Il avait donné depuis peu sa
démission
de membre du
Cercle de la rue Royale.
Cercle de la rue Royale.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Une crise d'urémie assez légère était
cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit
que dans la _Vue de Delft_ de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye
pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait
connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait
pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même. Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à
l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut
pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice,
et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le
Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce
qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il
remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le
sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de
mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard,
comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux
petit pan de mur. «C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes
derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches
de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit
pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui
échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant
l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment
donné le premier pour le second. «Je ne voudrais pourtant pas, se
disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition. »
Il se répétait: «Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de
mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit: «C'est une simple indigestion que m'ont donnée
ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup
l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les
visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire?
Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux,
n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que
tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix
d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune
raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous
croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être
polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de
recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera
importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur
jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à
jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces
obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent
appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous
sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner
revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi
parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y
avait tracées,--ces lois dont tout travail profond de l'intelligence
nous rapproche et qui sont invisibles seulement--et encore! --pour les
sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est
sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses
livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes
éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa
résurrection.
J'appris, ai-je dit, ce jour-là que Bergotte était mort. Et j'admirais
l'inexactitude des journaux qui--reproduisant les uns et les autres une
même note--disaient qu'il était mort la veille. Or la veille,
Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela
l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec
elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien.
Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais
comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un
an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait
accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois,
que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce
qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents:
parfois celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de
nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément,
que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux
pouvoir; plus souvent le génie ou la beauté célèbre consentent, mais
humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous
gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant. Je
devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux
d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré
Bergotte, mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant
elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard
l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle
disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que
les formes de l'évidence--ce que nous voyons, ce que nous apprenons
d'une manière irréfutable--qu'elle semait ainsi dans les intervalles
de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas
alors la fausseté et dont je n'ai eu que beaucoup plus tard la
perception. J'ai ajouté: «quand elle avouait», voici pourquoi.
Quelquefois des rapprochements singuliers me donnaient à son sujet des
soupçons jaloux où à côté d'elle figurait dans le passé, ou hélas
dans l'avenir, une autre personne. Pour avoir l'air d'être sûr de mon
fait, je disais le nom et Albertine me disait: «Oui je l'ai
rencontrée, il y a huit jours, à quelques pas de la maison. Par
politesse j'ai répondu à son bonjour. J'ai fait deux pas avec elle.
Mais il n'y a jamais rien eu entre nous. Il n'y aura jamais rien. » Or
Albertine n'avait même pas rencontré cette personne, pour la bonne
raison que celle-ci n'était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais
mon amie trouvait que nier complètement était peu vraisemblable. D'où
cette courte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dame
s'arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. Le
témoignage de mes sens, si j'avais été dehors à ce moment, m'aurait
peut-être appris que la dame n'avait pas fait quelques pas avec
Albertine. Mais si j'avais suie contraire, c'était par une de ces
chaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avons
confiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage des
sens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j'eusse
été précisément dehors, ce qui n'avait pas eu lieu. On peut imaginer
pourtant qu'une telle hypothèse n'est pas invraisemblable: j'aurais pu
être sorti et passer dans la rue à l'heure où Albertine m'aurait dit
ce soir (ne m'ayant pas vu) qu'elle avait fait quelques pas avec la
dame, et j'aurais su alors qu'Albertine avait menti. Est-ce bien sûr
encore? Une obscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j'aurais
mis en doute que je l'avais vue seule, à peine aurais-je cherché à
comprendre par quelle illusion d'optique je n'avais pas aperçu la dame
et je n'aurais pas été autrement étonné de m'être trompé, car le
monde des astres est moins difficile à connaître que les actions
réelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiés
qu'ils sont contre notre doute par des fables destinées à les
protéger. Pendant combien d'années peuvent-ils laisser notre amour
apathique croire que la femme aimée a à l'étranger une sœur, un
frère, une belle-sœur qui n'ont jamais existé!
Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l'esprit où la
conviction crée l'évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de
l'ouïe apporter à Françoise non le mot qu'on avait prononcé, mais
celui qu'elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu'elle n'entendît
pas la rectification implicite d'une prononciation meilleure. Notre
maître d'hôtel n'était pas constitué autrement. M. de Charlus
portait à ce moment-là--car il changeait beaucoup--des pantalons fort
clairs et reconnaissables entre mille. Or notre maître d'hôtel, qui
croyait que le mot «pissotière» (le mot désignant ce que M. de
Rambuteau avait été si fâché d'entendre le duc de Guermantes appeler
un édicule Rambuteau) était «pistière», n'entendit jamais dans
toute sa vie une seule personne dire «pissotière», bien que très
souvent on prononçât ainsi devant lui. Mais l'erreur est plus
entêtée que la foi et n'examine pas ses croyances. Constamment le
maître d'hôtel disait: «Certainement M. le baron de Charlus a pris
une maladie pour rester si longtemps dans une pistière. Voilà ce que
c'est que d'être un vieux coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce
matin, madame m'a envoyé faire une course à Neuilly. À la pistière
de la rue de Bourgogne j'ai vu entrer M. le baron de Charlus. En
revenant de Neuilly, bien une heure après, j'ai vu ses pantalons jaunes
dans la même pistière, à la même place, au milieu où il se met
toujours pour qu'on ne le voie pas. » Je ne connais rien de plus beau,
de plus noble et plus jeune qu'une nièce de Mme de Guermantes. Mais
j'entendis le concierge d'un restaurant où j'allais quelquefois dire
sur son passage: «Regarde-moi cette vieille rombière, quelle touche!
et ça a au moins quatre-vingts ans. » Pour l'âge il me paraît
difficile qu'il le crût. Mais les chasseurs groupés autour de lui, qui
ricanaient chaque fois qu'elle passait devant l'hôtel pour aller voir
non loin de là ses deux charmantes grand'tantes, Mmes de Fezensac et de
Bellery, virent sur le visage de cette jeune beauté, les quatre-vingts
ans que par plaisanterie ou non avait donnés le concierge à la vieille
«rombière». On les aurait fait tordre en leur disant qu'elle était
plus distinguée que l'une des deux caissières de l'hôtel, et qui,
rongée d'eczéma, ridicule de grosseur, leur semblait belle femme. Seul
peut-être le désir sexuel eût été capable d'empêcher leur erreur
de se former, s'il avait joué sur le passage de la prétendue vieille
rombière, et si les chasseurs avaient brusquement convoité la jeune
déesse. Mais pour des raisons inconnues, et qui devaient être
probablement de nature sociale, ce désir n'avait pas joué. Il y aurait
du reste beaucoup à discuter. L'univers est vrai pour nous tous et
dissemblable pour chacun. Si nous n'étions pas, pour l'ordre du récit,
obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus
sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début
de ce volume où, de mon lit, j'entends le monde s'éveiller, tantôt
par un temps, tantôt par un autre. Oui, j'ai été forcé d'amincir la
chose et d'être mensonger, mais ce n'est pas un univers, c'est des
millions, presque autant qu'il existe de prunelles et d'intelligences
humaines, qui s'éveillent tous les matins.
Pour revenir à Albertine, je n'ai jamais connu de femmes douées plus
qu'elle d'heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes
mêmes de la vie, si ce n'est une de ses amies--une de mes jeunes
filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil
irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblait tout à
fait à certaines grappes de fleurs roses dont j'ai oublié le nom et
qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeune fille était,
au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n'y
mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui
étaient fréquents chez mon amie. J'ai dit pourtant qu'elle était
charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au
doute, car on voyait alors devant soi la chose--pourtant
imaginée,--qu'elle disait, en se servant comme vue de sa parole. La
vraisemblance seule inspirait Albertine, nullement le désir de me
donner de la jalousie. Car Albertine, sans être intéressée
peut-être, aimait qu'on lui fît des gentillesses. Or si au cours de
cet ouvrage j'ai eu et j'aurai bien des occasions de montrer comment la
jalousie redouble l'amour, c'est au point de vue de l'amant que je me
suis placé. Mais pour peu que celui-ci ait un peu de fierté, et
dût-il mourir d'une séparation, il ne répondra pas à une trahison
supposée par une gentillesse, il s'écartera, ou sans s'éloigner
s'ordonnera de feindre la froideur. Aussi est-ce en pure perte pour elle
que sa maîtresse le fait tant souffrir. Dissipe-t-elle au contraire
d'un mot adroit, de tendres caresses, les soupçons qui le torturaient
bien qu'il s'y prétendît indifférent, sans doute l'amant n'éprouve
pas cet accroissement désespéré de l'amour où le hausse la jalousie,
mais cessant brusquement de souffrir, heureux, attendri, détendu comme
on l'est après un orage quand la pluie est tombée et qu'à peine
sent-on encore sous les grands marronniers s'égoutter à longs
intervalles les gouttes suspendues que déjà le soleil reparu colore,
il ne sait comment exprimer sa reconnaissance à celle qui l'a guéri.
Albertine savait que j'aimais à la récompenser de ses gentillesses, et
cela expliquait peut-être qu'elle inventât pour s'innocenter des aveux
naturels comme ses récits dont je ne doutais pas et dont un avait été
la rencontre de Bergotte alors qu'il était déjà mort. Je n'avais su
jusque-là de mensonges d'Albertine que ceux que par exemple à Balbec
m'avait rapportés Françoise et que j'ai omis de dire bien qu'ils
m'eussent fait si mal: «Comme elle ne voulait pas venir, elle m'a dit:
«Est-ce que vous ne pourriez pas dire à monsieur que vous ne m'avez
pas trouvée, que j'étais sortie? » Mais les «inférieurs», qui nous
aiment comme Françoise m'aimait, ont du plaisir à nous froisser dans
notre amour-propre.
CHAPITRE DEUXIÈME
_Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus. _
Après le dîner, je dis à Albertine que j'avais envie de profiter de
ce que j'étais levé pour aller voir des amis, Mme Villeparisis, Mme de
Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais
chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller,
les Verdurin. Je lui demandai si elle ne voulait pas venir avec moi.
Elle allégua qu'elle n'avait pas de robe. «Et puis je suis si mal
coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette
coiffure? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon
brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu'elle avait
jadis sur la plage de Balbec, et qu'elle n'avait plus jamais eue depuis.
Ce mouvement oublié refit du corps qu'il anima, celui de cette
Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine,
cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son
inconnu, et jusqu'à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune
fille que je n'avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n'étais
plus au bord de la mer. «Ma tante trouve que cela me vieillit»,
ajouta-t-elle d'un air maussade. «Puisse sa tante dire vrai! »
pensai-je. «Qu'Albertine en ayant l'air d'une enfant fasse paraître
Mme Bontemps plus jeune, c'est tout ce que celle-ci demande, et
qu'Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour, où en
m'épousant, elle lui rapportera. » Mais qu'Albertine parût moins
jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà
ce que moi au contraire je souhaitais. Car la vieillesse d'une duègne
ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle
qu'il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais
demandé d'adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus.
Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même
loin d'Albertine, de m'attacher à elle comme un lien.
Je dis à Albertine, peu en train, m'avait-elle dit, pour m'accompagner
chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j'irais
et je partis chez les Verdurin. Au moment où la pensée du concert que
j'y entendrais me rappelait la scène de l'après-midi: «grand pied de
grue, grand pied de grue»,--scène d'amour déçu, d'amour jaloux,
peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près,
peut faire à une femme un orangoutang qui en est, si l'on peut dire,
épris,--au moment où dans la rue j'allais appeler un fiacre,
j'entendis des sanglots qu'un homme, qui était assis sur une borne,
cherchait à réprimer. Je m'approchai, l'homme qui avait la tête dans
ses mains avait l'air d'un jeune homme, et je fus surpris de voir, à la
blancheur qui sortait du manteau, qu'i était en habit et en cravate
blanche. En m'entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais
aussitôt m'ayant reconnu le détourna. C'était Morel. Il comprit que
je l'avais reconnu et tâchant d'arrêter ses larmes il me dit qu'il
s'était arrêté un instant tant il souffrait. «J'ai grossièrement
insulté aujourd'hui même, me dit-il, une personne pour qui j'ai eu de
très grands sentiments. C'est d'un lâche car elle m'aime. » «Avec le
temps elle oubliera peut-être», répondis-je sans penser qu'en parlant
ainsi, j'avais l'air d'avoir entendu la scène de l'après-midi. Mais il
était si absorbé dans son chagrin qu'il n'eut même pas l'idée que je
pusse savoir quelque chose. «Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais
moi je ne pourrai pas oublier. J'ai le sentiment de ma honte, j'ai un
dégoût de moi! Mais enfin c'est dit, rien ne peut faire que ce n'ait
pas été dit. Quand on me met en colère je ne sais plus ce que je
fais. Et c'est si malsain pour moi, j'ai les nerfs tout entrecroisés
les uns dans les autres», car comme tous les neurasthéniques il avait
un grand souci de sa santé. Si, dans l'après-midi, j'avais vu la
colère amoureuse d'un animal furieux, ce soir, en quelques heures, des
siècles avaient passé et un sentiment nouveau, un sentiment de honte,
de regret, de chagrin, montrait qu'une grande étape avait été
franchie dans l'évolution de la bête destinée à se transformer en
créature humaine. Malgré tout j'entendais toujours «grand pied de
grue» et je craignais une prochaine récurrence à l'état sauvage. Je
comprenais d'ailleurs très mal ce qui s'était passé, et c'est
d'autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement
que depuis quelques jours et particulièrement ce jour-là, même avant
le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l'état du
violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait, le
mois précédent, poussé aussi vite qu'il avait pu, beaucoup plus
lentement qu'il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec
laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès
qu'il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et
surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d'autres
jeunes filles qu'elle lui procurerait, il avait rencontré des
résistances qui l'avaient exaspéré. Du coup (soit qu'elle eût été
trop chaste, ou au contraire se fût donnée) son désir était tombé.
Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral,
quoique vicieux, il avait peur que, dès la rupture, M. de Charlus ne le
mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de
jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et
Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronesque) entre
eux, et avant d'annoncer a rupture, de «fout' le camp» pour une
destination inconnue.
Bien que la conduite qu'il avait eue avec la nièce de Jupien fût
exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il
avait fait la théorie devant le baron pendant qu'ils dînaient à
Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu'elles étaient fort
différentes, et que des sentiments moins atroces et qu'il n'avait pas
prévus dans sa conduite théorique avaient embelli, rendu sentimentale
sa conduite réelle. Le seul point où au contraire la réalité était
pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas
possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant au
contraire vraiment «fout' le camp» pour une chose aussi simple lui
paraissait beaucoup. C'était quitter le baron qui, sans doute, serait
furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l'argent que lui
donnait le baron. La pensée que c'était inévitable lui donnait des
crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas
y penser de la morphine avec prudence. Puis tout à coup s'était
trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu
vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que
l'alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec
M. de Charlus, n'était peut-être pas forcés. Perdre tout l'argent du
baron était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours
plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnaient la vue de
Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le
faire tomber dans un piège, qu'ils avaient dû s'estimer heureux d'en
être quittes à si bon marché. Il trouvait en somme que la jeune fille
était dans son tort d'avoir été si maladroite, de n'avoir pas su le
garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M.
de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu'aux dîners
dispendieux qu'il avait offerts à la jeune fille depuis qu'ils étaient
fiancés et desquels il eût pu dire le coût, en fils de valet de
chambre qui venait tous les mois apporter son «livre» à mon oncle.
Car livre, au singulier, qui signifie ouvrage imprimé pour le commun
des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de
chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes, pour les
premières le registre où on s'inscrit. (À Balbec, un jour où la
Princesse de Luxembourg m'avait dit qu'elle n'avait pas emporté de
livre, j'allais lui prêter _Pêcheur d'Islande_ et _Tartarin de
Tarascon_, quand je compris ce qu'elle avait voulu dire, non qu'elle
passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus
difficilement mettre mon nom chez elle. )
Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences
de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a
deux mois quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que
depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même
conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d'augmenter
chez lui l'état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la
rupture. Et il était tout prêt à «passer sa colère» sinon (sauf
dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce
reste de crainte, dernière trace de l'amour, du moins sur le baron. Il
se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant
au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où
il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les
Verdurin), il évitait (autant que possible, et c'était déjà bien
trop que la scène e l'après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses
mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien, passionné
d'automobile, cesse de conduire quand il a à opérer. C'est ce qui
m'explique que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses
doigts l'un après l'autre afin de voir s'ils avaient repris leur
souplesse. Un froncement de sourcil s'ébaucha qui semblait signifier
qu'il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais pour ne pas
l'accroître, il déplissait son visage, comme on s'empêche de
s'énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme,
de peur que la phobie elle-même retarde encore l'instant du sommeil ou
du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d'être
comme d'habitude tout à ce qu'il jouerait chez les Verdurin et
désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa
douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir
immédiatement. La supplication était inutile et le départ m'était un
soulagement. J'avais tremblé qu'allant dans la même maison, à
quelques minutes d'intervalle, il ne me demandât de le conduire et je
me rappelais trop la scène de l'après-midi pour ne pas éprouver
quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est
très possible que l'amour, puis l'indifférence ou la haine de Morel à
l'égard de la nièce de Jupien eussent été sincères. Malheureusement
ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi, qu'il
«plaquait» brusquement une jeune fille à laquelle il avait juré de
l'aimer toujours, allant jusqu'à lui montrer un revolver chargé en lui
disant qu'il se ferait sauter la cervelle s'il était assez lâche pour
l'abandonner. Il ne l'abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au
lieu de remords, une sorte de rancune. Ce n'était pas la première fois
qu'il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que
bien des têtes de jeunes filles--de jeunes filles moins oublieuses de
lui qu'il n'était d'elles--souffrirent--comme souffrit encore longtemps
la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le
méprisant--souffrirent, prêtes à éclater sous l'élancement d'une
douleur interne parce qu'en chacune d'elles,--comme le fragment d'une
sépulture grecque,--un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre
et beau comme l'antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses
cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit, formant protubérance
pour un crâne non destiné à le recevoir, et qu'on ne pouvait pas
opérer. Mais à la longue ces fragments si durs finissent par glisser
jusqu'à une place où ils ne causent pas trop de déchirements, n'en
bougent plus; on ne sent plus leur présence: c'est l'oubli, ou le
souvenir indifférent.
J'avais en moi deux produits de ma journée. C'était d'une part, grâce
au calme apporté par la docilité d'Albertine, la possibilité et, en
conséquence, la résolution de rompre avec elle. C'était d'autre part,
fruit de mes réflexions pendant le temps que je l'avais attendue, assis
devant mon piano, l'idée que l'Art, auquel je tâcherais de consacrer
ma liberté reconquise, n'était pas quelque chose qui valût la peine
d'un sacrifice, quelque chose d'en dehors de la vie, ne participant pas
à sa vanité et son néant, l'apparence d'individualité réelle
obtenue dans les œuvres n'étant due qu'au trompe-l'œil de l'habileté
technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d'autres résidus,
plus profonds peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que
bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils
n'allaient pas être durables; car, dès cette soirée même, mes idées
de l'art allaient se relever de la diminution qu'elles avaient
éprouvée l'après-midi, tandis qu'en revanche le calme, et par
conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer a lui, allait
m'être de nouveau retiré.
Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je
la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway
au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal,
et passer des gants gris-perle. J'allai à lui. Depuis quelque temps son
affection de la vue ayant empiré, il avait été doté--aussi richement
qu'un observatoire--de lunettes nouvelles puissantes et compliquées
qui, comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses
yeux; il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles
étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j'aperçus
minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce
puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement
subventionnés pour les besognes que l'on y fait on place une
insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus
perfectionnés. J'offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa
marche. «Ce n'est pas cette fois près du grand Cherbourg que nous nous
rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque», phrase qui
me parut fort ennuyeuse, car je ne compris pas ce qu'elle voulait dire;
et cependant je n'osai pas le demander à Brichot, par crainte moins
encore de son mépris que de ses explications. Je lui répondis que
j'étais assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous
les soirs Odette. «Comment, vous connaissez ces vieilles histoires, me
dit-il. Il y a pourtant de cela jusqu'à la mort de Swann ce que le
poète appelle à bon droit: _Grande Spatium mortalis ævi. _»
La mort de Swann m'avait à l'époque bouleversé. La mort de Swann!
Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d'un simple génitif.
J'entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin
au Service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y
en a presque autant que de personnes. Nous ne possédons pas de sens qui
nous permette de voir, courant à toutes vitesses dans toutes les
directions, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers
tel ou tel. Souvent ce sont des morts qui ne seront entièrement
libérées de leur tâche que deux, trois ans après. Elles courent vite
poser un cancer au flanc d'un Swann, puis repartent pour d'autres
besognes, ne revenant que quand, l'opération des chirurgiens ayant eu
lieu, il faut poser le cancer à nouveau. Puis vient le moment où on
lit dans _le Gaulois_ que la santé de Swann a inspiré des
inquiétudes, mais que son indisposition est en parfaite voie de
guérison. Alors quelques minutes avant le dernier souffle, la mort,
comme une religieuse qui vous aurait soigné, au lieu de vous détruire,
vient assister à vos derniers instants, couronne d'une auréole
suprême l'être à jamais glacé dont le cœur a cessé de battre. Et
c'est cette diversité des morts, le mystère de leurs circuits, la
couleur de leur fatale écharpe qui donne quelque chose de si
impressionnant aux lignes des journaux:
«Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann a succombé
hier à Paris, dans son hôtel, des suites d'une douloureuse maladie.
Parisien dont l'esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de
ses relations choisies mais fidèles, il sera unanimement regretté,
aussi bien dans les milieux artistiques et littéraires où la finesse
avisée de son goût le faisait se plaire et être recherché de tous,
qu'au Jockey-Club dont il était l'un des membres les plus anciens et
les plus écoutés. Il appartenait aussi au Cercle de l'Union et au
Cercle Agricole.
Il avait donné depuis peu sa démission de membre du
Cercle de la rue Royale. Sa physionomie spirituelle comme sa notoriété
marquante ne laissaient pas d'exciter la curiosité du public dans tout
_great event_ de la musique et de la peinture et notamment aux
«vernissages» dont il avait été l'habitué fidèle jusqu'à ses
dernières années, où il n'était plus sorti que rarement de sa
demeure. Les obsèques auront lieu, etc. ».
À ce point de vue si l'on n'est pas «quelqu'un» l'absence de titre
connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. Sans doute
c'est d'une façon anonyme, sans distinction d'individualité, qu'on
demeure le duc d'Uzès. Mais la couronne ducale en tient quelque temps
ensemble les éléments comme ceux de ces glaces aux formes bien
dessinées qu'appréciait Albertine, tandis que les noms de bourgeois
ultra-mondains, aussitôt qu'ils sont morts, se désagrègent et fondent
«démoulés». Nous avons vu Mme de Guermantes parler de Cartier comme
du meilleur ami du duc de la Trémoille, comme d'un homme très
recherché dans' les milieux aristocratiques. Pour la génération
suivante, Cartier est devenu quelque chose de si informe qu'on le
grandirait presque en l'apparentant au bijoutier Cartier, avec lequel il
eût souri que des ignorants pussent le confondre! Swann était au
contraire une remarquable personnalité intellectuelle et artistique; et
bien qu'il n'eût rien «produit» il eut pourtant la chance de durer un
peu plus. Et pourtant, cher Charles Swann, que j'ai connu quand j'étais
encore si jeune et vous près du tombeau, c'est parce que celui que vous
deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros
d'un de ses romans, qu'on recommence à parler de vous et que peut-être
vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du
Cercle de la rue Royale où vous êtes entre Galliffet, Edmond Polignac
et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c'est parce qu'on sait qu'il y
a quelques traits de vous dans le personnage de Swann.
Pour revenir à des réalités plus générales, c'est de cette mort
prédite et pourtant imprévue de Swann que je l'avais entendu parler
lui-même à la duchesse de Guermantes, le soir où avait eu lieu la
fête chez la cousine de celle-ci. C'est la même mort dont j'avais
retrouvé l'étrangeté spécifique et saisissante un soir où j'avais
parcouru le journal et où son annonce m'avait arrêté net, comme
tracée en mystérieuses lignes inopportunément interpolées. Elles
avaient suffi à faire d'un vivant quelqu'un qui ne peut plus répondre
à ce qu'on lui dit, qu'un nom, un nom écrit, passé tout à coup du
monde réel dans le royaume du silence. C'étaient elles qui me
donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître la demeure'
où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors
n'était pas seulement quelques lettres passées dans un journal, avait
si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi (et cela me rendit
longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu'une autre, bien que ces
motifs n'eussent pas trait à l'étrangeté individuelle de sa mort) que
je n'étais pas allé voir Gilberte comme je le lui avais promis chez la
princesse de Guermantes, qu'il ne m'avait pas appris cette «autre
raison» à laquelle il avait fait allusion ce soir-là, pour laquelle
il m'avait choisi comme confident de son entretien avec le prince, que
mille questions me revenaient (comme des bulles montent du fond de
l'eau), que je voulais lui poser sur les sujets les plus disparates: sur
Ver Meer, sur M. de Mouchy, sur lui-même, sur une tapisserie de
Boucher, sur Combray, questions sans doute peu pressantes puisque je les
avais remises de jour en jour mais qui me semblaient capitales depuis
que, ses lèvres s'étant scellées, la réponse ne viendrait plus.
«Mais non, reprit Brichot, ce n'était pas ici que Swann rencontrait sa
future femme ou du moins ce ne fut ici que dans les tout à fait
derniers temps après le sinistre qui détruisit partiellement la
première habitation de Madame Verdurin. »
Malheureusement, dans la crainte d'étaler aux yeux de Brichot un luxe
qui me semblait déplacé puisque l'universitaire n'en prenait pas sa
part, j'étais descendu trop précipitamment de la voiture et le cocher
n'avait pas compris ce que je lui avais jeté à toute vitesse pour
avoir le temps de m'éloigner de lui avant que Brichot m'aperçût. La
conséquence fut que le cocher vint nous accoster et me demanda s'il
devait venir me reprendre; je lui dis en hâte que oui et redoublai
d'autant plus de respect à l'égard de l'universitaire venu en omnibus.
