Qu'on vienne voler un homme de son trésor,
je le comprends encore.
je le comprends encore.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Ou alors si mon
but était de «faire une étude pour un livre», Guy Saumoy qui était
complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un
type curieux qui pouvait «m'intéresser». Ces deux-là, on me les eût
«permis», mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver,
c'était le type de la «grande brute», de la «brute épaisse». Pour
revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de
me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale
raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce
que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore de
la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas
mariée: «Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait
rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles,
ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent
l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des
jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et
qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et
celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre
leur gré. » Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder
Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande
m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait
suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi
ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment
ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour
être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques
mouvements de confiance de moi avec Andrée ou que j'eusse imprudemment
dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel qui faisait
qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me
laisser prendre certains plaisirs, comme la chose la plus simple, avait
eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû
être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je
dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander.
«Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère? »
«Oh! non jamais, nous aurions été dérangées. » «Tiens, je croyais,
il me semblait. . . » «D'ailleurs Albertine aimait surtout faire cela à
la campagne. » «Où ça? » «Autrefois quand elle n'avait pas le temps
d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait
là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne; dans la
grotte du petit Trianon aussi. » «Vous voyez bien, comment vous croire?
Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an n'avoir rien fait aux
Buttes-Chaumont. » «J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je
l'ai dit je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette
seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de
la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait,
l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore
autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas
assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement
mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en
doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir
connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la
fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de
Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme
modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser,
à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une
ville dont on approche, mais dont finalement quand on la connaît bien
et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que
la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par
où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de
défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut
franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant
d'arriver au cœur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire
absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait
diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de
cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que
je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine, s'était substituée peu
à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours
présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à
l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le
désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance
et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la
plupart des désirs créateurs de croyances, ne finissent--contrairement
à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente--qu'avec
nous-mêmes. À tant de preuves qui corroboraient ma version première,
j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine.
Pourquoi l'avoir crue? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y
joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir et
d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son
plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à
l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à
ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet nous font craindre pour
notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine
coupable, et seul mon désir employant à une œuvre de doute les forces
de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être
vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous
faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des
caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des
paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât
enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti,
plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé
par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de mes
intuitions. Celles-ci du reste que j'avais eues le premier jour sur la
plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie
du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice
d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa,
comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les
apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que
m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y
montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque
rencontre, l'universalité du désir. Peut-être malgré tout, ces
intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à
nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour
pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été
mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel
soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient
continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore,
antérieure, plus vaste, qui était _mon amour lui-même_. N'était-ce
pas en effet malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître
dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer; et même dans
les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la
persistance et une transformation, n'est-il pas une preuve de
clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le
désir allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé nous force
d'aimer ce qui nous fera souffrir? Il entre certainement dans le charme
d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les
éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus
malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à
l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans
une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces
charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives,
dangereuses, mortelles, d'un être, peut-être étaient-ils avec ces
secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le
sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs
vénéneuses? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même
d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez
elle ces manières bonnes et franches donnant l'illusion qu'on avait
avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un
homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une
finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet
aveuglement, la perspicacité subsiste sous la forme même de la
prédilection et de la tendresse. De sorte qu'on a tort de parler en
amour de mauvais choix, puisque dès qu'il y a choix, il ne peut être
que mauvais. «Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu
quand vous veniez la chercher à la maison, dis-je à Andrée. » «Oh!
non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que
je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me
permettait même plus de lui parler de ces choses. » «Mais ma petite
Andrée pourquoi mentir encore? Par le plus grand des hasards, car je ne
cherche jamais à rien connaître, j'ai appris jusque dans les détails
les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux
vous préciser, au bord de l'eau avec une blanchisseuse quelques jours
à peine, avant sa mort. » «Ah! peut-être après vous avoir quitté,
cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus
jamais regagner votre confiance. » Ces derniers mots m'accablèrent.
Puis je repensai au soir de la branche de seringa, je me rappelai
qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait
successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait
jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu: «Oh!
jamais, certes j'adore Andrée; j'ai pour elle une affection profonde,
mais comme pour une sœur et même si j'avais les goûts que vous
semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour
cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante,
sur la tombe de ma pauvre mère. » Je l'avais crue. Et pourtant même si
je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses
demi-aveux d'autrefois relativement à certaines choses et la netteté
avec laquelle elle les avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que
cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du
platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même
du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour. J'aurais
dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué
par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères disent,
et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces
mêmes êtres font; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un
jeune homme: «Oh! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié
pour lui, mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je
pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents», on devrait
soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer qu'elle sort
probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous
qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite, pour n'avoir pas
d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et
aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant; plus
que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j'avais peine à
les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m'avait raconté qu'elle
avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur
(sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que
j'étais moins jaloux des hommes), que c'était amusant de voir comme
Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les
hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu
faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes
pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation.
Quand Andrée fut partie l'heure du dîner était arrivée. «Tu ne
devineras jamais qui m'a fait une visite d'au moins trois heures, me dit
ma mère. Je compte trois heures, c'est peut-être plus, elle était
arrivée presque en même temps que la première personne qui était Mme
Cottard, a vu successivement sans bouger entrer et sortir mes
différentes visites--et j'en ai eu plus de trente--et ne m'a quittée
qu'il y a un quart d'heure. Si tu n'avais pas eu ton amie Andrée, je
t'aurais fait appeler. » «Mais enfin qui était-ce? » «Une personne
qui ne fait jamais de visites. » «La princesse de Parme? »
«Décidément, j'ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce
n'est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de
suite. » «Elle ne s'est pas excusée de sa froideur d'hier? » «Non,
ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse. Ta
pauvre grand'mère aurait trouvé cela très bien. Il paraît qu'elle
avait fait demander vers deux heures par un valet de pied si j'avais un
jour. On lui a répondu que c'était justement aujourd'hui, et elle est
montée. » Ma première idée que je n'osai pas dire à maman fut que
la princesse de Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec
qui elle était très liée et avec qui elle aimait à causer, avait
ressenti de voir entrer ma mère un dépit qu'elle n'avait pas cherché
à dissimuler. Et c'était tout à fait dans le genre des grandes dames
allemandes, qu'avaient du reste beaucoup adopté les Guermantes, cette
morgue, qu'on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité. Mais ma
mère crut, et j'ai cru ensuite comme elle, que tout simplement la
princesse de Parme ne l'ayant pas reconnue, n'avait pas cru devoir
s'occuper d'elle, qu'elle avait appris après le départ de ma mère qui
elle était, soit par la duchesse de Guermantes que ma mère avait
rencontrée en bas, soit par la liste des visiteuses auxquelles les
huissiers avant qu'elles entrassent demandaient leur nom pour l'inscrire
sur un registre. Elle avait trouvé peu aimable de faire dire ou de dire
à ma mère: «Je ne vous ai pas reconnue», mais ce qui n'était pas
moins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façons
Guermantes que ma première version, avait pensé qu'une visite, chose
exceptionnelle de la part de l'Altesse, et surtout une visite de
plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecte et
tout aussi persuasive cette explication, ce qui arriva en effet. Mais je
ne m'attardai pas à demander à ma mère un récit de la visite de la
princesse, car je venais de me rappeler plusieurs faits relatifs à
Albertine sur lesquels je voulais et j'avais oublié d'interroger
Andrée. Combien peu d'ailleurs je savais, je saurais jamais de cette
histoire d'Albertine, la seule histoire qui m'eût particulièrement
intéressé, du moins qui recommençait à m'intéresser à certains
moments. Car l'homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la
faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d'années plus
jeune, et qui, entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte,
mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le
mettrait à portée tantôt d'une époque, tantôt d'une autre.
J'écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le put qu'une semaine plus
tard. Presque dès le début de sa visite, je lui dis: «En somme
puisque vous prétendez qu'Albertine ne faisait plus ce genre de choses
quand elle vivait ici, d'après vous, c'est pour les faire plus
librement qu'elle m'a quitté, mais pour quelle amie? » «Sûrement pas,
ce n'est pas du tout cela. » «Alors parce que j'étais trop
désagréable? » «Non, je ne crois pas. Je crois qu'elle a été
forcée de vous quitter par sa tante qui avait des vues pour elle sur
cette canaille, vous savez, ce jeune homme que vous appeliez «_je suis
dans les choux_», ce jeune homme qui aimait Albertine et l'avait
demandée. Voyant que vous ne l'épousiez pas, ils ont eu peur que la
prolongation choquante de son séjour chez vous n'empêchât ce jeune
homme de l'épouser. Mme Bontemps sur qui le jeune homme ne cessait de
faire agir a rappelé Albertine. Albertine au fond avait besoin de son
oncle et de sa tante et quand elle a su qu'on lui mettait le marché en
mains, elle vous a quitté. » Je n'avais jamais dans ma jalousie pensé
à cette explication, mais seulement aux désirs d'Albertine pour les
femmes et à ma surveillance, j'avais oublié qu'il y avait aussi Mme
Bontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avait
choqué ma mère dès le début. Du moins Mme Bontemps craignait que
cela ne choquât ce fiancé possible qu'elle lui gardait comme une poire
pour la soif, si je ne l'épousais pas. Ce mariage était-il vraiment la
raison du départ d'Albertine et par amour-propre, pour ne pas avoir
l'air de dépendre de sa tante, ou de me forcer à l'épouser
n'avait-elle pas voulu le dire? Je commençais à me rendre compte que
le système des causes nombreuses d'une seule action, dont Albertine
était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait
croire à chacune que c'était pour elle qu'elle était venue, n'était
qu'une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que
prend une action selon le point de vue où on se place. L'étonnement et
l'espèce de honte que je ressentais de ne pas m'être une seule fois
dit qu'Albertine était chez moi dans une position fausse, qui pouvait
ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n'était pas la première fois, ce
ne fut pas la dernière fois, que je l'éprouvai. Que de fois il m'est
arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres
et les crises qu'ils amènent, d'entendre tout d'un coup un troisième
m'en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus
grands encore avec l'un des deux, point de vue qui a peut-être été la
cause de la crise. Et si les actes restent aussi incertains, comment les
personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas? À entendre les gens
qui prétendaient qu'Albertine était une roublarde qui avait cherché
à se faire épouser par tel ou tel, il n'est pas difficile de supposer
comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant à mon avis
elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait
pure, mais dans ce cas coupable pour d'autres raisons, à cause de vices
dont on ne parlait point. Mais il faut surtout se dire ceci: d'une part,
le mensonge est souvent un trait de caractère; d'autre part, chez des
femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense
naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce
danger subit et qui serait capable de détruire toute vie: l'amour.
