Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles.
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce
n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans
certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses
agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant
les intéressés sans être compris! Ce genre d'expressions est
généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la
famille. Dans une famille juive par exemple ce sera un terme rituel
détourné de son sens, et peut-être le seul mot hébreu que la
famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très
fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien
que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans
une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le
français, ce sera un mot espagnol. Et, à la génération suivante, le
mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfant. On se rappellera
bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui
servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants
ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol,
de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais
appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un
mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un
grand oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même
terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu
restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement
sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale,
plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle, donne à ceux
qui en usent entre eux, un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une
certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé: «Mais si Cottard
en parle», objecta Mme Verdurin. «Il n'en parlera pas. »--Il en parla,
à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années
plus tard à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir
pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à
l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger,
d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce
qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser
de bon; sans doute la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour
toutes, reviendra, mais l'âme est bien plus riche que cela, a bien
d'autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont
nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'ils ont eu.
Ensuite à un point de vue plus personnel cette révélation de Cottard
n'eût pas été sans effet sur moi, parce qu'en changeant mon opinion
des Verdurin, cette révélation, s'il me l'eût faite plus tôt, eût
dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin
pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être
à tort du reste, car si M. Verdurin,--que je croyais de plus en plus le
plus méchant des hommes,--avait des vertus, il n'en était pas moins
taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination
dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges,
devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre
entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le
renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de
désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas
dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni
scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle, où
subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand'tante
existait probablement chez lui par ce fait, avant que je la connusse,
comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au
moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face
nouvelle insoupçonnée; et je conclus à la difficulté de présenter
une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des
passions. Car il ne change pas moins qu'elles et si on veut clicher ce
qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement
des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder
l'immobilité mais bouge) à l'objectif déconcerté.
CHAPITRE TROISIÈME
_Disparition d'Albertine_
Voyant l'heure, et craignant qu'Albertine ne s'ennuyât, je demandai à
Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu'il voulût bien d'abord
me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me
félicita de rentrer ainsi directement, (ne sachant pas qu'une jeune
fille m'attendait à la maison), et de finir aussi tôt, et avec tant de
sagesse, une soirée dont, bien au contraire, je n'avais en réalité
fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de
Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le
professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours:
«Je ne répète jamais rien», parler de lui et de sa vie sans la
moindre réticence. Et l'étonnement indigné de Brichot n'eût
peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit: «On
m'a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait en effet du
goût pour M. de Charlus et, s'il avait eu à se reporter à quelque
conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plutôt les
sentiments de sympathie qu'il avait éprouvés à l'égard du Baron,
pendant qu'il disait de lui les mêmes choses qu'en disait tout le
monde, que ces choses elles-mêmes. Il n'aurait pas cru mentir en
disant: «Moi qui parle de vous avec tant d'amitié», puisqu'il
ressentait quelque amitié, pendant qu'il parlait de M. de Charlus.
Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l'universitaire
demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir
des spécimens réels de ce qu'il avait pu croire longtemps une
invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième
églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque
fonds de réalité, trouvait sur le tard à causer avec Charlus un peu
du plaisir qu'il savait que ses maîtres, M. Mérimée et M. Renan, son
collègue M. Maspéro avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en
Palestine, en Egypte, à reconnaître dans les paysages et les
populations actuelles de l'Espagne, de la Palestine et de l'Égypte, le
cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu'eux-mêmes dans
les livres avaient étudiées. «Soit dit sans offenser ce preux de
haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il
est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme
satanique avec une verve un tantinet charentonnesque et une obstination,
j'allais dire une candeur, de blanc d'Espagne et d'émigré. Je vous
assure que, si j'ose m'exprimer comme Mgr d'Hulst, je ne m'embête pas
les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre
Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa
race, et, en toute innocence sodomiste, s'est croisé. » J'écoutais
Brichot et je n'étais pas seul avec lui. Ainsi que du reste cela
n'avait pas cessé depuis que j'avais quitté la maison, je me sentais,
si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce
moment dans sa chambre. Même quand je causais avec l'un ou avec l'autre
chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j'avais
d'elle cette notion vague qu'on a de ses propres membres, et s'il
m'arrivait de penser à elle, c'était, comme on pense, avec l'ennui
d'être lié par un entier esclavage, à son propre corps. «Et quelle
potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries
du Lundi, que la conversation de cet apôtre. Songez que j'ai appris par
lui que le traité d'éthique où j'ai toujours révéré la plus
fastueuse construction morale de notre époque avait été inspiré à
notre vénérable collègue X, par un jeune porteur de dépêches.
N'hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous
livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a
témoigné en cela de plus de respect humain, ou si vous aimez mieux de
moins de gratitude, que Phidias qui inscrivit le nom de l'athlète qu'il
aimait sur l'anneau de son Jupiter Olympien. Le Baron ignorait cette
dernière histoire. Inutile de vous dire qu'elle a charmé son
orthodoxie. Vous imaginez aisément que chaque fois que j'argumenterai
avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouverai à sa
dialectique, d'ailleurs fort subtile, le surcroît de saveur que de
piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l'œuvre
insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue dont
la sagesse est d'or, mais qui possédait peu d'argent, le
télégraphiste a passé aux mains du Baron «en tout bien tout
honneur»; (il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan
est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une
place aux colonies, d'où celui-ci, qui a l'âme reconnaissante, lui
envoie de temps à autre d'excellents fruits. Le Baron en offre à ses
hautes relations; des ananas du jeune homme figurèrent tout
dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin
qui à ce moment n'y mettait pas malice: «Vous avez donc un oncle ou un
neveu d'Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils! »
J'avoue que si j'avais alors su la vérité je les eusse mangés avec
une certaine gaieté en me récitant in petto le début d'une ode
d'Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme comme mon collègue
Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la
conversation du Baron une idée singulièrement plus vivante et plus
savoureuse des écrivains du siècle d'Auguste. Ne parlons même pas de
ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu'aux Grecs, bien que
j'aie dit à cet excellent M. de Charlus qu'auprès de lui je me faisais
l'effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire j'avais singulièrement
grandi l'échelle des deux personnages et, comme dit Lafontaine, mon
exemple était tiré «d'animaux plus petits». Quoiqu'il en soit vous
ne supposez pas j'imagine que le Baron ait été froissé. Jamais je ne
le vis si ingénument heureux. Une ivresse d'enfant le fit déroger à
son flegme aristocratique. «Quels flatteurs que tous ces sorbonnards,
s'écriait-il avec ravissement! Dire qu'il faut que j'aie attendu
d'être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie! Un vieux
tableau comme moi! Ô ma jeunesse! » J'aurais voulu que vous le vissiez
disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge,
musqué comme un petit maître. Au demeurant, sous ses hantises de
généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je
serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m'a
étonné, c'est la façon dont le jeune homme s'est rebiffé. Il avait
pourtant pris, depuis quelque temps, en face du Baron, des manières de
séide, des façons de leude qui n'annonçaient guère cette
insurrection. J'espère qu'en tout cas, même si (_Dii omen alertant_)
le Baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s'étendrait
pas jusqu'à moi. Nous avons l'un et l'autre trop de profit à
l'échange que nous faisons de mon faible savoir contre son expérience.
(On verra que si M. Charlus, après avoir vainement souhaité qu'il lui
ramena Morel, ne témoigna pas de violente rancune à Brichot, du moins
sa sympathie pour l'universitaire tomba assez complètement pour lui
permettre de le juger sans aucune indulgence. ) Et je vous jure bien que
l'échange est si inégal que quand le Baron me livre ce que lui a
enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre
Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le
songe de la vie. »
Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour
donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre
de la chambre d'Albertine, cette fenêtre, autrefois toujours noire, le
soir, quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique
de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut
en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était
clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images
précises, toutes proches et en possession desquelles j'allais entrer
tout à l'heure, autant il était invisible pour Brichot resté dans la
voiture, presque aveugle, et autant il eût d'ailleurs été
incompréhensible pour lui même voyant, puisque, comme les amis qui
venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de
promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille toute à moi
attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je
restai un instant seul sur le trottoir. Certes ces lumineuses rayures
que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes
superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une
solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais
derrière elles, en un trésor insoupçonné des autres que j'avais
caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, trésor si l'on
veut, mais trésor en échange duquel j'avais aliéné la liberté, la
solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même
si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à
des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à
Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin de Paris nocturne.
Mais maintenant ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure
des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus
sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour se trouver seul, et,
après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors
l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de la chercher en
soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les
Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais,
en qui je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un
instant le loisir de penser à moi ni même la peine, puisqu'elle serait
auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière
fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je
serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui
allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une
servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.
Nos fiançailles avaient pris une allure de procès et donnaient à
Albertine la timidité d'une coupable. Maintenant elle changeait la
conversation quand il s'agissait de personnes, hommes ou femmes, qui ne
fussent pas de vieilles gens. C'est quand elle ne soupçonnait pas
encore que j'étais jaloux d'elle que j'aurais dû lui demander ce que
je voulais savoir. Il faut profiter de ce temps-là. C'est alors que
notre amie nous dit ses plaisirs et même les moyens à l'aide desquels
elle les dissimule aux autres. Elle ne m'eût plus avoué maintenant
comme elle avait fait à Balbec (moitié parce que c'était vrai,
moitié pour s'excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse
pour moi, car je la fatiguais déjà alors, et elle avait vu par ma
gentillesse pour elle qu'elle n'avait pas besoin de m'en montrer autant
qu'aux autres pour en obtenir plus que d'eux), elle ne m'aurait plus
avoué maintenant comme alors: «Je trouve ça stupide de laisser voir
qu'on aime, moi c'est le contraire, dès qu'une personne me plaît, j'ai
l'air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. »
Comment, c'était la même Albertine d'aujourd'hui, avec ses
prétentions à la franchise et d'être indifférente à tous qui
m'avait dit cela! Elle ne m'eût plus énoncé cette règle maintenant!
Elle se contentait quand elle causait avec moi de l'appliquer en me
disant de telle ou telle personne qui pouvait m'inquiéter: «Ah! je ne
sais pas, je ne l'ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de
temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais
apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l'on
connaisse la réalité qu'ils sont chargés de dénaturer, d'innocenter,
dénonce déjà comme étant des mensonges.
Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle me soupçonnât d'être jaloux
d'elle, préoccupé de tout ce qu'elle faisait. Les seules paroles,
assez anciennes il est vrai, que nous avions échangées relativement à
la jalousie semblaient prouver le contraire. Je me rappelais que, par un
beau soir de clair de lune, au début de nos relations, une des
premières fois où je l'avais reconduite et où j'eusse autant aimé ne
pas le faire et la quitter pour courir après d'autres, je lui avais
dit: «Vous savez, si je vous propose de vous ramener, ce n'est pas par
jalousie; si vous avez quelque chose à faire, je m'éloigne
discrètement. » Et elle m'avait répondu: «Oh! je sais bien que vous
n'êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n'ai rien à
faire qu'à être avec vous. » Une autre fois c'était à la
Raspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regard
sur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l'égard
d'Albertine; je lui avais dit: «Eh! bien, il vous a serrée d'assez
près, j'espère. » Et comme j'avais ajouté à demi ironiquement:
«J'ai souffert toutes les tortures de la jalousie,» Albertine, usant
du langage propre, soit au milieu vulgaire d'où elle était sortie,
soit au plus vulgaire encore qu'elle fréquentait: «Quel chineur vous
faites! Je sais bien que vous n'êtes pas jaloux. D'abord vous me l'avez
dit, et puis ça se voit, allez! » Elle ne m'avait jamais dit depuis
qu'elle eût changé d'avis; mais il avait dû pourtant se former en
elle, à ce sujet, bien des idées nouvelles, qu'elle me cachait mais
qu'un hasard pouvait, malgré elle, trahir, car ce soir-là, quand, une
fois rentré, après avoir été la chercher dans sa chambre et l'avoir
amenée dans la mienne, je lui eus dit (avec une certaine gêne que je
ne compris pas moi-même, car j'avais bien annoncé à Albertine que
j'irais dans le monde et je lui avais dit que je ne savais pas où,
peut-être chez Mme de Villeparisis, peut-être chez Mme de Guermantes,
peut-être chez Mme de Cambremer; il est vrai que je n'avais justement
pas nommé les Verdurin): «Devinez d'où je viens: de chez les
Verdurin», j'avais à peine eu le temps de prononcer ces mots
qu'Albertine, la figure bouleversée, m'avait répondu par ceux-ci qui
semblèrent exploser d'eux-mêmes avec une force qu'elle ne put
contenir: «Je m'en doutais. » «Je ne savais pas que cela vous
ennuierait que j'aille chez les Verdurin. » Il est vrai qu'elle ne me
disait pas que cela l'ennuyait, mais c'était visible; il est vrai aussi
que je ne m'étais pas dit que cela l'ennuierait. Et pourtant devant
l'explosion de sa colère, comme devant ces événements qu'une sorte de
double vue rétrospective nous fait paraître avoir déjà été connus
dans le passé, il me sembla que je n'avais jamais pu m'attendre à
autre chose. «M'ennuyer? Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche.