«Ah! vous étiez en voiture», me dit-il d'un air grave. «Mon Dieu,
par le plus grand des hasards; cela ne m'arrive jamais. Je suis toujours
en omnibus ou à pied. Mais cela me vaudra peut-être le grand honneur
de vous reconduire ce soir si vous consentez pour moi à entrer dans
cette guimbarde; nous serons un peu serrés. Mais vous êtes si
bienveillant pour moi. » Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive
de rien, pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à
cause d'Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne ne
pouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de mon temps
que l'après-midi quand, au piano, je savais qu'elle allait revenir du
Trocadéro et que je n'étais pas pressé de la revoir. Mais enfin,
comme l'après-midi aussi, je sentais que j'avais une femme et qu'en
rentrant je ne connaîtrais pas l'exaltation fortifiante de la solitude.
«J'accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l'époque à
laquelle vous faites allusion nos amis habitaient rue Montalivet un
magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins
somptueux évidemment et que pourtant je préfère à l'hôtel des
Ambassadeurs de Venise. » Brichot m'apprit qu'il y avait ce soir au
«Quai Conti» (c'est ainsi que les fidèles disaient en parlant du
salon Verdurin depuis qu'il s'était transporté là) grand «tra la
la» musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu'au temps ancien
dont je parlais le petit noyau était autre, et le ton différent, pas
seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des
farces d'Elstir (ce qu'il appelait de «pures pantalonnades»), comme un
jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu
déguisé en maître d'hôtel extra et tout en passant les plats avait
dit des gaillardises à l'oreille de la très prude baronne Putbus,
rouge d'effroi et de colère; puis disparaissant avant la fin du dîner,
avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d'eau, d'où,
quand on était sorti de table, il avait émergé tout nu en poussant
des jurons; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en
papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des
chefs-d'œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d'un grand seigneur
de la cour de Charles VII, avec des souliers à la _poulaine_, et une
autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon
de la Légion d'honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot
revoyant dans son passé le salon d'alors avec ses grandes fenêtres,
ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu'il avait fallu
remplacer, déclarait qu'il le préférait à celui d'aujourd'hui.
Certes, je comprenais bien que par «salon» Brichot entendait--comme le
mot église ne signifie pas seulement l'édifice religieux mais la
communauté des fidèles--non pas seulement l'entresol, mais les gens
qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu'ils venaient
chercher là, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme ces
canapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurin l'après-midi,
on attendait qu'elle fût prête, cependant que les fleurs des
marronniers, dehors, et sur la cheminée des œillets dans des vases,
semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pour le visiteur,
que traduisait la souriante bienvenue de ces couleurs roses, épier
fixement la venue tardive de la maîtresse de maison. Mais si le salon
lui semblait supérieur à l'état actuel, c'était peut-être parce que
notre esprit est le vieux Protée qui ne peut rester esclave d'aucune
forme et, même dans le domaine mondain, se dégage soudain d'un salon
arrivé lentement et difficilement à son point de perfection pour
préférer un salon moins brillant, comme les photographies
«retouchées» qu'Odette avait fait faire chez Otto, où, élégante,
elle était en grande robe princesse et ondulée par Lenthéric, ne
plaisaient pas tant à Swann qu'une petite «carte album» faite à
Nice, où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant un
chapeau de paille brodé de pensées avec un nœud de velours noir, de
vingt ans plus jeune (les femmes ayant généralement l'air d'autant
plus vieux que les photographies sont plus anciennes) elle avait l'air
d'une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi
avait-il plaisir à me vanter ce que je ne connaissais pas, à me
montrer qu'il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir?
Il y réussissait du reste, car rien qu'en citant les noms de deux ou
trois personnes qui n'existaient plus et à chacune desquelles il
donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d'en parler, de ces
intimités délicieuses, je me demandais ce qu'il avait pu être; je
sentais que tout ce qu'on m'avait raconté des Verdurin était beaucoup
trop grossier; et même Swann que j'avais connu, je me reprochais de ne
pas avoir fait assez attention à lui, de n'y avoir pas fait attention
avec assez de désintéressement, de de pas l'avoir bien écouté quand
il me recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu'il me
montrait de belles choses, maintenant que je savais qu'il était
comparable à l'un des plus beaux causeurs d'autrefois. Au moment
d'arriver chez Mme Verdurin, j'aperçus M. de Charlus naviguant vers
nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un
de ces apaches ou mendigots, que son passage faisait maintenant
infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts,
et dont ce monstre puissant était bien malgré lui toujours escorté
quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote, enfin
contrastant tellement avec l'étranger hautain de la première année de
Balbec, à l'aspect sévère, à l'affectation de virilité, qu'il me
sembla découvrir, accompagné de son satellite, un astre à une tout
autre période de sa révolution et qu'on commence à voir dans son
plein, ou un malade envahi maintenant par le mal qui n'était il y a
quelques années qu'un léger bouton qu'il dissimulait aisément et dont
on ne soupçonnait pas la gravité. Bien que l'opération qu'avait subie
Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu'il avait cru
perdre pour jamais, je ne sais s'il avait aperçu le voyou attaché aux
pas du baron. Il importait peu du reste, car, depuis la Raspelière, et
malgré l'amitié que l'universitaire avait pour lui, la présence de M.
de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme
la vie de tout autre prolonge dans l'obscurité des sentiers qu'on ne
soupçonne pas. Le mensonge pourtant, si souvent trompeur, et dont
toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un
sentiment d'inimitié, ou d'intérêt, ou une visite qu'on veut avoir
l'air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d'un
jour et qu'on veut cacher à sa femme, qu'une bonne réputation ne
recouvre,--à ne pas les laisser deviner--, des mœurs mauvaises. Elles
peuvent être ignorées toute la vie; le hasard d'une rencontre sur une
jetée, le soir, les révèle; encore ce hasard est-il souvent mal
compris et il faut qu'un tiers averti vous fournisse l'introuvable mot
que chacun ignore. Mais sues, elles effrayent parce qu'on y sent
affleurer la folie, bien plus que par l'immoralité. Mme de Surgis
n'avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle
eût admis de ses fils n'importe quoi qu'eût avili et expliqué
l'intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes! Mais elle leur
défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit
que, par une sorte d'horlogerie à répétition, il était comme
fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à leur
faire pincer l'un à l'autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du
mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de
bons rapports n'est pas atteint d'anthropophagie, et aux questions
répétées du baron: «Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes
gens? » elle répondit, sachant les foudres qu'elle accumulait sur elle,
qu'ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d'un
voyage, etc. L'irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes,
quoiqu'on en dise. Landru (à supposer qu'il ait réellement tué ses
femmes) s'il l'a fait par intérêt, à quoi l'on peut résister, peut
être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.
Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitié avec le
baron, avaient fait place chez lui, dès qu'il s'était agi non plus de
débiter des lieux communs, mais de comprendre, à un sentiment pénible
qui voilait la gaîté. Il se rassurait en récitant des pages de
Platon, des vers de Virgile, parce qu'aveugle d'esprit aussi, il ne
comprenait pas qu'alors aimer un jeune homme était comme aujourd'hui
(les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de
Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer. M. de Charlus
lui-même ne l'eût, pas compris, lui qui confondait sa manie avec
l'amitié, qui ne lui ressemble en rien, et les athlètes de Praxitèle
avec de dociles boxeurs. Il ne voulait pas voir que depuis dix-neuf
cents ans («un courtisan dévot sous un prince dévot eût été athée
sous un prince athée», a dit La Bruyère) toute l'homosexualité de
coutume--celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile--a
disparu, que seule surnage et se multiplie l'involontaire, la nerveuse,
celle qu'on cache aux autres et qu'on travestit à soi-même. Et M. de
Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie
païenne. En échange d'un peu de beauté plastique, que de
supériorité morale! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune
garçon, plus tard n'aura aucune raison d'être moins dur de cœur, et
d'esprit plus fin, que l'autre berger dont la flûte résonne pour
Amaryllis. Car le premier n'est pas atteint d'un mal, il obéit aux
modes du temps. C'est l'homosexualité survivante malgré les obstacles,
honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse
correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On
tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on
songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare
légère d'un sens, qui expliquent que l'univers des poètes et des
musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s'entr'ouvre pour M. de
Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d'une
ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas; mais l'étroite brèche
qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse! Cela ne dispense pas les
gens sains d'avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème
leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu'il est enfermé
par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d'intervenir
auprès du directeur de l'asile, gémissant sur les promiscuités qu'on
lui impose, conclut ainsi: «Tenez, celui qui va venir me parler dans le
préau, dont je suis obligé de subir le contact croit qu'il est
Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on
m'enferme; il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ
c'est moi! » Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer
l'erreur au médecin aliéniste. Sur ces derniers mots et même si on
pense à l'admirable poème auquel travaille chaque jour le même homme,
on s'éloigne, comme les fils de Mme de Surgis s'éloignaient de M. de
Charlus, non qu'il leur eût fait aucun mal, mais à cause du luxe
d'invitations dont le terme était de leur pincer le menton. Le poète
est à plaindre, et qui n'est guidé par aucun Virgile, d'avoir à
traverser les cercles d'un enfer de soufre et de poix, de se jeter dans
le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelques habitants de Sodome!
Aucun charme dans son œuvre; la même sévérité dans sa vie qu'aux
défroqués qui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu'on
ne puisse pas attribuer à autre chose qu'à la perte d'une croyance
d'avoir quitté la soutane.
Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avait
emboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards, ou
traversait la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, ces suiveurs
se comptaient par douzaines qui, dans l'espoir d'avoir une thune, ne le
lâchaient pas) et de peur que l'autre ne s'enhardît à lui parler, le
baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses
joues poudrerizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur
peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l'air d'un
prêtre interdit, diverses compromissions auxquelles l'avait obligé la
nécessité d'excuser son goût et d'en protéger le secret ayant eu
pour effet d'amener à la surface du visage précisément ce que le
baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la
déchéance morale. Celle-ci en effet, quelle qu'en soit la cause, se
lit aisément, car elle ne tarde pas à se matérialiser et prolifère
sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux,
aussi physiquement que s'y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie
de foie ou les répugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce
n'était pas d'ailleurs seulement dans les joues, ou mieux les bajoues
de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie
de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l'embonpoint, que
surnageait maintenant, étalé comme de l'huile, le vice jadis si
intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il
débordait maintenant dans ses propos.
«C'est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau
jeune homme, dit-il en nous abordant, cependant que le voyou
désappointé s'éloignait. C'est du beau. On le dira à vos petits
élèves de la Sorbonne que vous n'êtes pas plus sérieux que cela. Du
reste la compagnie de la jeunesse vous réussit, Monsieur le Professeur,
vous êtes frais comme une petite rose. Je vous ai dérangé, vous aviez
l'air de vous amuser comme deux petites folles, et vous n'aviez pas
besoin d'une vieille grand' maman rabat-joie comme moi. Je n'irai pas à
confesse pour cela, puisque vous étiez presque arrivés. » Le baron
était d'humeur d'autant plus gaie qu'il ignorait entièrement la scène
de l'après-midi, Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce
contre un retour offensif que d'aller prévenir M. de Charlus. Aussi
celui-ci croyait-il toujours au mariage et s'en réjouissait-il. On
dirait que c'est une consolation pour ces grands solitaires que de
donner à leur célibat tragique l'adoucissement d'une paternité
fictive. «Mais ma parole, Brichot, ajouta-t-il, en se tournant en riant
vers nous, j'ai du scrupule en vous voyant en si galante compagnie. Vous
aviez l'air de deux amoureux. Bras dessus, bras dessous, dites donc
Brichot, vous en prenez des libertés! » Fallait-il attribuer pour cause
à de telles paroles le vieillissement d'une telle pensée, moins
maîtresse que jadis de ses réflexes, et qui dans des instants
d'automatisme laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant
quarante ans? Ou bien ce dédain pour l'opinion des roturiers qu'avaient
au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. de Charlus, le duc,
présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le
voir, il se faisait la barbe en chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre?