D'autre part, ce n'est pas l'effet du hasard si les êtres intellectuels
et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et
inférieures, et tiennent cependant à elles, au point que la preuve
qu'ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à
conserver près d'eux une telle femme. Si je dis que de tels hommes ont
besoin de souffrir, je dis une chose exacte en supprimant les vérités
préliminaires qui font de ce besoin--involontaire en un sens--de
souffrir, une conséquence parfaitement compréhensible de ces
vérités. Sans compter que les natures complètes étant rares, un
être très sensible et très intellectuel aura généralement peu de
volonté, sera le jouet de l'habitude et de cette peur de souffrir dans
la minute qui vient, qui voue aux souffrances perpétuelles--et que dans
ces conditions il ne voudra jamais répudier la femme qui ne l'aime pas.
On s'étonnera qu'il se contente de si peu d'amour, mais il faudra
plutôt se représenter la douleur que peut lui causer l'amour qu'il
ressent. Douleur qu'il ne faut pas trop plaindre, car il en est de ces
terribles commotions que nous donnent l'amour malheureux, le départ, la
mort d'une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous
foudroient d'abord, mais après lesquelles les muscles tendent peu à
peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales. De plus cette
douleur n'est pas sans compensation. Ces êtres intellectuels et
sensibles sont généralement peu enclins au mensonge. Celui-ci les
prend d'autant plus au dépourvu que même très intelligents, ils
vivent dans le monde des possibles, réagissent peu, vivent dans la
douleur qu'une femme vient de leur infliger, plutôt que dans la claire
perception de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle faisait, de celui
qu'elle aimait, perception donnée surtout aux natures volontaires et
qui ont besoin de cela pour parer à l'avenir au lieu de pleurer le
passé. Donc ces êtres se sentent trompés sans trop savoir comment.
Par là la femme médiocre qu'on s'étonnait de les voir aimer, leur
enrichit bien plus l'univers que n'eût fait une femme intelligente.
Derrière chacune de ses paroles, ils sentent un mensonge, derrière
chaque maison où elle dit être allée, une autre maison, derrière
chaque action, chaque être, une autre action, un autre être. Sans
doute ils ne savent pas lesquels, n'ont pas l'énergie, n'auraient
peut-être pas la possibilité d'arriver à le savoir. Une femme
menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer sans se donner
la peine de le changer des quantités de personnes et qui plus est, la
même qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée, en face de
l'intellectuel sensible un univers tout en profondeurs que sa jalousie
voudrait sonder et qui n'est pas sans intéresser son intelligence.
Sans être précisément de ceux-là j'allais peut-être, maintenant
qu'Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces
indiscrétions qui ne se produisent qu'après que la vie terrestre d'une
personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au
fond, à une vie future. Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait
redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions autant
pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu'on le redoutait tant
qu'elle vivait, lorsqu'on se croyait tenu à cacher son secret. Et si
ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu'elle n'est plus là
pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte
si on croyait au ciel. Mais personne n'y croit. De sorte qu'il était
possible qu'un long drame se fût joué dans le cœur d'Albertine entre
rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou
de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle
n'avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu'Andrée qui n'avait
pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d'Albertine, me jura
qu'il n'y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d'une part,
Mlle Vinteuil et son amie d'autre part (Albertine ignorait elle-même
ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette
peur de se tromper dans le sens qu'on désire, qui engendre autant
d'erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile
à ces choses. Peut-être bien plus tard avaient-elles appris sa
conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop
Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu'elles pussent songer
à faire cela ensemble). En somme je ne comprenais toujours pas
davantage pourquoi Albertine m'avait quitté. Si la figure d'une femme
est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s'appliquer à
toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire,
si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur
où l'on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les
actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans
un plan plus profond, que nous n'apercevons pas, et engendrent
d'ailleurs d'autres actions que celles que nous connaissons et souvent
en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n'y a-t-il pas eu
d'homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir
fait des faux, volé l'État, trahi sa patrie? Que de fois un grand
seigneur est volé par un intendant qu'il a élevé, dont il eût juré
qu'il était un brave homme et qui l'était peut-être. Or ce rideau
tiré sur les mobiles d'autrui, combien devient-il plus impénétrable
si nous avons de l'amour pour cette personne, car il obscurcit notre
jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse
tout d'un coup d'attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour
elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée
à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l'espoir d'obtenir
plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste.
De même des faits positifs de sa vie, une intrigue qu'elle n'a confiée
à personne de peur qu'elle ne nous fût révélée, que beaucoup
malgré cela auraient peut-être connue s'ils avaient eu de la
connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de
liberté d'esprit, en éveillant chez l'intéressée moins de
suspicions, une intrigue que certains n'ont pas ignorée--mais certains
que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et
parmi toutes les raisons d'avoir avec nous une attitude inexplicable, il
faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être,
soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de
la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte
de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que
nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d'éducation,
auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les
deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent quand on est
seul pour diriger les actes de chacun d'un point de vue si opposé qu'il
n'y a pas de véritable rencontre possible. --«Mais ma petite Andrée
vous mentez encore. Rappelez-vous,--vous-même me l'avez avoué,--je
vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous qu'Albertine avait
tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas
savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir. »
«Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y
venir. » «Comment? Vous-même m'avez dit que quelques jours avant elle
avait rencontré Mme Verdurin. D'ailleurs, Andrée, inutile de nous
tromper l'un l'autre. J'ai trouvé un papier un matin dans la chambre
d'Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la
matinée. » Et je lui montrai le mot qu'en effet Françoise s'était
arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires
d'Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, en le
laissant là pour faire croire à Albertine que j'avais fouillé dans
ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas que j'avais vu ce
papier. Et je m'étais souvent demandé si cette ruse de Françoise
n'avait pas été pour beaucoup dans le départ d'Albertine qui voyait
qu'elle ne pouvait plus rien me cacher et se sentait découragée,
vaincue. Je lui montrai le papier: Je n'ai aucun remords, tout excusée
par ce sentiment si familial. . . «Vous savez bien Andrée qu'Albertine
avait toujours dit que l'amie de Mlle Vinteuil était en effet pour elle
une mère, une sœur. » «Mais vous avez mal compris ce billet. La
personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle
avec Albertine, ce n'était pas du tout l'amie de Mlle Vinteuil,
c'était le fiancé «_je suis dans les choux_» et le sentiment
familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est en
effet son neveu. Pourtant je crois qu'ensuite Albertine a su que Mlle
Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir
accessoirement. Certainement l'idée qu'elle reverrait son amie lui
avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous
seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, de savoir
qu'Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne
voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c'est
qu'il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très
peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez
rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à
Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C'est une jolie
canaille». Ainsi Albertine, contrairement à ce qu'avait cru autrefois
la mère d'Andrée, avait eu somme toute un beau parti bourgeois. Et
quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en
secret, quand elle avait été si fâchée que j'y fusse allé en
soirée sans la prévenir, l'intrigue qu'il y avait entre elle et Mme
Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil,
mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin
s'entremettait, avec cette satisfaction de travailler à la réalisation
d'un de ces mariages qui surprennent de la part de certaines familles
dans la mentalité de qui on n'entre pas complètement, croyant qu'elles
tiennent à un mariage riche. Or jamais je n'avais repensé à ce neveu
«qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j'avais été
embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des mobiles
d'Albertine que j'avais construit, il fallait en substituer un autre, ou
le lui superposer, car peut-être il ne l'excluait pas, le goût pour
les femmes n'empêchant pas de se marier. «Et puis il n'y a pas besoin
de chercher tant d'explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien
j'aimais Albertine et quelle bonne créature c'était, mais surtout
depuis qu'elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avant que vous
ayez fait notre connaissance à toutes), c'était un vrai cerveau
brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu'elle faisait, il
fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doute pas
elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous
êtes venu à Balbec, l'année où vous nous avez connues? Un beau jour
elle s'est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c'est
à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n'avait aucune
raison de partir. Tous les prétextes qu'elle a donnés étaient faux.
Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes
encore à Balbec. Le golf n'était pas fermé et même les épreuves
pour la grande coupe qu'elle avait tant désirée n'étaient pas finies.
Sûrement c'est elle qui l'aurait eue. Il n'y avait que huit jours à
attendre. Eh bien, elle est partie au galop! Souvent je lui en avais
reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi
elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris,
vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec,
qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle. » Et je
me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si
des différences entre les esprits expliquent les impressions
différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre,
les différences de sentiments, l'impossibilité de persuader une
personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les
caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une
cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me
disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie.
J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour
aller chez Mme Verdurin et je ne m'étais pas trompé. Mais alors même
qu'on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l'apparence;
car l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de
l'intrigue,--aussi bien que celui de l'intelligence, du cœur--se
dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous
nous disons: c'est ceci, c'est cela; c'est à cause d'elle, ou de telle
autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru
l'explication d'autant plus logique qu'Albertine allant au-devant m'en
avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la
présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir. Et ici à
propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j'avais oublié: peu
de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi je l'avais
rencontré, et il avait été contrairement à son attitude à Balbec
excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le
laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons.
Or maintenant, je comprenais que tout bonnement, sachant qu'Albertine
habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir
toutes facilités de la voir et de me l'enlever et je conclus que
c'était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées
devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je
continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi, c'était
à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai
que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était
en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le
cas n'était pas le même, Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, si
bien qu'il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité,
mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on
éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on
l'éprouve aussi si ce bien, celui-là le détient même en l'aimant
pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui
conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai
toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas
dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une
pure ruse; ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la
manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait
que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation
stupéfiée: «Si vous aviez entendu les protestations d'affection que
me prodiguait ce misérable!