Voilà qui m'est équilatéral. Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir
Mademoiselle Vinteuil? » Hors de moi à ces mots: «Vous ne m'aviez pas
dit que vous l'aviez rencontrée l'autre jour», lui dis-je pour lui
montrer que j'étais plus instruit qu'elle ne pensait. Croyant que la
personne que je lui reprochais d'avoir rencontrée sans me l'avoir
raconté, c'était Mme Verdurin, et non, comme je voulais dire, Mlle
Vinteuil: «Est-ce que je l'ai rencontrée», demanda-t-elle d'un air
rêveur, à la fois à elle-même comme si elle cherchait à rassembler
ses souvenirs, et à moi comme si c'était moi qui eût dû le lui
apprendre; et sans doute, en effet, afin que je dise ce que je savais,
peut-être aussi pour gagner du temps avant de faire une réponse
difficile. Mais si j'étais préoccupé par Mlle Vinteuil, je l'étais
encore plus d'une crainte qui m'avait déjà effleuré mais qui
s'emparait maintenant de moi avec force, la crainte qu'Albertine voulût
sa liberté. En rentrant je croyais que Mme Verdurin avait purement et
simplement inventé par gloriole la venue de Mlle Vinteuil et de son
amie, de sorte que j'étais tranquille. Seule Albertine en me disant:
«Est-ce que Mlle Vinteuil ne devait pas être là? » m'avait montré
que je ne m'étais pas trompé dans mon premier soupçon; mais enfin
j'étais tranquillisé là-dessus pour l'avenir, puisqu'on renonçant à
aller chez les Verdurin et en se rendant au Trocadéro, Albertine avait
sacrifié Mlle Vinteuil. Mais, au Trocadéro, que du reste elle avait
quitté pour se promener avec moi, il y avait eu comme raison de l'en
faire revenir la présence de Léa. En y pensant je prononçai ce nom de
Léa, et Albertine, méfiante, croyant qu'on m'en avait peut-être dit
davantage, prit les devants et s'écria avec volubilité, non sans
cacher un peu son front: «Je la connais très bien; nous sommes
allées, l'année dernière, avec des amies, la voir jouer: après la
représentation nous sommes montées dans sa loge, elle s'est habillée
devant nous. C'était très intéressant. » Alors ma pensée fut forcée
de lâcher Mlle Vinteuil et dans un effort désespéré, dans cette
course à l'abîme des impossibles reconstitutions, s'attacha à
l'actrice, à cette soirée où Albertine était montée dans sa loge.
D'autre part, après tous les serments qu'elle m'avait faits et d'un ton
si véridique, après le sacrifice si complet de sa liberté, comment
croire qu'en tout cela il y eût du mal? Et pourtant mes soupçons
n'étaient-ils pas des antennes dirigées vers la vérité, puisque si
elle m'avait sacrifié les Verdurin pour aller au Trocadéro, tout de
même chez les Verdurin il avait bien dû y avoir Mlle Vinteuil, et, au
Trocadéro, il y avait eu Léa qui me semblait m'inquiéter à tort et
que pourtant, dans cette phrase que je ne lui demandais pas, elle
déclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle où
eussent été mes craintes, dans des circonstances bien louches? Car qui
avait pu l'amener à monter ainsi dans cette loge? Si je cessais de
souffrir par Mlle Vinteuil quand je souffrais par Léa, ces deux
bourreaux de ma journée, c'est soit par l'infirmité de mon esprit à
se représenter à la fois trop de scènes, soit par l'interférence de
mes émotions nerveuses dont ma jalousie n'était que l'écho. J'en
pouvais induire qu'elle n'avait pas plus été à Léa qu'à Mlle
Vinteuil et que je ne croyais à Léa que parce que j'en souffrais
encore. Mais parce que mes jalousies s'éteignaient--pour se réveiller
parfois, l'une après l'autre--cela ne signifiait pas non plus qu'elles
ne correspondissent pas au contraire chacune à quelque vérité
pressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me dise aucune,
mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pas occuper tous les
points de l'espace et du temps qu'il eût fallu, et encore quel instinct
m'eût donné la concordance des uns et des autres pour me permettre de
surprendre Albertine ici à telle heure avec Léa, ou avec les jeunes
filles de Balbec, ou avec l'amie de Mme Bontemps qu'elle avait frôlée,
ou avec la jeune fille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avec
Mlle Vinteuil? Je dois dire que ce qui m'avait paru le plus grave et
m'avait le plus frappé comme symptôme, c'était qu'elle allât
au-devant de mon accusation, c'était qu'elle m'eût dit: «Je crois
qu'ils ont eu Mlle Vinteuil ce soir», ainsi à quoi j'avais répondu le
plus cruellement possible: «Vous ne m'aviez pas dit que vous l'aviez
rencontrée. » Ainsi dès que je ne trouvais pas Albertine gentille, au
lieu de lui dire que j'étais triste, je devenais méchant. Il y eut
alors un instant où j'eus pour elle une espèce de haine qui ne fit
qu'aviver mon besoin de la retenir.
«Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d'autres choses que
vous me cachez, même dans les plus insignifiantes, comme par exemple
votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis en passant. » J'avais
ajouté ce mot; «Je le dis en passant» comme complément de: «même
les choses les plus insignifiantes», de façon que si Albertine me
disait: «Qu'est-ce qu'il y a eu d'incorrect dans ma randonnée à
Balbec? » je pusse lui répondre: «Mais je ne me rappelle même plus.
Ce qu'on me dit se brouille dans ma tête, j'y attache si peu
d'importance. » Et en effet si je parlais de cette course de trois jours
qu'elle avait faite avec le mécanicien jusqu'à Balbec, d'où ses
cartes postales m'étaient arrivées avec un tel retard, j'en parlais
tout à fait au hasard et je regrettais d'avoir si mal choisi mon
exemple, car vraiment, ayant à peine eu le temps d'aller et de revenir,
c'était certainement celle de leur promenade où il n'y avait pas eu
même le temps que se glissât une rencontre un peu prolongée avec qui
que ce fût. Mais Albertine crut, d'après ce que je venais de dire, que
la vérité vraie, je la savais, et lui avais seulement caché que je la
savais; elle était donc restée persuadée, depuis peu de temps, que,
par un moyen ou un autre, je la faisais suivre, ou enfin que d'une
façon quelconque, j'étais, comme elle avait dit la semaine
précédente à Andrée, «plus renseigné qu'elle-même sur sa propre
vie». Aussi elle m'interrompit par un aveu bien inutile, car certes je
ne soupçonnais rien de ce qu'elle me dit et j'en fus en revanche
accablé, tant peut être grand l'écart entre la vérité qu'une
menteuse a travestie et l'idée que, d'après ses mensonges, celui qui
aime la menteuse s'est faite de cette vérité. À peine avais-je
prononcé ces mots: «Votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis
en passant», Albertine me coupant la parole me déclara comme une chose
toute naturelle: «Vous voulez dire que ce voyage à Balbec n'a jamais
eu lieu? Bien sûr! Et je me suis toujours demandé pourquoi vous avez
fait celui qui y croyait. C'était pourtant bien inoffensif. Le
mécanicien avait à faire pour lui pendant trois jours. Il n'osait pas
vous le dire. Alors, par bonté pour lui (c'est bien moi! et puis c'est
toujours sur moi que ça retombe ces histoires-là), j'ai inventé un
prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil,
chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours
à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il n'y
a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez
peut-être tout, quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à
l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais
que c'était ridicule et qu'il aurait mieux valu pas de cartes du tout.
Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance et données
au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là
les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppes
à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier.
Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est
seulement souvenu au bout de cinq jours et au lieu de le me dire le
nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça, je lui
en ai cassé sur la figure, allez! Vous préoccuper inutilement par la
faute de ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée
pendant trois jours, pour qu'il puisse aller régler ses petites
affaires de famille. Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur
d'être vue. La seule fois que je suis sortie c'est déguisée en homme,
histoire de rigoler plutôt. Et ma chance, qui me suit partout, a voulu
que la première personne dans les pattes de qui je me suis fourrée
soit votre youpin d'ami Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui
que vous ayez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon
imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître. »
Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasé
par tant de mensonges. À un sentiment d'horreur, qui ne me faisait pas
désirer de chasser Albertine, au contraire, s'ajoutait une extrême
envie de pleurer. Celle-ci était causée non par le mensonge lui-même
et par l'anéantissement de tout ce que j'avais tellement cru vrai que
je me sentais comme dans une ville rasée, où pas une maison ne
subsiste, où je sol nu est seulement bossué de décombres--mais par
cette mélancolie que, pendant ces trois jours passés à s'ennuyer chez
son amie d'Auteuil, Albertine n'ait pas une fois eu le désir,
peut-être même pas l'idée, de venir passer en cachette un jour chez
moi, ou par un petit bleu de me demander d'aller la voir à Auteuil.
Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais
surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en
sait plus long qu'il ne le dit: «Mais ceci est une chose entre mille.
Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme
Verdurin, cet après-midi quand vous êtes allée au Trocadéro. » Elle
rougit: «Oui, je le savais. » «Pouvez-vous me jurer que ce n'était
pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les
Verdurin. » «Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir,
je n'en ai jamais eu, je vous le jure. » J'étais navré d'entendre
Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait
trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait
une protestation d'innocence que, sans m'en rendre compte, j'étais
prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui
ayant demandé: «Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir
Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette
matinée des Verdurin? » elle me répondit: «Non, cela je ne peux pas
le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. »
Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec
Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la
voir me cassait bras et jambes. D'ailleurs sa façon mystérieuse de
vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante.
Mais je n'y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant la
vérité, pourquoi n'avouait-t-elle qu'à moitié, c'était encore plus
bête que méchant et que triste. J'étais tellement écrasé que je
n'eus pas le courage d'insister là-dessus où je n'avais pas le beau
rôle, n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour
ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer à un sujet qui allait me
permettre de mettre en déroute Albertine: «Tenez, pas plus tard que ce
soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle
Vinteuil. . . » Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté,
tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et
que j'allais lui dire sur ce qu'était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce
n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à
Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais
parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir
seulement. Et j'eus presque de la joie--après en avoir eu dans le petit
tram tant de souffrance--de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je
postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un
coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas
besoin d'«avoir l'air de savoir» et de «faire parler» Albertine: je
savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine
avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie
avaient été très pures, comment pourrait-elle quand je lui jurerais
(et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux
femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité
quotidienne avec les, les appelant «mes grandes sœurs», elle n'avait
pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait
rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées. Mais je
n'eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine croyant, comme
pour le faux voyage à Balbec, que j'avais appris la vérité, soit par
Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme
Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, ne
me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire
de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait
jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout
parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de
Mlle Vinteuil); donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi: «Vous
voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai
prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil.
C'est vrai que je vous ai un peu menti.
Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que
vous me trouviez bécasse, j'ai pensé qu'en vous disant que ces
gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner
des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de
prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens,
c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée
Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être
exagérée du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit
qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vu au moins deux fois chez ma
camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens
qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont
jamais vue. » Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire
qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil, retarderais
on «plaquage», la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si
souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait
voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne
l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce
soir-là, dans le petit tram; et pourtant c'était bien cette phrase,
qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien
plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur
d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais
sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause
qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises
relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus fondu
en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir--et un plaisir est
encore trop dire, un léger agrément--c'était l'étreinte d'une
douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long
silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi,
touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu
Verdurin, je lui dis tendrement: «Mais ma chérie, je vous donnerais
bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire
où vous voudrez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M.
et Mme Verdurin. » Hélas! Albertine était plusieurs personnes. La plus
mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse
qu'elle me fit d'un air de dégoût et dont à dire vrai je ne
distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle
ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus
deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris.
«Grand merci! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux
que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire
casser. . . » Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré,
elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer
les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris.
«Qu'est-ce que vous dites Albertine? » «Non rien, je m'endormais à
moitié. » «Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. » «Je
pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part». «Mais
non, je parle de ce que vous avez dit». Elle me donna mille versions
qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,
interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la
rougeur subite qui l'avait accompagnée. «Voyons, mon chéri, ce n'est
pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous
arrêtée. » «Parce que je trouvais ma demande indiscrète. » «Quelle
demande? » «De donner un dîner. » «Mais non, ce n'est pas cela, il
n'y a pas de discrétion à faire entre nous. » «Mais si, au contraire,
il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que
c'est cela. » D'une part il m'était toujours impossible de douter d'un
serment d'elle, d'autre part ses explications ne satisfaisaient pas ma
raison. Je ne cessai pas d'insister. «Enfin, au moins ayez le courage
de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser. » «Oh! non,
laissez-moi! » «Mais pourquoi? » «Parce que c'est affreusement
vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas
à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que
j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers,
me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni
à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne
tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait
juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte
mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant
moi un propos trop vulgaire. Or c'était certainement un second
mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait
pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les
prononcions tout en nous caressant. En tout cas il était inutile
d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot
«casser». Albertine disait souvent «casser du bois», «casser du
sucre sur quelqu'un», ou tout court: «ah! ce que je lui en ai
cassé! » pour dire «ce que je l'ai injurié! » Mais elle disait cela
couramment devant moi et si c'est cela qu'elle avait voulu dire,
pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si
fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et,
quand elle avait vu que j'avais bien entendu «casser», donné une
fausse explication. Mais du moment que je renonçais à poursuivre un
interrogatoire où je ne recevais pas de réponse, le mieux était
d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux
reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je
lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèce d'excuse
stupide: «J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la
soirée des Verdurin»,--phrase doublement maladroite, car si je le
voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurais-je pas
proposé? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité: «Vous
me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas
consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont
tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie
eues pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée.
Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a
des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première
indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous
étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais
mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne
remarque rien, mais de ma vie je n'ai jamais ressenti un affront
pareil. » Pendant qu'elle me parlait se poursuivait en moi, dans le
sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent
de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains
endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque
là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase
interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout
d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé,
tombèrent sur moi: «le pot». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un
seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un
souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de
l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma
manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies
parallèles de recherche; l'une tenait compte non pas seulement de la
phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais
proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui
semblait dire: «Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui
m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent! » Et
c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu, qui me fit
changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire.
Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot: «casser», elle
avait voulu dire casser quoi? Casser du bois? Non. Du sucre? Non.
Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu'elle avait eu au
moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder
dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit
«casser», mais «me faire casser». Horreur! c'était cela qu'elle
aurait préféré. Double horreur! car même la dernière des grues, et
qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y
prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.
Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser
de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti
quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive,
ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement
d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une
de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et
brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce
qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus
voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je
ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais
déjà, après le sursaut de la rage, es larmes me venaient aux yeux.
Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié
avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon
chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet
si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours
avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait
qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui
avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que
s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible
susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien
insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse
sorti,--comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche
inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot «casser»
avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était
pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je
m'accusai. «Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient
mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce
que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais; c'est vous qui avez raison,
vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six
mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié
pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme
à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.
Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher,
cela m'amène à vous dire ceci: Ma petite Albertine (et je le dis avec
une douceur et une tristesse profondes) voyez-vous, la vie que vous
menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme
les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus
rapidement, je vous demande pour abréger le grand chagrin que je vais
avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je
vous aie revue, pendant que je dormirai. » Elle parut stupéfaite,
encore incrédule et déjà désolée: «Comment demain? Vous le
voulez? » Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre
séparation comme déjà entrée dans le passé--peut-être en partie à
cause de cette souffrance même--je me mis à adresser à Albertine les
conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire
après son départ de la maison. Et de recommandations en
recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux
détails. «Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de
me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien
de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais
pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait
trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous
serions malheureux. » «Ne dites pas que nous sentons que nous serions
malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas nous, c'est
vous seul qui trouvez cela. » «Oui, enfin, vous ou moi, comme vous
voudrez, pour une raison ou l'autre. Mais il est une heure folle, il
faut vous coucher--nous avons décidé de nous quitter ce soir. »
«Pardon, _vous_ avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux
pas vous faire de la peine. » «Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce
n'en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera
douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me
souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après
vous! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir
tout d'un coup. » «Oui vous avez raison, me dit-elle d'un air navré,
auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure
tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime
mieux donner la tête tout de suite. » «Mon Dieu, je suis épouvanté
en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la
folie. Enfin pour le dernier soir! Vous aurez le temps de dormir tout le
reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire
bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit.
«Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à
Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez, il
fera cela pour moi. » «Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le
disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine); je ne tiens qu'à
une seule personne, c'est à vous», me dit Albertine, dont les paroles
me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit: «Je me
rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à Esther parce
qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir,
mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la
voir jamais. . . » Et pourtant Albertine était de caractère si léger
qu'elle ajouta: «Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est
très gentille, mais je n'y tiens aucunement. » Ainsi quand je lui avais
parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je
n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine)
mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie
d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne
m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre
Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre
quand j'avais parlé de la photographie. Et maintenant me croyant bien
à tort au courant elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais
accablé. «Et puis Albertine, je vous demande en grâce une chose,
c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver
dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la
même ville, évitez-moi. » Et voyant qu'elle ne répondait pas
affirmativement à ma prière: «Mon Albertine, ne me revoyez jamais en
cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de
l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que quand je vous ai
raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions
parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous
assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais
résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une
comédie. » «Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle
tristement. » «Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous
aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande
amitié, plus que vous ne pouvez croire. » «Mais si, je le crois. Et si
vous vous figurez que moi je ne vous aime pas! » «Cela me fait une
grande peine de vous quitter. » «Et moi mille fois plus grande», me
répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne
pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes
ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais
jadis quand je disais à Gilberte: «Il vaut mieux que nous ne nous
voyions plus, la vie nous sépare. » Sans doute quand j'écrivais cela
à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une
autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être
pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une
certaine quantité d'amour disponible, où le trop-pris par l'un est
retiré à l'autre, et que, de l'autre aussi, comme de Gilberte, je
serais condamné à me séparer. Mais la situation était toute
différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son
tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma
grand'mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, et devant
laquelle l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa
faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté
avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais
senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de
forces pour renoncer à elle; je n'en avais plus, quand j'avais fait la
même constatation pour Albertine et je ne songeais qu'à la retenir à
tout prix. De sorte que, si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais
plus, et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais
à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation.
Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était
bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi
quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une
partie de ce qui est dans l'autre (même ce qu'il sait, il ne peut en
partie le comprendre) et que tous deux manifestent ce qui leur est le
moins personnel, soit qu'ils n'aient pas démêlé eux-mêmes et jugent
négligeable ce qui l'est le plus, soit que des avantages insignifiants
et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus
flatteurs. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême
parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que
l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre
pensée, soit ce que cette pensée juge le plus propre à nous faire
obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais
rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le
passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté
plus grande, que je souhaitais lui donner un jour, mais qui en ce moment
où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop
jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité,
ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas
tenir. Mais en amour, la simple sagacité--qui d'ailleurs n'est
probablement pas la vraie sagesse--nous force assez vite à ce génie de
duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans
l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle
que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour
sa bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais
trop bien rendu compte par ma propre expérience et d'après celle de
mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être
contagieuse. Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se «laisse plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint
de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée
d'ailleurs, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes
amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci.
Cette crainte qu'Albertine allât peut-être me dire: «Je veux
certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m'absenter
vingt-quatre heures», enfin je ne sais quelle demande de la sorte, que
je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette crainte
m'avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais
elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout
ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison.
L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se
manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes,
certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela,
mais qui, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner
car on devine immédiatement ce langage de la passion, les gens du
peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que
par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais
que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui,
comme ce «bon sens» dont parle Descartes, est la chose du monde la
plus répandue) révélaient la présence en elle d'un sentiment qu'elle
cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie
sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses
paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette
intention, que j'avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague.
Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce
que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi, pendant ce temps
là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas
penser, ne me quittât pas; cela est d'autant plus probable, que, sans
cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que
j'étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu
d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible.
De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c'était l'idée d'une
Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à
celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine
pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir
antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme
sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs
depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine
que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui
expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on
adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me
laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je
n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle d'ailleurs elle
assignait une autre cause).
En analysant d'après cela, d'après le système invariable de ripostes
dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux
être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j'allais la quitter,
c'était--même avant que je m'en fusse rendu compte--parce que j'avais
peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire quelle
était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté
telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu
être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer
par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela,
comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée
de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de
s'ennuyer avec moi. Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à
cette deuxième hypothèse,--l'informulée,--que tout ce qu'Albertine me
disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la
vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours
saphiques, etc. , il serait inutile de s'y arrêter. Car si de son côté
Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui
disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité,
puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne
pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais avoué aimer
une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne
mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour
pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes
sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est
qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je
lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il
connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec
elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements
qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste
beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me
faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes
paroles, étaient à ce moment là fort obscures; je ne connaissais
qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais; aujourd'hui,
j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité
objective, c'est-à-dire si les inclinations de cette nature
saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions
véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et
si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu
de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire. Cette crainte
vague éprouvée par moi chez les Verdurin qu'Albertine me quittât
s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré ç'avait été avec
le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une
prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de
force, quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais
allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une
apparence d'énigmatique irritation qui n'y affleurait pas du reste pour
la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la
cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires
pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible
mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux
résidu sur le visage de l'être aimé, essaye à son tour, pour
comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses
éléments intellectuels. L'équation approximative «de cette inconnue
qu'était pour moi la pensée d'Albertine, m'avait à peu près donné:
«Je savais ses soupçons, j'étais sûr qu'il chercherait à les
vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son
petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et
qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne
devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne
pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence
où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait
devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans
que ma jalousie en fût désarmée, où si elle était innocente
d'intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps, de se
sentir découragée, en voyant que depuis Balbec, où elle avait mis
tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée,
jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin
et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma
confiance. D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût
parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient
mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des déploiements de
corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce
que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle
savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre
de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non
seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne
pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, soit
pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses
traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré
ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant
exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette
immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence; il
eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât,
qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en
rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux
formaient une harmonie parfaite, isolée du reste; elle avait l'air d'un
pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on
l'avait dit devant un portrait de Latour.
