C'est qu'en général, plus le temps
qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
simplement parce que nous songeons à le mesurer.
qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
simplement parce que nous songeons à le mesurer.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
The Project Gutenberg EBook of Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
by Marcel Proust
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Title: Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
Author: Marcel Proust
Release Date: October 14, 2004 [EBook #13743]
Last Updated: November 20, 2017
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
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LE CÔTÉ DE GUERMANTES
OEUVRES DE MARCEL PROUST
_nrf_
_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol. _).
A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol. _).
LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol. _).
SODOME ET GOMORRHE (_2 vol. _).
LA PRISONNIÈRE (_2 vol. _).
ALBERTINE DISPARUE.
LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol. _. ).
PASTICHES ET MÉLANGES.
LES PLAISIRS ET LES JOURS.
CHRONIQUES.
LETTRES A LA N. R. F.
MORCEAUX CHOISIS.
UN AMOUR DE SWANN
(_édition illustrée par Laprade_).
_Collection in-8 «A la Gerbe»_
OEUVRES COMPLÈTES (_18 vol. _).
MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
VIII
LE COTÉ DE GUERMANTES
(_TROISIÈME PARTIE_)
_nrf_
GALLIMARD
Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non
pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps
qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on,
compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que
son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois
jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui
sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là
précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la
difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime),
pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à
un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que
l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des
représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que
ferait l'angoisse.
Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis
plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient
préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir
n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas
toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie,
les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité
des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été
un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été
prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais
engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour
désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans
l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le
plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement
détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais
peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du
reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir
alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site,
telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de
l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la
paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention
plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
légères et fuyantes autant qu'elles.
Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et
quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois
m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y
goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du
lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières
semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle
n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on
ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.
Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être
aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une
première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet
horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la
rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la
toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs
naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une
frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel;
ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et
qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque
dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de
l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et
on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers
géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on
apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les
villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer,
s'appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne
viendra plus, on va dîner dans l'île; au-dessus des peupliers
tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y
répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel
apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui
oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que
les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs
couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient
envelopper l'île qui s'endort; on se promène dans l'humide obscurité le
long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait
d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard,
combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue. Si le temps
qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et
maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens,--l'espoir de
posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se
lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans
cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville,
il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont
l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme
un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise,
notre désir, notre croyance confère au vêtement d'une femme une
particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la
réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer
qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant,
quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce
au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le
costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion
volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne
trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de
Stermaria, dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme
d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de
posséder une femme, l'habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis
de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je
commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien
qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et
arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça
Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît
enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais
jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de
peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût
la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je
demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour
m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée
par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de
nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres
projets; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande
satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une
jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à
Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors
assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et
nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour.
Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre
mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous
avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse,
boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la
personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et
celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine,
y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant
notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner
avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous
pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une
heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il
surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce
commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez
décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades
qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie
particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue
encore,--comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le
domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos
rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle,
hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour
nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les rêves se fixent
autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en
est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi
son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus
insignifiante: «Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce
que j'ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
vous n'ayez froid. --Mais non. --Vous le dites par amabilité. Je vous
permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de
force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir
rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la
seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne
pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé.
Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne
nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle
de nous à toutes les minutes de sa vie: «Nous allons avoir fort à faire
pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous
que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
de nos ennemis, espérer un heureux avenir? » Mais ces conversations,
d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas
lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était
inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire!
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
projetée d'abord.
Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
dame est en bas», ou «Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main
une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc
que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois,
comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
ne pourrais plus librement sortir.
--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
_sectembre_, les beaux jours sont finis.
Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
croire--absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
Tout d'un coup j'entendis une voix:
--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
brouillard à couper au couteau.
C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
Robert de Saint-Loup.
J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
nous-même.
J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
serait reparti.
Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié.
C'est qu'en général, plus le temps
qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on,
compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que
son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois
jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui
sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là
précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la
difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime),
pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à
un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que
l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des
représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que
ferait l'angoisse.
Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis
plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient
préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir
n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas
toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie,
les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité
des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été
un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été
prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais
engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour
désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans
l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le
plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement
détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais
peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du
reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir
alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site,
telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de
l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la
paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention
plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
légères et fuyantes autant qu'elles.
Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et
quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois
m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y
goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du
lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières
semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle
n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on
ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.
Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être
aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une
première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet
horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la
rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la
toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs
naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une
frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel;
ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et
qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque
dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de
l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et
on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers
géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on
apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les
villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer,
s'appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne
viendra plus, on va dîner dans l'île; au-dessus des peupliers
tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y
répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel
apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui
oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que
les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs
couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient
envelopper l'île qui s'endort; on se promène dans l'humide obscurité le
long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait
d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard,
combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue. Si le temps
qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et
maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens,--l'espoir de
posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se
lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans
cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville,
il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont
l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme
un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise,
notre désir, notre croyance confère au vêtement d'une femme une
particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la
réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer
qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant,
quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce
au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le
costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion
volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne
trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de
Stermaria, dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme
d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de
posséder une femme, l'habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis
de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je
commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien
qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et
arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça
Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît
enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais
jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de
peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût
la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je
demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour
m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée
par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de
nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres
projets; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande
satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une
jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à
Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors
assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et
nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour.
Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre
mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous
avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse,
boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la
personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et
celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine,
y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant
notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner
avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous
pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une
heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il
surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce
commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez
décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades
qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie
particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue
encore,--comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le
domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos
rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle,
hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour
nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les rêves se fixent
autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en
est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi
son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus
insignifiante: «Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce
que j'ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
vous n'ayez froid. --Mais non. --Vous le dites par amabilité. Je vous
permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de
force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir
rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la
seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne
pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé.
Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne
nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle
de nous à toutes les minutes de sa vie: «Nous allons avoir fort à faire
pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous
que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
de nos ennemis, espérer un heureux avenir? » Mais ces conversations,
d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas
lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était
inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire!
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
projetée d'abord.
Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
dame est en bas», ou «Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main
une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc
que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois,
comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
ne pourrais plus librement sortir.
--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
_sectembre_, les beaux jours sont finis.
Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
croire--absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
Tout d'un coup j'entendis une voix:
--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
brouillard à couper au couteau.
C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
Robert de Saint-Loup.
J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
nous-même.
J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
serait reparti.
Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié. Robert en
arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus
seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et
nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les réverbères
s'éteignaient et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en pleins
champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers
laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de
quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant
d'arriver à l'auberge solitaire; cessant d'être un mirage qu'on
recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à
bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la
sécurité--si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre--au
voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon
plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l'étonnement
irrité où elle me jeta un instant. «Tu sais, j'ai raconté à Bloch, me
dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ça, que tu lui
trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j'aime les situations
tranchées», conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait
pas de réplique. J'étais stupéfait. Non seulement j'avais la confiance
la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il
l'avait trahie par ce qu'il avait dit à Bloch, mais il me semblait que
de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que
par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d'éducation qui pouvait
pousser la politesse jusqu'à un certain manque de franchise. Son air
triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque
embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas dû
faire? traduisait-il de l'inconscience? de la bêtise érigeant en vertu
un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur
passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l'enregistrement d'un
accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait
voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant? Du
reste sa figure était stigmatisée, pendant qu'il me disait ces paroles
vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu'une fois
ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord à peu près le milieu de la
figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une
expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et
sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans
doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, éclipse partielle de
son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d'un aïeul qui
s'y reflétait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses
paroles: «J'aime les situations tranchées» prêtaient au même doute, et
auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l'on aime
les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce
qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des
autres. Mais déjà la voiture s'était arrêtée devant le restaurant dont
la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer
l'obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de
l'intérieur, semblait jusque sur le trottoir même vous indiquer l'entrée
avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître; il
s'irisait des nuances les plus délicates et montrait l'entrée comme la
colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d'ailleurs
beaucoup dans la clientèle. Car c'était dans ce restaurant que Bloch et
ses amis étaient venus longtemps, ivres d'un jeûne aussi affamant que le
jeûne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de café et de
curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale
donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui
s'y rattachent, il n'y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi
autour de lui une société qu'il unit, et où la considération des autres
membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés
de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause
musique, au café où l'on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les
musiciens de l'orchestre. D'autres épris d'aviation tiennent à être bien
vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l'aérodrome; à l'abri
du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions
d'un pilote exécutant des loopings, tandis qu'un autre, invisible
l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour
tâcher de perpétuer, d'approfondir, les émotions fugitives du procès
Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y
était mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la
clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement
de l'autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient
Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans
plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme
de prendre dans l'histoire une certaine élégance, les fils,
bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer
aux «intellectuels» qui les interrogeaient que sûrement, s'ils avaient
vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir
beaucoup plus ce qu'avait été l'Affaire que la comtesse Edmond de
Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes
au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels
rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche
mariage était envisagé par les familles de tous, mais n'était encore
réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage
désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs «riches
partis» en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup
moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
quelque rivalité.
Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup étant resté quelques minutes
à s'adresser au cocher afin qu'il revînt nous prendre après avoir dîné,
il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la
porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
pourrais pas arriver à en sortir.
by Marcel Proust
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Title: Le Côté de Guermantes, Troisième Partie
Author: Marcel Proust
Release Date: October 14, 2004 [EBook #13743]
Last Updated: November 20, 2017
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
Produced by Robert Connal, Wilelmina Mallière and the Online
Distributed Proofreading Team From images generously made available
by gallica (Bibliothèque nationale de France) at http://gallica. bnf. fr
LE CÔTÉ DE GUERMANTES
OEUVRES DE MARCEL PROUST
_nrf_
_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN (_2 vol. _).
A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS (_3 vol. _).
LE CÔTÉ DE GUERMANTES (_3 vol. _).
SODOME ET GOMORRHE (_2 vol. _).
LA PRISONNIÈRE (_2 vol. _).
ALBERTINE DISPARUE.
LE TEMPS RETROUVÉ (_2 vol. _. ).
PASTICHES ET MÉLANGES.
LES PLAISIRS ET LES JOURS.
CHRONIQUES.
LETTRES A LA N. R. F.
MORCEAUX CHOISIS.
UN AMOUR DE SWANN
(_édition illustrée par Laprade_).
_Collection in-8 «A la Gerbe»_
OEUVRES COMPLÈTES (_18 vol. _).
MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
VIII
LE COTÉ DE GUERMANTES
(_TROISIÈME PARTIE_)
_nrf_
GALLIMARD
Les jours qui précédèrent mon dîner avec Mme de Stermaria me furent, non
pas délicieux, mais insupportables. C'est qu'en général, plus le temps
qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on,
compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que
son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois
jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui
sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là
précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la
difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime),
pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à
un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que
l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des
représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que
ferait l'angoisse.
Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis
plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient
préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir
n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas
toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie,
les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité
des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été
un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été
prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais
engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour
désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans
l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le
plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement
détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais
peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du
reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir
alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site,
telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de
l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la
paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention
plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
légères et fuyantes autant qu'elles.
Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et
quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois
m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y
goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du
lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières
semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle
n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on
ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.
Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être
aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une
première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet
horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la
rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la
toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs
naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une
frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel;
ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et
qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque
dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de
l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et
on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers
géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on
apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les
villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer,
s'appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne
viendra plus, on va dîner dans l'île; au-dessus des peupliers
tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y
répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel
apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui
oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que
les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs
couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient
envelopper l'île qui s'endort; on se promène dans l'humide obscurité le
long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait
d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard,
combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue. Si le temps
qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et
maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens,--l'espoir de
posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se
lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans
cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville,
il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont
l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme
un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise,
notre désir, notre croyance confère au vêtement d'une femme une
particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la
réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer
qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant,
quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce
au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le
costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion
volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne
trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de
Stermaria, dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme
d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de
posséder une femme, l'habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis
de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je
commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien
qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et
arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça
Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît
enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais
jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de
peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût
la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je
demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour
m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée
par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de
nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres
projets; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande
satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une
jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à
Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors
assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et
nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour.
Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre
mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous
avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse,
boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la
personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et
celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine,
y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant
notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner
avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous
pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une
heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il
surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce
commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez
décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades
qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie
particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue
encore,--comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le
domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos
rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle,
hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour
nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les rêves se fixent
autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en
est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi
son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus
insignifiante: «Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce
que j'ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
vous n'ayez froid. --Mais non. --Vous le dites par amabilité. Je vous
permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de
force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir
rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la
seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne
pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé.
Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne
nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle
de nous à toutes les minutes de sa vie: «Nous allons avoir fort à faire
pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous
que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
de nos ennemis, espérer un heureux avenir? » Mais ces conversations,
d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas
lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était
inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire!
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
projetée d'abord.
Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
dame est en bas», ou «Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main
une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc
que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois,
comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
ne pourrais plus librement sortir.
--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
_sectembre_, les beaux jours sont finis.
Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
croire--absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
Tout d'un coup j'entendis une voix:
--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
brouillard à couper au couteau.
C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
Robert de Saint-Loup.
J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
nous-même.
J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
serait reparti.
Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié.
C'est qu'en général, plus le temps
qui nous sépare de ce que nous nous proposons est court, plus il nous
semble long, parce que nous lui appliquons des mesures plus brèves ou
simplement parce que nous songeons à le mesurer. La papauté, dit-on,
compte par siècles, et peut-être même ne songe pas à compter, parce que
son but est à l'infini. Le mien étant seulement à la distance de trois
jours, je comptais par secondes, je me livrais à ces imaginations qui
sont des commencements de caresses, de caresses qu'on enrage de ne
pouvoir faire achever par la femme elle-même (ces caresses-là
précisément, à l'exclusion de toutes autres). Et en somme, s'il est vrai
qu'en général la difficulté d'atteindre l'objet d'un désir l'accroît (la
difficulté, non l'impossibilité, car cette dernière le supprime),
pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu'il sera réalisé à
un moment prochain et déterminé n'est guère moins exaltante que
l'incertitude; presque autant que le doute anxieux, l'absence de doute
rend intolérable l'attente du plaisir infaillible parce qu'elle fait de
cette attente un accomplissement innombrable et, par la fréquence des
représentations anticipées, divise le temps en tranches aussi menues que
ferait l'angoisse.
Ce qu'il me fallait, c'était posséder Mme de Stermaria, car depuis
plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient
préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un
autre (le plaisir avec une autre) n'eût pas, lui, été prêt, le plaisir
n'étant que la réalisation d'une envie préalable et qui n'est pas
toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie,
les hasards du souvenir, l'état du tempérament, l'ordre de disponibilité
des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu'à ce qu'ait été
un peu oubliée la déception de l'accomplissement; je n'eusse pas été
prêt, j'avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m'étais
engagé dans le sentier d'un désir particulier; il aurait fallu, pour
désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la
grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans
l'île du Bois de Boulogne où je l'avais invitée à dîner, tel était le
plaisir que j'imaginais à toute minute. Il eût été naturellement
détruit, si j'avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria; mais
peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du
reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont
préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles
le commandent, et aussi le lieu; et à cause de cela font revenir
alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site,
telle chambre qu'en d'autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de
l'attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la
paix à leur côté, et d'autres, pour être caressées avec une intention
plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont
légères et fuyantes autant qu'elles.
Sans doute déjà, bien avant d'avoir reçu la lettre de Saint-Loup, et
quand il ne s'agissait pas encore de Mme de Stermaria, l'île du Bois
m'avait semblé faite pour le plaisir parce que je m'étais trouvé aller y
goûter la tristesse de n'en avoir aucun à y abriter. C'est aux bords du
lac qui conduisent à cette île et le long desquels, dans les dernières
semaines de l'été, vont se promener les Parisiennes qui ne sont pas
encore parties, que, ne sachant plus où la retrouver, et si même elle
n'a pas déjà quitté Paris, on erre avec l'espoir de voir passer la jeune
fille dont on est tombé amoureux dans le dernier bal de l'année, qu'on
ne pourra plus retrouver dans aucune soirée avant le printemps suivant.
Se sentant à la veille, peut-être au lendemain du départ de l'être
aimé, on suit au bord de l'eau frémissante ces belles allées où déjà une
première feuille rouge fleurit comme une dernière rose, on scrute cet
horizon où, par un artifice inverse à celui de ces panoramas sous la
rotonde desquels les personnages en cire du premier plan donnent à la
toile peinte du fond l'apparence illusoire de la profondeur et du
volume, nos yeux passant sans transition du parc cultivé aux hauteurs
naturelles de Meudon et du mont Valérien ne savent pas où mettre une
frontière, et font entrer la vraie campagne dans l'oeuvre du jardinage
dont ils projettent bien au delà d'elle-même l'agrément artificiel;
ainsi ces oiseaux rares élevés en liberté dans un jardin botanique et
qui chaque jour, au gré de leurs promenades ailées, vont poser jusque
dans les bois limitrophes une note exotique. Entre la dernière fête de
l'été et l'exil de l'hiver, on parcourt anxieusement ce royaume
romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et
on ne serait pas plus surpris qu'il fût situé hors de l'univers
géographique que si à Versailles, au haut de la terrasse, observatoire
autour duquel les nuages s'accumulent contre le ciel bleu dans le style
de Van der Meulen, après s'être ainsi élevé en dehors de la nature, on
apprenait que là où elle recommence, au bout du grand canal, les
villages qu'on ne peut distinguer, à l'horizon éblouissant comme la mer,
s'appellent Fleurus ou Nimègue.
