connaître la personne que nous dédaignions le plus,
parce qu'elle se trouve être liée avec une jeune fille que nous aimons,
à qui elle peut nous présenter, et nous offre ainsi de l'utilité et de
l'agrément, choses dont nous l'aurions crue à jamais dénuée, il n'y a
pas de propos, pas plus que de relations, dont on puisse être certain
qu'on ne tirera pas un jour quelque chose. Ce que m'avait dit Mme de
Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
mais pas de pensée! » Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
magnifique demeure seigneuriale.
Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
enfants voués au bleu, etc. , et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
impatientes d'en sortir. . . Je m'agitais dans la voiture, comme une
pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
une sorte de prince X. . . , de Mme de Guermantes, et les raconter. En
attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
secrétaire. »
--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
reviendrai un autre jour.
--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir! » ou:
«Ducret, la chemise! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide
qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude
après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil
au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à
l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques
instants disait: «Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout,
seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la
permission de s'asseoir. «Mettez-vous dans le siège Louis XIV», me
répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de
lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas
loin. «Ah! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV! je vois que
vous êtes instruit», s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement
stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. «Monsieur, me dit-il,
en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus
impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que
je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
vous cacherai pas que j'avais espéré mieux; je forcerais peut-être un
peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore
leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que
j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
«bienveillance», dans son sens le plus efficacement protecteur,
n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec
même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle
incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un
geste de dénégation. «Comment! s'écria-t-il avec colère, et en effet son
visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la
mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante
surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave, vous prétendez
que vous n'avez pas reçu mon message--presque une déclaration--d'avoir à
vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que
je vous fis parvenir? »
--De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
--Ah! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent
peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
qui ne connaîtrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là vous m'avez dit
que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur
quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse
Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure
du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'église de Balbec. Y
avait-il une manière plus limpide de vous dire: «Ne m'oubliez pas! »
Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait,
l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eût dit Apollon
vieilli; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa
bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
belles paroles qu'il colorât ses haines, on sentait que, même s'il y
avait tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune,
du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable
d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il
avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent
coudées à son frère, sa belle-soeur, etc. , etc.
--Comme dans les _Lances_ de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur
s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être
noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai
fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce
n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé
décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers
vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce
qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en
avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées; mais enfin, monsieur,
de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que
le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la
trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de
toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous
reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en
triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre,
j'entends être à l'abri de vos inventions calomniatrices. » Je n'avais
pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par
un propos désobligeant qu'on lui eût répété; j'interrogeai ma mémoire;
je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de
toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument
rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit
monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire. ) Je
vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
M. de Charlus hurlait. ) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel. ) Je ne fus pas dupe un
instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi? ), il jugeait
nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot
châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
remplaça par un autre.
--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
n'avais rien dit.
--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
--On vous a trompé.
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces
mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis
que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
une voiture. «On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène. . . Si vous
craignez qu'il ne soit trop tard. . . j'aurais pu vous donner une chambre
ici. . . » Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M.
