D'un côté du miroir, l'amoureux
se dit: «C'est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n'ai plus
qu'à mourir, et pourtant elle m'aime; elle m'aime tant que peut-être .
se dit: «C'est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n'ai plus
qu'à mourir, et pourtant elle m'aime; elle m'aime tant que peut-être .
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Je savais qui étaient tous les visiteurs et n'en
trouvais pas un seul dont ce pût être le chapeau.
--Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui
montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c'est une
peste, mais. . . .
--Il a raison, répondit-elle.
Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu'elle me
cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d'avoir l'air
d'être très occupée par quelqu'un dans ce salon, où elle ne connaissait
presque personne, elle m'emmena dans un coin.
--Voilà sûrement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me
répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait
indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très «honnête
homme», vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de
Guermantes; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois
leur aurait dit--c'est inepte, n'allez pas vous mettre martel en tête
pour cela, personne n'y a attaché d'importance, on savait trop de quelle
bouche cela tombait--que vous étiez un flatteur à moitié hystérique.
J'ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu'un ami de mon père comme
était M. de Norpois eût pu s'exprimer ainsi en parlant de moi. J'en
éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien
où j'avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la
princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos
actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du «monde», des
gens qui ne l'ont pas directement perçue, par un milieu dont la
perméabilité varie à l'infini et nous reste inconnue; ayant appris par
l'expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement
être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout
le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de
bonnes graines répandues il s'en trouverait bien une qui lèverait) s'est
trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le
boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que
telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par
nous et formée en route par l'imparfaite réfraction d'une parole
différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s'arrêtât, à
des distances infinies--en l'espèce jusque chez la princesse de
Guermantes--et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que
nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche
voisin; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous
n'avons jamais dit, va provoquer l'hilarité jusque dans une autre
planète, et l'image que les autres se font de nos faits et gestes ne
ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu'à un
dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir correspondrait un
espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste
arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que
nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté
nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous
échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu
ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes,
mais profond et utile, d'une photographie par les rayons N. Ce n'est pas
une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a
l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau
torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet
osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une
erreur que le visiteur d'une exposition qui, devant un portrait de jeune
femme, lit dans le catalogue: «Dromadaire couché». Plus tard, cet écart
entre notre image selon qu'elle est dessinée par nous-même ou par
autrui, je devais m'en rendre compte pour d'autres que moi, vivant
béatement au milieu d'une collection de photographies qu'ils avaient
tirées d'eux-mêmes tandis qu'alentour grimaçaient d'effroyables images,
habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans
la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant: «C'est vous. »
Il y a quelques années j'aurais été bien heureux de dire à Mme Swann «à
quel sujet» j'avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce «sujet»
était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je
n'aimais plus Gilberte. D'autre part, je ne parvenais pas à identifier
Mme Swann à la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme
qui me préoccupait en ce moment.
--Avez-vous vu tout à l'heure la duchesse de Guermantes? demandai-je à
Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir
l'air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence
de laquelle on ne s'aperçoit même pas.
--Je ne sais pas, je n'ai pas _réalisé_, me répondit-elle d'un air
désagréable, en employant un terme traduit de l'anglais.
J'aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme
de Guermantes mais sur tous les êtres qui l'approchaient, et, tout
comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur
conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des
points que les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la
vie de Mme de Guermantes, j'interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme
Leroi.
--Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces
gros marchands de bois. Je sais qu'elle voit du monde maintenant, mais
je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles
connaissances. J'ai connu des gens si intéressants, si aimables, que
vraiment je crois que Mme Leroi n'ajouterait rien à ce que j'ai.
Mme de Marsantes, qui faisait la dame d'honneur de la marquise, me
présenta au prince, et elle n'avait pas fini que M. de Norpois me
présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être
trouvait-il commode de me faire une politesse qui n'entamait en rien son
crédit puisque je venais justement d'être présenté; peut-être parce
qu'il pensait qu'un étranger, même illustre, était moins au courant des
salons français et pouvait croire qu'on lui présentait un jeune homme du
grand monde; peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle
d'ajouter le poids de sa propre recommandation d'ambassadeur, ou par le
goût d'archaïsme de faire revivre en l'honneur du prince l'usage,
flatteur pour cette Altesse, que deux parrains étaient nécessaires si on
voulait lui être présenté.
Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me
faire dire par lui qu'elle n'avait pas à regretter de ne pas connaître
Mme Leroi.
--N'est-ce pas, monsieur l'ambassadeur, que Mme Leroi est une personne
sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici, et
que j'ai eu raison de ne pas l'attirer?
Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre
par un salut plein de respect mais vide de signification.
--Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien
ridicules. Croyez-vous que j'ai eu aujourd'hui la visite d'un monsieur
qui a voulu me faire croire qu'il avait plus de plaisir à embrasser ma
main que celle d'une jeune femme?
Je compris tout de suite que c'était Legrandin. M. de Norpois sourit
avec un léger clignement d'oeil, comme s'il s'agissait d'une
concupiscence si naturelle qu'on ne pouvait en vouloir à celui qui
l'éprouvait, presque d'un commencement de roman qu'il était prêt à
absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon
ou à la Crébillon fils.
--Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que
j'ai vu là, dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme
de Villeparisis.
Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui
venaient d'être exposées.
--Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd'hui, d'un beau
peintre, d'un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois; je
trouve cependant qu'elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec
celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la
fleur.
Même en supposant que la partialité de vieil amant, l'habitude de
flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à
l'ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de
goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si
arbitraire qu'un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le
chemin desquelles il ne rencontre pour l'arrêter aucune impression
vraiment sentie.
--Je n'ai aucun mérite à connaître les fleurs, j'ai toujours vécu aux
champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle
gracieusement en s'adressant au prince, si j'en ai eu toute jeune des
notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je
le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je
l'ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de
Castellane) m'avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M.
de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J'étais une
toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu'il disait.
Mais il s'amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il
m'envoya un bel herbier en souvenir d'une promenade que nous avions été
faire en phaéton au Val Richer et où je m'étais endormie sur ses genoux.
J'ai toujours conservé cet herbier et il m'a appris à remarquer bien des
particularités des fleurs qui ne m'auraient pas frappée sans cela. Quand
Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et
affectées comme elle était elle-même, j'avais espéré y trouver
quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c'était une
femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la
religion. Robert m'appela dans le fond du salon, où il était avec sa
mère.
--Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier? Pouvons-nous
dîner demain ensemble?
--Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch; je l'ai rencontré devant la
porte; après un instant de froideur, parce que j'avais, malgré moi,
laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m'a pas dit que c'était
cela qui l'avait froissé, mais je l'ai compris), il a été d'une
tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami.
Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c'est à la vie, à la
mort.
Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux
était souvent chez Bloch l'effet d'une vive sympathie qu'il avait cru
qu'on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres,
ne songeait pas qu'on peut avoir été malade ou en voyage, etc. , un
silence de huit jours lui paraissait vite provenir d'une froideur
voulue. Aussi je n'ai jamais cru que ses pires violences d'ami, et plus
tard d'écrivain, fussent bien profondes. Elles s'exaspéraient si l'on y
répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui
l'encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude
sympathie. «Quant à gentil, continua Saint-Loup, tu prétends que je l'ai
été pour toi, mais je n'ai pas été gentil du tout, ma tante dit que
c'est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si
tu n'as pas quelque chose contre elle. »
Heureusement pour moi, si j'avais été dupe de ces paroles, notre
imminent départ pour Balbec m'eût empêché d'essayer de revoir Mme de
Guermantes, de lui assurer que je n'avais rien contre elle et de la
mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c'était elle qui avait
quelque chose contre moi. Mais je n'eus qu'à me rappeler qu'elle ne
m'avait pas même offert d'aller voir les Elstir. D'ailleurs ce n'était
pas une déception; je ne m'étais nullement attendu à ce qu'elle m'en
parlât; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n'avais pas à
espérer me faire aimer d'elle; le plus que j'avais pu souhaiter, c'est
que, grâce à sa bonté, j'eusse d'elle, puisque je ne devais pas la
revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que
j'emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d'un
souvenir mêlé d'anxiété et de tristesse.
A tous moments Mme de Marsantes s'interrompait de causer avec Robert
pour me dire combien il lui avait souvent parlé de moi, combien il
m'aimait; elle était avec moi d'un empressement qui me faisait presque
de la peine parce que je le sentais dicté par la crainte qu'elle avait
de faire fâcher ce fils qu'elle n'avait pas encore vu aujourd'hui, avec
qui elle était impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle
croyait donc que l'empire qu'elle exerçait n'égalait pas et devait
ménager le mien. M'ayant entendu auparavant demander à Bloch des
nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s'informa
si c'était celui qui avait habité Nice.
--Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu'il m'épousât, avait
répondu Mme de Marsantes. Mon mari m'en a souvent parlé comme d'un homme
excellent, d'un coeur délicat et généreux.
«Dire que pour une fois il n'avait pas menti, c'est incroyable», eût
pensé Bloch.
