nous serons donc huit,
c'est ravissant!
c'est ravissant!
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
», mais «vous savez la dernière d'Oriane?
» Et de la «dernière
d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur. » La dernière d'Oriane, c'était,
par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
cardinal X. . . , évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
«lames».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de . . . , et désirant
savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
Comme son mari s'excusait du retard:
--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
de
reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
quittant la salle des Elstir:
--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
faisans à nous deux, Basin et moi.
--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
ce que tout gardât un air humain.
--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
après-demain.
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
prendre des airs mélancoliques.
A ce moment Poullein rentra.
--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
eux il faut être bon, mais pas trop bon.
--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
à en manger sa part.
--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
l'envie est aveugle.
--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
dit qu'elle est médisante. . .
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
--Mais. . . est-ce que vous n'êtes pas. . . de mon avis? . . . demanda-t-elle
avec inquiétude.
--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
personne.
--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
malice quand on a beaucoup d'esprit. . .
--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
--Moins d'esprit? . . . demanda la princesse stupéfaite.
--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
--Elle ne l'est pas?
--Elle est au moins supérieurement grosse.
--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse
s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
Superbe. C'est délicieux», répondit-elle.
M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son
frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à
onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler
de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque
fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je
jugeai plus délicat de me taire. «Taquin le Superbe n'est pas mal, dit
M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas
raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en
réponse à une invitation à déjeuner? »
--Oh! non! dites-le!
--Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire
juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine.
Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à
Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
--Oh! s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver
Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait
faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration.
--Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit; comme ce
mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
--Dénier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une
ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
--Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
--Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine
d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est
pas précisément, comment dirai-je. . . prodigue.
--Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
--Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot
juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans
la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
--Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de
Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer à Heudicourt un jour où
vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une
dépêche que vous ne viendriez pas.
--Cela ne m'étonne pas! dit la duchesse qui non seulement était
difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
--Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre
la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers
un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
«Dites au chef de retirer le poulet», lui crie-t-elle. Et le soir je
l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel: «Eh bien? et les restes
du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas? »
--Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite, dit le duc,
qui croyait en employant cette expression se montrer ancien régime. Je
ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
--Et moins, interrompit la duchesse.
--C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire
pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.
--Ah! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que
fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de
Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de
meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. Avec ma cousine, il
arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les
quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des
petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose
que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise,
mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse.
Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement
ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
--Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane
vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez
elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on
ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala, et tâchait
vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. «Viens,
viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à
déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y
aura sept petites bouchées à la reine. --Sept petites bouchées, s'écria
Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit! »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater
son rire comme un roulement de tonnerre. «Ah!
nous serons donc huit,
c'est ravissant! Comme c'est bien rédigé! » dit-elle, ayant dans un
suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et
qui s'appliquait mieux cette fois.
--Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est
bien rédigé.
--Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est
très spirituelle, répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un
mot quand à la fois il était prononcé par une Altesse et louangeait son
propre esprit. «Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes
rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je
l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept
bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent dépassé la
douzaine. »
--Elle possédait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en
parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire
valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
--Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit
la duchesse.
--Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de
gens à la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui,
alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe,
était heureuse de le rappeler.
--Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin!
--Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai
connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour
me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que
j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à
ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout
chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on
lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse
Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce; non, c'était
à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir
en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je
croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de
me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé
respirer qu'au gruyère!
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée
sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
duchesse.
--Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta,
dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout
l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois
éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
--Mon Dieu, c'était bougrement embêtant la _Fille de Roland_, dit M. de
Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être
aussi par le _suave mari magno_ que nous éprouvons, au milieu d'un bon
dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. Mais il y avait
quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. «Ah!
vous avez quelque chose à lui reprocher? » me demanda curieusement le duc
qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait
tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le
commencement d'une amourette.
--Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
fait? Racontez-nous ça! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre
vous, puisque vous le dénigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais
c'est assez senti.
--Senti est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit
ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé
avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez!
--Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la
princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ à part, en littérature et
même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux
rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le
soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
air d'Auber, de Boïeldieu, même de Beethoven! Voilà ce que j'aime. En
revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
--Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs
insupportables Wagner avait du génie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre.
Même dans _Tristan_ il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des
fileuses du _Vaisseau fantôme_ est une pure merveille.
--N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de
Bréauté, nous préférons: «Les rendez-vous de noble compagnie se donnent
tous en ce charmant séjour. » C'est délicieux. Et _Fra Diavolo_, et la
_Flûte enchantée_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les
_Diamants de la Couronne_, voilà de la musique! En littérature, c'est la
même chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de
Paris_.
--Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas
prêts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour où Mémé sera là.
Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur.
Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants
sous le feu d'un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air
de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination! »
De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
discours avait été prononcé.
--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le _Crépuscule_!
Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on
rencontre souvent une idée, même une idée profonde. » Et avec un
sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de
son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un
regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement: «Tenez:
_La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
ou bien encore:
_Les morts durent bien peu,
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
Moins vite qu'en nos coeurs_! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité
sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître,
ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans
ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon,
plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens
d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularités que la situation de
reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix
existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins
intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de
cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés
dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée,
adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un
d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son
application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était
tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles,
qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et
qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane,
une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et
Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un
défaut.
A tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains
préférés de Mme de Guermantes: Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus
ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle
atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait
devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable,
ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout à fait au
degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur
vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on
était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en
sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter
la causerie de Mme de Guermantes,--presque le même, si l'on était seul
avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui
qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et
quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il
avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la
fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor
Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature
issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me
plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception
du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent
de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la
troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque
sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient
réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle
fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du
faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria:
--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière! Monsieur, il faudra que
vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme à
Mme de Guermantes.
--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
--Mais. . . pardon de vous dire cela à vous. . . cependant elle l'aime
vraiment!
--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment
vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène
terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il
en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce
qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité.
Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à «brûle-pourpoint» et en
citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. «Oriane est vraiment
extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut
tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée,
reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré
comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une
pensée.
--C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que
lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas,
bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant
effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement
à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
vite pour «faire la réaction».
--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à
Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher
dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au
laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie.
Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui
attire Victor Hugo.
--Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda
la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop
profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant
quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même
délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs
religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les
affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
donnant pas de coups de poings.
--Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit
d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme
jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole
et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la
princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit
l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien,
lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de
tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues,
qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit
relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que
je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est
charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain,
d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n'étais jamais allé en
Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon
interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me
connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une
confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité
ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était,
littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent
de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de
vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme
toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En
réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
madame! c'est un poète! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
respiration, qu'elle dit:
--Zola un poète!
--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui. . . porte
bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
tant de sel.
--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
voulait dire: «Est-elle assez idiote! »
--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
de la langue, monsieur. . . monsieur. . . enfin peu importe, je ne sais
plus.
d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur. » La dernière d'Oriane, c'était,
par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
cardinal X. . . , évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
«lames».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de . . . , et désirant
savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
Comme son mari s'excusait du retard:
--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
de
reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
quittant la salle des Elstir:
--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
faisans à nous deux, Basin et moi.
--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
ce que tout gardât un air humain.
--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
après-demain.
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
prendre des airs mélancoliques.
A ce moment Poullein rentra.
--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
eux il faut être bon, mais pas trop bon.
--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
à en manger sa part.
--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
l'envie est aveugle.
--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
dit qu'elle est médisante. . .
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
--Mais. . . est-ce que vous n'êtes pas. . . de mon avis? . . . demanda-t-elle
avec inquiétude.
--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
personne.
--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
malice quand on a beaucoup d'esprit. . .
--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
--Moins d'esprit? . . . demanda la princesse stupéfaite.
--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
--Elle ne l'est pas?
--Elle est au moins supérieurement grosse.
--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse
s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
Superbe. C'est délicieux», répondit-elle.
M. de Guermantes m'expliqua le mot. J'avais envie de lui dire que son
frère, qui prétendait ne pas me connaître, m'attendait le soir même à
onze heures. Mais je n'avais pas demandé à Robert si je pouvais parler
de ce rendez-vous et, comme le fait que M. de Charlus me l'eût presque
fixé était en contradiction avec ce qu'il avait dit à la duchesse, je
jugeai plus délicat de me taire. «Taquin le Superbe n'est pas mal, dit
M. de Guermantes, mais Mme d'Heudicourt ne vous a probablement pas
raconté un bien plus joli mot qu'Oriane lui a dit l'autre jour, en
réponse à une invitation à déjeuner? »
--Oh! non! dites-le!
--Voyons, Basin, taisez-vous, d'abord ce mot est stupide et va me faire
juger par la princesse comme encore inférieure à ma cruche de cousine.
Et puis je ne sais pas pourquoi je dis ma cousine. C'est une cousine à
Basin. Elle est tout de même un peu parente avec moi.
--Oh! s'écria la princesse de Parme à la pensée qu'elle pourrait trouver
Mme de Guermantes bête, et protestant éperdument que rien ne pouvait
faire déchoir la duchesse du rang qu'elle occupait dans son admiration.
--Et puis nous lui avons déjà retiré les qualités de l'esprit; comme ce
mot tend à lui en dénier certaines du coeur, il me semble inopportun.
--Dénier! inopportun! comme elle s'exprime bien! dit le duc avec une
ironie feinte et pour faire admirer la duchesse.
--Allons, Basin, ne vous moquez pas de votre femme.
--Il faut dire à Votre Altesse Royale, reprit le duc, que la cousine
d'Oriane est supérieure, bonne, grosse, tout ce qu'on voudra, mais n'est
pas précisément, comment dirai-je. . . prodigue.
--Oui, je sais, elle est très rapiate, interrompit la princesse.
--Je ne me serais pas permis l'expression, mais vous avez trouvé le mot
juste. Cela se traduit dans son train de maison et particulièrement dans
la cuisine, qui est excellente mais mesurée.