M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de
Doncières à Doville, la dangereuse habitude de se mettre à l'aise et,
comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir
son énorme front, de desserrer, au début, pour quelques instants
seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à
son vrai visage? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel
auraient à bon droit étonné qui les aurait entièrement connues. Mais
il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs
qu'offre son vice l'avait lassé. Il avait, instinctivement cherché de
nouvelles performances, et, après s'être fatigué des inconnus qu'il
rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu'il avait cru qu'il
détesterait toujours, à l'imitation d'un «ménage» ou d'une
«paternité». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait
du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme de la même façon
qu'un homme normal peut une fois dans sa vie avoir voulu coucher avec un
garçon, par une curiosité semblable, inverse et dans les deux cas
également malsaine. L'existence de «fidèle» du baron, ne vivant, à
cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les
efforts qu'il avait faits longtemps pour garder des apparences
menteuses, la même influence qu'un voyage d'exploration ou un séjour
aux colonies chez certains Européens qui y perdent les principes
directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution
interne d'un esprit, ignorant au début de l'anomalie qu'il portait eh
soi, puis épouvanté devant elle quand il l'avait reconnue, et enfin
s'étant familiarisé avec elle jusqu'à ne plus s'apercevoir qu'on ne
pouvait sans danger avouer aux autres ce qu'on avait fini par s'avouer
sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore pour détacher
M. de Charlus des dernières contraintes sociales, que le temps passé
chez les Verdurin. Il n'est pas en effet d'exil au pôle Sud, ou au
sommet du mont Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu'un séjour
prolongé au sein d'un vice intérieur, c'est-à-dire d'une pensée
différente de la leur. Vice (ainsi M. de Charlus le qualifiait-il
autrefois) auquel le baron prêtait maintenant la figure débonnaire
d'un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque
amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise. Sentant les
curiosités que la particularité de son personnage excitait, M. de
Charlus éprouvait un certain plaisir à les satisfaire, à les piquer,
à les entretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour
le champion du catholicisme, non pas probablement avec l'espoir d'être
pris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l'attente des rieurs
bienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaises
mœurs dans le petit clan, comme il eût contrefait l'anglais ou imité
Mounet-Sully, sans attendre qu'on l'en prie, et pour payer son écot
avec bonne grâce, en exerçant en société un talent d'amateur; de
sorte que M. de Charlus menaçait Brichot de dénoncer à la Sorbonne
qu'il se promenait maintenant avec des jeunes gens de la même façon
que le chroniqueur circoncis parle à tout propos de la «fille aînée
de l'Église» et du «sacré-cœur de Jésus», c'est-à-dire sans
ombre de tartufferie, mais avec une pointe de cabotinage. Ce n'est pas
seulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes de
celles qu'il se permettait autrefois, qu'il serait curieux de chercher
l'explication, mais encore de celui survenu dans les intonations, les
gestes, qui les uns et les autres ressemblaient singulièrement
maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait le plus âprement
autrefois; il poussait maintenant involontairement presque les mêmes
petits cris (chez lui involontaires et d'autant plus profonds) que
jettent, volontairement, eux, les invertis qui s'interpellent en
s'appelant «ma chère»; comme si ce «chichi» voulu, dont M. de
Charlus avait pris si longtemps le contrepied, n'était en effet qu'une
géniale et fidèle imitation des manières qu'arrivent à prendre,
quoiqu'ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une
certaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un
ataxique finissent fatalement par présenter certains symptômes. En
réalité--et c'est ce que ce chichi tout intérieur révélait--il n'y
avait entre le sévère Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en
brosse, que j'avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de
bijoux, que cette différence purement apparente qu'il y a entre une
personne agitée qui parle vite, remue tout le temps, et un névropathe
qui parle lentement, conserve un flegme perpétuel, mais est atteint de
la même neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci comme
l'autre est dévoré des mêmes angoisses et frappé des mêmes tares.
Du reste on voyait que M. de Charlus avait vieilli à des signes tout
différents, comme l'extension extraordinaire qu'avaient prise dans sa
conversation certaines expressions qui avaient proliféré et qui
revenaient maintenant à tout moment (par exemple: «l'enchaînement des
circonstances»), et auxquelles la parole du baron s'appuyait de phrase
en phrase comme à un tuteur nécessaire. «Est-ce que Charlie est
déjà arrivé? » demanda Brichot à M. de Charlus comme nous
apercevions la porte de l'hôtel. «Ah! je ne sais pas», dit le baron
en levant les mains et en fermant à demi les yeux de l'air d'une
personne qui ne veut pas qu'on l'accuse d'indiscrétion, d'autant plus
qu'il avait eu probablement des reproches de Morel pour des choses qu'il
avait dites et que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant
M. de Charlus aussi volontiers qu'il se parait de lui, avait cru graves
quoique en réalité insignifiantes. «Vous savez que je ne sais rien de
ce qu'il fait. » Si les conversations de deux personnes qui ont entre
elles une liaison sont pleines de mensonges, ceux-ci ne naissent pas
moins naturellement dans les conversations qu'un tiers a avec un amant
au sujet de la personne que ce dernier aime, quel que soit d'ailleurs le
sexe de cette personne.
«Il y a longtemps que vous l'avez vu», demandai-je à M. de Charlus,
pour avoir l'air à la fois de ne pas craindre de lui parler de Morel et
de ne pas croire qu'il vivait complètement avec lui. «Il est venu par
hasard cinq minutes ce matin pendant que j'étais encore à demi
endormi, s'asseoir sur le coin de mon lit, comme s'il voulait me
violer. » J'eus aussitôt l'idée que M. de Charlus avait vu Charlie il
y a une heure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu
l'homme qu'on sait,--et qu'elle suppose peut-être qu'on croit être son
amant,--si elle a goûté avec lui, elle répond: «Je l'ai vu un
instant avant déjeuner. » Entre ces deux faits la seule différence est
que l'un est mensonger et l'autre vrai, mais l'un est aussi innocent,
ou, si l'on préfère, aussi coupable. Aussi ne comprendrait-on pas
pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus) choisit toujours le fait
mensonger, si l'on ne savait pas que les réponses sont déterminées,
à l'insu de la personne qui les fait, par un nombre de facteurs qui
semble en disproportion telle avec la minceur du fait qu'on s'excuse
d'en faire état. Mais pour un physicien la place qu'occupe la plus
petite balle de sureau s'explique par la concordance d'action, le
conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction ou de répulsion qui
gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour
mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de
cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le
besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est
aimé, une pénétration do ce que sait ou suppose--et ne dit
pas--l'interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de
la sienne, la fait tantôt sur et tantôt sous-estimer, le désir
involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du
feu. Tout autant de lois différentes agissant en sens contraire dictent
les réponses plus générales touchant l'innocence, le «platonisme»,
ou au contraire la réalité charnelle des relations qu'on a avec la
personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir.
Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré
l'aggravation de son mal qui le poussait perpétuellement à révéler,
à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails
compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer
que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui Charlus et
qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et
bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme
pour l'heure où il l'avait vu en dernier lieu), soit qu'il dît alors
en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou
par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur.
«Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit
camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en
doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était
sûr? ) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça,
vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il
avait parlé d'une femme. Oui, il est venu ce matin me tirer par les
pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous?
Oh! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais
bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière,
mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »
Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel
comme d'un bon petit camarade et qu'il dît la vérité plus encore
qu'il ne croyait en disant: «Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne
connais pas sa vie. »
En effet disons (en interrompant pendant quelques instants ce récit que
nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons au
moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la
demeure de Madame Verdurin), disons que peu de temps avant cette soirée
le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une
lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette
lettre, laquelle devait par contre-coup me causer de cruels chagrins,
était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif
qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus
ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le
plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici,
mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui
disant: «grande sale! va! », «ma belle chérie, toi tu en es au moins,
etc. ». Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres
femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa.
D'autre part la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus et de
Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait:
«Il me supplie dans ses lettres d'être sage! Tu parles! mon petit chat
blanc», ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins
insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de
Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots «en
être». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps
bien long déjà, appris que lui-même «en était». Or voici que cette
notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il
avait découvert qu'il «en était», il avait cru par là apprendre que
son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or
voici que pour Morel cette expression «en être» prenait une extension
que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel
prouvait, d'après cette lettre, qu'il «en était» en ayant le même
goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M.
de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel
connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les
êtres qui en étaient n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus,
mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de
femmes que d'hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et
le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si
familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence
autant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à la
fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine
d'une définition.
M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire
que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité.
Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en
scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues
sournoises. Mais pour un être de la valeur d'un Bergotte par exemple
ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique
en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant
comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme
Bergotte aient vécu généralement dans la compagnie de personnes
médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à
l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en
rien la nature de sa compagne, dont, par éclairs, la vie située des
milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les
mensonges poussés au delà et surtout dans une direction différente de
ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge,
le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les
relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle
action formulée par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur
ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons
à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonné
semblable à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce
mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir
des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, qui puisse éveiller
en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous
n'aurions jamais connus. Il faut dire, pour ce qui concerne M. de
Charlus, que, s'il fut stupéfait d'apprendre relativement à Morel un
certain nombre de choses que celui-ci lui avait soigneusement cachées,
il eut tort d'en conclure que c'est une erreur de se lier avec des gens
du peuple. On verra en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M.
de Charlus lui-même en train de faire des choses qui eussent encore
plus stupéfié les personnes de sa famille et de ses amis, que n'avait
pu faire pour lui la vie révélée par Léa. (La révélation qui lui
avait été le plus pénible avait été celle d'un voyage que Morel
avait fait avec Léa, alors qu'il avait assuré à M. de Charlus qu'il
était en ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s'était
servi pour échafauder son mensonge de personnes bénévoles à qui il
avait envoyé ses lettres en Allemagne, d'où on les réexpédiait à M.
de Charlus qui d'ailleurs était tellement convaincu que Morel y était
qu'il n'eût même pas regardé le timbre de la poste. ) Mais il est
temps de rattraper le baron qui s'avance, avec Brichot et moi, vers la
porte des Verdurin.
«Et qu'est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami
hébreu que nous voyions à Doville? J'avais pensé que si cela vous
faisait plaisir on pourrait peut-être l'inviter un soir. » En effet M.
de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et
gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou
un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La
surveillance qu'il chargeait un vieux domestique de faire exercer par
une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se
croyaient filés et qu'une femme de chambre ne vivait plus, n'osait plus
sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses.
cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit
que dans la _Vue de Delft_ de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye
pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait
connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait
pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même. Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à
l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut
pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice,
et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le
Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce
qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il
remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le
sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de
mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard,
comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux
petit pan de mur. «C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes
derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches
de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit
pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui
échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant
l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment
donné le premier pour le second. «Je ne voudrais pourtant pas, se
disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition. »
Il se répétait: «Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de
mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit: «C'est une simple indigestion que m'ont donnée
ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup
l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les
visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire?
Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux,
n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que
tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix
d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune
raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous
croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être
polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de
recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera
importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur
jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à
jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces
obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent
appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous
sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner
revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi
parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y
avait tracées,--ces lois dont tout travail profond de l'intelligence
nous rapproche et qui sont invisibles seulement--et encore! --pour les
sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est
sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses
livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes
éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa
résurrection.
J'appris, ai-je dit, ce jour-là que Bergotte était mort. Et j'admirais
l'inexactitude des journaux qui--reproduisant les uns et les autres une
même note--disaient qu'il était mort la veille. Or la veille,
Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela
l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec
elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien.
Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais
comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un
an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait
accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois,
que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce
qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents:
parfois celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de
nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément,
que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux
pouvoir; plus souvent le génie ou la beauté célèbre consentent, mais
humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous
gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant. Je
devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux
d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré
Bergotte, mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant
elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard
l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle
disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que
les formes de l'évidence--ce que nous voyons, ce que nous apprenons
d'une manière irréfutable--qu'elle semait ainsi dans les intervalles
de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas
alors la fausseté et dont je n'ai eu que beaucoup plus tard la
perception. J'ai ajouté: «quand elle avouait», voici pourquoi.
Quelquefois des rapprochements singuliers me donnaient à son sujet des
soupçons jaloux où à côté d'elle figurait dans le passé, ou hélas
dans l'avenir, une autre personne. Pour avoir l'air d'être sûr de mon
fait, je disais le nom et Albertine me disait: «Oui je l'ai
rencontrée, il y a huit jours, à quelques pas de la maison. Par
politesse j'ai répondu à son bonjour. J'ai fait deux pas avec elle.
Mais il n'y a jamais rien eu entre nous. Il n'y aura jamais rien. » Or
Albertine n'avait même pas rencontré cette personne, pour la bonne
raison que celle-ci n'était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais
mon amie trouvait que nier complètement était peu vraisemblable. D'où
cette courte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dame
s'arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. Le
témoignage de mes sens, si j'avais été dehors à ce moment, m'aurait
peut-être appris que la dame n'avait pas fait quelques pas avec
Albertine. Mais si j'avais suie contraire, c'était par une de ces
chaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avons
confiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage des
sens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j'eusse
été précisément dehors, ce qui n'avait pas eu lieu. On peut imaginer
pourtant qu'une telle hypothèse n'est pas invraisemblable: j'aurais pu
être sorti et passer dans la rue à l'heure où Albertine m'aurait dit
ce soir (ne m'ayant pas vu) qu'elle avait fait quelques pas avec la
dame, et j'aurais su alors qu'Albertine avait menti. Est-ce bien sûr
encore? Une obscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j'aurais
mis en doute que je l'avais vue seule, à peine aurais-je cherché à
comprendre par quelle illusion d'optique je n'avais pas aperçu la dame
et je n'aurais pas été autrement étonné de m'être trompé, car le
monde des astres est moins difficile à connaître que les actions
réelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiés
qu'ils sont contre notre doute par des fables destinées à les
protéger. Pendant combien d'années peuvent-ils laisser notre amour
apathique croire que la femme aimée a à l'étranger une sœur, un
frère, une belle-sœur qui n'ont jamais existé!
Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l'esprit où la
conviction crée l'évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de
l'ouïe apporter à Françoise non le mot qu'on avait prononcé, mais
celui qu'elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu'elle n'entendît
pas la rectification implicite d'une prononciation meilleure. Notre
maître d'hôtel n'était pas constitué autrement. M. de Charlus
portait à ce moment-là--car il changeait beaucoup--des pantalons fort
clairs et reconnaissables entre mille. Or notre maître d'hôtel, qui
croyait que le mot «pissotière» (le mot désignant ce que M. de
Rambuteau avait été si fâché d'entendre le duc de Guermantes appeler
un édicule Rambuteau) était «pistière», n'entendit jamais dans
toute sa vie une seule personne dire «pissotière», bien que très
souvent on prononçât ainsi devant lui. Mais l'erreur est plus
entêtée que la foi et n'examine pas ses croyances. Constamment le
maître d'hôtel disait: «Certainement M. le baron de Charlus a pris
une maladie pour rester si longtemps dans une pistière. Voilà ce que
c'est que d'être un vieux coureur de femmes. Il en a les pantalons. Ce
matin, madame m'a envoyé faire une course à Neuilly. À la pistière
de la rue de Bourgogne j'ai vu entrer M. le baron de Charlus. En
revenant de Neuilly, bien une heure après, j'ai vu ses pantalons jaunes
dans la même pistière, à la même place, au milieu où il se met
toujours pour qu'on ne le voie pas. » Je ne connais rien de plus beau,
de plus noble et plus jeune qu'une nièce de Mme de Guermantes. Mais
j'entendis le concierge d'un restaurant où j'allais quelquefois dire
sur son passage: «Regarde-moi cette vieille rombière, quelle touche!
et ça a au moins quatre-vingts ans. » Pour l'âge il me paraît
difficile qu'il le crût. Mais les chasseurs groupés autour de lui, qui
ricanaient chaque fois qu'elle passait devant l'hôtel pour aller voir
non loin de là ses deux charmantes grand'tantes, Mmes de Fezensac et de
Bellery, virent sur le visage de cette jeune beauté, les quatre-vingts
ans que par plaisanterie ou non avait donnés le concierge à la vieille
«rombière». On les aurait fait tordre en leur disant qu'elle était
plus distinguée que l'une des deux caissières de l'hôtel, et qui,
rongée d'eczéma, ridicule de grosseur, leur semblait belle femme. Seul
peut-être le désir sexuel eût été capable d'empêcher leur erreur
de se former, s'il avait joué sur le passage de la prétendue vieille
rombière, et si les chasseurs avaient brusquement convoité la jeune
déesse. Mais pour des raisons inconnues, et qui devaient être
probablement de nature sociale, ce désir n'avait pas joué. Il y aurait
du reste beaucoup à discuter. L'univers est vrai pour nous tous et
dissemblable pour chacun. Si nous n'étions pas, pour l'ordre du récit,
obligé de nous borner à des raisons frivoles, combien de plus
sérieuses nous permettraient de montrer la minceur menteuse du début
de ce volume où, de mon lit, j'entends le monde s'éveiller, tantôt
par un temps, tantôt par un autre. Oui, j'ai été forcé d'amincir la
chose et d'être mensonger, mais ce n'est pas un univers, c'est des
millions, presque autant qu'il existe de prunelles et d'intelligences
humaines, qui s'éveillent tous les matins.
Pour revenir à Albertine, je n'ai jamais connu de femmes douées plus
qu'elle d'heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes
mêmes de la vie, si ce n'est une de ses amies--une de mes jeunes
filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil
irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblait tout à
fait à certaines grappes de fleurs roses dont j'ai oublié le nom et
qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeune fille était,
au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n'y
mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui
étaient fréquents chez mon amie. J'ai dit pourtant qu'elle était
charmante quand elle inventait un récit qui ne laissait pas de place au
doute, car on voyait alors devant soi la chose--pourtant
imaginée,--qu'elle disait, en se servant comme vue de sa parole. La
vraisemblance seule inspirait Albertine, nullement le désir de me
donner de la jalousie. Car Albertine, sans être intéressée
peut-être, aimait qu'on lui fît des gentillesses. Or si au cours de
cet ouvrage j'ai eu et j'aurai bien des occasions de montrer comment la
jalousie redouble l'amour, c'est au point de vue de l'amant que je me
suis placé. Mais pour peu que celui-ci ait un peu de fierté, et
dût-il mourir d'une séparation, il ne répondra pas à une trahison
supposée par une gentillesse, il s'écartera, ou sans s'éloigner
s'ordonnera de feindre la froideur. Aussi est-ce en pure perte pour elle
que sa maîtresse le fait tant souffrir. Dissipe-t-elle au contraire
d'un mot adroit, de tendres caresses, les soupçons qui le torturaient
bien qu'il s'y prétendît indifférent, sans doute l'amant n'éprouve
pas cet accroissement désespéré de l'amour où le hausse la jalousie,
mais cessant brusquement de souffrir, heureux, attendri, détendu comme
on l'est après un orage quand la pluie est tombée et qu'à peine
sent-on encore sous les grands marronniers s'égoutter à longs
intervalles les gouttes suspendues que déjà le soleil reparu colore,
il ne sait comment exprimer sa reconnaissance à celle qui l'a guéri.
Albertine savait que j'aimais à la récompenser de ses gentillesses, et
cela expliquait peut-être qu'elle inventât pour s'innocenter des aveux
naturels comme ses récits dont je ne doutais pas et dont un avait été
la rencontre de Bergotte alors qu'il était déjà mort. Je n'avais su
jusque-là de mensonges d'Albertine que ceux que par exemple à Balbec
m'avait rapportés Françoise et que j'ai omis de dire bien qu'ils
m'eussent fait si mal: «Comme elle ne voulait pas venir, elle m'a dit:
«Est-ce que vous ne pourriez pas dire à monsieur que vous ne m'avez
pas trouvée, que j'étais sortie? » Mais les «inférieurs», qui nous
aiment comme Françoise m'aimait, ont du plaisir à nous froisser dans
notre amour-propre.
CHAPITRE DEUXIÈME
_Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus. _
Après le dîner, je dis à Albertine que j'avais envie de profiter de
ce que j'étais levé pour aller voir des amis, Mme Villeparisis, Mme de
Guermantes, les Cambremer, je ne savais trop, ceux que je trouverais
chez eux. Je tus seulement le nom de ceux chez qui je comptais aller,
les Verdurin. Je lui demandai si elle ne voulait pas venir avec moi.
Elle allégua qu'elle n'avait pas de robe. «Et puis je suis si mal
coiffée. Est-ce que vous tenez à ce que je continue à garder cette
coiffure? » Et pour me dire adieu elle me tendit la main de cette façon
brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu'elle avait
jadis sur la plage de Balbec, et qu'elle n'avait plus jamais eue depuis.
Ce mouvement oublié refit du corps qu'il anima, celui de cette
Albertine qui me connaissait encore à peine. Il rendit à Albertine,
cérémonieuse sous un air de brusquerie, sa nouveauté première, son
inconnu, et jusqu'à son cadre. Je vis la mer derrière cette jeune
fille que je n'avais jamais vue me saluer ainsi depuis que je n'étais
plus au bord de la mer. «Ma tante trouve que cela me vieillit»,
ajouta-t-elle d'un air maussade. «Puisse sa tante dire vrai! »
pensai-je. «Qu'Albertine en ayant l'air d'une enfant fasse paraître
Mme Bontemps plus jeune, c'est tout ce que celle-ci demande, et
qu'Albertine aussi ne lui coûte rien, en attendant le jour, où en
m'épousant, elle lui rapportera. » Mais qu'Albertine parût moins
jeune, moins jolie, fît moins retourner les têtes dans la rue, voilà
ce que moi au contraire je souhaitais. Car la vieillesse d'une duègne
ne rassure pas tant un amant jaloux que la vieillesse du visage de celle
qu'il aime. Je souffrais seulement que la coiffure que je lui avais
demandé d'adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus.
Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même
loin d'Albertine, de m'attacher à elle comme un lien.
Je dis à Albertine, peu en train, m'avait-elle dit, pour m'accompagner
chez les Guermantes ou les Cambremer, que je ne savais trop où j'irais
et je partis chez les Verdurin. Au moment où la pensée du concert que
j'y entendrais me rappelait la scène de l'après-midi: «grand pied de
grue, grand pied de grue»,--scène d'amour déçu, d'amour jaloux,
peut-être, mais alors aussi bestiale que celle que, à la parole près,
peut faire à une femme un orangoutang qui en est, si l'on peut dire,
épris,--au moment où dans la rue j'allais appeler un fiacre,
j'entendis des sanglots qu'un homme, qui était assis sur une borne,
cherchait à réprimer. Je m'approchai, l'homme qui avait la tête dans
ses mains avait l'air d'un jeune homme, et je fus surpris de voir, à la
blancheur qui sortait du manteau, qu'i était en habit et en cravate
blanche. En m'entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais
aussitôt m'ayant reconnu le détourna. C'était Morel. Il comprit que
je l'avais reconnu et tâchant d'arrêter ses larmes il me dit qu'il
s'était arrêté un instant tant il souffrait. «J'ai grossièrement
insulté aujourd'hui même, me dit-il, une personne pour qui j'ai eu de
très grands sentiments. C'est d'un lâche car elle m'aime. » «Avec le
temps elle oubliera peut-être», répondis-je sans penser qu'en parlant
ainsi, j'avais l'air d'avoir entendu la scène de l'après-midi. Mais il
était si absorbé dans son chagrin qu'il n'eut même pas l'idée que je
pusse savoir quelque chose. «Elle oubliera peut-être, me dit-il. Mais
moi je ne pourrai pas oublier. J'ai le sentiment de ma honte, j'ai un
dégoût de moi! Mais enfin c'est dit, rien ne peut faire que ce n'ait
pas été dit. Quand on me met en colère je ne sais plus ce que je
fais. Et c'est si malsain pour moi, j'ai les nerfs tout entrecroisés
les uns dans les autres», car comme tous les neurasthéniques il avait
un grand souci de sa santé. Si, dans l'après-midi, j'avais vu la
colère amoureuse d'un animal furieux, ce soir, en quelques heures, des
siècles avaient passé et un sentiment nouveau, un sentiment de honte,
de regret, de chagrin, montrait qu'une grande étape avait été
franchie dans l'évolution de la bête destinée à se transformer en
créature humaine. Malgré tout j'entendais toujours «grand pied de
grue» et je craignais une prochaine récurrence à l'état sauvage. Je
comprenais d'ailleurs très mal ce qui s'était passé, et c'est
d'autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement
que depuis quelques jours et particulièrement ce jour-là, même avant
le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l'état du
violoniste, Morel était repris de neurasthénie. En effet, il avait, le
mois précédent, poussé aussi vite qu'il avait pu, beaucoup plus
lentement qu'il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec
laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès
qu'il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et
surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d'autres
jeunes filles qu'elle lui procurerait, il avait rencontré des
résistances qui l'avaient exaspéré. Du coup (soit qu'elle eût été
trop chaste, ou au contraire se fût donnée) son désir était tombé.
Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral,
quoique vicieux, il avait peur que, dès la rupture, M. de Charlus ne le
mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de
jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et
Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronesque) entre
eux, et avant d'annoncer a rupture, de «fout' le camp» pour une
destination inconnue.
Bien que la conduite qu'il avait eue avec la nièce de Jupien fût
exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il
avait fait la théorie devant le baron pendant qu'ils dînaient à
Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu'elles étaient fort
différentes, et que des sentiments moins atroces et qu'il n'avait pas
prévus dans sa conduite théorique avaient embelli, rendu sentimentale
sa conduite réelle. Le seul point où au contraire la réalité était
pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas
possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant au
contraire vraiment «fout' le camp» pour une chose aussi simple lui
paraissait beaucoup. C'était quitter le baron qui, sans doute, serait
furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l'argent que lui
donnait le baron. La pensée que c'était inévitable lui donnait des
crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer, prenait pour ne pas
y penser de la morphine avec prudence. Puis tout à coup s'était
trouvée dans son esprit une idée qui sans doute y prenait peu à peu
vie et forme depuis quelque temps, et cette idée était que
l'alternative, le choix entre la rupture et la brouille complète avec
M. de Charlus, n'était peut-être pas forcés. Perdre tout l'argent du
baron était beaucoup. Morel, incertain, fut pendant quelques jours
plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnaient la vue de
Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le
faire tomber dans un piège, qu'ils avaient dû s'estimer heureux d'en
être quittes à si bon marché. Il trouvait en somme que la jeune fille
était dans son tort d'avoir été si maladroite, de n'avoir pas su le
garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M.
de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu'aux dîners
dispendieux qu'il avait offerts à la jeune fille depuis qu'ils étaient
fiancés et desquels il eût pu dire le coût, en fils de valet de
chambre qui venait tous les mois apporter son «livre» à mon oncle.