Tout le temps j'aurais voulu dire à Mme de Marsantes que Robert avait
pour elle infiniment plus d'affection que pour moi, et que, m'eût-elle
témoigné de l'hostilité, je n'étais pas d'une nature à chercher à le
prévenir contre elle, à le détacher d'elle. Mais depuis que Mme de
Guermantes était partie, j'étais plus libre d'observer Robert, et je
m'aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colère semblait
s'être élevée en lui, affleurant à son visage durci et sombre. Je
craignais qu'au souvenir de la scène de l'après-midi il ne fût humilié
vis-à-vis de moi de s'être laissé traiter si durement par sa maîtresse,
sans riposter.
Brusquement il s'arracha d'auprès de sa mère qui lui avait passé un bras
autour du cou, et venant à moi m'entraîna derrière le petit comptoir
fleuri de Mme de Villeparisis, où celle-ci s'était rassise, puis me fit
signe de le suivre dans le petit salon. Je m'y dirigeais assez vivement
quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j'allais vers la sortie,
quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour
rapide qui l'amena en face de moi. Je vis avec inquiétude qu'il avait
pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale.
Dans l'embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder:
--Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi
donc le plaisir de venir me voir. Mais c'est assez compliqué,
ajouta-t-il d'un air d'inattention et de calcul, et comme s'il s'était
agi d'un plaisir qu'il avait peur de ne plus retrouver une fois qu'il
aurait laissé échapper l'occasion de combiner avec moi les moyens de le
réaliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m'écriviez. Mais
j'aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir
dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi? Je ne vous
retiendrai qu'un instant.
--Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez
pris par erreur le chapeau d'un des visiteurs.
--Vous voulez m'empêcher de prendre mon chapeau?
Je supposai, l'aventure m'étant arrivée à moi-même peu auparavant, que,
quelqu'un lui ayant enlevé son, chapeau, il en avait avisé un au hasard
pour ne pas rentrer nu-tête, et que je le mettais dans l'embarras en
dévoilant sa ruse. Je lui dis qu'il fallait d'abord que je dise quelques
mots à Saint-Loup. «Il est en train de parler avec cet idiot de duc de
Guermantes, ajoutai-je. --C'est charmant ce que vous dites là, je le
dirai à mon frère. --Ah! vous croyez que cela peut intéresser M. de
Charlus? (Je me figurais que, s'il avait un frère, ce frère devait
s'appeler Charlus aussi. Saint-Loup m'avait bien donné quelques
explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées. )--Qui
est-ce qui vous parle de M. de Charlus? me dit le baron d'un air
insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce
matin à un de ces déjeuners d'orgie qu'il a avec une femme qui le
déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui
faire comprendre le chagrin qu'il cause à sa pauvre mère et à nous tous
en traînant notre nom dans la boue».
J'aurais voulu répondre qu'au déjeuner avilissant on n'avait parlé que
d'Emerson, d'Ibsen, de Tolstoï, et que la jeune femme avait prêché
Robert pour qu'il ne bût que de l'eau; afin de tâcher d'apporter quelque
baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à
excuser sa maîtresse. Je ne savais pas qu'en ce moment, malgré sa colère
contre elle, c'était à lui-même qu'il adressait des reproches. Même dans
les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout
entier d'un côté, il arrive toujours qu'il y a une vétille qui peut
donner à la méchante l'apparence de n'avoir pas tort sur un point. Et
comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait
besoin d'elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le
rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont
été faits et se demandera s'ils n'ont pas quelque fondement.
--Je crois que j'ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit
Robert. Bien sûr je ne l'avais pas fait dans une mauvaise intention,
mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue
que nous-même. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout
de même le riche qui croit qu'on arrive à tout par son argent, et contre
lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu'il s'agisse d'influencer
Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a
été bien cruelle; moi qui n'ai jamais cherché que son bien. Mais, je me
rends bien compte, elle croit que j'ai voulu lui faire sentir qu'on
pouvait la tenir par l'argent, et ce n'est pas vrai. Elle qui m'aime
tant, que doit-elle se dire! Pauvre chérie; si tu savais, elle a de
telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour
moi des choses adorables. Ce qu'elle doit être malheureuse en ce moment!
En tout cas, quoi qu'il arrive je ne veux pas qu'elle me prenne pour un
mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait? peut-être
en voyant que j'agis ainsi reconnaîtra-t-elle ses torts. Vois-tu, c'est
l'idée qu'elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter! Ce
qu'on souffre, soi, on le sait, ce n'est rien. Mais elle, se dire
qu'elle souffre et ne pas pouvoir se le représenter, je crois que je
deviendrais fou, j'aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser
souffrir. Qu'elle soit heureuse sans moi s'il le faut, c'est tout ce que
je demande. Écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c'est
immense, cela prend quelque chose de cosmique; je cours chez le
bijoutier et après cela lui demander pardon. Jusqu'à ce que je sois
là-bas, qu'est-ce qu'elle va pouvoir penser de moi? Si elle savait
seulement que je vais venir! A tout hasard tu pourras venir chez elle;
qui sait, tout s'arrangera peut-être. Peut-être, dit-il avec un sourire,
comme n'osant croire à un tel rêve, nous irons dîner tous les trois à la
campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre;
pauvre petite, je vais peut-être encore la blesser. Et puis sa décision
est peut-être irrévocable.
Robert m'entraîna brusquement vers sa mère.
--Adieu, lui dit-il; je suis forcé de partir. Je ne sais pas quand je
reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous
l'écrirai dès que je le saurai.
Certes Robert n'était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le
monde avec leur mère, croient qu'une attitude exaspérée à son égard doit
faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu'ils adressent aux
étrangers. Rien n'est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux
qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout
naturellement la tenue de cérémonie. Quoi que la pauvre mère dise, son
fils, comme s'il avait été emmené malgré lui et voulait faire payer
cher sa présence, contrebat immédiatement d'une contradiction ironique,
précise, cruelle, l'assertion timidement risquée; la mère se range
aussitôt, sans le désarmer pour cela, à l'opinion de cet être supérieur
qu'elle continuera à vanter à chacun, en son absence, comme une nature
délicieuse, et qui ne lui épargne pourtant aucun de ses traits les plus
acérés. Saint-Loup était tout autre, mais l'angoisse que provoquait
l'absence de Rachel faisait que, pour des raisons différentes, il
n'était pas moins dur avec sa mère que ne le sont ces fils-là avec la
leur. Et aux paroles qu'il prononça je vis le même battement, pareil à
celui d'une aile, que Mme de Marsantes n'avait pu réprimer à l'arrivée
de son fils, la dresser encore tout entière; mais maintenant c'était un
visage anxieux, des yeux désolés qu'elle attachait sur lui.
--Comment, Robert, tu t'en vas? c'est sérieux? mon petit enfant! le seul
jour où je pouvais t'avoir!
Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d'une voix d'où elle
s'efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer à son fils
une pitié qui eût peut-être été cruelle pour lui, ou inutile et bonne
seulement à l'irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta:
--Tu sais que ce n'est pas gentil ce que tu fais là.
Mais à cette simplicité elle ajoutait tant de timidité pour lui montrer
qu'elle n'entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu'il
ne lui reprochât pas d'entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas
ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d'un attendrissement,
c'est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se
mit-il en colère:
--C'est regrettable, mais gentil ou non, c'est ainsi.
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être
mériter; c'est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot;
ayant posé d'abord que leur résolution est inébranlable, plus le
sentiment auquel on fait appel en eux pour qu'ils y renoncent est
touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent,
mais ceux qui les mettent dans la nécessité d'y résister, de sorte que
leur propre dureté peut aller jusqu'à la plus extrême cruauté sans que
cela fasse à leurs yeux qu'aggraver d'autant la culpabilité de l'être
assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi
lâchement la douleur d'agir contre leur propre pitié. D'ailleurs,
d'elle-même Mme de Marsantes cessa d'insister, car elle sentait qu'elle
ne le retiendrait plus.
--Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce
qu'il faut qu'il aille faire une visite tout à l'heure.
Je sentais bien que ma présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de
Marsantes, mais j'aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu'elle
ne crût pas que j'étais mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui.
J'aurais voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins
par affection pour lui que par pitié pour elle. Mais ce fut elle qui
parla la première:
--Pauvre petit, me dit-elle, je suis sûre que je lui ai fait de la
peine. Voyez-vous, monsieur, les mères sont très égoïstes; il n'a
pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu à Paris. Mon Dieu,
s'il n'était pas encore parti, j'aurais voulu le rattraper, non pas pour
le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je
trouve qu'il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur
l'escalier?
Et nous allâmes jusque-là:
--Robert! Robert! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard.
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d'une mission pour
faire rompre Robert et sa maîtresse qu'il y a quelques heures pour qu'il
partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m'eût jugé
un ami traître, dans l'autre cas sa famille m'eût appelé son mauvais
génie. J'étais pourtant le même homme à quelques heures de distance.
