Les coups que nous
destinions
au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement.
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
On sentait qu'il avait été tout dérangé dans ses
petites habitudes. J'ai tâché de le remonter, je lui ai dit: «Il ne faut
pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera
une petite distraction. »
La «marquise» reprit un ton plus doux, car elle avait constaté que le
protecteur des massifs et des pelouses l'écoutait avec bonhomie sans
songer à la contredire, gardant inoffensive au fourreau une épée qui
avait plutôt l'air de quelque instrument de jardinage ou de quelque
attribut horticole.
--Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le
monde dans ce que j'appelle mes salons. Est-ce que ça n'a pas l'air d'un
salon, avec mes fleurs? Comme j'ai des clients très aimables, toujours
l'un ou l'autre veut m'apporter une petite branche de beau lilas, de
jasmin, ou des roses, ma fleur préférée.
L'idée que nous étions peut-être mal jugés par cette dame en ne lui
apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tâcher
d'échapper physiquement--ou de n'être jugé par elle que par contumace--à
un mauvais jugement, je m'avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne
sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles
roses pour qui on est le plus aimable, car la «marquise», croyant que je
m'ennuyais, s'adressa à moi:
--Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine?
Et comme je refusais:
--Non, vous ne voulez pas? ajouta-t-elle avec un sourire; c'était de
bon coeur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu'il ne suffit pas
de ne pas payer pour les avoir.
A ce moment une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait
précisément les éprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la
«marquise», car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement:
--Il n'y a rien de libre, Madame.
--Est-ce que ce sera long? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs
jaunes.
--Ah! Madame, je vous conseille d'aller ailleurs, car, vous voyez, il y
a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi
et le garde, et je n'ai qu'un cabinet, les autres sont en réparation.
«Ça a une tête de mauvais payeur, dit la «marquise». Ce n'est pas le
genre d'ici, ça n'a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que
ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame. Je ne regrette
pas ses deux sous. »
Enfin ma grand'mère sortit, et songeant qu'elle ne chercherait pas à
effacer par un pourboire l'indiscrétion qu'elle avait montrée en restant
un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du
dédain que lui témoignerait sans doute la «marquise», et je m'engageai
dans une allée, mais lentement, pour que ma grand'mère pût facilement me
rejoindre et continuer avec moi. C'est ce qui arriva bientôt. Je pensais
que ma grand'mère allait me dire: «Je t'ai fait bien attendre, j'espère
que tu ne manqueras tout de même pas tes amis», mais elle ne prononça
pas une seule parole, si bien qu'un peu déçu, je ne voulus pas lui
parler le premier; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en
marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l'autre côté. Je
craignais qu'elle n'eût encore mal au coeur. Je la regardai mieux et
fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son
manteau sale, elle avait l'aspect désordonné et mécontent, la figure
rouge et préoccupée d'une personne qui vient d'être bousculée par une
voiture ou qu'on a retirée d'un fossé.
--J'ai eu peur que tu n'aies eu une nausée, grand'mère; te sens-tu
mieux? lui dis-je.
Sans doute pensa-t-elle qu'il lui était impossible, sans m'inquiéter, de
ne pas me répondre.
--J'ai entendu toute la conversation entre la «marquise» et le garde, me
dit-elle. C'était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin.
Dieu! qu'en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta
encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné:
«En les écoutant je pensais qu'ils me préparaient les délices d'un
adieu. »
Voilà le propos qu'elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse,
son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même
qu'elle n'eût fait d'habitude et comme pour montrer qu'elle gardait bien
tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que
je ne les entendis, tant elle les prononça d'une voix ronchonnante et en
serrant les dents plus que ne pouvait l'expliquer la peur de vomir.
--Allons, lui dis-je assez légèrement pour n'avoir pas l'air de prendre
trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au coeur, si tu
veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux
Champs-Élysées une grand'mère qui a une indigestion.
--Je n'osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle.
Pauvre petit! Mais puisque tu le veux bien, c'est plus sage.
J'eus peur qu'elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.
--Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler,
puisque tu as mal au coeur; c'est absurde, attends au moins que nous
soyons rentrés.
Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu'il
n'y avait pas à me cacher ce que j'avais deviné tout de suite: qu'elle
venait d'avoir une petite attaque.
CHAPITRE PREMIER
MALADIE DE MA GRAND'MÈRE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MÉDECIN.
DÉCLIN DE MA GRAND'MÈRE. SA MORT.
Nous retraversâmes l'avenue Gabriel, au milieu de la foule des
promeneurs. Je fis asseoir ma grand'mère sur un banc et j'allai chercher
un fiacre. Elle, au coeur de qui je me plaçais toujours pour juger la
personne la plus insignifiante, elle m'était maintenant fermée, elle
était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu'à de simples
passants, j'étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de
lui taire mon inquiétude. Je n'aurais pu lui en parler avec plus de
confiance qu'à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées,
les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours.
Elle n'était pas morte encore. J'étais déjà seul. Et même ces allusions
qu'elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur
le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique,
parce qu'elles sortaient du néant de ce même être qui, demain
peut-être, n'existerait plus, pour lequel elles n'auraient plus aucun
sens, de ce néant--incapable de les concevoir--que ma grand'mère serait
bientôt.
