À tout moment,
parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en
voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est
traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut
aller faire une randonnée en mer.
parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en
voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est
traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut
aller faire une randonnée en mer.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
si,
six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question,
vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les
projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous
avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée,
tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que
cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté
ensemble et que la jeune fille disait être très prise, par vous,
précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu'elle
avait goûté, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter,
cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n'était pas elle,
c'était une autre, c'était encore autre chose! Autre chose, quoi? Une
autre, qui?
Hélas, les yeux fragmentés partant au loin et tristes permettraient
peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les
directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le
réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des
possibles que dans un brusque étourdissement, allant taper contre le
mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite
constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les
induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calmes, nous
n'aimions plus. La lettre n'est pas venue, aucun courrier n'en apporte,
que se passe-t-il, l'anxiété renaît et l'amour. Ce sont surtout de
tels êtres qui nous inspirent l'amour, pour notre désolation. Car
chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos
yeux de leur personnalité. Nous étions résignés à la souffrance,
croyant aimer en dehors de nous et nous nous apercevons que notre amour
est fonction de notre tristesse, que notre amour c'est peut-être notre
tristesse et que l'objet n'en est que pour une faible part la jeune
fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres
qui inspirent l'amour.
Le plus souvent l'amour n'a pas pour objet un corps, excepté si une
émotion, la peur de le perdre, l'incertitude de le retrouver se fondent
en lui. Or, ce genre d'anxiété a une grande affinité pour les corps.
Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même; ce qui est une
des raisons pourquoi l'on voit des hommes indifférents aux femmes les
plus belles en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides.
À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre
inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous leur regard
semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté,
surpassant la beauté qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour
nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous
craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le
garder nous le comparons à ces autres qu'aussitôt nous lui
préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner
d'une semaine à l'autre, un être peut une semaine se voir sacrifier
tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié et ainsi de
suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous
ne savions par l'expérience que tout homme à d'avoir dans sa vie au
moins une fois cessé d'aimer, oublié une femme, le peu de chose qu'est
en soi-même un être quand il n'est plus, ou qu'il n'est pas encore
perméable à nos émotions. Et bien entendu si nous disons êtres de
fuite, c'est également vrai des êtres en prison, des femmes captives,
qu'on croit qu'on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent
les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la
tentation, mais s'ils aiment au contraire une femme cloîtrée, ils
recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur
prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes
qu'on enlève sont moins durables que d'autres, la cause en est que la
peur ne de pas arriver à les obtenir ou l'inquiétude de les voir fuir
est tout notre amour et qu'une fois enlevées à leur mari, arrachées
à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées
en un mot de notre émotion quelle qu'elle soit, elles sont seulement
elles-mêmes, c'est-à-dire presque rien, et, si longtemps convoitées,
sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être
quitté par elles.
J'ai dit: «Comment n'avais-je pas deviné? » Mais ne l'avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec? N'avais-je pas deviné en
Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles
palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes
encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant
qu'on y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée. Non pas
seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été
troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais
sur des pistes même fausses. N'importe! cela avait donné pour moi à
Albertine la plénitude d'un être rempli jusqu'au fond par la
superposition de tant d'êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour «Mlle
Vinteuil», j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps,
mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de
ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain
une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il
ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les
cache! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas forcément des
sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause: un
chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui
nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle sans
qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir
à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si
seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne
disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le
souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne
pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les
trahisons s'échelonnent sur notre passé; au reste, comment a-t-on le
courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se
préserver do la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par
le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos
souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir? Pour sortir
de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette
résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle,
à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même,
sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à
nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles
qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de
position un bien-être illusoire.
Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas! Et l'horreur de ces
amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous
tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos
insignifiants; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les
éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complexe, puisque
ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute
d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de
caractère, laquelle refait chaque soir les expériences et s'abaisse à
des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux
jusqu'où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n'était pas
entièrement platonique; elle me donnait des satisfactions charnelles et
puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation.
Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire
d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses
actes; j'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel
air, à quel moment, en réponse de quelle parole, de reconstituer toute
la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu
aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage
l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je
ne me fusse pas donné tant de peine pour en établir la vérité, en
restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces
inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont
insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un
soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre et sur la vraie
nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y
sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égard et de paroles que pour
nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes
dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu'on
goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et
sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé.
Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l'anxiété, et plus cher encore. D'ailleurs, nous
savons bien que si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais le plus souvent, nous ne faisons que changer
d'inquiétude. Un des mots de cette phrase qui devait nous calmer met
nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et
l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait
supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un
ami, elle nous bouleverse en nous apprenant--ce que nous ne
soupçonnions pas--qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous
raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé
ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible,
l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé
d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu
écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à
l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le
récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses
qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui,
plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis
elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse: «Je lui ai dit non,
catégoriquement», qui se retrouve dans toutes les classes de la
société, quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir
refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à
l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus, faisons-nous la
remarque: «mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi
avez-vous consenti à prendre le thé avec lui? » «Pour qu'il ne pût
pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille. » Et nous
n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus
gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour
ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque
aussi bien, ajoutait-elle, «c'est la vérité que vous ne l'êtes
pas». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors,
fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle
les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle
n'avait pas été la maîtresse? Vouloir connaître à tout prix ce
qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était
étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé
le même besoin de savoir au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m'étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus
d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si par la fragilité
qu'il laisse à notre cœur il fraye la voie aux amours suivantes, ne
nous donne pas du moins, par l'identité même des symptômes et des
souffrances, le moyen de les guérir.
D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait? Ne sait-on pas d'abord
d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces
femmes qui ont quelque chose à cacher? Y a-t-il là possibilité
d'erreur? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions
tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont
affirmé: «Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura
quelque chose, je ne dis jamais rien. » On donne sa fortune, sa vie pour
un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans
d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune,
on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de
nous, seul, c'est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous
sommes des prodigues qui dépensons par avarice, et c'est moins à un
être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher
autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la
vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie
plus lointaine, plus détachée, moins utile, moins nôtre. Ce qu'il
faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus
d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des
devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas
le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous
oserions, car, dégagé de nous, ne serait plus nous et que nous ne nous
créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction
apparente aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place
qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire: nous ne
vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre
avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une
femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous
aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de
nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses
mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la
vérité: ses mensonges si nombreux parce qu'elle ne se contentait pas
de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature
elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs
que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que par exemple elle
pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes; ses
aveux, parce que si rares, si courts arrêtés, ils laissaient entre eux,
en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en
blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour
cela d'abord apprendre, sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles
sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points
particuliers, c'était, sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait et
je verrais «tout par un beau jour» ce que Françoise faisait semblant
de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui
demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle
avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les
plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y
supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui
aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait
pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses
radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su? Certes, les
récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils
étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie
presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la
haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne
me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles
telles que:
«Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance
que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à
sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la
gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la
personne la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les
manières, l'esprit, a dignité en toutes choses, l'air et la réalité
d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire
humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice,
par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas. »
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par
quelqu'un d'autre que nous et d'un surcroît de travail de ménage,
d'une fatigue qui altérait la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n'étant «pas une propre à rien». Cela eût suffi à expliquer cet
énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu
qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le vœu de Françoise. Et en
la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à
mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu
naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards,
Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite,
j'essayai de téléphoner à Andrée; je me saisis du récepteur,
j'invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur
fureur qui se traduisait par ces mots: «Pas libre. » Andrée était en
effet en train de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût
achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de
peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe
siècle, où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit,
au lieu de «la lettre», ou «du clavecin», etc. , cette scène qui
pourrait s'appeler: «Devant le téléphone», et où naîtrait
spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus
vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit: «Vous venez
prendre Albertine demain? » et en prononçant ce nom d'Albertine, je
pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le
jour de la fête chez la princesse de Guermantes: «Venez voir Odette»,
et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un
prénom qui, aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même, n'avait
que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.
Qu'une telle mainmise--résumée en un vocable--sur toute une existence
m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être douce!
Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu
indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais
elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de
chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu'en
sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la
jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie
refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement
pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine). Combien, souvent,
elle reste aveugle à ce que cache la vérité! Mais, elle ne peut rien
obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le
couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais
dire de cette façon-là «Albertine» à Andrée. Et, pourtant, pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais
rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour.
Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché
devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! il est l'extension de cet
être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a
occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel
lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons
toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés
peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous
tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les
persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et
nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que
je ne disse rien. «Mais voyons, c'est libre, depuis le temps que vous
êtes en communication; je vais vous couper. » Mais elle n'en fit rien
et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand
poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère
particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie
d'Albertine. «C'est vous? », me dit Andrée dont la voix était
projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui
a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
«Écoutez, répondis-je; allez où vous voudrez, n'importe où,
excepté chez Mme Verdurin. II faut à tout prix en éloigner demain
Albertine. » «C'est que justement elle doit y aller demain. » «Ah! »
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes
menaçants, car si Françoise continuait--comme si c'eût été quelque
chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que
l'aéroplane--à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous
eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans
inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès
que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse
particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre
non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient
depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde
une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile
par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et
la peur de me voir «couper» par la demoiselle: «Pardonnez-moi, dis-je
à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit
aller demain chez les Verdurin? » «Absolument, mais je peux lui dire
que cela vous ennuie. » «Non, au contraire, ce qui est possible, c'est
que je vienne avec vous. » «Ah! » fit Andrée d'une voix fort ennuyée
et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s'en affermir.
«Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. »
«Mais non», dit Andrée et (comme maintenant, l'usage du téléphone
étant devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement
de phrases spéciales, comme jadis autour des «thés»), elle ajouta:
«Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix. »
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je
venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué
jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me
rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes
ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit,
d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce
qu'elles racontent; je me rappelai une à une la voix de chacune des
jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de
ma grand'mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes
dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant
toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert
doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux
peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par
centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de
toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en
quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir
qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions
de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin
noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère
des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient
plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
«Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner? À Andrée. »
«À Andrée? » s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému,
qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. «J'espère qu'elle a
pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre
jour. » «Madame Verdunrin? je ne me rappelle pas», répondis-je en
ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler
indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui
m'avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain
elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais, demandé de
l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne
lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des
recommandations analogues. Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais
répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans
mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée
du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en
moi.
Ce qui est curieux, c'est que, quelques jours avant cette dispute avec
Albertine, j'en avais déjà eu une avec elle, mais en présence
d'Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait
toujours l'air de lui en insinuer de mauvais. «Voyons, ne parle pas
comme cela, tais-toi», disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa
figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes
dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que
j'adressais à Albertine des reproches que je n'aurais pas dû, elle
avait l'air de sucer avec délices un sucre d'orge. Puis elle ne pouvait
retenir un rire tendre. «Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis
ta petite sœurette chérie. » Je n'étais pas seulement exaspéré par
ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment
pour Albertine l'affection qu'elle prétendait. Albertine, qui
connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d'épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l'affection d'Andrée, et m'ayant toujours répondu
que personne ne l'aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis
persuadé que l'affection d'Andrée était vraie. Peut-être dans sa
famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l'équivalent dans
quelques boutiques de la Place de l'Évêché, où certaines sucreries
passent pour «ce qu'il y a de meilleur». Mais je sais que pour ma
part, bien qu'ayant toujours conclu au contraire, j'avais tellement
l'impression qu'Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à
Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma
colère tombait.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une
façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus
avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du
début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle
les retrouve pour d'autres; puis, de cette souffrance-là, nous sommes
distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a
menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute;
ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre
amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit; on
nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue
que calme; nous essayons de nous représenter ce que furent ces
frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour
elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant
que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes
négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les
autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au
contraire elle est tendre, quelle joie un instant mais en voyant cette
petite langue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui
il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi,
sans qu'Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d'une trop
longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous
l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de
chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux
impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans
les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne
projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de
nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux
tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient
toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les
exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons,
l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique
encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le
désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait
sans doute de griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait
irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait
plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec
quand elle me disait: «Ce que vous êtes gentil tout de même! », et
que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun
des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait parce qu'elle les
jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués,
mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence
significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable
silence.
«Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée? » «Pour
lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous
demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur
promets depuis la Raspelière. » «Comme vous voudrez. Mais je vous
préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura
sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas
que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous
veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne
sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de
gentillesses qu'au fond je devrais. . . Après vous, c'est encore les gens
qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me
déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché et
aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop
noire. »
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de
gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la
sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin,
j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout
malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait
longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était
entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé
dans l'espace et dans le temps n'est plus pour vous une femme, mais une
suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une
suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement
comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois
cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui
comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile,
épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination
et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui
jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté
de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue,
éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser
sortir seule, quelquefois avec celui qu'il sait son amant, préférant
à l'inconnaissable cette torture du moins connue! C'est une question de
rythme à adopter et qu'on suit après par habitude. Des nerveux ne
pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite des cures de repos
jamais assez longues; des femmes récemment encore légères, vivent de
la pénitence. Des jaloux qui pour épier celle qu'ils aimaient
retranchaient sur leur sommeil, sur leur repos, sentant que ses désirs
à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts
qu'eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La
jalousie finit ainsi faute d'aliments et n'a tant duré qu'à cause d'en
avoir réclamé sans cesse. J'étais bien loin de cet état.
J'étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais, des
promenades avec Albertine. Comme il n'avait pas tardé à s'établir
autour de Paris des hangars d'aviation, qui sont pour les aéroplanes ce
que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près
de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d'un aviateur, dont
le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une
image de la liberté, j'aimais souvent qu'à la fin de la journée le
but de nos sorties--agréables d'ailleurs à Albertine, passionnée pour
tous les sports--fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle
et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées
qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement
sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d'un
«centre d'aviation» pour ceux qui aiment le ciel.
À tout moment,
parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en
voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est
traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut
aller faire une randonnée en mer. Puis, le moteur était mis en marche,
l'appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle
droit, il s'élevait lentement, dans l'extase raidie, comme
immobilisée, d'une vitesse horizontale soudain transformée en
majestueuse et verticale ascension. Albertine ne pouvait contenir sa
joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, maintenant
que l'appareil était à flot, rentraient. Le passager, cependant, ne
tardait pas à franchir des kilomètres; le grand esquif, sur lequel
nous ne cessions pas de fixer les yeux, n'était plus dans l'azur qu'un
point presque indistinct, lequel d'ailleurs reprendrait peu à peu sa
matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade
approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous
regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à
terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large dans ces
horizons solitaires le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de
l'aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous
étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l'heure du dîner.
Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l'étais à Balbec par
de plus rares promenades que je m'enorgueillissais de voir durer tout un
après-midi et que je contemplais ensuite se détacher en beaux massifs
de fleurs sur le reste de la vie d'Albertine, comme sur un ciel vide
devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d'Albertine ne
m'appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu'aujourd'hui.
Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais
compte seulement--mon amour s'en réjouissant comme d'une faveur--des
heures qu'elle passait avec moi; maintenant,--ma jalousie y cherchant
avec inquiétude la possibilité d'une trahison,--rien que des heures
qu'elle passait sans moi.
Or, demain, elle désirerait qu'il y en eût de telles. Il faudrait
choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d'aimer. Car, ainsi
qu'au début il est formé par le désir, l'amour n'est entretenu plus
tard que par l'anxiété douloureuse. Je sentais qu'une partie de la vie
d'Albertine m'échappait. L'amour dans l'anxiété douloureuse, comme
dans le désir heureux, est l'exigence d'un tout. Il ne naît, il ne
subsiste que si une partie reste à conquérir. On n'aime que ce qu'on
ne possède pas tout entier. Albertine mentait en me disant qu'elle
n'irait sans doute pas voir les Verdurin, comme je mentais en disant que
je voulais aller chez eux. Elle cherchait seulement à m'empêcher de
sortir avec elle, et, moi, par l'annonce brusque de ce projet que je ne
comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que
je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu'elle cachait et à
la forcer à avouer que ma présence auprès d'elle demain
l'empêcherait de le satisfaire. Elle l'avait fait, en somme, en cessant
brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.
«Si vous ne voulez pas aller chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au
Trocadéro une superbe représentation à bénéfices. » Elle écouta
mon conseil d'y aller d'un air dolent. Je recommençai à être dur avec
elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage
reflétait une déception et j'employais à blâmer mon amie les mêmes
raisons qui m'avaient été si souvent opposées par mes parents quand
j'étais petit et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon
enfance incomprise. «Non, malgré votre air triste, disais-je à
Albertine, je ne peux pas vous plaindre; je vous plaindrais si vous
étiez malade, s'il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu
un parent; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné
le gaspillage de fausse sensibilité que vous ne faites pour rien.
D'ailleurs, je n'apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent
tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger
service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits
qu'ils oublient d'emporter la lettre que nous leur avons confiée et
d'où notre avenir dépend. »
Ces paroles,--une grande partie de ce que nous disons n'étant qu'une
récitation--, je les avais toutes entendu prononcer à ma mère,
laquelle m'expliquait volontiers qu'il ne fallait pas confondre la
véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle
admirait beaucoup la langue, malgré l'horreur de mon père pour cette
nation, appelaient «Empfindung» et la sensiblerie «Empfindelei».
Elle était allée, une fois que je pleurais, jusqu'à me dire que
Néron était peut-être nerveux et n'était pas meilleur pour cela. Au
vrai, comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de
l'enfant sensitif que j'avais uniquement été, lui faisait face
maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la
sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes
parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire
continuer en lui la vie des siens, l'homme pondéré et railleur qui
n'existait pas en moi au début avait rejoint le sensible et il était
naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.
De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son
langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur,
qu'on m'avait tenu, que j'avais maintenant à tenir aux autres, et qui
sortait tout naturellement de ma bouche soit que je l'évoluasse par
mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et
mystérieuses incantations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon
insu, dessiné comme sur la feuille d'une plante les mêmes intonations,
les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu'avaient eues ceux dont
j'étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l'homme sage quand je
parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand'mère; du reste
n'était-il pas arrivé à ma mère (tant d'obscurs courants
inconscients infléchissaient en moi jusqu'aux plus petits mouvements de
mes doigts eux-mêmes à être entraînés dans les mêmes cycles que
ceux de mes parents) de croire que c'était mon père qui entrait, tant
j'avais la même manière de frapper que lui.
D'autre part l'accouplement des éléments contraires est la loi de la
vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, la cause de
bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable
et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus
encore quand quelqu'un qui a passé l'âge où on les exprime naïvement
et qui, par exemple, s'est fait dans les moments les plus brûlants un
visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c'est un autre,
plus jeune ou plus naïf, ou plus sot, qui les exprime! Il y a des
sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes
qu'eux-mêmes retiennent est exaspérante. C'est la trop grande
ressemblance qui fait que malgré l'affection, et parfois plus
l'affection est grande, la division règne dans les familles.
Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j'étais
devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du
côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en
était-il ainsi chez mes parents selon qu'on les considérait par
rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand'mère et ma mère il
était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par
elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même
la froideur n'était-elle qu'un aspect extérieur de sa sensibilité?
Car c'est peut-être la vérité humaine de ce double aspect: aspect du
côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux,
qu'on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux
dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on
disait en parlant de mon père: «Sous sa froideur glaciale, il cache
une sensibilité extraordinaire; ce qu'il a surtout, c'est la pudeur de
la sensibilité. »
Ne cachait-il pas, au fond, d'incessants et secrets orages, ce calme au
besoin semé de réflexions sentencieuses, d'ironie pour les
manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien,
mais que moi aussi maintenant j'affectais vis-à-vis de tout le monde,
et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances
vis-à-vis d'Albertine?
Je crois que vraiment ce jour-là j'allais décider notre séparation et
partir pour Venise. Ce qui me renchaîna à ma liaison tint à la
Normandie, non qu'elle manifestât quelque intention d'aller dans ce
pays où j'avais été jaloux d'elle (car j'avais cette chance que
jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir),
mais parce qu'ayant dit: «C'est comme si je vous parlais de l'amie de
votre tante qui habitait Infreville,» elle répondit avec colère,
heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le
plus d'arguments possible, de me montrer que j'étais dans le faux et
elle dans le vrai: «Mais jamais ma tante n'a connu personne à
Infreville, et moi-même je n'y suis jamais allée. »
Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame
susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le
thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se
donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m'accabla.
Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n'y a pas besoin de
sincérité, ni même d'adresse dans le mensonge, pour être aimée.
J'appelle ici amour une torture réciproque. Je ne trouvais nullement
répréhensible ce soir de lui parler comme ma grand'mère si parfaite
l'avait fait avec moi, ni, pour lui avoir dit que je l'accompagnerais
chez les Verdurin, d'avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne
nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous
causer le maximum d'une agitation en disproportion, à ce degré, avec
cette décision elle-même. De sorte qu'il avait beau jeu à nous
trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation
qui en effet répondait à la commotion qu'il nous avait donnée.
Comme--de même que la sagesse inflexible de ma grand'mère--ces
velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter
la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps
extérieures, et que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant
souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les
points qu'elles devaient viser efficacement: il n'y a pas de meilleur
indicateur qu'un ancien voleur, ou qu'un sujet de la nation qu'on
combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son
frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le
pas de la porte, en s'en allant, un renseignement qu'il n'a même pas
l'air d'écouter, signifie par cela même à son frère que ce
renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien
ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la
dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a
aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des
tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu'en
famille on se comprend sans parler. Aussi, qui donc peut plus qu'un
nerveux être énervant? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite,
dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C'est que
dans ces moments brefs, mais inévitables, où l'on déteste quelqu'un
qu'on aime,--ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens
qu'on n'aime pas,--on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être
plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible
pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l'âme de
l'ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je
pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes «succès» leur
parussent immoraux et les fissent plus enrager! Ce qu'il faudrait, c'est
suivre la voie inverse, c'est montrer sans fierté qu'on a de bons
sentiments, au lieu de s'en cacher si fort. Et ce serait facile si on
savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux
de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les
attendrir, vous en faire aimer.
Certes, j'avais quelques remords d'être aussi irritant à l'égard
d'Albertine et je me disais: «Si je ne l'aimais pas, elle m'aurait plus
de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle; mais non, cela se
compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j'aurais pu, pour
me justifier, lui dire que je l'aimais. Mais l'aveu de cet amour, outre
qu'il n'eût rien appris à Albertine, l'eût peut-être plus refroidie
à mon égard que les duretés et les fourberies dont l'amour était
justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est
si naturel! Si l'intérêt que nous témoignons aux autres ne nous
empêche pas d'être doux avec eux et complaisants à ce qu'ils
désirent, c'est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est
indifférent et l'indifférence n'invite pas à la méchanceté.
La soirée passait. Avant qu'Albertine allât se coucher, il n'y avait
pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à
nous embrasser. Aucun de nous deux n'en avait encore pris l'initiative.
Sentant qu'elle était, de toute façon, fâchée, j'en profitai pour
lui parler d'Esther Lévy. «Bloch m'a dit (ce qui n'était pas vrai)
que vous aviez bien connu sa cousine Esther. » «Je ne la reconnaîtrais
même pas», dit Albertine d'un air vague. «J'ai vu sa photographie»,
ajoutai-je en colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de
sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse,
car elle ne dit rien.
Ce n'était plus l'apaisement du baiser de ma mère à Combray, que
j'éprouvais auprès d'Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire,
l'angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne
montait pas dans ma chambre, soit qu'elle fût fâchée contre moi ou
retenue par des invités. Cette angoisse,--non pas seulement sa
transposition dans l'amour,--non, cette angoisse elle-même qui s'était
un temps spécialisée dans l'amour, qui avait été affectée à lui
seul quand le partage, la division des passions s'était opérée,
maintenant, semblait de nouveau s'étendre à toutes, redevenue indivise
de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui
tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois
comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère
aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le
puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s'unifier dans le
soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu'un
jour d'hiver. Mais si j'éprouvais l'angoisse de mon enfance, le
changement de l'être qui me le faisait éprouver, la différence de
sentiment qu'il m'inspirait, la transformation même de mon caractère,
me rendaient impossible d'en réclamer l'apaisement à Albertine comme
autrefois à ma mère.
