On eût été bien
étonné
si l'on avait noté les propos furtifs que
M.
M.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
» Les promenades ensemble de deux fidèles qui
n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la patronne
avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que
fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient
pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas la Raspelière (à cause
de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des
dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.
Mme Verdurin était furieuse et décidée à «éclairer» Morel sur le
rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus.
«J'ajoute, continua-t-elle (Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir
à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser et ne pouvait le
tuer pour la peine lui découvrait un défaut grave qui dispensait
honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs
chez moi qui ne me plaisent pas. » C'est qu'en effet Mme Verdurin avait
encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de
ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de
l'honneur qu'il faisait à la patronne en amenant quai Conti des gens
qui en effet n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers
noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on
pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive sur un ton
péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur
quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui
retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de
condescendre à des concessions qui selon lui compromettraient le
résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en
l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne
pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé, d'une
intimité quotidienne, à une cessation complète de relations, mais que
M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est
dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde
est très riche seulement et apparenté à une aristocratie que la
grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du
milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point
d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du
milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari
(car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous
donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque
invisible tant cela se perd dans le ciel) crut devoir justifier une
invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de
monde, «ayant épousé Mlle ***». L'ignorance dont cette assertion
exactement contraire à la réalité témoignait chez Mme Verdurin fit
s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension
les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement,
mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories
où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de
son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations:
«Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a
une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis
peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune
discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il
s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie
sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris
car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait
tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante,
universelle, seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai
aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant
elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la
toute-puissance qu'elle me doit; il a peut-être fallu un peu de
volonté, mais quelle récompense elle a! On est ainsi soi-même, quand
on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin. » Il était trop
évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien; agir est
autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser même avec
ingéniosité. «Mais en ce qui me concerne, je vis en philosophe qui
assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais
n'y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenter Saintine qui a
toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai
même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant,
au milieu du plus grand luxe, qu'on s'amusait jadis quand, tirant le
diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit
grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise, mais je frappe de mon
veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous me remercierez,
car, si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en
matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui
soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur; et je
sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. » Ces
exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des
ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des
habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose,
un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus
grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin de ne pas
admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui
eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa
salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche,
et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin
organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi
qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de
Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin qui sentait atteinte
son autorité de patronne, elles lui causaient encore un grand tort
mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus,
plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même
pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amis.
Naturellement une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger
était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les
Verdurin. Or ces parias étaient souvent des gens qui tiennent ce qu'on
appelle le haut du pavé, mais qui pour M. de Charlus avaient cessé de
le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son
imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller
avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils
n'étaient plus ses amis. Si par exemple le coupable était un homme
d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du
XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui
comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille
n'était rien. «Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le
titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il
n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le
troisième. Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoille, les
Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est le 12e
duc de Guermantes et 17e prince de Cordoue. Les Montesquiou descendent
d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était
prouvé? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième
dessous. » Était-il brouillé au contraire avec un gentilhomme
possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances,
apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est
venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par
exemple, tout était changé, la famille seule comptait. «Je vous
demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII.
Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient
permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit. » De
plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause
de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation,
de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique
d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus
profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait
joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement
marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence
montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne? La comtesse
déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir.
Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus
violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus
terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et
qui fondait, on va le voir de grands espoirs sur elle et s'était
réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les
gens les plus nobles, comme la patronne disait, «de France et de
Navarre», proposa tout de suite d'inviter «Madame de Molé». --«Ah!
mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de
Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet,
Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors
que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers
mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms
de l'aristocratie et que vous me citez les plus obscurs des noms des
gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de
petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles
reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur
Guermantes à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il
y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je
veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à
bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans
loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de
jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul
qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et
la princesse de Guermantes c'est juste le contraire. C'est comme une
personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah
Bernhardt. En tous cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce
serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois
des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est
mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour
égaler les deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours
paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit,
faire rire les poules. La Molé! Voilà un nom qu'il ne faut plus
prononcer ou bien je n'ai qu'à me retirer», ajouta-t-il avec un
sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade
malgré ce malade lui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la
collaboration d'un homéopathe. D'autre part certaines personnes jugées
négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et
non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de haute naissance, pouvait se
passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon
de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à
trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans
compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui
avait infligé, non sans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j'ai
dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des
personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient
des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour
cause de révisionisme ou d'antirévisionisme, puis avait été
critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante
et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la Patrie;
pourrai-je le demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se
rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé
l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose? Que je l'aie
fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes
peut facilement être imaginée, et même si on se reporte ensuite à
une période ultérieure sembler, du point de vue mondain, parfaitement
juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine
étrangère destinée à détruire le Service des Renseignements, à
briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français,
à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de
La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin
d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant
l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach
et M. Hervieu sont «de mèche», disait-elle. On n'accusera pas
l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à
l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les
mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le
monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas
laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme
du goût sexuel où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il
peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter
son choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg
Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société; la
raison disparut avec le Nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin,
à la faveur du Dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de
valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain, parce
qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les
autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne
les comprennent plus. La génération même qui les a éprouvées
change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement
calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter une partie des
exclus, la cause de l'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se
soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été
républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était
antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre le
patriotisme prendrait une autre forme et d'un écrivain chauvin on ne
s'occuperait même pas s'il a été ou non dreyfusard. C'est ainsi que
à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme
Verdurin avait arraché petit à petite comme l'oiseau fait son nid, les
bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un
jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui
restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle
avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les
merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût
des gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme
Bergotte l'avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre
devenait un beau jour un homme illustre que le monde désire voir, sa
présence chez une Mme Verdurin n'avait rien du côté factice,
frelaté, d'une cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne
faite par Potel et Chabot, mais tout d'un délicieux ordinaire qu'on
eût trouvé aussi parfait un jour où il n'y aurait pas eu de monde.
Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire
de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût
de celui-ci se détournait de l'art raisonnable et français d'un
Bergotte et s'éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin,
sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes
étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse
Yourbeletief, servir de vieille fée Carabosse, mais toute puissante,
aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de
laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à
Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement
esthétique, mais peut-être aussi vive que l'affaire Dreyfus. Là
encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait
être au premier rang. Comme on l'avait vue à côté de Mme Zola, tout
au pied du tribunal, aux séances de la Cour d'assises, quand
l'humanité nouvelle, acclamative des ballets russes, se pressa à
l'Opéra, ornée d'aigrettes inconnues, toujours on voit dans une
première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletief. Et
comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir
chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre
les dernières nouvelles, savoir ce qu'on pouvait espérer de Zurlinden,
de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à
aller se coucher après l'enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou
les Danses du Prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidée
par la princesse Yourbeletief et par la patronne, des soupers exquis
réunissaient chaque soir, les danseurs, qui n'avaient pas dîné pour
être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands
compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable,
autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus
grandes dames de Paris et les Altesses étrangères ne dédaignèrent
pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession
d'avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions
oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus
«fin» que celle de Shéhérazade, qu'ils n'étaient pas loin de faire
relever de l'art nègre, étaient enchantés de voir de près les grands
rénovateurs du goût du théâtre, qui dans un art peut-être un peu
plus factice que la peinture fit une révolution aussi profonde que
l'impressionnisme.
Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n'eût pas trop souffert
s'il n'avait mis à l'index que la comtesse Molé et Mme Bontemps,
qu'elle avait distinguée chez Odette à cause de son amour des arts, et
qui pendant l'affaire Dreyfus était venue quelquefois dîner avec son
mari, que Mme Verdurin appelait un tiède, parce qu'il n'introduisait
pas le procès en révision, mais qui, fort intelligent, et heureux de
se créer des intelligences dans tous les partis, était enchanté de
montrer son indépendance en dînant avec Labori, qu'il écoutait sans
rien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommage à
la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais le baron
avait également proscrit quelques dames de l'aristocratie avec
lesquelles Mme Verdurin était, à l'occasion de solennités musicales,
de collections, de charité, entrée récemment en relations et qui,
quoique M. de Charlus pût penser d'elles, eussent été, beaucoup plus
que lui-même, des éléments essentiels pour former chez Mme Verdurin
un nouveau noyau, aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justement
compté sur cette fête, où M. de Charlus lui amènerait des femmes du
même monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies, et avait joui
d'avance de la surprise qu'elles auraient à rencontrer quai Conti leurs
amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue et
furieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dans ces
conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par une perte.