--Monsieur, je ne dis pas, mais vous n'avez pas pris de rendez-vous avec
moi, vous n'avez pas de numéro. D'ailleurs, ce n'est pas mon jour de
consultation. Vous devez avoir votre médecin. Je ne peux pas me
substituer, à moins qu'il ne me fasse appeler en consultation. C'est une
question de déontologie. . . .
Au moment où je faisais signe à un fiacre, j'avais rencontré le fameux
professeur E. . . , presque ami de mon père et de mon grand-père, en tout
cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris
d'une inspiration subite, je l'avais arrêté au moment où il rentrait,
pensant qu'il serait peut-être d'un excellent conseil pour ma
grand'mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, il voulait
m'éconduire, et je ne pus lui parler qu'en montant avec lui dans
l'ascenseur, dont il me pria de le laisser manoeuvrer les boutons,
c'était chez lui une manie.
--Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand'mère,
vous comprendrez après ce que je vais vous dire, qu'elle est peu en
état, je vous demande au contraire de passer d'ici une demi-heure chez
nous, où elle sera rentrée.
--Passer chez vous? mais, Monsieur, vous n'y pensez pas. Je dîne chez le
Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais
m'habiller tout de suite; pour comble de malheur mon habit a été déchiré
et l'autre n'a pas de boutonnière pour passer les décorations. Je vous
en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de
l'ascenseur, vous ne savez pas le manoeuvrer, il faut être prudent en
tout. Cette boutonnière va me retarder encore. Enfin, par amitié pour
les vôtres, si votre grand'mère vient tout de suite je la recevrai.
Mais je vous préviens que je n'aurai qu'un quart d'heure bien juste à
lui donner.
J'étais reparti aussitôt, n'étant même pas sorti de l'ascenseur que le
professeur E. . . avait mis lui-même en marche pour me faire descendre,
non sans me regarder avec méfiance.
Nous disons bien que l'heure de la mort est incertaine, mais quand nous
disons cela, nous nous représentons cette heure comme située dans un
espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu'elle ait un rapport
quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la
mort--ou sa première prise de possession partielle de nous, après
laquelle elle ne nous lâchera plus--pourra se produire dans cet
après-midi même, si peu incertain, cet après-midi où l'emploi de toutes
les heures est réglé d'avance. On tient à sa promenade pour avoir dans
un mois le total de bon air nécessaire, on a hésité sur le choix d'un
manteau à emporter, du cocher à appeler, on est en fiacre, la journée
est tout entière devant vous, courte, parce qu'on veut être rentré à
temps pour recevoir une amie; on voudrait qu'il fît aussi beau le
lendemain; et on ne se doute pas que la mort, qui cheminait en vous dans
un autre plan, au milieu d'une impénétrable obscurité, a choisi
précisément ce jour-là pour entrer en scène, dans quelques minutes, à
peu près à l'instant où la voiture atteindra les Champs-Élysées.
Peut-être ceux que hante d'habitude l'effroi de la singularité
particulière à la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant à ce
genre de mort-là--à ce genre de premier contact avec la mort--parce
qu'elle y revêt une apparence connue, familière, quotidienne. Un bon
déjeuner l'a précédée et la même sortie que font des gens bien portants.
Un retour en voiture découverte se superpose à sa première atteinte; si
malade que fût ma grand'mère, en somme plusieurs personnes auraient pu
dire qu'à six heures, quand nous revînmes des Champs-Élysées, elles
l'avaient saluée, passant en voiture découverte, par un temps superbe.
Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un
coup de chapeau, en s'arrêtant, l'air étonné. Moi qui n'étais pas encore
détaché de la vie, je demandai à ma grand'mère si elle lui avait
répondu, lui rappelant qu'il était susceptible. Ma grand'mère, me
trouvant sans doute bien léger, leva sa main en l'air comme pour dire:
«Qu'est-ce que cela fait? cela n'a aucune importance. »
Oui, on aurait pu dire tout à l'heure, pendant que je cherchais un
fiacre, que ma grand'mère était assise sur un banc, avenue Gabriel,
qu'un peu après elle avait passé en voiture découverte. Mais eût-ce été
bien vrai? Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue--bien
qu'il soit soumis aussi à certaines conditions d'équilibre--n'a pas
besoin d'énergie. Mais pour qu'un être vivant soit stable, même appuyé
sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous
ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne percevons (parce qu'elle
s'exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on
faisait le vide en nous et qu'on nous laissât supporter la pression de
l'air, sentirions-nous, pendant l'instant qui précéderait notre
destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même,
quand les abîmes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que
nous n'avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et
notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de
nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous
tenir immobiles dans ce que nous croyons d'habitude n'être rien que la
simple position négative d'une chose, exige, si l'on veut que la tête
reste droite et le regard calme, de l'énergie vitale, et devient l'objet
d'une lutte épuisante.