--Cela donne même lieu à des scènes assez comiques, interrompit M. de
Bréauté. Ainsi, mon cher Basin, j'ai été passer à Heudicourt un jour où
vous étiez attendus, Oriane et vous. On avait fait de somptueux
préparatifs, quand, dans l'après-midi, un valet de pied apporta une
dépêche que vous ne viendriez pas.
--Cela ne m'étonne pas! dit la duchesse qui non seulement était
difficile à avoir, mais aimait qu'on le sût.
--Votre cousine lit le télégramme, se désole, puis aussitôt, sans perdre
la carte, et se disant qu'il ne fallait pas de dépenses inutiles envers
un seigneur sans importance comme moi, elle rappelle le valet de pied:
«Dites au chef de retirer le poulet», lui crie-t-elle. Et le soir je
l'ai entendue qui demandait au maître d'hôtel: «Eh bien? et les restes
du boeuf d'hier? Vous ne les servez pas? »
--Du reste, il faut reconnaître que la chère y est parfaite, dit le duc,
qui croyait en employant cette expression se montrer ancien régime. Je
ne connais pas de maison où l'on mange mieux.
--Et moins, interrompit la duchesse.
--C'est très sain et très suffisant pour ce qu'on appelle un vulgaire
pedzouille comme moi, reprit le duc; on reste sur sa faim.
--Ah! si c'est comme cure, c'est évidemment plus hygiénique que
fastueux. D'ailleurs ce n'est pas tellement bon que cela, ajouta Mme de
Guermantes, qui n'aimait pas beaucoup qu'on décernât le titre de
meilleure table de Paris à une autre qu'à la sienne. Avec ma cousine, il
arrive la même chose qu'avec les auteurs constipés qui pondent tous les
quinze ans une pièce en un acte ou un sonnet. C'est ce qu'on appelle des
petits chefs-d'oeuvre, des riens qui sont des bijoux, en un mot, la chose
que j'ai le plus en horreur. La cuisine chez Zénaïde n'est pas mauvaise,
mais on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse.
Il y a des choses que son chef fait bien, et puis il y a des choses
qu'il rate. J'y ai fait comme partout de très mauvais dîners, seulement
ils m'ont fait moins mal qu'ailleurs parce que l'estomac est au fond
plus sensible à la quantité qu'à la qualité.
--Enfin, pour finir, conclut le duc, Zénaïde insistait pour qu'Oriane
vînt déjeuner, et comme ma femme n'aime pas beaucoup sortir de chez
elle, elle résistait, s'informait si, sous prétexte de repas intime, on
ne l'embarquait pas déloyalement dans un grand tralala, et tâchait
vainement de savoir quels convives il y aurait à déjeuner. «Viens,
viens, insistait Zénaïde en vantant les bonnes choses qu'il y aurait à
déjeuner. Tu mangeras une purée de marrons, je ne te dis que ça, et il y
aura sept petites bouchées à la reine. --Sept petites bouchées, s'écria
Oriane. Alors c'est que nous serons au moins huit! »
Au bout de quelques instants, la princesse ayant compris laissa éclater
son rire comme un roulement de tonnerre. «Ah!
nous serons donc huit,
c'est ravissant! Comme c'est bien rédigé! » dit-elle, ayant dans un
suprême effort retrouvé l'expression dont s'était servie Mme d'Épinay et
qui s'appliquait mieux cette fois.
--Oriane, c'est très joli ce que dit la princesse, elle dit que c'est
bien rédigé.
--Mais, mon ami, vous ne m'apprenez rien, je sais que la princesse est
très spirituelle, répondit Mme de Guermantes qui goûtait facilement un
mot quand à la fois il était prononcé par une Altesse et louangeait son
propre esprit. «Je suis très fière que Madame apprécie mes modestes
rédactions. D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir dit cela. Et si je
l'ai dit, c'était pour flatter ma cousine, car si elle avait sept
bouchées, les bouches, si j'ose m'exprimer ainsi, eussent dépassé la
douzaine. »
--Elle possédait tous les manuscrits de M. de Bornier, reprit, en
parlant de Mme d'Heudicourt, la princesse, qui voulait tâcher de faire
valoir les bonnes raisons qu'elle pouvait avoir de se lier avec elle.
--Elle a dû le rêver, je crois qu'elle ne le connaissait même pas, dit
la duchesse.
--Ce qui est surtout intéressant, c'est que ces correspondances sont de
gens à la fois des divers pays, continua la comtesse d'Arpajon qui,
alliée aux principales maisons ducales et même souveraines de l'Europe,
était heureuse de le rappeler.
--Mais si, Oriane, dit M. de Guermantes non sans intention. Vous vous
rappelez bien ce dîner où vous aviez M. de Bornier comme voisin!