Qu'on vienne voler un homme de son trésor,
je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de
l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de
perversité qu'on ne peut imaginer. » Or, il n'y a pas là une telle
perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce
genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine
avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple
dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se
savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel.
Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses
existaient pour lui. Le fait que j'eusse été estimé d'Elstir, de
Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je
jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire
moi-même, faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour
l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant
avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier
ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte
qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une
sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet
d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour
cela qu'il tenait tant à venir chez moi et il eût tout lâché pour
cela. Mais cette raison dernière qui ne faisait guère qu'élever à
une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait
peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme
avait pu réellement exister chez Albertine quand elle avait voulu
aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir
parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance,
qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour
celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence
chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue
était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi
qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si
tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine
quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil, venait de ce que je l'avais fait
à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher, à cause de
ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine
de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette
matinée Mlle Vinteuil, avait à ce moment-là augmenté mon tourment,
fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle
avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente,
peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait
ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être
pourtant, même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait
entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire
supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu
exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine, et qu'Albertine, par
restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec
Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que
stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations
avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et
qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était
plutôt elle qu'Andrée qui mentait? La vérité et la vie sont bien
ardues et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une
impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la
fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que
j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et
cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait
arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière
visite d'Andrée.
[Note 1: Anecdote racontée avec une variante par Mme de Guermantes
au sujet du prince de Léon, Cf, _La Prisonnière_, t. I, p. 47. (Note
du Dr Robert Proust. )]
[Note 2: Cf. _la Prisonnnière_, t. I, p. 48. (Note du Dr Proust. )]
CHAPITRE III
_Séjour à Venise_
Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et--comme il
peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus
humbles, dans les plus précieuses--j'y goûtais des impressions
analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à
Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus
riche. Quand à dix heures du matin on venait ouvrir mes volets, je
voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en
resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'Or du campanile
de Saint-Marc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à
fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais
une demi-heure plus tard sur la piazzetta, une promesse de joie plus
certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes
de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j'étais
couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un
seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le
premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de
l'Église qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand
j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort
sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis, en
m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était
substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de
Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à
Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle
qu'à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le
plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était
toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une
couleur si résistante, que mes yeux fatigués pouvaient pour se
détendre et sans craindre qu'elle fléchît y appuyer leurs regards.
Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette
nouvelle ville aussi, les habitants sortaient bien des maisons alignées
l'une à côté de l'autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons
projetant un peu d'ombre à leurs pieds était à Venise confié à des
palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels
la tête d'un Dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau
d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par
son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l'eau. Sur la
piazza l'ombre qu'eussent développée à Combray la toile du magasin de
nouveautés et l'enseigne du coiffeur, c'étaient les petites fleurs
bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le
relief d'une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait
fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser au bord
du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et
les rinceaux de fenêtres gothiques. J'en dirai autant de celle de notre
hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m'attendait en
regardant le canal avec une patience qu'elle n'eût pas montrée
autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances
qui depuis n'avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me
laisser voir combien elle m'aimait. Maintenant, elle sentait bien que sa
froideur apparente n'eût plus rien changé, et la tendresse qu'elle me
prodiguait était comme ces aliments défendus qu'on ne refuse plus aux
malades, quand il est assuré qu'ils ne peuvent guérir. Certes les
humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la
chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l'Oiseau, son asymétrie à
cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la
hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait
à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu'une
embrasse divisait et retenait écartés, l'équivalent de tout cela
existait à cet Hôtel de Venise où j'entendais aussi ces mots si
particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la
demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre
souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure
fut la nôtre; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu non
comme il l'était à Combray, et comme il l'est un peu partout, aux
choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l'ogive encore
à demi-arabe d'une façade qui est reproduite dans tous les musées de
moulages et tous les livres d'art illustrés, comme un des
chefs-d'œuvre de l'architecture domestique au Moyen Âge; de bien loin
et quand j'avais à peine dépassé Saint-Georges Majeur, j'apercevais
cette ogive qui m'avait vu, et l'élan de ses arcs brisés ajoutait à
son sourire de bienvenue la distinction d'un regard plus élevé,
presque incompris. Et parce que derrière ces balustres de marbre de
diverses couleurs, maman lisait en m'attendant, le visage contenu dans
une voilette de tulle d'un blanc aussi déchirant que celui de ses
cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l'avait en cachant ses
larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l'air
«habillée» devant les gens de l'hôtel, mais surtout pour me
paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de
ma grand'mère, parce que, ne m'ayant pas reconnu tout de suite, dès
que de la gondole je l'appelais, elle envoyait vers moi, du fond de son
cœur, son amour qui ne s'arrêtait que là où il n'y avait plus de
matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu'elle
faisait aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à
exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait
m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de
l'ogive illuminée par le soleil de midi, à cause de cela, cette
fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en
même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine
heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles; et si pleins de
formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde
pour moi l'aspect intime d'un homme de génie avec qui nous aurions
passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté
pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le
moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes
larmes, c'est tout simplement parce qu'elle me dit la chose qui peut le
plus me toucher: «Je me rappelle très bien votre mère. »
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien
en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis
éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre, mais à Venise
c'était un courant d'air marin qui l'entretenait non plus dans un petit
escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces
de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de
soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois,
ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres
d'art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les
impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette
ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement
esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu'en représenter
seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les
aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour
rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance
avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une
réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres,
de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus
réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle
que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma
mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple,
les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre
ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à
franges. Ma gondole suivait les petits canaux; comme la main
mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette
ville d'Orient, ils semblaient au fur et à mesure que j'avançais, me
pratiquer un chemin creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils
divisaient en écartant à peine d'un mince sillon arbitrairement tracé
les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le
guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé
au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui
ils frayaient sa route.
On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de
séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place
n'avait été réservée. De sorte que le Campanile de l'église ou les
treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville
inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la
même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien
à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite,
que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l'eau en ce
vieux quartier populeux, devenues des paroisses humbles et
fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la
fréquentation de nombreuses petites gens, que les jardins traversés
par la percée du canal laissaient traîner dans l'eau leurs feuilles ou
leurs fruits étonnés et que sur le rebord de la maison dont le grès
grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être
brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre
laissaient pendre leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots
assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter
et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois, apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là, comme
une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit
temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au
fronton un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles
il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air
d'un quai de débarquement pour maraîchers.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma
mère sur la Piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous
regardions la file des palais, entre lesquels nous passions, refléter
la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles,
moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que
comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se
promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les
demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des
sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses œuvres avec
une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des
impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer,
sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par
jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à
marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme
nous l'eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les
Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la
lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus
élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées
sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file,
s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir,
faisaient demander si elle était là; et, tandis qu'en attendant la
réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser,
comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, elles
cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le
palais, non sans être secouées comme au sommet d'une vague bleue par
le remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être
resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi
les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des
courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples
allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le
charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels,
et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous
avions retrouvée--la connaissance imprévue et inopportune qu'on
rencontre chaque fois qu'on voyage--et que maman avait invitée, nous
voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n'était pas le
nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis
que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le
salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'œil sur la grande
salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout
entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en
un italien que je traduis:
«Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre? Ils ne préviennent
jamais. C'est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table
(«non so se bisogna conservar loro la tavola»). Et puis, tant pis s'ils
descendent et qu'ils la trouvent prise! Je ne comprends pas qu'on
reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C'est pas
le monde d'ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait
décider relativement à la table, et il allait faire demander au
liftier de monter s'informer à l'étage, quand, avant qu'il en eût le
temps, la réponse lui fut donnée: il venait d'apercevoir la vieille
dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et
de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte
d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous
son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W. . . , mais, pour les
profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de
Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train
d'examiner les vestiges d'une fresque, se trouvait, le long des belles
parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir
Mme de Villeparisis.
«Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois
qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit le
garçon. »
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle
voyageait, et qu'on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout
de quelques instants, s'avancer vers la table et s'asseoir à côté
d'elle, son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en
revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable
intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des
ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui
le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue, peut-être
dans le fait que, laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de
rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, faire mettre à la
retraite par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux
qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens
assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour
trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois
avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès
qu'il était question de «grandes affaires» il se retrouvait, on va le
voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il
s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de
certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne
peuvent plus faire grand mal.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une
vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de
remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions
toutes pratiques où s'empreint le prolongement d'un mutuel amour:
«Êtes-vous passé chez Salviati?
--Oui.
--Enverront-ils demain?
--J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le
dîner. Voyons le menu.
--Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez?
--Non, l'attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs
de pétrole. Mais il n'y a pas lieu de se presser étant donné les
excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme
entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions?
--Moi, oui, mais vous cela vous est défendu. Demandez à la place du
risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
--Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour
Madame et un risotto pour moi. »
Un nouveau et long silence.
«Tenez, je vous apporte des journaux, le _Corriere della Sera_, la
_Gazzetta del Popolo_, etc. Est-ce que vous savez qu'il est fortement
question d'un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire
serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie. Il serait
peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de
Constantinople. Mais, s'empressa d'ajouter avec âcreté M. de Norpois,
pour une ambassade d'une telle envergure et où il est de toute
évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu'il arrive,
avoir la première place à la table des délibérations, il serait
prudent de s'adresser à des hommes d'expérience mieux outillés pour
résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des
diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le
panneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça
ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de
prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, donnaient
comme «grand favori» un jeune ministre des Affaires étrangères.