Celle-ci ne serait pas trop grave si du moins les invitées de M. de
Charlus venaient avec des dispositions si chaleureuses pour Mme Verdurin
qu'elles deviendraient pour elle les amies d'avenir. Dans ce cas il n'y
aurait que demi-mal, et un jour prochain, ces deux moitiés du grand
monde que le baron avait voulu tenir isolées, on des réunirait, quitte
à ne pas l'avoir, lui, ce soir-là. Mme Verdurin attendait donc les
invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n'allait pas tarder
à savoir l'état d'esprit où elles venaient, et les relations que la
patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin
se consultait avec les fidèles, mais, voyant M. de Charlus qui entrait
avec Brichot et moi, elle s'arrêta net. À notre grand étonnement,
quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était
si mal, Mme Verdurin répondit: «Écoutez, je suis obligée d'avouer
que de tristesse je n'en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les
sentiments qu'on ne ressent pas. » Sans doute elle parlait ainsi par
manque d'énergie, parce qu'elle était fatiguée à l'idée de se faire
un visage triste pour toute sa réception, par orgueil, pour ne pas
avoir l'air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé
celle-ci, par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque
de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s'il devait
être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée,
envers la princesse, qu'à une insensibilité universelle, et parce
qu'on ne pouvait s'empêcher d'être désarmé par une sincérité qu'il
n'était pas question de mettre en doute. Si Mme Verdurin n'avait pas
été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle
été, pour expliquer qu'elle reçût, s'accuser d'une faute bien plus
grave? D'ailleurs on oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même
temps que son chagrin, qu'elle n'avait pas eu le courage de renoncer à
un plaisir; or la dureté de l'amie était quelque chose de plus
choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de
plus facile à avouer que la frivolité de la maîtresse de maison. En
matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c'est
l'intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c'est
l'amour-propre. Soit que, trouvant sans doute bien usé le prétexte des
gens, qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de
plaisir, vont répétant qu'il leur semble vain de porter
extérieurement un deuil qu'ils ont dans le cœur, Mme Verdurin
préférât imiter ces coupables intelligents, à qui répugnent les
clichés de l'innocence, et dont la défense--demi-aveu sans qu'ils s'en
doutent--consiste à dire qu'ils n'auraient vu aucun mal à commettre ce
qui leur est reproché et que par hasard du reste ils n'ont pas eu
l'occasion de faire; soit qu'ayant adopté pour expliquer sa conduite la
thèse de l'indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente
de son mauvais sentiment, qu'il y avait quelque originalité à
l'éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un
certain «culot» à le proclamer, ainsi, Mme Verdurin tint à insister
sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction
orgueilleuse de psychologue paradoxal et de dramaturge hardi. «Oui,
c'est très drôle, dit-elle, ça ne m'a presque rien fait. Mon Dieu, je
ne peux pas dire que je n'aurais pas mieux aimé qu'elle vécût, ce
n'était pas une mauvaise personne. »--«Si», interrompit M.
Verdurin. --«Ah! lui ne l'aime pas parce qu'il trouvait que cela me
faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par
ça. »--«Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n'ai jamais
approuvé cette fréquentation. Je t'ai toujours dit qu'elle avait
mauvaise réputation. »--«Mais je ne l'ai jamais entendu dire»,
protesta Saniette. --«Mais comment, s'écria Mme Verdurin, c'était
universellement connu, pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non,
mais ce n'est pas à cause de cela. Je ne savais pas moi-même expliquer
mon sentiment; je ne la détestais pas, mais elle m'était tellement
indifférente que, quand nous avons appris qu'elle était très mal, mon
mari lui-même a été étonné et m'a dit: «On dirait que cela ne te
fait rien. » Mais tenez, ce soir, il m'avait offert de décommander la
réception, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais
trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas. »
Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement
théâtre libre, et aussi que c'était joliment commode; car
l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la
morale facile; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on
n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité.
Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec le mélange
d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes
et d'une observation pénible causent autrefois, et tout en
s'émerveillant de voir leur chère patronne donner une forme nouvelle
de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant
qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre
mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou
on donnerait une fête quai Conti. «Je suis bien content que la soirée
n'ait pas été décommandée à cause de mes invités», dit M. de
Charlus qui ne se rendait pas compte qu'en s'exprimant ainsi il
froissait Mme Verdurin. Cependant j'étais frappé, comme chaque
personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu
agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme
Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon
morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et
plus profondes. Or si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa
préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait
aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile,
presque distrait, sur un ton précis, pratique, presque peu poli (comme
si elle vous avait dit: «Cela me serait égal que vous fumiez mais
c'est à cause du tapis, il est très beau, (ce qui me serait encore
égal), mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne
voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal
éteinte que vous auriez laissé tomber par terre»), elle vous
répondait: «Je n'ai rien contre Vinteuil; à mon sens, c'est le plus
grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces
machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement
«pleurer» d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel
«dormir»; certaines méchantes langues prétendaient même que ce
dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste
décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains,
et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots).
Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me
fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse
et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et,
pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées
d'inhalation. Enfin un élève de Cottard, un être délicieux, m'a
soignée pour cela. Il professe un axiome assez original: «Mieux vaut
prévenir que guérir». Et il me graisse le nez avant que la musique
commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de
mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume.
Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est
absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je
ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre. » Je ne pus
plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. «Est-ce que la fille de
l'auteur n'est pas là? » demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de
ses amies? »--«Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me
dit évasivement Mme Verdurin, elles ont été obligées de rester à la
campagne. » J'eus un instant l'espérance qu'il n'avait peut-être
jamais été question qu'elles la quittassent et que Mme Verdurin
n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner
favorablement les interprètes et le public. «Comment, alors, elles ne
sont même pas venues à la répétition de tantôt? » dit avec une
fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie.
Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille
relativement à Mlle Vinteuil; il me sembla fort peu au courant. Je lui
fis signe de ne pas parler haut et l'avertit que nous en recauserions.
Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma
disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli,
beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui--de lui
qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons--à M. de
Charlus qui me répondit: «Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait
pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de
mauvaises manières. » Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les
vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi
quand Charlie revenant de faire une tournée en province ou à
l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci,
s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux
joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa
tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne
pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature,
pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et
comme il aurait protesté contre le style munichois ou le moderne style
en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand'mère, opposant au
flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle
qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une
pointe d'inceste, dans cette affection paternelle? Il est plus probable
que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice et
sut laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements,
ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la
mort de sa femme; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois
à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie
d'adopter. On disait qu'il allait adopter Morel et ce n'est pas
extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une
littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes
en lisant les _Nuits_ de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même
dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti,
d'entretenir un amant, comme le vieil habitué de l'Opéra des
danseuses, d'être rangé, d'épouser ou de se coller, d'être père.
M. de Charlus s'éloigna avec Morel sous prétexte de se faire expliquer
ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que
Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur
intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car bien que
le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal
par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs
et de fort belles que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un
sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment
d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars
des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce
que des jeunes filles y ont souri.