Mon esclavage, encore perçu par moi, quand en donnant au cocher
l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait
cessé de me peser peu après, quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air
de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd,
qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile
m'avait semblé de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif
et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte
avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que
j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de
partir, se trouvait écartée, et ensuite, parce que, en dehors même du
résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que
je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux
bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait
à notre amour une espèce de virginité, faisant renaître pour lui le
temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en
aimais une autre. Car elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle
ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais
ce soir. Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez
les Verdurin. Par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma
simulation de rupture, je lui dis: «Albertine, pouvez-vous me jurer que
vous ne m'avez jamais menti? » Elle regarda fixement dans le vide puis
me répondit: «Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire
qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas
vu. » «Mais alors pourquoi? » «Parce que j'avais peur que vous ne
croyiez d'autres choses d'elle, c'est tout». Je lui dis que j'avais vu
un auteur dramatique très ami de Léa, à qui elle avait dit
d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais
plus long que je ne disais sur l'amie de la cousine de Bloch). Elle
regarda encore dans le vide et me dit: «J'ai eu tort, en vous parlant
tout à l'heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que
j'ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l'époque où il
a eu lieu! » «C'était avant Balbec? » «Avant le second, oui. » Et le
matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa, et il y
avait un instant, qu'elle ne l'avait vue que dans sa loge! Je regardais
une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des
millions de minutes à écrire. À quoi bon?
n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans
certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses
agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant
les intéressés sans être compris! Ce genre d'expressions est
généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la
famille. Dans une famille juive par exemple ce sera un terme rituel
détourné de son sens, et peut-être le seul mot hébreu que la
famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très
fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien
que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans
une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le
français, ce sera un mot espagnol. Et, à la génération suivante, le
mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfant. On se rappellera
bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui
servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants
ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol,
de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais
appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un
mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un
grand oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même
terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu
restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement
sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale,
plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle, donne à ceux
qui en usent entre eux, un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une
certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé: «Mais si Cottard
en parle», objecta Mme Verdurin. «Il n'en parlera pas. »--Il en parla,
à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années
plus tard à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir
pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à
l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger,
d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce
qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser
de bon; sans doute la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour
toutes, reviendra, mais l'âme est bien plus riche que cela, a bien
d'autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont
nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'ils ont eu.
Ensuite à un point de vue plus personnel cette révélation de Cottard
n'eût pas été sans effet sur moi, parce qu'en changeant mon opinion
des Verdurin, cette révélation, s'il me l'eût faite plus tôt, eût
dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin
pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être
à tort du reste, car si M. Verdurin,--que je croyais de plus en plus le
plus méchant des hommes,--avait des vertus, il n'en était pas moins
taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination
dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges,
devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre
entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le
renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de
désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas
dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni
scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle, où
subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand'tante
existait probablement chez lui par ce fait, avant que je la connusse,
comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au
moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face
nouvelle insoupçonnée; et je conclus à la difficulté de présenter
une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des
passions. Car il ne change pas moins qu'elles et si on veut clicher ce
qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement
des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder
l'immobilité mais bouge) à l'objectif déconcerté.
CHAPITRE TROISIÈME
_Disparition d'Albertine_
Voyant l'heure, et craignant qu'Albertine ne s'ennuyât, je demandai à
Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu'il voulût bien d'abord
me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me
félicita de rentrer ainsi directement, (ne sachant pas qu'une jeune
fille m'attendait à la maison), et de finir aussi tôt, et avec tant de
sagesse, une soirée dont, bien au contraire, je n'avais en réalité
fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de
Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le
professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours:
«Je ne répète jamais rien», parler de lui et de sa vie sans la
moindre réticence. Et l'étonnement indigné de Brichot n'eût
peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit: «On
m'a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait en effet du
goût pour M. de Charlus et, s'il avait eu à se reporter à quelque
conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plutôt les
sentiments de sympathie qu'il avait éprouvés à l'égard du Baron,
pendant qu'il disait de lui les mêmes choses qu'en disait tout le
monde, que ces choses elles-mêmes. Il n'aurait pas cru mentir en
disant: «Moi qui parle de vous avec tant d'amitié», puisqu'il
ressentait quelque amitié, pendant qu'il parlait de M. de Charlus.
Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l'universitaire
demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir
des spécimens réels de ce qu'il avait pu croire longtemps une
invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième
églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque
fonds de réalité, trouvait sur le tard à causer avec Charlus un peu
du plaisir qu'il savait que ses maîtres, M. Mérimée et M. Renan, son
collègue M. Maspéro avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en
Palestine, en Egypte, à reconnaître dans les paysages et les
populations actuelles de l'Espagne, de la Palestine et de l'Égypte, le
cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu'eux-mêmes dans
les livres avaient étudiées. «Soit dit sans offenser ce preux de
haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il
est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme
satanique avec une verve un tantinet charentonnesque et une obstination,
j'allais dire une candeur, de blanc d'Espagne et d'émigré. Je vous
assure que, si j'ose m'exprimer comme Mgr d'Hulst, je ne m'embête pas
les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre
Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa
race, et, en toute innocence sodomiste, s'est croisé. » J'écoutais
Brichot et je n'étais pas seul avec lui. Ainsi que du reste cela
n'avait pas cessé depuis que j'avais quitté la maison, je me sentais,
si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce
moment dans sa chambre. Même quand je causais avec l'un ou avec l'autre
chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j'avais
d'elle cette notion vague qu'on a de ses propres membres, et s'il
m'arrivait de penser à elle, c'était, comme on pense, avec l'ennui
d'être lié par un entier esclavage, à son propre corps. «Et quelle
potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries
du Lundi, que la conversation de cet apôtre. Songez que j'ai appris par
lui que le traité d'éthique où j'ai toujours révéré la plus
fastueuse construction morale de notre époque avait été inspiré à
notre vénérable collègue X, par un jeune porteur de dépêches.
N'hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous
livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a
témoigné en cela de plus de respect humain, ou si vous aimez mieux de
moins de gratitude, que Phidias qui inscrivit le nom de l'athlète qu'il
aimait sur l'anneau de son Jupiter Olympien. Le Baron ignorait cette
dernière histoire. Inutile de vous dire qu'elle a charmé son
orthodoxie. Vous imaginez aisément que chaque fois que j'argumenterai
avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouverai à sa
dialectique, d'ailleurs fort subtile, le surcroît de saveur que de
piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l'œuvre
insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue dont
la sagesse est d'or, mais qui possédait peu d'argent, le
télégraphiste a passé aux mains du Baron «en tout bien tout
honneur»; (il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan
est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une
place aux colonies, d'où celui-ci, qui a l'âme reconnaissante, lui
envoie de temps à autre d'excellents fruits. Le Baron en offre à ses
hautes relations; des ananas du jeune homme figurèrent tout
dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin
qui à ce moment n'y mettait pas malice: «Vous avez donc un oncle ou un
neveu d'Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils! »
J'avoue que si j'avais alors su la vérité je les eusse mangés avec
une certaine gaieté en me récitant in petto le début d'une ode
d'Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme comme mon collègue
Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la
conversation du Baron une idée singulièrement plus vivante et plus
savoureuse des écrivains du siècle d'Auguste. Ne parlons même pas de
ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu'aux Grecs, bien que
j'aie dit à cet excellent M. de Charlus qu'auprès de lui je me faisais
l'effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire j'avais singulièrement
grandi l'échelle des deux personnages et, comme dit Lafontaine, mon
exemple était tiré «d'animaux plus petits». Quoiqu'il en soit vous
ne supposez pas j'imagine que le Baron ait été froissé. Jamais je ne
le vis si ingénument heureux. Une ivresse d'enfant le fit déroger à
son flegme aristocratique. «Quels flatteurs que tous ces sorbonnards,
s'écriait-il avec ravissement! Dire qu'il faut que j'aie attendu
d'être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie! Un vieux
tableau comme moi! Ô ma jeunesse! » J'aurais voulu que vous le vissiez
disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge,
musqué comme un petit maître. Au demeurant, sous ses hantises de
généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je
serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m'a
étonné, c'est la façon dont le jeune homme s'est rebiffé. Il avait
pourtant pris, depuis quelque temps, en face du Baron, des manières de
séide, des façons de leude qui n'annonçaient guère cette
insurrection. J'espère qu'en tout cas, même si (_Dii omen alertant_)
le Baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s'étendrait
pas jusqu'à moi. Nous avons l'un et l'autre trop de profit à
l'échange que nous faisons de mon faible savoir contre son expérience.
(On verra que si M. Charlus, après avoir vainement souhaité qu'il lui
ramena Morel, ne témoigna pas de violente rancune à Brichot, du moins
sa sympathie pour l'universitaire tomba assez complètement pour lui
permettre de le juger sans aucune indulgence. ) Et je vous jure bien que
l'échange est si inégal que quand le Baron me livre ce que lui a
enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre
Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le
songe de la vie. »
Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour
donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre
de la chambre d'Albertine, cette fenêtre, autrefois toujours noire, le
soir, quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique
de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut
en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était
clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images
précises, toutes proches et en possession desquelles j'allais entrer
tout à l'heure, autant il était invisible pour Brichot resté dans la
voiture, presque aveugle, et autant il eût d'ailleurs été
incompréhensible pour lui même voyant, puisque, comme les amis qui
venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de
promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille toute à moi
attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je
restai un instant seul sur le trottoir. Certes ces lumineuses rayures
que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes
superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une
solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais
derrière elles, en un trésor insoupçonné des autres que j'avais
caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, trésor si l'on
veut, mais trésor en échange duquel j'avais aliéné la liberté, la
solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même
si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à
des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à
Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin de Paris nocturne.
Mais maintenant ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure
des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus
sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour se trouver seul, et,
après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors
l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de la chercher en
soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les
Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais,
en qui je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un
instant le loisir de penser à moi ni même la peine, puisqu'elle serait
auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière
fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je
serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui
allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une
servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.
Nos fiançailles avaient pris une allure de procès et donnaient à
Albertine la timidité d'une coupable. Maintenant elle changeait la
conversation quand il s'agissait de personnes, hommes ou femmes, qui ne
fussent pas de vieilles gens. C'est quand elle ne soupçonnait pas
encore que j'étais jaloux d'elle que j'aurais dû lui demander ce que
je voulais savoir. Il faut profiter de ce temps-là. C'est alors que
notre amie nous dit ses plaisirs et même les moyens à l'aide desquels
elle les dissimule aux autres. Elle ne m'eût plus avoué maintenant
comme elle avait fait à Balbec (moitié parce que c'était vrai,
moitié pour s'excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse
pour moi, car je la fatiguais déjà alors, et elle avait vu par ma
gentillesse pour elle qu'elle n'avait pas besoin de m'en montrer autant
qu'aux autres pour en obtenir plus que d'eux), elle ne m'aurait plus
avoué maintenant comme alors: «Je trouve ça stupide de laisser voir
qu'on aime, moi c'est le contraire, dès qu'une personne me plaît, j'ai
l'air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. »
Comment, c'était la même Albertine d'aujourd'hui, avec ses
prétentions à la franchise et d'être indifférente à tous qui
m'avait dit cela! Elle ne m'eût plus énoncé cette règle maintenant!
Elle se contentait quand elle causait avec moi de l'appliquer en me
disant de telle ou telle personne qui pouvait m'inquiéter: «Ah! je ne
sais pas, je ne l'ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de
temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais
apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l'on
connaisse la réalité qu'ils sont chargés de dénaturer, d'innocenter,
dénonce déjà comme étant des mensonges.
Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle me soupçonnât d'être jaloux
d'elle, préoccupé de tout ce qu'elle faisait. Les seules paroles,
assez anciennes il est vrai, que nous avions échangées relativement à
la jalousie semblaient prouver le contraire. Je me rappelais que, par un
beau soir de clair de lune, au début de nos relations, une des
premières fois où je l'avais reconduite et où j'eusse autant aimé ne
pas le faire et la quitter pour courir après d'autres, je lui avais
dit: «Vous savez, si je vous propose de vous ramener, ce n'est pas par
jalousie; si vous avez quelque chose à faire, je m'éloigne
discrètement. » Et elle m'avait répondu: «Oh! je sais bien que vous
n'êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n'ai rien à
faire qu'à être avec vous. » Une autre fois c'était à la
Raspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regard
sur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l'égard
d'Albertine; je lui avais dit: «Eh! bien, il vous a serrée d'assez
près, j'espère. » Et comme j'avais ajouté à demi ironiquement:
«J'ai souffert toutes les tortures de la jalousie,» Albertine, usant
du langage propre, soit au milieu vulgaire d'où elle était sortie,
soit au plus vulgaire encore qu'elle fréquentait: «Quel chineur vous
faites! Je sais bien que vous n'êtes pas jaloux. D'abord vous me l'avez
dit, et puis ça se voit, allez! » Elle ne m'avait jamais dit depuis
qu'elle eût changé d'avis; mais il avait dû pourtant se former en
elle, à ce sujet, bien des idées nouvelles, qu'elle me cachait mais
qu'un hasard pouvait, malgré elle, trahir, car ce soir-là, quand, une
fois rentré, après avoir été la chercher dans sa chambre et l'avoir
amenée dans la mienne, je lui eus dit (avec une certaine gêne que je
ne compris pas moi-même, car j'avais bien annoncé à Albertine que
j'irais dans le monde et je lui avais dit que je ne savais pas où,
peut-être chez Mme de Villeparisis, peut-être chez Mme de Guermantes,
peut-être chez Mme de Cambremer; il est vrai que je n'avais justement
pas nommé les Verdurin): «Devinez d'où je viens: de chez les
Verdurin», j'avais à peine eu le temps de prononcer ces mots
qu'Albertine, la figure bouleversée, m'avait répondu par ceux-ci qui
semblèrent exploser d'eux-mêmes avec une force qu'elle ne put
contenir: «Je m'en doutais. » «Je ne savais pas que cela vous
ennuierait que j'aille chez les Verdurin. » Il est vrai qu'elle ne me
disait pas que cela l'ennuyait, mais c'était visible; il est vrai aussi
que je ne m'étais pas dit que cela l'ennuierait. Et pourtant devant
l'explosion de sa colère, comme devant ces événements qu'une sorte de
double vue rétrospective nous fait paraître avoir déjà été connus
dans le passé, il me sembla que je n'avais jamais pu m'attendre à
autre chose. «M'ennuyer? Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche.
Voilà qui m'est équilatéral. Est-ce qu'ils ne devaient pas avoir
Mademoiselle Vinteuil? » Hors de moi à ces mots: «Vous ne m'aviez pas
dit que vous l'aviez rencontrée l'autre jour», lui dis-je pour lui
montrer que j'étais plus instruit qu'elle ne pensait. Croyant que la
personne que je lui reprochais d'avoir rencontrée sans me l'avoir
raconté, c'était Mme Verdurin, et non, comme je voulais dire, Mlle
Vinteuil: «Est-ce que je l'ai rencontrée», demanda-t-elle d'un air
rêveur, à la fois à elle-même comme si elle cherchait à rassembler
ses souvenirs, et à moi comme si c'était moi qui eût dû le lui
apprendre; et sans doute, en effet, afin que je dise ce que je savais,
peut-être aussi pour gagner du temps avant de faire une réponse
difficile. Mais si j'étais préoccupé par Mlle Vinteuil, je l'étais
encore plus d'une crainte qui m'avait déjà effleuré mais qui
s'emparait maintenant de moi avec force, la crainte qu'Albertine voulût
sa liberté. En rentrant je croyais que Mme Verdurin avait purement et
simplement inventé par gloriole la venue de Mlle Vinteuil et de son
amie, de sorte que j'étais tranquille. Seule Albertine en me disant:
«Est-ce que Mlle Vinteuil ne devait pas être là? » m'avait montré
que je ne m'étais pas trompé dans mon premier soupçon; mais enfin
j'étais tranquillisé là-dessus pour l'avenir, puisqu'on renonçant à
aller chez les Verdurin et en se rendant au Trocadéro, Albertine avait
sacrifié Mlle Vinteuil. Mais, au Trocadéro, que du reste elle avait
quitté pour se promener avec moi, il y avait eu comme raison de l'en
faire revenir la présence de Léa. En y pensant je prononçai ce nom de
Léa, et Albertine, méfiante, croyant qu'on m'en avait peut-être dit
davantage, prit les devants et s'écria avec volubilité, non sans
cacher un peu son front: «Je la connais très bien; nous sommes
allées, l'année dernière, avec des amies, la voir jouer: après la
représentation nous sommes montées dans sa loge, elle s'est habillée
devant nous. C'était très intéressant. » Alors ma pensée fut forcée
de lâcher Mlle Vinteuil et dans un effort désespéré, dans cette
course à l'abîme des impossibles reconstitutions, s'attacha à
l'actrice, à cette soirée où Albertine était montée dans sa loge.
D'autre part, après tous les serments qu'elle m'avait faits et d'un ton
si véridique, après le sacrifice si complet de sa liberté, comment
croire qu'en tout cela il y eût du mal? Et pourtant mes soupçons
n'étaient-ils pas des antennes dirigées vers la vérité, puisque si
elle m'avait sacrifié les Verdurin pour aller au Trocadéro, tout de
même chez les Verdurin il avait bien dû y avoir Mlle Vinteuil, et, au
Trocadéro, il y avait eu Léa qui me semblait m'inquiéter à tort et
que pourtant, dans cette phrase que je ne lui demandais pas, elle
déclarait avoir connue sur une plus grande échelle que celle où
eussent été mes craintes, dans des circonstances bien louches? Car qui
avait pu l'amener à monter ainsi dans cette loge? Si je cessais de
souffrir par Mlle Vinteuil quand je souffrais par Léa, ces deux
bourreaux de ma journée, c'est soit par l'infirmité de mon esprit à
se représenter à la fois trop de scènes, soit par l'interférence de
mes émotions nerveuses dont ma jalousie n'était que l'écho. J'en
pouvais induire qu'elle n'avait pas plus été à Léa qu'à Mlle
Vinteuil et que je ne croyais à Léa que parce que j'en souffrais
encore. Mais parce que mes jalousies s'éteignaient--pour se réveiller
parfois, l'une après l'autre--cela ne signifiait pas non plus qu'elles
ne correspondissent pas au contraire chacune à quelque vérité
pressentie, que de ces femmes il ne fallait pas que je me dise aucune,
mais toutes. Je dis pressentie, car je ne pouvais pas occuper tous les
points de l'espace et du temps qu'il eût fallu, et encore quel instinct
m'eût donné la concordance des uns et des autres pour me permettre de
surprendre Albertine ici à telle heure avec Léa, ou avec les jeunes
filles de Balbec, ou avec l'amie de Mme Bontemps qu'elle avait frôlée,
ou avec la jeune fille du tennis qui lui avait fait du coude, ou avec
Mlle Vinteuil? Je dois dire que ce qui m'avait paru le plus grave et
m'avait le plus frappé comme symptôme, c'était qu'elle allât
au-devant de mon accusation, c'était qu'elle m'eût dit: «Je crois
qu'ils ont eu Mlle Vinteuil ce soir», ainsi à quoi j'avais répondu le
plus cruellement possible: «Vous ne m'aviez pas dit que vous l'aviez
rencontrée. » Ainsi dès que je ne trouvais pas Albertine gentille, au
lieu de lui dire que j'étais triste, je devenais méchant. Il y eut
alors un instant où j'eus pour elle une espèce de haine qui ne fit
qu'aviver mon besoin de la retenir.
«Du reste, lui dis-je avec colère, il y a bien d'autres choses que
vous me cachez, même dans les plus insignifiantes, comme par exemple
votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis en passant. » J'avais
ajouté ce mot; «Je le dis en passant» comme complément de: «même
les choses les plus insignifiantes», de façon que si Albertine me
disait: «Qu'est-ce qu'il y a eu d'incorrect dans ma randonnée à
Balbec? » je pusse lui répondre: «Mais je ne me rappelle même plus.
Ce qu'on me dit se brouille dans ma tête, j'y attache si peu
d'importance. » Et en effet si je parlais de cette course de trois jours
qu'elle avait faite avec le mécanicien jusqu'à Balbec, d'où ses
cartes postales m'étaient arrivées avec un tel retard, j'en parlais
tout à fait au hasard et je regrettais d'avoir si mal choisi mon
exemple, car vraiment, ayant à peine eu le temps d'aller et de revenir,
c'était certainement celle de leur promenade où il n'y avait pas eu
même le temps que se glissât une rencontre un peu prolongée avec qui
que ce fût. Mais Albertine crut, d'après ce que je venais de dire, que
la vérité vraie, je la savais, et lui avais seulement caché que je la
savais; elle était donc restée persuadée, depuis peu de temps, que,
par un moyen ou un autre, je la faisais suivre, ou enfin que d'une
façon quelconque, j'étais, comme elle avait dit la semaine
précédente à Andrée, «plus renseigné qu'elle-même sur sa propre
vie». Aussi elle m'interrompit par un aveu bien inutile, car certes je
ne soupçonnais rien de ce qu'elle me dit et j'en fus en revanche
accablé, tant peut être grand l'écart entre la vérité qu'une
menteuse a travestie et l'idée que, d'après ses mensonges, celui qui
aime la menteuse s'est faite de cette vérité. À peine avais-je
prononcé ces mots: «Votre voyage de trois jours à Balbec, je le dis
en passant», Albertine me coupant la parole me déclara comme une chose
toute naturelle: «Vous voulez dire que ce voyage à Balbec n'a jamais
eu lieu? Bien sûr! Et je me suis toujours demandé pourquoi vous avez
fait celui qui y croyait. C'était pourtant bien inoffensif. Le
mécanicien avait à faire pour lui pendant trois jours. Il n'osait pas
vous le dire. Alors, par bonté pour lui (c'est bien moi! et puis c'est
toujours sur moi que ça retombe ces histoires-là), j'ai inventé un
prétendu voyage à Balbec. Il m'a tout simplement déposée à Auteuil,
chez mon amie de la rue de l'Assomption, où j'ai passé les trois jours
à me raser à cent sous l'heure. Vous voyez que c'est pas grave, il n'y
a rien de cassé. J'ai bien commencé à supposer que vous saviez
peut-être tout, quand j'ai vu que vous vous mettiez à rire à
l'arrivée, avec huit jours de retard, des cartes postales. Je reconnais
que c'était ridicule et qu'il aurait mieux valu pas de cartes du tout.
Mais ce n'est pas ma faute. Je les avais achetées d'avance et données
au mécanicien avant qu'il me dépose à Auteuil, et puis ce veau-là
les a oubliées dans ses poches, au lieu de les envoyer sous enveloppes
à un ami qu'il a près de Balbec et qui devait vous les réexpédier.
Je me figurais toujours qu'elles allaient arriver. Lui s'en est
seulement souvenu au bout de cinq jours et au lieu de le me dire le
nigaud les a envoyées aussitôt à Balbec. Quand il m'a dit ça, je lui
en ai cassé sur la figure, allez! Vous préoccuper inutilement par la
faute de ce grand imbécile, comme récompense de m'être cloîtrée
pendant trois jours, pour qu'il puisse aller régler ses petites
affaires de famille. Je n'osais même pas sortir dans Auteuil de peur
d'être vue. La seule fois que je suis sortie c'est déguisée en homme,
histoire de rigoler plutôt. Et ma chance, qui me suit partout, a voulu
que la première personne dans les pattes de qui je me suis fourrée
soit votre youpin d'ami Bloch. Mais je ne pense pas que ce soit par lui
que vous ayez su que le voyage à Balbec n'a jamais existé que dans mon
imagination, car il a eu l'air de ne pas me reconnaître. »
Je ne savais que dire, ne voulant pas paraître étonné, et écrasé
par tant de mensonges. À un sentiment d'horreur, qui ne me faisait pas
désirer de chasser Albertine, au contraire, s'ajoutait une extrême
envie de pleurer. Celle-ci était causée non par le mensonge lui-même
et par l'anéantissement de tout ce que j'avais tellement cru vrai que
je me sentais comme dans une ville rasée, où pas une maison ne
subsiste, où je sol nu est seulement bossué de décombres--mais par
cette mélancolie que, pendant ces trois jours passés à s'ennuyer chez
son amie d'Auteuil, Albertine n'ait pas une fois eu le désir,
peut-être même pas l'idée, de venir passer en cachette un jour chez
moi, ou par un petit bleu de me demander d'aller la voir à Auteuil.
Mais je n'avais pas le temps de m'adonner à ces pensées. Je ne voulais
surtout pas paraître étonné. Je souris de l'air de quelqu'un qui en
sait plus long qu'il ne le dit: «Mais ceci est une chose entre mille.