--Mais, Basin, interrompit la duchesse, si vous voulez me dire que j'ai
connu M. de Bornier, naturellement, il est même venu plusieurs fois pour
me voir, mais je n'ai jamais pu me résoudre à l'inviter parce que
j'aurais été obligée chaque fois de faire désinfecter au formol. Quant à
ce dîner, je ne me le rappelle que trop bien, ce n'était pas du tout
chez Zénaïde, qui n'a pas vu Bornier de sa vie et qui doit croire, si on
lui parle de la _Fille de Roland_, qu'il s'agit d'une princesse
Bonaparte qu'on prétendait fiancée au fils du roi de Grèce; non, c'était
à l'ambassade d'Autriche. Le charmant Hoyos avait cru me faire plaisir
en flanquant sur une chaise à côté de moi cet académicien empesté. Je
croyais avoir pour voisin un escadron de gendarmes. J'ai été obligée de
me boucher le nez comme je pouvais pendant tout le dîner, je n'ai osé
respirer qu'au gruyère!
M. de Guermantes, qui avait atteint son but secret, examina à la dérobée
sur la figure des convives l'impression produite par le mot de la
duchesse.
--Vous parlez de correspondances, je trouve admirable celle de Gambetta,
dit la duchesse de Guermantes pour montrer qu'elle ne craignait pas de
s'intéresser à un prolétaire et à un radical. M. de Bréauté comprit tout
l'esprit de cette audace, regarda autour de lui d'un oeil à la fois
éméché et attendri, après quoi il essuya son monocle.
--Mon Dieu, c'était bougrement embêtant la _Fille de Roland_, dit M. de
Guermantes, avec la satisfaction que lui donnait le sentiment de sa
supériorité sur une oeuvre à laquelle il s'était tant ennuyé, peut-être
aussi par le _suave mari magno_ que nous éprouvons, au milieu d'un bon
dîner, à nous souvenir d'aussi terribles soirées. Mais il y avait
quelques beaux vers, un sentiment patriotique.
J'insinuai que je n'avais aucune admiration pour M. de Bornier. «Ah!
vous avez quelque chose à lui reprocher? » me demanda curieusement le duc
qui croyait toujours, quand on disait du mal d'un homme, que cela devait
tenir à un ressentiment personnel, et du bien d'une femme que c'était le
commencement d'une amourette.
--Je vois que vous avez une dent contre lui. Qu'est-ce qu'il vous a
fait? Racontez-nous ça! Mais si, vous devez avoir quelque cadavre entre
vous, puisque vous le dénigrez. C'est long la _Fille de Roland_ mais
c'est assez senti.
--Senti est très juste pour un auteur aussi odorant, interrompit
ironiquement Mme de Guermantes. Si ce pauvre petit s'est jamais trouvé
avec lui, il est assez compréhensible qu'il l'ait dans le nez!
--Je dois du reste avouer à Madame, reprit le duc en s'adressant à la
princesse de Parme, que, _Fille de Roland_ à part, en littérature et
même en musique je suis terriblement vieux jeu, il n'y a pas de si vieux
rossignol qui ne me plaise. Vous ne me croiriez peut-être pas, mais le
soir, si ma femme se met au piano, il m'arrive de lui demander un vieil
air d'Auber, de Boïeldieu, même de Beethoven! Voilà ce que j'aime. En
revanche, pour Wagner, cela m'endort immédiatement.
--Vous avez tort, dit Mme de Guermantes, avec des longueurs
insupportables Wagner avait du génie. _Lohengrin_ est un chef-d'oeuvre.
Même dans _Tristan_ il y a çà et là une page curieuse. Et le Choeur des
fileuses du _Vaisseau fantôme_ est une pure merveille.
--N'est-ce pas, Babal, dit M. de Guermantes en s'adressant à M. de
Bréauté, nous préférons: «Les rendez-vous de noble compagnie se donnent
tous en ce charmant séjour. » C'est délicieux. Et _Fra Diavolo_, et la
_Flûte enchantée_, et le _Chalet_, et les _Noces de Figaro_, et les
_Diamants de la Couronne_, voilà de la musique! En littérature, c'est la
même chose. Ainsi j'adore Balzac, le _Bal de Sceaux_, les _Mohicans de
Paris_.
--Ah! mon cher, si vous partez en guerre sur Balzac, nous ne sommes pas
prêts d'avoir fini, attendez, gardez cela pour un jour où Mémé sera là.
Lui, c'est encore mieux, il le sait par coeur.