Je ne savais plus dire: je suis triste. Je me bornais, la mort dans
l'âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire
aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans
de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour
peu qu'une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en
fait faire un grand honneur à celui qui l'a trouvée, peut-être aussi
fortuitement que la tireuse de carte qui nous a annoncé un fait banal,
mais qui s'est depuis réalisé, je n'étais pas loin de croire
Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu'elle m'avait
dit à Balbec: a Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »
Chaque minute me rapprochait du bonsoir d'Albertine, qu'elle me disait
enfin. Mais ce soir son baiser d'où elle-même était absente, et qui
ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que, le cœur palpitant,
je la regardais aller jusqu'à la porte en pensant: «Si je veux trouver
un prétexte pour la rappeler, la retenir, faire la paix, il faut se
hâter, elle n'a plus que quelques pas à faire pour être sortie de la
chambre, plus que deux, plus qu'un, elle tourne le bouton; elle ouvre,
c'est trop tard, elle a refermé la porte! » Peut-être pas trop tard,
tout de même. Comme jadis à Combray quand ma mère m'avait quitté
sans m'avoir calmé par son baiser, je voulais m'élancer sur les pas
d'Albertine, je sentais qu'il n'y aurait plus de paix pour moi avant que
je l'eusse revue, que ce revoir allait devenir quelque chose d'immense
qu'il n'avait pas encore été jusqu'ici, et que--si je ne réussissais
pas tout seul à me débarrasser de cette tristesse--je prendrais
peut-être la honteuse habitude d'aller mendier auprès d'Albertine. Je
sautais hors du lit quand elle était déjà dans sa chambre, je passais
et repassais dans le couloir, espérant qu'elle sortirait et
m'appellerait; je restais immobile devant sa porte pour ne pas risquer
de ne pas entendre un faible appel, je rentrais un instant dans ma
chambre regarder si mon amie n'aurait pas par bonheur oublié un
mouchoir, un sac, quelque chose dont j'aurais pu paraître avoir peur
que cela lui manquât et qui m'eût donné le prétexte d'aller chez
elle. Non, rien. Je revenais me poster devant sa porte, mais dans la
fente de celle-ci il n'y avait plus de lumière. Albertine avait
éteint, elle était couchée, je restais là immobile, espérant je ne
sais quelle chance qui ne venait pas; et longtemps après, glacé, je
revenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le reste de la
nuit.
Aussi parfois, certains soirs, j'eus recours à une ruse qui me donnait
le baiser d'Albertine. Sachant combien, dès qu'elle était étendue,
son ensommeillement était rapide (elle le savait aussi, car,
instinctivement, dès qu'elle s'étendait, elle ôtait ses mules, que je
lui avais données, et sa bague qu'elle posait à côté d'elle comme
elle faisait dans sa chambre avant de se coucher), sachant combien son
sommeil était profond, son réveil tendre, je prenais un prétexte pour
aller chercher quelque chose, je la faisais étendre sur mon lit. Quand
je revenais elle était endormie et je voyais devant moi cette autre
femme qu'elle devenait dès qu'elle était entièrement de face. Mais
elle changeait bien vite de personnalité car je m'allongeais à côté
d'elle et la retrouvais de profil. Je pouvais mettre ma main dans sa
main, sur son épaule, sur sa joue. Albertine continuait de dormir.
Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres,
entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre
qui ne s'arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque
position qu'on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui
continue de pousser ses branches quelque appui qu'on lui donne. Seul son
souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle
eût été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais
exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses
cordes, des notes différentes. Ma jalousie s'apaisait, car je sentais
Albertine devenue un être qui respire, qui n'est pas autre chose, comme
le signifiait ce souffle régulier par où s'exprime cette pure fonction
physiologique qui, tout fluide, n'a l'épaisseur ni de la parole, ni du
silence; et dans son ignorance de tout mal, son haleine, tirée plutôt
d'un roseau creusé que d'un être humain, était vraiment paradisiaque,
était le pur chant des anges pour moi qui, dans ces moments-là,
sentais Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement,
mais moralement. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup
que peut-être bien des noms humains apportés par la mémoire devaient
se jouer. Parfois même à cette musique, la voix humaine s'ajoutait.
Albertine prononçait quelques mots. Comme j'aurais voulu en saisir le
sens! Il arrivait que le nom d'une personne dont nous avions parlé et
qui excitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendre
malheureux, car le souvenir qu'il y amenait semblait n'être que celui
des conversations qu'elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant un
soir où les yeux fermés elle s'éveillait à demi, elle dit en
s'adressant à moi: «Andrée. » Je dissimulai mon émotion. «Tu
rêves, je ne suis pas Andrée», lui dis-je en riant. Elle sourit
aussi: «Mais non, je voulais te demander ce que t'avait dit tantôt
Andrée. » «J'aurais cru plutôt que tu avais été couchée comme cela
près d'elle. » «Mais non, jamais», dit-elle. Seulement, avant de me
répondre cela, elle avait un instant caché sa figure dans ses mains.
Ses silences n'étaient donc que des voiles, ses tendresses de surface
ne faisaient donc que retenir au fond mille souvenirs qui m'eussent
déchiré, sa vie était donc pleine de ces faits dont le récit
moqueur, la rieuse chronique constituent nos bavardages quotidiens au
sujet des autres, des indifférents, mais qui, tant qu'un être reste
fourvoyé dans notre cœur, nous semblent un éclaircissement si
précieux de sa vie que pour connaître ce monde sous-jacent nous
donnerions volontiers la nôtre. Alors son sommeil m'apparaissait comme
un monde merveilleux et magique où par instant s'élève du fond de
l'élément à peine translucide l'aveu d'un secret qu'on ne comprendra
pas. Mais d'ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir
retrouvé son innocence. Dans l'attitude que je lui avais donnée, mais
que dans son sommeil elle avait vite faite sienne, elle avait l'air de
se confier à moi! Sa figure avait perdu toute expression de ruse ou de
vulgarité, et entre elle et moi, vers qui elle levait son bras, sur qui
elle reposait sa main, il semblait y avoir un abandon entier, un
indissoluble attachement. Son sommeil d'ailleurs ne la séparait pas de
moi et laissait subsister en elle la notion de notre tendresse; il avait
plutôt pour effet d'abolir le reste; je l'embrassais, je lui disais que
j'allais faire quelques pas dehors, elle entr'ouvrait les yeux, me
disait d'un air étonné--et en effet c'était déjà la nuit: «Mais
où vas-tu comme cela, mon chéri», en me donnant mon prénom, et
aussitôt se rendormait. Son sommeil n'était qu'une sorte d'effacement
du reste de la vie, qu'un silence uni sur lequel prenaient de temps à
autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant
les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage,
l'intimité secrète d'un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait
comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de
son enfant. Et son sommeil était d'un enfant, en effet. Son réveil
aussi, et si naturel, si tendre, avant même qu'elle eût su où elle
était, que je me demandais parfois avec épouvante si elle avait eu
l'habitude, avant de vivre chez moi, de ne pas dormir seule et de
trouver en ouvrant les yeux quelqu'un à ses côtés. Mais sa grâce
enfantine était plus forte. Comme une mère encore, je m'émerveillais
qu'elle s'éveillât toujours de si bonne humeur. Au bout de quelques
instants, elle reprenait conscience, avait des mots charmants, non
rattachés les uns aux autres, de simples pépiements. Par une sorte de
chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenant
presque trop beau, avait pris l'immense importance que ses yeux clos par
le sommeil avait perdue, ses yeux, mes interlocuteurs habituels et à
qui je ne pouvais plus m'adresser depuis la retombée des paupières. De
même que les yeux clos donnent une beauté innocente et grave au visage
en supprimant tout ce que n'expriment que trop les regards, il y avait
dans les paroles, non sans signification, mais entrecoupées de silence,
qu'Albertine avait au réveil, une pure beauté qui n'est pas à tout
moment souillée, comme est la conversation, d'habitudes verbales, de
rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand je m'étais décidé
à éveiller Albertine, j'avais pu le faire sans crainte, je savais que
son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous
venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort
le matin. Dès qu'elle avait entr'ouvert les yeux en souriant, elle
m'avait tendu sa bouche, et avant qu'elle n'eût encore rien dit, j'en
avais goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d'un jardin encore
silencieux avant le lever du jour.
Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait
peut-être, puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai
de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y
avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors, des
thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis
la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur
de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier qui paraissait dans un beau
jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'air
matinal, en une «ouverture pour un jour de fête». L'ouïe, ce sens
délicieux, nous apporte la compagnie de la rue dont elle nous retrace
toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en
montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier,
lesquels s'étaient hier abaissés le soir sur toutes les possibilités
de bonheur féminin, se levaient manient comme les légères poulies
d'un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente,
sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève
eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans
celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu
perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des
vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires.
Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à
qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de
Rouen, appelé des «Libraires», parce que contre lui ceux-ci
exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais
ambulants, passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient
penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel
qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares
exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la
déclamation--à peine colorée par des variations insensibles--de Boris
Godounow et de Pelléas; mais d'autre part rappelait la psalmodie d'un
prêtre au cours d'offices dont ces scènes de la rue ne sont que la
contrepartie bon enfant, foraine, et pourtant à demi liturgique. Jamais
je n'y avais pris tant de plaisir que depuis qu'Albertine habitait avec
moi; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil, et en
m'intéressant à la vie du dehors me faisaient mieux sentir l'apaisante
vertu d'une chère présence, aussi constante que je la souhaitais.
Certaines des nourritures criées dans la rue, et que personnellement je
détestais, étaient fort au goût d'Albertine, si bien que Françoise
en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié
d'être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce
quartier si tranquille (où les bruits n'étaient plus un motif de
tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi)
m'arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs
déclamés par ces gens du peuple comme ils le seraient dans la musique,
si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine
altérée par l'inflexion d'une note qui se penche sur une autre,
musique de la foule qui est plutôt un langage qu'une musique. C'était
«ah! le bigorneau, deux sous le bigorneau», qui faisait se précipiter
vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages, qui,
s'il n'y avait pas eu Albertine, m'eussent répugné, non moins
d'ailleurs que les escargots que j'entendais vendre à la même heure.
Ici c'était bien encore à la déclamation à peine lyrique de
Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement.
Car après avoir presque «parlé»: «les escargots, ils sont frais,
ils sont beaux», c'était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck,
musicalement transposés par Debussy, que le marchand d'escargots, dans
un de ces douloureux finales par où l'auteur de _Pelléas_ s'apparente
à Rameau: «Si je dois être vaincue, est-ce à toi d'être mon
vainqueur? » ajoutait avec une chantante mélancolie: «On les vend six
sous la douzaine. . . »
Il m'a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort
clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux,
comme le secret qui fait que tout le monde a l'air triste dans le vieux
palais où Mélisande n'a pas réussi à apporter la joie, et profond
comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer, dans des
mots très simples, toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes
sur lesquelles s'élève avec une douceur grandissante la voix du vieux
roi d'Allemande ou de Goéland, pour dire: «On ne sait pas ce qu'il y a
ici, cela peut paraître étrange, il n'y a peut-être pas
d'événements inutiles», ou bien: «Il ne faut pas s'effrayer,
c'était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde»,
étaient celles qui servaient au marchand d'escargots pour reprendre, en
une cantilène indéfinie: «On les vend six sous la douzaine. . . » Mais
cette lamentation métaphysique n'avait pas le temps d'expirer au bord
de l'infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois
il ne s'agissait pas de mangeailles, les paroles du libretto étaient:
«Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles».
Certes la fantaisie, l'esprit de chaque marchand ou marchande,
introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces
musiques que j'entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant
un silence au milieu du mot, surtout quand il était répété deux
fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa
petite voiture conduite par une ânesse qu'il arrêtait devant chaque
maison pour entrer dans les cours, le marchand d'habits, portant un
fouet, psalmodiait: «Habits, marchand d'habits, ha. . . bits» avec la
même pause entre les deux dernières syllabes d'habits que s'il eût
entonné en plain-chant: «Per omnia sæcula sæculo. . . rum» ou:
«Requiescat in pa. . . ce» bien qu'il ne dût pas croire à l'éternité
de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le
suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient
à s'entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande de
quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la
division grégorienne:
_À la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti. . . chants. _
bien qu'elle fût vraisemblablement ignorante de l'antiphonaire et des
sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois
celles du trivium.