On eût été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que
M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette
soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand
écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient
été: «À propos avez-vous vu le valet de pied, je parle du petit qui
monte sur la voiture? et chez notre cousine Guermantes vous ne
connaissez rien? »--«Actuellement non. »--«Dites donc, devant la porte
d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en
culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a
appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la
conversation. »--«Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis
ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du
premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste je sais qu'il n'y a rien
à faire, un de mes amis a essayé. »--«C'est regrettable, j'avais
trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. »--«Vraiment vous
trouvez ça si bien que ça? Je crois que si vous l'aviez vue un peu
plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a
encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard
de deux mètres, une peau idéale et puis aimant ça. Mais c'est parti
pour la Pologne. »--«Ah c'est un peu loin. »--«Qui sait, ça reviendra
peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de
grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre
à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où
les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort
sensés, ont de très bonnes manières et ne montreraient pas qu'ils
sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un
vieux monsieur qui passe: «C'est Jeanne d'Arc. »
«Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme
Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus au
contraire. Il est agréable et quant à sa réputation, je vous dirai
qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire! Même moi qui pour
notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts,
les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de
traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à
craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant
d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners,
il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la
conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des
chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un
prêtre. Seulement, il ne faut pas qu'il se permette de régenter les
jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit
noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes». Et Mme
Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le
Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les
faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le
principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo,
dans sa petite Église. «Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un
Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition
parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement
sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à
prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des
mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il
en est certaines pas habituelles, que tel sujet particulier, telle
circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la
mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait
que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta: «On ne
peut plus voir Morel sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de
cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d'emmener un
instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque
chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât
mal. Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des
morceaux. Et peut-être même jusqu'à une autre fois. Car Mme Verdurin
avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand
elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce
voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et
lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation--si
fréquente dans ce monde--des personnes qu'il avait invitées et qui
commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de
Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil,
chaque Duchesse allait droit au Baron comme si c'était lui qui avait
reçu et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout:
«Montrez-moi où est la mère Verdurin; croyez-vous que ce soit
indispensable que je me fasse présenter? J'espère au moins qu'elle ne
fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me
brouiller avec tous les miens. Comment! comment, c'est cette femme à
cheveux blancs, mais elle n'a pas trop mauvaise façon. » Entendant
parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait: «Ah! la
fille de la Sonate? Montrez-moi la» et, retrouvant beaucoup d'amies,
elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité
ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer
du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui, quelques
années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde,
et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi
dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré,
éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans
la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier,
se seraient vus à leur entrée accueillis par un salut correct au lieu
du refrain attendu: «Ah! voyez cte gueule, cte binette. Ah! voyez cte
gueule qu'elle a. »
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de
Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la
fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les
souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le Roi
Théodose et la Reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois
pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été
données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme
de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne
connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes
des Ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à
part avec l'Ambassadrice. Celle-ci croyant sa position hors de toute
atteinte--M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le Roi
Théodose et la France--avait conçu, de la préférence que lui
marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du
danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en
l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de
la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus,
commentant dans le «tortillard» la chute de son ami d'enfance,
s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas, en pareille
circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à
obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune et à leur faire
reporter sur la femme du Président de la République et des Ministres
une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées,
c'est-à-dire dont elles eussent été plus près dans leur
contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que
cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui
voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y
succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus pendant que ses invités se
frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier, comme s'il
avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire
quelques mots à Mme Verdurin. Seule la Reine de Naples, en qui vivait
le même noble sang qu'en ses sœurs l'Impératrice Élisabeth et la
Duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle
était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et que
pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la patronne, ne tarit pas
sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,
la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers
comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce
Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le Prince
Albert de Belgique) et qui regretterait tant. Elle se tut en voyant les
musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne
devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de
Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire.
Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les
plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme
et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables
des gens qu'elle aimait le mieux comme son cousin Charlus (fils comme
elle d'une duchesse de Bavière) comme des infortunes qui leur rendaient
plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient en
conséquence qu'elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir.
Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût
dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle
s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat,
avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète,
toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant
Mme Verdurin seule et délaissée et qui ignorait d'ailleurs qu'elle
n'eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour
elle, Reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif
qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sur ce
qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne
sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout,
quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi
Mme Verdurin quitte d'honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu'on
avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que s'il oublia
entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par
les gens «de son monde» à lui qu'il avait invités, il comprit, en
revanche, qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la
«manifestation musicale» elle-même, les mauvaises façons dont ils
usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur
l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des
conversations, voire des rires, des «il paraît qu'il faut être
initié pour comprendre». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille
en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu,
tout à l'heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une
expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui
signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir
brusquement le visage de plus d'une invitée prise en faute, comme une
élève par son professeur en pleine classe. Pour moi l'attitude, si
noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique; car
tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin
de leur indiquer comme un _vade mecum_ le religieux silence qu'il
convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine,
il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains
gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de
gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts de
retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était
maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés; on n'osa plus
proférer un son, bouger une chaise; le respect pour la musique--de par
le prestige de Palamède--avait été subitement inculqué à une' foule
aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un
pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par
des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne
possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et
légèrement rosé, magnifiquement bombés, les cheveux écartés,
moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin
de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état,
isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du
wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique,
évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle
allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions
en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert
commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays
inconnu. Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? J'aurais
bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le
demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une
Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude,
surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté,
invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé à qui
elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus
précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un
pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un
côté nouveau, lorsqu'après avoir tourné un chemin, on se trouve tout
d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont
familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par
là, on se dit tout d'un coup: «mais c'est le petit chemin qui mène à
la petite porte du jardin de mes amis X. . . ; je suis à deux minutes de
chez eux»; et leur fille est en effet là qui est venue vous dire
bonjour au passage; ainsi tout d'un coup, je me reconnus au milieu de
cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et plus
merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée,
harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes,
légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable
sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait
de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi,
si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette
beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification d'ailleurs
n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas
celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il
s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet
endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous
les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu,
mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil
eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers
épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais
différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur
prétendu paradis, de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double
emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait
éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas
connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que
la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa
candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant
consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums
blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer
que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait au milieu
d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est
dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant
moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge
si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate,
teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un
chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu,
le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce
que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus
un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air,
aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,
quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais
suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie,
électrique--d'une qualité si différente, à des pressions tout
autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de
végétaux, de la sonate--changeait à tout instant, effaçant la
promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un
ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un
bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de
cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui
incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que
Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées
à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée
de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse
joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait
pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si
péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout
l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine
manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait
manqué là d'inspiration et en conséquence je manquai aussi là un peu
de force d'attention.
Je regardai la Patronne dont l'immobilité farouche semblait protester
contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des
dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas: «Vous comprenez que je
la connais un peu cette musique, et un peu encore! S'il me fallait
exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini! » Elle ne le
disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression,
ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Us disaient aussi son
courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs,
qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à
l'allégro. Je regardai les musiciens. Le violoncelliste dominait
l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à
laquelle des traits vulgaires donnaient, dam les instants de
maniérisme, une expression involontaire de dégoût; il se penchait sur
sa contre-basse, la palpait avec la même patience domestique que s'il
eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste (encore
enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons du
quadrilatère d'or pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une
sybille, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes
consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un
son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,
dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait
cueilli une à une, des étoiles. Quant à Morel une mèche jusque-là
invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de
faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers
le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de
penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage,
ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était
entièrement enfoui dans celles-ci.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé,
dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique; et je me
rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents
s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la
sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres
n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides
essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal
et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je
ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais
pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des
univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours;
mais en réalité je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier
amour--celui pour Albertine--mes premières velléités de l'aimer, (à
Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où
elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis
le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à
Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été
que des appels; de même, si je considérais maintenant, non plus mon
amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n'y
avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui
préparaient ce plus vaste amour: l'amour pour Albertine. Et je cessai
de suivre la musique, pour me redemander si Albertine avait vu oui ou
non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une
souffrance interne, que la distraction vous a fait un moment oublier.
Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De
tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais
habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre
mémoire; il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou
pu faire ne comporte pas plus pour nous d'élément douloureux qu'un
objet placé à quelque distance, et qui ne nous procure que les
sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le
percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en
termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon cœur,
nous ne le ressentons pas; mais depuis ma blessure de Balbec, c'était
dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire,
qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait
comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que
la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une
incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la
tentation de rompre encore avec Albertine; cet ennui d'avoir à la
retrouver tout à l'heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose
auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était
effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle avant qu'elle eût
eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la
représentais ainsi m'attendant à la maison, comme une femme
bien-aimée trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un
instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre
phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être--tant tout
s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure--avait-elle
été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille--de sa fille,
cause aujourd'hui de tous mes troubles--quand il enveloppait de sa
douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette
phrase qui me calma tant, par le même moelleux arrière-plan de silence
qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même
quand «le Poète parle», on devine que «l'enfant dort». Endormie,
éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer,
Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de
plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de
cette œuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la
pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien
semblait-il être là. On aurait dit que réincarné, l'auteur vivait à
jamais dans sa musique; on sentait la joie avec laquelle il choisissait
la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des doms plus
profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de
peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais
si personnelles que pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les
élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes
qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que
leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler
anonymement aux époques suivantes; elle se déchaîne, elle éclate à
nouveau, et seulement, quand on rejoue les œuvres du novateur à
perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les
règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne
pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure
et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours
pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions,
qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus
récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet
trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil,
connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon
de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son
entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor
insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des mille et une
nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la
lumière, ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux? Ce
Vinteuil, que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand fallait
choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le
sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne
laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités,
les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir
d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou
plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans
les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait
la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient
appeler, ravi, tressaillant, comme au choc d'une étincelle, quand le
sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant,
grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque
musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la
tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle
Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d'années; mais au milieu de
ces instruments qu'il avait animés, il lui avait été donné de
poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa
vie d'homme seulement? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de
la vie, valait-il de lui rien sacrifier, n'était-il pas aussi irréel
qu'elle-même? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas
penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de
la blanche sonate; la timide interrogation à laquelle répondait la
petite phrase, de la supplication haletante pour trouver
l'accomplissement de l'étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si
surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel
matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant ces phrases si différentes
étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un
certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà
et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui étaient
l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la
musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les
colorations inconnues d'un univers inestimable, insoupçonné,
fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de
son œuvre; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient
les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l'une brisant
en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une
armature indivisible des fragments épars, c'était pourtant, l'une si
calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si
pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière,
jaillie devant différents levers de soleil intérieurs et seulement
réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de
recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu
créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond
la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses
œuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les
œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien
trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d'autres
grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des
ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement
trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe.
Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute
autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de
la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il
cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait sous les
différences apparentes, les similitudes profondes, et les ressemblances
voulues qu'il y avait au sein d'une œuvre, quand Vinteuil reprenait à
diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à
changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces
ressemblances-là voulues, œuvre de l'intelligence, forcément
superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces
ressemblances, dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des
couleurs différentes, entre les deux chefs-d'œuvre distincts; car
alors Vinteuil, cherchant à être nouveau, s'interrogeait lui-même, de
toute la puissance de son effort créateur, atteignait sa propre essence
à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même
accent, le sien propre, qu'elle répond. Un tel accent, cet accent de
Vinteuil, est séparé de l'accent des autres musiciens, par une
différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix
de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces
animales: par la différence même qu'il y a entre la pensée de ces
autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la
question qu'il se posait sous tant de formes, son habituelle
spéculation, mais aussi débarrassée de formes analytiques du
raisonnement que si elle s'exerçait dans le monde des anges, de sorte
que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en
langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand,
évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la
mort. Et même en tenant compte de cette originalité acquise qui
m'avait frappé dès l'après-midi, de cette parenté que les
musicographes pourraient trouver entre eux, c'est bien un accent unique
auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs
que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence
irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire
plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce
qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public,
Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui
rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant différent de
celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il
appris, entendu? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une
patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au
plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières œuvres semblait
s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la
sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus
inquiètes, les réponses plus mystérieuses; l'air délavé du matin et
du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel
avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me
parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté
plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de
qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait
choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus
adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que
cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le
musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste le public le
plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les
dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme,
aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On
devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition dans l'ordre sonore,
de la profondeur.
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun
d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec
elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit
parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la
fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve quand il entonne,
quel que soit le sujet qu'il traite, ce chant singulier dont la
monotonie--car quel que soit le sujet traité, il reste identique à
soi-même--prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais
alors n'est-ce pas que de ces éléments, tout le résidu réel que nous
sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut
transmettre même de l'ami a l'ami, du maître au disciple, de l'amant
à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que
chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où
il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points
extérieurs communs à tous et sans intérêt,--l'art, l'art d'un
Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant
dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que
nous appelons les individus et que sans l'art nous ne connaîtrions
jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous
permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car,
si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils
revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que
nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de
Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais
d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de
cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun
d'eux est; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil;
avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à
laquelle je m'étais donné tout entier; alors il y eut, avant le
mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent
leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions.
Un Duc pour montrer qu'il s'y connaissait déclara: «C'est très
difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un
moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole
humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la
céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir?
J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis,
tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains
êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a
abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique
de ce qu'aurait pu être--s'il n'y avait pas eu l'invention du langage,
la formation des mots, l'analyse des idées--la communication des âmes.
Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites; l'humanité
s'est engagée en d'autres voies, celle du langage parlé et écrit.
Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant, qu'au sortir de ce
paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait
d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu pendant la
musique me souvenir d'eux, les mêler à elle; ou plutôt à la musique
je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui
d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous? » Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. »
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil.
n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la patronne
avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que
fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient
pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas la Raspelière (à cause
de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des
dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.
Mme Verdurin était furieuse et décidée à «éclairer» Morel sur le
rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus.
«J'ajoute, continua-t-elle (Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir
à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser et ne pouvait le
tuer pour la peine lui découvrait un défaut grave qui dispensait
honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs
chez moi qui ne me plaisent pas. » C'est qu'en effet Mme Verdurin avait
encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de
ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de
l'honneur qu'il faisait à la patronne en amenant quai Conti des gens
qui en effet n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers
noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on
pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive sur un ton
péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur
quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui
retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de
condescendre à des concessions qui selon lui compromettraient le
résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en
l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne
pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé, d'une
intimité quotidienne, à une cessation complète de relations, mais que
M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est
dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde
est très riche seulement et apparenté à une aristocratie que la
grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du
milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point
d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du
milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari
(car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous
donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque
invisible tant cela se perd dans le ciel) crut devoir justifier une
invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de
monde, «ayant épousé Mlle ***». L'ignorance dont cette assertion
exactement contraire à la réalité témoignait chez Mme Verdurin fit
s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension
les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement,
mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories
où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de
son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations:
«Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a
une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis
peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune
discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il
s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie
sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris
car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait
tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante,
universelle, seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai
aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant
elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la
toute-puissance qu'elle me doit; il a peut-être fallu un peu de
volonté, mais quelle récompense elle a! On est ainsi soi-même, quand
on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin. » Il était trop
évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien; agir est
autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser même avec
ingéniosité. «Mais en ce qui me concerne, je vis en philosophe qui
assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais
n'y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenter Saintine qui a
toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai
même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant,
au milieu du plus grand luxe, qu'on s'amusait jadis quand, tirant le
diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit
grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise, mais je frappe de mon
veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous me remercierez,
car, si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en
matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui
soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur; et je
sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. » Ces
exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des
ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des
habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose,
un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus
grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin de ne pas
admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui
eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa
salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche,
et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin
organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi
qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de
Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin qui sentait atteinte
son autorité de patronne, elles lui causaient encore un grand tort
mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus,
plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même
pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amis.
Naturellement une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger
était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les
Verdurin. Or ces parias étaient souvent des gens qui tiennent ce qu'on
appelle le haut du pavé, mais qui pour M. de Charlus avaient cessé de
le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son
imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller
avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils
n'étaient plus ses amis. Si par exemple le coupable était un homme
d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du
XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui
comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille
n'était rien. «Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le
titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il
n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le
troisième. Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoille, les
Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est le 12e
duc de Guermantes et 17e prince de Cordoue. Les Montesquiou descendent
d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était
prouvé? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième
dessous. » Était-il brouillé au contraire avec un gentilhomme
possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances,
apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est
venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par
exemple, tout était changé, la famille seule comptait. «Je vous
demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII.
Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient
permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit. » De
plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause
de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation,
de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique
d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus
profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait
joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement
marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence
montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne? La comtesse
déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir.
Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus
violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus
terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et
qui fondait, on va le voir de grands espoirs sur elle et s'était
réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les
gens les plus nobles, comme la patronne disait, «de France et de
Navarre», proposa tout de suite d'inviter «Madame de Molé». --«Ah!
mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de
Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet,
Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors
que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers
mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms
de l'aristocratie et que vous me citez les plus obscurs des noms des
gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de
petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles
reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur
Guermantes à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il
y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je
veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à
bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans
loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de
jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul
qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et
la princesse de Guermantes c'est juste le contraire. C'est comme une
personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah
Bernhardt. En tous cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce
serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois
des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est
mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour
égaler les deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours
paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit,
faire rire les poules. La Molé! Voilà un nom qu'il ne faut plus
prononcer ou bien je n'ai qu'à me retirer», ajouta-t-il avec un
sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade
malgré ce malade lui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la
collaboration d'un homéopathe. D'autre part certaines personnes jugées
négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et
non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de haute naissance, pouvait se
passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon
de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à
trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans
compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui
avait infligé, non sans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j'ai
dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des
personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient
des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour
cause de révisionisme ou d'antirévisionisme, puis avait été
critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante
et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la Patrie;
pourrai-je le demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se
rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé
l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose? Que je l'aie
fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes
peut facilement être imaginée, et même si on se reporte ensuite à
une période ultérieure sembler, du point de vue mondain, parfaitement
juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine
étrangère destinée à détruire le Service des Renseignements, à
briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français,
à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de
La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin
d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant
l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach
et M. Hervieu sont «de mèche», disait-elle. On n'accusera pas
l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à
l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les
mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le
monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas
laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme
du goût sexuel où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il
peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter
son choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg
Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société; la
raison disparut avec le Nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin,
à la faveur du Dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de
valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain, parce
qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les
autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne
les comprennent plus. La génération même qui les a éprouvées
change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement
calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter une partie des
exclus, la cause de l'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se
soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été
républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était
antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre le
patriotisme prendrait une autre forme et d'un écrivain chauvin on ne
s'occuperait même pas s'il a été ou non dreyfusard. C'est ainsi que
à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme
Verdurin avait arraché petit à petite comme l'oiseau fait son nid, les
bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un
jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui
restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle
avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les
merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût
des gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme
Bergotte l'avait été chez Mme Swann. Quand un familier de cet ordre
devenait un beau jour un homme illustre que le monde désire voir, sa
présence chez une Mme Verdurin n'avait rien du côté factice,
frelaté, d'une cuisine de banquet officiel ou de Saint-Charlemagne
faite par Potel et Chabot, mais tout d'un délicieux ordinaire qu'on
eût trouvé aussi parfait un jour où il n'y aurait pas eu de monde.
Chez Mme Verdurin la troupe était parfaite, entraînée, le répertoire
de premier ordre, il ne manquait que le public. Et depuis que le goût
de celui-ci se détournait de l'art raisonnable et français d'un
Bergotte et s'éprenait surtout de musiques exotiques, Mme Verdurin,
sorte de correspondant attitré à Paris de tous les artistes
étrangers, allait bientôt, à côté de la ravissante princesse
Yourbeletief, servir de vieille fée Carabosse, mais toute puissante,
aux danseurs russes. Cette charmante invasion, contre les séductions de
laquelle ne protestèrent que les critiques dénués de goût, amena à
Paris, on le sait, une fièvre de curiosité moins âpre, plus purement
esthétique, mais peut-être aussi vive que l'affaire Dreyfus. Là
encore Mme Verdurin, mais pour un tout autre résultat mondain, allait
être au premier rang. Comme on l'avait vue à côté de Mme Zola, tout
au pied du tribunal, aux séances de la Cour d'assises, quand
l'humanité nouvelle, acclamative des ballets russes, se pressa à
l'Opéra, ornée d'aigrettes inconnues, toujours on voit dans une
première loge Mme Verdurin à côté de la princesse Yourbeletief. Et
comme après les émotions du Palais de Justice on avait été le soir
chez Mme Verdurin voir de près Picquart ou Labori et surtout apprendre
les dernières nouvelles, savoir ce qu'on pouvait espérer de Zurlinden,
de Loubet, du colonel Jouaust, du Règlement, de même, peu disposé à
aller se coucher après l'enthousiasme déchaîné par Shéhérazade ou
les Danses du Prince Igor, on allait chez Mme Verdurin, où, présidée
par la princesse Yourbeletief et par la patronne, des soupers exquis
réunissaient chaque soir, les danseurs, qui n'avaient pas dîné pour
être plus bondissants, leur directeur, leurs décorateurs, les grands
compositeurs Igor Stravinski et Richard Strauss, petit noyau immuable,
autour duquel, comme aux soupers de M. et Mme Helvétius, les plus
grandes dames de Paris et les Altesses étrangères ne dédaignèrent
pas de se mêler. Même ceux des gens du monde qui faisaient profession
d'avoir du goût et faisaient entre les ballets russes des distinctions
oiseuses, trouvant la mise en scène des Sylphides quelque chose de plus
«fin» que celle de Shéhérazade, qu'ils n'étaient pas loin de faire
relever de l'art nègre, étaient enchantés de voir de près les grands
rénovateurs du goût du théâtre, qui dans un art peut-être un peu
plus factice que la peinture fit une révolution aussi profonde que
l'impressionnisme.
Pour en revenir à M. de Charlus, Mme Verdurin n'eût pas trop souffert
s'il n'avait mis à l'index que la comtesse Molé et Mme Bontemps,
qu'elle avait distinguée chez Odette à cause de son amour des arts, et
qui pendant l'affaire Dreyfus était venue quelquefois dîner avec son
mari, que Mme Verdurin appelait un tiède, parce qu'il n'introduisait
pas le procès en révision, mais qui, fort intelligent, et heureux de
se créer des intelligences dans tous les partis, était enchanté de
montrer son indépendance en dînant avec Labori, qu'il écoutait sans
rien dire de compromettant, mais glissant au bon endroit un hommage à
la loyauté, reconnue dans tous les partis, de Jaurès. Mais le baron
avait également proscrit quelques dames de l'aristocratie avec
lesquelles Mme Verdurin était, à l'occasion de solennités musicales,
de collections, de charité, entrée récemment en relations et qui,
quoique M. de Charlus pût penser d'elles, eussent été, beaucoup plus
que lui-même, des éléments essentiels pour former chez Mme Verdurin
un nouveau noyau, aristocratique celui-là. Mme Verdurin avait justement
compté sur cette fête, où M. de Charlus lui amènerait des femmes du
même monde, pour leur adjoindre ses nouvelles amies, et avait joui
d'avance de la surprise qu'elles auraient à rencontrer quai Conti leurs
amies ou parentes invitées par le baron. Elle était déçue et
furieuse de son interdiction. Restait à savoir si la soirée, dans ces
conditions, se traduirait pour elle par un profit ou par une perte.
