» «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre
père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes.
père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
The Project Gutenberg eBook of Du Côté de Chez Swann, by Marcel Proust
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Title: Du Côté de Chez Swann
Author: Marcel Proust
Release Date: May, 2001 [eBook #2650]
[Most recently updated: August 13, 2021]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Sue Asscher
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN ***
MARCEL PROUST
À la RECHERCHE DU TEMPS PERDU
TOME I
Du Côté de Chez Swann
À Monsieur Gaston Calmette
_Comme un témoignage de profonde
et affectueuse reconnaissance_,
Marcel Proust.
PREMIÈRE PARTIE
COMBRAY
I.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma
bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le
temps de me dire: «Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée
qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser
le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma
lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur
ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un
peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait
l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de
Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à
mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des
écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le
bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir
inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une
existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais
libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et
j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et
reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à
qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible,
comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il
pouvait être; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les
distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le
voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il
suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des
lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux
adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence
de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller
qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je
frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est
l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû
coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est déjà le
matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner,
on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du
courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se
rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier
domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans
remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils
d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des
boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de
l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le
sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je
n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais
vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à
jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs
enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et
qu’avait dissipée le jour,--date pour moi d’une ère nouvelle,--où on les
avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en
retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour
échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution
j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner
dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait
pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du
plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était
elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre
chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains
m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais
quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude
encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille.
Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme
que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce
but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs
yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une
réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait,
j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures,
l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en
s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe,
le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil; mais leurs rangs peuvent
se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente
de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour
arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son
réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de
se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée
et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors
le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil
magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans
l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché
quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que,
dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon
esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi,
et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je
me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais;
j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de
l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal: j’étais plus
dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir--non encore du
lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et
où j’aurais pu être--venait à moi comme un secours d’en haut pour me
tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une
seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément
entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu,
recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée
par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par
l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que,
quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans
y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans
l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop
engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à
repérer la position de ses membres pour en induire la direction du
mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure
où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux,
de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres
où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles,
changeant de place selon la forme de la pièce imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui
hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en
rapprochant les circonstances, lui,--mon corps,--se rappelait pour
chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des
fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y
endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant
à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au
mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais: «Tiens,
j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire
bonsoir», j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien
des années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens
fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me
rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme
d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre
de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes
grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais
actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux
tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude; le mur filait
dans une autre direction: j’étais dans ma chambre chez Mme de
Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on
doit avoir fini de dîner! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais
tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup,
avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis
Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets
rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est
un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de
Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à
la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au
soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller
pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée
par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que
quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me
trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses
suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un
cheval courir, les positions successives que nous montre le
kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des
chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les
rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil;
chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un
nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de
l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit,
et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon
la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment; où, par un
temps glacial le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors
(comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans
la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit
dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux,
traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable
alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone
ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui
nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont
refroidies;--chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où
le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied
du lit son échelle enchantée, où on
dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la
pointe d’un rayon--; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le
premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les
colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec
tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit; parfois au
contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de
pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue
d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement
par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux
violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait
tout haut comme si je n’eusse pas été là;--où une étrange et
impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des
angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon
champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu;--où ma
pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en
hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à
remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien
de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux
levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant: jusqu’à
ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la
pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé,
sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué
la hauteur apparente du plafond. L’habitude! aménageuse habile mais
bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant
des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il
est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls
moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une
dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour
de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait
mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon
bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais
j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont
l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image
distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était
donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir
tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me
rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à
Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler
les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.
A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant
le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin
de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le
point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé,
pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux,
de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du
dîner, on coiffait ma lampe; et, à l’instar des premiers architectes
et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité
des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions
multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce
que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que
j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher,
elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais
plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de
«chalet», où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de
chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein,
sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre
la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château
de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une
ligne courbe qui n’était autre que la limite d’un des ovales de verre
ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la
lanterne. Ce n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une
lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château
et la lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les voir pour
connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité
mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo
s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à
haute voix par ma grand’tante et qu’il avait l’air de comprendre
parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n’excluait
pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il
s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente
chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de
Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se
bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo
lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,
s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il
rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant
intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt
et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours
aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun
trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui
semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi
des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise
me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans
une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas
faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante
de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si
tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi
de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait
ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le
maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait
maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner,
j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait
mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les
soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de
Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de
Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de
scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui
restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le
petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le
monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que «c’est une pitié de rester
enfermé à la campagne» et qui avait d’incessantes discussions avec mon
père, les jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans
ma chambre au lieu de rester dehors. «Ce n’est pas comme cela que vous
le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce
petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté. » Mon
père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait
la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour
ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas
trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses
supériorités. Mais ma grand’mère, elle, par tous les temps, même quand
la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les
précieux fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la
voyait dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses
mèches désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de la
salubrité du vent et de la pluie. Elle disait: «Enfin, on respire! » et
parcourait les allées détrempées,--trop symétriquement alignées à son
gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et
auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps
s’arrangerait,--de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les
mouvements divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la
puissance de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie
des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe
prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à
une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir
et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner,
une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des
moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement,
comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs
étaient servies sur la table à jeu,--si ma grand’tante lui criait:
«Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac! » Pour la
taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un
esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la
tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père,
ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre
grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au
cognac; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand’mère
repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si
humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu
de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se
conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce
qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait
d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses
yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser
passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa
faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon
grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue
desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant et à
prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se
persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution; elles me
causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma
grand’tante. Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher
ton mari de boire du cognac! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce
que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a
devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les
voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la
salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris,
et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les
pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la
fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus
vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au
donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi,
sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer
à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une
inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté.
Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits
écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé
délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir,
préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations
incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et
repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues
brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme
les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à
demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque
triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur
involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman
viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir
durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je
l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le
bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle
pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un
moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle
m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir
que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard
possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était
pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle
ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire
«embrasse-moi une fois encore», mais je savais qu’aussitôt elle aurait
son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et
à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de
paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût
voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de
me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le
pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout
le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait
penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une
hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa
présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où
maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux
encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à
cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se
bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques
étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez
nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis
qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne
voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à
l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand
marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du
jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui
étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et
glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant «sans
sonner», mais le double tintement timide, ovale et doré de la
clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait:
«Une visite, qui cela peut-il être? » mais on savait bien que cela ne
pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute voix, pour
prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel,
disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n’est plus désobligeant
pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en
train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre; et on envoyait
en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour
faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher
subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre
aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire
bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait
nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand
nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait:
«Je reconnais la voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à
la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts,
sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à
la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au
jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir
l’air, dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait
beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils
n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les
visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui,
était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis
de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un
rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le
cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père
raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude
qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait
veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis
longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann
possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il
n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout
en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc
où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon
grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah! mon vieil ami, quel
bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas
ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne
m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit.
Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de
même, mon cher Amédée! » Brusquement le souvenir de sa femme morte lui
revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il
avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie,
il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une
question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son
front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put
pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux
années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est drôle,
je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser
beaucoup à la fois. » «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre
père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père
que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant
jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais
comment? c’était un cœur d’or! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans
la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce
d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils
hébergeaient,--avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont
chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,--un des membres les plus
élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de
Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg
Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait
Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de
son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient
de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme
composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait
placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins
des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne
pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure.
M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se trouvait
faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans
une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en
situation» de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa
famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus
bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était
orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à
parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceux
qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un
coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils
d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût
été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant
toujours eu une «toquade» d’objets anciens et de peinture, il
demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était
situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant
d’habiter. «Êtes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans
votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes
par les marchands», lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait
en effet aucune compétence et n’avait pas haute idée même au point de
vue intellectuel d’un homme qui dans la conversation évitait les
sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement
quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des
recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis,
à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence
presque désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir
sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un
renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à
nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait
de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions,
avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre
cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans
qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann! » Comme elle
était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait
soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann,
qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou
avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui
laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie.
Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour
les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui
apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait
du monde, de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près
de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand
vous prenez le chemin de Lyon? » Et elle regardait du coin de l’œil,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que
fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la
«belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés
de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en
sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se
coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait
dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne
contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu
l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement
liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir
causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un
empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre
reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de
chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos
assiettes à petits fours de Combray--d’avoir eu à dîner Ali-Baba,
lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante
de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant
d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du
cocher qu’il avait dîné «chez une princesse»,--«Oui, chez une princesse
du demi-monde! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans
lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle
croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait
tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un
panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de
ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de
chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin
d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des
grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige
suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour
la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la
Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni
moi et nous nous en passons, n’est-ce pas», disait ma grand’tante à
Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham; elle
lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur
de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si
recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de
collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans
doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était
bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans
le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups
hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce
qu’elle savait sur la famille Swann, l’obscur et incertain personnage
qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et
qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus
insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun
n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou
d’un testament; notre personnalité sociale est une création de la
pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons «voir une
personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel.
Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons, de
toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect total que
nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par
suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si
bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était
qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils
s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire
entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient
cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence,
voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez
busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu
entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et
spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux
résidu,--mi-mémoire, mi-oubli,--des heures oisives passées ensemble
après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était
devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter
une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,
dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude je
passe à ce premier Swann,--à ce premier Swann dans lequel je retrouve
les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble
moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque,
comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les
portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité--à
ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand
marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à
une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause
de notre conception des castes elle n’avait pas voulu rester en
relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de
Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait
dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand
ami de mes neveux des Laumes». Ma grand’mère était revenue de sa
visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où
Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier
et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle
était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait
déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens
parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais
vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument
indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le
giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné n’aurait pas mieux
dit! » et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait
rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est commun! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma
grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir
de ne rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait
manqué en apprenant l’existence de Swann, en permettant à des parents
à elle de le fréquenter. «Comment elle connaît Swann? Pour une
personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon! » Cette
opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite
confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque
une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter,
continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais
d’après laquelle ils crurent pouvoir juger--supposant que c’était là
qu’il l’avait prise--le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était
un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de
X. . . , dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus
en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de
tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée
dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme
le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait
des gens qui les avaient connus. Ma grand’tante au contraire
interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelqu’un
qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était
né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de
toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient
honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les
familles prévoyantes; (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils
d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était
par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui
d’un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons
d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger
Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que
nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère,
vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,
déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait
trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes
d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables
de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt
historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas
directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de
leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin
semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif,--ayant
fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la
conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans
que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui
leur étaient chers,--mettait alors au repos ses organes récepteurs et
leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon
grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il
fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques dont usent
les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la
distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la
lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la
voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent
souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit
par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait
venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin
d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un
tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de
la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann
a «les honneurs» du Figaro? »--«Mais je vous ai toujours dit qu’il avait
beaucoup de goût», dit ma grand’mère. «Naturellement toi, du moment
qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous», répondit ma grand’tante
qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et
n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de
ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de
force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma
grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du
Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait
aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se
persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les
plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui
feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très
désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le
journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle
ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère; car
celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de
dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle
qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle
s’adressait. Quant à ma mère elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de
mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa
fille qu’il adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par
faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander
comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se
fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet
d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où
des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas
dans ma chambre.
» «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre
père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père
que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant
jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais
comment? c’était un cœur d’or! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans
la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce
d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils
hébergeaient,--avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont
chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,--un des membres les plus
élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de
Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg
Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait
Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de
son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient
de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme
composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait
placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins
des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne
pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure.
M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se trouvait
faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans
une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en
situation» de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa
famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus
bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était
orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à
parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceux
qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un
coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils
d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût
été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant
toujours eu une «toquade» d’objets anciens et de peinture, il
demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était
situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant
d’habiter. «Êtes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans
votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes
par les marchands», lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait
en effet aucune compétence et n’avait pas haute idée même au point de
vue intellectuel d’un homme qui dans la conversation évitait les
sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement
quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des
recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis,
à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence
presque désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir
sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un
renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à
nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait
de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions,
avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre
cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans
qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann! » Comme elle
était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait
soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann,
qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou
avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui
laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie.
Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour
les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui
apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait
du monde, de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près
de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand
vous prenez le chemin de Lyon? » Et elle regardait du coin de l’œil,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que
fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la
«belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés
de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en
sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se
coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait
dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne
contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu
l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement
liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir
causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un
empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre
reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de
chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos
assiettes à petits fours de Combray--d’avoir eu à dîner Ali-Baba,
lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante
de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant
d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du
cocher qu’il avait dîné «chez une princesse»,--«Oui, chez une princesse
du demi-monde! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans
lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle
croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait
tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un
panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de
ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de
chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin
d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des
grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige
suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour
la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la
Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni
moi et nous nous en passons, n’est-ce pas», disait ma grand’tante à
Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham; elle
lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur
de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si
recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de
collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans
doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était
bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans
le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups
hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce
qu’elle savait sur la famille Swann, l’obscur et incertain personnage
qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et
qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus
insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun
n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou
d’un testament; notre personnalité sociale est une création de la
pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons «voir une
personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel.
Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons, de
toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect total que
nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par
suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si
bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était
qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils
s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire
entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient
cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence,
voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez
busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu
entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et
spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux
résidu,--mi-mémoire, mi-oubli,--des heures oisives passées ensemble
après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était
devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter
une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,
dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude je
passe à ce premier Swann,--à ce premier Swann dans lequel je retrouve
les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble
moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque,
comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les
portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité--à
ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand
marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à
une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause
de notre conception des castes elle n’avait pas voulu rester en
relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de
Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait
dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand
ami de mes neveux des Laumes». Ma grand’mère était revenue de sa
visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où
Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier
et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle
était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait
déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens
parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais
vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument
indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le
giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné n’aurait pas mieux
dit! » et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait
rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est commun! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma
grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir
de ne rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait
manqué en apprenant l’existence de Swann, en permettant à des parents
à elle de le fréquenter. «Comment elle connaît Swann? Pour une
personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon! » Cette
opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite
confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque
une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter,
continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais
d’après laquelle ils crurent pouvoir juger--supposant que c’était là
qu’il l’avait prise--le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était
un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de
X. . . , dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus
en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de
tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée
dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme
le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait
des gens qui les avaient connus. Ma grand’tante au contraire
interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelqu’un
qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était
né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de
toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient
honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les
familles prévoyantes; (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils
d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était
par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui
d’un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons
d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger
Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que
nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère,
vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,
déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait
trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes
d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables
de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt
historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas
directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de
leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin
semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif,--ayant
fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la
conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans
que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui
leur étaient chers,--mettait alors au repos ses organes récepteurs et
leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon
grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il
fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques dont usent
les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la
distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la
lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la
voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent
souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit
par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait
venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin
d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un
tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de
la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann
a «les honneurs» du Figaro? »--«Mais je vous ai toujours dit qu’il avait
beaucoup de goût», dit ma grand’mère. «Naturellement toi, du moment
qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous», répondit ma grand’tante
qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et
n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de
ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de
force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma
grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du
Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait
aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se
persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les
plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui
feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très
désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le
journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle
ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère; car
celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de
dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle
qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle
s’adressait. Quant à ma mère elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de
mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa
fille qu’il adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par
faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander
comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se
fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet
d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où
des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas
dans ma chambre. Je ne dînais pas à table, je venais après dîner au
jardin, et à neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je
dînais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table,
jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter; ce
baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon
lit au moment de m’endormir il me fallait le transporter de la salle à
manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me
déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et
s’évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j’aurais eu
besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le
prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir
le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je
faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser
à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand
l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le
souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin
quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait
que c’était Swann; néanmoins tout le monde se regarda d’un air
interrogateur et on envoya ma grand’mère en reconnaissance. «Pensez à
le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est
délicieux et la caisse est énorme, recommanda mon grand-père à ses
deux belles-sœurs. » «Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante.
Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde
parle bas. » «Ah! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit
qu’il fera beau demain», dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot
d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu
faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un
peu à l’écart. Mais je la suivis; je ne pouvais me décider à la
quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure il faudrait que je la
laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans
avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle vînt m’embrasser.
«Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre
fille; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son
papa. » «Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda»,
dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de
s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée
délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime
force à trouver leurs plus grandes beautés: «Nous reparlerons d’elle
quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a
qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la
sienne serait de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table
de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je
passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’endormir; je
tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque
je les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées
d’avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de
l’abîme prochain qui m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma
préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma
mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les
pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout
élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût touché ou
distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec une
pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien
sentir, je pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les
efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc
d’Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune
émotion, les seconds aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. A
peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet
orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette
question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu’il
était poli de rompre, interpella l’autre: «Imagine-toi, Céline, que
j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a
donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout
ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici
un soir. » «Je crois bien! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas
perdu mon temps non plus. J’ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux
savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans
le plus grand détail comment il s’y prend pour composer un rôle. C’est
tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil,
je n’en savais rien; et il est très aimable. » «Il n’y a pas que M.
Vinteuil qui ait des voisins aimables», s’écria ma tante Céline d’une
voix que la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout
en jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En
même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le
remerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également Swann
avec un air mêlé de congratulation et d’ironie, soit simplement pour
souligner le trait d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de
l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui
parce qu’elle le croyait sur la sellette. «Je crois qu’on pourra
réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met
sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter. »
«Ce doit être délicieux», soupira mon grand-père dans l’esprit de qui
la nature avait malheureusement aussi complètement omis d’inclure la
possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises
ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de
fournir celui des sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il
faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la
vie intime de Molé ou du comte de Paris. «Tenez, dit Swann à mon
grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en
a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les
choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans
Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume
sur son ambassade d’Espagne; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est
guère qu’un journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit,
ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux
que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. » «Je ne suis pas
de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble
fort agréable. . . », interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle
avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. «Quand ils
parlent de choses ou de gens qui nous intéressent! » enchérit ma tante
Céline. «Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche
aux journaux c’est de nous faire faire attention tous les jours à des
choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans
notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que
nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors
on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne
sais pas, les. . . Pensées de Pascal! (il détacha ce mot d’un ton
d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le
volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix
ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain
qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine
de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal
costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. » Mais
regrettant de s’être laissé aller à parler même légèrement de choses
sérieuses: «Nous avons une bien belle conversation, dit-il
ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces «sommets», et
se tournant vers mon grand-père: «Donc Saint-Simon raconte que
Maulevrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez,
c’est ce Maulevrier dont il dit: «Jamais je ne vis dans cette épaisse
bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. »
«Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre
chose», dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle
aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se
mit à rire. Swann interloqué reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance
ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants.
Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » Mon grand-père
s’extasiait déjà sur «ignorance ou panneau», mais Mlle Céline, chez
qui le nom de Saint-Simon,--un littérateur,--avait empêché l’anesthésie
complète des facultés auditives, s’indignait déjà: «Comment? vous
admirez cela? Eh bien! c’est du joli! Mais qu’est-ce que cela peut
vouloir dire; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre?
Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de
l’intelligence et du cœur? Il avait une belle manière d’élever ses
enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main
à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et
vous osez citer cela? » Et mon grand-père navré, sentant
l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire
raconter à Swann, les histoires qui l’eussent amusé disait à voix
basse à maman: «Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me
soulage tant dans ces moments-là. Ah! oui: «Seigneur, que de vertus
vous nous faites haïr! » Ah! comme c’est bien! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à
table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du
dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait
pas l’embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait
été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger,
pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais approcher
l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif,
tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la
place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour
pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la
minute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres,
comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose,
prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes,
tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du
modèle. Mais voici qu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut
la férocité inconsciente de dire: «Le petit a l’air fatigué, il
devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et mon
père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand’mère et
que ma mère la foi des traités, dit: «Oui, allons, vas te coucher. » Je
voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner.
«Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir
comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte! » Et il
me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de
l’escalier, comme dit l’expression populaire, à «contre-cœur», montant
contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle ne
lui avait pas, en m’embrassant, donné licence de me suivre. Cet
escalier détesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait
une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette
sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la
rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que
sous cette forme olfactive mon intelligence n’en pouvait plus prendre
sa part. Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est encore
perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux
cents fois de suite de tirer de l’eau ou que comme un vers de Molière
que nous nous répétons sans arrêter, c’est un grand soulagement de
nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l’idée de
rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est
l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de
monter dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus
rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par
l’inhalation,--beaucoup plus toxique que la pénétration morale,--de
l’odeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma
chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets,
creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le
suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de
fer qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud
l’été sous les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de
révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mère
en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui
dire dans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de
ma tante qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à
Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire
une commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait
aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre une
lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait à
l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code
impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions
insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence de ces lois
antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les
enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire
bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un
animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par
l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des
complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans
l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village
n’avait pu les lui suggérer; et l’on était obligé de se dire qu’il y
avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris,
comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent
qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de
produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui
représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon.