Ainsi tenez, vous saviez que Mlle Vinteuil devait venir chez Mme
Verdurin, cet après-midi quand vous êtes allée au Trocadéro. » Elle
rougit: «Oui, je le savais. » «Pouvez-vous me jurer que ce n'était
pas pour ravoir des relations avec elle que vous vouliez aller chez les
Verdurin. » «Mais bien sûr que je peux vous le jurer. Pourquoi ravoir,
je n'en ai jamais eu, je vous le jure. » J'étais navré d'entendre
Albertine me mentir ainsi, me nier l'évidence que sa rougeur m'avait
trop avouée. Sa fausseté me navrait. Et pourtant, comme elle contenait
une protestation d'innocence que, sans m'en rendre compte, j'étais
prêt à croire, elle me fit moins de mal que sa sincérité quand lui
ayant demandé: «Pouvez-vous du moins me jurer que le plaisir de revoir
Mlle Vinteuil n'entrait pour rien dans votre désir d'aller à cette
matinée des Verdurin? » elle me répondit: «Non, cela je ne peux pas
le jurer. Cela me faisait un grand plaisir de revoir Mlle Vinteuil. »
Une seconde avant, je lui en voulais de dissimuler ses relations avec
Mlle Vinteuil, et maintenant l'aveu du plaisir qu'elle aurait eu à la
voir me cassait bras et jambes. D'ailleurs sa façon mystérieuse de
vouloir aller chez les Verdurin eût dû m'être une preuve suffisante.
Mais je n'y avais plus assez pensé. Quoique me disant maintenant la
vérité, pourquoi n'avouait-t-elle qu'à moitié, c'était encore plus
bête que méchant et que triste. J'étais tellement écrasé que je
n'eus pas le courage d'insister là-dessus où je n'avais pas le beau
rôle, n'ayant pas de document révélateur à produire, et pour
ressaisir mon ascendant je me hâtai de passer à un sujet qui allait me
permettre de mettre en déroute Albertine: «Tenez, pas plus tard que ce
soir chez les Verdurin, j'ai appris que ce que vous m'aviez dit sur Mlle
Vinteuil. . . » Albertine me regardait fixement d'un air tourmenté,
tâchant de lire dans mes yeux ce que je savais. Or ce que je savais et
que j'allais lui dire sur ce qu'était Mlle Vinteuil, il est vrai que ce
n'était pas chez les Verdurin que je l'avais appris, mais à
Montjouvain autrefois. Seulement comme je n'en avais, exprès, jamais
parlé à Albertine, je pouvais avoir l'air de le savoir de ce soir
seulement. Et j'eus presque de la joie--après en avoir eu dans le petit
tram tant de souffrance--de posséder ce souvenir de Montjouvain, que je
postdaterais, mais qui n'en serait pas moins la preuve accablante, un
coup de massue pour Albertine. Cette fois-ci au moins, je n'avais pas
besoin d'«avoir l'air de savoir» et de «faire parler» Albertine: je
savais, j'avais vu par la fenêtre éclairée de Montjouvain. Albertine
avait eu beau me dire que ses relations avec Mlle Vinteuil et son amie
avaient été très pures, comment pourrait-elle quand je lui jurerais
(et lui jurerais sans mentir) que je connaissais les mœurs de ces deux
femmes, comment pourrait-elle soutenir qu'ayant vécu dans une intimité
quotidienne avec les, les appelant «mes grandes sœurs», elle n'avait
pas été de leur part l'objet de propositions qui l'auraient fait
rompre avec elles, si au contraire elle ne les avait acceptées. Mais je
n'eus pas le temps de dire ce que je savais. Albertine croyant, comme
pour le faux voyage à Balbec, que j'avais appris la vérité, soit par
Mlle Vinteuil, si elle avait été chez les Verdurin, soit par Mme
Verdurin tout simplement qui avait pu parler d'elle à Mlle Vinteuil, ne
me laissa pas prendre la parole et me fit un aveu, exactement contraire
de celui que j'avais cru, mais qui, en me démontrant qu'elle n'avait
jamais cessé de me mentir, me fit peut-être autant de peine (surtout
parce que je n'étais plus, comme j'ai dit tout à l'heure, jaloux de
Mlle Vinteuil); donc, prenant les devants, Albertine parla ainsi: «Vous
voulez dire que vous avez appris ce soir que je vous ai menti quand j'ai
prétendu avoir été à moitié élevée par l'amie de Mlle Vinteuil.
C'est vrai que je vous ai un peu menti.
Mais je me sentais si
dédaignée par vous, je vous voyais aussi si enflammé pour la musique
de ce Vinteuil que comme une de mes camarades--ça c'est vrai, je vous
le jure--avait été amie de l'amie de Mlle Vinteuil, j'ai cru
bêtement me rendre intéressante à vos yeux en inventant que j'avais
beaucoup connu ces jeunes filles. Je sentais que je vous ennuyais, que
vous me trouviez bécasse, j'ai pensé qu'en vous disant que ces
gens-là m'avaient fréquentée, que je pourrais très bien vous donner
des détails sur les œuvres de Vinteuil, je prendrais un petit peu de
prestige à vos yeux, que cela nous rapprocherait. Quand je vous mens,
c'est toujours par amitié pour vous. Et il a fallu cette fatale soirée
Verdurin pour que vous appreniez la vérité, qu'on a peut-être
exagérée du reste. Je parie que l'amie de Mlle Vinteuil vous aura dit
qu'elle ne me connaissait pas. Elle m'a vu au moins deux fois chez ma
camarade. Mais naturellement, je ne suis pas assez chic pour des gens
qui sont devenus si célèbres. Ils préfèrent dire qu'ils ne m'ont
jamais vue. » Pauvre Albertine, quand elle avait cru que de me dire
qu'elle avait été si liée avec l'amie de Mlle Vinteuil, retarderais
on «plaquage», la rapprocherait de moi, elle avait, comme il arrive si
souvent, atteint la vérité par un autre chemin que celui qu'elle avait
voulu prendre. Se montrer plus renseignée sur la musique que je ne
l'aurais cru ne m'aurait nullement empêché de rompre avec elle ce
soir-là, dans le petit tram; et pourtant c'était bien cette phrase,
qu'elle avait dite dans ce but, qui avait immédiatement amené bien
plus que l'impossibilité de rompre. Seulement elle faisait une erreur
d'interprétation, non sur l'effet que devait avoir cette phrase, mais
sur la cause en vertu de laquelle elle devait produire cet effet, cause
qui était non pas d'apprendre sa culture musicale, mais ses mauvaises
relations. Ce qui m'avait brusquement rapproché d'elle, bien plus fondu
en elle, ce n'était pas l'attente d'un plaisir--et un plaisir est
encore trop dire, un léger agrément--c'était l'étreinte d'une
douleur.
Cette fois-ci encore, je n'avais pas le temps de garder un trop long
silence qui eût pu lui laisser supposer de l'étonnement. Aussi,
touché qu'elle fût si modeste et se crût dédaignée dans le milieu
Verdurin, je lui dis tendrement: «Mais ma chérie, je vous donnerais
bien volontiers quelques centaines de francs pour que vous alliez faire
où vous voudrez la dame chic et que vous invitiez à un beau dîner M.
et Mme Verdurin. » Hélas! Albertine était plusieurs personnes. La plus
mystérieuse, la plus simple, la plus atroce se montra dans la réponse
qu'elle me fit d'un air de dégoût et dont à dire vrai je ne
distinguai pas bien les mots (même les mots du commencement puisqu'elle
ne termina pas). Je ne les rétablis qu'un peu plus tard quand j'eus
deviné sa pensée. On entend rétrospectivement quand on a compris.
«Grand merci! dépenser un sou pour ces vieux-là, j'aime bien mieux
que vous me laissiez une fois libre pour que j'aille me faire
casser. . . » Aussitôt dit sa figure s'empourpra, elle eut l'air navré,
elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer
les mots qu'elle venait de dire et que je n'avais pas du tout compris.
«Qu'est-ce que vous dites Albertine? » «Non rien, je m'endormais à
moitié. » «Mais pas du tout, vous êtes très réveillée. » «Je
pensais au dîner Verdurin, c'est très gentil de votre part». «Mais
non, je parle de ce que vous avez dit». Elle me donna mille versions
qui ne cadraient nullement, je ne dis même pas avec ses paroles qui,
interrompues, restaient vagues, mais avec cette interruption même et la
rougeur subite qui l'avait accompagnée. «Voyons, mon chéri, ce n'est
pas cela que vous voulez dire, sans quoi pourquoi vous seriez-vous
arrêtée. » «Parce que je trouvais ma demande indiscrète. » «Quelle
demande? » «De donner un dîner. » «Mais non, ce n'est pas cela, il
n'y a pas de discrétion à faire entre nous. » «Mais si, au contraire,
il ne faut pas abuser des gens qu'on aime. En tous cas je vous jure que
c'est cela. » D'une part il m'était toujours impossible de douter d'un
serment d'elle, d'autre part ses explications ne satisfaisaient pas ma
raison. Je ne cessai pas d'insister. «Enfin, au moins ayez le courage
de finir votre phrase, vous en êtes restée à casser. » «Oh! non,
laissez-moi! » «Mais pourquoi? » «Parce que c'est affreusement
vulgaire, j'aurais trop de honte de dire ça devant vous. Je ne sais pas
à quoi je pensais, ces mots dont je ne sais même pas le sens et que
j'avais entendus un jour dans la rue dits par des gens très orduriers,
me sont venus à la bouche, sans rime ni raison. Ça ne se rapporte ni
à moi ni à personne, je rêvais tout haut. » Je sentis que je ne
tirerais rien de plus d'Albertine. Elle m'avait menti quand elle m'avait
juré tout à l'heure que ce qui l'avait arrêtée c'était une crainte
mondaine d'indiscrétion, devenue maintenant la honte de tenir devant
moi un propos trop vulgaire. Or c'était certainement un second
mensonge. Car, quand nous étions ensemble avec Albertine, il n'y avait
pas de propos si pervers, de mots si grossiers que nous ne les
prononcions tout en nous caressant. En tout cas il était inutile
d'insister en ce moment. Mais ma mémoire restait obsédée par ce mot
«casser». Albertine disait souvent «casser du bois», «casser du
sucre sur quelqu'un», ou tout court: «ah! ce que je lui en ai
cassé! » pour dire «ce que je l'ai injurié! » Mais elle disait cela
couramment devant moi et si c'est cela qu'elle avait voulu dire,
pourquoi s'était-elle tue brusquement, pourquoi avait-elle rougi si
fort, mis ses mains sur sa bouche, refait tout autrement sa phrase et,
quand elle avait vu que j'avais bien entendu «casser», donné une
fausse explication. Mais du moment que je renonçais à poursuivre un
interrogatoire où je ne recevais pas de réponse, le mieux était
d'avoir l'air de n'y plus penser, et revenant par la pensée aux
reproches qu'Albertine m'avait faits d'être allé chez la Patronne, je
lui dis fort gauchement, ce qui était comme une espèce d'excuse
stupide: «J'avais justement voulu vous demander de venir ce soir à la
soirée des Verdurin»,--phrase doublement maladroite, car si je le
voulais, l'ayant vue tout le temps, pourquoi ne le lui aurais-je pas
proposé? Furieuse de mon mensonge et enhardie par ma timidité: «Vous
me l'auriez demandé pendant mille ans, me dit-elle, que je n'aurais pas
consenti. Ce sont des gens qui ont toujours été contre moi, ils ont
tout fait pour me contrarier. Il n'y a pas de gentillesse que je n'aie
eues pour Mme Verdurin à Balbec, j'en ai été joliment récompensée.
Elle me ferait demander à son lit de mort que je n'irais pas. Il y a
des choses qui ne se pardonnent pas. Quant à vous, c'est la première
indélicatesse que vous me faites. Quand Françoise m'a dit que vous
étiez sorti (elle était contente, allez, de me le dire), j'aurais
mieux aimé qu'on me fende la tête par le milieu. J'ai tâché qu'on ne
remarque rien, mais de ma vie je n'ai jamais ressenti un affront
pareil. » Pendant qu'elle me parlait se poursuivait en moi, dans le
sommeil fort vivant et créateur de l'inconscient (sommeil où achèvent
de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains
endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque
là), la recherche de ce qu'elle avait voulu dire par la phrase
interrompue dont j'aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout
d'un coup deux mots atroces, auxquels je n'avais nullement songé,
tombèrent sur moi: «le pot». Je ne peux pas dire qu'ils vinrent d'un
seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un
souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de
l'étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma
manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies
parallèles de recherche; l'une tenait compte non pas seulement de la
phrase d'Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais
proposé un don d'argent pour donner un beau dîner, un regard qui
semblait dire: «Merci, dépenser de l'argent pour des choses qui
m'embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m'amusent! » Et
c'est peut-être le souvenir de ce regard qu'elle avait eu, qui me fit
changer de méthode pour trouver la fin de ce qu'elle avait voulu dire.