Celle-ci ne serait pas trop grave si du moins les invitées de M. de
Charlus venaient avec des dispositions si chaleureuses pour Mme Verdurin
qu'elles deviendraient pour elle les amies d'avenir. Dans ce cas il n'y
aurait que demi-mal, et un jour prochain, ces deux moitiés du grand
monde que le baron avait voulu tenir isolées, on des réunirait, quitte
à ne pas l'avoir, lui, ce soir-là. Mme Verdurin attendait donc les
invitées du baron avec une certaine émotion. Elle n'allait pas tarder
à savoir l'état d'esprit où elles venaient, et les relations que la
patronne pouvait espérer avoir avec elles. En attendant, Mme Verdurin
se consultait avec les fidèles, mais, voyant M. de Charlus qui entrait
avec Brichot et moi, elle s'arrêta net. À notre grand étonnement,
quand Brichot lui dit sa tristesse de savoir que sa grande amie était
si mal, Mme Verdurin répondit: «Écoutez, je suis obligée d'avouer
que de tristesse je n'en éprouve aucune. Il est inutile de feindre les
sentiments qu'on ne ressent pas. » Sans doute elle parlait ainsi par
manque d'énergie, parce qu'elle était fatiguée à l'idée de se faire
un visage triste pour toute sa réception, par orgueil, pour ne pas
avoir l'air de chercher des excuses à ne pas avoir décommandé
celle-ci, par respect humain pourtant et habileté, parce que le manque
de chagrin dont elle faisait preuve était plus honorable s'il devait
être attribué à une antipathie particulière, soudain révélée,
envers la princesse, qu'à une insensibilité universelle, et parce
qu'on ne pouvait s'empêcher d'être désarmé par une sincérité qu'il
n'était pas question de mettre en doute. Si Mme Verdurin n'avait pas
été vraiment indifférente à la mort de la princesse, eût-elle
été, pour expliquer qu'elle reçût, s'accuser d'une faute bien plus
grave? D'ailleurs on oubliait que Mme Verdurin eût avoué, en même
temps que son chagrin, qu'elle n'avait pas eu le courage de renoncer à
un plaisir; or la dureté de l'amie était quelque chose de plus
choquant, de plus immoral, mais de moins humiliant, par conséquent de
plus facile à avouer que la frivolité de la maîtresse de maison. En
matière de crime, là où il y a danger pour le coupable, c'est
l'intérêt qui dicte les aveux. Pour les fautes sans sanction, c'est
l'amour-propre. Soit que, trouvant sans doute bien usé le prétexte des
gens, qui, pour ne pas laisser interrompre par les chagrins leur vie de
plaisir, vont répétant qu'il leur semble vain de porter
extérieurement un deuil qu'ils ont dans le cœur, Mme Verdurin
préférât imiter ces coupables intelligents, à qui répugnent les
clichés de l'innocence, et dont la défense--demi-aveu sans qu'ils s'en
doutent--consiste à dire qu'ils n'auraient vu aucun mal à commettre ce
qui leur est reproché et que par hasard du reste ils n'ont pas eu
l'occasion de faire; soit qu'ayant adopté pour expliquer sa conduite la
thèse de l'indifférence, elle trouvât, une fois lancée sur la pente
de son mauvais sentiment, qu'il y avait quelque originalité à
l'éprouver, une perspicacité rare à avoir su le démêler, et un
certain «culot» à le proclamer, ainsi, Mme Verdurin tint à insister
sur son manque de chagrin, non sans une certaine satisfaction
orgueilleuse de psychologue paradoxal et de dramaturge hardi. «Oui,
c'est très drôle, dit-elle, ça ne m'a presque rien fait. Mon Dieu, je
ne peux pas dire que je n'aurais pas mieux aimé qu'elle vécût, ce
n'était pas une mauvaise personne. »--«Si», interrompit M.
Verdurin. --«Ah! lui ne l'aime pas parce qu'il trouvait que cela me
faisait du tort de la recevoir, mais il est aveuglé par
ça. »--«Rends-moi cette justice, dit M. Verdurin, que je n'ai jamais
approuvé cette fréquentation. Je t'ai toujours dit qu'elle avait
mauvaise réputation. »--«Mais je ne l'ai jamais entendu dire»,
protesta Saniette. --«Mais comment, s'écria Mme Verdurin, c'était
universellement connu, pas mauvaise, mais honteuse, déshonorante. Non,
mais ce n'est pas à cause de cela. Je ne savais pas moi-même expliquer
mon sentiment; je ne la détestais pas, mais elle m'était tellement
indifférente que, quand nous avons appris qu'elle était très mal, mon
mari lui-même a été étonné et m'a dit: «On dirait que cela ne te
fait rien. » Mais tenez, ce soir, il m'avait offert de décommander la
réception, et j'ai tenu au contraire à la donner, parce que j'aurais
trouvé une comédie de témoigner un chagrin que je n'éprouve pas. »
Elle disait cela parce qu'elle trouvait que c'était curieusement
théâtre libre, et aussi que c'était joliment commode; car
l'insensibilité ou l'immoralité avouée simplifie autant la vie que la
morale facile; elle fait des actions blâmables, et pour lesquelles on
n'a plus alors besoin de chercher d'excuses, un devoir de sincérité.
Et les fidèles écoutaient les paroles de Mme Verdurin avec le mélange
d'admiration et de malaise que certaines pièces cruellement réalistes
et d'une observation pénible causent autrefois, et tout en
s'émerveillant de voir leur chère patronne donner une forme nouvelle
de sa droiture et de son indépendance, plus d'un, tout en se disant
qu'après tout ce ne serait pas la même chose, pensait à sa propre
mort et se demandait si, le jour qu'elle surviendrait, on pleurerait ou
on donnerait une fête quai Conti. «Je suis bien content que la soirée
n'ait pas été décommandée à cause de mes invités», dit M. de
Charlus qui ne se rendait pas compte qu'en s'exprimant ainsi il
froissait Mme Verdurin. Cependant j'étais frappé, comme chaque
personne qui approcha ce soir-là Mme Verdurin, par une odeur assez peu
agréable de rhino-goménol. Voici à quoi cela tenait. On sait que Mme
Verdurin n'exprimait jamais ses émotions artistiques d'une façon
morale, mais physique, pour qu'elles semblassent plus inévitables et
plus profondes. Or si on lui parlait de la musique de Vinteuil, sa
préférée, elle restait indifférente, comme si elle n'en attendait
aucune émotion. Mais après quelques minutes de regard immobile,
presque distrait, sur un ton précis, pratique, presque peu poli (comme
si elle vous avait dit: «Cela me serait égal que vous fumiez mais
c'est à cause du tapis, il est très beau, (ce qui me serait encore
égal), mais il est très inflammable, j'ai très peur du feu et je ne
voudrais pas vous faire flamber tous, pour un bout de cigarette mal
éteinte que vous auriez laissé tomber par terre»), elle vous
répondait: «Je n'ai rien contre Vinteuil; à mon sens, c'est le plus
grand musicien du siècle, seulement je ne peux pas écouter ces
machines-là sans cesser de pleurer un instant (elle ne disait nullement
«pleurer» d'un air pathétique, elle aurait dit d'un air aussi naturel
«dormir»; certaines méchantes langues prétendaient même que ce
dernier verbe eût été plus vrai, personne ne pouvant du reste
décider, car elle écoutait cette musique-là la tête dans ses mains,
et certains bruits ronfleurs pouvaient après tout être des sanglots).
Pleurer ça ne me fait pas mal, tant qu'on voudra, seulement ça me
fiche après des rhumes à tout casser. Cela me congestionne la muqueuse
et quarante-huit heures après, j'ai l'air d'une vieille poivrote et,
pour que mes cordes vocales fonctionnent, il me faut faire des journées
d'inhalation. Enfin un élève de Cottard, un être délicieux, m'a
soignée pour cela. Il professe un axiome assez original: «Mieux vaut
prévenir que guérir». Et il me graisse le nez avant que la musique
commence. C'est radical. Je peux pleurer comme je ne sais pas combien de
mères qui auraient perdu leurs enfants, pas le moindre rhume.
Quelquefois un peu de conjonctivite, mais c'est tout. L'efficacité est
absolue. Sans cela je n'aurais pu continuer à écouter du Vinteuil. Je
ne faisais plus que tomber d'une bronchite dans une autre. » Je ne pus
plus me retenir de parler de Mlle Vinteuil. «Est-ce que la fille de
l'auteur n'est pas là? » demandai-je à Mme Verdurin, ainsi qu'une de
ses amies? »--«Non, je viens justement de recevoir une dépêche, me
dit évasivement Mme Verdurin, elles ont été obligées de rester à la
campagne. » J'eus un instant l'espérance qu'il n'avait peut-être
jamais été question qu'elles la quittassent et que Mme Verdurin
n'avait annoncé ces représentants de l'auteur que pour impressionner
favorablement les interprètes et le public. «Comment, alors, elles ne
sont même pas venues à la répétition de tantôt? » dit avec une
fausse curiosité le baron qui voulut paraître ne pas avoir vu Charlie.
Celui-ci vint me dire bonjour. Je l'interrogeai à l'oreille
relativement à Mlle Vinteuil; il me sembla fort peu au courant. Je lui
fis signe de ne pas parler haut et l'avertit que nous en recauserions.