Dans le cas particulier, l’article du code à cause duquel il était peu
probable que sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en
présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait
simplement le respect qu’elle professait non seulement pour les
parents,--comme pour les morts, les prêtres et les rois,--mais encore
pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect qui m’aurait
peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sa
bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en
parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait
au dîner avait pour effet qu’elle refuserait d’en troubler la
cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je n’hésitai pas à
mentir et à lui dire que ce n’était pas du tout moi qui avais voulu
écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me quittant, m’avait
recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à
un objet qu’elle m’avait prié de chercher; et elle serait certainement
très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise
ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient
plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des
signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui
cacher; elle regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si
l’examen du papier et l’aspect de l’écriture allaient la renseigner
sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code
elle devait se référer. Puis elle sortit d’un air résigné qui semblait
signifier: «C’est-il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant
pareil! » Elle revint au bout d’un moment me dire qu’on n’en était
encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître d’hôtel de
remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand
on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer
à maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce n’était plus comme
tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque
mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que
ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins
entrer invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler
de moi à l’oreille; puisque cette salle à manger interdite, hostile,
où, il y avait un instant encore, la glace elle-même--le «granité»--et
les rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et
mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi,
s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son
enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré
l’attention de maman tandis qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je
n’étais plus séparé d’elle; les barrières étaient tombées, un fil
délicieux nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout: maman allait
sans doute venir!
L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en serait
bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but; or, au
contraire, comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut
le tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que
lui peut-être, n’aurait pu me comprendre; lui, cette angoisse qu’il y
a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est
pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait
connaître, l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par
lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme pour moi,
elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son apparition
dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans
affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le
lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié
pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier
apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait
remise, Swann l’avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous
donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand
arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal,
redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit
errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer
avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande
ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque
chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien
n’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet
de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous l’aimons--comme en ce
moment j’aimais Françoise--, l’intermédiaire bien intentionné qui d’un
mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la
fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que
des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de
nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en
jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un
des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne
doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et
suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que
par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici qu’un des moments
dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les
autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre
maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le
possédons, nous y intervenons, nous l’avons créé presque: le moment où
on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres
moments de la fête ne devaient pas être d’une essence bien différente
de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant
nous faire souffrir puisque l’ami bienveillant nous a dit: «Mais elle
sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de
causer avec vous que de s’ennuyer là-haut. » Hélas! Swann en avait fait
l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur
une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête
par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé
à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoir prié
de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise
ces mots: «Il n’y a pas de réponse» que depuis j’ai si souvent entendu
des concierges de «palaces» ou des valets de pied de tripots,
rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne: «Comment, il n’a rien
dit, mais c’est impossible! Vous avez pourtant bien remis ma lettre.
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Title: Du Côté de Chez Swann
Author: Marcel Proust
Release Date: May, 2001 [eBook #2650]
[Most recently updated: August 13, 2021]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
Produced by: Sue Asscher
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN ***
MARCEL PROUST
À la RECHERCHE DU TEMPS PERDU
TOME I
Du Côté de Chez Swann
À Monsieur Gaston Calmette
_Comme un témoignage de profonde
et affectueuse reconnaissance_,
Marcel Proust.
PREMIÈRE PARTIE
COMBRAY
I.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma
bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le
temps de me dire: «Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée
qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser
le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma
lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur
ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un
peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait
l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de
Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à
mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des
écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le
bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir
inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une
existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais
libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et
j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et
reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à
qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible,
comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il
pouvait être; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins
éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les
distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le
voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il
suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des
lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux
adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence
de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller
qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je
frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est
l’instant où le malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû
coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en
apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est déjà le
matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner,
on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du
courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se
rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa
porte a disparu. C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier
domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans
remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils
d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des
boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de
l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le
sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout dont je
n’étais qu’une petite partie et à l’insensibilité duquel je retournais
vite m’unir. Ou bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à
jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs
enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes boucles et
qu’avait dissipée le jour,--date pour moi d’une ère nouvelle,--où on les
avait coupées. J’avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j’en
retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour
échapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution
j’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner
dans le monde des rêves.
Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait
pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du
plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était
elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre
chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains
m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais
quittée il y avait quelques moments à peine; ma joue était chaude
encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille.
Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme
que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce
but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs
yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une
réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait,
j’avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures,
l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en
s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe,
le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil; mais leurs rangs peuvent
se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque insomnie, le
sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente
de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour
arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son
réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de
se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée
et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors
le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil
magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans
l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché
quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que,
dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon
esprit; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi,
et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je
me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais;
j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de
l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal: j’étais plus
dénué que l’homme des cavernes; mais alors le souvenir--non encore du
lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et
où j’aurais pu être--venait à moi comme un secours d’en haut pour me
tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul; je passais en une
seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément
entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu,
recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée
par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par
l’immobilité de notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que,
quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans
y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans
l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop
engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à
repérer la position de ses membres pour en induire la direction du
mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure
où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux,
de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres
où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles,
changeant de place selon la forme de la pièce imaginée,
tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui
hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en
rapprochant les circonstances, lui,--mon corps,--se rappelait pour
chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des
fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y
endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant
à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au
mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais: «Tiens,
j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire
bonsoir», j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien
des années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens
fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me
rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme
d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre
de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes
grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais
actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux
tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude; le mur filait
dans une autre direction: j’étais dans ma chambre chez Mme de
Saint-Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on
doit avoir fini de dîner! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais
tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de Saint-Loup,
avant d’endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis
Combray, où, dans nos retours les plus tardifs, c’était les reflets
rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est
un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez Mme de
Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’à
la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au
soleil; et la chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller
pour le dîner, de loin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée
par les feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que
quelques secondes; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me
trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses
suppositions dont elle était faite, que nous n’isolons, en voyant un
cheval courir, les positions successives que nous montre le
kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une, tantôt l’autre, des
chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissais par me les
rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil;
chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un
nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates: un coin de
l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit,
et un numéro des Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon
la technique des oiseaux en s’y appuyant indéfiniment; où, par un
temps glacial le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors
(comme l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans
la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit
dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux,
traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d’impalpable
alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone
ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui
nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont
refroidies;--chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où
le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts, jette jusqu’au pied
du lit son échelle enchantée, où on
dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la
pointe d’un rayon--; parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le
premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les
colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec
tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit; parfois au
contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de
pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue
d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement
par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux
violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait
tout haut comme si je n’eusse pas été là;--où une étrange et
impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des
angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon
champ visuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu;--où ma
pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en
hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à
remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien
de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux
levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant: jusqu’à
ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la
pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé,
sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué
la hauteur apparente du plafond. L’habitude! aménageuse habile mais
bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant
des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il
est bien heureux de trouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls
moyens il serait impuissant à nous rendre un logis habitable.
Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une
dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour
de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait
mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon
bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais
j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont
l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image
distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était
donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir
tout de suite; je passais la plus grande partie de la nuit à me
rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand’tante, à
Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler
les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu
d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.
A Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avant
le moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin
de ma mère et de ma grand’mère, ma chambre à coucher redevenait le
point fixe et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé,
pour me distraire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux,
de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure du
dîner, on coiffait ma lampe; et, à l’instar des premiers architectes
et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait à l’opacité
des murs d’impalpables irisations, de surnaturelles apparitions
multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans un vitrail
vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parce
que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que
j’avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher,
elle m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais
plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de
«chalet», où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de
chemin de fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein,
sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre
la pente d’une colline, et s’avançait en tressautant vers le château
de la pauvre Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une
ligne courbe qui n’était autre que la limite d’un des ovales de verre
ménagés dans le châssis qu’on glissait entre les coulisses de la
lanterne. Ce n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une
lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château
et la lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les voir pour
connaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité
mordorée du nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo
s’arrêtait un instant pour écouter avec tristesse le boniment lu à
haute voix par ma grand’tante et qu’il avait l’air de comprendre
parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n’excluait
pas une certaine majesté, aux indications du texte; puis il
s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente
chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de
Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se
bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo
lui-même, d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture,
s’arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il
rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant
intérieur, fût-ce le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt
et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours
aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun
trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui
semblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moi
des reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise
me causait pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans
une chambre que j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas
faire plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante
de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si
tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait pour moi
de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu’il semblait
ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner, tant le
maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servait
maintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner,
j’avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait
mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de tous les
soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de
Geneviève de Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de
Golo me faisaient examiner ma propre conscience avec plus de
scrupules.
Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui
restait à causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le
petit salon où tout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le
monde, sauf ma grand’mère qui trouvait que «c’est une pitié de rester
enfermé à la campagne» et qui avait d’incessantes discussions avec mon
père, les jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait lire dans
ma chambre au lieu de rester dehors. «Ce n’est pas comme cela que vous
le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce
petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté. » Mon
père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait
la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour
ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas
trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses
supériorités. Mais ma grand’mère, elle, par tous les temps, même quand
la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les
précieux fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la
voyait dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses
mèches désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de la
salubrité du vent et de la pluie. Elle disait: «Enfin, on respire! » et
parcourait les allées détrempées,--trop symétriquement alignées à son
gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et
auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps
s’arrangerait,--de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les
mouvements divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la
puissance de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie
des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe
prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à
une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir
et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand’mère avaient lieu après dîner,
une chose avait le pouvoir de la faire rentrer: c’était, à un des
moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement,
comme un insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs
étaient servies sur la table à jeu,--si ma grand’tante lui criait:
«Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac! » Pour la
taquiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon père un
esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la
tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon grand-père,
ma grand’tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvre
grand’mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au
cognac; il se fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand’mère
repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si
humble de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu
de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances, se
conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce
qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, il n’y avait
d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses
yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser
passionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma
grand’tante, le spectacle des vaines prières de ma grand’mère et de sa
faiblesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon
grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue
desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en riant et à
prendre le parti du persécuteur assez résolument et gaiement pour se
persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution; elles me
causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma
grand’tante. Mais dès que j’entendais: «Bathilde, viens donc empêcher
ton mari de boire du cognac! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce
que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a
devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas les
voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la
salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce sentant l’iris,
et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les
pierres de la muraille et qui passait une branche de fleurs par la
fenêtre entr’ouverte. Destinée à un usage plus spécial et plus
vulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au
donjon de Roussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi,
sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer
à clef, à toutes celles de mes occupations qui réclamaient une
inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté.
Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits
écarts de régime de son mari, mon manque de volonté, ma santé
délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir,
préoccupaient ma grand’mère, au cours de ces déambulations
incessantes, de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et
repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues
brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme
les labours à l’automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à
demi relevée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque
triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur
involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman
viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir
durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je
l’entendais monter, puis où passait dans le couloir à double porte le
bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle
pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un
moment douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle
m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir
que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le plus tard
possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où maman n’était
pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elle
ouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire
«embrasse-moi une fois encore», mais je savais qu’aussitôt elle aurait
son visage fâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et
à mon agitation en montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de
paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût
voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien loin de
me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était déjà sur le
pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout
le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant, quand elle avait
penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tendue comme une
hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa
présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où
maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux
encore en comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à
cause de cela, elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se
bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques
étrangers de passage, était à peu près la seule personne qui vînt chez
nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis
qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne
voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner, à
l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand
marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du
jardin, non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui
étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et
glacé, toute personne de la maison qui le déclenchait en entrant «sans
sonner», mais le double tintement timide, ovale et doré de la
clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait:
«Une visite, qui cela peut-il être? » mais on savait bien que cela ne
pouvait être que M. Swann; ma grand’tante parlant à haute voix, pour
prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel,
disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n’est plus désobligeant
pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu’on est en
train de dire des choses qu’elle ne doit pas entendre; et on envoyait
en éclaireur ma grand’mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour
faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher
subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre
aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire
bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a
trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand’mère allait
nous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grand
nombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait:
«Je reconnais la voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à
la voix, on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts,
sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à
la Bressant, parce que nous gardions le moins de lumière possible au
jardin pour ne pas attirer les moustiques et j’allais, sans en avoir
l’air, dire qu’on apportât les sirops; ma grand’mère attachait
beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable, à ce qu’ils
n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, et pour les
visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui,
était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis
de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un
rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le
cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père
raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l’attitude
qu’avait eue M. Swann le père, à la mort de sa femme qu’il avait
veillée jour et nuit. Mon grand-père qui ne l’avait pas vu depuis
longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann
possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il
n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout
en pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc
où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon
grand-père par le bras, s’était écrié: «Ah! mon vieil ami, quel
bonheur de se promener ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas
ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont vous ne
m’avez jamais félicité? Vous avez l’air comme un bonnet de nuit.
Sentez-vous ce petit vent? Ah! on a beau dire, la vie a du bon tout de
même, mon cher Amédée! » Brusquement le souvenir de sa femme morte lui
revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il
avait pu à un pareil moment se laisser aller à un mouvement de joie,
il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu’une
question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son
front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put
pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux
années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père: «C’est drôle,
je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux y penser
beaucoup à la fois. » «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre
père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père
que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant
jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais
comment? c’était un cœur d’or! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans
la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce
d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils
hébergeaient,--avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont
chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,--un des membres les plus
élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de
Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg
Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait
Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de
son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient
de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme
composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait
placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins
des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne
pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure.
M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se trouvait
faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans
une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en
situation» de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa
famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus
bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était
orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à
parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceux
qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un
coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils
d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût
été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant
toujours eu une «toquade» d’objets anciens et de peinture, il
demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était
situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant
d’habiter. «Êtes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans
votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes
par les marchands», lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait
en effet aucune compétence et n’avait pas haute idée même au point de
vue intellectuel d’un homme qui dans la conversation évitait les
sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement
quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des
recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis,
à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence
presque désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir
sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un
renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à
nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait
de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions,
avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre
cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans
qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann! » Comme elle
était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait
soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann,
qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou
avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui
laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie.
Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour
les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui
apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait
du monde, de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près
de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand
vous prenez le chemin de Lyon? » Et elle regardait du coin de l’œil,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que
fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la
«belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés
de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en
sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se
coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait
dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne
contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu
l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement
liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir
causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un
empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre
reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de
chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos
assiettes à petits fours de Combray--d’avoir eu à dîner Ali-Baba,
lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante
de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant
d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du
cocher qu’il avait dîné «chez une princesse»,--«Oui, chez une princesse
du demi-monde! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans
lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle
croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait
tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un
panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de
ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de
chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin
d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des
grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige
suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour
la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la
Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni
moi et nous nous en passons, n’est-ce pas», disait ma grand’tante à
Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham; elle
lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur
de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si
recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de
collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans
doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était
bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans
le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups
hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce
qu’elle savait sur la famille Swann, l’obscur et incertain personnage
qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et
qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus
insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun
n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou
d’un testament; notre personnalité sociale est une création de la
pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons «voir une
personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel.
Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons, de
toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect total que
nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par
suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si
bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était
qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils
s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire
entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient
cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence,
voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez
busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu
entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et
spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux
résidu,--mi-mémoire, mi-oubli,--des heures oisives passées ensemble
après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était
devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter
une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,
dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude je
passe à ce premier Swann,--à ce premier Swann dans lequel je retrouve
les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble
moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque,
comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les
portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité--à
ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand
marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à
une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause
de notre conception des castes elle n’avait pas voulu rester en
relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de
Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait
dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand
ami de mes neveux des Laumes». Ma grand’mère était revenue de sa
visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où
Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier
et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle
était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait
déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens
parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais
vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument
indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le
giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné n’aurait pas mieux
dit! » et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait
rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est commun! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma
grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir
de ne rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait
manqué en apprenant l’existence de Swann, en permettant à des parents
à elle de le fréquenter. «Comment elle connaît Swann? Pour une
personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon! » Cette
opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite
confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque
une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter,
continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais
d’après laquelle ils crurent pouvoir juger--supposant que c’était là
qu’il l’avait prise--le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était
un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de
X. . . , dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus
en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de
tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée
dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme
le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait
des gens qui les avaient connus. Ma grand’tante au contraire
interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelqu’un
qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était
né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de
toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient
honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les
familles prévoyantes; (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils
d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était
par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui
d’un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons
d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger
Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que
nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère,
vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,
déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait
trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes
d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables
de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt
historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas
directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de
leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin
semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif,--ayant
fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la
conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans
que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui
leur étaient chers,--mettait alors au repos ses organes récepteurs et
leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon
grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il
fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques dont usent
les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la
distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la
lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la
voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent
souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit
par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait
venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin
d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un
tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de
la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann
a «les honneurs» du Figaro? »--«Mais je vous ai toujours dit qu’il avait
beaucoup de goût», dit ma grand’mère. «Naturellement toi, du moment
qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous», répondit ma grand’tante
qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et
n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de
ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de
force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma
grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du
Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait
aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se
persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les
plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui
feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très
désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le
journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle
ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère; car
celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de
dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle
qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle
s’adressait. Quant à ma mère elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de
mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa
fille qu’il adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par
faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander
comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se
fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet
d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où
des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas
dans ma chambre.
» «Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre
père Swann», était devenu une des phrases favorites de mon grand-père
qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il
m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père
que je considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant
jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudre des
fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié: «Mais
comment? c’était un cœur d’or! »
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage, M.
Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand’tante et mes
grands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans
la société qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce
d’incognito que lui faisait chez nous ce nom de Swann, ils
hébergeaient,--avec la parfaite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont
chez eux, sans le savoir, un célèbre brigand,--un des membres les plus
élégants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du prince de
Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg
Saint-Germain.
L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait
Swann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de
son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient
de la société une idée un peu hindoue et la considéraient comme
composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait
placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins
des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne
pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure.
M. Swann, le père, était agent de change; le «fils Swann» se trouvait
faire partie pour toute sa vie d’une caste où les fortunes, comme dans
une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait
donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était «en
situation» de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient
relations de jeune homme sur lesquelles des amis anciens de sa
famille, comme étaient mes parents, fermaient d’autant plus
bienveillamment les yeux qu’il continuait, depuis qu’il était
orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il y avait fort à
parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceux
qu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait
rencontrés. Si l’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un
coefficient social qui lui fût personnel, entre les autres fils
d’agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient eût
été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant
toujours eu une «toquade» d’objets anciens et de peinture, il
demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses
collections et que ma grand’mère rêvait de visiter, mais qui était
situé quai d’Orléans, quartier que ma grand’tante trouvait infamant
d’habiter. «Êtes-vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans
votre intérêt, parce que vous devez vous faire repasser des croûtes
par les marchands», lui disait ma grand’tante; elle ne lui supposait
en effet aucune compétence et n’avait pas haute idée même au point de
vue intellectuel d’un homme qui dans la conversation évitait les
sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement
quand il nous donnait, en entrant dans les moindres détails, des
recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma grand’mère
parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis,
à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence
presque désobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir
sur le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un
renseignement matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à
nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait
de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions,
avec le pharmacien de Combray, avec notre cuisinière, avec notre
cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand’tante, mais sans
qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridicule que s’y
donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter: «On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann! » Comme elle
était la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait
soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann,
qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou
avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de M. Swann qui avait dû lui
laisser quatre ou cinq millions, mais que c’était sa fantaisie.
Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir être si divertissante pour
les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui
apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait
du monde, de lui dire: «Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours près
de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand
vous prenez le chemin de Lyon? » Et elle regardait du coin de l’œil,
par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l’on avait dit à ma grand’mère que ce Swann qui, en tant que
fils Swann était parfaitement «qualifié» pour être reçu par toute la
«belle bourgeoisie», par les notaires ou les avoués les plus estimés
de Paris (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en
quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute différente; qu’en
sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se
coucher, il rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait
dans tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent ne
contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu’aurait pu
l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’être personnellement
liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, après avoir
causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un
empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre
reçu à bras ouverts; ou, pour s’en tenir à une image qui avait plus de
chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos
assiettes à petits fours de Combray--d’avoir eu à dîner Ali-Baba,
lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante
de trésors insoupçonnés.
Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en s’excusant
d’être en habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du
cocher qu’il avait dîné «chez une princesse»,--«Oui, chez une princesse
du demi-monde! » avait répondu ma tante en haussant les épaules sans
lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand’tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme elle
croyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait
tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un
panier de pêches ou de framboises de son jardin et que de chacun de
ses voyages d’Italie il m’eût rapporté des photographies de
chefs-d’œuvre.
On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin
d’une recette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des
grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige
suffisant pour qu’on pût le servir à des étrangers qui venaient pour
la première fois. Si la conversation tombait sur les princes de la
Maison de France: «des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni
moi et nous nous en passons, n’est-ce pas», disait ma grand’tante à
Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de Twickenham; elle
lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur
de ma grand’mère chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si
recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelot de
collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans
doute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était
bien différent de celui que créait ma grand’tante, quand le soir, dans
le petit jardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups
hésitants de la clochette, elle injectait et vivifiait de tout ce
qu’elle savait sur la famille Swann, l’obscur et incertain personnage
qui se détachait, suivi de ma grand’mère, sur un fond de ténèbres, et
qu’on reconnaissait à la voix. Mais même au point de vue des plus
insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout
matériellement constitué, identique pour tout le monde et dont chacun
n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des charges ou
d’un testament; notre personnalité sociale est une création de la
pensée des autres. Même l’acte si simple que nous appelons «voir une
personne que nous connaissons» est en partie un acte intellectuel.
Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons, de
toutes les notions que nous avons sur lui et dans l’aspect total que
nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande
part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par
suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si
bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était
qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce
visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils
s’étaient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire
entrer une foule de particularités de sa vie mondaine qui étaient
cause que d’autres personnes, quand elles étaient en sa présence,
voyaient les élégances régner dans son visage et s’arrêter à son nez
busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu
entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacant et
spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux
résidu,--mi-mémoire, mi-oubli,--des heures oisives passées ensemble
après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au
jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe
corporelle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de
quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là était
devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impression de quitter
une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,
dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude je
passe à ce premier Swann,--à ce premier Swann dans lequel je retrouve
les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble
moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque,
comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un musée où tous les
portraits d’un même temps ont un air de famille, une même tonalité--à
ce premier Swann rempli de loisir, parfumé par l’odeur du grand
marronnier, des paniers de framboises et d’un brin d’estragon.
Pourtant un jour que ma grand’mère était allée demander un service à
une dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à cause
de notre conception des castes elle n’avait pas voulu rester en
relations malgré une sympathie réciproque), la marquise de
Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait
dit: «Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand
ami de mes neveux des Laumes». Ma grand’mère était revenue de sa
visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et où
Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier
et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour et chez qui elle
était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avait
déchirée dans l’escalier. Ma grand’mère avait trouvé ces gens
parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l’homme le plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais
vu. Car pour elle, la distinction était quelque chose d’absolument
indépendant du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le
giletier lui avait faite, disant à maman: «Sévigné n’aurait pas mieux
dit! » et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elle avait
rencontré chez elle: «Ah! ma fille, comme il est commun! »
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever
celui-ci dans l’esprit de ma grand’tante, mais d’y abaisser Mme de
Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma
grand’mère, nous accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir
de ne rien faire qui l’en rendît moins digne et auquel elle avait
manqué en apprenant l’existence de Swann, en permettant à des parents
à elle de le fréquenter. «Comment elle connaît Swann? Pour une
personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon! » Cette
opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite
confirmée par son mariage avec une femme de la pire société, presque
une cocotte que, d’ailleurs, il ne chercha jamais à présenter,
continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais
d’après laquelle ils crurent pouvoir juger--supposant que c’était là
qu’il l’avait prise--le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait
habituellement.
Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann était
un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de
X. . . , dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus
en vue du règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de
tous les petits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée
dans la vie privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme
le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait
des gens qui les avaient connus. Ma grand’tante au contraire
interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelqu’un
qui choisissait ses fréquentations en dehors de la caste où il était
né, en dehors de sa «classe» sociale, subissait à ses yeux un fâcheux
déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de
toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaient
honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les
familles prévoyantes; (ma grand’tante avait même cessé de voir le fils
d’un notaire de nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était
par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui
d’un de ces aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons
d’écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des
bontés). Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger
Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis que
nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma grand’mère,
vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non son esprit,
déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait
trouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes
d’aspirations élevées et qui à cause de cela même étaient incapables
de s’intéresser à ce qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt
historique, et d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas
directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement de
leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près ou de loin
semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur sens auditif,--ayant
fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu’à dîner la
conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre sans
que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets qui
leur étaient chers,--mettait alors au repos ses organes récepteurs et
leur laissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon
grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il
fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques dont usent
les médecins aliénistes à l’égard de certains maniaques de la
distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la
lame d’un couteau, coïncidant avec une brusque interpellation de la
voix et du regard, moyens violents que ces psychiatres transportent
souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit
par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu
fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait
venir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin
d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un
tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: «de
la collection de M. Charles Swann», nous dit: «Vous avez vu que Swann
a «les honneurs» du Figaro? »--«Mais je vous ai toujours dit qu’il avait
beaucoup de goût», dit ma grand’mère. «Naturellement toi, du moment
qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous», répondit ma grand’tante
qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et
n’étant bien sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours
raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de
ma grand’mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de
force avec les siennes. Mais nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma
grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du
Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait
aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se
persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les
plaignait pour ne pas avoir à les envier. «Je crois que vous ne lui
feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très
désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le
journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle
ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand’mère; car
celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de
dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle
qu’elle passait souvent inaperçue de celui même à qui elle
s’adressait. Quant à ma mère elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de
mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa
fille qu’il adorait et à cause de laquelle disait-on il avait fini par
faire ce mariage. «Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander
comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se
fâchait: «Mais non! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule. »
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet
d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où
des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas
dans ma chambre. Je ne dînais pas à table, je venais après dîner au
jardin, et à neuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je
dînais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table,
jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter; ce
baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon
lit au moment de m’endormir il me fallait le transporter de la salle à
manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me
déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et
s’évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j’aurais eu
besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le
prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir
le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je
faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser
à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand
l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le
souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin
quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait
que c’était Swann; néanmoins tout le monde se regarda d’un air
interrogateur et on envoya ma grand’mère en reconnaissance. «Pensez à
le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est
délicieux et la caisse est énorme, recommanda mon grand-père à ses
deux belles-sœurs. » «Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante.
Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde
parle bas. » «Ah! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit
qu’il fera beau demain», dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot
d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu
faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un
peu à l’écart. Mais je la suivis; je ne pouvais me décider à la
quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure il faudrait que je la
laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans
avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle vînt m’embrasser.
«Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre
fille; je suis sûre qu’elle a déjà le goût des belles œuvres comme son
papa. » «Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda»,
dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de
s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée
délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime
force à trouver leurs plus grandes beautés: «Nous reparlerons d’elle
quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a
qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la
sienne serait de mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table
de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je
passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’endormir; je
tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque
je les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées
d’avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de
l’abîme prochain qui m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma
préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma
mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les
pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout
élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût touché ou
distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec une
pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien
sentir, je pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les
efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc
d’Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune
émotion, les seconds aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. A
peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet
orateur qu’une des sœurs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette
question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu’il
était poli de rompre, interpella l’autre: «Imagine-toi, Céline, que
j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a
donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout
ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici
un soir. » «Je crois bien! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas
perdu mon temps non plus. J’ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux
savant qui connaît beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans
le plus grand détail comment il s’y prend pour composer un rôle. C’est
tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil,
je n’en savais rien; et il est très aimable. » «Il n’y a pas que M.