Et si Legrandin nous avait regardés de cet air étonné, c'est qu'à lui
comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où ma grand'mère
semblait assise sur la banquette, elle était apparue sombrant, glissant
à l'abîme, se retenant désespérément aux coussins qui pouvaient à peine
retenir son corps précipité, les cheveux en désordre, l'oeil égaré,
incapable de plus faire face à l'assaut des images que ne réussissait
plus à porter sa prunelle. Elle était apparue, bien qu'à côté de moi,
plongée dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait déjà reçu les
coups dont elle portait les traces quand je l'avais vue tout à l'heure
aux Champs-Élysées, son chapeau, son visage, son manteau dérangés par la
main de l'ange invisible avec lequel elle avait lutté. J'ai pensé,
depuis, que ce moment de son attaque n'avait pas dû surprendre
entièrement ma grand'mère, que peut-être même elle l'avait prévu
longtemps d'avance, avait vécu dans son attente. Sans doute, elle
n'avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux
amants qu'un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirs
déraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur
maîtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle
qui venait enfin de la frapper en plein visage, n'élisent pas pendant
longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette
période ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire
«liant», connaître de lui. C'est une terrible connaissance, moins par
les souffrances qu'elle cause que par l'étrange nouveauté des
restrictions définitives qu'elle impose à la vie. On se voit mourir,
dans ce cas, non pas à l'instant même de la mort, mais des mois,
quelquefois des années auparavant, depuis qu'elle est hideusement venue
habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l'étranger qu'elle
entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaît pas de
vue, mais des bruits qu'elle l'entend régulièrement faire elle déduit
ses habitudes. Est-ce un malfaiteur? Un matin, elle ne l'entend plus. Il
est parti. Ah! si c'était pour toujours! Le soir, il est revenu. Quels
sont ses desseins? Le médecin consultant, soumis à la question, comme
une maîtresse adorée, répond par des serments tel jour crus, tel jour
mis en doute. Au reste, plutôt que celui de la maîtresse, le médecin
joue le rôle des serviteurs interrogés. Ils ne sont que des tiers. Celle
que nous pressons, dont nous soupçonnons qu'elle est sur le point de
nous trahir, c'est la vie elle-même, et malgré que nous ne la sentions
plus la même, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas
dans le doute jusqu'au jour qu'elle nous a enfin abandonnés.
Je mis ma grand'mère dans l'ascenseur du professeur E. . . , et au bout
d'un instant il vint à nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais
là, si pressé qu'il fût, son air rogue changea, tant les habitudes sont
fortes, et il avait celle d'être aimable, voire enjoué, avec ses
malades. Comme il savait ma grand'mère très lettrée et qu'il l'était
aussi, il se mit à lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers
sur l'Été radieux qu'il faisait. Il l'avait assise dans un fauteuil, lui
à contre-jour, de manière à bien la voir. Son examen fut minutieux,
nécessita même que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis
ayant fini, se mit, bien que le quart d'heure touchât à sa fin, à
refaire quelques citations à ma grand'mère. Il lui adressa même quelques
plaisanteries assez fines, que j'eusse préféré entendre un autre jour,
mais qui me rassurèrent complètement par le ton amusé du docteur. Je me
rappelai alors que M. Fallières, président du Sénat, avait eu, il y
avait nombre d'années, une fausse attaque, et qu'au désespoir de ses
concurrents, il s'était mis trois jours après à reprendre ses fonctions
et préparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la
présidence de la République. Ma confiance en un prompt rétablissement de
ma grand'mère fut d'autant plus complète, que, au moment où je me
rappelais l'exemple de M. Fallières, je fus tiré de la pensée de ce
rapprochement par un franc éclat de rire qui termina une plaisanterie du
professeur E. . . . Sur quoi il tira sa montre, fronça fiévreusement le
sourcil en voyant qu'il était en retard de cinq minutes, et tout en nous
disant adieu sonna pour qu'on apportât immédiatement son habit. Je
laissai ma grand'mère passer devant, refermai la porte et demandai la
vérité au savant.
--Votre grand'mère est perdue, me dit-il. C'est une attaque provoquée
par l'urémie. En soi, l'urémie n'est pas fatalement un mal mortel, mais
le cas me paraît désespéré. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'espère
me tromper. Du reste, avec Cottard, vous êtes en excellentes mains.
Excusez-moi, me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait
sur le bras l'habit noir du professeur. Vous savez que je dîne chez le
Ministre du Commerce, j'ai une visite à faire avant. Ah! la vie n'est
pas que roses, comme on le croit à votre âge.
Et il me tendit gracieusement la main. J'avais refermé la porte et un
valet nous guidait dans l'antichambre, ma grand'mère et moi, quand nous
entendîmes de grands cris de colère. La femme de chambre avait oublié de
percer la boutonnière pour les décorations. Cela allait demander encore
dix minutes. Le professeur tempêtait toujours pendant que je regardais
sur le palier ma grand'mère qui était perdue. Chaque personne est bien
seule. Nous repartîmes vers la maison.
Le soleil déclinait; il enflammait un interminable mur que notre fiacre
avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur
lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture,
se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans
une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la
malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma
mère. Je lui dis que ma grand'mère rentrait un peu souffrante, ayant eu
un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit
au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que
depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour
incertain et fatal. Elle ne me demanda rien; il semblait, de même que la
méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse
elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une
maladie qui peut toucher l'intelligence. Maman frissonnait, son visage
pleurait sans larmes, elle courut dire qu'on allât chercher le médecin,
mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre,
sa voix s'arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi,
effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand'mère
attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu'elle nous
entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la
main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en
dentelle blanche, lui disant que c'était pour qu'elle n'eût pas froid
dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop
l'altération du visage, la déviation de la bouche; ma précaution était
inutile: ma mère s'approcha de grand'mère, embrassa sa main comme celle
de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des
précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de
lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il
connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne
regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne
s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille.
Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas
affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui
fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement
intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus
tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de
bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand'mère à
demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens
ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand'mère que sa
fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard
ébahi, indiscret et de mauvais augure: c'était Françoise. Non qu'elle
n'aimât sincèrement ma grand'mère (même elle avait déçue et presque
scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter
en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain
penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance
deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand
elles sont assemblées, se fortifient: le manque d'éducation des gens du
peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi
douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait
plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de
la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait
l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui
ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand'mère fut couchée,
elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit
déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie
avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à
maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût
encore traversés.
--Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant
l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère
difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme
tu plains ta mère! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable
une indigestion!
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent
passionnément sur ceux de ma grand'mère, ne voulant pas voir le reste de
son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que
nous ne pouvons pas tenir:
--Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère
guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa
pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le
déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand'mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se
faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne
pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte
qu'elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle
accusa injustement Françoise de mal «retaper» son lit. Par un mouvement
convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes
couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une
baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par
les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par
Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que
ma grand'mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux
ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de
trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme, par le même
sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop
Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent
des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre,
celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu,
le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de
sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se
coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de
l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si
heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été
les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son
visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait
l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand'mère
eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas
être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son
jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très
haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eût pas toléré qu'un de
nos gens nous «manquât». Cela avait fait d'elle une si noble, si
impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous
de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur
conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le «sou du franc» et à se
précipiter--si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors--pour me
prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre
paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté--et importé à
Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son
travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie,
et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une
réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle
leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule
raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle
était souffrante. Et en ce moment où ma grand'mère était si mal, la
besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne
voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces
jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait
que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon
papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes
de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la
journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais
aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations
les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait
ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque,
étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se
reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la
stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de
Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra, ou même: bonjour.
A cause des souffrances de ma grand'mère on lui permit la morphine.
Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose
d'albumine.
Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas
compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que
nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé,
nous ne faisions que l'exaspérer davantage, hâtant peut-être l'heure où
la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été
trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet
homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où
il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se
disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de
grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un
grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un
instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit:
«Faites face à l'Est. » Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de
mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le
rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mère n'avait pas de morphine,
ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement
un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir;
pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de
l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de
rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette
origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour
tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur
pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs
affaires; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble
incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur
qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera
chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son
odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation
empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mère
souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant
les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la
chambre, elle poussait des cris: «Ah! c'est affreux! », mais si elle
apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer
de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les
mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient
rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre:
--Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand
on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos
prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de
son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
--Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me
sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée
contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force
de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le
mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait:
--Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on
va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de
t'embrasser sans que tu aies à bouger?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée,
comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer
le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand'mère toute sa
vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré
en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et
si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un
baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mère essayait, elle
aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que
sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à
la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage,
semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le
reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce
travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand'mère
avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la
traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre
plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer,
en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure
fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture
primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse,
désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre
n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce
tombeau--qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure
contraction--descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus
à quel saint se vouer, comme ma grand'mère toussait et éternuait
beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le
spécialiste X. . . on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du
monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise
croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse
chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma
grand'mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le
praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il
exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien.
Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou
diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit:
«Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez
pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes
nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes: «Mais
débarrasser de quoi? » Bref tous nos nez étaient malades; il ne se
trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son
examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun
de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père
secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le
mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous
étions déjà malades.
La maladie de ma grand'mère donna lieu à diverses personnes de
manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent
tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous
découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous
n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt données par les
personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient
la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé
des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand'mère.
Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles
avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente
musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver,
mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation
douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite.
Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les
fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous
ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours
plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une
même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était
pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le
silence sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade: les
uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mère; selon d'autres il avait
une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulté qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il
serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement
l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'«homme à barbiche» que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement
qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à
celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de
sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement
achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est
rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les
choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple:
«Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes» (et cela
c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes
les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus
parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom
de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je
reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à
l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque
fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme
plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais,
pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à
qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus
adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de
l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses
quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait
plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre
du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. . . . »
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début. » Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote. . . .
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
petites habitudes. J'ai tâché de le remonter, je lui ai dit: «Il ne faut
pas se laisser aller. Venez comme avant, dans votre chagrin ça vous fera
une petite distraction. »
La «marquise» reprit un ton plus doux, car elle avait constaté que le
protecteur des massifs et des pelouses l'écoutait avec bonhomie sans
songer à la contredire, gardant inoffensive au fourreau une épée qui
avait plutôt l'air de quelque instrument de jardinage ou de quelque
attribut horticole.
--Et puis, dit-elle, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le
monde dans ce que j'appelle mes salons. Est-ce que ça n'a pas l'air d'un
salon, avec mes fleurs? Comme j'ai des clients très aimables, toujours
l'un ou l'autre veut m'apporter une petite branche de beau lilas, de
jasmin, ou des roses, ma fleur préférée.