Car livre, au singulier, qui signifie ouvrage imprimé pour le commun
des mortels, perd ce sens pour les Altesses et pour les valets de
chambre. Pour les seconds il signifie le livre de comptes, pour les
premières le registre où on s'inscrit. (À Balbec, un jour où la
Princesse de Luxembourg m'avait dit qu'elle n'avait pas emporté de
livre, j'allais lui prêter _Pêcheur d'Islande_ et _Tartarin de
Tarascon_, quand je compris ce qu'elle avait voulu dire, non qu'elle
passerait le temps moins agréablement, mais que je pourrais plus
difficilement mettre mon nom chez elle. )
Malgré le changement de point de vue de Morel quant aux conséquences
de sa conduite, bien que celle-ci lui eût semblé abominable il y a
deux mois quand il aimait passionnément la nièce de Jupien, et que
depuis quinze jours il ne cessât de se répéter que cette même
conduite était naturelle, louable, elle ne laissait pas d'augmenter
chez lui l'état de nervosité dans lequel tantôt il avait signifié la
rupture. Et il était tout prêt à «passer sa colère» sinon (sauf
dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce
reste de crainte, dernière trace de l'amour, du moins sur le baron. Il
se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant
au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où
il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les
Verdurin), il évitait (autant que possible, et c'était déjà bien
trop que la scène e l'après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses
mouvements quelque chose de saccadé. Tel un chirurgien, passionné
d'automobile, cesse de conduire quand il a à opérer. C'est ce qui
m'explique que, tout en me parlant, il faisait remuer doucement ses
doigts l'un après l'autre afin de voir s'ils avaient repris leur
souplesse. Un froncement de sourcil s'ébaucha qui semblait signifier
qu'il y avait encore un peu de raideur nerveuse. Mais pour ne pas
l'accroître, il déplissait son visage, comme on s'empêche de
s'énerver de ne pas dormir ou de ne pas posséder aisément une femme,
de peur que la phobie elle-même retarde encore l'instant du sommeil ou
du plaisir. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d'être
comme d'habitude tout à ce qu'il jouerait chez les Verdurin et
désireux, tant que je le verrais, de me permettre de constater sa
douleur, le plus simple lui parut de me supplier de partir
immédiatement. La supplication était inutile et le départ m'était un
soulagement. J'avais tremblé qu'allant dans la même maison, à
quelques minutes d'intervalle, il ne me demandât de le conduire et je
me rappelais trop la scène de l'après-midi pour ne pas éprouver
quelque dégoût à avoir Morel auprès de moi pendant le trajet. Il est
très possible que l'amour, puis l'indifférence ou la haine de Morel à
l'égard de la nièce de Jupien eussent été sincères. Malheureusement
ce n'était pas la première fois qu'il agissait ainsi, qu'il
«plaquait» brusquement une jeune fille à laquelle il avait juré de
l'aimer toujours, allant jusqu'à lui montrer un revolver chargé en lui
disant qu'il se ferait sauter la cervelle s'il était assez lâche pour
l'abandonner. Il ne l'abandonnait pas moins ensuite et éprouvait, au
lieu de remords, une sorte de rancune. Ce n'était pas la première fois
qu'il agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que
bien des têtes de jeunes filles--de jeunes filles moins oublieuses de
lui qu'il n'était d'elles--souffrirent--comme souffrit encore longtemps
la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le
méprisant--souffrirent, prêtes à éclater sous l'élancement d'une
douleur interne parce qu'en chacune d'elles,--comme le fragment d'une
sépulture grecque,--un aspect du visage de Morel, dur comme le marbre
et beau comme l'antique, était enclos dans leur cervelle, avec ses
cheveux en fleurs, ses yeux fins, son nez droit, formant protubérance
pour un crâne non destiné à le recevoir, et qu'on ne pouvait pas
opérer. Mais à la longue ces fragments si durs finissent par glisser
jusqu'à une place où ils ne causent pas trop de déchirements, n'en
bougent plus; on ne sent plus leur présence: c'est l'oubli, ou le
souvenir indifférent.
J'avais en moi deux produits de ma journée. C'était d'une part, grâce
au calme apporté par la docilité d'Albertine, la possibilité et, en
conséquence, la résolution de rompre avec elle. C'était d'autre part,
fruit de mes réflexions pendant le temps que je l'avais attendue, assis
devant mon piano, l'idée que l'Art, auquel je tâcherais de consacrer
ma liberté reconquise, n'était pas quelque chose qui valût la peine
d'un sacrifice, quelque chose d'en dehors de la vie, ne participant pas
à sa vanité et son néant, l'apparence d'individualité réelle
obtenue dans les œuvres n'étant due qu'au trompe-l'œil de l'habileté
technique. Si mon après-midi avait laissé en moi d'autres résidus,
plus profonds peut-être, ils ne devaient venir à ma connaissance que
bien plus tard. Quant aux deux que je soupesais clairement, ils
n'allaient pas être durables; car, dès cette soirée même, mes idées
de l'art allaient se relever de la diminution qu'elles avaient
éprouvée l'après-midi, tandis qu'en revanche le calme, et par
conséquent la liberté qui me permettrait de me consacrer a lui, allait
m'être de nouveau retiré.
Comme ma voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, je
la fis arrêter. Je venais en effet de voir Brichot descendre de tramway
au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal,
et passer des gants gris-perle. J'allai à lui. Depuis quelque temps son
affection de la vue ayant empiré, il avait été doté--aussi richement
qu'un observatoire--de lunettes nouvelles puissantes et compliquées
qui, comme des instruments astronomiques, semblaient vissées à ses
yeux; il braqua sur moi leurs feux excessifs et me reconnut. Elles
étaient en merveilleux état. Mais derrière elles j'aperçus
minuscule, pâle, convulsif, expirant, un regard lointain placé sous ce
puissant appareil, comme dans les laboratoires trop richement
subventionnés pour les besognes que l'on y fait on place une
insignifiante bestiole agonisante sous les appareils les plus
perfectionnés. J'offris mon bras au demi-aveugle pour assurer sa
marche. «Ce n'est pas cette fois près du grand Cherbourg que nous nous
rencontrons, me dit-il, mais à côté du petit Dunkerque», phrase qui
me parut fort ennuyeuse, car je ne compris pas ce qu'elle voulait dire;
et cependant je n'osai pas le demander à Brichot, par crainte moins
encore de son mépris que de ses explications. Je lui répondis que
j'étais assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous
les soirs Odette. «Comment, vous connaissez ces vieilles histoires, me
dit-il. Il y a pourtant de cela jusqu'à la mort de Swann ce que le
poète appelle à bon droit: _Grande Spatium mortalis ævi. _»
La mort de Swann m'avait à l'époque bouleversé. La mort de Swann!
Swann ne joue pas dans cette phrase le rôle d'un simple génitif.
J'entends par là la mort particulière, la mort envoyée par le destin
au Service de Swann. Car nous disons la mort pour simplifier, mais il y
en a presque autant que de personnes. Nous ne possédons pas de sens qui
nous permette de voir, courant à toutes vitesses dans toutes les
directions, les morts, les morts actives dirigées par le destin vers
tel ou tel. Souvent ce sont des morts qui ne seront entièrement
libérées de leur tâche que deux, trois ans après. Elles courent vite
poser un cancer au flanc d'un Swann, puis repartent pour d'autres
besognes, ne revenant que quand, l'opération des chirurgiens ayant eu
lieu, il faut poser le cancer à nouveau. Puis vient le moment où on
lit dans _le Gaulois_ que la santé de Swann a inspiré des
inquiétudes, mais que son indisposition est en parfaite voie de
guérison. Alors quelques minutes avant le dernier souffle, la mort,
comme une religieuse qui vous aurait soigné, au lieu de vous détruire,
vient assister à vos derniers instants, couronne d'une auréole
suprême l'être à jamais glacé dont le cœur a cessé de battre. Et
c'est cette diversité des morts, le mystère de leurs circuits, la
couleur de leur fatale écharpe qui donne quelque chose de si
impressionnant aux lignes des journaux:
«Nous apprenons avec un vif regret que M. Charles Swann a succombé
hier à Paris, dans son hôtel, des suites d'une douloureuse maladie.
Parisien dont l'esprit était apprécié de tous, comme la sûreté de
ses relations choisies mais fidèles, il sera unanimement regretté,
aussi bien dans les milieux artistiques et littéraires où la finesse
avisée de son goût le faisait se plaire et être recherché de tous,
qu'au Jockey-Club dont il était l'un des membres les plus anciens et
les plus écoutés. Il appartenait aussi au Cercle de l'Union et au
Cercle Agricole.
Il avait donné depuis peu sa démission de membre du
Cercle de la rue Royale. Sa physionomie spirituelle comme sa notoriété
marquante ne laissaient pas d'exciter la curiosité du public dans tout
_great event_ de la musique et de la peinture et notamment aux
«vernissages» dont il avait été l'habitué fidèle jusqu'à ses
dernières années, où il n'était plus sorti que rarement de sa
demeure. Les obsèques auront lieu, etc. ».
À ce point de vue si l'on n'est pas «quelqu'un» l'absence de titre
connu rend plus rapide encore la décomposition de la mort. Sans doute
c'est d'une façon anonyme, sans distinction d'individualité, qu'on
demeure le duc d'Uzès. Mais la couronne ducale en tient quelque temps
ensemble les éléments comme ceux de ces glaces aux formes bien
dessinées qu'appréciait Albertine, tandis que les noms de bourgeois
ultra-mondains, aussitôt qu'ils sont morts, se désagrègent et fondent
«démoulés». Nous avons vu Mme de Guermantes parler de Cartier comme
du meilleur ami du duc de la Trémoille, comme d'un homme très
recherché dans' les milieux aristocratiques. Pour la génération
suivante, Cartier est devenu quelque chose de si informe qu'on le
grandirait presque en l'apparentant au bijoutier Cartier, avec lequel il
eût souri que des ignorants pussent le confondre! Swann était au
contraire une remarquable personnalité intellectuelle et artistique; et
bien qu'il n'eût rien «produit» il eut pourtant la chance de durer un
peu plus. Et pourtant, cher Charles Swann, que j'ai connu quand j'étais
encore si jeune et vous près du tombeau, c'est parce que celui que vous
deviez considérer comme un petit imbécile a fait de vous le héros
d'un de ses romans, qu'on recommence à parler de vous et que peut-être
vous vivrez. Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du
Cercle de la rue Royale où vous êtes entre Galliffet, Edmond Polignac
et Saint-Maurice, on parle tant de vous, c'est parce qu'on sait qu'il y
a quelques traits de vous dans le personnage de Swann.
Pour revenir à des réalités plus générales, c'est de cette mort
prédite et pourtant imprévue de Swann que je l'avais entendu parler
lui-même à la duchesse de Guermantes, le soir où avait eu lieu la
fête chez la cousine de celle-ci. C'est la même mort dont j'avais
retrouvé l'étrangeté spécifique et saisissante un soir où j'avais
parcouru le journal et où son annonce m'avait arrêté net, comme
tracée en mystérieuses lignes inopportunément interpolées. Elles
avaient suffi à faire d'un vivant quelqu'un qui ne peut plus répondre
à ce qu'on lui dit, qu'un nom, un nom écrit, passé tout à coup du
monde réel dans le royaume du silence. C'étaient elles qui me
donnaient encore maintenant le désir de mieux connaître la demeure'
où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors
n'était pas seulement quelques lettres passées dans un journal, avait
si souvent dîné avec Odette. Il faut ajouter aussi (et cela me rendit
longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu'une autre, bien que ces
motifs n'eussent pas trait à l'étrangeté individuelle de sa mort) que
je n'étais pas allé voir Gilberte comme je le lui avais promis chez la
princesse de Guermantes, qu'il ne m'avait pas appris cette «autre
raison» à laquelle il avait fait allusion ce soir-là, pour laquelle
il m'avait choisi comme confident de son entretien avec le prince, que
mille questions me revenaient (comme des bulles montent du fond de
l'eau), que je voulais lui poser sur les sujets les plus disparates: sur
Ver Meer, sur M. de Mouchy, sur lui-même, sur une tapisserie de
Boucher, sur Combray, questions sans doute peu pressantes puisque je les
avais remises de jour en jour mais qui me semblaient capitales depuis
que, ses lèvres s'étant scellées, la réponse ne viendrait plus.
«Mais non, reprit Brichot, ce n'était pas ici que Swann rencontrait sa
future femme ou du moins ce ne fut ici que dans les tout à fait
derniers temps après le sinistre qui détruisit partiellement la
première habitation de Madame Verdurin. »
Malheureusement, dans la crainte d'étaler aux yeux de Brichot un luxe
qui me semblait déplacé puisque l'universitaire n'en prenait pas sa
part, j'étais descendu trop précipitamment de la voiture et le cocher
n'avait pas compris ce que je lui avais jeté à toute vitesse pour
avoir le temps de m'éloigner de lui avant que Brichot m'aperçût. La
conséquence fut que le cocher vint nous accoster et me demanda s'il
devait venir me reprendre; je lui dis en hâte que oui et redoublai
d'autant plus de respect à l'égard de l'universitaire venu en omnibus.