Et le dernier équipage passé, quand on sent avec douleur qu'elle ne
viendra plus, on va dîner dans l'île; au-dessus des peupliers
tremblants, qui rappellent sans fin les mystères du soir plus qu'ils n'y
répondent, un nuage rose met une dernière couleur de vie dans le ciel
apaisé. Quelques gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique,
mais dans sa divine enfance restée toujours couleur du temps et qui
oublie à tout moment les images des nuages et des fleurs. Et après que
les géraniums ont inutilement, en intensifiant l'éclairage de leurs
couleurs, lutté contre le crépuscule assombri, une brume vient
envelopper l'île qui s'endort; on se promène dans l'humide obscurité le
long de l'eau ou tout au plus le passage silencieux d'un cygne vous
étonne comme dans un lit nocturne les yeux un instant grands ouverts et
le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. Alors on voudrait
d'autant plus avoir avec soi une amoureuse qu'on se sent seul et qu'on
peut se croire loin.
Mais dans cette île, où même l'été il y avait souvent du brouillard,
combien je serais plus heureux d'emmener Mme de Stermaria maintenant que
la mauvaise saison, que la fin de l'automne était venue. Si le temps
qu'il faisait depuis dimanche n'avait à lui seul rendu grisâtres et
maritimes les pays dans lesquels mon imagination vivait--comme d'autres
saisons les faisaient embaumés, lumineux, italiens,--l'espoir de
posséder dans quelques jours Mme de Stermaria eût suffi pour faire se
lever vingt fois par heure un rideau de brume dans mon imagination
monotonement nostalgique. En tout cas, le brouillard qui depuis la
veille s'était élevé même à Paris, non seulement me faisait songer sans
cesse au pays natal de la jeune femme que je venais d'inviter, mais
comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville,
il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, je pensais
qu'il ferait pour moi de l'île des Cygnes un peu l'île de Bretagne dont
l'atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour moi comme
un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Certes quand on est
jeune, à l'âge que j'avais dans mes promenades du côté de Méséglise,
notre désir, notre croyance confère au vêtement d'une femme une
particularité individuelle, une irréductible essence. On poursuit la
réalité. Mais à force de la laisser échapper, on finit par remarquer
qu'à travers toutes ces vaines tentatives où on a trouvé le néant,
quelque chose de solide subsiste, c'est ce qu'on cherchait. On commence
à dégager, à connaître ce qu'on aime, on tâche à se le procurer, fût-ce
au prix d'un artifice. Alors, à défaut de la croyance disparue, le
costume signifie la suppléance à celle-ci par le moyen d'une illusion
volontaire. Je savais bien qu'à une demi-heure de la maison je ne
trouverais pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de
Stermaria, dans les ténèbres de l'île, au bord de l'eau, je ferais comme
d'autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de
posséder une femme, l'habillent en religieuse.
Je pouvais même espérer d'écouter avec la jeune femme quelque clapotis
de vagues, car, la veille du dîner, une tempête se déchaîna. Je
commençais à me raser pour aller dans l'île retenir le cabinet (bien
qu'à cette époque de l'année l'île fût vide et le restaurant désert) et
arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise m'annonça
Albertine. Je fis entrer aussitôt, indifférent à ce qu'elle me vît
enlaidi d'un menton noir, celle pour qui à Balbec je ne me trouvais
jamais assez beau, et qui m'avait coûté alors autant d'agitation et de
peine que maintenant Mme de Stermaria. Je tenais à ce que celle-ci reçût
la meilleure impression possible de la soirée du lendemain. Aussi je
demandai à Albertine de m'accompagner tout de suite jusqu'à l'île pour
m'aider à faire le menu. Celle à qui on donne tout est si vite remplacée
par une autre, qu'on est étonné soi-même de donner ce qu'on a de
nouveau, à chaque heure, sans espoir d'avenir. A ma proposition le
visage souriant et rose d'Albertine, sous un toquet plat qui descendait
très bas, jusqu'aux yeux, sembla hésiter. Elle devait avoir d'autres
projets; en tout cas elle me les sacrifia aisément, à ma grande
satisfaction, car j'attachais beaucoup d'importance à avoir avec moi une
jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que moi.
Il est certain qu'elle avait représenté tout autre chose pour moi, à
Balbec. Mais notre intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors
assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et
nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens
sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour.
Alors, dans celle qui n'est plus pour nous qu'un moyen et un chemin vers
d'autres, nous sommes tout aussi étonnés et amusés d'apprendre de notre
mémoire ce que son nom signifia d'original pour l'autre être que nous
avons été autrefois, que si, après avoir jeté à un cocher une adresse,
boulevard des Capucines ou rue du Bac, en pensant seulement à la
personne que nous allons y voir, nous nous avisons que ces noms furent
jadis celui des religieuses capucines dont le couvent se trouvait là et
celui du bac qui traversait la Seine.
Certes, mes désirs de Balbec avaient si bien mûri le corps d'Albertine,
y avaient accumulé des saveurs si fraîches et si douces que, pendant
notre course au Bois, tandis que le vent, comme un jardinier soigneux,
secouait les arbres, faisait tomber les fruits, balayait les feuilles
mortes, je me disais que, s'il y avait eu un risque pour que Saint-Loup
se fût trompé, ou que j'eusse mal compris sa lettre et que mon dîner
avec Mme de Stermaria ne me conduisît à rien, j'eusse donné rendez-vous
pour le même soir très tard à Albertine, afin d'oublier pendant une
heure purement voluptueuse, en tenant dans mes bras le corps dont ma
curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il
surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce
commencement d'amour pour Mme de Stermaria. Et certes, si j'avais pu
supposer que Mme de Stermaria ne m'accorderait aucune faveur le premier
soir, je me serais représenté ma soirée avec elle d'une façon assez
décevante. Je savais trop bien par expérience comment les deux stades
qui se succèdent en nous, dans ces commencements d'amour pour une femme
que nous avons désirée sans la connaître, aimant plutôt en elle la vie
particulière où elle baigne qu'elle-même presque inconnue
encore,--comment ces deux stades se reflètent bizarrement dans le
domaine des faits, c'est-à-dire non plus en nous-même, mais dans nos
rendez-vous avec elle. Nous avons, sans avoir jamais causé avec elle,
hésité, tentés que nous étions par la poésie qu'elle représente pour
nous. Sera-ce elle ou telle autre? Et voici que les rêves se fixent
autour d'elle, ne font plus qu'un avec elle. Le premier rendez-vous avec
elle, qui suivra bientôt, devrait refléter cet amour naissant. Il n'en
est rien. Comme s'il était nécessaire que la vie matérielle eût aussi
son premier stade, l'aimant déjà, nous lui parlons de la façon la plus
insignifiante: «Je vous ai demandé de venir dîner dans cette île parce
que j'ai pensé que ce cadre vous plairait. Je n'ai du reste rien de
spécial à vous dire. Mais j'ai peur qu'il ne fasse bien humide et que
vous n'ayez froid. --Mais non. --Vous le dites par amabilité. Je vous
permets, madame, de lutter encore un quart d'heure contre le froid, pour
ne pas vous tourmenter, mais dans un quart d'heure, je vous ramènerai de
force. Je ne veux pas vous faire prendre un rhume. » Et sans lui avoir
rien dit, nous la ramenons, ne nous rappelant rien d'elle, tout au plus
une certaine façon de regarder, mais ne pensant qu'à la revoir. Or, la
seconde fois (ne retrouvant même plus le regard, seul souvenir, mais ne
pensant plus malgré cela qu'à la revoir) le premier stade est dépassé.