Tirant d'un flûtiau, d'une cornemuse, des airs de son pays méridional
dont la lumière s'accordait bien avec les beaux jours, un homme en
blouse, tenant à la main un nerf de bœuf et coiffé d'un béret
basque, s'arrêtait devant les maisons. C'était le chevrier avec deux
chiens et devant lui son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin
il passait assez tard dans notre quartier; et les femmes accouraient
avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leurs
petits. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur, se mêlait
déjà la cloche du repasseur, lequel criait: «Couteaux, ciseaux,
rasoirs». Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car
dépourvu d'instrument il se contentait d'appeler: «Avez-vous des scies
à repasser, v'là le repasseur», tandis que plus gai le rétameur
après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu'il
étamait, entonnait le refrain «Tam, tam, tam, c'est moi qui rétame
même le macadam, c'est moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous
les trous, trou, trou, trou»; et de petits Italiens portant de grandes
boîtes de fer peintes en rouge où les numéros--perdants et
gagnants--étaient marqués, et jouant d'une crécelle, proposaient:
«Amusez-vous, mesdames, v'là le plaisir».
Françoise m'apporta _le Figaro. _ Un seul coup d'œil me permit de me
rendre compte que mon article n'avait toujours pas passé. Elle me dit
qu'Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez moi et me
faisait dire qu'en tous cas elle avait renoncé à faire sa visite chez
les Verdurin et comptait aller, comme je le lui avais conseillé, à la
matinée «extraordinaire» du Trocadéro--ce qu'on appellerait
aujourd'hui, en bien moins important toutefois, une matinée de
gala--après une petite promenade à cheval qu'elle devait faire avec
Andrée. Maintenant que je savais qu'elle avait renoncé à son désir,
peut-être mauvais, d'aller voir Mme Verdurin, je dis en riant:
«Qu'elle vienne» et je me dis qu'elle pouvait aller où elle voulait
et que cela m'était bien égal. Je savais qu'à la fin de
l'après-midi, quand viendrait le crépuscule, je serais sans doute un
autre homme, triste, attachant aux moindres allées et venues
d'Albertine une importance qu'elles n'avaient pas à cette heure
matinale et quand il faisait si beau temps. Car mon insouciance était
suivie par la claire notion de sa cause, mais n'en était pas altérée.
«Françoise m'a assuré que vous étiez éveillé et que je ne vous
dérangerais pas», me dit Albertine en entrant. Et, comme avec celle de
me faire froid en ouvrant sa fenêtre à un moment mal choisi, la plus
grande peur d'Albertine était d'entrer chez moi quand je sommeillais:
«J'espère que je n'ai pas eu tort, ajouta-t-elle. Je craignais que
vous ne me disiez: «Quel mortel insolent vient chercher le trépas? »
Et elle rit de ce rire qui me troublait tant. Je lui répondis sur le
même ton de plaisanterie: «Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si
sévère? » Et de peur qu'elle ne l'enfreignît jamais j'ajoutai:
«Quoique je serais furieux que vous me réveilliez. » «Je sais, je
sais, n'ayez pas peur», me dit Albertine. Et pour adoucir j'ajoutai en
continuant à jouer avec elle la scène d'_Esther_, tandis que dans la
rue continuaient les cris rendus tout à fait confus par notre
conversation: «Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce qui me
charme toujours et jamais ne me lasse» (et à part moi je pensais:
«si, elle me lasse bien souvent»). Et me rappelant ce qu'elle avait
dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d'avoir renoncé
aux Verdurin, afin qu'une autre fois elle m'obéît de même pour telle
ou telle chose, je dis: «Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous
aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas» (comme
s'il n'était pas naturel de se méfier des gens qui vous aiment et qui
seuls ont intérêt à vous mentir pour savoir, pour empêcher), et
j'ajoutai ces paroles mensongères: «Vous ne croyez pas au fond que je
vous aime, c'est drôle. En effet je ne vous _adore_ pas. » Elle mentit
à son tour en disant qu'elle ne se fiait qu'à moi, et fut sincère
ensuite en assurant qu'elle savait bien que je l'aimais. Mais cette
affirmation ne semblait pas impliquer qu'elle ne me crût pas menteur et
l'épiant. Et elle semblait me pardonner comme si elle eût vu là la
conséquence insupportable d'un grand amour ou comme si elle-même se
fût trouvée moins bonne: «Je vous en prie, ma petite chérie, pas de
haute voltige comme vous avez fait l'autre jour. Pensez, Albertine, s'il
vous arrivait un accident! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun
mal. Mais quel plaisir si avec ses chevaux elle avait eu la bonne idée
de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais
revenir à la maison. Comme cela eût tout simplifié qu'elle allât
vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où: «Oh! je
sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous
vous tueriez.
six mois après, vous arrivez à connaître la personne en question,
vous apprendrez que jamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les
projets, qui, prise au piège, pour que vous la laissiez libre vous
avait avoué le goûter qu'elle faisait ainsi avec une personne aimée,
tous les jours à l'heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que
cette personne ne l'a jamais reçue, qu'elles n'ont jamais goûté
ensemble et que la jeune fille disait être très prise, par vous,
précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu'elle
avait goûté, avec qui elle vous avait supplié de la laisser goûter,
cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n'était pas elle,
c'était une autre, c'était encore autre chose! Autre chose, quoi? Une
autre, qui?
Hélas, les yeux fragmentés partant au loin et tristes permettraient
peut-être de mesurer les distances, mais n'indiquent pas les
directions. Le champ infini des possibles s'étend, et si par hasard le
réel se présentait devant nous, il serait tellement en dehors des
possibles que dans un brusque étourdissement, allant taper contre le
mur surgi, nous tomberions à la renverse. Le mouvement et la fuite
constatés ne sont même pas indispensables, il suffit que nous les
induisions. Elle nous avait promis une lettre, nous étions calmes, nous
n'aimions plus. La lettre n'est pas venue, aucun courrier n'en apporte,
que se passe-t-il, l'anxiété renaît et l'amour. Ce sont surtout de
tels êtres qui nous inspirent l'amour, pour notre désolation. Car
chaque anxiété nouvelle que nous éprouvons par eux enlève à nos
yeux de leur personnalité. Nous étions résignés à la souffrance,
croyant aimer en dehors de nous et nous nous apercevons que notre amour
est fonction de notre tristesse, que notre amour c'est peut-être notre
tristesse et que l'objet n'en est que pour une faible part la jeune
fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres
qui inspirent l'amour.
Le plus souvent l'amour n'a pas pour objet un corps, excepté si une
émotion, la peur de le perdre, l'incertitude de le retrouver se fondent
en lui. Or, ce genre d'anxiété a une grande affinité pour les corps.
Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même; ce qui est une
des raisons pourquoi l'on voit des hommes indifférents aux femmes les
plus belles en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides.
À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre
inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous leur regard
semble nous dire qu'ils vont s'envoler. La preuve de cette beauté,
surpassant la beauté qu'ajoutent les ailes, est que bien souvent pour
nous un même être est successivement sans ailes et ailé. Que nous
craignions de le perdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le
garder nous le comparons à ces autres qu'aussitôt nous lui
préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner
d'une semaine à l'autre, un être peut une semaine se voir sacrifier
tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié et ainsi de
suite pendant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous
ne savions par l'expérience que tout homme à d'avoir dans sa vie au
moins une fois cessé d'aimer, oublié une femme, le peu de chose qu'est
en soi-même un être quand il n'est plus, ou qu'il n'est pas encore
perméable à nos émotions. Et bien entendu si nous disons êtres de
fuite, c'est également vrai des êtres en prison, des femmes captives,
qu'on croit qu'on ne pourra jamais avoir. Aussi les hommes détestent
les entremetteuses, car elles facilitent la fuite, font briller la
tentation, mais s'ils aiment au contraire une femme cloîtrée, ils
recherchent volontiers les entremetteuses pour les faire sortir de leur
prison et nous les amener. Dans la mesure où les unions avec les femmes
qu'on enlève sont moins durables que d'autres, la cause en est que la
peur ne de pas arriver à les obtenir ou l'inquiétude de les voir fuir
est tout notre amour et qu'une fois enlevées à leur mari, arrachées
à leur théâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées
en un mot de notre émotion quelle qu'elle soit, elles sont seulement
elles-mêmes, c'est-à-dire presque rien, et, si longtemps convoitées,
sont quittées bientôt par celui-là même qui avait si peur d'être
quitté par elles.
J'ai dit: «Comment n'avais-je pas deviné? » Mais ne l'avais-je pas
deviné dès le premier jour à Balbec? N'avais-je pas deviné en
Albertine une de ces filles sous l'enveloppe charnelle desquelles
palpitent plus d'êtres cachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes
encore dans sa boîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant
qu'on y entre, mais que dans la foule immense et renouvelée. Non pas
seulement tant d'êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,
l'inquiète recherche de tant d'êtres. À Balbec je n'avais pas été
troublé parce que je n'avais même pas supposé qu'un jour je serais
sur des pistes même fausses. N'importe! cela avait donné pour moi à
Albertine la plénitude d'un être rempli jusqu'au fond par la
superposition de tant d'êtres, de tant de désirs, et de souvenirs
voluptueux d'êtres. Et maintenant qu'elle m'avait dit un jour «Mlle
Vinteuil», j'aurais voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps,
mais à travers son corps voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de
ses prochains et ardents rendez-vous.
Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennent soudain
une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ou à qui il
ne manquait que cette duplicité pour que nous l'aimions) nous les
cache! En elle-même, la souffrance ne nous donne pas forcément des
sentiments d'amour ou de haine pour la personne qui la cause: un
chirurgien qui nous fait mal nous reste indifférent. Mais une femme qui
nous a dit pendant quelque temps que nous étions tout pour elle sans
qu'elle fût elle-même tout pour nous, une femme que nous avons plaisir
à voir, à embrasser, à tenir sur nos genoux, nous nous étonnons si
seulement nous éprouvons à une brusque résistance que nous ne
disposons pas d'elle. La déception réveille alors parfois en nous le
souvenir oublié d'une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne
pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d'autres dont les
trahisons s'échelonnent sur notre passé; au reste, comment a-t-on le
courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se
préserver do la mort, dans un monde où l'amour n'est provoqué que par
le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos
souffrances apaisées par l'être qui nous a fait souffrir? Pour sortir
de l'accablement qu'on éprouve quand on découvre ce mensonge et cette
résistance, il y a le triste remède de chercher à agir malgré elle,
à l'aide des êtres qu'on sent plus mêlés à sa vie que nous-même,
sur celle qui nous résiste et qui nous ment, à ruser nous-même, à
nous faire détester. Mais la souffrance d'un tel amour est de celles
qui font invinciblement que le malade cherche dans un changement de
position un bien-être illusoire.
Ces moyens d'action ne nous manquent pas, hélas! Et l'horreur de ces
amours que l'inquiétude seule a enfantées vient de ce que nous
tournons et retournons sans cesse dans notre cage des propos
insignifiants; sans compter que rarement les êtres pour qui nous les
éprouvons nous plaisent physiquement d'une manière complexe, puisque
ce n'est pas notre goût délibéré, mais le hasard d'une minute
d'angoisse, minute indéfiniment prolongée par notre faiblesse de
caractère, laquelle refait chaque soir les expériences et s'abaisse à
des calmants, qui choisit pour nous.
Sans doute mon amour pour Albertine n'était pas le plus dénué de ceux
jusqu'où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n'était pas
entièrement platonique; elle me donnait des satisfactions charnelles et
puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation.
Ce qui m'occupait l'esprit n'était pas ce qu'elle avait pu dire
d'intelligent, mais tel mot qui éveillait chez moi un doute sur ses
actes; j'essayais de me rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel
air, à quel moment, en réponse de quelle parole, de reconstituer toute
la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu
aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage
l'air fâché. Il se fût agi de l'événement le plus important que je
ne me fusse pas donné tant de peine pour en établir la vérité, en
restituer l'atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces
inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont
insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un
soir. La fête où l'amie qu'on aime doit se rendre et sur la vraie
nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y
sommes conviés aussi, notre amie n'y a d'égard et de paroles que pour
nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes
dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu'on
goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et
sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé.