«Ah! vous étiez en voiture», me dit-il d'un air grave. «Mon Dieu,
par le plus grand des hasards; cela ne m'arrive jamais. Je suis toujours
en omnibus ou à pied. Mais cela me vaudra peut-être le grand honneur
de vous reconduire ce soir si vous consentez pour moi à entrer dans
cette guimbarde; nous serons un peu serrés. Mais vous êtes si
bienveillant pour moi. » Hélas, en lui proposant cela, je ne me prive
de rien, pensai-je, puisque je serai toujours obligé de rentrer à
cause d'Albertine. Sa présence chez moi, à une heure où personne ne
pouvait venir la voir, me laissait disposer aussi librement de mon temps
que l'après-midi quand, au piano, je savais qu'elle allait revenir du
Trocadéro et que je n'étais pas pressé de la revoir. Mais enfin,
comme l'après-midi aussi, je sentais que j'avais une femme et qu'en
rentrant je ne connaîtrais pas l'exaltation fortifiante de la solitude.
«J'accepte de grand cœur, me répondit Brichot. À l'époque à
laquelle vous faites allusion nos amis habitaient rue Montalivet un
magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins
somptueux évidemment et que pourtant je préfère à l'hôtel des
Ambassadeurs de Venise. » Brichot m'apprit qu'il y avait ce soir au
«Quai Conti» (c'est ainsi que les fidèles disaient en parlant du
salon Verdurin depuis qu'il s'était transporté là) grand «tra la
la» musical, organisé par M. de Charlus. Il ajouta qu'au temps ancien
dont je parlais le petit noyau était autre, et le ton différent, pas
seulement parce que les fidèles étaient plus jeunes. Il me raconta des
farces d'Elstir (ce qu'il appelait de «pures pantalonnades»), comme un
jour où celui-ci, ayant feint de lâcher au dernier moment, était venu
déguisé en maître d'hôtel extra et tout en passant les plats avait
dit des gaillardises à l'oreille de la très prude baronne Putbus,
rouge d'effroi et de colère; puis disparaissant avant la fin du dîner,
avait fait apporter dans le salon une baignoire pleine d'eau, d'où,
quand on était sorti de table, il avait émergé tout nu en poussant
des jurons; et aussi des soupers où on venait dans des costumes en
papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des
chefs-d'œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d'un grand seigneur
de la cour de Charles VII, avec des souliers à la _poulaine_, et une
autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon
de la Légion d'honneur avec de la cire à cacheter. Bref Brichot
revoyant dans son passé le salon d'alors avec ses grandes fenêtres,
ses canapés bas mangés par le soleil de midi et qu'il avait fallu
remplacer, déclarait qu'il le préférait à celui d'aujourd'hui.
Certes, je comprenais bien que par «salon» Brichot entendait--comme le
mot église ne signifie pas seulement l'édifice religieux mais la
communauté des fidèles--non pas seulement l'entresol, mais les gens
qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu'ils venaient
chercher là, et auxquels dans sa mémoire avaient donné leur forme ces
canapés sur lesquels, quand on venait voir Mme Verdurin l'après-midi,
on attendait qu'elle fût prête, cependant que les fleurs des
marronniers, dehors, et sur la cheminée des œillets dans des vases,
semblaient, dans une pensée de gracieuse sympathie pour le visiteur,
que traduisait la souriante bienvenue de ces couleurs roses, épier
fixement la venue tardive de la maîtresse de maison. Mais si le salon
lui semblait supérieur à l'état actuel, c'était peut-être parce que
notre esprit est le vieux Protée qui ne peut rester esclave d'aucune
forme et, même dans le domaine mondain, se dégage soudain d'un salon
arrivé lentement et difficilement à son point de perfection pour
préférer un salon moins brillant, comme les photographies
«retouchées» qu'Odette avait fait faire chez Otto, où, élégante,
elle était en grande robe princesse et ondulée par Lenthéric, ne
plaisaient pas tant à Swann qu'une petite «carte album» faite à
Nice, où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant un
chapeau de paille brodé de pensées avec un nœud de velours noir, de
vingt ans plus jeune (les femmes ayant généralement l'air d'autant
plus vieux que les photographies sont plus anciennes) elle avait l'air
d'une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus. Peut-être aussi
avait-il plaisir à me vanter ce que je ne connaissais pas, à me
montrer qu'il avait goûté des plaisirs que je ne pourrais pas avoir?
Il y réussissait du reste, car rien qu'en citant les noms de deux ou
trois personnes qui n'existaient plus et à chacune desquelles il
donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d'en parler, de ces
intimités délicieuses, je me demandais ce qu'il avait pu être; je
sentais que tout ce qu'on m'avait raconté des Verdurin était beaucoup
trop grossier; et même Swann que j'avais connu, je me reprochais de ne
pas avoir fait assez attention à lui, de n'y avoir pas fait attention
avec assez de désintéressement, de de pas l'avoir bien écouté quand
il me recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu'il me
montrait de belles choses, maintenant que je savais qu'il était
comparable à l'un des plus beaux causeurs d'autrefois. Au moment
d'arriver chez Mme Verdurin, j'aperçus M. de Charlus naviguant vers
nous de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un
de ces apaches ou mendigots, que son passage faisait maintenant
infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts,
et dont ce monstre puissant était bien malgré lui toujours escorté
quoique à quelque distance, comme le requin par son pilote, enfin
contrastant tellement avec l'étranger hautain de la première année de
Balbec, à l'aspect sévère, à l'affectation de virilité, qu'il me
sembla découvrir, accompagné de son satellite, un astre à une tout
autre période de sa révolution et qu'on commence à voir dans son
plein, ou un malade envahi maintenant par le mal qui n'était il y a
quelques années qu'un léger bouton qu'il dissimulait aisément et dont
on ne soupçonnait pas la gravité. Bien que l'opération qu'avait subie
Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu'il avait cru
perdre pour jamais, je ne sais s'il avait aperçu le voyou attaché aux
pas du baron. Il importait peu du reste, car, depuis la Raspelière, et
malgré l'amitié que l'universitaire avait pour lui, la présence de M.
de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme
la vie de tout autre prolonge dans l'obscurité des sentiers qu'on ne
soupçonne pas. Le mensonge pourtant, si souvent trompeur, et dont
toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un
sentiment d'inimitié, ou d'intérêt, ou une visite qu'on veut avoir
l'air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d'un
jour et qu'on veut cacher à sa femme, qu'une bonne réputation ne
recouvre,--à ne pas les laisser deviner--, des mœurs mauvaises. Elles
peuvent être ignorées toute la vie; le hasard d'une rencontre sur une
jetée, le soir, les révèle; encore ce hasard est-il souvent mal
compris et il faut qu'un tiers averti vous fournisse l'introuvable mot
que chacun ignore. Mais sues, elles effrayent parce qu'on y sent
affleurer la folie, bien plus que par l'immoralité. Mme de Surgis
n'avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle
eût admis de ses fils n'importe quoi qu'eût avili et expliqué
l'intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes! Mais elle leur
défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit
que, par une sorte d'horlogerie à répétition, il était comme
fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à leur
faire pincer l'un à l'autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du
mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de
bons rapports n'est pas atteint d'anthropophagie, et aux questions
répétées du baron: «Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes
gens? » elle répondit, sachant les foudres qu'elle accumulait sur elle,
qu'ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d'un
voyage, etc. L'irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes,
quoiqu'on en dise. Landru (à supposer qu'il ait réellement tué ses
femmes) s'il l'a fait par intérêt, à quoi l'on peut résister, peut
être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.
Les grosses plaisanteries de Brichot, au début de son amitié avec le
baron, avaient fait place chez lui, dès qu'il s'était agi non plus de
débiter des lieux communs, mais de comprendre, à un sentiment pénible
qui voilait la gaîté. Il se rassurait en récitant des pages de
Platon, des vers de Virgile, parce qu'aveugle d'esprit aussi, il ne
comprenait pas qu'alors aimer un jeune homme était comme aujourd'hui
(les plaisanteries de Socrate le révèlent mieux que les théories de
Platon) entretenir une danseuse, puis se fiancer. M. de Charlus
lui-même ne l'eût, pas compris, lui qui confondait sa manie avec
l'amitié, qui ne lui ressemble en rien, et les athlètes de Praxitèle
avec de dociles boxeurs. Il ne voulait pas voir que depuis dix-neuf
cents ans («un courtisan dévot sous un prince dévot eût été athée
sous un prince athée», a dit La Bruyère) toute l'homosexualité de
coutume--celle des jeunes gens de Platon comme des bergers de Virgile--a
disparu, que seule surnage et se multiplie l'involontaire, la nerveuse,
celle qu'on cache aux autres et qu'on travestit à soi-même. Et M. de
Charlus aurait eu tort de ne pas renier franchement la généalogie
païenne. En échange d'un peu de beauté plastique, que de
supériorité morale! Le berger de Théocrite qui soupire pour un jeune
garçon, plus tard n'aura aucune raison d'être moins dur de cœur, et
d'esprit plus fin, que l'autre berger dont la flûte résonne pour
Amaryllis. Car le premier n'est pas atteint d'un mal, il obéit aux
modes du temps. C'est l'homosexualité survivante malgré les obstacles,
honteuse, flétrie, qui est la seule vraie, la seule à laquelle puisse
correspondre chez le même être un affinement des qualités morales. On
tremble au rapport que le physique peut avoir avec celles-ci quand on
songe au petit déplacement de goût purement physique, à la tare
légère d'un sens, qui expliquent que l'univers des poètes et des
musiciens, si fermé au duc de Guermantes, s'entr'ouvre pour M. de
Charlus. Que ce dernier ait du goût dans son intérieur, qui est d'une
ménagère bibeloteuse, cela ne surprend pas; mais l'étroite brèche
qui donne jour sur Beethoven et sur Véronèse! Cela ne dispense pas les
gens sains d'avoir peur quand un fou qui a composé un sublime poème
leur ayant expliqué par les raisons les plus justes qu'il est enfermé
par erreur, par la méchanceté de sa femme, les suppliant d'intervenir
auprès du directeur de l'asile, gémissant sur les promiscuités qu'on
lui impose, conclut ainsi: «Tenez, celui qui va venir me parler dans le
préau, dont je suis obligé de subir le contact croit qu'il est
Jésus-Christ. Or cela seul suffit à me prouver avec quels aliénés on
m'enferme; il ne peut pas être Jésus-Christ, puisque Jésus-Christ
c'est moi! » Un instant auparavant on était prêt à aller dénoncer
l'erreur au médecin aliéniste. Sur ces derniers mots et même si on
pense à l'admirable poème auquel travaille chaque jour le même homme,
on s'éloigne, comme les fils de Mme de Surgis s'éloignaient de M. de
Charlus, non qu'il leur eût fait aucun mal, mais à cause du luxe
d'invitations dont le terme était de leur pincer le menton. Le poète
est à plaindre, et qui n'est guidé par aucun Virgile, d'avoir à
traverser les cercles d'un enfer de soufre et de poix, de se jeter dans
le feu qui tombe du ciel pour en ramener quelques habitants de Sodome!
Aucun charme dans son œuvre; la même sévérité dans sa vie qu'aux
défroqués qui suivent la règle du célibat le plus chaste pour qu'on
ne puisse pas attribuer à autre chose qu'à la perte d'une croyance
d'avoir quitté la soutane.
Faisant semblant de ne pas voir le louche individu qui lui avait
emboîté le pas (quand le baron se hasardait sur les boulevards, ou
traversait la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, ces suiveurs
se comptaient par douzaines qui, dans l'espoir d'avoir une thune, ne le
lâchaient pas) et de peur que l'autre ne s'enhardît à lui parler, le
baron baissait dévotement ses cils noircis qui, contrastant avec ses
joues poudrerizées, le faisaient ressembler à un grand inquisiteur
peint par le Greco. Mais ce prêtre faisait peur et avait l'air d'un
prêtre interdit, diverses compromissions auxquelles l'avait obligé la
nécessité d'excuser son goût et d'en protéger le secret ayant eu
pour effet d'amener à la surface du visage précisément ce que le
baron cherchait à cacher, une vie crapuleuse racontée par la
déchéance morale. Celle-ci en effet, quelle qu'en soit la cause, se
lit aisément, car elle ne tarde pas à se matérialiser et prolifère
sur un visage, particulièrement dans les joues et autour des yeux,
aussi physiquement que s'y accumulent les jaunes ocreux dans une maladie
de foie ou les répugnantes rougeurs dans une maladie de peau. Ce
n'était pas d'ailleurs seulement dans les joues, ou mieux les bajoues
de ce visage fardé, dans la poitrine tétonnière, la croupe rebondie
de ce corps livré au laisser-aller et envahi par l'embonpoint, que
surnageait maintenant, étalé comme de l'huile, le vice jadis si
intimement renfoncé par M. de Charlus au plus secret de lui-même. Il
débordait maintenant dans ses propos.