Irrité de l'interruption de sa femme, le duc la tint quelques instants
sous le feu d'un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l'air
de deux pistolets chargés. Cependant Mme d'Arpajon avait échangé avec la
princesse de Parme, sur la poésie tragique et autre, des propos qui ne
me parvinrent pas distinctement, quand j'entendis celui-ci prononcé par
Mme d'Arpajon: «Oh! tout ce que Madame voudra, je lui accorde qu'il nous
fait voir le monde en laid parce qu'il ne sait pas distinguer entre le
laid et le beau, ou plutôt parce que son insupportable vanité lui fait
croire que tout ce qu'il dit est beau, je reconnais avec Votre Altesse
que, dans la pièce en question, il y a des choses ridicules,
inintelligibles, des fautes de goût, que c'est difficile à comprendre,
que cela donne à lire autant de peine que si c'était écrit en russe ou
en chinois, car évidemment c'est tout excepté du français, mais quand on
a pris cette peine, comme on est récompensé, il y a tant d'imagination! »
De ce petit discours je n'avais pas entendu le début. Je finis par
comprendre non seulement que le poète incapable de distinguer le beau du
laid était Victor Hugo, mais encore que la poésie qui donnait autant de
peine à comprendre que du russe ou du chinois était: «Lorsque l'enfant
paraît, le cercle de famille applaudit à grands cris», pièce de la
première époque du poète et qui est peut-être encore plus près de Mme
Deshoulières que du Victor Hugo de la _Légende des Siècles_. Loin de
trouver Mme d'Arpajon ridicule, je la vis (la première, de cette table
si réelle, si quelconque, où je m'étais assis avec tant de déception),
je la vis par les yeux de l'esprit sous ce bonnet de dentelles, d'où
s'échappent les boucles rondes de longs repentirs, que portèrent Mme de
Rémusat, Mme de Broglie, Mme de Saint-Aulaire, toutes les femmes si
distinguées qui dans leurs ravissantes lettres citent avec tant de
savoir et d'à propos Sophocle, Schiller et _l'Imitation,_ mais à qui les
premières poésies des romantiques causaient cet effroi et cette fatigue
inséparables pour ma grand'mère des derniers vers de Stéphane Mallarmé.
«Mme d'Arpajon aime beaucoup la poésie», dit à Mme de Guermantes la
princesse de Parme, impressionnée par le ton ardent avec lequel le
discours avait été prononcé.
--Non, elle n'y comprend absolument rien, répondit à voix basse Mme de
Guermantes, qui profita de ce que Mme d'Arpajon, répondant à une
objection du général de Beautreillis, était trop occupée de ses propres
paroles pour entendre celles que chuchota la duchesse. «Elle devient
littéraire depuis qu'elle est abandonnée. Je dirai à Votre Altesse que
c'est moi qui porte le poids de tout ça, parce que c'est auprès de moi
qu'elle vient gémir chaque fois que Basin n'est pas allé la voir,
c'est-à-dire presque tous les jours. Ce n'est tout de même pas ma faute
si elle l'ennuie, et je ne peux pas le forcer à aller chez elle, quoique
j'aimerais mieux qu'il lui fût un peu plus fidèle, parce que je la
verrais un peu moins. Mais elle l'assomme et ce n'est pas
extraordinaire. Ce n'est pas une mauvaise personne, mais elle est
ennuyeuse à un degré que vous ne pouvez pas imaginer. Elle me donne tous
les jours de tels maux de tête que je suis obligée de prendre chaque
fois un cachet de pyramidon. Et tout cela parce qu'il a plu à Basin
pendant un an de me trompailler avec elle. Et avoir avec cela un valet
de pied qui est amoureux d'une petite grue et qui fait des têtes si je
ne demande pas à cette jeune personne de quitter un instant son
fructueux trottoir pour venir prendre le thé avec moi! Oh! la vie est
assommante», conclut langoureusement la duchesse. Mme d'Arpajon
assommait surtout M. de Guermantes parce qu'il était depuis peu l'amant
d'une autre que j'appris être la marquise de Surgis-le-Duc. Justement le
valet de pied privé de son jour de sortie était en train de servir. Et
je pensai que, triste encore, il le faisait avec beaucoup de trouble,
car je remarquai qu'en passant les plats à M. de Châtellerault, il
s'acquittait si maladroitement de sa tâche que le coude du duc se trouva
cogner à plusieurs reprises le coude du servant. Le jeune duc ne se
fâcha nullement contre le valet de pied rougissant et le regarda au
contraire en riant de son oeil bleu clair. La bonne humeur me sembla
être, de la part du convive, une preuve de bonté. Mais l'insistance de
son rire me fit croire qu'au courant de la déception du domestique il
éprouvait peut-être au contraire une joie méchante. «Mais, ma chère,
vous savez que ce n'est pas une découverte que vous faites en nous
parlant de Victor Hugo, continua la duchesse en s'adressant cette fois à
Mme d'Arpajon qu'elle venait de voir tourner la tête d'un air inquiet.
N'espérez pas lancer ce débutant. Tout le monde sait qu'il a du talent.
Ce qui est détestable c'est le Victor Hugo de la fin, la _Légende des
Siècles_, je ne sais plus les titres. Mais les _Feuilles d'Automne_, les
_Chants du Crépuscule_, c'est souvent d'un poète, d'un vrai poète. Même
dans les _Contemplations_, ajouta la duchesse, que ses interlocuteurs
n'osèrent pas contredire et pour cause, il y a encore de jolies choses.
Mais j'avoue que j'aime autant ne pas m'aventurer après le _Crépuscule_!