Nous rentrâmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme
de Villeparisis échangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif,
moqueur, et sans grande pitié qu'on a en montrant une épouse trop
jalouse ou une mère trop tendre (lesquelles donnent aux autres la
comédie) et qui signifie: «Tiens, il a dû y avoir de l'orage. »
Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que,
d'après leurs conventions, il n'aurait pas dû lui donner. Mais
d'ailleurs cela revint au même car elle n'en voulut pas, et même, dans
la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter. Certains amis
de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu'elle donnait
étaient un calcul pour se l'attacher. Pourtant elle ne tenait pas à
l'argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter. Je lui
ai vu faire à tort et à travers, à des gens qu'elle croyait pauvres, des
charités insensées. «En ce moment, disaient à Robert ses amis pour faire
contrepoids par leurs mauvaises paroles à un acte de désintéressement de
Rachel, en ce moment elle doit être au promenoir des Folies-Bergère.
Cette Rachel, c'est une énigme, un véritable sphinx. » Au reste combien
de femmes intéressées, puisqu'elles sont entretenues, ne voit-on pas,
par une délicatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser
elles-mêmes mille petites bornes à la générosité de leur amant!
Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et
faisait travailler son esprit sur ce qui n'était que des riens
insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait
chaque jour que lorsqu'il venait de la quitter. Il ignorait presque
toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa
confiance en Rachel. Car c'est une charmante loi de nature, qui se
manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu'on vive dans
l'ignorance parfaite de ce qu'on aime.
D'un côté du miroir, l'amoureux
se dit: «C'est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n'ai plus
qu'à mourir, et pourtant elle m'aime; elle m'aime tant que peut-être . . .
mais non ce ne sera pas possible. » Et dans l'exaltation de son désir,
dans l'angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette
femme, comme il court emprunter de l'argent pour lui éviter un souci!
cependant, de l'autre côté de la cloison, à travers laquelle ces
conversations ne passeront pas plus que celles qu'échangent les
promeneurs devant un aquarium, le public dit: «Vous ne la connaissez
pas? je vous en félicite, elle a volé, ruiné je ne sais pas combien de
gens, il n'y a pas pis que ça comme fille. C'est une pure escroqueuse.
Et roublarde! » Et peut-être le public n'a-t-il pas absolument tort en ce
qui concerne cette dernière épithète, car même l'homme sceptique qui
n'est pas vraiment amoureux de cette femme et à qui elle plaît seulement
dit à ses amis: «Mais non, mon cher, ce n'est pas du tout une cocotte;
je ne dis pas que dans sa vie elle n'ait pas eu deux ou trois caprices,
mais ce n'est pas une femme qu'on paye, ou alors ce serait trop cher.
Avec elle c'est cinquante mille francs ou rien du tout. » Or, lui, a
dépensé cinquante mille francs pour elle, il l'a eue une fois, mais
elle, trouvant d'ailleurs pour cela un complice chez lui-même, dans la
personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu'il était de
ceux qui l'avaient eue pour rien. Telle est la société, où chaque être
est double, et où le plus percé à jour, le plus mal famé, ne sera jamais
connu par un certain autre qu'au fond et sous la protection d'une
coquille, d'un doux cocon, d'une délicieuse curiosité naturelle. Il y
avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont
il ne parlait pas sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de
femmes: c'est qu'ils avaient été ruinés par Rachel.
--Je ne me reproche qu'une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes,
c'est de lui avoir dit qu'il n'était pas gentil. Lui, ce fils adorable,
unique, comme il n'y en a pas d'autres, pour la seule fois où je le
vois, lui avoir dit qu'il n'était pas gentil, j'aimerais mieux avoir
reçu un coup de bâton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir
qu'il ait ce soir, lui qui n'en a pas tant, il lui sera gâté par cette
parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous
êtes pressé.
Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiété. Ces sentiments se
rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l'être
pour redevenir grande dame:
--J'ai été _intéressée, si heureuse_, de causer un peu avec vous. Merci!
merci!
Et d'un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants,
enivrés, comme si ma conversation était un des plus grands plaisirs
qu'elle eût connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien
avec les fleurs noires sur la robe blanche à ramages; ils étaient d'une
grande dame qui sait son métier.
--Mais, je ne suis pas pressé, Madame, répondis-je; d'ailleurs j'attends
M. de Charlus avec qui je dois m'en aller.
Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut
contrariée. S'il ne s'était agi d'une chose qui ne pouvait intéresser un
sentiment de cette nature, il m'eût paru que ce qui me semblait en
alarme à ce moment-là chez Mme de Villeparisis, c'était la pudeur. Mais
cette hypothèse ne se présenta même pas à mon esprit. J'étais content de
Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus,
de Mme de Villeparisis, je ne réfléchissais pas, et je parlais gaiement
à tort et à travers.
--Vous devez partir avec mon neveu Palamède? me dit-elle.
Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme
de Villeparisis que je fusse lié avec un neveu qu'elle prisait si fort:
«Il m'a demandé de revenir avec lui, répondis-je avec joie. J'en suis
enchanté. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et
je suis décidé à tout pour que nous le soyons davantage. »
De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse: «Ne
l'attendez pas, me dit-elle d'un air préoccupé, il cause avec M. de
Faffenheim. Il ne pense déjà plus à ce qu'il vous a dit. Tenez, partez,
profitez vite pendant qu'il a le dos tourné. »
Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n'eussent été les
circonstances, à celui de la pudeur. Son insistance, son opposition
auraient pu, si l'on n'avait consulté que son visage, paraître dictées
par la vertu. Je n'étais, pour ma part, guère pressé d'aller retrouver
Robert et sa maîtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant à
ce que je partisse que, pensant peut-être qu'elle avait à causer
d'affaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. A côté
d'elle M. de Guermantes, superbe et olympien, était lourdement assis. On
aurait dit que la notion omniprésente en tous ses membres de ses grandes
richesses lui donnait une densité particulièrement élevée, comme si
elles avaient été fondues au creuset en un seul lingot humain, pour
faire cet homme qui valait si cher. Au moment où je lui dis au revoir,
il se leva poliment de son siège et je sentis la masse inerte de trente
millions que la vieille éducation française faisait mouvoir, soulevait,
et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de
Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle
était la puissance que la bonne éducation avait sur M. de Guermantes,
sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne régnait pas
aussi en maîtresse sur l'esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses
bons mots, mais ne se déridait pas à ceux des autres.
Dans l'escalier, j'entendis derrière moi une voix qui m'interpellait:
--Voilà comme vous m'attendez, Monsieur. C'était M. de Charlus.
--Cela vous est égal de faire quelques pas à pied? me dit-il sèchement,
quand nous fûmes dans la cour. Nous marcherons jusqu'à ce que j'aie
trouvé un fiacre qui me convienne.
--Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur?
--Ah! voilà, en effet, j'avais certaines choses à vous dire, mais je ne
sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu'elles pourraient être
pour vous le point de départ d'avantages inappréciables. Mais
j'entrevois aussi qu'elles amèneraient dans mon existence, à mon âge où
on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien
des dérangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne
pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaître
assez pour en décider. Peut-être aussi n'avez-vous pas de ce que je
pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant
d'ennuis, car je vous le répète très franchement, Monsieur, pour moi ce
ne peut être que de l'ennui.
Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des
pourparlers ne parut pas être de son goût.
--Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a
rien de plus agréable que de se donner de l'ennui pour une personne qui
en vaille le peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'étude des arts,
le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des
ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme
Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous
taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se
laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste
humain, si nous étions sûrs qu'il en valût la peine. Toute la question
est là; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non?
--Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause
de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout
ce qui me viendra de vous m'en causera un très grand. Je suis
profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi
et chercher à m'être utile.
A mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de
ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité
intermittente qui m'avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec
la dureté de son accent:
--Avec l'inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois
avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre
nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui
est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour
vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces
paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de
Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense,
cette dureté perçante qui m'avaient frappé le premier matin où je
l'avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant,
près de l'épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa
maîtresse, dans le parc de Tansonville; tantôt il les faisait errer
autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à
cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs
s'arrêtèrent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de
Charlus les congédiait aussitôt.
--Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de
lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me
dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère
purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous
adresser.
J'étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore
plus qu'à Balbec.
--Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c'est
par «manque de relations», par crainte de la solitude et de l'ennui, que
je m'adresse à vous. Je n'aime pas beaucoup à parler de moi, Monsieur,
mais enfin, vous l'avez peut-être appris, un article assez retentissant
du _Times_ y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours
honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des
relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public
que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme
possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne,
il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pensé, Monsieur, qu'il
y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances
que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d'expérience, une sorte
de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser
personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je
livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans à acquérir
et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des
jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets
qu'un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour
connaître et grâce auxquels certains événements prendraient à ses yeux
un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des
événements accomplis, mais de l'enchaînement de circonstances (c'était
une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la
prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier,
mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus
ces circonstances qu'il ne spécifiait pas et leur enchaînement). Je vous
donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de
l'avenir. M. de Charlus s'interrompit pour me poser des questions sur
Bloch dont on avait parlé sans qu'il eût l'air d'entendre, chez Mme de
Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien détacher ce qu'il
disait qu'il avait l'air de penser à toute autre chose et de parler
machinalement par simple politesse; il me demanda si mon camarade était
jeune, était beau, etc. Bloch, s'il l'eût entendu, eût été plus en peine
encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes,
de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. «Vous n'avez
pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après
m'avoir posé ces questions sur Bloch, d'avoir parmi vos amis quelques
étrangers. » Je répondis que Bloch était Français. «Ah! dit M. de
Charlus, j'avais cru qu'il était Juif. » La déclaration de cette
incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus
antidreyfusard qu'aucune des personnes que j'avais rencontrées; Il
protesta au contraire contre l'accusation de trahison portée contre
Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme: «Je crois que les journaux disent
que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu'on le dit,
je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les
mains, sans trouver que cela vaille la peine de m'intéresser. En tout
cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis
un crime contre sa patrie s'il avait trahi la Judée, mais qu'est-ce
qu'il a à voir avec la France? » J'objectai que, s'il y avait jamais une
guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres.
«Peut-être et il n'est pas certain que ce ne soit pas une imprudence.
Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas
qu'ils mettront grand coeur à défendre la France, et c'est bien naturel.
Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles
de l'hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à
votre ami de me faire assister à quelque belle fête au temple, à une
circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle
et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de
Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des _Psaumes_ par Racine pour
distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties
pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où
il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez
plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups
redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa
carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour
nous déplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles
exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait
donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots
affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire
mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de
traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard, de cette
vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me
disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la
bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent
être, seraient intéressants à établir.
Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant à M.
Bloch je me demandais jusqu'à quel point il se plairait à un jeu qui
pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché.
«Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux
crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités
de l'Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux
Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur
pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s'amuser de leurs
jeux. » A ce moment j'aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans
doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j'offris à M. de
Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que;
j'allais déchaîner chez mon compagnon: «Me le présenter! Mais il faut
que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs! On ne me connaît pas si
facilement que ça. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double à
cause de la juvénilité du présentateur et de l'indignité du présenté.
Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que
j'esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques
paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu'il se soit laissé
copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'à exprimer ma
satisfaction. » D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il
était en train d'adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien
accueillis d'elle. J'en étais surpris, car jadis, à Combray, elle avait
été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle
était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait
fait il y a quelques jours voler jusqu'à elle M. Bloch. Le père de mon
ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté
de l'antisémitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la
sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui
donnait aussi du prix à la visite qu'elle l'avait autorisée à lui
faire. Il n'avait même pas été blessé qu'elle eût dit étourdiment
devant lui: «M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes
dans le même sac que les protestants et les juifs. C'est charmant cette
promiscuité! » «Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M.
Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé! » Mais M. Nissim Bernard
n'avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d'ange.
S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés
chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les
années venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait
maintenant l'air d'une larve préraphaélite où des poils se seraient
malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale. «Toute
cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a
qu'un inconvénient: c'est qu'elle détruit la société (je ne dis pas la
bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette
épithète louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau,
de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin de gens inconnus que je
trouve même chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la
Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion
politique donnait droit à une qualification sociale. » Cette frivolité de
M. de Charlus l'apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je
lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la
connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l'Opéra où il avait
semblé vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force
ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientôt un
petit incident ne m'avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être
il n'aimait pas à être vu avec moi.
--Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il
existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne
puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre
souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guérir de
sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre.
Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui
croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une
folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou il devint bête. Il
y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous
protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une
maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants
spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un
certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur
lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la
maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger
sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais
mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère
parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon
cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui
le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri
mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie,
qui sait, vous serez peut-être ce qu'eut pu être un homme éminent du
passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une
humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne
soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous
rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins
grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser,
je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en
faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable
d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et
que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était
l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver.
J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais
capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si
vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont
je pourrai diriger et élever si haut la vie? La mienne y gagnerait par
surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques
y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des
choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir,
il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour.
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de
Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa
belle-soeur, mais, à ce moment, j'eus le bras vivement déplacé par une
secousse comme électrique. C'était M.
trouvais pas un seul dont ce pût être le chapeau.
--Comme M. de Norpois est sympathique, dis-je à Mme Swann en le lui
montrant. Il est vrai que Robert de Saint-Loup me dit que c'est une
peste, mais. . . .
--Il a raison, répondit-elle.
Et voyant que son regard se reportait à quelque chose qu'elle me
cachait, je la pressai de questions. Peut-être contente d'avoir l'air
d'être très occupée par quelqu'un dans ce salon, où elle ne connaissait
presque personne, elle m'emmena dans un coin.
--Voilà sûrement ce que M. de Saint-Loup a voulu vous dire, me
répondit-elle, mais ne le lui répétez pas, car il me trouverait
indiscrète et je tiens beaucoup à son estime, je suis très «honnête
homme», vous savez. Dernièrement Charlus a dîné chez la princesse de
Guermantes; je ne sais pas comment on a parlé de vous. M. de Norpois
leur aurait dit--c'est inepte, n'allez pas vous mettre martel en tête
pour cela, personne n'y a attaché d'importance, on savait trop de quelle
bouche cela tombait--que vous étiez un flatteur à moitié hystérique.
J'ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu'un ami de mon père comme
était M. de Norpois eût pu s'exprimer ainsi en parlant de moi. J'en
éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien
où j'avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la
princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos
actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du «monde», des
gens qui ne l'ont pas directement perçue, par un milieu dont la
perméabilité varie à l'infini et nous reste inconnue; ayant appris par
l'expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement
être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout
le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de
bonnes graines répandues il s'en trouverait bien une qui lèverait) s'est
trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le
boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que
telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par
nous et formée en route par l'imparfaite réfraction d'une parole
différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s'arrêtât, à
des distances infinies--en l'espèce jusque chez la princesse de
Guermantes--et allât divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que
nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche
voisin; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous
n'avons jamais dit, va provoquer l'hilarité jusque dans une autre
planète, et l'image que les autres se font de nos faits et gestes ne
ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu'à un
dessin quelque décalque raté, où tantôt au trait noir correspondrait un
espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste
arriver que ce qui n'a pas été transcrit soit quelque trait irréel que
nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté
nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous
échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu
ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes,
mais profond et utile, d'une photographie par les rayons N. Ce n'est pas
une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu'un qui a
l'habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau
torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet
osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d'une
erreur que le visiteur d'une exposition qui, devant un portrait de jeune
femme, lit dans le catalogue: «Dromadaire couché». Plus tard, cet écart
entre notre image selon qu'elle est dessinée par nous-même ou par
autrui, je devais m'en rendre compte pour d'autres que moi, vivant
béatement au milieu d'une collection de photographies qu'ils avaient
tirées d'eux-mêmes tandis qu'alentour grimaçaient d'effroyables images,
habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans
la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant: «C'est vous. »
Il y a quelques années j'aurais été bien heureux de dire à Mme Swann «à
quel sujet» j'avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce «sujet»
était le désir de la connaître. Mais je ne le ressentais plus, je
n'aimais plus Gilberte. D'autre part, je ne parvenais pas à identifier
Mme Swann à la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme
qui me préoccupait en ce moment.
--Avez-vous vu tout à l'heure la duchesse de Guermantes? demandai-je à
Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir
l'air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence
de laquelle on ne s'aperçoit même pas.
--Je ne sais pas, je n'ai pas _réalisé_, me répondit-elle d'un air
désagréable, en employant un terme traduit de l'anglais.
J'aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme
de Guermantes mais sur tous les êtres qui l'approchaient, et, tout
comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur
conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égoïstes, des
points que les intéressent, pour tâcher de me représenter exactement la
vie de Mme de Guermantes, j'interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme
Leroi.
--Oui, je sais, répondit-elle avec un dédain affecté, la fille de ces
gros marchands de bois. Je sais qu'elle voit du monde maintenant, mais
je vous dirai que je suis bien vieille pour faire de nouvelles
connaissances. J'ai connu des gens si intéressants, si aimables, que
vraiment je crois que Mme Leroi n'ajouterait rien à ce que j'ai.
Mme de Marsantes, qui faisait la dame d'honneur de la marquise, me
présenta au prince, et elle n'avait pas fini que M. de Norpois me
présentait aussi, dans les termes les plus chaleureux. Peut-être
trouvait-il commode de me faire une politesse qui n'entamait en rien son
crédit puisque je venais justement d'être présenté; peut-être parce
qu'il pensait qu'un étranger, même illustre, était moins au courant des
salons français et pouvait croire qu'on lui présentait un jeune homme du
grand monde; peut-être pour exercer une de ses prérogatives, celle
d'ajouter le poids de sa propre recommandation d'ambassadeur, ou par le
goût d'archaïsme de faire revivre en l'honneur du prince l'usage,
flatteur pour cette Altesse, que deux parrains étaient nécessaires si on
voulait lui être présenté.