Rien n'a eu lieu dans l'intervalle. Et pourtant, au lieu de parler du
confort du restaurant, nous disons, sans que cela étonne la personne
nouvelle, que nous trouvons laide, mais à qui nous voudrions qu'on parle
de nous à toutes les minutes de sa vie: «Nous allons avoir fort à faire
pour vaincre tous les obstacles accumulés entre nos coeurs. Pensez-vous
que nous y arriverons? Vous figurez-vous que nous puissions avoir raison
de nos ennemis, espérer un heureux avenir? » Mais ces conversations,
d'abord insignifiantes, puis faisant allusion à l'amour, n'auraient pas
lieu, j'en pouvais croire la lettre de Saint-Loup. Mme de Stermaria se
donnerait dès le premier soir, je n'aurais donc pas besoin de convoquer
Albertine chez moi, comme pis aller, pour la fin de la soirée. C'était
inutile, Robert n'exagérait jamais et sa lettre était claire!
Albertine me parlait peu, car elle sentait que j'étais préoccupé. Nous
fîmes quelques pas à pied, sous la grotte verdâtre, quasi sous-marine,
d'une épaisse futaie sur le dôme de laquelle nous entendions déferler le
vent et éclabousser la pluie. J'écrasais par terre des feuilles mortes,
qui s'enfonçaient dans le sol comme des coquillages, et je poussais de
ma canne des châtaignes piquantes comme des oursins.
Aux branches les dernières feuilles convulsées ne suivaient le vent que
de la longueur de leur attache, mais quelquefois, celle-ci se rompant,
elles tombaient à terre et le rattrapaient en courant. Je pensais avec
joie combien, si ce temps durait, l'île serait demain plus lointaine
encore et en tout cas entièrement déserte. Nous remontâmes en voiture,
et comme la bourrasque s'était calmée, Albertine me demanda de
poursuivre jusqu'à Saint-Cloud. Ainsi qu'en bas les feuilles mortes, en
haut les nuages suivaient le vent. Et des soirs migrateurs, dont une
sorte de section conique pratiquée dans le ciel laissait voir la
superposition rose, bleue et verte, étaient tout préparés à destination
de climats plus beaux. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui
s'élançait de son socle, et, toute seule dans un grand bois qui semblait
lui être consacré, l'emplissait de la terreur mythologique, moitié
animale, moitié sacrée de ses bonds furieux, Albertine monta sur un
tertre, tandis que je l'attendais sur le chemin. Elle-même, vue ainsi
d'en bas, non plus grosse et rebondie comme l'autre jour sur mon lit où
les grains de son cou apparaissaient à la loupe de mes yeux approchés,
mais ciselée et fine, semblait une petit statue sur laquelle les minutes
heureuses de Balbec avaient passé leur patine. Quand je me retrouvai
seul chez moi, me rappelant que j'avais été faire une course
l'après-midi avec Albertine, que je dînais le surlendemain chez Mme de
Guermantes, et que j'avais à répondre à une lettre de Gilberte, trois
femmes que j'avais aimées, je me dis que notre vie sociale est, comme un
atelier d'artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un
moment pouvoir fixer notre besoin d'un grand amour, mais je ne songeai
pas que quelquefois, si l'ébauche n'est pas trop ancienne, il peut
arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une oeuvre toute
différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions
projetée d'abord.
Le lendemain, il fit froid et beau: on sentait l'hiver (et, de fait, la
saison était si avancée que c'était miracle si nous avions pu trouver
dans le Bois déjà saccagé quelques dômes d'or vert). En m'éveillant je
vis, comme de la fenêtre de la caserne de Doncières, la brume mate, unie
et blanche qui pendait gaiement au soleil, consistante et douce comme du
sucre filé. Puis le soleil se cacha et elle s'épaissit encore dans
l'après-midi. Le jour tomba de bonne heure, je fis ma toilette, mais il
était encore trop tôt pour partir; je décidai d'envoyer une voiture à
Mme de Stermaria. Je n'osai pas y monter pour ne pas la forcer à faire
la route avec moi, mais je remis au cocher un mot pour elle où je lui
demandais si elle permettait que je vinsse la prendre. En attendant, je
m'étendis sur mon lit, je fermai les yeux un instant, puis les rouvris.