Mais n'aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,
volontairement, l'anxiété, et plus cher encore. D'ailleurs, nous
savons bien que si profondes que puissent être ces détentes
momentanées, l'inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois
même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous
apporter le repos. Mais le plus souvent, nous ne faisons que changer
d'inquiétude. Un des mots de cette phrase qui devait nous calmer met
nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et
l'aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait
supposer la femme que nous aimons.
Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n'est pour elle qu'un
ami, elle nous bouleverse en nous apprenant--ce que nous ne
soupçonnions pas--qu'il était pour elle un ami. Tandis qu'elle nous
raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé
ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu'elle dit, l'invisible,
l'insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu'il lui a demandé
d'être sa maîtresse et nous souffrons le martyre qu'elle ait pu
écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à
l'heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le
récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses
qu'elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui,
plus que les faits qu'on raconte, est le signe de la vérité. Et puis
elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse: «Je lui ai dit non,
catégoriquement», qui se retrouve dans toutes les classes de la
société, quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d'avoir
refusé, l'encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à
l'avenir des confidences si cruelles. Tout au plus, faisons-nous la
remarque: «mais s'il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi
avez-vous consenti à prendre le thé avec lui? » «Pour qu'il ne pût
pas m'en vouloir et dire que je n'ai pas été gentille. » Et nous
n'osons pas lui répondre qu'en refusant elle eût peut-être été plus
gentille pour nous.
D'ailleurs, Albertine m'effrayait en me disant que j'avais raison, pour
ne pas lui faire de tort, de dire que je n'étais pas son amant, puisque
aussi bien, ajoutait-elle, «c'est la vérité que vous ne l'êtes
pas». Je ne l'étais peut-être pas complètement en effet, mais alors,
fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle
les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu'elle
n'avait pas été la maîtresse? Vouloir connaître à tout prix ce
qu'Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était
étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j'avais éprouvé
le même besoin de savoir au sujet de Gilberte, des noms propres, des
faits, qui m'étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien
compte qu'en elles-mêmes les actions d'Albertine n'avaient pas plus
d'intérêt. Il est curieux qu'un premier amour, si par la fragilité
qu'il laisse à notre cœur il fraye la voie aux amours suivantes, ne
nous donne pas du moins, par l'identité même des symptômes et des
souffrances, le moyen de les guérir.
D'ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait? Ne sait-on pas d'abord
d'une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces
femmes qui ont quelque chose à cacher? Y a-t-il là possibilité
d'erreur? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions
tant les faire parler. Et nous sentons qu'à leur complice elles ont
affirmé: «Je ne dis jamais rien. Ce n'est pas par moi qu'on saura
quelque chose, je ne dis jamais rien. » On donne sa fortune, sa vie pour
un être, et pourtant cet être, on sait bien qu'à dix ans
d'intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune,
on préférerait garder sa vie. Car alors l'être serait détaché de
nous, seul, c'est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont
ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la
soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain, c'est
cette trame continue d'habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager.
De même qu'il y a des avares qui entassent par générosité, nous
sommes des prodigues qui dépensons par avarice, et c'est moins à un
être que nous sacrifions notre vie, qu'à tout ce qu'il a pu attacher
autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la
vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie
plus lointaine, plus détachée, moins utile, moins nôtre. Ce qu'il
faudrait, c'est se dégager de ces liens qui ont tellement plus
d'importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des
devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n'osons pas
le quitter de peur d'être mal jugé de lui, alors que plus tard nous
oserions, car, dégagé de nous, ne serait plus nous et que nous ne nous
créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction
apparente aboutir au suicide) qu'envers nous-mêmes.
Si je n'aimais pas Albertine (ce dont je n'étais pas sûr), cette place
qu'elle tenait auprès de moi n'avait rien d'extraordinaire: nous ne
vivons qu'avec ce que nous n'aimons pas, que nous n'avons fait vivre
avec nous que pour tuer l'insupportable amour, qu'il s'agisse d'une
femme, d'un pays, ou encore d'une femme enfermant un pays. Même nous
aurions bien peur de recommencer à aimer si l'absence se produisait de
nouveau. Je n'en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses
mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d'éclaircir la
vérité: ses mensonges si nombreux parce qu'elle ne se contentait pas
de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature
elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d'ailleurs
que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que par exemple elle
pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes; ses
aveux, parce que si rares, si courts arrêtés, ils laissaient entre eux,
en tant qu'ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en
blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour
cela d'abord apprendre, sa vie.
Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles
sibyllines de Françoise, ce n'était pas que sur des points
particuliers, c'était, sur tout un ensemble qu'Albertine me mentait et
je verrais «tout par un beau jour» ce que Françoise faisait semblant
de savoir, ce qu'elle ne voulait pas me dire, ce que je n'osais pas lui
demander. D'ailleurs, c'était sans doute par la même jalousie qu'elle
avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les
plus invraisemblables, tellement vagues qu'on pouvait tout au plus y
supposer l'insinuation bien invraisemblable que la pauvre captive (qui
aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu'un qui ne semblait
pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses
radiotélépathies, comment Françoise l'aurait-elle su? Certes, les
récits d'Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils
étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d'une toupie
presque arrêtée. D'ailleurs, il semblait bien que c'était surtout la
haine qui faisait parler Françoise. Il n'y avait pas de jour qu'elle ne
me dît et que je ne supportasse en l'absence de ma mère des paroles
telles que:
«Certes, vous êtes gentil et je n'oublierai jamais la reconnaissance
que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à
sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la
gentillesse a installé ici la fourberie, que l'intelligence protège la
personne la plus bête qu'on ait jamais vue, que la finesse, les
manières, l'esprit, a dignité en toutes choses, l'air et la réalité
d'un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire
humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice,
par ce qu'il y a de plus vulgaire et de plus bas. »
Françoise en voulait surtout à Albertine d'être commandée par
quelqu'un d'autre que nous et d'un surcroît de travail de ménage,
d'une fatigue qui altérait la santé de notre vieille servante,
laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,
n'étant «pas une propre à rien». Cela eût suffi à expliquer cet
énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eût voulu
qu'Albertine-Esther fût bannie. C'était le vœu de Françoise. Et en
la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante. Mais, à
mon avis, ce n'était pas seulement cela. Une telle haine n'avait pu
naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d'égards,
Françoise avait besoin de sommeil.
Albertine allait ôter ses affaires et pour aviser au plus vite,
j'essayai de téléphoner à Andrée; je me saisis du récepteur,
j'invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu'exciter leur
fureur qui se traduisait par ces mots: «Pas libre. » Andrée était en
effet en train de causer avec quelqu'un. En attendant qu'elle eût
achevé sa conversation, je me demandais comment, puisque tant de
peintres cherchent à renouveler les portraits féminins du XVIIIe
siècle, où l'ingénieuse mise en scène est un prétexte aux
expressions de l'attente, de la bouderie, de l'intérêt, de la
rêverie, comment aucun de nos modernes Boucher ou Fragonard ne peignit,
au lieu de «la lettre», ou «du clavecin», etc. , cette scène qui
pourrait s'appeler: «Devant le téléphone», et où naîtrait
spontanément sur les lèvres de l'écouteuse un sourire d'autant plus
vrai qu'il sait n'être pas vu. Enfin, Andrée m'entendit: «Vous venez
prendre Albertine demain? » et en prononçant ce nom d'Albertine, je
pensais à l'envie que m'avait inspirée Swann quand il m'avait dit le
jour de la fête chez la princesse de Guermantes: «Venez voir Odette»,
et que j'avais pensé à ce que malgré tout il y avait de fort dans un
prénom qui, aux yeux de tout le monde et d'Odette elle-même, n'avait
que dans la bouche de Swann ce sens absolument possessif.
Qu'une telle mainmise--résumée en un vocable--sur toute une existence
m'avait paru, chaque fois que j'étais amoureux, devoir être douce!
Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou bien cela est devenu
indifférent, ou bien l'habitude n'a pas émoussé la tendresse, mais
elle en a changé les douceurs en douleurs. Le mensonge est bien peu de
chose, nous vivons au milieu de lui sans faire autre chose qu'en
sourire, nous le pratiquons sans croire faire mal à personne, mais la
jalousie en souffre et voit plus qu'il ne cache (souvent notre amie
refuse de passer la soirée avec nous et va au théâtre tout simplement
pour que nous ne voyions pas qu'elle a mauvaise mine). Combien, souvent,
elle reste aveugle à ce que cache la vérité! Mais, elle ne peut rien
obtenir, car celles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le
couteau, de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais
dire de cette façon-là «Albertine» à Andrée. Et, pourtant, pour
Albertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n'étais
rien. Et je comprenais l'impossibilité où se heurte l'amour.
Nous nous imaginons qu'il a pour objet un être qui peut être couché
devant nous, enfermé dans un corps. Hélas! il est l'extension de cet
être à tous les points de l'espace et du temps que cet être a
occupés et occupera. Si nous ne possédons pas son contact avec tel
lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas. Or, nous ne pouvons
toucher tous ces points. Si encore ils nous étaient désignés
peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu'à eux. Mais nous
tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, la jalousie, les
persécutions. Nous perdons un temps précieux sur une piste absurde et
nous passons sans le soupçonner à côté du vrai.
Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantes
vertigineusement agiles, s'irritait non plus que je parlasse, mais que
je ne disse rien. «Mais voyons, c'est libre, depuis le temps que vous
êtes en communication; je vais vous couper. » Mais elle n'en fit rien
et tout en suscitant la présence d'Andrée, l'enveloppa, en grand
poète qu'est toujours une demoiselle du téléphone, de l'atmosphère
particulière à la demeure, au quartier, à la vie même de l'amie
d'Albertine. «C'est vous? », me dit Andrée dont la voix était
projetée jusqu'à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui
a le privilège de rendre les sons plus rapides que l'éclair.
«Écoutez, répondis-je; allez où vous voudrez, n'importe où,
excepté chez Mme Verdurin. II faut à tout prix en éloigner demain
Albertine. » «C'est que justement elle doit y aller demain. » «Ah! »
Mais j'étais obligé d'interrompre un instant et de faire des gestes
menaçants, car si Françoise continuait--comme si c'eût été quelque
chose d'aussi désagréable que la vaccine ou d'aussi périlleux que
l'aéroplane--à ne pas vouloir apprendre à téléphoner, ce qui nous
eût déchargés des communications qu'elle pouvait connaître sans
inconvénient, en revanche, elle entrait immédiatement chez moi dès
que j'étais en train d'en faire d'assez secrètes pour que je tinsse
particulièrement à les lui cacher. Quand elle fut sortie de la chambre
non sans s'être attardée à emporter divers objets qui y étaient
depuis la veille et eussent pu y rester sans gêner le moins du monde
une heure de plus, et pour remettre dans le feu une bûche bien inutile
par la chaleur brûlante que me donnaient la présence de l'intruse et
la peur de me voir «couper» par la demoiselle: «Pardonnez-moi, dis-je
à Andrée, j'ai été dérangé. C'est absolument sûr qu'elle doit
aller demain chez les Verdurin? » «Absolument, mais je peux lui dire
que cela vous ennuie. » «Non, au contraire, ce qui est possible, c'est
que je vienne avec vous. » «Ah! » fit Andrée d'une voix fort ennuyée
et comme effrayée de mon audace qui ne fit du reste que s'en affermir.
«Alors, je vous quitte et pardon de vous avoir dérangée pour rien. »
«Mais non», dit Andrée et (comme maintenant, l'usage du téléphone
étant devenu courant, autour de lui s'était développé l'enjolivement
de phrases spéciales, comme jadis autour des «thés»), elle ajouta:
«Cela m'a fait grand plaisir d'entendre votre voix. »
J'aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu'Andrée, car je
venais d'être infiniment sensible à sa voix, n'ayant jamais remarqué
jusque-là qu'elle était si différente des autres. Alors, je me
rappelai d'autres voix encore, des voix de femmes surtout, les unes
ralenties par la précision d'une question et l'attention de l'esprit,
d'autres essoufflées, même interrompues, par le flot lyrique de ce
qu'elles racontent; je me rappelai une à une la voix de chacune des
jeunes filles que j'avais connues à Balbec, puis de Gilberte, puis de
ma grand'mère, puis de Mme de Guermantes, je les trouvai toutes
dissemblables, moulées sur un langage particulier à chacune, jouant
toutes sur un instrument différent, et je me dis quel maigre concert
doivent donner au paradis les trois ou quatre anges musiciens des vieux
peintres, quand je voyais s'élever vers Dieu, par dizaines, par
centaines, par milliers, l'harmonieuse et multisonore salutation de
toutes les Voix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en
quelques mots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,
d'avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d'un pouvoir
qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre, mais mes actions
de grâce restèrent sans autre réponse que d'être coupées.
Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin
noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d'elle la
Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d'air, l'atmosphère
des foules et peut-être l'habitude du vice, et dont les yeux semblaient
plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
«Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner? À Andrée. »
«À Andrée? » s'écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému,
qu'une nouvelle aussi simple ne comportait pas. «J'espère qu'elle a
pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l'autre
jour. » «Madame Verdunrin? je ne me rappelle pas», répondis-je en
ayant l'air de penser à autre chose, à la fois pour sembler
indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui
m'avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain
elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais, demandé de
l'empêcher coûte que coûte d'aller chez les Verdurin, et si elle ne
lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des
recommandations analogues. Elle m'avait affirmé ne les avoir jamais
répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans
mon esprit par l'impression que depuis quelque temps s'était retirée
du visage d'Albertine la confiance qu'elle avait eue si longtemps en
moi.
Ce qui est curieux, c'est que, quelques jours avant cette dispute avec
Albertine, j'en avais déjà eu une avec elle, mais en présence
d'Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait
toujours l'air de lui en insinuer de mauvais. «Voyons, ne parle pas
comme cela, tais-toi», disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa
figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes
dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que
j'adressais à Albertine des reproches que je n'aurais pas dû, elle
avait l'air de sucer avec délices un sucre d'orge. Puis elle ne pouvait
retenir un rire tendre. «Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis
ta petite sœurette chérie. » Je n'étais pas seulement exaspéré par
ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment
pour Albertine l'affection qu'elle prétendait. Albertine, qui
connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant
toujours des haussements d'épaules quand je lui demandais si elle
était bien sûre de l'affection d'Andrée, et m'ayant toujours répondu
que personne ne l'aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis
persuadé que l'affection d'Andrée était vraie. Peut-être dans sa
famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l'équivalent dans
quelques boutiques de la Place de l'Évêché, où certaines sucreries
passent pour «ce qu'il y a de meilleur». Mais je sais que pour ma
part, bien qu'ayant toujours conclu au contraire, j'avais tellement
l'impression qu'Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à
Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma
colère tombait.
La souffrance dans l'amour cesse par instants, mais pour reprendre d'une
façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus
avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du
début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle
les retrouve pour d'autres; puis, de cette souffrance-là, nous sommes
distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu'elle nous a
menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute;
ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre
amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l'esprit; on
nous a dit qu'elle était ardente au plaisir, or nous ne l'avons connue
que calme; nous essayons de nous représenter ce que furent ces
frénésies avec d'autres, nous sentons le peu que nous sommes pour
elle, nous remarquons un air d'ennui, de nostalgie, de tristesse pendant
que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes
négligées qu'elle met quand elle est avec nous, gardant pour les
autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait. Si au
contraire elle est tendre, quelle joie un instant mais en voyant cette
petite langue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui
il était si souvent adressé et qui même peut-être auprès de moi,
sans qu'Albertine pensât à elles, était demeuré, à cause d'une trop
longue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nous
l'ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peu de
chose en pensant à l'inconnu malfaisant de sa vie, aux lieux
impossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dans
les heures où nous ne sommes pas près d'elle, si même elle ne
projette pas d'y vivre définitivement, ces lieux où elle est loin de
nous, pas à nous, plus heureuse qu'avec nous. Tels sont les feux
tournants de la jalousie.
La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient
toujours incarner une nouvelle forme. Pussions-nous arriver à les
exterminer toutes, à garder perpétuellement celle que nous aimons,
l'Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, plus pathétique
encore, le désespoir de n'avoir obtenu la fidélité que par force, le
désespoir de n'être pas aimé.
Entre Albertine et moi il y avait souvent l'obstacle d'un silence fait
sans doute de griefs qu'elle taisait parce qu'elle les jugeait
irréparables. Si douce qu'Albertine fût certains soirs, elle n'avait
plus de ces mouvements spontanés que je lui avais connus à Balbec
quand elle me disait: «Ce que vous êtes gentil tout de même! », et
que le fond de son cœur semblait venir à moi sans la réserve d'aucun
des griefs qu'elle avait maintenant et qu'elle taisait parce qu'elle les
jugeait sans doute irréparables, impossibles à oublier, inavoués,
mais qui n'en mettaient pas moins entre elle et moi la prudence
significative de ses paroles ou l'intervalle d'un infranchissable
silence.
«Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné à Andrée? » «Pour
lui demander si cela ne la contrarierait pas que je me joigne à vous
demain et que j'aille ainsi faire aux Verdurin la visite que je leur
promets depuis la Raspelière. » «Comme vous voudrez. Mais je vous
préviens qu'il y a un brouillard atroce ce soir et qu'il y en aura
sûrement encore demain. Je vous dis cela parce que je ne voudrais pas
que cela vous fasse mal. Vous pensez bien que moi je préfère que vous
veniez avec nous. Du reste, ajouta-t-elle d'un air préoccupé, je ne
sais pas du tout si j'irai chez les Verdurin. Ils m'ont fait tant de
gentillesses qu'au fond je devrais. . . Après vous, c'est encore les gens
qui ont été les meilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me
déplaisent chez eux. Il faut absolument que j'aille au Bon Marché et
aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche car cette robe est trop
noire. »
Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru par tant de
gens qu'on frôle, pourvu de tant d'issues qu'on peut dire qu'à la
sortie on n'a pas réussi à trouver sa voiture qui attendait plus loin,
j'étais bien décidé à n'y pas consentir, mais j'étais surtout
malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu'il y avait
longtemps que j'aurais dû cesser de voir Albertine, car elle était
entrée pour moi dans cette période lamentable où un être disséminé
dans l'espace et dans le temps n'est plus pour vous une femme, mais une
suite d'événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une
suite de problèmes insolubles, une mer que nous essayons ridiculement
comme Xerxès de battre pour la punir de ce qu'elle a englouti. Une fois
cette période commencée, on est forcément vaincu. Heureux ceux qui
comprennent assez tôt pour ne pas trop prolonger une lutte inutile,
épuisante, enserrée de toutes parts par les limites de l'imagination
et où la jalousie se débat si honteusement que le même homme qui
jadis, si seulement les regards de celle qui était toujours à côté
de lui se portaient un instant sur un autre, imaginait une intrigue,
éprouvait combien de tourments, se résigne plus tard à la laisser
sortir seule, quelquefois avec celui qu'il sait son amant, préférant
à l'inconnaissable cette torture du moins connue! C'est une question de
rythme à adopter et qu'on suit après par habitude. Des nerveux ne
pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite des cures de repos
jamais assez longues; des femmes récemment encore légères, vivent de
la pénitence. Des jaloux qui pour épier celle qu'ils aimaient
retranchaient sur leur sommeil, sur leur repos, sentant que ses désirs
à elle, le monde si vaste et si secret, le temps sont plus forts
qu'eux, la laissent sortir sans eux, puis voyager, puis se séparent. La
jalousie finit ainsi faute d'aliments et n'a tant duré qu'à cause d'en
avoir réclamé sans cesse. J'étais bien loin de cet état.
J'étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais, des
promenades avec Albertine. Comme il n'avait pas tardé à s'établir
autour de Paris des hangars d'aviation, qui sont pour les aéroplanes ce
que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuis le jour où, près
de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d'un aviateur, dont
le vol avait fait se cabrer mon cheval, avait été pour moi comme une
image de la liberté, j'aimais souvent qu'à la fin de la journée le
but de nos sorties--agréables d'ailleurs à Albertine, passionnée pour
tous les sports--fût un de ces aérodromes. Nous nous y rendions, elle
et moi, attirés par cette vie incessante des départs et des arrivées
qui donnent tant de charme aux promenades sur les jetées, ou seulement
sur la grève pour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d'un
«centre d'aviation» pour ceux qui aiment le ciel.
À tout moment,
parmi le repos des appareils inertes et comme à l'ancre, nous en
voyions un péniblement tiré par plusieurs mécaniciens, comme est
traînée sur le sable une barque demandée par un touriste qui veut
aller faire une randonnée en mer. Puis, le moteur était mis en marche,
l'appareil courait, prenait son élan, enfin, tout à coup, à angle
droit, il s'élevait lentement, dans l'extase raidie, comme
immobilisée, d'une vitesse horizontale soudain transformée en
majestueuse et verticale ascension. Albertine ne pouvait contenir sa
joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, maintenant
que l'appareil était à flot, rentraient. Le passager, cependant, ne
tardait pas à franchir des kilomètres; le grand esquif, sur lequel
nous ne cessions pas de fixer les yeux, n'était plus dans l'azur qu'un
point presque indistinct, lequel d'ailleurs reprendrait peu à peu sa
matérialité, sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade
approchant de sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nous
regardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait à
terre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large dans ces
horizons solitaires le calme et la limpidité du soir. Puis, soit de
l'aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nous
étions allés visiter, nous revenions ensemble pour l'heure du dîner.
Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l'étais à Balbec par
de plus rares promenades que je m'enorgueillissais de voir durer tout un
après-midi et que je contemplais ensuite se détacher en beaux massifs
de fleurs sur le reste de la vie d'Albertine, comme sur un ciel vide
devant lequel on rêve doucement, sans pensée. Le temps d'Albertine ne
m'appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu'aujourd'hui.
Pourtant, il me semblait alors bien plus à moi, parce que je tenais
compte seulement--mon amour s'en réjouissant comme d'une faveur--des
heures qu'elle passait avec moi; maintenant,--ma jalousie y cherchant
avec inquiétude la possibilité d'une trahison,--rien que des heures
qu'elle passait sans moi.
Or, demain, elle désirerait qu'il y en eût de telles. Il faudrait
choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d'aimer. Car, ainsi
qu'au début il est formé par le désir, l'amour n'est entretenu plus
tard que par l'anxiété douloureuse. Je sentais qu'une partie de la vie
d'Albertine m'échappait. L'amour dans l'anxiété douloureuse, comme
dans le désir heureux, est l'exigence d'un tout. Il ne naît, il ne
subsiste que si une partie reste à conquérir. On n'aime que ce qu'on
ne possède pas tout entier. Albertine mentait en me disant qu'elle
n'irait sans doute pas voir les Verdurin, comme je mentais en disant que
je voulais aller chez eux. Elle cherchait seulement à m'empêcher de
sortir avec elle, et, moi, par l'annonce brusque de ce projet que je ne
comptais nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que
je devinais le plus sensible, à traquer le désir qu'elle cachait et à
la forcer à avouer que ma présence auprès d'elle demain
l'empêcherait de le satisfaire. Elle l'avait fait, en somme, en cessant
brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.
«Si vous ne voulez pas aller chez les Verdurin, lui dis-je, il y a au
Trocadéro une superbe représentation à bénéfices. » Elle écouta
mon conseil d'y aller d'un air dolent. Je recommençai à être dur avec
elle comme à Balbec, au temps de ma première jalousie. Son visage
reflétait une déception et j'employais à blâmer mon amie les mêmes
raisons qui m'avaient été si souvent opposées par mes parents quand
j'étais petit et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à mon
enfance incomprise. «Non, malgré votre air triste, disais-je à
Albertine, je ne peux pas vous plaindre; je vous plaindrais si vous
étiez malade, s'il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu
un parent; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étant donné
le gaspillage de fausse sensibilité que vous ne faites pour rien.
D'ailleurs, je n'apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent
tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger
service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits
qu'ils oublient d'emporter la lettre que nous leur avons confiée et
d'où notre avenir dépend. »
Ces paroles,--une grande partie de ce que nous disons n'étant qu'une
récitation--, je les avais toutes entendu prononcer à ma mère,
laquelle m'expliquait volontiers qu'il ne fallait pas confondre la
véritable sensibilité, ce que, disait-elle, les Allemands, dont elle
admirait beaucoup la langue, malgré l'horreur de mon père pour cette
nation, appelaient «Empfindung» et la sensiblerie «Empfindelei».