«Dieu sait si les hommes d'âge sont éloignés de se mettre, à la
suite de je ne sais quelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de
plus ou moins incapables recrues. J'en ai beaucoup connu de tous ces
prétendus diplomates de la méthode empirique qui mettaient tout leur
espoir dans un ballon d'essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il
est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre
les rênes de l'État en des mains turbulentes, qu'à l'appel du devoir,
un conscrit répondra toujours présent. Mais qui sait (et M. de Norpois
avait l'air de très bien savoir de qui il parlait) s'il n'en serait pas
de même le jour où l'on irait chercher quelque vétéran plein de
savoir et d'adresse. À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,
le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu'après un
règlement de nos difficultés pendantes avec l'Allemagne. Nous ne
devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on
vienne nous réclamer par des manœuvres dolosives et à notre corps
défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse
de sportulaires. Il faut que cela finisse, et naturellement un homme de
haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait si je puis
dire l'oreille de l'empereur, jouirait de plus d'autorité que quiconque
pour mettre le point final au conflit. »
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
«Ah! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.
--Ah! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de
Villeparisis.
--Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le propre
beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que
j'ai chassé avec lui à Bonnétable?
--Ah! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture?
--Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la sœur du grand-duc
N. . . »
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un
professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait
fixement Mme de Villeparisis.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se
leva, marcha avec empressement vers lui et d'un geste majestueux, il
s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de
Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura
debout auprès d'eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller
Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité
de vieil amant, et surtout dans la crainte qu'elle ne se livrât à un
des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès
qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact il rectifiait le propos
et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l'intensité
continue d'un magnétiseur.
Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait, je la rejoignis et
m'excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m'avait amusé de
voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près
de s'évanouir. Cherchant à se dominer:
«Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon? me dit-elle.
--Oui.
--Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde? C'est le rêve
de ma vie.
--Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à
avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser?
--Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces, la duchesse
d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu
fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien! elle
a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été
cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray,
maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé
la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue,
malgré tout, ce sera une douceur. . . »
Je menai Mme Sazerat, tremblante d'émotion, jusqu'au restaurant et je
lui montrai Mme de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut,
Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de
Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle:
--Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée,
qui habitait son imagination depuis si longtemps.
--Mais si, à la seconde table.
--C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je
compte, la seconde table, c'est une table où il y a seulement, à
côté d'un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
--C'est elle! »
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire
asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux
trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent
au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à
Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait
évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de
politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui
jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis
soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir
s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux
de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce
silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien
ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince
était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés
chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude
coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis
n'ambitionnait rien moins, comme nous l'avons vu, que Constantinople,
avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il
comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet
que de sa part un acte d'une portée internationale pouvait être le
digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de
nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas
renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre
mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux
qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû
abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections
futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de
président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de
lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le
considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs
possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche
serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms
d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien
ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus
et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour
prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la
conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliées,
être exhumés par quelque personnalité signant «un Renseigné» ou
«Testis» ou «Machiavel» dans un journal où l'oubli même où ils
étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.
Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le
diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois
leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été
rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de
conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une
brièveté moindre demanda finement: «Et est-ce que personne n'a
prononcé le nom de M. Giolitti? » À ces mots les écailles du prince
Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de
Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire
quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de
Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller
chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus
nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs
Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir,
phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert:
ces mots hurlés «Le cocher Auguste de la rue de Belloy. » Nous
ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il
était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: «Et M.
Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom? » Car M. de Norpois,
chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus
belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «airs de
bravoure», comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le
reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre,
une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à
Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après
en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons
l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta
plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute, le roi consulta divers
hommes d'état sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet.
Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un
journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La
conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la
différence qu'au lieu de dire: «M. de Norpois demanda finement», on
lisait «dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît». M. de
Norpois jugea que «finement» avait déjà une force explosive
suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le
moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay
démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de
la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M.
Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se
plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour
rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe
entière. Ce mécontentement n'existait pas, mais les divers
ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M.
but était de «faire une étude pour un livre», Guy Saumoy qui était
complètement fou, avait enlevé deux jeunes filles, était au moins un
type curieux qui pouvait «m'intéresser». Ces deux-là, on me les eût
«permis», mais l'autre, quel agrément pouvais-je lui trouver,
c'était le type de la «grande brute», de la «brute épaisse». Pour
revenir à la visite d'Andrée, après la révélation qu'elle venait de
me faire sur ses relations avec Albertine, elle ajouta que la principale
raison pour laquelle Albertine m'avait quitté, c'était à cause de ce
que pouvaient penser ses amies de la petite bande, et d'autres encore de
la voir ainsi habiter chez un jeune homme avec qui elle n'était pas
mariée: «Je sais bien que c'était chez votre mère. Mais cela ne fait
rien. Vous ne savez pas ce que c'est que tout ce monde de jeunes filles,
ce qu'elles se cachent les unes des autres, comme elles craignent
l'opinion des autres. J'en ai vu d'une sévérité terrible avec des
jeunes gens simplement parce qu'ils connaissaient leurs amies et
qu'elles craignaient que certaines choses ne fussent répétées, et
celles-là même, le hasard me les a montrées tout autres, bien contre
leur gré. » Quelques mois plus tôt, ce savoir que paraissait posséder
Andrée des mobiles auxquels obéissent les filles de la petite bande
m'eût paru le plus précieux du monde. Peut-être ce qu'elle disait
suffisait-il à expliquer qu'Albertine qui s'était donnée à moi
ensuite à Paris, se fût refusée à Balbec où je voyais constamment
ses amies, ce que j'avais l'absurdité de croire un tel avantage pour
être au mieux avec elle. Peut-être même était-ce de voir quelques
mouvements de confiance de moi avec Andrée ou que j'eusse imprudemment
dit à celle-ci qu'Albertine allait coucher au Grand Hôtel qui faisait
qu'Albertine qui peut-être, une heure avant, était prête à me
laisser prendre certains plaisirs, comme la chose la plus simple, avait
eu un revirement et avait menacé de sonner. Mais alors, elle avait dû
être facile avec bien d'autres. Cette idée réveilla ma jalousie et je
dis à Andrée qu'il y avait une chose que je voulais lui demander.
«Vous faisiez cela dans l'appartement inhabité de votre grand'mère? »
«Oh! non jamais, nous aurions été dérangées. » «Tiens, je croyais,
il me semblait. . . » «D'ailleurs Albertine aimait surtout faire cela à
la campagne. » «Où ça? » «Autrefois quand elle n'avait pas le temps
d'aller très loin, nous allions aux Buttes-Chaumont. Elle connaissait
là une maison. Ou bien sous les arbres, il n'y a personne; dans la
grotte du petit Trianon aussi. » «Vous voyez bien, comment vous croire?
Vous m'aviez juré, il n'y a pas un an n'avoir rien fait aux
Buttes-Chaumont. » «J'avais peur de vous faire de la peine. » Comme je
l'ai dit je pensai, beaucoup plus tard seulement, qu'au contraire, cette
seconde fois, le jour des aveux, Andrée avait cherché à me faire de
la peine. Et j'en aurais eu tout de suite, pendant qu'elle parlait,
l'idée, parce que j'en aurais éprouvé le besoin, si j'avais encore
autant aimé Albertine. Mais les paroles d'Andrée ne me faisaient pas
assez mal pour qu'il me fût indispensable de les juger immédiatement
mensongères. En somme si ce que disait Andrée était vrai, et je n'en
doutai pas d'abord, l'Albertine réelle que je découvrais, après avoir
connu tant d'apparences diverses d'Albertine, différait fort peu de la
fille orgiaque surgie et devinée, le premier jour, sur la digue de
Balbec et qui m'avait successivement offert tant d'aspects, comme
modifie tour à tour la disposition de ses édifices jusqu'à écraser,
à effacer le monument capital qu'on voyait seul dans le lointain, une
ville dont on approche, mais dont finalement quand on la connaît bien
et qu'on la juge exactement, les proportions vraies étaient celles que
la perspective du premier coup d'œil avait indiquées, le reste, par
où on avait passé, n'étant que cette série successive de lignes de
défense que tout être élève contre notre vision et qu'il faut
franchir l'une après l'autre, au prix de combien de souffrances, avant
d'arriver au cœur. D'ailleurs si je n'eus pas besoin de croire
absolument à l'innocence d'Albertine parce que ma souffrance avait
diminué, je peux dire que réciproquement si je ne souffris pas trop de
cette révélation, c'est que depuis quelque temps, à la croyance que
je m'étais forgée de l'innocence d'Albertine, s'était substituée peu
à peu et sans que je m'en rendisse compte, la croyance toujours
présente en moi, en sa culpabilité. Or si je ne croyais plus à
l'innocence d'Albertine, c'est que je n'avais déjà plus le besoin, le
désir passionné d'y croire. C'est le désir qui engendre la croyance
et si nous ne nous en rendons pas compte d'habitude, c'est que la
plupart des désirs créateurs de croyances, ne finissent--contrairement
à celui qui m'avait persuadé qu'Albertine était innocente--qu'avec
nous-mêmes. À tant de preuves qui corroboraient ma version première,
j'avais stupidement préféré de simples affirmations d'Albertine.