Il s'inclina en me promettant qu'il serait trop heureux d'être à ma
disposition entière. Je remarquai qu'il était beaucoup plus poli,
beaucoup plus respectueux qu'autrefois. Je fis compliment de lui--de lui
qui pourrait peut-être m'aider à éclaircir mes soupçons--à M. de
Charlus qui me répondit: «Il ne fait que ce qu'il doit, ce ne serait
pas la peine qu'il vécût avec des gens comme il faut pour avoir de
mauvaises manières. » Les bonnes, selon M. de Charlus, étaient les
vieilles manières françaises, sans ombre de raideur britannique. Ainsi
quand Charlie revenant de faire une tournée en province ou à
l'étranger, débarquait en costume de voyage chez le baron, celui-ci,
s'il n'y avait pas trop de monde, l'embrassait sans façon sur les deux
joues, peut-être un peu pour ôter par tant d'ostentation de sa
tendresse toute idée qu'elle pût être coupable, peut-être pour ne
pas se refuser un plaisir, mais plus encore sans doute par littérature,
pour maintien et illustration des anciennes manières de France, et
comme il aurait protesté contre le style munichois ou le moderne style
en gardant de vieux fauteuils de son arrière-grand'mère, opposant au
flegme britannique la tendresse d'un père sensible du XVIIIe siècle
qui ne dissimule pas sa joie de revoir un fils. Y avait-il enfin une
pointe d'inceste, dans cette affection paternelle? Il est plus probable
que la façon dont M. de Charlus contentait habituellement son vice et
sut laquelle nous recevrons ultérieurement quelques éclaircissements,
ne suffisait pas à ses besoins affectifs, restés vacants depuis la
mort de sa femme; toujours est-il qu'après avoir songé plusieurs fois
à se remarier, il était travaillé maintenant d'une maniaque envie
d'adopter. On disait qu'il allait adopter Morel et ce n'est pas
extraordinaire. L'inverti qui n'a pu nourrir sa passion qu'avec une
littérature écrite pour les hommes à femmes, qui pensait aux hommes
en lisant les _Nuits_ de Musset, éprouve le besoin d'entrer de même
dans toutes les fonctions sociales de l'homme qui n'est pas inverti,
d'entretenir un amant, comme le vieil habitué de l'Opéra des
danseuses, d'être rangé, d'épouser ou de se coller, d'être père.
M. de Charlus s'éloigna avec Morel sous prétexte de se faire expliquer
ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que
Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur
intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car bien que
le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal
par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs
et de fort belles que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un
sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment
d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars
des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce
que des jeunes filles y ont souri.
On eût été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que
M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette
soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand
écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient
été: «À propos avez-vous vu le valet de pied, je parle du petit qui
monte sur la voiture? et chez notre cousine Guermantes vous ne
connaissez rien? »--«Actuellement non. »--«Dites donc, devant la porte
d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en
culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a
appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la
conversation. »--«Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis
ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du
premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste je sais qu'il n'y a rien
à faire, un de mes amis a essayé. »--«C'est regrettable, j'avais
trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. »--«Vraiment vous
trouvez ça si bien que ça? Je crois que si vous l'aviez vue un peu
plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a
encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard
de deux mètres, une peau idéale et puis aimant ça. Mais c'est parti
pour la Pologne. »--«Ah c'est un peu loin. »--«Qui sait, ça reviendra
peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de
grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre
à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où
les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort
sensés, ont de très bonnes manières et ne montreraient pas qu'ils
sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un
vieux monsieur qui passe: «C'est Jeanne d'Arc. »
«Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme
Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus au
contraire. Il est agréable et quant à sa réputation, je vous dirai
qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire! Même moi qui pour
notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts,
les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de
traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à
craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant
d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners,
il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la
conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des
chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un
prêtre. Seulement, il ne faut pas qu'il se permette de régenter les
jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit
noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes». Et Mme
Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le
Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les
faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le
principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo,
dans sa petite Église. «Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un
Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition
parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement
sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à
prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des
mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il
en est certaines pas habituelles, que tel sujet particulier, telle
circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la
mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait
que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta: «On ne
peut plus voir Morel sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de
cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d'emmener un
instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque
chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât
mal. Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des
morceaux. Et peut-être même jusqu'à une autre fois. Car Mme Verdurin
avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand
elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce
voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et
lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation--si
fréquente dans ce monde--des personnes qu'il avait invitées et qui
commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de
Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil,
chaque Duchesse allait droit au Baron comme si c'était lui qui avait
reçu et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout:
«Montrez-moi où est la mère Verdurin; croyez-vous que ce soit
indispensable que je me fasse présenter? J'espère au moins qu'elle ne
fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me
brouiller avec tous les miens. Comment! comment, c'est cette femme à
cheveux blancs, mais elle n'a pas trop mauvaise façon. » Entendant
parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait: «Ah! la
fille de la Sonate? Montrez-moi la» et, retrouvant beaucoup d'amies,
elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité
ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer
du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui, quelques
années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde,
et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi
dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré,
éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans
la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier,
se seraient vus à leur entrée accueillis par un salut correct au lieu
du refrain attendu: «Ah! voyez cte gueule, cte binette. Ah! voyez cte
gueule qu'elle a. »
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de
Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la
fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les
souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le Roi
Théodose et la Reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois
pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été
données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme
de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne
connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes
des Ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à
part avec l'Ambassadrice. Celle-ci croyant sa position hors de toute
atteinte--M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le Roi
Théodose et la France--avait conçu, de la préférence que lui
marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du
danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en
l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de
la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus,
commentant dans le «tortillard» la chute de son ami d'enfance,
s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas, en pareille
circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à
obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune et à leur faire
reporter sur la femme du Président de la République et des Ministres
une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées,
c'est-à-dire dont elles eussent été plus près dans leur
contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que
cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui
voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y
succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus pendant que ses invités se
frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier, comme s'il
avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire
quelques mots à Mme Verdurin. Seule la Reine de Naples, en qui vivait
le même noble sang qu'en ses sœurs l'Impératrice Élisabeth et la
Duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle
était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et que
pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la patronne, ne tarit pas
sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,
la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers
comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce
Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le Prince
Albert de Belgique) et qui regretterait tant. Elle se tut en voyant les
musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne
devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de
Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire.
Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les
plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme
et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables
des gens qu'elle aimait le mieux comme son cousin Charlus (fils comme
elle d'une duchesse de Bavière) comme des infortunes qui leur rendaient
plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient en
conséquence qu'elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir.
Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût
dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle
s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat,
avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète,
toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant
Mme Verdurin seule et délaissée et qui ignorait d'ailleurs qu'elle
n'eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour
elle, Reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif
qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sur ce
qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne
sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout,
quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi
Mme Verdurin quitte d'honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu'on
avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que s'il oublia
entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par
les gens «de son monde» à lui qu'il avait invités, il comprit, en
revanche, qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la
«manifestation musicale» elle-même, les mauvaises façons dont ils
usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur
l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des
conversations, voire des rires, des «il paraît qu'il faut être
initié pour comprendre». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille
en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu,
tout à l'heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une
expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui
signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir
brusquement le visage de plus d'une invitée prise en faute, comme une
élève par son professeur en pleine classe. Pour moi l'attitude, si
noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique; car
tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin
de leur indiquer comme un _vade mecum_ le religieux silence qu'il
convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine,
il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains
gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de
gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts de
retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était
maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés; on n'osa plus
proférer un son, bouger une chaise; le respect pour la musique--de par
le prestige de Palamède--avait été subitement inculqué à une' foule
aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un
pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par
des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne
possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et
légèrement rosé, magnifiquement bombés, les cheveux écartés,
moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin
de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état,
isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du
wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique,
évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle
allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions
en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert
commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays
inconnu. Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? J'aurais
bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le
demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une
Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude,
surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté,
invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé à qui
elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus
précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un
pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un
côté nouveau, lorsqu'après avoir tourné un chemin, on se trouve tout
d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont
familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par
là, on se dit tout d'un coup: «mais c'est le petit chemin qui mène à
la petite porte du jardin de mes amis X. . . ; je suis à deux minutes de
chez eux»; et leur fille est en effet là qui est venue vous dire
bonjour au passage; ainsi tout d'un coup, je me reconnus au milieu de
cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et plus
merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée,
harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes,
légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable
sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait
de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi,
si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette
beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification d'ailleurs
n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas
celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il
s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet
endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous
les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu,
mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil
eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers
épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais
différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur
prétendu paradis, de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double
emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait
éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas
connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que
la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa
candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant
consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums
blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer
que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait au milieu
d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est
dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant
moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge
si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate,
teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un
chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu,
le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce
que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus
un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air,
aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,
quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais
suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie,
électrique--d'une qualité si différente, à des pressions tout
autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de
végétaux, de la sonate--changeait à tout instant, effaçant la
promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un
ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un
bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de
cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui
incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que
Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées
à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée
de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse
joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait
pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si
péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout
l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine
manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait
manqué là d'inspiration et en conséquence je manquai aussi là un peu
de force d'attention.