L'idée que nous étions peut-être mal jugés par cette dame en ne lui
apportant jamais ni lilas, ni belles roses me fit rougir, et pour tâcher
d'échapper physiquement--ou de n'être jugé par elle que par contumace--à
un mauvais jugement, je m'avançai vers la porte de sortie. Mais ce ne
sont pas toujours dans la vie les personnes qui apportent les belles
roses pour qui on est le plus aimable, car la «marquise», croyant que je
m'ennuyais, s'adressa à moi:
--Vous ne voulez pas que je vous ouvre une petite cabine?
Et comme je refusais:
--Non, vous ne voulez pas? ajouta-t-elle avec un sourire; c'était de
bon coeur, mais je sais bien que ce sont des besoins qu'il ne suffit pas
de ne pas payer pour les avoir.
A ce moment une femme mal vêtue entra précipitamment qui semblait
précisément les éprouver. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la
«marquise», car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement:
--Il n'y a rien de libre, Madame.
--Est-ce que ce sera long? demanda la pauvre dame, rouge sous ses fleurs
jaunes.
--Ah! Madame, je vous conseille d'aller ailleurs, car, vous voyez, il y
a encore ces deux messieurs qui attendent, dit-elle en nous montrant moi
et le garde, et je n'ai qu'un cabinet, les autres sont en réparation.
«Ça a une tête de mauvais payeur, dit la «marquise». Ce n'est pas le
genre d'ici, ça n'a pas de propreté, pas de respect, il aurait fallu que
ce soit moi qui passe une heure à nettoyer pour madame. Je ne regrette
pas ses deux sous. »
Enfin ma grand'mère sortit, et songeant qu'elle ne chercherait pas à
effacer par un pourboire l'indiscrétion qu'elle avait montrée en restant
un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du
dédain que lui témoignerait sans doute la «marquise», et je m'engageai
dans une allée, mais lentement, pour que ma grand'mère pût facilement me
rejoindre et continuer avec moi. C'est ce qui arriva bientôt. Je pensais
que ma grand'mère allait me dire: «Je t'ai fait bien attendre, j'espère
que tu ne manqueras tout de même pas tes amis», mais elle ne prononça
pas une seule parole, si bien qu'un peu déçu, je ne voulus pas lui
parler le premier; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en
marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l'autre côté. Je
craignais qu'elle n'eût encore mal au coeur. Je la regardai mieux et
fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son
manteau sale, elle avait l'aspect désordonné et mécontent, la figure
rouge et préoccupée d'une personne qui vient d'être bousculée par une
voiture ou qu'on a retirée d'un fossé.
--J'ai eu peur que tu n'aies eu une nausée, grand'mère; te sens-tu
mieux? lui dis-je.
Sans doute pensa-t-elle qu'il lui était impossible, sans m'inquiéter, de
ne pas me répondre.
--J'ai entendu toute la conversation entre la «marquise» et le garde, me
dit-elle. C'était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin.
Dieu! qu'en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta
encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné:
«En les écoutant je pensais qu'ils me préparaient les délices d'un
adieu. »
Voilà le propos qu'elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse,
son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même
qu'elle n'eût fait d'habitude et comme pour montrer qu'elle gardait bien
tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que
je ne les entendis, tant elle les prononça d'une voix ronchonnante et en
serrant les dents plus que ne pouvait l'expliquer la peur de vomir.
--Allons, lui dis-je assez légèrement pour n'avoir pas l'air de prendre
trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au coeur, si tu
veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux
Champs-Élysées une grand'mère qui a une indigestion.
--Je n'osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle.
Pauvre petit! Mais puisque tu le veux bien, c'est plus sage.
J'eus peur qu'elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.
--Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler,
puisque tu as mal au coeur; c'est absurde, attends au moins que nous
soyons rentrés.
Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu'il
n'y avait pas à me cacher ce que j'avais deviné tout de suite: qu'elle
venait d'avoir une petite attaque.
CHAPITRE PREMIER
MALADIE DE MA GRAND'MÈRE. MALADIE DE BERGOTTE. LE DUC ET LE MÉDECIN.
DÉCLIN DE MA GRAND'MÈRE. SA MORT.
Nous retraversâmes l'avenue Gabriel, au milieu de la foule des
promeneurs. Je fis asseoir ma grand'mère sur un banc et j'allai chercher
un fiacre. Elle, au coeur de qui je me plaçais toujours pour juger la
personne la plus insignifiante, elle m'était maintenant fermée, elle
était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu'à de simples
passants, j'étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de
lui taire mon inquiétude. Je n'aurais pu lui en parler avec plus de
confiance qu'à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées,
les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours.
Elle n'était pas morte encore. J'étais déjà seul. Et même ces allusions
qu'elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur
le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique,
parce qu'elles sortaient du néant de ce même être qui, demain
peut-être, n'existerait plus, pour lequel elles n'auraient plus aucun
sens, de ce néant--incapable de les concevoir--que ma grand'mère serait
bientôt.
--Monsieur, je ne dis pas, mais vous n'avez pas pris de rendez-vous avec
moi, vous n'avez pas de numéro. D'ailleurs, ce n'est pas mon jour de
consultation. Vous devez avoir votre médecin. Je ne peux pas me
substituer, à moins qu'il ne me fasse appeler en consultation. C'est une
question de déontologie. . . .
