» Ce qui
me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser
apercevoir les conversations bizarres qui m'avaient interminablement
bercé, les jours où ce n'était pas une montagne de néant qui m'avait
retiré la vie.
me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser
apercevoir les conversations bizarres qui m'avaient interminablement
bercé, les jours où ce n'était pas une montagne de néant qui m'avait
retiré la vie.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Car c'est peut-être la vérité humaine de ce double aspect: aspect du
côté de la vie intérieure, aspect du côté des rapports sociaux,
qu'on exprimait dans ces mots qui me paraissaient autrefois aussi faux
dans leur contenu que pleins de banalité dans leur forme quand on
disait en parlant de mon père: «Sous sa froideur glaciale, il cache
une sensibilité extraordinaire; ce qu'il a surtout, c'est la pudeur de
la sensibilité. »
Ne cachait-il pas, au fond, d'incessants et secrets orages, ce calme au
besoin semé de réflexions sentencieuses, d'ironie pour les
manifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien,
mais que moi aussi maintenant j'affectais vis-à-vis de tout le monde,
et dont surtout je ne me départissais pas dans certaines circonstances
vis-à-vis d'Albertine?
Je crois que vraiment ce jour-là j'allais décider notre séparation et
partir pour Venise. Ce qui me renchaîna à ma liaison tint à la
Normandie, non qu'elle manifestât quelque intention d'aller dans ce
pays où j'avais été jaloux d'elle (car j'avais cette chance que
jamais ses projets ne touchaient aux points douloureux de mon souvenir),
mais parce qu'ayant dit: «C'est comme si je vous parlais de l'amie de
votre tante qui habitait Infreville,» elle répondit avec colère,
heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le
plus d'arguments possible, de me montrer que j'étais dans le faux et
elle dans le vrai: «Mais jamais ma tante n'a connu personne à
Infreville, et moi-même je n'y suis jamais allée. »
Elle avait oublié le mensonge qu'elle m'avait fait un soir sur la dame
susceptible chez qui c'était de toute nécessité d'aller prendre le
thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre mon amitié et se
donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge. Mais il m'accabla.
Et je remis encore à une autre fois la rupture. Il n'y a pas besoin de
sincérité, ni même d'adresse dans le mensonge, pour être aimée.
J'appelle ici amour une torture réciproque. Je ne trouvais nullement
répréhensible ce soir de lui parler comme ma grand'mère si parfaite
l'avait fait avec moi, ni, pour lui avoir dit que je l'accompagnerais
chez les Verdurin, d'avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne
nous signifiait jamais une décision que de la façon qui pouvait nous
causer le maximum d'une agitation en disproportion, à ce degré, avec
cette décision elle-même. De sorte qu'il avait beau jeu à nous
trouver absurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation
qui en effet répondait à la commotion qu'il nous avait donnée.
Comme--de même que la sagesse inflexible de ma grand'mère--ces
velléités arbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter
la nature sensible à laquelle elles étaient restées si longtemps
extérieures, et que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tant
souffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement sur les
points qu'elles devaient viser efficacement: il n'y a pas de meilleur
indicateur qu'un ancien voleur, ou qu'un sujet de la nation qu'on
combat. Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son
frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le
pas de la porte, en s'en allant, un renseignement qu'il n'a même pas
l'air d'écouter, signifie par cela même à son frère que ce
renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien
ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la
dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a
aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des
tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu'en
famille on se comprend sans parler. Aussi, qui donc peut plus qu'un
nerveux être énervant? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite,
dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C'est que
dans ces moments brefs, mais inévitables, où l'on déteste quelqu'un
qu'on aime,--ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens
qu'on n'aime pas,--on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être
plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible
pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l'âme de
l'ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je
pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes «succès» leur
parussent immoraux et les fissent plus enrager! Ce qu'il faudrait, c'est
suivre la voie inverse, c'est montrer sans fierté qu'on a de bons
sentiments, au lieu de s'en cacher si fort. Et ce serait facile si on
savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux
de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les
attendrir, vous en faire aimer.
Certes, j'avais quelques remords d'être aussi irritant à l'égard
d'Albertine et je me disais: «Si je ne l'aimais pas, elle m'aurait plus
de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle; mais non, cela se
compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j'aurais pu, pour
me justifier, lui dire que je l'aimais. Mais l'aveu de cet amour, outre
qu'il n'eût rien appris à Albertine, l'eût peut-être plus refroidie
à mon égard que les duretés et les fourberies dont l'amour était
justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu'on aime est
si naturel! Si l'intérêt que nous témoignons aux autres ne nous
empêche pas d'être doux avec eux et complaisants à ce qu'ils
désirent, c'est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est
indifférent et l'indifférence n'invite pas à la méchanceté.
La soirée passait. Avant qu'Albertine allât se coucher, il n'y avait
pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix, recommencer à
nous embrasser. Aucun de nous deux n'en avait encore pris l'initiative.
Sentant qu'elle était, de toute façon, fâchée, j'en profitai pour
lui parler d'Esther Lévy. «Bloch m'a dit (ce qui n'était pas vrai)
que vous aviez bien connu sa cousine Esther. » «Je ne la reconnaîtrais
même pas», dit Albertine d'un air vague. «J'ai vu sa photographie»,
ajoutai-je en colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de
sorte que je ne vis pas son expression qui eût été sa seule réponse,
car elle ne dit rien.
Ce n'était plus l'apaisement du baiser de ma mère à Combray, que
j'éprouvais auprès d'Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire,
l'angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même ne
montait pas dans ma chambre, soit qu'elle fût fâchée contre moi ou
retenue par des invités. Cette angoisse,--non pas seulement sa
transposition dans l'amour,--non, cette angoisse elle-même qui s'était
un temps spécialisée dans l'amour, qui avait été affectée à lui
seul quand le partage, la division des passions s'était opérée,
maintenant, semblait de nouveau s'étendre à toutes, redevenue indivise
de même que dans mon enfance, comme si tous mes sentiments qui
tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de mon lit à la fois
comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère
aussi du bonsoir quotidien de laquelle je recommençais à éprouver le
puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s'unifier dans le
soir prématuré de ma vie qui semblait devoir être aussi brève qu'un
jour d'hiver. Mais si j'éprouvais l'angoisse de mon enfance, le
changement de l'être qui me le faisait éprouver, la différence de
sentiment qu'il m'inspirait, la transformation même de mon caractère,
me rendaient impossible d'en réclamer l'apaisement à Albertine comme
autrefois à ma mère.