Je regardai la Patronne dont l'immobilité farouche semblait protester
contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des
dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas: «Vous comprenez que je
la connais un peu cette musique, et un peu encore! S'il me fallait
exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini! » Elle ne le
disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression,
ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Us disaient aussi son
courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs,
qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à
l'allégro. Je regardai les musiciens. Le violoncelliste dominait
l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à
laquelle des traits vulgaires donnaient, dam les instants de
maniérisme, une expression involontaire de dégoût; il se penchait sur
sa contre-basse, la palpait avec la même patience domestique que s'il
eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste (encore
enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons du
quadrilatère d'or pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une
sybille, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes
consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un
son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,
dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait
cueilli une à une, des étoiles. Quant à Morel une mèche jusque-là
invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de
faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers
le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de
penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage,
ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était
entièrement enfoui dans celles-ci.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé,
dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique; et je me
rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents
s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la
sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres
n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides
essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal
et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je
ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais
pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des
univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours;
mais en réalité je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier
amour--celui pour Albertine--mes premières velléités de l'aimer, (à
Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où
elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis
le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à
Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été
que des appels; de même, si je considérais maintenant, non plus mon
amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n'y
avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui
préparaient ce plus vaste amour: l'amour pour Albertine. Et je cessai
de suivre la musique, pour me redemander si Albertine avait vu oui ou
non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une
souffrance interne, que la distraction vous a fait un moment oublier.
Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De
tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais
habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre
mémoire; il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou
pu faire ne comporte pas plus pour nous d'élément douloureux qu'un
objet placé à quelque distance, et qui ne nous procure que les
sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le
percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en
termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon cœur,
nous ne le ressentons pas; mais depuis ma blessure de Balbec, c'était
dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire,
qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait
comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que
la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une
incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la
tentation de rompre encore avec Albertine; cet ennui d'avoir à la
retrouver tout à l'heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose
auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était
effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle avant qu'elle eût
eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la
représentais ainsi m'attendant à la maison, comme une femme
bien-aimée trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un
instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre
phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être--tant tout
s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure--avait-elle
été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille--de sa fille,
cause aujourd'hui de tous mes troubles--quand il enveloppait de sa
douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette
phrase qui me calma tant, par le même moelleux arrière-plan de silence
qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même
quand «le Poète parle», on devine que «l'enfant dort». Endormie,
éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer,
Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de
plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de
cette œuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la
pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien
semblait-il être là. On aurait dit que réincarné, l'auteur vivait à
jamais dans sa musique; on sentait la joie avec laquelle il choisissait
la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des doms plus
profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de
peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais
si personnelles que pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les
élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes
qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que
leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler
anonymement aux époques suivantes; elle se déchaîne, elle éclate à
nouveau, et seulement, quand on rejoue les œuvres du novateur à
perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les
règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne
pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure
et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours
pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions,
qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus
récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet
trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil,
connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon
de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son
entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor
insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des mille et une
nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la
lumière, ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux? Ce
Vinteuil, que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand fallait
choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le
sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne
laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités,
les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir
d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou
plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans
les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait
la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient
appeler, ravi, tressaillant, comme au choc d'une étincelle, quand le
sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant,
grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque
musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la
tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle
Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d'années; mais au milieu de
ces instruments qu'il avait animés, il lui avait été donné de
poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa
vie d'homme seulement? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de
la vie, valait-il de lui rien sacrifier, n'était-il pas aussi irréel
qu'elle-même? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas
penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de
la blanche sonate; la timide interrogation à laquelle répondait la
petite phrase, de la supplication haletante pour trouver
l'accomplissement de l'étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si
surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel
matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant ces phrases si différentes
étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un
certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà
et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui étaient
l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la
musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les
colorations inconnues d'un univers inestimable, insoupçonné,
fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de
son œuvre; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient
les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l'une brisant
en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une
armature indivisible des fragments épars, c'était pourtant, l'une si
calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si
pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière,
jaillie devant différents levers de soleil intérieurs et seulement
réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de
recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu
créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond
la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses
œuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les
œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien
trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d'autres
grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des
ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement
trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe.
Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute
autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de
la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il
cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait sous les
différences apparentes, les similitudes profondes, et les ressemblances
voulues qu'il y avait au sein d'une œuvre, quand Vinteuil reprenait à
diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à
changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces
ressemblances-là voulues, œuvre de l'intelligence, forcément
superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces
ressemblances, dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des
couleurs différentes, entre les deux chefs-d'œuvre distincts; car
alors Vinteuil, cherchant à être nouveau, s'interrogeait lui-même, de
toute la puissance de son effort créateur, atteignait sa propre essence
à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même
accent, le sien propre, qu'elle répond. Un tel accent, cet accent de
Vinteuil, est séparé de l'accent des autres musiciens, par une
différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix
de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces
animales: par la différence même qu'il y a entre la pensée de ces
autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la
question qu'il se posait sous tant de formes, son habituelle
spéculation, mais aussi débarrassée de formes analytiques du
raisonnement que si elle s'exerçait dans le monde des anges, de sorte
que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en
langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand,
évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la
mort. Et même en tenant compte de cette originalité acquise qui
m'avait frappé dès l'après-midi, de cette parenté que les
musicographes pourraient trouver entre eux, c'est bien un accent unique
auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs
que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence
irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire
plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce
qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public,
Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui
rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant différent de
celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il
appris, entendu? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une
patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au
plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières œuvres semblait
s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la
sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus
inquiètes, les réponses plus mystérieuses; l'air délavé du matin et
du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel
avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me
parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté
plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de
qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait
choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus
adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que
cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le
musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste le public le
plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les
dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme,
aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On
devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition dans l'ordre sonore,
de la profondeur.
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun
d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec
elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit
parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la
fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve quand il entonne,
quel que soit le sujet qu'il traite, ce chant singulier dont la
monotonie--car quel que soit le sujet traité, il reste identique à
soi-même--prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais
alors n'est-ce pas que de ces éléments, tout le résidu réel que nous
sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut
transmettre même de l'ami a l'ami, du maître au disciple, de l'amant
à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que
chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où
il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points
extérieurs communs à tous et sans intérêt,--l'art, l'art d'un
Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant
dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que
nous appelons les individus et que sans l'art nous ne connaîtrions
jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous
permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car,
si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils
revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que
nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de
Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais
d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de
cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun
d'eux est; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil;
avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à
laquelle je m'étais donné tout entier; alors il y eut, avant le
mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent
leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions.
Un Duc pour montrer qu'il s'y connaissait déclara: «C'est très
difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un
moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole
humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la
céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir?
J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis,
tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains
êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a
abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique
de ce qu'aurait pu être--s'il n'y avait pas eu l'invention du langage,
la formation des mots, l'analyse des idées--la communication des âmes.
Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites; l'humanité
s'est engagée en d'autres voies, celle du langage parlé et écrit.
Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant, qu'au sortir de ce
paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait
d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu pendant la
musique me souvenir d'eux, les mêler à elle; ou plutôt à la musique
je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui
d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous? » Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. »
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil.