Mme de Villeparisis interpella M. de Norpois, éprouvant le besoin de me
faire dire par lui qu'elle n'avait pas à regretter de ne pas connaître
Mme Leroi.
--N'est-ce pas, monsieur l'ambassadeur, que Mme Leroi est une personne
sans intérêt, très inférieure à toutes celles qui fréquentent ici, et
que j'ai eu raison de ne pas l'attirer?
Soit indépendance, soit fatigue, M. de Norpois se contenta de répondre
par un salut plein de respect mais vide de signification.
--Monsieur, lui dit Mme de Villeparisis en riant, il y a des gens bien
ridicules. Croyez-vous que j'ai eu aujourd'hui la visite d'un monsieur
qui a voulu me faire croire qu'il avait plus de plaisir à embrasser ma
main que celle d'une jeune femme?
Je compris tout de suite que c'était Legrandin. M. de Norpois sourit
avec un léger clignement d'oeil, comme s'il s'agissait d'une
concupiscence si naturelle qu'on ne pouvait en vouloir à celui qui
l'éprouvait, presque d'un commencement de roman qu'il était prêt à
absoudre, voire à encourager, avec une indulgence perverse à la Voisenon
ou à la Crébillon fils.
--Bien des mains de jeunes femmes seraient incapables de faire ce que
j'ai vu là, dit le prince en montrant les aquarelles commencées de Mme
de Villeparisis.
Et il lui demanda si elle avait vu les fleurs de Fantin-Latour qui
venaient d'être exposées.
--Elles sont de premier ordre et, comme on dit aujourd'hui, d'un beau
peintre, d'un des maîtres de la palette, déclara M. de Norpois; je
trouve cependant qu'elles ne peuvent pas soutenir la comparaison avec
celles de Mme de Villeparisis où je reconnais mieux le coloris de la
fleur.
Même en supposant que la partialité de vieil amant, l'habitude de
flatter, les opinions admises dans une coterie, dictassent ces paroles à
l'ancien ambassadeur, celles-ci prouvaient pourtant sur quel néant de
goût véritable repose le jugement artistique des gens du monde, si
arbitraire qu'un rien peut le faire aller aux pires absurdités, sur le
chemin desquelles il ne rencontre pour l'arrêter aucune impression
vraiment sentie.
--Je n'ai aucun mérite à connaître les fleurs, j'ai toujours vécu aux
champs, répondit modestement Mme de Villeparisis. Mais, ajouta-t-elle
gracieusement en s'adressant au prince, si j'en ai eu toute jeune des
notions un peu plus sérieuses que les autres enfants de la campagne, je
le dois à un homme bien distingué de votre nation, M. de Schlegel. Je
l'ai rencontré à Broglie où ma tante Cordelia (la maréchale de
Castellane) m'avait amenée. Je me rappelle très bien que M. Lebrun, M.
de Salvandy, M. Doudan, le faisaient parler sur les fleurs. J'étais une
toute petite fille, je ne pouvais pas bien comprendre ce qu'il disait.
Mais il s'amusait à me faire jouer et, revenu dans votre pays, il
m'envoya un bel herbier en souvenir d'une promenade que nous avions été
faire en phaéton au Val Richer et où je m'étais endormie sur ses genoux.
J'ai toujours conservé cet herbier et il m'a appris à remarquer bien des
particularités des fleurs qui ne m'auraient pas frappée sans cela. Quand
Mme de Barante a publié quelques lettres de Mme de Broglie, belles et
affectées comme elle était elle-même, j'avais espéré y trouver
quelques-unes de ces conversations de M. de Schlegel. Mais c'était une
femme qui ne cherchait dans la nature que des arguments pour la
religion. Robert m'appela dans le fond du salon, où il était avec sa
mère.
--Que tu as été gentil, lui dis-je, comment te remercier? Pouvons-nous
dîner demain ensemble?
--Demain, si tu veux, mais alors avec Bloch; je l'ai rencontré devant la
porte; après un instant de froideur, parce que j'avais, malgré moi,
laissé sans réponse deux lettres de lui (il ne m'a pas dit que c'était
cela qui l'avait froissé, mais je l'ai compris), il a été d'une
tendresse telle que je ne peux pas me montrer ingrat envers un tel ami.
Entre nous, de sa part au moins, je sens bien que c'est à la vie, à la
mort.
Je ne crois pas que Robert se trompât absolument. Le dénigrement furieux
était souvent chez Bloch l'effet d'une vive sympathie qu'il avait cru
qu'on ne lui rendait pas. Et comme il imaginait peu la vie des autres,
ne songeait pas qu'on peut avoir été malade ou en voyage, etc. , un
silence de huit jours lui paraissait vite provenir d'une froideur
voulue. Aussi je n'ai jamais cru que ses pires violences d'ami, et plus
tard d'écrivain, fussent bien profondes. Elles s'exaspéraient si l'on y
répondait par une dignité glacée, ou par une platitude qui
l'encourageait à redoubler ses coups, mais cédaient souvent à une chaude
sympathie. «Quant à gentil, continua Saint-Loup, tu prétends que je l'ai
été pour toi, mais je n'ai pas été gentil du tout, ma tante dit que
c'est toi qui la fuis, que tu ne lui dis pas un mot. Elle se demande si
tu n'as pas quelque chose contre elle. »
Heureusement pour moi, si j'avais été dupe de ces paroles, notre
imminent départ pour Balbec m'eût empêché d'essayer de revoir Mme de
Guermantes, de lui assurer que je n'avais rien contre elle et de la
mettre ainsi dans la nécessité de me prouver que c'était elle qui avait
quelque chose contre moi. Mais je n'eus qu'à me rappeler qu'elle ne
m'avait pas même offert d'aller voir les Elstir. D'ailleurs ce n'était
pas une déception; je ne m'étais nullement attendu à ce qu'elle m'en
parlât; je savais que je ne lui plaisais pas, que je n'avais pas à
espérer me faire aimer d'elle; le plus que j'avais pu souhaiter, c'est
que, grâce à sa bonté, j'eusse d'elle, puisque je ne devais pas la
revoir avant de quitter Paris, une impression entièrement douce, que
j'emporterais à Balbec indéfiniment prolongée, intacte, au lieu d'un
souvenir mêlé d'anxiété et de tristesse.
A tous moments Mme de Marsantes s'interrompait de causer avec Robert
pour me dire combien il lui avait souvent parlé de moi, combien il
m'aimait; elle était avec moi d'un empressement qui me faisait presque
de la peine parce que je le sentais dicté par la crainte qu'elle avait
de faire fâcher ce fils qu'elle n'avait pas encore vu aujourd'hui, avec
qui elle était impatiente de se trouver seule, et sur lequel elle
croyait donc que l'empire qu'elle exerçait n'égalait pas et devait
ménager le mien. M'ayant entendu auparavant demander à Bloch des
nouvelles de M. Nissim Bernard, son oncle, Mme de Marsantes s'informa
si c'était celui qui avait habité Nice.
--Dans ce cas, il y a connu M. de Marsantes avant qu'il m'épousât, avait
répondu Mme de Marsantes. Mon mari m'en a souvent parlé comme d'un homme
excellent, d'un coeur délicat et généreux.
«Dire que pour une fois il n'avait pas menti, c'est incroyable», eût
pensé Bloch.
Tout le temps j'aurais voulu dire à Mme de Marsantes que Robert avait
pour elle infiniment plus d'affection que pour moi, et que, m'eût-elle
témoigné de l'hostilité, je n'étais pas d'une nature à chercher à le
prévenir contre elle, à le détacher d'elle. Mais depuis que Mme de
Guermantes était partie, j'étais plus libre d'observer Robert, et je
m'aperçus seulement alors que de nouveau une sorte de colère semblait
s'être élevée en lui, affleurant à son visage durci et sombre. Je
craignais qu'au souvenir de la scène de l'après-midi il ne fût humilié
vis-à-vis de moi de s'être laissé traiter si durement par sa maîtresse,
sans riposter.
Brusquement il s'arracha d'auprès de sa mère qui lui avait passé un bras
autour du cou, et venant à moi m'entraîna derrière le petit comptoir
fleuri de Mme de Villeparisis, où celle-ci s'était rassise, puis me fit
signe de le suivre dans le petit salon. Je m'y dirigeais assez vivement
quand M. de Charlus, qui avait pu croire que j'allais vers la sortie,
quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour
rapide qui l'amena en face de moi. Je vis avec inquiétude qu'il avait
pris le chapeau au fond duquel il y avait un G et une couronne ducale.
Dans l'embrasure de la porte du petit salon il me dit sans me regarder:
--Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi
donc le plaisir de venir me voir. Mais c'est assez compliqué,
ajouta-t-il d'un air d'inattention et de calcul, et comme s'il s'était
agi d'un plaisir qu'il avait peur de ne plus retrouver une fois qu'il
aurait laissé échapper l'occasion de combiner avec moi les moyens de le
réaliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m'écriviez. Mais
j'aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir
dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi? Je ne vous
retiendrai qu'un instant.
--Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez
pris par erreur le chapeau d'un des visiteurs.