Je ne savais plus dire: je suis triste. Je me bornais, la mort dans
l'âme, à parler de choses indifférentes qui ne me faisaient faire
aucun progrès vers une solution heureuse. Je piétinais sur place dans
de douloureuses banalités. Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour
peu qu'une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en
fait faire un grand honneur à celui qui l'a trouvée, peut-être aussi
fortuitement que la tireuse de carte qui nous a annoncé un fait banal,
mais qui s'est depuis réalisé, je n'étais pas loin de croire
Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu'elle m'avait
dit à Balbec: a Cette fille-là ne vous causera que du chagrin. »
Chaque minute me rapprochait du bonsoir d'Albertine, qu'elle me disait
enfin. Mais ce soir son baiser d'où elle-même était absente, et qui
ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que, le cœur palpitant,
je la regardais aller jusqu'à la porte en pensant: «Si je veux trouver
un prétexte pour la rappeler, la retenir, faire la paix, il faut se
hâter, elle n'a plus que quelques pas à faire pour être sortie de la
chambre, plus que deux, plus qu'un, elle tourne le bouton; elle ouvre,
c'est trop tard, elle a refermé la porte! » Peut-être pas trop tard,
tout de même. Comme jadis à Combray quand ma mère m'avait quitté
sans m'avoir calmé par son baiser, je voulais m'élancer sur les pas
d'Albertine, je sentais qu'il n'y aurait plus de paix pour moi avant que
je l'eusse revue, que ce revoir allait devenir quelque chose d'immense
qu'il n'avait pas encore été jusqu'ici, et que--si je ne réussissais
pas tout seul à me débarrasser de cette tristesse--je prendrais
peut-être la honteuse habitude d'aller mendier auprès d'Albertine. Je
sautais hors du lit quand elle était déjà dans sa chambre, je passais
et repassais dans le couloir, espérant qu'elle sortirait et
m'appellerait; je restais immobile devant sa porte pour ne pas risquer
de ne pas entendre un faible appel, je rentrais un instant dans ma
chambre regarder si mon amie n'aurait pas par bonheur oublié un
mouchoir, un sac, quelque chose dont j'aurais pu paraître avoir peur
que cela lui manquât et qui m'eût donné le prétexte d'aller chez
elle. Non, rien. Je revenais me poster devant sa porte, mais dans la
fente de celle-ci il n'y avait plus de lumière. Albertine avait
éteint, elle était couchée, je restais là immobile, espérant je ne
sais quelle chance qui ne venait pas; et longtemps après, glacé, je
revenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le reste de la
nuit.
Aussi parfois, certains soirs, j'eus recours à une ruse qui me donnait
le baiser d'Albertine. Sachant combien, dès qu'elle était étendue,
son ensommeillement était rapide (elle le savait aussi, car,
instinctivement, dès qu'elle s'étendait, elle ôtait ses mules, que je
lui avais données, et sa bague qu'elle posait à côté d'elle comme
elle faisait dans sa chambre avant de se coucher), sachant combien son
sommeil était profond, son réveil tendre, je prenais un prétexte pour
aller chercher quelque chose, je la faisais étendre sur mon lit. Quand
je revenais elle était endormie et je voyais devant moi cette autre
femme qu'elle devenait dès qu'elle était entièrement de face. Mais
elle changeait bien vite de personnalité car je m'allongeais à côté
d'elle et la retrouvais de profil. Je pouvais mettre ma main dans sa
main, sur son épaule, sur sa joue. Albertine continuait de dormir.
Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre mes lèvres,
entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormir comme une montre
qui ne s'arrête pas, comme une bête qui continue de vivre quelque
position qu'on lui donne, comme une plante grimpante, un volubilis qui
continue de pousser ses branches quelque appui qu'on lui donne. Seul son
souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle
eût été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais
exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses
cordes, des notes différentes. Ma jalousie s'apaisait, car je sentais
Albertine devenue un être qui respire, qui n'est pas autre chose, comme
le signifiait ce souffle régulier par où s'exprime cette pure fonction
physiologique qui, tout fluide, n'a l'épaisseur ni de la parole, ni du
silence; et dans son ignorance de tout mal, son haleine, tirée plutôt
d'un roseau creusé que d'un être humain, était vraiment paradisiaque,
était le pur chant des anges pour moi qui, dans ces moments-là,
sentais Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement,
mais moralement. Et dans ce souffle pourtant, je me disais tout à coup
que peut-être bien des noms humains apportés par la mémoire devaient
se jouer. Parfois même à cette musique, la voix humaine s'ajoutait.
Albertine prononçait quelques mots. Comme j'aurais voulu en saisir le
sens! Il arrivait que le nom d'une personne dont nous avions parlé et
qui excitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendre
malheureux, car le souvenir qu'il y amenait semblait n'être que celui
des conversations qu'elle avait eues à ce sujet avec moi. Pourtant un
soir où les yeux fermés elle s'éveillait à demi, elle dit en
s'adressant à moi: «Andrée. » Je dissimulai mon émotion. «Tu
rêves, je ne suis pas Andrée», lui dis-je en riant. Elle sourit
aussi: «Mais non, je voulais te demander ce que t'avait dit tantôt
Andrée. » «J'aurais cru plutôt que tu avais été couchée comme cela
près d'elle. » «Mais non, jamais», dit-elle. Seulement, avant de me
répondre cela, elle avait un instant caché sa figure dans ses mains.
Ses silences n'étaient donc que des voiles, ses tendresses de surface
ne faisaient donc que retenir au fond mille souvenirs qui m'eussent
déchiré, sa vie était donc pleine de ces faits dont le récit
moqueur, la rieuse chronique constituent nos bavardages quotidiens au
sujet des autres, des indifférents, mais qui, tant qu'un être reste
fourvoyé dans notre cœur, nous semblent un éclaircissement si
précieux de sa vie que pour connaître ce monde sous-jacent nous
donnerions volontiers la nôtre. Alors son sommeil m'apparaissait comme
un monde merveilleux et magique où par instant s'élève du fond de
l'élément à peine translucide l'aveu d'un secret qu'on ne comprendra
pas. Mais d'ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir
retrouvé son innocence. Dans l'attitude que je lui avais donnée, mais
que dans son sommeil elle avait vite faite sienne, elle avait l'air de
se confier à moi! Sa figure avait perdu toute expression de ruse ou de
vulgarité, et entre elle et moi, vers qui elle levait son bras, sur qui
elle reposait sa main, il semblait y avoir un abandon entier, un
indissoluble attachement. Son sommeil d'ailleurs ne la séparait pas de
moi et laissait subsister en elle la notion de notre tendresse; il avait
plutôt pour effet d'abolir le reste; je l'embrassais, je lui disais que
j'allais faire quelques pas dehors, elle entr'ouvrait les yeux, me
disait d'un air étonné--et en effet c'était déjà la nuit: «Mais
où vas-tu comme cela, mon chéri», en me donnant mon prénom, et
aussitôt se rendormait. Son sommeil n'était qu'une sorte d'effacement
du reste de la vie, qu'un silence uni sur lequel prenaient de temps à
autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant
les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage,
l'intimité secrète d'un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait
comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de
son enfant. Et son sommeil était d'un enfant, en effet. Son réveil
aussi, et si naturel, si tendre, avant même qu'elle eût su où elle
était, que je me demandais parfois avec épouvante si elle avait eu
l'habitude, avant de vivre chez moi, de ne pas dormir seule et de
trouver en ouvrant les yeux quelqu'un à ses côtés. Mais sa grâce
enfantine était plus forte. Comme une mère encore, je m'émerveillais
qu'elle s'éveillât toujours de si bonne humeur. Au bout de quelques
instants, elle reprenait conscience, avait des mots charmants, non
rattachés les uns aux autres, de simples pépiements. Par une sorte de
chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenant
presque trop beau, avait pris l'immense importance que ses yeux clos par
le sommeil avait perdue, ses yeux, mes interlocuteurs habituels et à
qui je ne pouvais plus m'adresser depuis la retombée des paupières. De
même que les yeux clos donnent une beauté innocente et grave au visage
en supprimant tout ce que n'expriment que trop les regards, il y avait
dans les paroles, non sans signification, mais entrecoupées de silence,
qu'Albertine avait au réveil, une pure beauté qui n'est pas à tout
moment souillée, comme est la conversation, d'habitudes verbales, de
rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand je m'étais décidé
à éveiller Albertine, j'avais pu le faire sans crainte, je savais que
son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous
venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort
le matin. Dès qu'elle avait entr'ouvert les yeux en souriant, elle
m'avait tendu sa bouche, et avant qu'elle n'eût encore rien dit, j'en
avais goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d'un jardin encore
silencieux avant le lever du jour.