Et puis dans les belles poésies de Victor Hugo, et il y en a, on
rencontre souvent une idée, même une idée profonde. » Et avec un
sentiment juste, faisant sortir la triste pensée de toutes les forces de
son intonation, la posant au delà de sa voix, et fixant devant elle un
regard rêveur et charmant, la duchesse dit lentement: «Tenez:
_La douleur est un fruit, Dieu ne le fait pas croître
Sur la branche trop faible encor pour le porter_,
ou bien encore:
_Les morts durent bien peu,
Hélas, dans le cercueil ils tombent en poussière
Moins vite qu'en nos coeurs_! »
Et tandis qu'un sourire désenchanté fronçait d'une gracieuse sinuosité
sa bouche douloureuse, la duchesse fixa sur Mme d'Arpajon le regard
rêveur de ses yeux clairs et charmants. Je commençais à les connaître,
ainsi que sa voix, si lourdement traînante, si âprement savoureuse. Dans
ces yeux et dans cette voix je retrouvais beaucoup de la nature de
Combray. Certes, dans l'affectation avec laquelle cette voix faisait
apparaître par moments une rudesse de terroir, il y avait bien des
choses: l'origine toute provinciale d'un rameau de la famille de
Guermantes, resté plus longtemps localisé, plus hardi, plus sauvageon,
plus provocant; puis l'habitude de gens vraiment distingués et de gens
d'esprit, qui savent que la distinction n'est pas de parler du bout des
lèvres, et aussi de nobles fraternisant plus volontiers avec leurs
paysans qu'avec des bourgeois; toutes particularités que la situation de
reine de Mme de Guermantes lui avait permis d'exhiber plus facilement,
de faire sortir toutes voiles dehors. Il paraît que cette même voix
existait chez des soeurs à elle, qu'elle détestait, et qui, moins
intelligentes et presque bourgeoisement mariées, si on peut se servir de
cet adverbe quand il s'agit d'unions avec des nobles obscurs, terrés
dans leur province ou à Paris, dans un faubourg Saint-Germain sans
éclat, possédaient aussi cette voix mais l'avaient refrénée, corrigée,
adoucie autant qu'elles pouvaient, de même qu'il est bien rare qu'un
d'entre nous ait le toupet de son originalité et ne mette pas son
application à ressembler aux modèles les plus vantés. Mais Oriane était
tellement plus intelligente, tellement plus riche, surtout tellement
plus à la mode que ses soeurs, elle avait si bien, comme princesse des
Laumes, fait la pluie et le beau temps auprès du prince de Galles,
qu'elle avait compris que cette voix discordante c'était un charme, et
qu'elle en avait fait, dans l'ordre du monde, avec l'audace de
l'originalité et du succès, ce que, dans l'ordre du théâtre, une Réjane,
une Jeanne Granier (sans comparaison du reste naturellement entre la
valeur et le talent de ces deux artistes) ont fait de la leur, quelque
chose d'admirable et de distinctif que peut-être des soeurs Réjane et
Granier, que personne n'a jamais connues, essayèrent de masquer comme un
défaut.
A tant de raisons de déployer son originalité locale, les écrivains
préférés de Mme de Guermantes: Mérimée, Meilhac et Halévy, étaient venus
ajouter, avec le respect du naturel, un désir de prosaïsme par où elle
atteignait à la poésie et un esprit purement de société qui ressuscitait
devant moi des paysages. D'ailleurs la duchesse était fort capable,
ajoutant à ces influences une recherche artiste, d'avoir choisi pour la
plupart des mots la prononciation qui lui semblait le plus
_Ile-de-France_, le plus _Champenoise_, puisque, sinon tout à fait au
degré de sa belle-soeur Marsantes, elle n'usait guère que du pur
vocabulaire dont eût pu se servir un vieil auteur français. Et quand on
était fatigué du composite et bigarré langage moderne, c'était, tout en
sachant qu'elle exprimait bien moins de choses, un grand repos d'écouter
la causerie de Mme de Guermantes,--presque le même, si l'on était seul
avec elle et qu'elle restreignît et clarifiât encore son flot, que celui
qu'on éprouve à entendre une vieille chanson. Alors en regardant, en
écoutant Mme de Guermantes, je voyais, prisonnier dans la perpétuelle et
quiète après-midi de ses yeux, un ciel d'Ile-de-France ou de Champagne
se tendre, bleuâtre, oblique, avec le même angle d'inclinaison qu'il
avait chez Saint-Loup.
Ainsi, par ces diverses formations, Mme de Guermantes exprimait à la
fois la plus ancienne France aristocratique, puis, beaucoup plus tard,
la façon dont la duchesse de Broglie aurait pu goûter et blâmer Victor
Hugo sous la monarchie de juillet, enfin un vif goût de la littérature
issue de Mérimée et de Meilhac. La première de ces formations me
plaisait mieux que la seconde, m'aidait davantage à réparer la déception
du voyage et de l'arrivée dans ce faubourg Saint-Germain, si différent
de ce que j'avais cru, mais je préférais encore la seconde à la
troisième. Or, tandis que Mme de Guermantes était Guermantes presque
sans le vouloir, son Pailleronisme, son goût pour Dumas fils étaient
réfléchis et voulus. Comme ce goût était à l'opposé du mien, elle
fournissait à mon esprit de la littérature quand elle me parlait du
faubourg Saint-Germain, et ne me paraissait jamais si stupidement
faubourg Saint-Germain que quand elle me parlait littérature.
Émue par les derniers vers, Mme d'Arpajon s'écria:
--Ces reliques du coeur ont aussi leur poussière! Monsieur, il faudra que
vous m'écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
--Pauvre femme, elle me fait de la peine! dit la princesse de Parme à
Mme de Guermantes.