Au moment où je faisais signe à un fiacre, j'avais rencontré le fameux
professeur E. . . , presque ami de mon père et de mon grand-père, en tout
cas en relations avec eux, lequel demeurait avenue Gabriel, et, pris
d'une inspiration subite, je l'avais arrêté au moment où il rentrait,
pensant qu'il serait peut-être d'un excellent conseil pour ma
grand'mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, il voulait
m'éconduire, et je ne pus lui parler qu'en montant avec lui dans
l'ascenseur, dont il me pria de le laisser manoeuvrer les boutons,
c'était chez lui une manie.
--Mais, Monsieur, je ne demande pas que vous receviez ma grand'mère,
vous comprendrez après ce que je vais vous dire, qu'elle est peu en
état, je vous demande au contraire de passer d'ici une demi-heure chez
nous, où elle sera rentrée.
--Passer chez vous? mais, Monsieur, vous n'y pensez pas. Je dîne chez le
Ministre du Commerce, il faut que je fasse une visite avant, je vais
m'habiller tout de suite; pour comble de malheur mon habit a été déchiré
et l'autre n'a pas de boutonnière pour passer les décorations. Je vous
en prie, faites-moi le plaisir de ne pas toucher les boutons de
l'ascenseur, vous ne savez pas le manoeuvrer, il faut être prudent en
tout. Cette boutonnière va me retarder encore. Enfin, par amitié pour
les vôtres, si votre grand'mère vient tout de suite je la recevrai.
Mais je vous préviens que je n'aurai qu'un quart d'heure bien juste à
lui donner.
J'étais reparti aussitôt, n'étant même pas sorti de l'ascenseur que le
professeur E. . . avait mis lui-même en marche pour me faire descendre,
non sans me regarder avec méfiance.
Nous disons bien que l'heure de la mort est incertaine, mais quand nous
disons cela, nous nous représentons cette heure comme située dans un
espace vague et lointain, nous ne pensons pas qu'elle ait un rapport
quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la
mort--ou sa première prise de possession partielle de nous, après
laquelle elle ne nous lâchera plus--pourra se produire dans cet
après-midi même, si peu incertain, cet après-midi où l'emploi de toutes
les heures est réglé d'avance. On tient à sa promenade pour avoir dans
un mois le total de bon air nécessaire, on a hésité sur le choix d'un
manteau à emporter, du cocher à appeler, on est en fiacre, la journée
est tout entière devant vous, courte, parce qu'on veut être rentré à
temps pour recevoir une amie; on voudrait qu'il fît aussi beau le
lendemain; et on ne se doute pas que la mort, qui cheminait en vous dans
un autre plan, au milieu d'une impénétrable obscurité, a choisi
précisément ce jour-là pour entrer en scène, dans quelques minutes, à
peu près à l'instant où la voiture atteindra les Champs-Élysées.
Peut-être ceux que hante d'habitude l'effroi de la singularité
particulière à la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant à ce
genre de mort-là--à ce genre de premier contact avec la mort--parce
qu'elle y revêt une apparence connue, familière, quotidienne. Un bon
déjeuner l'a précédée et la même sortie que font des gens bien portants.
Un retour en voiture découverte se superpose à sa première atteinte; si
malade que fût ma grand'mère, en somme plusieurs personnes auraient pu
dire qu'à six heures, quand nous revînmes des Champs-Élysées, elles
l'avaient saluée, passant en voiture découverte, par un temps superbe.
Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un
coup de chapeau, en s'arrêtant, l'air étonné. Moi qui n'étais pas encore
détaché de la vie, je demandai à ma grand'mère si elle lui avait
répondu, lui rappelant qu'il était susceptible. Ma grand'mère, me
trouvant sans doute bien léger, leva sa main en l'air comme pour dire:
«Qu'est-ce que cela fait? cela n'a aucune importance. »
Oui, on aurait pu dire tout à l'heure, pendant que je cherchais un
fiacre, que ma grand'mère était assise sur un banc, avenue Gabriel,
qu'un peu après elle avait passé en voiture découverte. Mais eût-ce été
bien vrai? Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue--bien
qu'il soit soumis aussi à certaines conditions d'équilibre--n'a pas
besoin d'énergie. Mais pour qu'un être vivant soit stable, même appuyé
sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous
ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne percevons (parce qu'elle
s'exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on
faisait le vide en nous et qu'on nous laissât supporter la pression de
l'air, sentirions-nous, pendant l'instant qui précéderait notre
destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même,
quand les abîmes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que
nous n'avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et
notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de
nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous
tenir immobiles dans ce que nous croyons d'habitude n'être rien que la
simple position négative d'une chose, exige, si l'on veut que la tête
reste droite et le regard calme, de l'énergie vitale, et devient l'objet
d'une lutte épuisante.