Le lendemain de cette soirée où Albertine m'avait dit qu'elle irait
peut-être, puis qu'elle n'irait pas chez les Verdurin, je m'éveillai
de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joie m'apprit qu'il y
avait, interpolé dans l'hiver, un jour de printemps. Dehors, des
thèmes populaires finement écrits pour des instruments variés, depuis
la corne du raccommodeur de porcelaine, ou la trompette du rempailleur
de chaises, jusqu'à la flûte du chevrier qui paraissait dans un beau
jour être un pâtre de Sicile, orchestraient légèrement l'air
matinal, en une «ouverture pour un jour de fête». L'ouïe, ce sens
délicieux, nous apporte la compagnie de la rue dont elle nous retrace
toutes les lignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en
montrant la couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier,
lesquels s'étaient hier abaissés le soir sur toutes les possibilités
de bonheur féminin, se levaient manient comme les légères poulies
d'un navire qui appareille et va filer, traversant la mer transparente,
sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideau de fer qu'on lève
eût peut-être été mon seul plaisir dans un quartier différent. Dans
celui-ci cent autres faisaient ma joie, desquels je n'aurais pas voulu
perdre un seul en restant trop tard endormi. C'est l'enchantement des
vieux quartiers aristocratiques d'être, à côté de cela, populaires.
Comme parfois les cathédrales en eurent non loin de leur portail (à
qui il arriva même d'en garder le nom, comme celui de la cathédrale de
Rouen, appelé des «Libraires», parce que contre lui ceux-ci
exposaient en plein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais
ambulants, passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient
penser par moments à la France ecclésiastique d'autrefois. Car l'appel
qu'ils lançaient aux petites maisons voisines n'avait, à de rares
exceptions près, rien d'une chanson. Il en différait autant que la
déclamation--à peine colorée par des variations insensibles--de Boris
Godounow et de Pelléas; mais d'autre part rappelait la psalmodie d'un
prêtre au cours d'offices dont ces scènes de la rue ne sont que la
contrepartie bon enfant, foraine, et pourtant à demi liturgique. Jamais
je n'y avais pris tant de plaisir que depuis qu'Albertine habitait avec
moi; elles me semblaient comme un signal joyeux de son éveil, et en
m'intéressant à la vie du dehors me faisaient mieux sentir l'apaisante
vertu d'une chère présence, aussi constante que je la souhaitais.
Certaines des nourritures criées dans la rue, et que personnellement je
détestais, étaient fort au goût d'Albertine, si bien que Françoise
en envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humilié
d'être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans ce
quartier si tranquille (où les bruits n'étaient plus un motif de
tristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pour moi)
m'arrivaient, chacun avec sa modulation différente, des récitatifs
déclamés par ces gens du peuple comme ils le seraient dans la musique,
si populaire, de Boris, où une intonation initiale est à peine
altérée par l'inflexion d'une note qui se penche sur une autre,
musique de la foule qui est plutôt un langage qu'une musique. C'était
«ah! le bigorneau, deux sous le bigorneau», qui faisait se précipiter
vers les cornets où on vendait ces affreux petits coquillages, qui,
s'il n'y avait pas eu Albertine, m'eussent répugné, non moins
d'ailleurs que les escargots que j'entendais vendre à la même heure.
Ici c'était bien encore à la déclamation à peine lyrique de
Moussorgsky que faisait penser le marchand, mais pas à elle seulement.
Car après avoir presque «parlé»: «les escargots, ils sont frais,
ils sont beaux», c'était avec la tristesse et le vague de Maeterlinck,
musicalement transposés par Debussy, que le marchand d'escargots, dans
un de ces douloureux finales par où l'auteur de _Pelléas_ s'apparente
à Rameau: «Si je dois être vaincue, est-ce à toi d'être mon
vainqueur? » ajoutait avec une chantante mélancolie: «On les vend six
sous la douzaine. . . »
Il m'a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces mots fort
clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié, mystérieux,
comme le secret qui fait que tout le monde a l'air triste dans le vieux
palais où Mélisande n'a pas réussi à apporter la joie, et profond
comme une pensée du vieillard Arkel qui cherche à proférer, dans des
mots très simples, toute la sagesse et la destinée. Les notes mêmes
sur lesquelles s'élève avec une douceur grandissante la voix du vieux
roi d'Allemande ou de Goéland, pour dire: «On ne sait pas ce qu'il y a
ici, cela peut paraître étrange, il n'y a peut-être pas
d'événements inutiles», ou bien: «Il ne faut pas s'effrayer,
c'était un pauvre petit être mystérieux, comme tout le monde»,
étaient celles qui servaient au marchand d'escargots pour reprendre, en
une cantilène indéfinie: «On les vend six sous la douzaine. . . » Mais
cette lamentation métaphysique n'avait pas le temps d'expirer au bord
de l'infini, elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois
il ne s'agissait pas de mangeailles, les paroles du libretto étaient:
«Tond les chiens, coupe les chats, les queues et les oreilles».
Certes la fantaisie, l'esprit de chaque marchand ou marchande,
introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes ces
musiques que j'entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituel mettant
un silence au milieu du mot, surtout quand il était répété deux
fois, évoquait constamment le souvenir des vieilles églises. Dans sa
petite voiture conduite par une ânesse qu'il arrêtait devant chaque
maison pour entrer dans les cours, le marchand d'habits, portant un
fouet, psalmodiait: «Habits, marchand d'habits, ha. . . bits» avec la
même pause entre les deux dernières syllabes d'habits que s'il eût
entonné en plain-chant: «Per omnia sæcula sæculo. . . rum» ou:
«Requiescat in pa. . . ce» bien qu'il ne dût pas croire à l'éternité
de ses habits et ne les offrît pas non plus comme linceuls pour le
suprême repos dans la paix. Et de même, comme les motifs commençaient
à s'entrecroiser dès cette heure matinale, une marchande de
quatre-saisons, poussant sa voiturette, usait pour sa litanie de la
division grégorienne:
_À la tendresse, à la verduresse
Artichauts tendres et beaux
Arti. . . chants. _
bien qu'elle fût vraisemblablement ignorante de l'antiphonaire et des
sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadrivium et trois
celles du trivium.
Tirant d'un flûtiau, d'une cornemuse, des airs de son pays méridional
dont la lumière s'accordait bien avec les beaux jours, un homme en
blouse, tenant à la main un nerf de bœuf et coiffé d'un béret
basque, s'arrêtait devant les maisons. C'était le chevrier avec deux
chiens et devant lui son troupeau de chèvres. Comme il venait de loin
il passait assez tard dans notre quartier; et les femmes accouraient
avec un bol pour recueillir le lait qui devait donner la force à leurs
petits. Mais aux airs pyrénéens de ce bienfaisant pasteur, se mêlait
déjà la cloche du repasseur, lequel criait: «Couteaux, ciseaux,
rasoirs». Avec lui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car
dépourvu d'instrument il se contentait d'appeler: «Avez-vous des scies
à repasser, v'là le repasseur», tandis que plus gai le rétameur
après avoir énuméré les chaudrons, les casseroles, tout ce qu'il
étamait, entonnait le refrain «Tam, tam, tam, c'est moi qui rétame
même le macadam, c'est moi qui mets des fonds partout, qui bouche tous
les trous, trou, trou, trou»; et de petits Italiens portant de grandes
boîtes de fer peintes en rouge où les numéros--perdants et
gagnants--étaient marqués, et jouant d'une crécelle, proposaient:
«Amusez-vous, mesdames, v'là le plaisir».