--Non, que madame ne s'attendrisse pas, elle n'a que ce qu'elle mérite.
--Mais. . . pardon de vous dire cela à vous. . . cependant elle l'aime
vraiment!
--Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu'elle l'aime
comme elle croit en ce moment qu'elle cite du Victor Hugo parce qu'elle
dit un vers de Musset. Tenez, ajouta la duchesse sur un ton
mélancolique, personne plus que moi ne serait touchée par un sentiment
vrai. Mais je vais vous donner un exemple. Hier, elle a fait une scène
terrible à Basin. Votre Altesse croit peut-être que c'était parce qu'il
en aime d'autres, parce qu'il ne l'aime plus; pas du tout, c'était parce
qu'il ne veut pas présenter ses fils au Jockey! Madame trouve-t-elle que
ce soit d'une amoureuse? Non! Je vous dirai plus, ajouta Mme de
Guermantes avec précision, c'est une personne d'une rare insensibilité.
Cependant c'est l'oeil brillant de satisfaction que M. de Guermantes
avait écouté sa femme parler de Victor Hugo à «brûle-pourpoint» et en
citer ces quelques vers. La duchesse avait beau l'agacer souvent, dans
des moments comme ceux-ci il était fier d'elle. «Oriane est vraiment
extraordinaire. Elle peut parler de tout, elle a tout lu. Elle ne
pouvait pas deviner que la conversation tomberait ce soir sur Victor
Hugo. Sur quelque sujet qu'on l'entreprenne, elle est prête, elle peut
tenir tête aux plus savants. Ce jeune homme doit être subjugué.
--Mais changeons de conversation, ajouta Mme de Guermantes, parce
qu'elle est très susceptible. Vous devez me trouver bien démodée,
reprit-elle en s'adressant à moi, je sais qu'aujourd'hui c'est considéré
comme une faiblesse d'aimer les idées en poésie, la poésie où il y a une
pensée.
--C'est démodé? dit la princesse de Parme avec le léger saisissement que
lui causait cette vague nouvelle à laquelle elle ne s'attendait pas,
bien qu'elle sût que la conversation de la duchesse de Guermantes lui
réservât toujours ces chocs successifs et délicieux, cet essoufflant
effroi, cette saine fatigue après lesquels elle pensait instinctivement
à la nécessité de prendre un bain de pieds dans une cabine et de marcher
vite pour «faire la réaction».
--Pour ma part, non, Oriane, dit Mme de Brissac, je n'en veux pas à
Victor Hugo d'avoir des idées, bien au contraire, mais de les chercher
dans ce qui est monstrueux. Au fond c'est lui qui nous a habitués au
laid en littérature. Il y a déjà bien assez de laideurs dans la vie.
Pourquoi au moins ne pas les oublier pendant que nous lisons? Un
spectacle pénible dont nous nous détournerions dans la vie, voilà ce qui
attire Victor Hugo.
--Victor Hugo n'est pas aussi réaliste que Zola, tout de même? demanda
la princesse de Parme. Le nom de Zola ne fit pas bouger un muscle dans
le visage de M. de Beautreillis. L'antidreyfusisme du général était trop
profond pour qu'il cherchât à l'exprimer. Et son silence bienveillant
quand on abordait ces sujets touchait les profanes par la même
délicatesse qu'un prêtre montre en évitant de vous parler de vos devoirs
religieux, un financier en s'appliquant à ne pas recommander les
affaires qu'il dirige, un hercule en se montrant doux et en ne vous
donnant pas de coups de poings.
--Je sais que vous êtes parent de l'amiral Jurien de la Gravière, me dit
d'un air entendu Mme de Varambon, la dame d'honneur de la princesse de
Parme, femme excellente mais bornée, procurée à la princesse de Parme
jadis par la mère du duc. Elle ne m'avait pas encore adressé la parole
et je ne pus jamais dans la suite, malgré les admonestations de la
princesse de Parme et mes propres protestations, lui ôter de l'esprit
l'idée que je n'avais quoi que ce fût à voir avec l'amiral académicien,
lequel m'était totalement inconnu. L'obstination de la dame d'honneur de
la princesse de Parme à voir en moi un neveu de l'amiral Jurien de la
Gravière avait en soi quelque chose de vulgairement risible. Mais
l'erreur qu'elle commettait n'était que le type excessif et desséché de
tant d'erreurs plus légères, mieux nuancées, involontaires ou voulues,
qui accompagnent notre nom dans la «fiche» que le monde établit
relativement à nous. Je me souviens qu'un ami des Guermantes, ayant
vivement manifesté son désir de me connaître, me donna comme raison que
je connaissais très bien sa cousine, Mme de Chaussegros, «elle est
charmante, elle vous aime beaucoup». Je me fis un scrupule, bien vain,
d'insister sur le fait qu'il y avait erreur, que je ne connaissais pas
Mme de Chaussegros. «Alors c'est sa soeur que vous connaissez, c'est la
même chose. Elle vous a rencontré en Écosse. » Je n'étais jamais allé en
Écosse et pris la peine inutile d'en avertir par honnêteté mon
interlocuteur. C'était Mme de Chaussegros elle-même qui avait dit me