--Vous voulez m'empêcher de prendre mon chapeau?
Je supposai, l'aventure m'étant arrivée à moi-même peu auparavant, que,
quelqu'un lui ayant enlevé son, chapeau, il en avait avisé un au hasard
pour ne pas rentrer nu-tête, et que je le mettais dans l'embarras en
dévoilant sa ruse. Je lui dis qu'il fallait d'abord que je dise quelques
mots à Saint-Loup. «Il est en train de parler avec cet idiot de duc de
Guermantes, ajoutai-je. --C'est charmant ce que vous dites là, je le
dirai à mon frère. --Ah! vous croyez que cela peut intéresser M. de
Charlus? (Je me figurais que, s'il avait un frère, ce frère devait
s'appeler Charlus aussi. Saint-Loup m'avait bien donné quelques
explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées. )--Qui
est-ce qui vous parle de M. de Charlus? me dit le baron d'un air
insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce
matin à un de ces déjeuners d'orgie qu'il a avec une femme qui le
déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui
faire comprendre le chagrin qu'il cause à sa pauvre mère et à nous tous
en traînant notre nom dans la boue».
J'aurais voulu répondre qu'au déjeuner avilissant on n'avait parlé que
d'Emerson, d'Ibsen, de Tolstoï, et que la jeune femme avait prêché
Robert pour qu'il ne bût que de l'eau; afin de tâcher d'apporter quelque
baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à
excuser sa maîtresse. Je ne savais pas qu'en ce moment, malgré sa colère
contre elle, c'était à lui-même qu'il adressait des reproches. Même dans
les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout
entier d'un côté, il arrive toujours qu'il y a une vétille qui peut
donner à la méchante l'apparence de n'avoir pas tort sur un point. Et
comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait
besoin d'elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le
rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont
été faits et se demandera s'ils n'ont pas quelque fondement.
--Je crois que j'ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit
Robert. Bien sûr je ne l'avais pas fait dans une mauvaise intention,
mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue
que nous-même. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout
de même le riche qui croit qu'on arrive à tout par son argent, et contre
lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu'il s'agisse d'influencer
Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a
été bien cruelle; moi qui n'ai jamais cherché que son bien. Mais, je me
rends bien compte, elle croit que j'ai voulu lui faire sentir qu'on
pouvait la tenir par l'argent, et ce n'est pas vrai. Elle qui m'aime
tant, que doit-elle se dire! Pauvre chérie; si tu savais, elle a de
telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour
moi des choses adorables. Ce qu'elle doit être malheureuse en ce moment!
En tout cas, quoi qu'il arrive je ne veux pas qu'elle me prenne pour un
mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait? peut-être
en voyant que j'agis ainsi reconnaîtra-t-elle ses torts. Vois-tu, c'est
l'idée qu'elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter! Ce
qu'on souffre, soi, on le sait, ce n'est rien. Mais elle, se dire
qu'elle souffre et ne pas pouvoir se le représenter, je crois que je
deviendrais fou, j'aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser
souffrir. Qu'elle soit heureuse sans moi s'il le faut, c'est tout ce que
je demande. Écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c'est
immense, cela prend quelque chose de cosmique; je cours chez le
bijoutier et après cela lui demander pardon. Jusqu'à ce que je sois
là-bas, qu'est-ce qu'elle va pouvoir penser de moi? Si elle savait
seulement que je vais venir! A tout hasard tu pourras venir chez elle;
qui sait, tout s'arrangera peut-être. Peut-être, dit-il avec un sourire,
comme n'osant croire à un tel rêve, nous irons dîner tous les trois à la
campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre;
pauvre petite, je vais peut-être encore la blesser. Et puis sa décision
est peut-être irrévocable.
Robert m'entraîna brusquement vers sa mère.
--Adieu, lui dit-il; je suis forcé de partir. Je ne sais pas quand je
reviendrai en permission, sans doute pas avant un mois. Je vous
l'écrirai dès que je le saurai.
Certes Robert n'était nullement de ces fils qui, quand ils sont dans le
monde avec leur mère, croient qu'une attitude exaspérée à son égard doit
faire contrepoids aux sourires et aux saluts qu'ils adressent aux
étrangers. Rien n'est plus répandu que cette odieuse vengeance de ceux
qui semblent croire que la grossièreté envers les siens complète tout
naturellement la tenue de cérémonie. Quoi que la pauvre mère dise, son
fils, comme s'il avait été emmené malgré lui et voulait faire payer
cher sa présence, contrebat immédiatement d'une contradiction ironique,
précise, cruelle, l'assertion timidement risquée; la mère se range
aussitôt, sans le désarmer pour cela, à l'opinion de cet être supérieur
qu'elle continuera à vanter à chacun, en son absence, comme une nature
délicieuse, et qui ne lui épargne pourtant aucun de ses traits les plus
acérés. Saint-Loup était tout autre, mais l'angoisse que provoquait
l'absence de Rachel faisait que, pour des raisons différentes, il
n'était pas moins dur avec sa mère que ne le sont ces fils-là avec la
leur. Et aux paroles qu'il prononça je vis le même battement, pareil à
celui d'une aile, que Mme de Marsantes n'avait pu réprimer à l'arrivée
de son fils, la dresser encore tout entière; mais maintenant c'était un
visage anxieux, des yeux désolés qu'elle attachait sur lui.
--Comment, Robert, tu t'en vas? c'est sérieux? mon petit enfant! le seul
jour où je pouvais t'avoir!
Et presque bas, sur le ton le plus naturel, d'une voix d'où elle
s'efforçait de bannir toute tristesse pour ne pas inspirer à son fils
une pitié qui eût peut-être été cruelle pour lui, ou inutile et bonne
seulement à l'irriter, comme un argument de simple bon sens elle ajouta:
--Tu sais que ce n'est pas gentil ce que tu fais là.
Mais à cette simplicité elle ajoutait tant de timidité pour lui montrer
qu'elle n'entreprenait pas sur sa liberté, tant de tendresse pour qu'il
ne lui reprochât pas d'entraver ses plaisirs, que Saint-Loup ne put pas
ne pas apercevoir en lui-même comme la possibilité d'un attendrissement,
c'est-à-dire un obstacle à passer la soirée avec son amie. Aussi se
mit-il en colère:
--C'est regrettable, mais gentil ou non, c'est ainsi.
Et il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être
mériter; c'est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot;
ayant posé d'abord que leur résolution est inébranlable, plus le
sentiment auquel on fait appel en eux pour qu'ils y renoncent est
touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent,
mais ceux qui les mettent dans la nécessité d'y résister, de sorte que
leur propre dureté peut aller jusqu'à la plus extrême cruauté sans que
cela fasse à leurs yeux qu'aggraver d'autant la culpabilité de l'être
assez indélicat pour souffrir, pour avoir raison, et leur causer ainsi
lâchement la douleur d'agir contre leur propre pitié. D'ailleurs,
d'elle-même Mme de Marsantes cessa d'insister, car elle sentait qu'elle
ne le retiendrait plus.
--Je te laisse, me dit-il, mais, maman, ne le gardez pas longtemps parce
qu'il faut qu'il aille faire une visite tout à l'heure.
Je sentais bien que ma présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de
Marsantes, mais j'aimais mieux, en ne partant pas avec Robert, qu'elle
ne crût pas que j'étais mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui.
J'aurais voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins
par affection pour lui que par pitié pour elle. Mais ce fut elle qui
parla la première:
--Pauvre petit, me dit-elle, je suis sûre que je lui ai fait de la
peine. Voyez-vous, monsieur, les mères sont très égoïstes; il n'a
pourtant pas tant de plaisirs, lui qui vient si peu à Paris. Mon Dieu,
s'il n'était pas encore parti, j'aurais voulu le rattraper, non pas pour
le retenir certes, mais pour lui dire que je ne lui en veux pas, que je
trouve qu'il a eu raison. Cela ne vous ennuie pas que je regarde sur
l'escalier?
Et nous allâmes jusque-là:
--Robert! Robert! cria-t-elle. Non, il est parti, il est trop tard.
Maintenant je me serais aussi volontiers chargé d'une mission pour
faire rompre Robert et sa maîtresse qu'il y a quelques heures pour qu'il
partît vivre tout à fait avec elle. Dans un cas Saint-Loup m'eût jugé
un ami traître, dans l'autre cas sa famille m'eût appelé son mauvais
génie. J'étais pourtant le même homme à quelques heures de distance.
Nous rentrâmes dans le salon. En ne voyant pas rentrer Saint-Loup, Mme
de Villeparisis échangea avec M. de Norpois ce regard dubitatif,
moqueur, et sans grande pitié qu'on a en montrant une épouse trop
jalouse ou une mère trop tendre (lesquelles donnent aux autres la
comédie) et qui signifie: «Tiens, il a dû y avoir de l'orage. »
Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que,
d'après leurs conventions, il n'aurait pas dû lui donner. Mais
d'ailleurs cela revint au même car elle n'en voulut pas, et même, dans
la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter. Certains amis
de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu'elle donnait
étaient un calcul pour se l'attacher. Pourtant elle ne tenait pas à
l'argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter. Je lui
ai vu faire à tort et à travers, à des gens qu'elle croyait pauvres, des
charités insensées. «En ce moment, disaient à Robert ses amis pour faire
contrepoids par leurs mauvaises paroles à un acte de désintéressement de
Rachel, en ce moment elle doit être au promenoir des Folies-Bergère.