Françoise m'apporta _le Figaro. _ Un seul coup d'œil me permit de me
rendre compte que mon article n'avait toujours pas passé. Elle me dit
qu'Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez moi et me
faisait dire qu'en tous cas elle avait renoncé à faire sa visite chez
les Verdurin et comptait aller, comme je le lui avais conseillé, à la
matinée «extraordinaire» du Trocadéro--ce qu'on appellerait
aujourd'hui, en bien moins important toutefois, une matinée de
gala--après une petite promenade à cheval qu'elle devait faire avec
Andrée. Maintenant que je savais qu'elle avait renoncé à son désir,
peut-être mauvais, d'aller voir Mme Verdurin, je dis en riant:
«Qu'elle vienne» et je me dis qu'elle pouvait aller où elle voulait
et que cela m'était bien égal. Je savais qu'à la fin de
l'après-midi, quand viendrait le crépuscule, je serais sans doute un
autre homme, triste, attachant aux moindres allées et venues
d'Albertine une importance qu'elles n'avaient pas à cette heure
matinale et quand il faisait si beau temps. Car mon insouciance était
suivie par la claire notion de sa cause, mais n'en était pas altérée.
«Françoise m'a assuré que vous étiez éveillé et que je ne vous
dérangerais pas», me dit Albertine en entrant. Et, comme avec celle de
me faire froid en ouvrant sa fenêtre à un moment mal choisi, la plus
grande peur d'Albertine était d'entrer chez moi quand je sommeillais:
«J'espère que je n'ai pas eu tort, ajouta-t-elle. Je craignais que
vous ne me disiez: «Quel mortel insolent vient chercher le trépas? »
Et elle rit de ce rire qui me troublait tant. Je lui répondis sur le
même ton de plaisanterie: «Est-ce pour vous qu'est fait cet ordre si
sévère? » Et de peur qu'elle ne l'enfreignît jamais j'ajoutai:
«Quoique je serais furieux que vous me réveilliez. » «Je sais, je
sais, n'ayez pas peur», me dit Albertine. Et pour adoucir j'ajoutai en
continuant à jouer avec elle la scène d'_Esther_, tandis que dans la
rue continuaient les cris rendus tout à fait confus par notre
conversation: «Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce qui me
charme toujours et jamais ne me lasse» (et à part moi je pensais:
«si, elle me lasse bien souvent»). Et me rappelant ce qu'elle avait
dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d'avoir renoncé
aux Verdurin, afin qu'une autre fois elle m'obéît de même pour telle
ou telle chose, je dis: «Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous
aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas» (comme
s'il n'était pas naturel de se méfier des gens qui vous aiment et qui
seuls ont intérêt à vous mentir pour savoir, pour empêcher), et
j'ajoutai ces paroles mensongères: «Vous ne croyez pas au fond que je
vous aime, c'est drôle. En effet je ne vous _adore_ pas. » Elle mentit
à son tour en disant qu'elle ne se fiait qu'à moi, et fut sincère
ensuite en assurant qu'elle savait bien que je l'aimais. Mais cette
affirmation ne semblait pas impliquer qu'elle ne me crût pas menteur et
l'épiant. Et elle semblait me pardonner comme si elle eût vu là la
conséquence insupportable d'un grand amour ou comme si elle-même se
fût trouvée moins bonne: «Je vous en prie, ma petite chérie, pas de
haute voltige comme vous avez fait l'autre jour. Pensez, Albertine, s'il
vous arrivait un accident! » Je ne lui souhaitais naturellement aucun
mal. Mais quel plaisir si avec ses chevaux elle avait eu la bonne idée
de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plus jamais
revenir à la maison. Comme cela eût tout simplifié qu'elle allât
vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où: «Oh! je
sais bien que vous ne me survivriez pas quarante-huit heures, que vous
vous tueriez. »
Ainsi échangeâmes-nous des paroles menteuses. Mais une vérité plus
profonde que celle que nous dirions si nous étions sincères peut
quelquefois être exprimée et annoncée par une autre voie que celle de
la sincérité. «Cela ne vous gêne pas tous ces bruits du dehors, me
demanda-t-elle, moi je les adore. Mais vous qui avez déjà le sommeil
si léger? » Je l'avais au contraire parfois très profond (comme je
l'ai déjà dit, mais comme l'événement qui va suivre me force à le
rappeler) et surtout quand je m'endormais seulement le matin. Comme un
tel sommeil a été--en moyenne--quatre fois plus reposant, il paraît
à celui qui vient de dormir avoir été quatre fois plus long, alors
qu'il fut quatre fois plus court. Magnifique erreur d'une multiplication
par 16 qui donne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie une
véritable novation pareille à ces grands changements de rythmes qui en
musique font que, dans un andante, une croche contient autant de durée
qu'une blanche dans un prestissimo, et qui sont inconnus à l'état de
veille. La vie y est presque toujours la même, d'où les déceptions du
voyage. Il semble bien que le rêve soit fait pourtant avec la matière
la plus grossière de la vie, mais cette matière y est traitée,
malaxée de telle sorte, avec un étirement dû à ce qu'aucune des
limites horaires de l'état de veille ne l'empêche de s'effiler
jusqu'à des hauteurs si énormes qu'on ne la reconnaît pas. Les matins
où cette fortune m'était advenue, où le coup d'éponge du sommeil
avait effacé de mon cerveau les signes des occupations quotidiennes qui
y sont tracés comme sur un tableau noir, il me fallait faire revivre ma
mémoire; à force de volonté on peut rapprendre ce que l'amnésie du
sommeil ou d'une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu au fur
et à mesure que les yeux s'ouvrent ou que la paralysie disparaît.
J'avais vécu tant d'heures en quelques minutes que, voulant tenir, à
Françoise que j'appelais, un langage conforme à la réalité et
réglé sur l'heure, j'étais obligé d'user de tout mon pouvoir interne
de compression pour ne pas dire: «Eh bien, Françoise, nous voici à
cinq heures du soir et je ne vous ai pas vue depuis hier après-midi».
Et pour refouler mes rêves, en contradiction avec eux et en me mentant
à moi-même, je disais effrontément, et en me réduisant de toutes mes
forces au silence, des paroles contraires: «Françoise, il est bien dix
heures! » Je ne disais même pas dix heures du matin, mais simplement
dix heures, pour que ces dix heures si incroyables eussent l'air
prononcés d'un ton plus naturel. Pourtant dire ces paroles, au lieu de
celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que
j'étais encore, me demandait le même effort d'équilibre qu'à
quelqu'un qui, sortant d'un train en marche et courant un instant le
long de la voie, réussit pourtant à ne pas tomber. Il court un instant
parce que le milieu qu'il quitte était un milieu animé d'une grande
vitesse, et très dissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont
quelque difficulté à se faire.
De ce que le monde du rêve n'est pas le monde de la veille, il ne
s'ensuit pas que le monde de la veille soit moins vrai, au contraire.
Dans le monde du sommeil, nos perceptions sont tellement surchargées,
chacune épaissie par une superposée qui la double, l'aveugle
inutilement, que nous ne savons même pas distinguer ce qui se passe
dans l'étourdissement du réveil; était-ce Françoise qui était
venue, ou moi qui, las de l'appeler, allais vers elle. Le silence à ce
moment-là était le seul moyen de ne rien révéler, comme au moment
où l'on est arrêté par un juge instruit de circonstances vous
concernant mais dans la confidence desquelles on n'a pas été mis.
Était-ce Françoise qui était venue, était-ce moi qui avais appelé?