Pourquoi l'avoir crue? Le mensonge est essentiel à l'humanité. Il y
joue peut-être un aussi grand rôle que la recherche du plaisir et
d'ailleurs est commandé par cette recherche. On ment pour protéger son
plaisir ou son honneur si la divulgation du plaisir est contraire à
l'honneur. On ment toute sa vie, même surtout, peut-être seulement, à
ceux qui nous aiment. Ceux-là seuls en effet nous font craindre pour
notre plaisir et désirer leur estime. J'avais d'abord cru Albertine
coupable, et seul mon désir employant à une œuvre de doute les forces
de mon intelligence m'avait fait faire fausse route. Peut-être
vivons-nous entourés d'indications électriques, sismiques, qu'il nous
faut interpréter de bonne foi pour connaître la vérité des
caractères. S'il faut le dire, si triste malgré tout que je fusse des
paroles d'Andrée, je trouvais plus beau que la réalité se trouvât
enfin concorder avec ce que mon instinct avait d'abord pressenti,
plutôt qu'avec le misérable optimisme auquel j'avais lâchement cédé
par la suite. J'aimais mieux que la vie fût à la hauteur de mes
intuitions. Celles-ci du reste que j'avais eues le premier jour sur la
plage, quand j'avais cru que ces jeunes filles incarnaient la frénésie
du plaisir, le vice, et aussi le soir où j'avais vu l'institutrice
d'Albertine faire rentrer cette fille passionnée dans la petite villa,
comme on pousse dans sa cage un fauve que rien plus tard, malgré les
apparences, ne pourra domestiquer, ne s'accordaient-elles pas à ce que
m'avait dit Bloch quand il m'avait rendu la terre si belle en m'y
montrant, me faisant frissonner dans toutes mes promenades, à chaque
rencontre, l'universalité du désir. Peut-être malgré tout, ces
intuitions premières, valait-il mieux que je ne les rencontrasse à
nouveau vérifiées que maintenant. Tandis que durait tout mon amour
pour Albertine, elles m'eussent trop fait souffrir et il eût été
mieux qu'il n'eût subsisté d'elles qu'une trace, mon perpétuel
soupçon de choses que je ne voyais pas et qui pourtant se passaient
continuellement si près de moi, et peut-être une autre trace encore,
antérieure, plus vaste, qui était _mon amour lui-même_. N'était-ce
pas en effet malgré toutes les dénégations de ma raison, connaître
dans toute sa hideur Albertine, que la choisir, l'aimer; et même dans
les moments où la méfiance s'assoupit, l'amour n'en est-il pas la
persistance et une transformation, n'est-il pas une preuve de
clairvoyance (preuve inintelligible à l'amant lui-même) puisque le
désir allant toujours vers ce qui nous est le plus opposé nous force
d'aimer ce qui nous fera souffrir? Il entre certainement dans le charme
d'un être, dans l'attrait de ses yeux, de sa bouche, de sa taille, les
éléments inconnus de nous qui sont susceptibles de nous rendre le plus
malheureux, si bien que nous sentir attiré vers cet être, commencer à
l'aimer, c'est, si innocent que nous le prétendions, lire déjà, dans
une version différente, toutes ses trahisons et ses fautes. Et ces
charmes qui, pour m'attirer, matérialisaient ainsi les parties nocives,
dangereuses, mortelles, d'un être, peut-être étaient-ils avec ces
secrets poisons dans un rapport de cause à effet plus direct que ne le
sont la luxuriance séductrice et le suc empoisonné de certaines fleurs
vénéneuses? C'est peut-être, me disais-je, le vice lui-même
d'Albertine, cause de mes souffrances futures, qui avait produit chez
elle ces manières bonnes et franches donnant l'illusion qu'on avait
avec elle la même camaraderie loyale et sans restriction qu'avec un
homme, comme un vice parallèle avait produit chez M. de Charlus une
finesse féminine de sensibilité et d'esprit. Au milieu du plus complet
aveuglement, la perspicacité subsiste sous la forme même de la
prédilection et de la tendresse. De sorte qu'on a tort de parler en
amour de mauvais choix, puisque dès qu'il y a choix, il ne peut être
que mauvais. «Est-ce que ces promenades aux Buttes-Chaumont eurent lieu
quand vous veniez la chercher à la maison, dis-je à Andrée. » «Oh!
non, du jour où Albertine fut revenue de Balbec avec vous, sauf ce que
je vous ai dit, elle ne fit plus jamais rien avec moi. Elle ne me
permettait même plus de lui parler de ces choses. » «Mais ma petite
Andrée pourquoi mentir encore? Par le plus grand des hasards, car je ne
cherche jamais à rien connaître, j'ai appris jusque dans les détails
les plus précis, des choses de ce genre qu'Albertine faisait, je peux
vous préciser, au bord de l'eau avec une blanchisseuse quelques jours
à peine, avant sa mort. » «Ah! peut-être après vous avoir quitté,
cela je ne sais pas. Elle sentait qu'elle n'avait pu, ne pourrait plus
jamais regagner votre confiance. » Ces derniers mots m'accablèrent.
Puis je repensai au soir de la branche de seringa, je me rappelai
qu'environ quinze jours après, comme ma jalousie changeait
successivement d'objet, j'avais demandé à Albertine si elle n'avait
jamais eu de relations avec Andrée, et qu'elle m'avait répondu: «Oh!
jamais, certes j'adore Andrée; j'ai pour elle une affection profonde,
mais comme pour une sœur et même si j'avais les goûts que vous
semblez croire, c'est la dernière personne à qui j'aurais pensé pour
cela. Je peux vous le jurer sur tout ce que vous voudrez, sur ma tante,
sur la tombe de ma pauvre mère. » Je l'avais crue. Et pourtant même si
je n'avais pas été mis en méfiance par la contradiction entre ses
demi-aveux d'autrefois relativement à certaines choses et la netteté
avec laquelle elle les avait niées ensuite dès qu'elle avait vu que
cela ne m'était pas égal, j'aurais dû me rappeler Swann persuadé du
platonisme des amitiés de M. de Charlus et me l'affirmant le soir même
du jour où j'avais vu le giletier et le baron dans la cour. J'aurais
dû penser qu'il y a l'un devant l'autre deux mondes, l'un constitué
par les choses que les êtres les meilleurs, les plus sincères disent,
et derrière lui le monde composé par la succession de ce que ces
mêmes êtres font; si bien que quand une femme mariée vous dit d'un
jeune homme: «Oh! c'est parfaitement vrai que j'ai une immense amitié
pour lui, mais c'est quelque chose de très innocent, de très pur, je
pourrais le jurer sur le souvenir de mes parents», on devrait
soi-même, au lieu d'avoir une hésitation, se jurer qu'elle sort
probablement du cabinet de toilette où, après chaque rendez-vous
qu'elle a eu avec ce jeune homme, elle se précipite, pour n'avoir pas
d'enfants. La branche de seringa me rendait mortellement triste, et
aussi qu'Albertine m'eût cru, m'eût dit fourbe et la détestant; plus
que tout peut-être, des mensonges si inattendus que j'avais peine à
les assimiler à ma pensée. Un jour Albertine m'avait raconté qu'elle
avait été à un camp d'aviation, qu'elle était amie de l'aviateur
(sans doute pour détourner mon soupçon des femmes, pensant que
j'étais moins jaloux des hommes), que c'était amusant de voir comme
Andrée était émerveillée devant cet aviateur, devant tous les
hommages qu'il rendait à Albertine, au point qu'Andrée avait voulu
faire une promenade en avion avec lui. Or cela était inventé de toutes
pièces, jamais Andrée n'était allée dans ce camp d'aviation.
Quand Andrée fut partie l'heure du dîner était arrivée. «Tu ne
devineras jamais qui m'a fait une visite d'au moins trois heures, me dit
ma mère. Je compte trois heures, c'est peut-être plus, elle était
arrivée presque en même temps que la première personne qui était Mme
Cottard, a vu successivement sans bouger entrer et sortir mes
différentes visites--et j'en ai eu plus de trente--et ne m'a quittée
qu'il y a un quart d'heure. Si tu n'avais pas eu ton amie Andrée, je
t'aurais fait appeler. » «Mais enfin qui était-ce? » «Une personne
qui ne fait jamais de visites. » «La princesse de Parme? »
«Décidément, j'ai un fils plus intelligent que je ne croyais. Ce
n'est pas un plaisir de te faire chercher un nom, car tu trouves tout de
suite. » «Elle ne s'est pas excusée de sa froideur d'hier? » «Non,
ça aurait été stupide, sa visite était justement cette excuse. Ta
pauvre grand'mère aurait trouvé cela très bien. Il paraît qu'elle
avait fait demander vers deux heures par un valet de pied si j'avais un
jour. On lui a répondu que c'était justement aujourd'hui, et elle est
montée. » Ma première idée que je n'osai pas dire à maman fut que
la princesse de Parme, entourée la veille de personnes brillantes avec
qui elle était très liée et avec qui elle aimait à causer, avait
ressenti de voir entrer ma mère un dépit qu'elle n'avait pas cherché
à dissimuler. Et c'était tout à fait dans le genre des grandes dames
allemandes, qu'avaient du reste beaucoup adopté les Guermantes, cette
morgue, qu'on croyait réparer par une scrupuleuse amabilité. Mais ma
mère crut, et j'ai cru ensuite comme elle, que tout simplement la
princesse de Parme ne l'ayant pas reconnue, n'avait pas cru devoir
s'occuper d'elle, qu'elle avait appris après le départ de ma mère qui
elle était, soit par la duchesse de Guermantes que ma mère avait
rencontrée en bas, soit par la liste des visiteuses auxquelles les
huissiers avant qu'elles entrassent demandaient leur nom pour l'inscrire
sur un registre. Elle avait trouvé peu aimable de faire dire ou de dire
à ma mère: «Je ne vous ai pas reconnue», mais ce qui n'était pas
moins conforme à la politesse des cours allemandes et aux façons
Guermantes que ma première version, avait pensé qu'une visite, chose
exceptionnelle de la part de l'Altesse, et surtout une visite de
plusieurs heures, fournirait à ma mère, sous une forme indirecte et
tout aussi persuasive cette explication, ce qui arriva en effet. Mais je
ne m'attardai pas à demander à ma mère un récit de la visite de la
princesse, car je venais de me rappeler plusieurs faits relatifs à
Albertine sur lesquels je voulais et j'avais oublié d'interroger
Andrée. Combien peu d'ailleurs je savais, je saurais jamais de cette
histoire d'Albertine, la seule histoire qui m'eût particulièrement
intéressé, du moins qui recommençait à m'intéresser à certains
moments. Car l'homme est cet être sans âge fixe, cet être qui a la
faculté de redevenir en quelques secondes de beaucoup d'années plus
jeune, et qui, entouré des parois du temps où il a vécu, y flotte,
mais comme dans un bassin dont le niveau changerait constamment et le
mettrait à portée tantôt d'une époque, tantôt d'une autre.