Et si Legrandin nous avait regardés de cet air étonné, c'est qu'à lui
comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où ma grand'mère
semblait assise sur la banquette, elle était apparue sombrant, glissant
à l'abîme, se retenant désespérément aux coussins qui pouvaient à peine
retenir son corps précipité, les cheveux en désordre, l'oeil égaré,
incapable de plus faire face à l'assaut des images que ne réussissait
plus à porter sa prunelle. Elle était apparue, bien qu'à côté de moi,
plongée dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait déjà reçu les
coups dont elle portait les traces quand je l'avais vue tout à l'heure
aux Champs-Élysées, son chapeau, son visage, son manteau dérangés par la
main de l'ange invisible avec lequel elle avait lutté. J'ai pensé,
depuis, que ce moment de son attaque n'avait pas dû surprendre
entièrement ma grand'mère, que peut-être même elle l'avait prévu
longtemps d'avance, avait vécu dans son attente. Sans doute, elle
n'avait pas su quand ce moment fatal viendrait, incertaine, pareille aux
amants qu'un doute du même genre porte tour à tour à fonder des espoirs
déraisonnables et des soupçons injustifiés sur la fidélité de leur
maîtresse. Mais il est rare que ces grandes maladies, telles que celle
qui venait enfin de la frapper en plein visage, n'élisent pas pendant
longtemps domicile chez le malade avant de le tuer, et durant cette
période ne se fassent pas assez vite, comme un voisin ou un locataire
«liant», connaître de lui. C'est une terrible connaissance, moins par
les souffrances qu'elle cause que par l'étrange nouveauté des
restrictions définitives qu'elle impose à la vie. On se voit mourir,
dans ce cas, non pas à l'instant même de la mort, mais des mois,
quelquefois des années auparavant, depuis qu'elle est hideusement venue
habiter chez nous. La malade fait la connaissance de l'étranger qu'elle
entend aller et venir dans son cerveau. Certes elle ne le connaît pas de
vue, mais des bruits qu'elle l'entend régulièrement faire elle déduit
ses habitudes. Est-ce un malfaiteur? Un matin, elle ne l'entend plus. Il
est parti. Ah! si c'était pour toujours! Le soir, il est revenu. Quels
sont ses desseins? Le médecin consultant, soumis à la question, comme
une maîtresse adorée, répond par des serments tel jour crus, tel jour
mis en doute. Au reste, plutôt que celui de la maîtresse, le médecin
joue le rôle des serviteurs interrogés. Ils ne sont que des tiers. Celle
que nous pressons, dont nous soupçonnons qu'elle est sur le point de
nous trahir, c'est la vie elle-même, et malgré que nous ne la sentions
plus la même, nous croyons encore en elle, nous demeurons en tout cas
dans le doute jusqu'au jour qu'elle nous a enfin abandonnés.
Je mis ma grand'mère dans l'ascenseur du professeur E. . . , et au bout
d'un instant il vint à nous et nous fit passer dans son cabinet. Mais
là, si pressé qu'il fût, son air rogue changea, tant les habitudes sont
fortes, et il avait celle d'être aimable, voire enjoué, avec ses
malades. Comme il savait ma grand'mère très lettrée et qu'il l'était
aussi, il se mit à lui citer pendant deux ou trois minutes de beaux vers
sur l'Été radieux qu'il faisait. Il l'avait assise dans un fauteuil, lui
à contre-jour, de manière à bien la voir. Son examen fut minutieux,
nécessita même que je sortisse un instant. Il le continua encore, puis
ayant fini, se mit, bien que le quart d'heure touchât à sa fin, à
refaire quelques citations à ma grand'mère. Il lui adressa même quelques
plaisanteries assez fines, que j'eusse préféré entendre un autre jour,
mais qui me rassurèrent complètement par le ton amusé du docteur. Je me
rappelai alors que M. Fallières, président du Sénat, avait eu, il y
avait nombre d'années, une fausse attaque, et qu'au désespoir de ses
concurrents, il s'était mis trois jours après à reprendre ses fonctions
et préparait, disait-on, une candidature plus ou moins lointaine à la
présidence de la République. Ma confiance en un prompt rétablissement de
ma grand'mère fut d'autant plus complète, que, au moment où je me
rappelais l'exemple de M. Fallières, je fus tiré de la pensée de ce
rapprochement par un franc éclat de rire qui termina une plaisanterie du
professeur E. . . . Sur quoi il tira sa montre, fronça fiévreusement le
sourcil en voyant qu'il était en retard de cinq minutes, et tout en nous
disant adieu sonna pour qu'on apportât immédiatement son habit. Je
laissai ma grand'mère passer devant, refermai la porte et demandai la
vérité au savant.
--Votre grand'mère est perdue, me dit-il. C'est une attaque provoquée
par l'urémie. En soi, l'urémie n'est pas fatalement un mal mortel, mais
le cas me paraît désespéré. Je n'ai pas besoin de vous dire que j'espère
me tromper. Du reste, avec Cottard, vous êtes en excellentes mains.
Excusez-moi, me dit-il en voyant entrer une femme de chambre qui portait
sur le bras l'habit noir du professeur. Vous savez que je dîne chez le
Ministre du Commerce, j'ai une visite à faire avant. Ah! la vie n'est
pas que roses, comme on le croit à votre âge.
Et il me tendit gracieusement la main. J'avais refermé la porte et un
valet nous guidait dans l'antichambre, ma grand'mère et moi, quand nous
entendîmes de grands cris de colère. La femme de chambre avait oublié de
percer la boutonnière pour les décorations. Cela allait demander encore
dix minutes. Le professeur tempêtait toujours pendant que je regardais
sur le palier ma grand'mère qui était perdue. Chaque personne est bien
seule. Nous repartîmes vers la maison.