N'était-ce même pas Françoise qui dormait et moi qui venais de
l'éveiller; bien plus, Françoise n'était-elle pas enfermée dans ma
poitrine, la distinction des personnes et leur interaction existant à
peine dans cette brune obscurité où la réalité est aussi peu
translucide que dans le corps d'un porc-épic et où la perception quasi
nulle peut peut-être donner l'idée de celle de certains animaux? Au
reste même dans la limpide folie qui précède ces sommeils plus
lourds, si des fragments de sagesse flottent lumineusement, si les noms
de Taine, de George Eliot n'y sont pas ignorés, il n'en reste pas moins
au monde de la veille cette supériorité d'être chaque matin possible
à continuer, et non chaque soir le rêve. Mais il est peut-être
d'autres mondes plus réels que celui de la veille? Encore avons-nous vu
que, même celui-là, chaque révolution dans les arts le transforme, et
bien plus, dans le même temps, le degré d'aptitude et de culture qui
différencie un artiste d'un sot ignorant.
Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque de paralysie
après laquelle il faut retrouver l'usage de ses membres, apprendre à
parler. La volonté n'y réussirait pas. On a trop dormi, on n'est plus.
Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme
peut l'être dans un tuyau la fermeture d'un robinet. Une vie plus
inanimée que celle de la Méduse succède, où l'on croirait aussi bien
qu'on est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l'on
pouvait penser quelque chose. Mais alors du haut du ciel la déesse
Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme: «habitude de
demander son café au lait» l'espoir de la résurrection. Encore le don
subit de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple. On a souvent
près de soi, dans ces premières minutes où l'on se laisse glisser au
réveil, une vérité de réalités diverses où l'on croit pouvoir
choisir comme dans un jeu de cartes.
C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du
thé au bord de la mer. L'idée du sommeil et qu'on est couché en
chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous.
La résurrection ne vient pas tout de suite; on croit avoir sonné, on
ne l'a pas fait, on agite des propos déments. Le mouvement seul rend la
pensée et quand on a effectivement pressé la poire électrique on peut
dire avec lenteur mais nettement: «Il est bien dix heures, Françoise,
donnez-moi mon café au lait. » Ô miracle! Françoise n'avait pu
soupçonner la mer d'irréel qui me baignait encore tout entier et à
travers laquelle j'avais eu l'énergie de faire passer mon étrange
question. Elle me répondait en effet: «Il est dix heures dix.
» Ce qui
me donnait une apparence raisonnable et me permettait de ne pas laisser
apercevoir les conversations bizarres qui m'avaient interminablement
bercé, les jours où ce n'était pas une montagne de néant qui m'avait
retiré la vie. À force de volonté, je m'étais réintégré dans le
réel. Je jouissais encore des débris du sommeil, c'est-à-dire de la
seule invention, du seul renouvellement qui existe dans la manière de
conter, toutes les narrations à l'état de veille, fussent-elles
embellies par la littérature, ne comportant pas ces mystérieuses
différences d'où dérive la beauté. Il est aisé de parler de celle
que crée l'opium. Mais pour un homme habitué à ne dormir qu'avec des
drogues, une heure inattendue de sommeil naturel découvrira
l'immensité matinale d'un paysage aussi mystérieux et plus frais. En
faisant varier l'heure, l'endroit où on s'endort, en provoquant le
sommeil d'une manière artificielle, ou au contraire en revenant pour un
jour au sommeil naturel--le plus étrange de tous pour quiconque a
l'habitude de dormir avec des soporifiques--on arrive à obtenir des
variétés de sommeil mille fois plus nombreuses que, jardinier, on
n'obtiendrait de variétés d'œillets ou de roses. Les jardiniers
obtiennent des fleurs qui sont des rêves délicieux, d'autres aussi qui
ressemblent à des cauchemars. Quand je m'endormais d'une certaine
façon, je me réveillais, grelottant, croyant que j'avais la rougeole
ou, chose bien plus douloureuse, que ma grand'mère (à qui je ne
pensais plus jamais) souffrait parce que je m'étais moqué d'elle le
jour où à Balbec, croyant mourir, elle avait voulu que j'eusse une
photographie d'elle. Vite, bien que réveillé, je voulais aller lui
expliquer qu'elle ne m'avait pas compris. Mais, déjà, je me
réchauffais. Le diagnostic de rougeole était écarté et ma
grand'mère si éloignée de moi qu'elle ne faisait plus souffrir mon
cœur. Parfois sur ces sommeils différents s'abattait une obscurité
subite. J'avais peur en prolongeant ma promenade dans une avenue
entièrement noire où j'entendais passer des rôdeurs. Tout à coup une
discussion s'élevait entre un agent et une de ces femmes qui
exerçaient souvent le métier de conduire et qu'on prend de loin pour
de jeunes cochers. Sur son siège entouré de ténèbres, je ne la
voyais pas, mais elle parlait, et dans sa voix je lisais les perfections
de son visage et la jeunesse de son corps. Je marchais vers elle, dans
l'obscurité, pour monter dans son coupé avant qu'elle ne repartît.
C'était loin. Heureusement, la discussion avec l'agent se prolongeait.
Je rattrapais la voiture encore arrêtée. Cette partie de l'avenue
s'éclairait de réverbères. La conductrice devenait visible. C'était
bien une femme, mais vieille, grande et forte, avec des cheveux blancs
s'échappant de sa casquette, et une lèpre rouge sur la figure. Je
m'éloignais en pensant: En est-il ainsi de la jeunesse des femmes?
Celles que nous avons rencontrées, si brusquement nous désirons les
revoir, sont-elles devenues vieilles? La jeune femme qu'on désire
est-elle comme un emploi de théâtre où par la défaillance des
créatrices du rôle on est obligé de le confier à de nouvelles
étoiles. Mais alors ce n'est plus la même.
Puis une tristesse m'envahissait. Nous avons ainsi dans notre sommeil de
nombreuses Pitiés, comme les «Piéta» de la Renaissance, mais non
point comme elles exécutées dans le marbre, inconsistantes au
contraire. Elles ont leur utilité cependant qui est de nous faire
souvenir d'une certaine vue plus attendrie, plus humaine des choses,
qu'on est trop tenté d'oublier dans le bon sens, glacé, parfois plein
d'hostilité, de la veille. Ainsi m'était rappelée la promesse que je
m'étais faite à Balbec de garder toujours la pitié de Françoise. Et
pour toute cette matinée au moins je saurais m'efforcer de ne pas être
irrité des querelles de Françoise et du maître d'hôtel, d'être doux
avec Françoise à qui les autres donnaient si peu de bonté. Cette
matinée seulement, et il faudrait tâcher de me faire un code un peu
plus stable; car, de même que les peuples ne sont pas longtemps
gouvernés par une politique de pur sentiment, les hommes ne le sont pas
par le souvenir de leurs rêves. Déjà celui-ci commençait à
s'envoler. En cherchant à me le rappeler pour le peindre je le faisais
fuir plus vite. Mes paupières n'étaient plus aussi fortement scellées
sur mes yeux. Si j'essayais de reconstituer mon rêve, elles
s'ouvriraient tout à fait. À tout moment il faut choisir entre la
santé, la sagesse d'une part, et de l'autre les plaisirs spirituels.
J'ai toujours eu la lâcheté de choisir la première part. Au reste le
périlleux pouvoir auquel je renonçais l'était plus encore qu'on ne le
croit. Les pitiés, les rêves ne s'envolent pas seuls. A varier ainsi
les conditions dans lesquelles on s'endort ce ne sont pas les rêves
seuls qui s'évanouissent, mais pour de longs jours, pour des années
quelquefois, la faculté non seulement de rêver mais de s'endormir. Le
sommeil est divin mais peu stable; le plus léger choc le rend volatil.
Ami des habitudes, elles le retiennent chaque soir, plus fixes que lui,
à son lieu consacré, elles le préservent de tout heurt, mais si on le
déplace, s'il n'est plus assujetti, il s'évanouit comme une vapeur. Il
ressemble à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouve plus.
Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c'était
l'augmentation ou la diminution de l'intervalle qui créait de la
beauté. Je jouissais d'elle, mais, en revanche, j'avais perdu dans ce
sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous est rendue
sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris.