Vinteuil qui ait des voisins aimables», s’écria ma tante Céline d’une
voix que la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout
en jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En
même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le
remerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également Swann
avec un air mêlé de congratulation et d’ironie, soit simplement pour
souligner le trait d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de
l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui
parce qu’elle le croyait sur la sellette. «Je crois qu’on pourra
réussir à avoir ce monsieur à dîner, continua Flora; quand on le met
sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter. »
«Ce doit être délicieux», soupira mon grand-père dans l’esprit de qui
la nature avait malheureusement aussi complètement omis d’inclure la
possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises
ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle avait oublié de
fournir celui des sœurs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il
faut ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la
vie intime de Molé ou du comte de Paris. «Tenez, dit Swann à mon
grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en
a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les
choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans
Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume
sur son ambassade d’Espagne; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est
guère qu’un journal, mais du moins un journal merveilleusement écrit,
ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux
que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. » «Je ne suis pas
de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble
fort agréable. . . », interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle
avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. «Quand ils
parlent de choses ou de gens qui nous intéressent! » enchérit ma tante
Céline. «Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche
aux journaux c’est de nous faire faire attention tous les jours à des
choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans
notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que
nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors
on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne
sais pas, les. . . Pensées de Pascal! (il détacha ce mot d’un ton
d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le
volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix
ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain
qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine
de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal
costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. » Mais
regrettant de s’être laissé aller à parler même légèrement de choses
sérieuses: «Nous avons une bien belle conversation, dit-il
ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces «sommets», et
se tournant vers mon grand-père: «Donc Saint-Simon raconte que
Maulevrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez,
c’est ce Maulevrier dont il dit: «Jamais je ne vis dans cette épaisse
bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. »
«Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre
chose», dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle
aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se
mit à rire. Swann interloqué reprit: «Je ne sais si ce fut ignorance
ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants.
Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. » Mon grand-père
s’extasiait déjà sur «ignorance ou panneau», mais Mlle Céline, chez
qui le nom de Saint-Simon,--un littérateur,--avait empêché l’anesthésie
complète des facultés auditives, s’indignait déjà: «Comment? vous
admirez cela? Eh bien! c’est du joli! Mais qu’est-ce que cela peut
vouloir dire; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre?
Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de
l’intelligence et du cœur? Il avait une belle manière d’élever ses
enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main
à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et
vous osez citer cela? » Et mon grand-père navré, sentant
l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire
raconter à Swann, les histoires qui l’eussent amusé disait à voix
basse à maman: «Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me
soulage tant dans ces moments-là. Ah! oui: «Seigneur, que de vertus
vous nous faites haïr! » Ah! comme c’est bien! »
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à
table, on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du
dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait
pas l’embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait
été dans ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger,
pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais approcher
l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si court et furtif,
tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avec mon regard la
place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma pensée pour
pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute la
minute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres,
comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose,
prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes,
tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du
modèle. Mais voici qu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut
la férocité inconsciente de dire: «Le petit a l’air fatigué, il
devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir. » Et mon
père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand’mère et
que ma mère la foi des traités, dit: «Oui, allons, vas te coucher. » Je
voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner.
«Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir
comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte! » Et il
me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de
l’escalier, comme dit l’expression populaire, à «contre-cœur», montant
contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle ne
lui avait pas, en m’embrassant, donné licence de me suivre. Cet
escalier détesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait
une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette
sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir et la
rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que
sous cette forme olfactive mon intelligence n’en pouvait plus prendre
sa part. Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est encore
perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux
cents fois de suite de tirer de l’eau ou que comme un vers de Molière
que nous nous répétons sans arrêter, c’est un grand soulagement de
nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l’idée de
rage de dents, de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est
l’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de
monter dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus
rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et brusque, par
l’inhalation,--beaucoup plus toxique que la pénétration morale,--de
l’odeur de vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma
chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les volets,
creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le
suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de
fer qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud
l’été sous les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvement de
révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mère
en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui
dire dans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de
ma tante qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à
Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire
une commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraîtrait
aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de remettre une
lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle possédait à
l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas se faire un code
impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions
insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence de ces lois
antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les
enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire
bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un
animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par
l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vouloir faire certaines
commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des
complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans
l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestique de village
n’avait pu les lui suggérer; et l’on était obligé de se dire qu’il y
avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris,
comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent
qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de
produits chimiques travaillent au milieu de délicates sculptures qui
représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon.
Dans le cas particulier, l’article du code à cause duquel il était peu
probable que sauf le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en
présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait
simplement le respect qu’elle professait non seulement pour les
parents,--comme pour les morts, les prêtres et les rois,--mais encore
pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect qui m’aurait
peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sa
bouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en
parler, et davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait
au dîner avait pour effet qu’elle refuserait d’en troubler la
cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je n’hésitai pas à
mentir et à lui dire que ce n’était pas du tout moi qui avais voulu
écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me quittant, m’avait
recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à
un objet qu’elle m’avait prié de chercher; et elle serait certainement
très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise
ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient
plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à des
signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui
cacher; elle regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si
l’examen du papier et l’aspect de l’écriture allaient la renseigner
sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code
elle devait se référer. Puis elle sortit d’un air résigné qui semblait
signifier: «C’est-il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant
pareil! » Elle revint au bout d’un moment me dire qu’on n’en était
encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître d’hôtel de
remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand
on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passer
à maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce n’était plus comme
tout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque
mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que
ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins
entrer invisible et ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler
de moi à l’oreille; puisque cette salle à manger interdite, hostile,
où, il y avait un instant encore, la glace elle-même--le «granité»--et
les rince-bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et
mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de moi,
s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son
enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré
l’attention de maman tandis qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je
n’étais plus séparé d’elle; les barrières étaient tombées, un fil
délicieux nous réunissait. Et puis, ce n’était pas tout: maman allait
sans doute venir!
L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en serait
bien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but; or, au
contraire, comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut
le tourment de longues années de sa vie et personne, aussi bien que
lui peut-être, n’aurait pu me comprendre; lui, cette angoisse qu’il y
a à sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est
pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a fait
connaître, l’amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par
lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme pour moi,
elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait son apparition
dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans
affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le
lendemain d’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié
pour un camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier
apprentissage quand Françoise revint me dire que ma lettre serait
remise, Swann l’avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous
donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous aimons, quand
arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour quelque bal,
redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit
errant dehors, attendant désespérément quelque occasion de communiquer
avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande
ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque
chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rien
n’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet
de nous l’envoyer avant cinq minutes. Que nous l’aimons--comme en ce
moment j’aimais Françoise--, l’intermédiaire bien intentionné qui d’un
mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice la
fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que
des tourbillons ennemis, pervers et délicieux entraînaient loin de
nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en
jugeons par lui, le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un
des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête ne
doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et
suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que
par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici qu’un des moments
dont la succession les aurait composées, un moment aussi réel que les
autres, même peut-être plus important pour nous, parce que notre
maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le
possédons, nous y intervenons, nous l’avons créé presque: le moment où
on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans doute les autres
moments de la fête ne devaient pas être d’une essence bien différente
de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant
nous faire souffrir puisque l’ami bienveillant nous a dit: «Mais elle
sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de
causer avec vous que de s’ennuyer là-haut. » Hélas! Swann en avait fait
l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur
une femme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête
par quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre (engagé
à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoir prié
de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise
ces mots: «Il n’y a pas de réponse» que depuis j’ai si souvent entendu
des concierges de «palaces» ou des valets de pied de tripots,
rapporter à quelque pauvre fille qui s’étonne: «Comment, il n’a rien
dit, mais c’est impossible! Vous avez pourtant bien remis ma lettre.