Jusque-là je m'étais hypnotisé sur le dernier mot: «casser», elle
avait voulu dire casser quoi? Casser du bois? Non. Du sucre? Non.
Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu'elle avait eu au
moment de ma proposition qu'elle donnât un dîner, me fit rétrograder
dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu'elle n'avait pas dit
«casser», mais «me faire casser». Horreur! c'était cela qu'elle
aurait préféré. Double horreur! car même la dernière des grues, et
qui consent à cela, ou le désire, n'emploie pas avec l'homme qui s'y
prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie.
Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s'excuser
de se donner tout à l'heure à un homme. Albertine n'avait pas menti
quand elle m'avait dit qu'elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive,
ne songeant pas qu'elle était avec moi, elle avait eu le haussement
d'épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une
de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et
brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce
qu'elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n'avait plus
voulu prononcer un seul mot. Je n'avais pas une seconde à perdre si je
ne voulais pas qu'elle s'aperçût du désespoir où j'étais. Mais
déjà, après le sursaut de la rage, es larmes me venaient aux yeux.
Comme à Balbec, la nuit qui avait suivi sa révélation de son amitié
avec les Vinteuil, il me fallait inventer immédiatement pour mon
chagrin une cause plausible, en même temps capable de produire un effet
si profond sur Albertine que cela me donnât un répit de quelques jours
avant de prendre une décision. Aussi, au moment où elle me disait
qu'elle n'avait jamais éprouvé un affront pareil à celui que je lui
avais infligé en sortant, qu'elle aurait mieux aimé mourir que
s'entendre dire cela par Françoise, et comme, agacé de sa risible
susceptibilité, j'allais lui dire que ce que j'avais fait était bien
insignifiant, que cela n'avait rien de froissant pour elle que je fusse
sorti,--comme pendant ce temps-là, parallèlement, ma recherche
inconsciente de ce qu'elle avait voulu dire après le mot «casser»
avait abouti, et que le désespoir où ma découverte me jetait n'était
pas possible à cacher complètement, au lieu de me défendre, je
m'accusai. «Ma petite Albertine, lui dis-je d'un ton doux que gagnaient
mes premières larmes, je pourrais vous dire que vous avez tort, que ce
que j'ai fait n'est rien, mais je mentirais; c'est vous qui avez raison,
vous avez compris la vérité, mon pauvre petit, c'est qu'il y a six
mois, c'est qu'il y a trois mois, quand j'avais encore tant d'amitié
pour vous, jamais je n'eusse fait cela. C'est un rien et c'est énorme
à cause de l'immense changement dans mon cœur dont cela est le signe.
Et puisque vous avez deviné ce changement que j'espérais vous cacher,
cela m'amène à vous dire ceci: Ma petite Albertine (et je le dis avec
une douceur et une tristesse profondes) voyez-vous, la vie que vous
menez ici est ennuyeuse pour vous, il vaut mieux nous quitter, et comme
les séparations les meilleures sont celles qui s'effectuent le plus
rapidement, je vous demande pour abréger le grand chagrin que je vais
avoir, de me dire adieu ce soir et de partir demain matin sans que je
vous aie revue, pendant que je dormirai. » Elle parut stupéfaite,
encore incrédule et déjà désolée: «Comment demain? Vous le
voulez? » Et malgré la souffrance que j'éprouvais à parler de notre
séparation comme déjà entrée dans le passé--peut-être en partie à
cause de cette souffrance même--je me mis à adresser à Albertine les
conseils les plus précis pour certaines choses qu'elle aurait à faire
après son départ de la maison. Et de recommandations en
recommandations, j'en arrivai bientôt à entrer dans de minutieux
détails. «Ayez la gentillesse, dis-je avec une infinie tristesse, de
me renvoyer le livre de Bergotte qui est chez votre tante. Cela n'a rien
de pressé, dans trois jours, dans huit jours, quand vous voudrez, mais
pensez-y pour que je n'aie pas à vous le faire demander, cela me ferait
trop de mal. Nous avons été heureux, nous sentons maintenant que nous
serions malheureux. » «Ne dites pas que nous sentons que nous serions
malheureux, me dit Albertine en m'interrompant, ne dites pas nous, c'est
vous seul qui trouvez cela. » «Oui, enfin, vous ou moi, comme vous
voudrez, pour une raison ou l'autre. Mais il est une heure folle, il
faut vous coucher--nous avons décidé de nous quitter ce soir. »
«Pardon, _vous_ avez décidé et je vous obéis parce que je ne veux
pas vous faire de la peine. » «Soit, c'est moi qui ai décidé, mais ce
n'en est pas moins douloureux pour moi. Je ne dis pas que ce sera
douloureux longtemps, vous savez que je n'ai pas la faculté de me
souvenir longtemps, mais les premiers jours je m'ennuierai tant après
vous! Aussi je trouve inutile de raviver par des lettres, il faut finir
tout d'un coup. » «Oui vous avez raison, me dit-elle d'un air navré,
auquel ajoutaient encore ses traits fléchis par la fatigue de l'heure
tardive, plutôt que de se faire couper un doigt puis un autre, j'aime
mieux donner la tête tout de suite. » «Mon Dieu, je suis épouvanté
en pensant à l'heure à laquelle je vous fais coucher, c'est de la
folie. Enfin pour le dernier soir! Vous aurez le temps de dormir tout le
reste de la vie. » Et ainsi en lui disant qu'il fallait nous dire
bonsoir, je cherchais à retarder le moment où elle me l'eût dit.
«Voulez-vous, pour vous distraire les premiers jours, que je dise à
Bloch de vous envoyer sa cousine Esther à l'endroit où vous serez, il
fera cela pour moi. » «Je ne sais pas pourquoi vous dites cela (je le
disais pour tâcher d'arracher un aveu à Albertine); je ne tiens qu'à
une seule personne, c'est à vous», me dit Albertine, dont les paroles
me remplirent de douceur. Mais aussitôt quel mal elle me fit: «Je me
rappelle très bien que j'ai donné ma photographie à Esther parce
qu'elle insistait beaucoup et que je voyais que cela lui ferait plaisir,
mais quant à avoir eu de l'amitié pour elle ou à avoir envie de la
voir jamais. . . » Et pourtant Albertine était de caractère si léger
qu'elle ajouta: «Si elle veut me voir, moi ça m'est égal, elle est
très gentille, mais je n'y tiens aucunement. » Ainsi quand je lui avais
parlé de la photographie d'Esther que m'avait envoyée Bloch (et que je
n'avais même pas encore reçue quand j'en avais parlé à Albertine)
mon amie avait compris que Bloch m'avait montré une photographie
d'elle, donnée par elle à Esther. Dans mes pires suppositions, je ne
m'étais jamais figuré qu'une pareille intimité avait pu exister entre
Albertine et Esther. Albertine n'avait rien trouvé à me répondre
quand j'avais parlé de la photographie. Et maintenant me croyant bien
à tort au courant elle trouvait plus habile d'avouer. J'étais
accablé. «Et puis Albertine, je vous demande en grâce une chose,
c'est de ne jamais chercher à me revoir. Si jamais, ce qui peut arriver
dans un an, dans deux ans, dans trois ans, nous nous trouvions dans la
même ville, évitez-moi. » Et voyant qu'elle ne répondait pas
affirmativement à ma prière: «Mon Albertine, ne me revoyez jamais en
cette vie. Cela me ferait trop de peine. Car j'avais vraiment de
l'amitié pour vous, vous savez. Je sais bien que quand je vous ai
raconté l'autre jour que je voulais revoir l'amie dont nous avions
parlé à Balbec, vous avez cru que c'était arrangé. Mais non, je vous
assure que cela m'était bien égal. Vous êtes persuadée que j'avais
résolu depuis longtemps de vous quitter, que ma tendresse était une
comédie. » «Mais non, vous êtes fou, je ne l'ai pas cru, dit-elle
tristement. » «Vous avez raison, il ne faut pas le croire, je vous
aimais vraiment, pas d'amour peut-être, mais de grande, de très grande
amitié, plus que vous ne pouvez croire. » «Mais si, je le crois. Et si
vous vous figurez que moi je ne vous aime pas! » «Cela me fait une
grande peine de vous quitter. » «Et moi mille fois plus grande», me
répondit Albertine. Et déjà depuis un moment je sentais que je ne
pouvais plus retenir les larmes qui montaient à mes yeux. Et ces larmes
ne venaient pas du tout du même genre de tristesse que j'éprouvais
jadis quand je disais à Gilberte: «Il vaut mieux que nous ne nous
voyions plus, la vie nous sépare. » Sans doute quand j'écrivais cela
à Gilberte, je me disais que quand j'aimerais non plus elle, mais une
autre, l'excès de mon amour diminuerait celui que j'aurais peut-être
pu inspirer, comme s'il y avait fatalement entre deux êtres une
certaine quantité d'amour disponible, où le trop-pris par l'un est
retiré à l'autre, et que, de l'autre aussi, comme de Gilberte, je
serais condamné à me séparer. Mais la situation était toute
différente pour bien des raisons, dont la première, qui avait à son
tour produit les autres, était que ce défaut de volonté que ma
grand'mère et ma mère avaient redouté pour moi, à Combray, et devant
laquelle l'une et l'autre, tant un malade a d'énergie pour imposer sa
faiblesse, avaient successivement capitulé, ce défaut de volonté
avait été en s'aggravant d'une façon de plus en plus rapide. Quand j'avais
senti que ma présence fatiguait Gilberte, j'avais encore assez de
forces pour renoncer à elle; je n'en avais plus, quand j'avais fait la
même constatation pour Albertine et je ne songeais qu'à la retenir à
tout prix. De sorte que, si j'écrivais à Gilberte que je ne la verrais
plus, et dans l'intention de ne plus la voir en effet, je ne le disais
à Albertine que par pur mensonge et pour amener une réconciliation.
Ainsi nous présentions-nous l'un à l'autre une apparence qui était
bien différente de la réalité. Et sans doute il en est toujours ainsi
quand deux êtres sont face à face, puisque chacun d'eux ignore une
partie de ce qui est dans l'autre (même ce qu'il sait, il ne peut en
partie le comprendre) et que tous deux manifestent ce qui leur est le
moins personnel, soit qu'ils n'aient pas démêlé eux-mêmes et jugent
négligeable ce qui l'est le plus, soit que des avantages insignifiants
et qui ne tiennent pas à eux leur semblent plus importants et plus
flatteurs. Mais dans l'amour ce malentendu est porté au degré suprême
parce que, sauf peut-être quand on est enfant, on tâche que
l'apparence qu'on prend, plutôt que de refléter exactement notre
pensée, soit ce que cette pensée juge le plus propre à nous faire
obtenir ce que nous désirons, et qui pour moi, depuis que j'étais
rentré, était de pouvoir garder Albertine aussi docile que par le
passé, qu'elle ne me demandât pas dans son irritation une liberté
plus grande, que je souhaitais lui donner un jour, mais qui en ce moment
où j'avais peur de ses velléités d'indépendance, m'eût rendu trop
jaloux. À partir d'un certain âge, par amour-propre et par sagacité,
ce sont les choses qu'on désire le plus auxquelles on a l'air de ne pas
tenir. Mais en amour, la simple sagacité--qui d'ailleurs n'est
probablement pas la vraie sagesse--nous force assez vite à ce génie de
duplicité. Tout ce que j'avais, enfant, rêvé de plus doux dans
l'amour et qui me semblait de son essence même, c'était, devant celle
que j'aimais, d'épancher librement ma tendresse, ma reconnaissance pour
sa bonté, mon désir d'une perpétuelle vie commune. Mais je m'étais
trop bien rendu compte par ma propre expérience et d'après celle de
mes amis, que l'expression de tels sentiments est loin d'être
contagieuse. Une fois qu'on a remarqué cela, on ne se «laisse plus
aller»; je m'étais gardé dans l'après-midi de dire à Albertine
toute la reconnaissance que je lui avais de ne pas être restée au
Trocadéro. Et ce soir, ayant eu peur qu'elle me quittât, j'avais feint
de désirer la quitter, feinte qui ne m'était pas seulement dictée
d'ailleurs, par les enseignements que j'avais cru recueillir de mes
amours précédentes et dont j'essayais de faire profiter celui-ci.