Aussi, d'habitude (sans prévoir, hélas! le drame que de tels réveils
tardifs et mes lois draconiennes et persanes d'Assuérus racinien
devaient bientôt amener pour moi) je m'efforçais de m'éveiller de
bonne heure pour ne rien perdre de ces cris.
En plus du plaisir de savoir le goût qu'Albertine avait pour eux et de
sortir moi-même tout en restant couché, j'entendais en eux comme le
symbole de l'atmosphère du dehors, de la dangereuse vie remuante au
sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous ma tutelle, dans un
prolongement extérieur de la séquestration, et d'où je la retirais à
l'heure que je voulais pour la faire rentrer auprès de moi. Aussi
fût-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondre à Albertine:
«Au contraire, ils me plaisent parce que je sais que vous les aimez. »
«À la barque, les huîtres, à la barque. » «Oh! des huîtres, j'en
avais si envie! » Heureusement Albertine, moitié inconstance, moitié
docilité, oubliait vite ce qu'elle avait désiré, et avant que j'eusse
eu le temps de lui dire qu'elle les aurait meilleures chez Prunier, elle
voulait successivement tout ce qu'elle entendait crier par la marchande
de poisson: «À la crevette, à la bonne crevette, j'ai de la raie
toute en vie, toute en vie. » «Merlans à frire, à frire. » «Il
arrive le maquereau, maquereau frais, maquereau nouveau. » «Voilà le
maquereau, mesdames, il est beau le maquereau. » «À la moule fraîche
et bonne, à la moule! » Malgré moi l'avertissement: «Il arrive le
maquereau» me faisait frémir. Mais comme cet avertissement ne pouvait
s'appliquer, me semblait-il, à notre chauffeur, je ne songeais qu'au
poisson que je détestais, mon inquiétude ne durait pas. «Ah! des
moules, dit Albertine, j'aimerais tant manger des moules. » «Mon
chéri! c'était bon pour Balbec, ici ça ne vaut rien; d'ailleurs, je
vous en prie, rappelez-vous ce que vous a dit Cottard au sujet des
moules. » Mais mon observation était d'autant plus malencontreuse que
la marchande des quatre-saisons suivante annonçait quelque chose que
Cottard défendait bien plus encore:
_À la romaine, à la romaine!
On ne la vend pas, on la promène. _
Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que
je lui promisse de faire acheter dans quelques jours à la marchande qui
crie: «J'ai de la belle asperge d'Argenteuil, j'ai de la belle
asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l'on eût attendu des
propositions plus étranges, insinuait: «Tonneaux, tonneaux! » On
était obligé de rester sur la déception qu'il ne fût question que de
tonneaux, car ce mot était presque entièrement couvert par l'appel:
«Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er»,
division grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne
fit l'appel du marchand de chiffons reproduisant sans le savoir une de
ces brusques interruptions de sonorité, au milieu d'une prière, qui
sont assez fréquentes sur le rituel de l'Église: «Præceptis
salutaribus moniti et divina institutione formati audemus dicere», dit
le prêtre en terminant vivement sur «dicere». Sans irrévérence,
comme le peuple vieux du moyen âge sur le parvis même de l'église
jouait les farces et les soties, c'est à ce «dicere» que fait penser
ce marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il
dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l'accentuation
réglée par le grand pape du VIIe siècle: «Chiffons, ferrailles à
vendre» (tout cela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes
qui suivent, alors que la dernière finit plus vivement que «dicere»)
«peaux d' la-pins. » «La Valence, la belle Valence, la fraîche
orange. » Les modestes poireaux eux-mêmes: «Voilà d'beaux poireaux»,
les oignons: «Huit sous mon oignon», déferlaient pour moi comme un
écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient
ainsi la douceur d'un: «Suave mari magno». «Voilà des carottes à
deux ronds la botte. » «Oh! s'écria Albertine, des choux, des
carottes, des oranges. Voilà rien que des choses que j'ai envie de
manger. Faites-en acheter par Françoise. Elle fera les carottes à la
crème. Et puis ce sera gentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous
ces bruits que nous entendons, transformés en un bon repas. » «Ah! je
vous en prie, demandez à Françoise de faire plutôt une raie au beurre
noir. C'est si bon! » «Ma petite chérie, c'est convenu, ne restez pas;
sans cela c'est tout ce que poussent les marchandes de quatre-saisons
que vous demanderez. » «C'est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais
pour nos dîners que les choses dont nous aurons entendu le cri. C'est
trop amusant. Et dire qu'il faut attendre encore deux mois pour que nous
entendions: «Haricots verts et tendres, haricots, v'là l'haricot
vert. » Comme c'est bien dit: Tendres haricots; vous savez que je les
veux tout fins, tout fins, ruisselants de vinaigrette, on ne dirait pas
qu'on les mange, c'est frais comme une rosée. Hélas! c'est comme pour
les petits cœurs à la crème, c'est encore bien loin: «Bon fromage à
la cré, à la cré, bon fromage. » Et le chasselas de Fontainebleau:
«J'ai du bon chasselas. » Et je pensais avec effroi à tout ce temps
que j'aurais à rester avec elle jusqu'au temps du chasselas.
«Écoutez, je dis que je ne veux plus que les choses que nous aurons
entendu crier, mais je fais naturellement des exceptions. Aussi il n'y
aurait rien d'impossible à ce que je passe chez Rebattet commander une
glace pour nous deux. Vous me direz que ce n'est pas encore la saison,
mais j'en ai une envie! » Je fus agité par le projet de Rebattet, rendu
plus certain et suspect pour moi à cause des mots: «il n'y aurait rien
d'impossible». C'était le jour où les Verdurin recevaient, et depuis
que Swann leur avait appris que c'était la meilleure maison, c'était
chez Rebattet qu'ils commandaient glaces et petits fours. «Je ne fais
aucune objection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi
vous la commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chez
Poiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai. » «Vous sortez
donc», me dit-elle d'un air méfiant. Elle prétendait toujours qu'elle
serait enchantée que je sortisse davantage, mais si un mot de moi
pouvait laisser supposer que je ne resterais pas à la maison, son air
inquiet donnait à penser que la joie qu'elle aurait à me voir sortir
sans cesse n'était peut-être pas très sincère. «Je sortirai
peut-être, peut-être pas, vous savez bien que je ne fais jamais de
projets d'avance. En tous les cas, les glaces ne sont pas une chose
qu'on crie, qu'on pousse dans les rues, pourquoi en voulez-vous? » Et
alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet
combien d'intelligence et de goût latent s'étaient brusquement
développés en elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles
qu'elle prétendait dues uniquement à mon influence, à la constante
cohabitation avec moi, ces paroles que pourtant je n'aurais jamais
dites, comme si quelque défense m'était faite par quelqu'un d'inconnu
de jamais user dans la conversation de formes littéraires. Peut-être
l'avenir ne devait-il pas être le même pour Albertine et pour moi.