Elle était allée, une fois que je pleurais, jusqu'à me dire que
Néron était peut-être nerveux et n'était pas meilleur pour cela. Au
vrai, comme ces plantes qui se dédoublent en poussant, en regard de
l'enfant sensitif que j'avais uniquement été, lui faisait face
maintenant un homme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la
sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes
parents avaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire
continuer en lui la vie des siens, l'homme pondéré et railleur qui
n'existait pas en moi au début avait rejoint le sensible et il était
naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.
De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son
langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur,
qu'on m'avait tenu, que j'avais maintenant à tenir aux autres, et qui
sortait tout naturellement de ma bouche soit que je l'évoluasse par
mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et
mystérieuses incantations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon
insu, dessiné comme sur la feuille d'une plante les mêmes intonations,
les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu'avaient eues ceux dont
j'étais sorti. Car quelquefois, en train de faire l'homme sage quand je
parlais à Albertine, il me semblait entendre ma grand'mère; du reste
n'était-il pas arrivé à ma mère (tant d'obscurs courants
inconscients infléchissaient en moi jusqu'aux plus petits mouvements de
mes doigts eux-mêmes à être entraînés dans les mêmes cycles que
ceux de mes parents) de croire que c'était mon père qui entrait, tant
j'avais la même manière de frapper que lui.
D'autre part l'accouplement des éléments contraires est la loi de la
vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, la cause de
bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable
et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Combien plus
encore quand quelqu'un qui a passé l'âge où on les exprime naïvement
et qui, par exemple, s'est fait dans les moments les plus brûlants un
visage de glace, exècre-t-il les mêmes défauts, si c'est un autre,
plus jeune ou plus naïf, ou plus sot, qui les exprime! Il y a des
sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes
qu'eux-mêmes retiennent est exaspérante. C'est la trop grande
ressemblance qui fait que malgré l'affection, et parfois plus
l'affection est grande, la division règne dans les familles.
Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme que j'étais
devenu était-il simplement une face du premier, exalté et sensible du
côté de soi-même, sage Mentor pour les autres. Peut-être en
était-il ainsi chez mes parents selon qu'on les considérait par
rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour ma grand'mère et ma mère il
était trop visible que leur sévérité pour moi était voulue par
elles et même leur coûtait, mais peut-être chez mon père lui-même
la froideur n'était-elle qu'un aspect extérieur de sa sensibilité?
Car c'est peut-être la vérité humaine de ce double aspect: aspect du
côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux,
qu'on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux
dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on
disait en parlant de mon père: «Sous sa froideur glaciale, il cache
une sensibilité extraordinaire; ce qu'il a surtout, c'est la pudeur de
la sensibilité. »
Ne cachait-il pas, au fond, d'incessants et secrets orages, ce calme au
besoin semé de réflexions sentencieuses, d'ironie pour les
manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien,
mais que moi aussi maintenant j'affectais vis-à-vis de tout le monde,
et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances
vis-à-vis d'Albertine?
Je crois que vraiment ce jour-là j'allais décider notre séparation et
partir pour Venise. Ce qui me renchaîna à ma liaison tint à la
Normandie, non qu'elle manifestât quelque intention d'aller dans ce
pays où j'avais été jaloux d'elle (car j'avais cette chance que
jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir),
mais parce qu'ayant dit: «C'est comme si je vous parlais de l'amie de
votre tante qui habitait Infreville,» elle répondit avec colère,
heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le
plus d'arguments possible, de me montrer que j'étais dans le faux et
elle dans le vrai: «Mais jamais ma tante n'a connu personne à
Infreville, et moi-même je n'y suis jamais allée. »
Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame
susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le
thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se
donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m'accabla.
Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n'y a pas besoin de
sincérité, ni même d'adresse dans le mensonge, pour être aimée.
J'appelle ici amour une torture réciproque. Je ne trouvais nullement
répréhensible ce soir de lui parler comme ma grand'mère si parfaite
l'avait fait avec moi, ni, pour lui avoir dit que je l'accompagnerais
chez les Verdurin, d'avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne
nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous
causer le maximum d'une agitation en disproportion, à ce degré, avec
cette décision elle-même. De sorte qu'il avait beau jeu à nous
trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation
qui en effet répondait à la commotion qu'il nous avait donnée.
Comme--de même que la sagesse inflexible de ma grand'mère--ces
velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter
la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps
extérieures, et que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant
souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les
points qu'elles devaient viser efficacement: il n'y a pas de meilleur
indicateur qu'un ancien voleur, ou qu'un sujet de la nation qu'on
combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son
frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le
pas de la porte, en s'en allant, un renseignement qu'il n'a même pas
l'air d'écouter, signifie par cela même à son frère que ce
renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien
ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la
dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a
aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des
tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu'en
famille on se comprend sans parler. Aussi, qui donc peut plus qu'un
nerveux être énervant? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite,
dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C'est que
dans ces moments brefs, mais inévitables, où l'on déteste quelqu'un
qu'on aime,--ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens
qu'on n'aime pas,--on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être
plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible
pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l'âme de
l'ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je
pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes «succès» leur
parussent immoraux et les fissent plus enrager! Ce qu'il faudrait, c'est
suivre la voie inverse, c'est montrer sans fierté qu'on a de bons
sentiments, au lieu de s'en cacher si fort. Et ce serait facile si on
savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux
de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les
attendrir, vous en faire aimer.
Certes, j'avais quelques remords d'être aussi irritant à l'égard
d'Albertine et je me disais: «Si je ne l'aimais pas, elle m'aurait plus
de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle; mais non, cela se
compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j'aurais pu, pour
me justifier, lui dire que je l'aimais. Mais l'aveu de cet amour, outre
qu'il n'eût rien appris à Albertine, l'eût peut-être plus refroidie
à mon égard que les duretés et les fourberies dont l'amour était
justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est
si naturel! Si l'intérêt que nous témoignons aux autres ne nous
empêche pas d'être doux avec eux et complaisants à ce qu'ils
désirent, c'est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est
indifférent et l'indifférence n'invite pas à la méchanceté.
La soirée passait. Avant qu'Albertine allât se coucher, il n'y avait
pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à
nous embrasser. Aucun de nous deux n'en avait encore pris l'initiative.
Sentant qu'elle était, de toute façon, fâchée, j'en profitai pour
lui parler d'Esther Lévy. «Bloch m'a dit (ce qui n'était pas vrai)
que vous aviez bien connu sa cousine Esther. » «Je ne la reconnaîtrais
même pas», dit Albertine d'un air vague. «J'ai vu sa photographie»,
ajoutai-je en colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de
sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse,
car elle ne dit rien.
Ce n'était plus l'apaisement du baiser de ma mère à Combray, que
j'éprouvais auprès d'Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire,
l'angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne
montait pas dans ma chambre, soit qu'elle fût fâchée contre moi ou
retenue par des invités. Cette angoisse,--non pas seulement sa
transposition dans l'amour,--non, cette angoisse elle-même qui s'était
un temps spécialisée dans l'amour, qui avait été affectée à lui
seul quand le partage, la division des passions s'était opérée,
maintenant, semblait de nouveau s'étendre à toutes, redevenue indivise
de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui
tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois
comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère
aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le
puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s'unifier dans le
soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu'un
jour d'hiver. Mais si j'éprouvais l'angoisse de mon enfance, le
changement de l'être qui me le faisait éprouver, la différence de
sentiment qu'il m'inspirait, la transformation même de mon caractère,
me rendaient impossible d'en réclamer l'apaisement à Albertine comme
autrefois à ma mère.
Je ne savais plus dire: je suis triste. Je me bornais, la mort dans
l'âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire
aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans
de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour
peu qu'une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en
fait faire un grand honneur à celui qui l'a trouvée, peut-être aussi
fortuitement que la tireuse de carte qui nous a annoncé un fait banal,
mais qui s'est depuis réalisé, je n'étais pas loin de croire
Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu'elle m'avait
dit à Balbec: a Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »
Chaque minute me rapprochait du bonsoir d'Albertine, qu'elle me disait
enfin. Mais ce soir son baiser d'où elle-même était absente, et qui
ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que, le cœur palpitant,
je la regardais aller jusqu'à la porte en pensant: «Si je veux trouver
un prétexte pour la rappeler, la retenir, faire la paix, il faut se
hâter, elle n'a plus que quelques pas à faire pour être sortie de la
chambre, plus que deux, plus qu'un, elle tourne le bouton; elle ouvre,
c'est trop tard, elle a refermé la porte! » Peut-être pas trop tard,
tout de même. Comme jadis à Combray quand ma mère m'avait quitté
sans m'avoir calmé par son baiser, je voulais m'élancer sur les pas
d'Albertine, je sentais qu'il n'y aurait plus de paix pour moi avant que
je l'eusse revue, que ce revoir allait devenir quelque chose d'immense
qu'il n'avait pas encore été jusqu'ici, et que--si je ne réussissais
pas tout seul à me débarrasser de cette tristesse--je prendrais
peut-être la honteuse habitude d'aller mendier auprès d'Albertine. Je
sautais hors du lit quand elle était déjà dans sa chambre, je passais
et repassais dans le couloir, espérant qu'elle sortirait et
m'appellerait; je restais immobile devant sa porte pour ne pas risquer
de ne pas entendre un faible appel, je rentrais un instant dans ma
chambre regarder si mon amie n'aurait pas par bonheur oublié un
mouchoir, un sac, quelque chose dont j'aurais pu paraître avoir peur
que cela lui manquât et qui m'eût donné le prétexte d'aller chez
elle. Non, rien. Je revenais me poster devant sa porte, mais dans la
fente de celle-ci il n'y avait plus de lumière. Albertine avait
éteint, elle était couchée, je restais là immobile, espérant je ne
sais quelle chance qui ne venait pas; et longtemps après, glacé, je
revenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le reste de la
nuit.
Aussi parfois, certains soirs, j'eus recours à une ruse qui me donnait
le baiser d'Albertine. Sachant combien, dès qu'elle était étendue,
son ensommeillement était rapide (elle le savait aussi, car,
instinctivement, dès qu'elle s'étendait, elle ôtait ses mules, que je
lui avais données, et sa bague qu'elle posait à côté d'elle comme
elle faisait dans sa chambre avant de se coucher), sachant combien son
sommeil était profond, son réveil tendre, je prenais un prétexte pour
aller chercher quelque chose, je la faisais étendre sur mon lit. Quand
je revenais elle était endormie et je voyais devant moi cette autre
femme qu'elle devenait dès qu'elle était entièrement de face. Mais
elle changeait bien vite de personnalité car je m'allongeais à côté
d'elle et la retrouvais de profil. Je pouvais mettre ma main dans sa
main, sur son épaule, sur sa joue. Albertine continuait de dormir.
Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres,
entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre
qui ne s'arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque
position qu'on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui
continue de pousser ses branches quelque appui qu'on lui donne. Seul son
souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle
eût été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais
exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses
cordes, des notes différentes. Ma jalousie s'apaisait, car je sentais
Albertine devenue un être qui respire, qui n'est pas autre chose, comme
le signifiait ce souffle régulier par où s'exprime cette pure fonction
physiologique qui, tout fluide, n'a l'épaisseur ni de la parole, ni du
silence; et dans son ignorance de tout mal, son haleine, tirée plutôt
d'un roseau creusé que d'un être humain, était vraiment paradisiaque,
était le pur chant des anges pour moi qui, dans ces moments-là,
sentais Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement,
mais moralement. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup
que peut-être bien des noms humains apportés par la mémoire devaient
se jouer. Parfois même à cette musique, la voix humaine s'ajoutait.
Albertine prononçait quelques mots. Comme j'aurais voulu en saisir le
sens! Il arrivait que le nom d'une personne dont nous avions parlé et
qui excitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendre
malheureux, car le souvenir qu'il y amenait semblait n'être que celui
des conversations qu'elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant un
soir où les yeux fermés elle s'éveillait à demi, elle dit en
s'adressant à moi: «Andrée. » Je dissimulai mon émotion. «Tu
rêves, je ne suis pas Andrée», lui dis-je en riant. Elle sourit
aussi: «Mais non, je voulais te demander ce que t'avait dit tantôt
Andrée. » «J'aurais cru plutôt que tu avais été couchée comme cela
près d'elle. » «Mais non, jamais», dit-elle. Seulement, avant de me
répondre cela, elle avait un instant caché sa figure dans ses mains.