Cette crainte qu'Albertine allât peut-être me dire: «Je veux
certaines heures où je sorte seule, je veux pouvoir m'absenter
vingt-quatre heures», enfin je ne sais quelle demande de la sorte, que
je ne cherchais pas à définir, mais qui m'épouvantait, cette crainte
m'avait un instant effleuré avant et pendant la soirée Verdurin. Mais
elle s'était dissipée, contredite d'ailleurs par le souvenir de tout
ce qu'Albertine me disait sans cesse de son bonheur à la maison.
L'intention de me quitter, si elle existait chez Albertine, ne se
manifestait que d'une façon obscure, par certains regards tristes,
certaines impatiences, des phrases qui ne voulaient nullement dire cela,
mais qui, si on raisonnait (et on n'avait même pas besoin de raisonner
car on devine immédiatement ce langage de la passion, les gens du
peuple eux-mêmes comprennent ces phrases qui ne peuvent s'expliquer que
par la vanité, la rancune, la jalousie, d'ailleurs inexprimées, mais
que dépiste aussitôt chez l'interlocuteur une faculté intuitive qui,
comme ce «bon sens» dont parle Descartes, est la chose du monde la
plus répandue) révélaient la présence en elle d'un sentiment qu'elle
cachait et qui pouvait la conduire à faire des plans pour une autre vie
sans moi. De même que cette intention ne s'exprimait pas dans ses
paroles d'une façon logique, de même le pressentiment de cette
intention, que j'avais depuis ce soir, restait en moi tout aussi vague.
Je continuais à vivre sur l'hypothèse qui admettait pour vrai tout ce
que me disait Albertine. Mais il se peut qu'en moi, pendant ce temps
là, une hypothèse toute contraire, et à laquelle je ne voulais pas
penser, ne me quittât pas; cela est d'autant plus probable, que, sans
cela, je n'eusse nullement été gêné de dire à Albertine que
j'étais allé chez les Verdurin, et que, sans cela, le peu
d'étonnement que me causa sa colère n'eût pas été compréhensible.
De sorte que ce qui vivait probablement en moi, c'était l'idée d'une
Albertine entièrement contraire à celle que ma raison s'en faisait, à
celle aussi que ses paroles à elle dépeignaient, une Albertine
pourtant pas absolument inventée, puisqu'elle était comme un miroir
antérieur de certains mouvements qui se produisirent chez elle, comme
sa mauvaise humeur que je fusse allé chez les Verdurin. D'ailleurs
depuis longtemps mes angoisses fréquentes, ma peur de dire à Albertine
que je l'aimais, tout cela correspondait à une autre hypothèse qui
expliquait bien plus de choses et avait aussi cela pour elle, que, si on
adoptait la première, la deuxième devenait plus probable, car en me
laissant aller à des effusions de tendresse avec Albertine, je
n'obtenais d'elle qu'une irritation (à laquelle d'ailleurs elle
assignait une autre cause).
En analysant d'après cela, d'après le système invariable de ripostes
dépeignant exactement le contraire de ce que j'éprouvais, je peux
être assuré que si, ce soir-là, je lui dis que j'allais la quitter,
c'était--même avant que je m'en fusse rendu compte--parce que j'avais
peur qu'elle voulût une liberté (je n'aurais pas trop su dire quelle
était cette liberté qui me faisait trembler, mais enfin une liberté
telle qu'elle eût pu me tromper, ou du moins que je n'aurais plus pu
être certain qu'elle ne me trompât pas) et que je voulais lui montrer
par orgueil, par habileté, que j'étais bien loin de craindre cela,
comme déjà, à Balbec, quand je voulais qu'elle eût une haute idée
de moi et, plus tard, quand je voulais qu'elle n'eût pas le temps de
s'ennuyer avec moi. Enfin, pour l'objection qu'on pourrait opposer à
cette deuxième hypothèse,--l'informulée,--que tout ce qu'Albertine me
disait toujours signifiait au contraire que sa vie préférée était la
vie chez moi, le repos, la lecture, la solitude, la haine des amours
saphiques, etc. , il serait inutile de s'y arrêter. Car si de son côté
Albertine avait voulu juger de ce que j'éprouvais par ce que je lui
disais, elle aurait appris exactement le contraire de la vérité,
puisque je ne manifestais jamais le désir de la quitter que quand je ne
pouvais pas me passer d'elle, et qu'à Balbec je lui avais avoué aimer
une autre femme, une fois Andrée, une autre fois une personne
mystérieuse, les deux fois où la jalousie m'avait rendu de l'amour
pour Albertine. Mes paroles ne reflétaient donc nullement mes
sentiments. Si le lecteur n'en a que l'impression assez faible, c'est
qu'étant narrateur je lui expose mes sentiments en même temps que je
lui répète mes paroles. Mais si je lui cachais les premiers et s'il
connaissait seulement les secondes, mes actes, si peu en rapport avec
elles, lui donneraient si souvent l'impression d'étranges revirements
qu'il me croirait à peu près fou. Procédé qui ne serait pas du reste
beaucoup plus faux que celui que j'ai adopté, car les images qui me
faisaient agir, si opposées à celles qui se peignaient dans mes
paroles, étaient à ce moment là fort obscures; je ne connaissais
qu'imparfaitement la nature suivant laquelle j'agissais; aujourd'hui,
j'en connais clairement la vérité subjective. Quant à sa vérité
objective, c'est-à-dire si les inclinations de cette nature
saisissaient plus exactement que mon raisonnement les intentions
véritables d'Albertine, si j'ai eu raison de me fier à cette nature et
si au contraire elle n'a pas altéré les intentions d'Albertine au lieu
de les démêler, c'est ce qu'il m'est difficile de dire. Cette crainte
vague éprouvée par moi chez les Verdurin qu'Albertine me quittât
s'était d'abord dissipée. Quand j'étais rentré ç'avait été avec
le sentiment d'être un prisonnier, nullement de retrouver une
prisonnière. Mais la crainte dissipée m'avait ressaisi avec plus de
force, quand, au moment où j'avais annoncé à Albertine que j'étais
allé chez les Verdurin, j'avais vu se superposer à son visage une
apparence d'énigmatique irritation qui n'y affleurait pas du reste pour
la première fois. Je savais bien qu'elle n'était que la
cristallisation dans la chair de griefs raisonnés, d'idées claires
pour l'être qui les forme et qui les tait, synthèse devenue visible
mais non plus rationnelle, et que celui qui en recueille le précieux
résidu sur le visage de l'être aimé, essaye à son tour, pour
comprendre ce qui se passe en celui-ci, de ramener par l'analyse à ses
éléments intellectuels. L'équation approximative «de cette inconnue
qu'était pour moi la pensée d'Albertine, m'avait à peu près donné:
«Je savais ses soupçons, j'étais sûr qu'il chercherait à les
vérifier, et pour que je ne puisse pas le gêner, il a fait tout son
petit travail en cachette. » Mais si c'est avec de telles idées, et
qu'elle ne m'avait jamais exprimées, que vivait Albertine, ne
devait-elle pas prendre en horreur, n'avoir plus la force de mener, ne
pouvait-elle pas d'un jour à l'autre décider de cesser une existence
où, si elle était, au moins de désir, coupable, elle se sentait
devinée, traquée, empêchée de se livrer jamais à ses goûts, sans
que ma jalousie en fût désarmée, où si elle était innocente
d'intention et de fait, elle avait le droit, depuis quelque temps, de se
sentir découragée, en voyant que depuis Balbec, où elle avait mis
tant de persévérance à éviter de jamais rester seule avec Andrée,
jusqu'à aujourd'hui où elle avait renoncé à aller chez les Verdurin
et à rester au Trocadéro, elle n'avait pas réussi à regagner ma
confiance. D'autant plus que je ne pouvais pas dire que sa tenue ne fût
parfaite. Si à Balbec, quand on parlait de jeunes filles qui avaient
mauvais genre, elle avait eu souvent des rires, des déploiements de
corps, des imitations de leur genre, qui me torturaient à cause de ce
que je supposais que cela signifiait pour ses amies, depuis qu'elle
savait mon opinion là-dessus, dès qu'on faisait allusion à ce genre
de choses, elle cessait de prendre part à la conversation, non
seulement avec la parole, mais avec l'expression du visage. Soit pour ne
pas contribuer aux malveillances qu'on disait sur telle ou telle, soit
pour toute autre raison, la seule chose qui frappait alors, dans ses
traits si mobiles, c'est qu'à partir du moment où on avait effleuré
ce sujet, ils avaient témoigné de leur distraction, en gardant
exactement l'expression qu'ils avaient un instant avant. Et cette
immobilité d'une expression même légère pesait comme un silence; il
eût été impossible de dire qu'elle blâmât, qu'elle approuvât,
qu'elle connût ou non ces choses. Chacun de ses traits n'était plus en
rapport qu'avec un autre de ses traits. Son nez, sa bouche, ses yeux
formaient une harmonie parfaite, isolée du reste; elle avait l'air d'un
pastel et de ne pas plus avoir entendu ce qu'on venait de dire que si on
l'avait dit devant un portrait de Latour.
Mon esclavage, encore perçu par moi, quand en donnant au cocher
l'adresse de Brichot, j'avais vu la lumière de la fenêtre, avait
cessé de me peser peu après, quand j'avais vu qu'Albertine avait l'air
de sentir si cruellement le sien. Et pour qu'il lui parût moins lourd,
qu'elle n'eût pas l'idée de le rompre d'elle-même, le plus habile
m'avait semblé de lui donner l'impression qu'il n'était pas définitif
et que je souhaitais moi-même qu'il prît fin. Voyant que ma feinte
avait réussi, j'aurais pu me trouver heureux, d'abord parce que ce que
j'avais tant redouté, la volonté que je supposais à Albertine de
partir, se trouvait écartée, et ensuite, parce que, en dehors même du
résultat visé, en lui-même le succès de ma feinte, en prouvant que
je n'étais pas absolument pour Albertine un amant dédaigné, un jaloux
bafoué, dont toutes les ruses sont d'avance percées à jour, redonnait
à notre amour une espèce de virginité, faisant renaître pour lui le
temps où elle pouvait encore, à Balbec, croire si facilement que j'en
aimais une autre. Car elle ne l'aurait sans doute plus cru, mais elle
ajoutait foi à mon intention simulée de nous séparer à tout jamais
ce soir. Elle avait l'air de se méfier que la cause en pût être chez
les Verdurin. Par un besoin d'apaiser le trouble où me mettait ma
simulation de rupture, je lui dis: «Albertine, pouvez-vous me jurer que
vous ne m'avez jamais menti? » Elle regarda fixement dans le vide puis
me répondit: «Oui, c'est-à-dire non. J'ai eu tort de vous dire
qu'Andrée avait été très emballée sur Bloch, nous ne l'avions pas
vu. » «Mais alors pourquoi? » «Parce que j'avais peur que vous ne
croyiez d'autres choses d'elle, c'est tout». Je lui dis que j'avais vu
un auteur dramatique très ami de Léa, à qui elle avait dit
d'étranges choses (je pensais par là lui faire croire que j'en savais
plus long que je ne disais sur l'amie de la cousine de Bloch). Elle
regarda encore dans le vide et me dit: «J'ai eu tort, en vous parlant
tout à l'heure de Léa, de vous cacher un voyage de trois semaines que
j'ai fait avec elle. Mais je vous connaissais si peu à l'époque où il
a eu lieu! » «C'était avant Balbec? » «Avant le second, oui. » Et le
matin même, elle m'avait dit qu'elle ne connaissait pas Léa, et il y
avait un instant, qu'elle ne l'avait vue que dans sa loge! Je regardais
une flambée brûler d'un seul coup un roman que j'avais mis des
millions de minutes à écrire. À quoi bon?