Cette Rachel, c'est une énigme, un véritable sphinx. » Au reste combien
de femmes intéressées, puisqu'elles sont entretenues, ne voit-on pas,
par une délicatesse qui fleurit au milieu de cette existence, poser
elles-mêmes mille petites bornes à la générosité de leur amant!
Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et
faisait travailler son esprit sur ce qui n'était que des riens
insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait
chaque jour que lorsqu'il venait de la quitter. Il ignorait presque
toutes ces infidélités. On aurait pu les lui apprendre sans ébranler sa
confiance en Rachel. Car c'est une charmante loi de nature, qui se
manifeste au sein des sociétés les plus complexes, qu'on vive dans
l'ignorance parfaite de ce qu'on aime.
D'un côté du miroir, l'amoureux
se dit: «C'est un ange, jamais elle ne se donnera à moi, je n'ai plus
qu'à mourir, et pourtant elle m'aime; elle m'aime tant que peut-être . . .
mais non ce ne sera pas possible. » Et dans l'exaltation de son désir,
dans l'angoisse de son attente, que de bijoux il met aux pieds de cette
femme, comme il court emprunter de l'argent pour lui éviter un souci!
cependant, de l'autre côté de la cloison, à travers laquelle ces
conversations ne passeront pas plus que celles qu'échangent les
promeneurs devant un aquarium, le public dit: «Vous ne la connaissez
pas? je vous en félicite, elle a volé, ruiné je ne sais pas combien de
gens, il n'y a pas pis que ça comme fille. C'est une pure escroqueuse.
Et roublarde! » Et peut-être le public n'a-t-il pas absolument tort en ce
qui concerne cette dernière épithète, car même l'homme sceptique qui
n'est pas vraiment amoureux de cette femme et à qui elle plaît seulement
dit à ses amis: «Mais non, mon cher, ce n'est pas du tout une cocotte;
je ne dis pas que dans sa vie elle n'ait pas eu deux ou trois caprices,
mais ce n'est pas une femme qu'on paye, ou alors ce serait trop cher.
Avec elle c'est cinquante mille francs ou rien du tout. » Or, lui, a
dépensé cinquante mille francs pour elle, il l'a eue une fois, mais
elle, trouvant d'ailleurs pour cela un complice chez lui-même, dans la
personne de son amour-propre, elle a su lui persuader qu'il était de
ceux qui l'avaient eue pour rien. Telle est la société, où chaque être
est double, et où le plus percé à jour, le plus mal famé, ne sera jamais
connu par un certain autre qu'au fond et sous la protection d'une
coquille, d'un doux cocon, d'une délicieuse curiosité naturelle. Il y
avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont
il ne parlait pas sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de
femmes: c'est qu'ils avaient été ruinés par Rachel.
--Je ne me reproche qu'une chose, me dit tout bas Mme de Marsantes,
c'est de lui avoir dit qu'il n'était pas gentil. Lui, ce fils adorable,
unique, comme il n'y en a pas d'autres, pour la seule fois où je le
vois, lui avoir dit qu'il n'était pas gentil, j'aimerais mieux avoir
reçu un coup de bâton, parce que je suis certaine que, quelque plaisir
qu'il ait ce soir, lui qui n'en a pas tant, il lui sera gâté par cette
parole injuste. Mais, Monsieur, je ne vous retiens pas, puisque vous
êtes pressé.
Mme de Marsantes me dit au revoir avec anxiété. Ces sentiments se
rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l'être
pour redevenir grande dame:
--J'ai été _intéressée, si heureuse_, de causer un peu avec vous. Merci!
merci!
Et d'un air humble elle attachait sur moi des regards reconnaissants,
enivrés, comme si ma conversation était un des plus grands plaisirs
qu'elle eût connus dans la vie. Ces regards charmants allaient fort bien
avec les fleurs noires sur la robe blanche à ramages; ils étaient d'une
grande dame qui sait son métier.
--Mais, je ne suis pas pressé, Madame, répondis-je; d'ailleurs j'attends
M. de Charlus avec qui je dois m'en aller.
Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut
contrariée. S'il ne s'était agi d'une chose qui ne pouvait intéresser un
sentiment de cette nature, il m'eût paru que ce qui me semblait en
alarme à ce moment-là chez Mme de Villeparisis, c'était la pudeur. Mais
cette hypothèse ne se présenta même pas à mon esprit. J'étais content de
Mme de Guermantes, de Saint-Loup, de Mme de Marsantes, de M. de Charlus,
de Mme de Villeparisis, je ne réfléchissais pas, et je parlais gaiement
à tort et à travers.
--Vous devez partir avec mon neveu Palamède? me dit-elle.
Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme
de Villeparisis que je fusse lié avec un neveu qu'elle prisait si fort:
«Il m'a demandé de revenir avec lui, répondis-je avec joie. J'en suis
enchanté. Du reste nous sommes plus amis que vous ne croyez, Madame, et
je suis décidé à tout pour que nous le soyons davantage. »
De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse: «Ne
l'attendez pas, me dit-elle d'un air préoccupé, il cause avec M. de
Faffenheim. Il ne pense déjà plus à ce qu'il vous a dit. Tenez, partez,
profitez vite pendant qu'il a le dos tourné. »
Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n'eussent été les
circonstances, à celui de la pudeur. Son insistance, son opposition
auraient pu, si l'on n'avait consulté que son visage, paraître dictées
par la vertu. Je n'étais, pour ma part, guère pressé d'aller retrouver
Robert et sa maîtresse. Mais Mme de Villeparisis semblait tenir tant à
ce que je partisse que, pensant peut-être qu'elle avait à causer
d'affaire importante avec son neveu, je lui dis au revoir. A côté
d'elle M. de Guermantes, superbe et olympien, était lourdement assis. On
aurait dit que la notion omniprésente en tous ses membres de ses grandes
richesses lui donnait une densité particulièrement élevée, comme si
elles avaient été fondues au creuset en un seul lingot humain, pour
faire cet homme qui valait si cher. Au moment où je lui dis au revoir,
il se leva poliment de son siège et je sentis la masse inerte de trente
millions que la vieille éducation française faisait mouvoir, soulevait,
et qui se tenait debout devant moi. Il me semblait voir cette statue de
Jupiter Olympien que Phidias, dit-on, avait fondue tout en or. Telle
était la puissance que la bonne éducation avait sur M. de Guermantes,
sur le corps de M. de Guermantes du moins, car elle ne régnait pas
aussi en maîtresse sur l'esprit du duc. M. de Guermantes riait de ses
bons mots, mais ne se déridait pas à ceux des autres.
Dans l'escalier, j'entendis derrière moi une voix qui m'interpellait:
--Voilà comme vous m'attendez, Monsieur. C'était M. de Charlus.
--Cela vous est égal de faire quelques pas à pied? me dit-il sèchement,
quand nous fûmes dans la cour. Nous marcherons jusqu'à ce que j'aie
trouvé un fiacre qui me convienne.
--Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur?
--Ah! voilà, en effet, j'avais certaines choses à vous dire, mais je ne
sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu'elles pourraient être
pour vous le point de départ d'avantages inappréciables. Mais
j'entrevois aussi qu'elles amèneraient dans mon existence, à mon âge où
on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien
des dérangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne
pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaître
assez pour en décider. Peut-être aussi n'avez-vous pas de ce que je
pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant
d'ennuis, car je vous le répète très franchement, Monsieur, pour moi ce
ne peut être que de l'ennui.
Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des
pourparlers ne parut pas être de son goût.
--Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a
rien de plus agréable que de se donner de l'ennui pour une personne qui
en vaille le peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'étude des arts,
le goût de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des
ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme
Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous
taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se
laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste
humain, si nous étions sûrs qu'il en valût la peine. Toute la question
est là; vous devez vous connaître un peu. Valez-vous la peine ou non?
--Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause
de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout
ce qui me viendra de vous m'en causera un très grand. Je suis
profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi
et chercher à m'être utile.
A mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de
ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité
intermittente qui m'avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec
la dureté de son accent:
--Avec l'inconsidération de votre âge, me dit-il, vous pourriez parfois
avoir des paroles capables de creuser un abîme infranchissable entre
nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui
est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour
vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces
paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de
Charlus tantôt fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense,
cette dureté perçante qui m'avaient frappé le premier matin où je
l'avais aperçu devant le casino à Balbec, et même bien des années avant,
près de l'épinier rose, à côté de Mme Swann que je croyais alors sa
maîtresse, dans le parc de Tansonville; tantôt il les faisait errer
autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à
cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs
s'arrêtèrent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de
Charlus les congédiait aussitôt.
--Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de
lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me
dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère
purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous
adresser.