J'en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter d'employer en
parlant des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un
autre usage plus sacré et que j'ignorais encore. Elle me dit (et je fus
malgré tout profondément attendri car je pensai: certes je ne
parlerais pas comme elle, mais tout de même sans moi elle ne parlerait
pas ainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut donc
pas ne pas m'aimer, elle est mon œuvre): «Ce que j'aime dans ces
nourritures criées, c'est qu'une chose entendue comme une rhapsodie,
change de nature à table et s'adresse à mon palais. Pour les glaces
(car j'espère bien que vous ne m'en commanderez que prises dans ces
moules démodés qui ont toutes les formes d'architecture possible),
toutes les fois que j'en prends, temples, églises, obélisques,
rochers, c'est comme une géographie pittoresque que je regarde d'abord
et dont je convertis ensuite les monuments de framboise ou de vanille en
fraîcheur dans mon gosier. » Je trouvais que c'était un peu trop bien
dit, mais elle sentit que je trouvais que c'était bien dit et elle
continua en s'arrêtant un instant quand sa comparaison était réussie
pour rire de son beau rire qui m'était si cruel parce qu'il était si
voluptueux: «Mon Dieu, à l'hôtel Ritz je crains bien que vous ne
trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la
framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l'air de
colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de
la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se
dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont
je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu'elles
désaltéreront mieux que des oasis (et ici le rire profond éclata soit
de satisfaction de si bien parler, soit par moquerie d'elle-même de
s'exprimer par images si suivies, soit, hélas! par volupté physique de
sentir en elle quelque chose de si bon, de si frais, qui lui causait
l'équivalent d'une jouissance). Ces pics de glace du Ritz ont
quelquefois l'air du mont Rose, et même si la glace est au citron je ne
déteste pas qu'elle n'ait pas de forme monumentale, qu'elle soit
irrégulière, abrupte, comme une montagne d'Elstir. Il ne faut pas
qu'elle soit trop blanche alors mais un peu jaunâtre, avec cet air de
neige sale et blafarde qu'ont les montagnes d'Elstir. La glace a beau ne
pas être grande, qu'une demi-glace si vous voulez, ces glaces au
citron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelle
toute petite, mais l'imagination rétablit les proportions comme pour
ces petits arbres japonais nains qu'on sent très bien être tout de
même des cèdres, des chênes, des mancenilliers; si bien qu'en en
plaçant quelques-uns le long d'une petite rigole dans ma chambre
j'aurais une immense forêt descendant vers un fleuve et où les petits
enfants se perdraient. De même au pied de ma demi-glace jaunâtre au
citron, je vois très bien des postillons, des voyageurs, des chaises de
poste sur lesquels ma langue se charge de faire rouler de glaciales
avalanches qui les engloutiront (la volupté cruelle avec laquelle elle
dit cela excita ma jalousie); de même, ajouta-t-elle, que je me charge
avec mes lèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises
vénitiennes d'un porphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur
les fidèles ce que j'aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront
de leur place de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante
palpite déjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n'est excitant et ne
donne soif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain,
chez Mlle Vinteuil, il n'y avait pas de bon glacier dans le voisinage,
mais nous faisions dans le jardin notre tour de France en buvant chaque
jour une autre eau minérale gazeuse, comme l'eau de Vichy qui, dès
qu'on la verse, soulève des profondeurs du verre un nuage blanc qui
vient s'assoupir et se dissiper si on ne boit pas assez vite. » Mais
entendre parler de Montjouvain m'était trop pénible, je
l'interrompais. «Je vous ennuie, adieu, mon chéri. » Quel changement
depuis Balbec où je défie Elstir lui-même d'avoir pu deviner en
Albertine ces richesses de poésie, d'une poésie moins étrange, moins
personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple. Jamais Albertine
n'aurait trouvé ce que Céleste me disait, mais l'amour même quand il
semble sur le point de finir est partiel. Je préférais la géographie
pittoresque des sorbets dont la grâce assez facile me semblait une
raison d'aimer Albertine et une preuve que j'avais du pouvoir sur elle,
qu'elle m'aimait.
Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pour moi
cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui
troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dans un
refroidissement perpétuel par les portes qu'elle laissait ouvertes, me
forçait--pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas
l'accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d'autre part pour
la faire accompagner--à déployer chaque jour plus d'ingéniosité que
Shéhérazade. Malheureusement si par une même ingéniosité la
conteuse persane retardait sa mort, je hâtais la mienne. Il y a ainsi
dans la vie certaines situations qui ne sont pas toutes créées comme
celle-là par la jalousie amoureuse et une santé précaire qui ne
permet pas de partager la vie d'un être actif et jeune, mais où tout
de même le problème de continuer la vie en commun ou de revenir à la
vie séparée d'autrefois se pose d'une façon presque médicale: auquel
des deux sortes de repos faut-il se sacrifier (en continuant le
surmenage quotidien, ou en revenant aux angoisses de l'absence)--à
celui du cerveau ou à celui du cœur?
J'étais en tous cas bien content qu'Andrée accompagnât Albertine au
Trocadéro, car de récents et d'ailleurs minuscules incidents faisaient
qu'ayant, bien entendu, la même confiance dans l'honnêteté du
chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance,
ne me semblait plus tout à fait aussi grande qu'autrefois. C'est ainsi
que tout dernièrement, ayant envoyé Albertine seule avec lui à
Versailles, Albertine m'avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs, comme
le chauffeur m'avait parlé du restaurant Vatel, le jour où je relevai
cette contradiction, je pris un prétexte pour descendre parler au
mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec)
pendant qu'Albertine s'habillait. «Vous m'avez dit que vous aviez
déjeuné à Vatel, Mlle Albertine me parle des Réservoirs. Qu'est-ce
que cela veut dire? » Le mécanicien me répondit: «Ah! j'ai dit que
j'avais déjeuné au Vatel, mais je ne peux pas savoir où Mademoiselle
a déjeuné. Elle m'a quitté en arrivant à Versailles pour prendre un
fiacre à cheval, ce qu'elle préfère quand ce n'est pas pour faire de
la route. » Déjà j'enrageais en pensant qu'elle avait été seule;
enfin ce n'était que le temps de déjeuner. «Vous auriez pu, dis-je
d'un air de gentillesse (car je ne voulais pas paraître faire
positivement surveiller Albertine, ce qui eût été humiliant pour moi,
et doublement, puisque cela eût signifié qu'elle me cachait ses
actions), déjeuner, je ne dis pas avec elle, mais au même
restaurant? » «Mais elle m'avait demandé d'être seulement à six
heures du soir à la place d'Armes. Je ne devais pas aller la chercher
à la sortie de son déjeuner. » «Ah! » fis-je en tâchant de
dissimuler mon accablement. Et je remontai. Ainsi c'était plus de sept
heures de suite qu'Albertine avait été seule, livrée à elle-même.
Je savais bien, il est vrai, que le fiacre n'avait pas été un simple
expédient pour se débarrasser de la surveillance du chauffeur. En
ville, Albertine aimait mieux flâner en fiacre, elle disait qu'on
voyait bien, que l'air était plus doux. Malgré cela elle avait passé
sept heures sur lesquelles je ne saurais jamais rien. Et je n'osais pas
penser à la façon dont elle avait dû les employer. Je trouvai que le
mécanicien avait été bien maladroit, mais ma confiance en lui fut
désormais complète. Car s'il eût été le moins du monde de mèche
avec Albertine, il ne m'eût jamais avoué qu'il l'avait laissée libre
de onze heures du matin à six heures du soir. Il n'y aurait eu qu'une
autre explication, mais absurde, de cet aveu du chauffeur. C'est qu'une
brouille entre lui et Albertine lui eût donné le désir, en me faisant
une petite révélation, de montrer à mon amie qu'il était homme à
parler et que si, après le premier avertissement tout bénin, elle ne
marchait pas droit selon ce qu'il voulait, il mangerait carrément le
morceau. Mais cette explication était absurde; il fallait d'abord
supposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, et ensuite
donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicien qui
s'était toujours montré si affable et si bon garçon. Dès le
surlendemain, du reste, je vis que, plus que je ne l'avais cru un
instant dans ma soupçonneuse folie, il savait exercer sur Albertine une
surveillance discrète et perspicace. Car ayant pu le prendre à part et
lui parler de ce qu'il m'avait dit de Versailles, je lui disais d'un air
amical et dégagé: «Cette promenade à Versailles dont vous me parliez
avant-hier, c'était parfait comme cela, vous avez été parfait comme
toujours. Mais à titre de petite indication, sans importance du reste,
j'ai une telle responsabilité depuis que Mme Bontemps a mis sa nièce
sous ma garde, j'ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de
ne pas l'accompagner, que j'aime mieux que ce soit vous, vous tellement
sûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriver
d'accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Comme cela je ne
crains rien. » Le charmant mécanicien apostolique sourit finement, la
main posée sur sa roue en forme de croix de consécration. Puis il me
dit ces paroles qui (chassant les inquiétudes de mon cœur où elles
furent aussitôt remplacées par la joie) me donnèrent envie de lui
sauter au cou: «N'ayez crainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver
car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout. À
Versailles, sans avoir l'air de rien j'ai visité la ville pour ainsi
dire avec elle. Des Réservoirs, elle est allée au château, du
château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l'air de la
voir et le plus fort c'est qu'elle ne m'a pas vu. Oh! elle m'aurait vu
ç'aurait été un petit malheur. C'était si naturel qu'ayant toute la
journée devant moi à rien faire je visite aussi le château. D'autant
plus que mademoiselle n'a certainement pas été sans remarquer que j'ai
de la lecture et que je m'intéresse à toutes les vieilles curiosités
(c'était vrai, j'aurais même été surpris si j'avais su qu'il était
ami de Morel, tant il dépassait le violoniste en finesse et en goût).