Au-dessus des rideaux, il n'y avait plus qu'un mince liséré de jour qui
allait s'obscurcissant. Je reconnaissais cette heure inutile, vestibule
profond du plaisir, et dont j'avais appris à Balbec à connaître le vide
sombre et délicieux, quand, seul dans ma chambre comme maintenant,
pendant que tous les autres étaient à dîner, je voyais sans tristesse le
jour mourir au-dessus des rideaux, sachant que bientôt, après une nuit
aussi courte que les nuits du pôle, il allait ressusciter plus éclatant
dans le flamboiement de Rivebelle. Je sautai à bas de mon lit, je passai
ma cravate noire, je donnai un coup de brosse à mes cheveux, gestes
derniers d'une mise en ordre tardive, exécutés à Balbec en pensant non à
moi mais aux femmes que je verrais à Rivebelle, tandis que je leur
souriais d'avance dans la glace oblique de ma chambre, et restés à cause
de cela les signes avant-coureurs d'un divertissement mêlé de lumières
et de musique. Comme des signes magiques ils l'évoquaient, bien plus le
réalisaient déjà; grâce à eux j'avais de sa vérité une notion aussi
certaine, de son charme enivrant et frivole une jouissance aussi
complète que celles que j'avais à Combray, au mois de juillet, quand
j'entendais les coups de marteau de l'emballeur et que je jouissais,
dans la fraîcheur de ma chambre noire, de la chaleur et du soleil.
Aussi n'était-ce plus tout à fait Mme de Stermaria que j'aurais désiré
voir. Forcé maintenant de passer avec elle ma soirée, j'aurais préféré,
comme celle-ci était ma dernière avant le retour de mes parents, qu'elle
restât libre et que je pusse chercher à revoir des femmes de Rivebelle.
Je me relavai une dernière fois les mains, et dans la promenade que le
plaisir me faisait faire à travers l'appartement, je me les essuyai dans
la salle à manger obscure. Elle me parut ouverte sur l'antichambre
éclairée, mais ce que j'avais pris pour la fente illuminée de la porte
qui, au contraire, était fermée, n'était que le reflet blanc de ma
serviette dans une glace posée le long du mur, en attendant qu'on la
plaçât pour le retour de maman. Je repensai à tous les mirages que
j'avais ainsi découverts dans notre appartement et qui n'étaient pas
qu'optiques, car les premiers jours j'avais cru que la voisine avait un
chien, à cause du jappement prolongé, presque humain, qu'avait pris un
certain tuyau de cuisine chaque fois qu'on ouvrait le robinet. Et la
porte du palier ne se refermait d'elle-même très lentement, sur les
courants d'air de l'escalier, qu'en exécutant les hachures de phrases
voluptueuses et gémissantes qui se superposent au choeur des Pèlerins,
vers la fin de l'ouverture de _Tannhäuser_. J'eus du reste, comme je
venais de remettre ma serviette en place, l'occasion d'avoir une
nouvelle audition de cet éblouissant morceau symphonique, car un coup de
sonnette ayant retenti, je courus ouvrir la porte de l'antichambre au
cocher qui me rapportait la réponse. Je pensais que ce serait: «Cette
dame est en bas», ou «Cette dame vous attend. » Mais il tenait à la main
une lettre. J'hésitai un instant à prendre connaissance de ce que Mme de
Stermaria avait écrit, qui tant qu'elle avait la plume en main aurait pu
être autre, mais qui maintenant était, détaché d'elle, un destin qui
poursuivait seul sa route et auquel elle ne pouvait plus rien changer.
Je demandai au cocher de redescendre et d'attendre un instant, quoiqu'il
maugréât contre la brume. Dès qu'il fut parti, j'ouvris l'enveloppe. Sur
la carte: Vicomtesse Alix de Stermaria, mon invitée avait écrit: «Je
suis désolée, un contretemps m'empêche de dîner ce soir avec vous à
l'île du Bois. Je m'en faisais une fête. Je vous écrirai plus longuement
de Stermaria. Regrets. Amitiés. » Je restai immobile, étourdi par le choc
que j'avais reçu. A mes pieds étaient tombées la carte et l'enveloppe,
comme la bourre d'une arme à feu quand le coup est parti. Je les
ramassai, j'analysai cette phrase. «Elle me dit qu'elle ne peut dîner
avec moi à l'île du Bois. On pourrait en conclure qu'elle pourrait dîner
avec moi ailleurs. Je n'aurai pas l'indiscrétion d'aller la chercher,
mais enfin cela pourrait se comprendre ainsi. » Et cette île du Bois,
comme depuis quatre jours ma pensée y était installée d'avance avec Mme
de Stermaria, je ne pouvais arriver à l'en faire revenir. Mon désir
reprenait involontairement la pente qu'il suivait déjà depuis tant
d'heures, et malgré cette dépêche, trop récente pour prévaloir contre
lui, je me préparais instinctivement encore à partir, comme un élève
refusé à un examen voudrait répondre à une question de plus. Je finis
par me décider à aller dire à Françoise de descendre payer le cocher. Je
traversai le couloir, ne la trouvant pas, je passai par la salle à
manger; tout d'un coup mes pas cessèrent de retentir sur le parquet
comme ils avaient fait jusque-là et s'assourdirent en un silence qui,
même avant que j'en reconnusse la cause, me donna une sensation
d'étouffement et de claustration. C'étaient les tapis que, pour le
retour de mes parents, on avait commencé de clouer, ces tapis qui sont
si beaux par les heureuses matinées, quand parmi leur désordre le soleil
vous attend comme un ami venu pour vous emmener déjeuner à la campagne,
et pose sur eux le regard de la forêt, mais qui maintenant, au
contraire, étaient le premier aménagement de la prison hivernale d'où,
obligé que j'allais être de vivre, de prendre mes repas en famille, je
ne pourrais plus librement sortir.
--Que Monsieur prenne garde de tomber, ils ne sont pas encore cloués, me
cria Françoise. J'aurais dû allumer. On est déjà à la fin de
_sectembre_, les beaux jours sont finis.
Bientôt l'hiver; au coin de la fenêtre, comme sur un verre de Gallé, une
veine de neige durcie; et, même aux Champs-Élysées, au lieu des jeunes
filles qu'on attend, rien que les moineaux tout seuls.
Ce qui ajoutait à mon désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c'était
que sa réponse me faisait supposer que pendant qu'heure par heure,
depuis dimanche, je ne vivais que pour ce dîner, elle n'y avait sans
doute pas pensé une fois. Plus tard, j'appris un absurde mariage d'amour
qu'elle fit avec un jeune homme qu'elle devait déjà voir à ce moment-là
et qui lui avait fait sans doute oublier mon invitation. Car si elle se
l'était rappelée, elle n'eût pas sans doute attendu la voiture que je ne
devais du reste pas, d'après ce qui était convenu, lui envoyer, pour
m'avertir qu'elle n'était pas libre. Mes rêves de jeune vierge féodale
dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore
inexistant. Maintenant ma déception, ma colère, mon désir désespéré de
ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant ma
sensibilité de la partie, fixer l'amour possible que jusque-là mon
imagination seule m'avait, mais plus mollement, offert.