connaître, et le croyait sans doute de bonne foi, à la suite d'une
confusion première, car elle ne cessa jamais plus de me tendre la main
quand elle m'apercevait. Et comme, en somme, le milieu que je
fréquentais était exactement celui de Mme de Chaussegros, mon humilité
ne rimait à rien. Que je fusse intime avec les Chaussegros était,
littéralement, une erreur, mais, au point de vue social, un équivalent
de ma situation, si on peut parler de situation pour un aussi jeune
homme que j'étais. L'ami des Guermantes eut donc beau ne me dire que des
choses fausses sur moi, il ne me rabaissa ni ne me suréleva (au point de
vue mondain) dans l'idée qu'il continua à se faire de moi. Et somme
toute, pour ceux qui ne jouent pas la comédie, l'ennui de vivre toujours
dans le même personnage est dissipé un instant, comme si l'on montait
sur les planches, quand une autre personne se fait de vous une idée
fausse, croit que nous sommes liés avec une dame que nous ne connaissons
pas et que nous sommes notés pour avoir connue au cours d'un charmant
voyage que nous n'avons jamais fait. Erreurs multiplicatrices et
aimables quand elles n'ont pas l'inflexible rigidité de celle que
commettait et commit toute sa vie, malgré mes dénégations, l'imbécile
dame d'honneur de Mme de Parme, fixée pour toujours à la croyance que
j'étais parent de l'ennuyeux amiral Jurien de la Gravière. «Elle n'est
pas très forte, me dit le duc, et puis il ne lui faut pas trop de
libations, je la crois légèrement sous l'influence de Bacchus. » En
réalité Mme de Varambon n'avait bu que de l'eau, mais le duc aimait à
placer ses locutions favorites. «Mais Zola n'est pas un réaliste,
madame! c'est un poète! » dit Mme de Guermantes, s'inspirant des études
critiques qu'elle avait lues dans ces dernières années et les adaptant à
son génie personnel. Agréablement bousculée jusqu'ici, au cours du bain
d'esprit, un bain agité pour elle, qu'elle prenait ce soir, et qu'elle
jugeait devoir lui être particulièrement salutaire, se laissant porter
par les paradoxes qui déferlaient l'un après l'autre, devant celui-ci,
plus énorme que les autres, la princesse de Parme sauta par peur d'être
renversée. Et ce fut d'une voix entrecoupée, comme si elle perdait sa
respiration, qu'elle dit:
--Zola un poète!
--Mais oui, répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de
suffocation. Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu'il
touche. Vous me direz qu'il ne touche justement qu'à ce qui. . . porte
bonheur! Mais il en fait quelque chose d'immense; il a le fumier épique!
C'est l'Homère de la vidange! Il n'a pas assez de majuscules pour écrire
le mot de Cambronne.
Malgré l'extrême fatigue qu'elle commençait à éprouver, la princesse
était ravie, jamais elle ne s'était sentie mieux. Elle n'aurait pas
échangé contre un séjour à Schoenbrunn, la seule chose pourtant qui la
flattât, ces divins dîners de Mme de Guermantes rendus tonifiants par
tant de sel.
--Il l'écrit avec un grand C, s'écria Mme d'Arpajon.
--Plutôt avec un grand M, je pense, ma petite, répondit Mme de
Guermantes, non sans avoir échangé avec son mari un regard gai qui
voulait dire: «Est-elle assez idiote! »
--Tenez, justement, me dit Mme de Guermantes en attachant sur moi un
regard souriant et doux et parce qu'en maîtresse de maison accomplie
elle voulait, sur l'artiste qui m'intéressait particulièrement, laisser
paraître son savoir et me donner au besoin l'occasion de faire montre du
mien, tenez, me dit-elle en agitant légèrement son éventail de plumes
tant elle était conscience à ce moment-là qu'elle exerçait pleinement
les devoirs de l'hospitalité et, pour ne manquer à aucun, faisant signe
aussi qu'on me redonnât des asperges sauce mousseline, tenez, je crois
justement que Zola a écrit une étude sur Elstir, ce peintre dont vous
avez été regarder quelques tableaux tout à l'heure, les seuls du reste
que j'aime de lui, ajouta-t-elle. En réalité, elle détestait la peinture
d'Elstir, mais trouvait d'une qualité unique tout ce qui était chez
elle. Je demandai à M. de Guermantes s'il savait le nom du monsieur qui
figurait en chapeau haut de forme dans le tableau populaire, et que
j'avais reconnu pour le même dont les Guermantes possédaient tout à côté
le portrait d'apparat, datant à peu près de cette même période où la
personnalité d'Elstir n'était pas encore complètement dégagée et
s'inspirait un peu de Manet. «Mon Dieu, me répondit-il, je sais que
c'est un homme qui n'est pas un inconnu ni un imbécile dans sa
spécialité, mais je suis brouillé avec les noms. Je l'ai là sur le bout
de la langue, monsieur. . . monsieur. . . enfin peu importe, je ne sais
plus.