Mais enfin elle ne m'a pas vu. » «Elle a dû rencontrer du reste des
amies car elle en a plusieurs à Versailles. » «Non elle était
toujours seule. » «On doit la regarder alors, une jeune fille
éclatante et toute seule. » «Sûr qu'on la regarde, mais elle n'en
sait quasiment rien; elle est tout le temps les yeux dans son guide,
puis levé sur les tableaux. » Le récit du chauffeur me sembla d'autant
plus exact que c'était en effet une «carte» représentant le château
et une autre représentant les Trianons qu'Albertine m'avait envoyées
le jour de sa promenade. L'attention avec laquelle le gentil chauffeur
en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup. Comment aurai-je supposé
que cette rectification--sous forme d'ample complément à son dire de
l'avant-veille, venait de ce qu'entre ces deux jours Albertine, alarmée
que le chauffeur m'eût parlé, s'était soumise, avait fait la paix
avec lui. Ce soupçon ne me vint même pas. Il est certain que ce récit
du mécanicien, en m'ôtant toute crainte qu'Albertine m'eût trompé,
me refroidit tout naturellement à l'égard de mon amie et me rendit
moins intéressante la journée qu'elle avait passée à Versailles. Je
crois pourtant que les explications du chauffeur, qui, en innocentant
Albertine, me la rendaient encore plus ennuyeuse, n'auraient peut-être
pas suffi à me calmer si vite. Deux petits boutons que pendant quelques
jours mon amie eut au front réussirent peut-être mieux encore à
modifier les sentiments de mon cœur. Enfin ceux-ci se détournèrent
encore plus d'elle, (au point de ne me rappeler son existence que quand
je la voyais), par la confidence singulière que me fit la femme de
chambre de Gilberte rencontrée par hasard. J'appris que quand j'allais
tous les jours chez Gilberte elle aimait un jeune homme qu'elle voyait
beaucoup plus que moi. J'en avais eu un instant le soupçon à cette
époque, et même j'avais alors interrogé cette même femme de chambre.
Mais comme elle savait que j'étais épris de Gilberte, elle avait nié,
juré que jamais Mlle Swann n'avait vu ce jeune homme. Mais maintenant,
sachant que mon amour était mort depuis si longtemps, que depuis des
années j'avais laissé toutes ses lettres sans réponse--et peut-être
aussi parce qu'elle n'était plus au service de la jeune
fille--d'elle-même elle me raconta tout au long l'épisode amoureux que
je n'avais pas su. Cela lui semblait tout naturel. Je crus, me rappelant
ses serments d'alors, qu'elle n'avait pas été au courant. Pas du tout,
c'est elle-même, sur l'ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le
jeune homme dès que celle que j'aimais était seule. Que j'aimais
alors. . . Mais je me demandai si mon amour d'autrefois était aussi mort
que je le croyais car ce récit me fut pénible. Comme je ne crois pas
que la jalousie puisse réveiller un amour mort, je supposai
que ma triste impression était due, en partie du moins, à mon
amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n'aimais
pas et qui à cette époque et même un peu plus tard--cela a bien changé
depuis--affectaient à mon endroit une attitude méprisante, savaient
parfaitement, pendant que j'étais amoureux de Gilberte, que j'étais
dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivement si dans mon
amour pour Gilberte il n'y avait pas eu une part d'amour-propre, puisque
je souffrais tant maintenant de voir que toutes les heures de tendresse,
qui m'avaient rendu si heureux, étaient connues pour une véritable
tromperie de mon amie à mes dépens, par des gens que je n'aimais pas.
En tous cas, amour ou amour-propre, Gilberte était presque morte en moi
mais pas entièrement, et cet ennui acheva de m'empêcher de me soucier
outre mesure d'Albertine qui tenait une si étroite partie dans mon
cœur. Néanmoins pour en revenir à elle (après une si longue
parenthèse) et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de
Versailles (peut-on donc avoir ainsi simultanément le cœur pris en
écharpe par deux jalousies entrecroisées se rapportant chacune à une
personne différente? ) me donnaient une impression un peu désagréable
chaque fois qu'en rangeant des papiers mes yeux tombaient sur elles. Et
je songeais que si le mécanicien n'avait pas été un si brave homme,
la concordance de son deuxième récit avec les «cartes» d'Albertine
n'eût pas signifié grand'chose, car qu'est-ce qu'on vous envoie
d'abord de Versailles sinon le château et les Trianons, à moins que la
carte ne soit choisie par quelque raffiné, amoureux d'une certaine
statue, ou par quelque imbécile élisant comme vue la station du
tramway à chevaux ou la gare des Chantiers. Encore ai-je tort de dire
un imbécile, de telles cartes postales n'ayant pas toujours été
achetées par l'un d'eux au hasard, pour l'intérêt de venir à
Versailles. Pendant deux ans les hommes intelligents, les artistes
trouvèrent Sienne, Venise, Grenade, une scie et disaient du moindre
omnibus, de tous les wagons: «Voilà qui est beau. » Puis ce goût
passa comme les autres. Je ne sais même pas si on n'en revint pas au
«sacrilège qu'il y a de détruire les nobles choses du passé». En
tous cas un wagon de première classe cessa d'être considéré _a
priori_ comme plus beau que Saint-Marc de Venise. On disait pourtant:
«C'est là qu'est la vie, le retour en arrière est une chose
factice», mais sans tirer de conclusion nette. À tout hasard et tout
en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu'Albertine ne pût
pas le plaquer sans qu'il osât refuser par crainte de passer pour
espion, je ne la laissai plus sortir qu'avec le renfort d'Andrée, alors
que pendant un temps le chauffeur m'avait suffi. Je l'avais même
laissée alors (ce que je n'aurais plus osé faire depuis) s'absenter
pendant trois jours seule avec le chauffeur et aller jusqu'auprès de
Balbec tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis en
grande vitesse. Trois jours où j'avais été bien tranquille, bien que
la pluie de cartes qu'elle m'avait envoyée, ne me fût parvenue, à
cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes (bonnes
l'été, mais sans doute désorganisées l'hiver), que huit jours après
le retour d'Albertine et du chauffeur, si vaillants que le matin même
de leur retour ils reprirent, comme si de rien n'était, leur promenade
quotidienne.