J'écrivis à Andrée de revenir. Elle ne le put qu'une semaine plus
tard. Presque dès le début de sa visite, je lui dis: «En somme
puisque vous prétendez qu'Albertine ne faisait plus ce genre de choses
quand elle vivait ici, d'après vous, c'est pour les faire plus
librement qu'elle m'a quitté, mais pour quelle amie? » «Sûrement pas,
ce n'est pas du tout cela. » «Alors parce que j'étais trop
désagréable? » «Non, je ne crois pas. Je crois qu'elle a été
forcée de vous quitter par sa tante qui avait des vues pour elle sur
cette canaille, vous savez, ce jeune homme que vous appeliez «_je suis
dans les choux_», ce jeune homme qui aimait Albertine et l'avait
demandée. Voyant que vous ne l'épousiez pas, ils ont eu peur que la
prolongation choquante de son séjour chez vous n'empêchât ce jeune
homme de l'épouser. Mme Bontemps sur qui le jeune homme ne cessait de
faire agir a rappelé Albertine. Albertine au fond avait besoin de son
oncle et de sa tante et quand elle a su qu'on lui mettait le marché en
mains, elle vous a quitté. » Je n'avais jamais dans ma jalousie pensé
à cette explication, mais seulement aux désirs d'Albertine pour les
femmes et à ma surveillance, j'avais oublié qu'il y avait aussi Mme
Bontemps qui pouvait trouver étrange un peu plus tard ce qui avait
choqué ma mère dès le début. Du moins Mme Bontemps craignait que
cela ne choquât ce fiancé possible qu'elle lui gardait comme une poire
pour la soif, si je ne l'épousais pas. Ce mariage était-il vraiment la
raison du départ d'Albertine et par amour-propre, pour ne pas avoir
l'air de dépendre de sa tante, ou de me forcer à l'épouser
n'avait-elle pas voulu le dire? Je commençais à me rendre compte que
le système des causes nombreuses d'une seule action, dont Albertine
était adepte dans ses rapports avec ses amies quand elle laissait
croire à chacune que c'était pour elle qu'elle était venue, n'était
qu'une sorte de symbole artificiel, voulu, des différents aspects que
prend une action selon le point de vue où on se place. L'étonnement et
l'espèce de honte que je ressentais de ne pas m'être une seule fois
dit qu'Albertine était chez moi dans une position fausse, qui pouvait
ennuyer sa tante, cet étonnement, ce n'était pas la première fois, ce
ne fut pas la dernière fois, que je l'éprouvai. Que de fois il m'est
arrivé, après avoir cherché à comprendre les rapports de deux êtres
et les crises qu'ils amènent, d'entendre tout d'un coup un troisième
m'en parler à son point de vue à lui, car il a des rapports plus
grands encore avec l'un des deux, point de vue qui a peut-être été la
cause de la crise. Et si les actes restent aussi incertains, comment les
personnes elles-mêmes ne le seraient-elles pas? À entendre les gens
qui prétendaient qu'Albertine était une roublarde qui avait cherché
à se faire épouser par tel ou tel, il n'est pas difficile de supposer
comment ils eussent défini sa vie chez moi. Et pourtant à mon avis
elle avait été une victime, une victime peut-être pas tout à fait
pure, mais dans ce cas coupable pour d'autres raisons, à cause de vices
dont on ne parlait point. Mais il faut surtout se dire ceci: d'une part,
le mensonge est souvent un trait de caractère; d'autre part, chez des
femmes qui ne seraient pas sans cela menteuses, il est une défense
naturelle, improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce
danger subit et qui serait capable de détruire toute vie: l'amour.
D'autre part, ce n'est pas l'effet du hasard si les êtres intellectuels
et sensibles se donnent toujours à des femmes insensibles et
inférieures, et tiennent cependant à elles, au point que la preuve
qu'ils ne sont pas aimés ne les guérit nullement de tout sacrifier à
conserver près d'eux une telle femme. Si je dis que de tels hommes ont
besoin de souffrir, je dis une chose exacte en supprimant les vérités
préliminaires qui font de ce besoin--involontaire en un sens--de
souffrir, une conséquence parfaitement compréhensible de ces
vérités. Sans compter que les natures complètes étant rares, un
être très sensible et très intellectuel aura généralement peu de
volonté, sera le jouet de l'habitude et de cette peur de souffrir dans
la minute qui vient, qui voue aux souffrances perpétuelles--et que dans
ces conditions il ne voudra jamais répudier la femme qui ne l'aime pas.
On s'étonnera qu'il se contente de si peu d'amour, mais il faudra
plutôt se représenter la douleur que peut lui causer l'amour qu'il
ressent. Douleur qu'il ne faut pas trop plaindre, car il en est de ces
terribles commotions que nous donnent l'amour malheureux, le départ, la
mort d'une amante, comme de ces attaques de paralysie qui nous
foudroient d'abord, mais après lesquelles les muscles tendent peu à
peu à reprendre leur élasticité, leur énergie vitales. De plus cette
douleur n'est pas sans compensation. Ces êtres intellectuels et
sensibles sont généralement peu enclins au mensonge. Celui-ci les
prend d'autant plus au dépourvu que même très intelligents, ils
vivent dans le monde des possibles, réagissent peu, vivent dans la
douleur qu'une femme vient de leur infliger, plutôt que dans la claire
perception de ce qu'elle voulait, de ce qu'elle faisait, de celui
qu'elle aimait, perception donnée surtout aux natures volontaires et
qui ont besoin de cela pour parer à l'avenir au lieu de pleurer le
passé. Donc ces êtres se sentent trompés sans trop savoir comment.
Par là la femme médiocre qu'on s'étonnait de les voir aimer, leur
enrichit bien plus l'univers que n'eût fait une femme intelligente.
Derrière chacune de ses paroles, ils sentent un mensonge, derrière
chaque maison où elle dit être allée, une autre maison, derrière
chaque action, chaque être, une autre action, un autre être. Sans
doute ils ne savent pas lesquels, n'ont pas l'énergie, n'auraient
peut-être pas la possibilité d'arriver à le savoir. Une femme
menteuse, avec un truc extrêmement simple, peut leurrer sans se donner
la peine de le changer des quantités de personnes et qui plus est, la
même qui aurait dû le découvrir. Tout cela crée, en face de
l'intellectuel sensible un univers tout en profondeurs que sa jalousie
voudrait sonder et qui n'est pas sans intéresser son intelligence.
Sans être précisément de ceux-là j'allais peut-être, maintenant
qu'Albertine était morte, savoir le secret de sa vie. Mais cela, ces
indiscrétions qui ne se produisent qu'après que la vie terrestre d'une
personne est finie, ne prouvent-elles pas que personne ne croit, au
fond, à une vie future. Si ces indiscrétions sont vraies, on devrait
redouter le ressentiment de celle dont on dévoile les actions autant
pour le jour où on la rencontrera au ciel, qu'on le redoutait tant
qu'elle vivait, lorsqu'on se croyait tenu à cacher son secret. Et si
ces indiscrétions sont fausses, inventées parce qu'elle n'est plus là
pour démentir, on devrait craindre plus encore la colère de la morte
si on croyait au ciel. Mais personne n'y croit. De sorte qu'il était
possible qu'un long drame se fût joué dans le cœur d'Albertine entre
rester et me quitter, mais que me quitter fût à cause de sa tante, ou
de ce jeune homme, et pas à cause de femmes auxquelles peut-être elle
n'avait jamais pensé. Le plus grave pour moi fut qu'Andrée qui n'avait
pourtant plus rien à me cacher sur les mœurs d'Albertine, me jura
qu'il n'y avait pourtant rien eu de ce genre entre Albertine d'une part,
Mlle Vinteuil et son amie d'autre part (Albertine ignorait elle-même
ses propres goûts quand elle les avait connues, et celles-ci, par cette
peur de se tromper dans le sens qu'on désire, qui engendre autant
d'erreurs que le désir lui-même, la considéraient comme très hostile
à ces choses. Peut-être bien plus tard avaient-elles appris sa
conformité de goûts avec elles, mais alors elles connaissaient trop
Albertine et Albertine les connaissait trop pour qu'elles pussent songer
à faire cela ensemble). En somme je ne comprenais toujours pas
davantage pourquoi Albertine m'avait quitté. Si la figure d'une femme
est difficilement saisissable aux yeux qui ne peuvent s'appliquer à
toute cette surface mouvante, aux lèvres, plus encore à la mémoire,
si des nuages la modifient selon sa position sociale, selon la hauteur
où l'on est situé, quel rideau plus épais encore est tiré entre les
actions de celle que nous voyons et ses mobiles. Les mobiles sont dans
un plan plus profond, que nous n'apercevons pas, et engendrent
d'ailleurs d'autres actions que celles que nous connaissons et souvent
en absolue contradiction avec elles. À quelle époque n'y a-t-il pas eu
d'homme public, cru un saint par ses amis, et qui soit découvert avoir
fait des faux, volé l'État, trahi sa patrie? Que de fois un grand
seigneur est volé par un intendant qu'il a élevé, dont il eût juré
qu'il était un brave homme et qui l'était peut-être. Or ce rideau
tiré sur les mobiles d'autrui, combien devient-il plus impénétrable
si nous avons de l'amour pour cette personne, car il obscurcit notre
jugement et les actions aussi de celle qui, se sentant aimée, cesse
tout d'un coup d'attacher du prix à ce qui en aurait eu sans cela pour
elle, comme la fortune par exemple. Peut-être aussi est-elle poussée
à feindre en partie ce dédain de la fortune dans l'espoir d'obtenir
plus en faisant souffrir. Le marchandage peut aussi se mêler au reste.