J'étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore
plus qu'à Balbec.
--Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c'est
par «manque de relations», par crainte de la solitude et de l'ennui, que
je m'adresse à vous. Je n'aime pas beaucoup à parler de moi, Monsieur,
mais enfin, vous l'avez peut-être appris, un article assez retentissant
du _Times_ y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours
honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des
relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public
que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme
possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne,
il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pensé, Monsieur, qu'il
y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances
que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d'expérience, une sorte
de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser
personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je
livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans à acquérir
et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des
jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets
qu'un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour
connaître et grâce auxquels certains événements prendraient à ses yeux
un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des
événements accomplis, mais de l'enchaînement de circonstances (c'était
une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la
prononçait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier,
mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus
ces circonstances qu'il ne spécifiait pas et leur enchaînement). Je vous
donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de
l'avenir. M. de Charlus s'interrompit pour me poser des questions sur
Bloch dont on avait parlé sans qu'il eût l'air d'entendre, chez Mme de
Villeparisis. Et de cet accent dont il savait si bien détacher ce qu'il
disait qu'il avait l'air de penser à toute autre chose et de parler
machinalement par simple politesse; il me demanda si mon camarade était
jeune, était beau, etc. Bloch, s'il l'eût entendu, eût été plus en peine
encore que pour M. de Norpois, mais à cause de raisons bien différentes,
de savoir si M. de Charlus était pour ou contre Dreyfus. «Vous n'avez
pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après
m'avoir posé ces questions sur Bloch, d'avoir parmi vos amis quelques
étrangers. » Je répondis que Bloch était Français. «Ah! dit M. de
Charlus, j'avais cru qu'il était Juif. » La déclaration de cette
incompatibilité me fit croire que M. de Charlus était plus
antidreyfusard qu'aucune des personnes que j'avais rencontrées; Il
protesta au contraire contre l'accusation de trahison portée contre
Dreyfus. Mais ce fut sous cette forme: «Je crois que les journaux disent
que Dreyfus a commis un crime contre sa patrie, je crois qu'on le dit,
je ne fais pas attention aux journaux, je les lis comme je me lave les
mains, sans trouver que cela vaille la peine de m'intéresser. En tout
cas le crime est inexistant, le compatriote de votre ami aurait commis
un crime contre sa patrie s'il avait trahi la Judée, mais qu'est-ce
qu'il a à voir avec la France? » J'objectai que, s'il y avait jamais une
guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres.
«Peut-être et il n'est pas certain que ce ne soit pas une imprudence.
Mais si on fait venir des Sénégalais et des Malgaches, je ne pense pas
qu'ils mettront grand coeur à défendre la France, et c'est bien naturel.
Votre Dreyfus pourrait plutôt être condamné pour infraction aux règles
de l'hospitalité. Mais laissons cela. Peut-être pourriez-vous demander à
votre ami de me faire assister à quelque belle fête au temple, à une
circoncision, à des chants juifs. Il pourrait peut-être louer une salle
et me donner quelque divertissement biblique, comme les filles de
Saint-Cyr jouèrent des scènes tirées des _Psaumes_ par Racine pour
distraire Louis XIV. Vous pourriez peut-être arranger même des parties
pour faire rire. Par exemple une lutte entre votre ami et son père où
il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez
plaisante. Il pourrait même, pendant qu'il y est, frapper à coups
redoublés sur sa charogne, ou, comme dirait ma vieille bonne, sur sa
carogne de mère. Voilà qui serait fort bien fait et ne serait pas pour
nous déplaire, hein! petit ami, puisque nous aimons les spectacles
exotiques et que frapper cette créature extra-européenne, ce serait
donner une correction méritée à un vieux chameau. » En disant ces mots
affreux et presque fous, M. de Charlus me serrait le bras à me faire
mal. Je me souvenais de la famille de M. de Charlus citant tant de
traits de bonté admirables, de la part du baron, à l'égard, de cette
vieille bonne dont il venait de rappeler le patois moliéresque, et je me
disais que les rapports, peu étudiés jusqu'ici, me semblait-il, entre la
bonté et la méchanceté dans un même coeur, pour divers qu'ils puissent
être, seraient intéressants à établir.
Je l'avertis qu'en tout cas Mme Bloch n'existait plus, et que quant à M.
Bloch je me demandais jusqu'à quel point il se plairait à un jeu qui
pourrait parfaitement lui crever les yeux. M. de Charlus sembla fâché.
«Voilà, dit-il, une femme qui a eu grand tort de mourir. Quant aux yeux
crevés, justement la Synagogue est aveugle, elle ne voit pas les vérités
de l'Évangile. En tout cas, pensez, en ce moment où tous ces malheureux
Juifs tremblent devant la fureur stupide des chrétiens, quel honneur
pour eux de voir un homme comme moi condescendre à s'amuser de leurs
jeux. » A ce moment j'aperçus M. Bloch père qui passait, allant sans
doute au-devant de son fils. Il ne nous voyait pas mais j'offris à M. de
Charlus de le lui présenter. Je ne me doutais pas de la colère que;
j'allais déchaîner chez mon compagnon: «Me le présenter! Mais il faut
que vous ayez bien peu le sentiment des valeurs! On ne me connaît pas si
facilement que ça. Dans le cas actuel l'inconvenance serait double à
cause de la juvénilité du présentateur et de l'indignité du présenté.
Tout au plus, si on me donne un jour le spectacle asiatique que
j'esquissais, pourrai-je adresser à cet affreux bonhomme quelques
paroles empreintes de bonhomie. Mais à condition qu'il se soit laissé
copieusement rosser par son fils. Je pourrais aller jusqu'à exprimer ma
satisfaction. » D'ailleurs M. Bloch ne faisait nulle attention à nous. Il
était en train d'adresser à Mme Sazerat de grands saluts fort bien
accueillis d'elle. J'en étais surpris, car jadis, à Combray, elle avait
été indignée que mes parents eussent reçu le jeune Bloch, tant elle
était antisémite. Mais le dreyfusisme, comme une chasse d'air, avait
fait il y a quelques jours voler jusqu'à elle M. Bloch. Le père de mon
ami avait trouvé Mme Sazerat charmante et était particulièrement flatté
de l'antisémitisme de cette dame qu'il trouvait une preuve de la
sincérité de sa foi et de la vérité de ses opinions dreyfusardes, et qui
donnait aussi du prix à la visite qu'elle l'avait autorisée à lui
faire. Il n'avait même pas été blessé qu'elle eût dit étourdiment
devant lui: «M. Drumont a la prétention de mettre les révisionnistes
dans le même sac que les protestants et les juifs. C'est charmant cette
promiscuité! » «Bernard, avait-il dit avec orgueil, en rentrant, à M.
Nissim Bernard, tu sais, elle a le préjugé! » Mais M. Nissim Bernard
n'avait rien répondu et avait levé au ciel un regard d'ange.
S'attristant du malheur des Juifs, se souvenant de ses amitiés
chrétiennes, devenant maniéré et précieux au fur et à mesure que les
années venaient, pour des raisons que l'on verra plus tard, il avait
maintenant l'air d'une larve préraphaélite où des poils se seraient
malproprement implantés, comme des cheveux noyés dans une opale. «Toute
cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours mon bras, n'a
qu'un inconvénient: c'est qu'elle détruit la société (je ne dis pas la
bonne société, il y a longtemps que la société ne mérite plus cette
épithète louangeuse) par l'afflux de messieurs et de dames du Chameau,
de la Chamellerie, de la Chamellière, enfin de gens inconnus que je
trouve même chez mes cousines parce qu'ils font partie de la ligue de la
Patrie Française, antijuive, je ne sais quoi, comme si une opinion
politique donnait droit à une qualification sociale. » Cette frivolité de
M. de Charlus l'apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Je
lui soulignai le rapprochement. Comme il semblait croire que je ne la
connaissais pas, je lui rappelai la soirée de l'Opéra où il avait
semblé vouloir se cacher de moi. M. de Charlus me dit avec tant de force
ne m'avoir nullement vu que j'aurais fini par le croire si bientôt un
petit incident ne m'avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être
il n'aimait pas à être vu avec moi.
--Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il
existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne
puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre
souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guérir de
sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre.
Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui
croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une
folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou il devint bête. Il
y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous
protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une
maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants
spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un
certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur
lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la
maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger
sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais
mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère
parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon
cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui
le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri
mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie,
qui sait, vous serez peut-être ce qu'eut pu être un homme éminent du
passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une
humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne
soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous
rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins
grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser,
je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en
faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable
d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et
que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était
l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver.
J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais
capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si
vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont
je pourrai diriger et élever si haut la vie? La mienne y gagnerait par
surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques
y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des
choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir,
il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour.
Je voulais profiter de ces bonnes dispositions inespérées de M. de
Charlus pour lui demander s'il ne pourrait pas me faire rencontrer sa
belle-soeur, mais, à ce moment, j'eus le bras vivement déplacé par une
secousse comme électrique. C'était M.