«C'est comme ça, Brichot, que vous vous promenez la nuit avec un beau
jeune homme, dit-il en nous abordant, cependant que le voyou
désappointé s'éloignait. C'est du beau. On le dira à vos petits
élèves de la Sorbonne que vous n'êtes pas plus sérieux que cela. Du
reste la compagnie de la jeunesse vous réussit, Monsieur le Professeur,
vous êtes frais comme une petite rose. Je vous ai dérangé, vous aviez
l'air de vous amuser comme deux petites folles, et vous n'aviez pas
besoin d'une vieille grand' maman rabat-joie comme moi. Je n'irai pas à
confesse pour cela, puisque vous étiez presque arrivés. » Le baron
était d'humeur d'autant plus gaie qu'il ignorait entièrement la scène
de l'après-midi, Jupien ayant jugé plus utile de protéger sa nièce
contre un retour offensif que d'aller prévenir M. de Charlus. Aussi
celui-ci croyait-il toujours au mariage et s'en réjouissait-il. On
dirait que c'est une consolation pour ces grands solitaires que de
donner à leur célibat tragique l'adoucissement d'une paternité
fictive. «Mais ma parole, Brichot, ajouta-t-il, en se tournant en riant
vers nous, j'ai du scrupule en vous voyant en si galante compagnie. Vous
aviez l'air de deux amoureux. Bras dessus, bras dessous, dites donc
Brichot, vous en prenez des libertés! » Fallait-il attribuer pour cause
à de telles paroles le vieillissement d'une telle pensée, moins
maîtresse que jadis de ses réflexes, et qui dans des instants
d'automatisme laisse échapper un secret si soigneusement enfoui pendant
quarante ans? Ou bien ce dédain pour l'opinion des roturiers qu'avaient
au fond tous les Guermantes et dont le frère de M. de Charlus, le duc,
présentait une autre forme quand, fort insoucieux que ma mère pût le
voir, il se faisait la barbe en chemise de nuit ouverte, à sa fenêtre?
M. de Charlus avait-il contracté, durant les trajets brûlants de
Doncières à Doville, la dangereuse habitude de se mettre à l'aise et,
comme il y rejetait en arrière son chapeau de paille pour rafraîchir
son énorme front, de desserrer, au début, pour quelques instants
seulement, le masque depuis trop longtemps rigoureusement attaché à
son vrai visage? Les manières conjugales de M. de Charlus avec Morel
auraient à bon droit étonné qui les aurait entièrement connues. Mais
il était arrivé à M. de Charlus que la monotonie des plaisirs
qu'offre son vice l'avait lassé. Il avait, instinctivement cherché de
nouvelles performances, et, après s'être fatigué des inconnus qu'il
rencontrait, était passé au pôle opposé, à ce qu'il avait cru qu'il
détesterait toujours, à l'imitation d'un «ménage» ou d'une
«paternité». Parfois cela ne lui suffisait même plus, il lui fallait
du nouveau, il allait passer la nuit avec une femme de la même façon
qu'un homme normal peut une fois dans sa vie avoir voulu coucher avec un
garçon, par une curiosité semblable, inverse et dans les deux cas
également malsaine. L'existence de «fidèle» du baron, ne vivant, à
cause de Charlie, que dans le petit clan, avait eu, pour briser les
efforts qu'il avait faits longtemps pour garder des apparences
menteuses, la même influence qu'un voyage d'exploration ou un séjour
aux colonies chez certains Européens qui y perdent les principes
directeurs qui les guidaient en France. Et pourtant la révolution
interne d'un esprit, ignorant au début de l'anomalie qu'il portait eh
soi, puis épouvanté devant elle quand il l'avait reconnue, et enfin
s'étant familiarisé avec elle jusqu'à ne plus s'apercevoir qu'on ne
pouvait sans danger avouer aux autres ce qu'on avait fini par s'avouer
sans honte à soi-même, avait été plus efficace encore pour détacher
M. de Charlus des dernières contraintes sociales, que le temps passé
chez les Verdurin. Il n'est pas en effet d'exil au pôle Sud, ou au
sommet du mont Blanc, qui nous éloigne autant des autres qu'un séjour
prolongé au sein d'un vice intérieur, c'est-à-dire d'une pensée
différente de la leur. Vice (ainsi M. de Charlus le qualifiait-il
autrefois) auquel le baron prêtait maintenant la figure débonnaire
d'un simple défaut, fort répandu, plutôt sympathique et presque
amusant, comme la paresse, la distraction ou la gourmandise. Sentant les
curiosités que la particularité de son personnage excitait, M. de
Charlus éprouvait un certain plaisir à les satisfaire, à les piquer,
à les entretenir. De même que tel publiciste juif se fait chaque jour
le champion du catholicisme, non pas probablement avec l'espoir d'être
pris au sérieux, mais pour ne pas décevoir l'attente des rieurs
bienveillants, M. de Charlus flétrissait plaisamment les mauvaises
mœurs dans le petit clan, comme il eût contrefait l'anglais ou imité
Mounet-Sully, sans attendre qu'on l'en prie, et pour payer son écot
avec bonne grâce, en exerçant en société un talent d'amateur; de
sorte que M. de Charlus menaçait Brichot de dénoncer à la Sorbonne
qu'il se promenait maintenant avec des jeunes gens de la même façon
que le chroniqueur circoncis parle à tout propos de la «fille aînée
de l'Église» et du «sacré-cœur de Jésus», c'est-à-dire sans
ombre de tartufferie, mais avec une pointe de cabotinage. Ce n'est pas
seulement du changement des paroles elles-mêmes, si différentes de
celles qu'il se permettait autrefois, qu'il serait curieux de chercher
l'explication, mais encore de celui survenu dans les intonations, les
gestes, qui les uns et les autres ressemblaient singulièrement
maintenant à ce que M. de Charlus flétrissait le plus âprement
autrefois; il poussait maintenant involontairement presque les mêmes
petits cris (chez lui involontaires et d'autant plus profonds) que
jettent, volontairement, eux, les invertis qui s'interpellent en
s'appelant «ma chère»; comme si ce «chichi» voulu, dont M. de
Charlus avait pris si longtemps le contrepied, n'était en effet qu'une
géniale et fidèle imitation des manières qu'arrivent à prendre,
quoiqu'ils en aient, les Charlus, quand ils sont arrivés à une
certaine phase de leur mal, comme un paralytique général ou un
ataxique finissent fatalement par présenter certains symptômes. En
réalité--et c'est ce que ce chichi tout intérieur révélait--il n'y
avait entre le sévère Charlus tout de noir habillé, aux cheveux en
brosse, que j'avais connu, et les jeunes gens fardés, chargés de
bijoux, que cette différence purement apparente qu'il y a entre une
personne agitée qui parle vite, remue tout le temps, et un névropathe
qui parle lentement, conserve un flegme perpétuel, mais est atteint de
la même neurasthénie aux yeux du clinicien qui sait que celui-ci comme
l'autre est dévoré des mêmes angoisses et frappé des mêmes tares.
Du reste on voyait que M. de Charlus avait vieilli à des signes tout
différents, comme l'extension extraordinaire qu'avaient prise dans sa
conversation certaines expressions qui avaient proliféré et qui
revenaient maintenant à tout moment (par exemple: «l'enchaînement des
circonstances»), et auxquelles la parole du baron s'appuyait de phrase
en phrase comme à un tuteur nécessaire. «Est-ce que Charlie est
déjà arrivé? » demanda Brichot à M. de Charlus comme nous
apercevions la porte de l'hôtel. «Ah! je ne sais pas», dit le baron
en levant les mains et en fermant à demi les yeux de l'air d'une
personne qui ne veut pas qu'on l'accuse d'indiscrétion, d'autant plus
qu'il avait eu probablement des reproches de Morel pour des choses qu'il
avait dites et que celui-ci, froussard autant que vaniteux, et reniant
M. de Charlus aussi volontiers qu'il se parait de lui, avait cru graves
quoique en réalité insignifiantes. «Vous savez que je ne sais rien de
ce qu'il fait. » Si les conversations de deux personnes qui ont entre
elles une liaison sont pleines de mensonges, ceux-ci ne naissent pas
moins naturellement dans les conversations qu'un tiers a avec un amant
au sujet de la personne que ce dernier aime, quel que soit d'ailleurs le
sexe de cette personne.
«Il y a longtemps que vous l'avez vu», demandai-je à M. de Charlus,
pour avoir l'air à la fois de ne pas craindre de lui parler de Morel et
de ne pas croire qu'il vivait complètement avec lui. «Il est venu par
hasard cinq minutes ce matin pendant que j'étais encore à demi
endormi, s'asseoir sur le coin de mon lit, comme s'il voulait me
violer. » J'eus aussitôt l'idée que M. de Charlus avait vu Charlie il
y a une heure, car quand on demande à une maîtresse quand elle a vu
l'homme qu'on sait,--et qu'elle suppose peut-être qu'on croit être son
amant,--si elle a goûté avec lui, elle répond: «Je l'ai vu un
instant avant déjeuner. » Entre ces deux faits la seule différence est
que l'un est mensonger et l'autre vrai, mais l'un est aussi innocent,
ou, si l'on préfère, aussi coupable. Aussi ne comprendrait-on pas
pourquoi la maîtresse (et ici M. de Charlus) choisit toujours le fait
mensonger, si l'on ne savait pas que les réponses sont déterminées,
à l'insu de la personne qui les fait, par un nombre de facteurs qui
semble en disproportion telle avec la minceur du fait qu'on s'excuse
d'en faire état. Mais pour un physicien la place qu'occupe la plus
petite balle de sureau s'explique par la concordance d'action, le
conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction ou de répulsion qui
gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour
mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de
cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le
besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est
aimé, une pénétration do ce que sait ou suppose--et ne dit
pas--l'interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de
la sienne, la fait tantôt sur et tantôt sous-estimer, le désir
involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du
feu. Tout autant de lois différentes agissant en sens contraire dictent
les réponses plus générales touchant l'innocence, le «platonisme»,
ou au contraire la réalité charnelle des relations qu'on a avec la
personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir.
Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré
l'aggravation de son mal qui le poussait perpétuellement à révéler,
à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails
compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer
que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui Charlus et
qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et
bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme
pour l'heure où il l'avait vu en dernier lieu), soit qu'il dît alors
en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou
par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur.
«Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit
camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en
doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était
sûr? ) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça,
vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il
avait parlé d'une femme. Oui, il est venu ce matin me tirer par les
pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous?
Oh! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais
bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière,
mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »
Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel
comme d'un bon petit camarade et qu'il dît la vérité plus encore
qu'il ne croyait en disant: «Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne
connais pas sa vie. »
En effet disons (en interrompant pendant quelques instants ce récit que
nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons au
moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la
demeure de Madame Verdurin), disons que peu de temps avant cette soirée
le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une
lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette
lettre, laquelle devait par contre-coup me causer de cruels chagrins,
était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif
qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus
ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le
plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici,
mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui
disant: «grande sale! va! », «ma belle chérie, toi tu en es au moins,
etc. ». Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres
femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa.
D'autre part la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus et de
Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait:
«Il me supplie dans ses lettres d'être sage! Tu parles! mon petit chat
blanc», ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins
insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de
Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots «en
être». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps
bien long déjà, appris que lui-même «en était». Or voici que cette
notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il
avait découvert qu'il «en était», il avait cru par là apprendre que
son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or
voici que pour Morel cette expression «en être» prenait une extension
que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel
prouvait, d'après cette lettre, qu'il «en était» en ayant le même
goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M.
de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel
connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les
êtres qui en étaient n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus,
mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de
femmes que d'hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et
le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si
familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence
autant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à la
fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine
d'une définition.
M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire
que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité.
Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en
scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues
sournoises. Mais pour un être de la valeur d'un Bergotte par exemple
ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique
en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant
comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme
Bergotte aient vécu généralement dans la compagnie de personnes
médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à
l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en
rien la nature de sa compagne, dont, par éclairs, la vie située des
milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les
mensonges poussés au delà et surtout dans une direction différente de
ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge,
le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les
relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle
action formulée par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur
ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons
à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonné
semblable à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce
mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir
des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, qui puisse éveiller
en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous
n'aurions jamais connus. Il faut dire, pour ce qui concerne M. de
Charlus, que, s'il fut stupéfait d'apprendre relativement à Morel un
certain nombre de choses que celui-ci lui avait soigneusement cachées,
il eut tort d'en conclure que c'est une erreur de se lier avec des gens
du peuple. On verra en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M.
de Charlus lui-même en train de faire des choses qui eussent encore
plus stupéfié les personnes de sa famille et de ses amis, que n'avait
pu faire pour lui la vie révélée par Léa. (La révélation qui lui
avait été le plus pénible avait été celle d'un voyage que Morel
avait fait avec Léa, alors qu'il avait assuré à M. de Charlus qu'il
était en ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s'était
servi pour échafauder son mensonge de personnes bénévoles à qui il
avait envoyé ses lettres en Allemagne, d'où on les réexpédiait à M.
de Charlus qui d'ailleurs était tellement convaincu que Morel y était
qu'il n'eût même pas regardé le timbre de la poste. ) Mais il est
temps de rattraper le baron qui s'avance, avec Brichot et moi, vers la
porte des Verdurin.
«Et qu'est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami
hébreu que nous voyions à Doville? J'avais pensé que si cela vous
faisait plaisir on pourrait peut-être l'inviter un soir. » En effet M.
de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et
gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou
un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La
surveillance qu'il chargeait un vieux domestique de faire exercer par
une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se
croyaient filés et qu'une femme de chambre ne vivait plus, n'osait plus
sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses.