Combien y en a-t-il dans nos souvenirs, combien plus dans notre oubli,
de ces visages de jeunes filles et de jeunes femmes, tous différents, et
auxquels nous n'avons ajouté du charme et un furieux désir de les revoir
que parce qu'ils s'étaient au dernier moment dérobés? A l'égard de Mme
de Stermaria c'était bien plus et il me suffisait maintenant, pour
l'aimer, de la revoir afin que fussent renouvelées ces impressions si
vives mais trop brèves et que la mémoire n'aurait pas sans cela la force
de maintenir dans l'absence. Les circonstances en décidèrent autrement,
je ne la revis pas. Ce ne fut pas elle que j'aimai, mais ç'aurait pu
être elle. Et une des choses qui me rendirent peut-être le plus cruel le
grand amour que j'allais bientôt avoir, ce fut, en me rappelant cette
soirée, de me dire qu'il aurait pu, si de très simples circonstances
avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria;
appliqué à celle qui me l'inspira si peu après, il n'était donc
pas--comme j'aurais pourtant eu si envie, si besoin de le
croire--absolument nécessaire et prédestiné.
Françoise m'avait laissé seul dans la salle à manger, en me disant que
j'avais tort d'y rester avant qu'elle eût allumé le feu. Elle allait
faire à dîner, car avant même l'arrivée de mes parents et dès ce soir,
ma réclusion commençait. J'avisai un énorme paquet de tapis encore tout
enroulés, lequel avait été posé au coin du buffet, et m'y cachant la
tête, avalant leur poussière et mes larmes, pareil aux Juifs qui se
couvraient la tête de cendres dans le deuil, je me mis à sangloter. Je
frissonnais, non pas seulement parce que la pièce était froide, mais
parce qu'un notable abaissement thermique (contre le danger et, faut-il
le dire, le léger agrément duquel on ne cherche pas à réagir) est causé
par certaines larmes qui pleurent de nos yeux, goutte à goutte, comme
une pluie fine, pénétrante, glaciale, semblant ne devoir jamais finir.
Tout d'un coup j'entendis une voix:
--Peut-on entrer? Françoise m'a dit que tu devais être dans la salle à
manger. Je venais voir si tu ne voulais pas que nous allions dîner
quelque part ensemble, si cela ne te fait pas mal, car il fait un
brouillard à couper au couteau.
C'était, arrivé du matin, quand je le croyais encore au Maroc ou en mer,
Robert de Saint-Loup.
J'ai dit (et précisément c'était, à Balbec, Robert de Saint-Loup qui
m'avait, bien malgré lui, aidé à en prendre conscience) ce que je pense
de l'amitié: à savoir qu'elle est si peu de chose que j'ai peine à
comprendre que des hommes de quelque génie, et par exemple un Nietzsche,
aient eu la naïveté de lui attribuer une certaine valeur intellectuelle
et en conséquence de se refuser à des amitiés auxquelles l'estime
intellectuelle n'eût pas été liée. Oui, cela m'a toujours été un
étonnement de voir qu'un homme qui poussait la sincérité avec lui-même
jusqu'à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de
Wagner, se soit imaginé que la vérité peut se réaliser dans ce mode
d'expression par nature confus et inadéquat que sont, en général, des
actions et, en particulier, des amitiés, et qu'il puisse y avoir une
signification quelconque dans le fait de quitter son travail pour aller
voir un ami et pleurer avec lui en apprenant la fausse nouvelle de
l'incendie du Louvre. J'en étais arrivé, à Balbec, à trouver le plaisir
de jouer avec des jeunes filles moins funeste à la vie spirituelle, à
laquelle du moins il reste étranger, que l'amitié dont tout l'effort est
de nous faire sacrifier la partie seule réelle et incommunicable
(autrement que par le moyen de l'art) de nous-même, à un moi
superficiel, qui ne trouve pas comme l'autre de joie en lui-même, mais
trouve un attendrissement confus à se sentir soutenu sur des étais
extérieurs, hospitalisé dans une individualité étrangère, où, heureux de
la protection qu'on lui donne, il fait rayonner son bien-être en
approbation et s'émerveille de qualités qu'il appellerait défauts et
chercherait à corriger chez soi-même. D'ailleurs les contempteurs de
l'amitié peuvent, sans illusions et non sans remords, être les meilleurs
amis du monde, de même qu'un artiste portant en lui un chef-d'oeuvre et
qui sent que son devoir serait de vivre pour travailler, malgré cela,
pour ne pas paraître ou risquer d'être égoïste, donne sa vie pour une
cause inutile, et la donne d'autant plus bravement que les raisons pour
lesquelles il eût préféré ne pas la donner étaient des raisons
désintéressées. Mais quelle que fût mon opinion sur l'amitié, même pour
ne parler que du plaisir qu'elle me procurait, d'une qualité si médiocre
qu'elle ressemblait à quelque chose d'intermédiaire entre la fatigue et
l'ennui, il n'est breuvage si funeste qui ne puisse à certaines heures
devenir précieux et réconfortant en nous apportant le coup de fouet qui
nous était nécessaire, la chaleur que nous ne pouvons pas trouver en
nous-même.
J'étais bien éloigné certes de vouloir demander à Saint-Loup, comme je
le désirais il y a une heure, de me faire revoir des femmes de
Rivebelle; le sillage que laissait en moi le regret de Mme de Stermaria
ne voulait pas être effacé si vite, mais, au moment où je ne sentais
plus dans mon coeur aucune raison de bonheur, Saint-Loup entrant, ce fut
comme une arrivée de bonté, de gaîté, de vie, qui étaient en dehors de
moi sans doute mais s'offraient à moi, ne demandaient qu'à être à moi.