Ses silences n'étaient donc que des voiles, ses tendresses de surface
ne faisaient donc que retenir au fond mille souvenirs qui m'eussent
déchiré, sa vie était donc pleine de ces faits dont le récit
moqueur, la rieuse chronique constituent nos bavardages quotidiens au
sujet des autres, des indifférents, mais qui, tant qu'un être reste
fourvoyé dans notre cœur, nous semblent un éclaircissement si
précieux de sa vie que pour connaître ce monde sous-jacent nous
donnerions volontiers la nôtre. Alors son sommeil m'apparaissait comme
un monde merveilleux et magique où par instant s'élève du fond de
l'élément à peine translucide l'aveu d'un secret qu'on ne comprendra
pas. Mais d'ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir
retrouvé son innocence. Dans l'attitude que je lui avais donnée, mais
que dans son sommeil elle avait vite faite sienne, elle avait l'air de
se confier à moi! Sa figure avait perdu toute expression de ruse ou de
vulgarité, et entre elle et moi, vers qui elle levait son bras, sur qui
elle reposait sa main, il semblait y avoir un abandon entier, un
indissoluble attachement. Son sommeil d'ailleurs ne la séparait pas de
moi et laissait subsister en elle la notion de notre tendresse; il avait
plutôt pour effet d'abolir le reste; je l'embrassais, je lui disais que
j'allais faire quelques pas dehors, elle entr'ouvrait les yeux, me
disait d'un air étonné--et en effet c'était déjà la nuit: «Mais
où vas-tu comme cela, mon chéri», en me donnant mon prénom, et
aussitôt se rendormait. Son sommeil n'était qu'une sorte d'effacement
du reste de la vie, qu'un silence uni sur lequel prenaient de temps à
autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant
les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage,
l'intimité secrète d'un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait
comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de
son enfant. Et son sommeil était d'un enfant, en effet. Son réveil
aussi, et si naturel, si tendre, avant même qu'elle eût su où elle
était, que je me demandais parfois avec épouvante si elle avait eu
l'habitude, avant de vivre chez moi, de ne pas dormir seule et de
trouver en ouvrant les yeux quelqu'un à ses côtés. Mais sa grâce
enfantine était plus forte. Comme une mère encore, je m'émerveillais
qu'elle s'éveillât toujours de si bonne humeur. Au bout de quelques
instants, elle reprenait conscience, avait des mots charmants, non
rattachés les uns aux autres, de simples pépiements. Par une sorte de
chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenant
presque trop beau, avait pris l'immense importance que ses yeux clos par
le sommeil avait perdue, ses yeux, mes interlocuteurs habituels et à
qui je ne pouvais plus m'adresser depuis la retombée des paupières. De
même que les yeux clos donnent une beauté innocente et grave au visage
en supprimant tout ce que n'expriment que trop les regards, il y avait
dans les paroles, non sans signification, mais entrecoupées de silence,
qu'Albertine avait au réveil, une pure beauté qui n'est pas à tout
moment souillée, comme est la conversation, d'habitudes verbales, de
rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand je m'étais décidé
à éveiller Albertine, j'avais pu le faire sans crainte, je savais que
son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous
venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort
le matin. Dès qu'elle avait entr'ouvert les yeux en souriant, elle
m'avait tendu sa bouche, et avant qu'elle n'eût encore rien dit, j'en
avais goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d'un jardin encore
silencieux avant le lever du jour.
Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait
peut-être, puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai
de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y
avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors, des
thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis
la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur
de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier qui paraissait dans un beau
jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'air
matinal, en une «ouverture pour un jour de fête». L'ouïe, ce sens
délicieux, nous apporte la compagnie de la rue dont elle nous retrace
toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en
montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier,
lesquels s'étaient hier abaissés le soir sur toutes les possibilités
de bonheur féminin, se levaient manient comme les légères poulies
d'un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente,
sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève
eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans
celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu
perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des
vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires.
Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à
qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de
Rouen, appelé des «Libraires», parce que contre lui ceux-ci
exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais
ambulants, passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient
penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel
qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares
exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la
déclamation--à peine colorée par des variations insensibles--de Boris
Godounow et de Pelléas; mais d'autre part rappelait la psalmodie d'un
prêtre au cours d'offices dont ces scènes de la rue ne sont que la
contrepartie bon enfant, foraine, et pourtant à demi liturgique. Jamais
je n'y avais pris tant de plaisir que depuis qu'Albertine habitait avec
moi; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil, et en
m'intéressant à la vie du dehors me faisaient mieux sentir l'apaisante
vertu d'une chère présence, aussi constante que je la souhaitais.
Certaines des nourritures criées dans la rue, et que personnellement je
détestais, étaient fort au goût d'Albertine, si bien que Françoise
en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié
d'être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce
quartier si tranquille (où les bruits n'étaient plus un motif de
tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi)
m'arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs
déclamés par ces gens du peuple comme ils le seraient dans la musique,
si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine
altérée par l'inflexion d'une note qui se penche sur une autre,
musique de la foule qui est plutôt un langage qu'une musique. C'était
«ah! le bigorneau, deux sous le bigorneau», qui faisait se précipiter
vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages, qui,
s'il n'y avait pas eu Albertine, m'eussent répugné, non moins
d'ailleurs que les escargots que j'entendais vendre à la même heure.
Ici c'était bien encore à la déclamation à peine lyrique de
Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement.
Car après avoir presque «parlé»: «les escargots, ils sont frais,
ils sont beaux», c'était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck,
musicalement transposés par Debussy, que le marchand d'escargots, dans
un de ces douloureux finales par où l'auteur de _Pelléas_ s'apparente
à Rameau: «Si je dois être vaincue, est-ce à toi d'être mon
vainqueur? » ajoutait avec une chantante mélancolie: «On les vend six
sous la douzaine. . . »
Il m'a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort
clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux,
comme le secret qui fait que tout le monde a l'air triste dans le vieux
palais où Mélisande n'a pas réussi à apporter la joie, et profond
comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer, dans des
mots très simples, toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes
sur lesquelles s'élève avec une douceur grandissante la voix du vieux
roi d'Allemande ou de Goéland, pour dire: «On ne sait pas ce qu'il y a
ici, cela peut paraître étrange, il n'y a peut-être pas
d'événements inutiles», ou bien: «Il ne faut pas s'effrayer,
c'était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde»,
étaient celles qui servaient au marchand d'escargots pour reprendre, en
une cantilène indéfinie: «On les vend six sous la douzaine. . . » Mais
cette lamentation métaphysique n'avait pas le temps d'expirer au bord
de l'infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois
il ne s'agissait pas de mangeailles, les paroles du libretto étaient:
«Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles».
Certes la fantaisie, l'esprit de chaque marchand ou marchande,
introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces
musiques que j'entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant
un silence au milieu du mot, surtout quand il était répété deux
fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa
petite voiture conduite par une ânesse qu'il arrêtait devant chaque
maison pour entrer dans les cours, le marchand d'habits, portant un
fouet, psalmodiait: «Habits, marchand d'habits, ha. . . bits» avec la
même pause entre les deux dernières syllabes d'habits que s'il eût
entonné en plain-chant: «Per omnia sæcula sæculo. . . rum» ou:
«Requiescat in pa. . . ce» bien qu'il ne dût pas croire à l'éternité
de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le
suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient
à s'entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande de
quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la
division grégorienne:
_À la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti. . . chants. _
bien qu'elle fût vraisemblablement ignorante de l'antiphonaire et des
sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois
celles du trivium.
Tirant d'un flûtiau, d'une cornemuse, des airs de son pays méridional
dont la lumière s'accordait bien avec les beaux jours, un homme en
blouse, tenant à la main un nerf de bœuf et coiffé d'un béret
basque, s'arrêtait devant les maisons. C'était le chevrier avec deux
chiens et devant lui son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin
il passait assez tard dans notre quartier; et les femmes accouraient
avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leurs
petits. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur, se mêlait
déjà la cloche du repasseur, lequel criait: «Couteaux, ciseaux,
rasoirs». Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car
dépourvu d'instrument il se contentait d'appeler: «Avez-vous des scies
à repasser, v'là le repasseur», tandis que plus gai le rétameur
après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu'il
étamait, entonnait le refrain «Tam, tam, tam, c'est moi qui rétame
même le macadam, c'est moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous
les trous, trou, trou, trou»; et de petits Italiens portant de grandes
boîtes de fer peintes en rouge où les numéros--perdants et
gagnants--étaient marqués, et jouant d'une crécelle, proposaient:
«Amusez-vous, mesdames, v'là le plaisir».
Françoise m'apporta _le Figaro. _ Un seul coup d'œil me permit de me
rendre compte que mon article n'avait toujours pas passé. Elle me dit
qu'Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez moi et me
faisait dire qu'en tous cas elle avait renoncé à faire sa visite chez
les Verdurin et comptait aller, comme je le lui avais conseillé, à la
matinée «extraordinaire» du Trocadéro--ce qu'on appellerait
aujourd'hui, en bien moins important toutefois, une matinée de
gala--après une petite promenade à cheval qu'elle devait faire avec
Andrée. Maintenant que je savais qu'elle avait renoncé à son désir,
peut-être mauvais, d'aller voir Mme Verdurin, je dis en riant:
«Qu'elle vienne» et je me dis qu'elle pouvait aller où elle voulait
et que cela m'était bien égal. Je savais qu'à la fin de
l'après-midi, quand viendrait le crépuscule, je serais sans doute un
autre homme, triste, attachant aux moindres allées et venues
d'Albertine une importance qu'elles n'avaient pas à cette heure
matinale et quand il faisait si beau temps. Car mon insouciance était
suivie par la claire notion de sa cause, mais n'en était pas altérée.
«Françoise m'a assuré que vous étiez éveillé et que je ne vous
dérangerais pas», me dit Albertine en entrant. Et, comme avec celle de
me faire froid en ouvrant sa fenêtre à un moment mal choisi, la plus
grande peur d'Albertine était d'entrer chez moi quand je sommeillais:
«J'espère que je n'ai pas eu tort, ajouta-t-elle. Je craignais que
vous ne me disiez: «Quel mortel insolent vient chercher le trépas? »
Et elle rit de ce rire qui me troublait tant. Je lui répondis sur le
même ton de plaisanterie: «Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si
sévère? » Et de peur qu'elle ne l'enfreignît jamais j'ajoutai:
«Quoique je serais furieux que vous me réveilliez. » «Je sais, je
sais, n'ayez pas peur», me dit Albertine. Et pour adoucir j'ajoutai en
continuant à jouer avec elle la scène d'_Esther_, tandis que dans la
rue continuaient les cris rendus tout à fait confus par notre
conversation: «Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce qui me
charme toujours et jamais ne me lasse» (et à part moi je pensais:
«si, elle me lasse bien souvent»). Et me rappelant ce qu'elle avait
dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d'avoir renoncé
aux Verdurin, afin qu'une autre fois elle m'obéît de même pour telle
ou telle chose, je dis: «Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous
aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas» (comme
s'il n'était pas naturel de se méfier des gens qui vous aiment et qui
seuls ont intérêt à vous mentir pour savoir, pour empêcher), et
j'ajoutai ces paroles mensongères: «Vous ne croyez pas au fond que je
vous aime, c'est drôle. En effet je ne vous _adore_ pas. » Elle mentit
à son tour en disant qu'elle ne se fiait qu'à moi, et fut sincère
ensuite en assurant qu'elle savait bien que je l'aimais. Mais cette
affirmation ne semblait pas impliquer qu'elle ne me crût pas menteur et
l'épiant. Et elle semblait me pardonner comme si elle eût vu là la
conséquence insupportable d'un grand amour ou comme si elle-même se
fût trouvée moins bonne: «Je vous en prie, ma petite chérie, pas de
haute voltige comme vous avez fait l'autre jour. Pensez, Albertine, s'il
vous arrivait un accident! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun
mal. Mais quel plaisir si avec ses chevaux elle avait eu la bonne idée
de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais
revenir à la maison. Comme cela eût tout simplifié qu'elle allât
vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où: «Oh! je
sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous
vous tueriez.