De même des faits positifs de sa vie, une intrigue qu'elle n'a confiée
à personne de peur qu'elle ne nous fût révélée, que beaucoup
malgré cela auraient peut-être connue s'ils avaient eu de la
connaître le même désir passionné que nous, en gardant plus de
liberté d'esprit, en éveillant chez l'intéressée moins de
suspicions, une intrigue que certains n'ont pas ignorée--mais certains
que nous ne connaissons pas et que nous ne saurions où trouver. Et
parmi toutes les raisons d'avoir avec nous une attitude inexplicable, il
faut faire entrer ces singularités du caractère qui poussent un être,
soit par négligence de son intérêt, soit par haine, soit par amour de
la liberté, soit par de brusques impulsions de colère, ou par crainte
de ce que penseront certaines personnes, à faire le contraire de ce que
nous pensions. Et puis il y a les différences de milieu, d'éducation,
auxquelles on ne veut pas croire parce que, quand on cause tous les
deux, on les efface par les paroles, mais qui se retrouvent quand on est
seul pour diriger les actes de chacun d'un point de vue si opposé qu'il
n'y a pas de véritable rencontre possible. --«Mais ma petite Andrée
vous mentez encore. Rappelez-vous,--vous-même me l'avez avoué,--je
vous ai téléphoné la veille, vous rappelez-vous qu'Albertine avait
tant voulu, et en me le cachant comme quelque chose que je ne devais pas
savoir, aller à la matinée Verdurin où Mlle Vinteuil devait venir. »
«Oui, mais Albertine ignorait absolument que Mlle Vinteuil dût y
venir. » «Comment? Vous-même m'avez dit que quelques jours avant elle
avait rencontré Mme Verdurin. D'ailleurs, Andrée, inutile de nous
tromper l'un l'autre. J'ai trouvé un papier un matin dans la chambre
d'Albertine, un mot de Mme Verdurin la pressant de venir à la
matinée. » Et je lui montrai le mot qu'en effet Françoise s'était
arrangée pour me faire voir en le plaçant tout au-dessus des affaires
d'Albertine quelques jours avant son départ, et, je le crains, en le
laissant là pour faire croire à Albertine que j'avais fouillé dans
ses affaires, pour lui faire savoir en tous cas que j'avais vu ce
papier. Et je m'étais souvent demandé si cette ruse de Françoise
n'avait pas été pour beaucoup dans le départ d'Albertine qui voyait
qu'elle ne pouvait plus rien me cacher et se sentait découragée,
vaincue. Je lui montrai le papier: Je n'ai aucun remords, tout excusée
par ce sentiment si familial. . . «Vous savez bien Andrée qu'Albertine
avait toujours dit que l'amie de Mlle Vinteuil était en effet pour elle
une mère, une sœur. » «Mais vous avez mal compris ce billet. La
personne que Mme Verdurin voulait ce jour-là faire rencontrer chez elle
avec Albertine, ce n'était pas du tout l'amie de Mlle Vinteuil,
c'était le fiancé «_je suis dans les choux_» et le sentiment
familial est celui que Mme Verdurin portait à cette crapule qui est en
effet son neveu. Pourtant je crois qu'ensuite Albertine a su que Mlle
Vinteuil devait venir, Mme Verdurin avait pu le lui faire savoir
accessoirement. Certainement l'idée qu'elle reverrait son amie lui
avait fait plaisir, lui rappelait un passé agréable, mais comme vous
seriez content, si vous deviez aller dans un endroit, de savoir
qu'Elstir y est, mais pas plus, pas même autant. Non, si Albertine ne
voulait pas dire pourquoi elle voulait aller chez Mme Verdurin, c'est
qu'il y avait une répétition où Mme Verdurin avait convoqué très
peu de personnes, parmi lesquelles ce neveu à elle que vous aviez
rencontré à Balbec, que Mme Bontemps voulait faire épouser à
Albertine et avec qui Albertine voulait parler. C'est une jolie
canaille». Ainsi Albertine, contrairement à ce qu'avait cru autrefois
la mère d'Andrée, avait eu somme toute un beau parti bourgeois. Et
quand elle avait voulu voir Mme Verdurin, quand elle lui avait parlé en
secret, quand elle avait été si fâchée que j'y fusse allé en
soirée sans la prévenir, l'intrigue qu'il y avait entre elle et Mme
Verdurin avait pour objet de lui faire rencontrer non Mlle Vinteuil,
mais le neveu qui aimait Albertine et pour qui Mme Verdurin
s'entremettait, avec cette satisfaction de travailler à la réalisation
d'un de ces mariages qui surprennent de la part de certaines familles
dans la mentalité de qui on n'entre pas complètement, croyant qu'elles
tiennent à un mariage riche. Or jamais je n'avais repensé à ce neveu
«qui avait peut-être été le déniaiseur grâce auquel j'avais été
embrassé la première fois par elle. Et à tout le plan des mobiles
d'Albertine que j'avais construit, il fallait en substituer un autre, ou
le lui superposer, car peut-être il ne l'excluait pas, le goût pour
les femmes n'empêchant pas de se marier. «Et puis il n'y a pas besoin
de chercher tant d'explications, ajouta Andrée. Dieu sait combien
j'aimais Albertine et quelle bonne créature c'était, mais surtout
depuis qu'elle avait eu la fièvre typhoïde (une année avant que vous
ayez fait notre connaissance à toutes), c'était un vrai cerveau
brûlé. Tout à coup elle se dégoûtait de ce qu'elle faisait, il
fallait changer à la minute même, et elle ne savait sans doute pas
elle-même pourquoi. Vous rappelez-vous la première année où vous
êtes venu à Balbec, l'année où vous nous avez connues? Un beau jour
elle s'est fait envoyer une dépêche qui la rappelait à Paris, c'est
à peine si on a eu le temps de faire ses malles. Or elle n'avait aucune
raison de partir. Tous les prétextes qu'elle a donnés étaient faux.
Paris était assommant pour elle à ce moment-là. Nous étions toutes
encore à Balbec. Le golf n'était pas fermé et même les épreuves
pour la grande coupe qu'elle avait tant désirée n'étaient pas finies.
Sûrement c'est elle qui l'aurait eue. Il n'y avait que huit jours à
attendre. Eh bien, elle est partie au galop! Souvent je lui en avais
reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi
elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris,
vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec,
qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle. » Et je
me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si
des différences entre les esprits expliquent les impressions
différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre,
les différences de sentiments, l'impossibilité de persuader une
personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les
caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une
cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me
disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie.
J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour
aller chez Mme Verdurin et je ne m'étais pas trompé. Mais alors même
qu'on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l'apparence;
car l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de
l'intrigue,--aussi bien que celui de l'intelligence, du cœur--se
dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous
nous disons: c'est ceci, c'est cela; c'est à cause d'elle, ou de telle
autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru
l'explication d'autant plus logique qu'Albertine allant au-devant m'en
avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la
présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir. Et ici à
propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j'avais oublié: peu
de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi je l'avais
rencontré, et il avait été contrairement à son attitude à Balbec
excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le
laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons.
Or maintenant, je comprenais que tout bonnement, sachant qu'Albertine
habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir
toutes facilités de la voir et de me l'enlever et je conclus que
c'était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées
devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je
continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi, c'était
à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai
que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était
en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le
cas n'était pas le même, Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, si
bien qu'il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité,
mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on
éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on
l'éprouve aussi si ce bien, celui-là le détient même en l'aimant
pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui
conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai
toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas
dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une
pure ruse; ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la
manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait
que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation
stupéfiée: «Si vous aviez entendu les protestations d'affection que
me prodiguait ce misérable!
Qu'on vienne voler un homme de son trésor,
je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de
l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de
perversité qu'on ne peut imaginer. » Or, il n'y a pas là une telle
perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce
genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine
avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple
dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se
savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel.
Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses
existaient pour lui. Le fait que j'eusse été estimé d'Elstir, de
Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je
jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire
moi-même, faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour
l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant
avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier
ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte
qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une
sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet
d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour
cela qu'il tenait tant à venir chez moi et il eût tout lâché pour
cela. Mais cette raison dernière qui ne faisait guère qu'élever à
une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait
peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme
avait pu réellement exister chez Albertine quand elle avait voulu
aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir
parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance,
qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour
celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence
chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue
était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi
qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si
tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine
quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil, venait de ce que je l'avais fait
à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher, à cause de
ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine
de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette
matinée Mlle Vinteuil, avait à ce moment-là augmenté mon tourment,
fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle
avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente,
peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait
ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être
pourtant, même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait
entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire
supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu
exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine, et qu'Albertine, par
restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec
Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que
stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations
avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et
qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était
plutôt elle qu'Andrée qui mentait? La vérité et la vie sont bien
ardues et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une
impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la
fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que
j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et
cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait
arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière
visite d'Andrée.
[Note 1: Anecdote racontée avec une variante par Mme de Guermantes
au sujet du prince de Léon, Cf, _La Prisonnière_, t. I, p. 47. (Note
du Dr Robert Proust. )]
[Note 2: Cf. _la Prisonnnière_, t. I, p. 48. (Note du Dr Proust. )]
CHAPITRE III
_Séjour à Venise_
Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et--comme il
peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus
humbles, dans les plus précieuses--j'y goûtais des impressions
analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à
Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus
riche. Quand à dix heures du matin on venait ouvrir mes volets, je
voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en
resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'Or du campanile
de Saint-Marc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à
fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais
une demi-heure plus tard sur la piazzetta, une promesse de joie plus
certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes
de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j'étais
couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un
seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le
premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de
l'Église qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand
j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort
sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis, en
m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était
substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de
Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à
Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle
qu'à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le
plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était
toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une
couleur si résistante, que mes yeux fatigués pouvaient pour se
détendre et sans craindre qu'elle fléchît y appuyer leurs regards.
Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette
nouvelle ville aussi, les habitants sortaient bien des maisons alignées
l'une à côté de l'autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons
projetant un peu d'ombre à leurs pieds était à Venise confié à des
palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels
la tête d'un Dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau
d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par
son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l'eau. Sur la
piazza l'ombre qu'eussent développée à Combray la toile du magasin de
nouveautés et l'enseigne du coiffeur, c'étaient les petites fleurs
bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le
relief d'une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait
fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser au bord
du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et
les rinceaux de fenêtres gothiques. J'en dirai autant de celle de notre
hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m'attendait en
regardant le canal avec une patience qu'elle n'eût pas montrée
autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances
qui depuis n'avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me
laisser voir combien elle m'aimait. Maintenant, elle sentait bien que sa
froideur apparente n'eût plus rien changé, et la tendresse qu'elle me
prodiguait était comme ces aliments défendus qu'on ne refuse plus aux
malades, quand il est assuré qu'ils ne peuvent guérir. Certes les
humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la
chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l'Oiseau, son asymétrie à
cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la
hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait
à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu'une
embrasse divisait et retenait écartés, l'équivalent de tout cela
existait à cet Hôtel de Venise où j'entendais aussi ces mots si
particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la
demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre
souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure
fut la nôtre; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu non
comme il l'était à Combray, et comme il l'est un peu partout, aux
choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l'ogive encore
à demi-arabe d'une façade qui est reproduite dans tous les musées de
moulages et tous les livres d'art illustrés, comme un des
chefs-d'œuvre de l'architecture domestique au Moyen Âge; de bien loin
et quand j'avais à peine dépassé Saint-Georges Majeur, j'apercevais
cette ogive qui m'avait vu, et l'élan de ses arcs brisés ajoutait à
son sourire de bienvenue la distinction d'un regard plus élevé,
presque incompris. Et parce que derrière ces balustres de marbre de
diverses couleurs, maman lisait en m'attendant, le visage contenu dans
une voilette de tulle d'un blanc aussi déchirant que celui de ses
cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l'avait en cachant ses
larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l'air
«habillée» devant les gens de l'hôtel, mais surtout pour me
paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de
ma grand'mère, parce que, ne m'ayant pas reconnu tout de suite, dès
que de la gondole je l'appelais, elle envoyait vers moi, du fond de son
cœur, son amour qui ne s'arrêtait que là où il n'y avait plus de
matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu'elle
faisait aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à
exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait
m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de
l'ogive illuminée par le soleil de midi, à cause de cela, cette
fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en
même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine
heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles; et si pleins de
formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde
pour moi l'aspect intime d'un homme de génie avec qui nous aurions
passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté
pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le
moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes
larmes, c'est tout simplement parce qu'elle me dit la chose qui peut le
plus me toucher: «Je me rappelle très bien votre mère. »
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien
en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis
éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre, mais à Venise
c'était un courant d'air marin qui l'entretenait non plus dans un petit
escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces
de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de
soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois,
ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres
d'art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les
impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette
ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement
esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu'en représenter
seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les
aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour
rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance
avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une
réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres,
de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus
réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle
que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma
mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple,
les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre
ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à
franges. Ma gondole suivait les petits canaux; comme la main
mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette
ville d'Orient, ils semblaient au fur et à mesure que j'avançais, me
pratiquer un chemin creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils
divisaient en écartant à peine d'un mince sillon arbitrairement tracé
les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le
guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé
au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui
ils frayaient sa route.
On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de
séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place
n'avait été réservée. De sorte que le Campanile de l'église ou les
treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville
inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la
même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien
à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite,
que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l'eau en ce
vieux quartier populeux, devenues des paroisses humbles et
fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la
fréquentation de nombreuses petites gens, que les jardins traversés
par la percée du canal laissaient traîner dans l'eau leurs feuilles ou
leurs fruits étonnés et que sur le rebord de la maison dont le grès
grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être
brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre
laissaient pendre leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots
assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter
et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois, apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là, comme
une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit
temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au
fronton un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles
il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air
d'un quai de débarquement pour maraîchers.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma
mère sur la Piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous
regardions la file des palais, entre lesquels nous passions, refléter
la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles,
moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que
comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se
promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les
demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des
sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses œuvres avec
une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des
impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer,
sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par
jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à
marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme
nous l'eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les
Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la
lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus
élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées
sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file,
s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir,
faisaient demander si elle était là; et, tandis qu'en attendant la
réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser,
comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, elles
cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le
palais, non sans être secouées comme au sommet d'une vague bleue par
le remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être
resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi
les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des
courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples
allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le
charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels,
et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous
avions retrouvée--la connaissance imprévue et inopportune qu'on
rencontre chaque fois qu'on voyage--et que maman avait invitée, nous
voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n'était pas le
nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis
que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le
salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'œil sur la grande
salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout
entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en
un italien que je traduis:
«Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre? Ils ne préviennent
jamais. C'est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table
(«non so se bisogna conservar loro la tavola»). Et puis, tant pis s'ils
descendent et qu'ils la trouvent prise! Je ne comprends pas qu'on
reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C'est pas
le monde d'ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait
décider relativement à la table, et il allait faire demander au
liftier de monter s'informer à l'étage, quand, avant qu'il en eût le
temps, la réponse lui fut donnée: il venait d'apercevoir la vieille
dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et
de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte
d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous
son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W. . . , mais, pour les
profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de
Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train
d'examiner les vestiges d'une fresque, se trouvait, le long des belles
parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir
Mme de Villeparisis.
«Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois
qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit le
garçon. »
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle
voyageait, et qu'on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout
de quelques instants, s'avancer vers la table et s'asseoir à côté
d'elle, son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en
revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable
intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des
ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui
le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue, peut-être
dans le fait que, laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de
rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, faire mettre à la
retraite par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux
qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens
assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour
trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois
avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès
qu'il était question de «grandes affaires» il se retrouvait, on va le
voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il
s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de
certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne
peuvent plus faire grand mal.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une
vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de
remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions
toutes pratiques où s'empreint le prolongement d'un mutuel amour:
«Êtes-vous passé chez Salviati?
--Oui.
--Enverront-ils demain?
--J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le
dîner. Voyons le menu.
--Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez?
--Non, l'attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs
de pétrole. Mais il n'y a pas lieu de se presser étant donné les
excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme
entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions?
--Moi, oui, mais vous cela vous est défendu. Demandez à la place du
risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
--Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour
Madame et un risotto pour moi. »
Un nouveau et long silence.
«Tenez, je vous apporte des journaux, le _Corriere della Sera_, la
_Gazzetta del Popolo_, etc. Est-ce que vous savez qu'il est fortement
question d'un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire
serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie. Il serait
peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de
Constantinople. Mais, s'empressa d'ajouter avec âcreté M. de Norpois,
pour une ambassade d'une telle envergure et où il est de toute
évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu'il arrive,
avoir la première place à la table des délibérations, il serait
prudent de s'adresser à des hommes d'expérience mieux outillés pour
résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des
diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le
panneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça
ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de
prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, donnaient
comme «grand favori» un jeune ministre des Affaires étrangères.
«Dieu sait si les hommes d'âge sont éloignés de se mettre, à la
suite de je ne sais quelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de
plus ou moins incapables recrues. J'en ai beaucoup connu de tous ces
prétendus diplomates de la méthode empirique qui mettaient tout leur
espoir dans un ballon d'essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il
est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre
les rênes de l'État en des mains turbulentes, qu'à l'appel du devoir,
un conscrit répondra toujours présent. Mais qui sait (et M. de Norpois
avait l'air de très bien savoir de qui il parlait) s'il n'en serait pas
de même le jour où l'on irait chercher quelque vétéran plein de
savoir et d'adresse. À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,
le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu'après un
règlement de nos difficultés pendantes avec l'Allemagne. Nous ne
devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on
vienne nous réclamer par des manœuvres dolosives et à notre corps
défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse
de sportulaires. Il faut que cela finisse, et naturellement un homme de
haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait si je puis
dire l'oreille de l'empereur, jouirait de plus d'autorité que quiconque
pour mettre le point final au conflit. »
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
«Ah! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.
--Ah! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de
Villeparisis.
--Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le propre
beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que
j'ai chassé avec lui à Bonnétable?
--Ah! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture?
--Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la sœur du grand-duc
N. . . »
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un
professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait
fixement Mme de Villeparisis.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se
leva, marcha avec empressement vers lui et d'un geste majestueux, il
s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de
Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura
debout auprès d'eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller
Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité
de vieil amant, et surtout dans la crainte qu'elle ne se livrât à un
des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès
qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact il rectifiait le propos
et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l'intensité
continue d'un magnétiseur.
Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait, je la rejoignis et
m'excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m'avait amusé de
voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près
de s'évanouir. Cherchant à se dominer:
«Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon? me dit-elle.
--Oui.
--Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde? C'est le rêve
de ma vie.
--Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à
avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser?
--Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces, la duchesse
d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu
fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien! elle
a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été
cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray,
maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé
la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue,
malgré tout, ce sera une douceur. . . »
Je menai Mme Sazerat, tremblante d'émotion, jusqu'au restaurant et je
lui montrai Mme de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut,
Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de
Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle:
--Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée,
qui habitait son imagination depuis si longtemps.
--Mais si, à la seconde table.
--C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je
compte, la seconde table, c'est une table où il y a seulement, à
côté d'un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
--C'est elle! »
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire
asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux
trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent
au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à
Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait
évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de
politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui
jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis
soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir
s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux
de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce
silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien
ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince
était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés
chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude
coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis
n'ambitionnait rien moins, comme nous l'avons vu, que Constantinople,
avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il
comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet
que de sa part un acte d'une portée internationale pouvait être le
digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de
nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas
renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre
mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux
qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû
abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections
futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de
président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de
lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le
considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs
possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche
serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms
d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien
ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus
et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour
prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la
conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliées,
être exhumés par quelque personnalité signant «un Renseigné» ou
«Testis» ou «Machiavel» dans un journal où l'oubli même où ils
étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.
Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le
diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois
leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été
rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de
conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une
brièveté moindre demanda finement: «Et est-ce que personne n'a
prononcé le nom de M. Giolitti? » À ces mots les écailles du prince
Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de
Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire
quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de
Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller
chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus
nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs
Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir,
phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert:
ces mots hurlés «Le cocher Auguste de la rue de Belloy. » Nous
ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il
était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: «Et M.
Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom? » Car M. de Norpois,
chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus
belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «airs de
bravoure», comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le
reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre,
une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à
Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après
en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons
l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta
plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute, le roi consulta divers
hommes d'état sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet.
Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un
journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La
conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la
différence qu'au lieu de dire: «M. de Norpois demanda finement», on
lisait «dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît». M. de
Norpois jugea que «finement» avait déjà une force explosive
suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le
moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay
démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de
la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M.
Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se
plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour
rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe
entière. Ce mécontentement n'existait pas, mais les divers
ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M.