Le soleil déclinait; il enflammait un interminable mur que notre fiacre
avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur
lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture,
se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans
une terre cuite de Pompéi. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir la
malade en bas de l'escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma
mère. Je lui dis que ma grand'mère rentrait un peu souffrante, ayant eu
un étourdissement. Dès mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit
au paroxysme d'un désespoir pourtant déjà si résigné, que je compris que
depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour
incertain et fatal. Elle ne me demanda rien; il semblait, de même que la
méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse
elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très atteinte, surtout d'une
maladie qui peut toucher l'intelligence. Maman frissonnait, son visage
pleurait sans larmes, elle courut dire qu'on allât chercher le médecin,
mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre,
sa voix s'arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi,
effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand'mère
attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu'elle nous
entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la
main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec une mantille en
dentelle blanche, lui disant que c'était pour qu'elle n'eût pas froid
dans l'escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop
l'altération du visage, la déviation de la bouche; ma précaution était
inutile: ma mère s'approcha de grand'mère, embrassa sa main comme celle
de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des
précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de
lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il
connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne
regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne
s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille.
Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas
affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui
fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement
intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus
tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de
bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand'mère à
demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens
ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand'mère que sa
fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard
ébahi, indiscret et de mauvais augure: c'était Françoise. Non qu'elle
n'aimât sincèrement ma grand'mère (même elle avait déçue et presque
scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter
en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain
penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance
deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand
elles sont assemblées, se fortifient: le manque d'éducation des gens du
peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi
douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait
plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de
la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait
l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui
ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand'mère fut couchée,
elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit
déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie
avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à
maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût
encore traversés.
--Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant
l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère
difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme
tu plains ta mère! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable
une indigestion!
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent
passionnément sur ceux de ma grand'mère, ne voulant pas voir le reste de
son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que
nous ne pouvons pas tenir:
--Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère
guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa
pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le
déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand'mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se
faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne
pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte
qu'elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle
accusa injustement Françoise de mal «retaper» son lit. Par un mouvement
convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes
couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une
baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par
les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par
Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que
ma grand'mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux
ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de
trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme, par le même
sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop
Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent
des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre,
celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu,
le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de
sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se
coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de
l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si
heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été
les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son
visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait
l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand'mère
eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas
être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son
jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très
haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eût pas toléré qu'un de
nos gens nous «manquât». Cela avait fait d'elle une si noble, si
impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous
de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur
conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le «sou du franc» et à se
précipiter--si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors--pour me
prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre
paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté--et importé à
Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son
travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie,
et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une
réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle
leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule
raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle
était souffrante. Et en ce moment où ma grand'mère était si mal, la
besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne
voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces
jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait
que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon
papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes
de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la
journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais
aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations
les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait
ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque,
étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se
reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la
stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de
Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra, ou même: bonjour.
A cause des souffrances de ma grand'mère on lui permit la morphine.
Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose
d'albumine.
Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas
compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que
nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé,
nous ne faisions que l'exaspérer davantage, hâtant peut-être l'heure où
la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été
trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet
homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où
il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se
disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de
grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un
grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un
instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit:
«Faites face à l'Est. » Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de
mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le
rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mère n'avait pas de morphine,
ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement
un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir;
pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de
l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de
rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette
origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour
tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur
pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs
affaires; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble
incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur
qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera
chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son
odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation
empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mère
souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant
les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la
chambre, elle poussait des cris: «Ah! c'est affreux! », mais si elle
apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer
de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les
mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient
rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre:
--Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand
on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos
prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de
son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
--Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me
sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée
contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force
de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le
mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait:
--Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on
va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de
t'embrasser sans que tu aies à bouger?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée,
comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer
le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand'mère toute sa
vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré
en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et
si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un
baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mère essayait, elle
aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que
sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à
la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage,
semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le
reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce
travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand'mère
avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la
traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre
plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer,
en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure
fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture
primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse,
désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre
n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce
tombeau--qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure
contraction--descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus
à quel saint se vouer, comme ma grand'mère toussait et éternuait
beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le
spécialiste X. . . on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du
monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise
croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse
chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma
grand'mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le
praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il
exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien.
Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou
diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit:
«Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez
pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes
nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes: «Mais
débarrasser de quoi? » Bref tous nos nez étaient malades; il ne se
trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son
examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun
de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père
secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le
mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous
étions déjà malades.
La maladie de ma grand'mère donna lieu à diverses personnes de
manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent
tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous
découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous
n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt données par les
personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient
la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé
des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand'mère.
Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles
avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente
musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver,
mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation
douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite.
Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les
fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous
ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours
plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une
même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était
pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le
silence sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade: les
uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mère; selon d'autres il avait
une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulté qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il
serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement
l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'«homme à barbiche» que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement
qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à
celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de
sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement
achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est
rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les
choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple:
«Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes» (et cela
c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes
les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus
parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom
de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je
reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à
l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque
fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme
plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais,
pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à
qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus
adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de
l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses
quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait
plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre
du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. . . . »
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début. » Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux. Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote. . . .
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