Il ne comprit pas lui-même mon cri de reconnaissance et mes larmes
d'attendrissement. Qu'y a-t-il de plus paradoxalement affectueux
d'ailleurs qu'un de ces amis--diplomate, explorateur, aviateur ou
militaire--comme l'était Saint-Loup, et qui, repartant le lendemain pour
la campagne et de là pour Dieu sait où, semblent faire tenir pour
eux-mêmes, dans la soirée qu'ils nous consacrent, une impression qu'on
s'étonne de pouvoir, tant elle est rare et brève, leur être si douce,
et, du moment qu'elle leur plaît tant, de ne pas les voir prolonger
davantage ou renouveler plus souvent. Un repas avec nous, chose si
naturelle, donne à ces voyageurs le même plaisir étrange et délicieux
que nos boulevards à un Asiatique. Nous partîmes ensemble pour aller
dîner et tout en descendant l'escalier je me rappelai Doncières, où
chaque soir j'allais retrouver Robert au restaurant, et les petites
salles à manger oubliées. Je me souvins d'une à laquelle je n'avais
jamais repensé et qui n'était pas à l'hôtel où Saint-Loup dînait, mais
dans un bien plus modeste, intermédiaire entre l'hôtellerie et la
pension de famille, et où on était servi par la patronne et une de ses
domestiques. La neige m'avait arrêté là. D'ailleurs Robert ne devait pas
ce soir-là dîner à l'hôtel et je n'avais pas voulu aller plus loin. On
m'apporta les plats, en haut, dans une petite pièce toute en bois. La
lampe s'éteignit pendant le dîner, la servante m'alluma deux bougies.
Moi, feignant de ne pas voir très clair en lui tendant mon assiette,
pendant qu'elle y mettait des pommes de terre, je pris dans ma main son
avant-bras nu comme pour la guider. Voyant qu'elle ne le retirait pas,
je le caressai, puis, sans prononcer un mot, l'attirai tout entière à
moi, soufflai la bougie et alors lui dis de me fouiller, pour qu'elle
eût un peu d'argent. Pendant les jours qui suivirent, le plaisir
physique me parut exiger, pour être goûté, non seulement cette servante
mais la salle à manger de bois, si isolée. Ce fut pourtant vers celle où
dînaient Robert et ses amis que je retournai tous les soirs, par
habitude, par amitié, jusqu'à mon départ de Doncières. Et pourtant, même
cet hôtel où il prenait pension avec ses amis, je n'y songeais plus
depuis longtemps. Nous ne profitons guère de notre vie, nous laissons
inachevées dans les crépuscules d'été ou les nuits précoces d'hiver les
heures où il nous avait semblé qu'eût pu pourtant être enfermé un peu de
paix ou de plaisir. Mais ces heures ne sont pas absolument perdues.
Quand chantent à leur tour de nouveaux moments de plaisir qui
passeraient de même aussi grêles et linéaires, elles viennent leur
apporter le soubassement, la consistance d'une riche orchestration.
Elles s'étendent ainsi jusqu'à un de ces bonheurs types, qu'on ne
retrouve que de temps à autre mais qui continuent d'être; dans l'exemple
présent, c'était l'abandon de tout le reste pour dîner dans un cadre
confortable qui par la vertu des souvenirs enferme dans un tableau de
nature des promesses de voyage, avec un ami qui va remuer notre vie
dormante de toute son énergie, de toute son affection, nous communiquer
un plaisir ému, bien différent de celui que nous pourrions devoir à
notre propre effort ou à des distractions mondaines; nous allons être
rien qu'à lui, lui faire des serments d'amitié qui, nés dans les
cloisons de cette heure, restant enfermés en elle, ne seraient peut-être
pas tenus le lendemain, mais que je pouvais faire sans scrupule à
Saint-Loup, puisque, avec un courage où il entrait beaucoup de sagesse
et le pressentiment que l'amitié ne se peut approfondir, le lendemain il
serait reparti.
Si en descendant l'escalier je revivais les soirs de Doncières, quand
nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où
le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu'on ne
distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais
quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n'était encore
éclairée que de loin en loin, et qu'on y tâtonnait dans une obscurité
humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée ça et là d'un
lumignon qui ne brillait pas plus qu'un cierge. Entre cette année,
d'ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à
l'heure au-dessus des rideaux, quelles différences! J'éprouvais à les
percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j'étais resté
seul, et m'aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par
lesquelles j'allais encore passer avant que se déclarât la vocation
invisible dont cet ouvrage est l'histoire. Si cela fût advenu ce
soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi
que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j'avais composé
cette petite description--précisément retrouvée il y avait peu de temps,
arrangée, et vainement envoyée au _Figaro_--des clochers de Martinville.
Est-ce parce que nous ne revivons pas nos années dans leur suite
continue jour par jour, mais dans le souvenir figé dans la fraîcheur ou
l'insolation d'une matinée ou d'un soir, recevant l'ombre de tel site
isolé, enclos, immobile, arrêté et perdu, loin de tout le reste, et
qu'ainsi, les changements gradués non seulement au dehors, mais dans nos
rêves et notre caractère évoluant, lesquels nous ont insensiblement
conduit dans la vie d'un temps à tel autre très différent, se trouvant
supprimés, si nous revivons un autre souvenir prélevé sur une année
différente, nous trouvons entre eux, grâce à des lacunes, à d'immenses
pans d'oubli, comme l'abîme d'une différence d'altitude, comme
l'incompatibilité de deux qualités incomparables d'atmosphère respirée
et de colorations ambiantes? Mais entre les souvenirs que je venais
d'avoir, successivement, de Combray, de Doncières et de Rivebelle, je
sentais en ce moment bien plus qu'une distance de temps, la distance
qu'il y aurait entre des univers différents où la matière ne serait pas
la même. Si j'avais voulu dans un ouvrage imiter celle dans laquelle
m'apparaissaient ciselés mes plus insignifiants souvenirs de Rivebelle,
il m'eût fallu veiner de rose, rendre tout d'un coup translucide,
compacte, fraîchissante et sonore, la substance jusque-là analogue au
grès sombre et rude de Combray. Mais Robert, ayant fini de donner ses
explications au cocher, me rejoignit dans la voiture. Les idées qui
m'étaient apparues s'enfuirent. Ce sont des déesses qui daignent
quelquefois se rendre visibles à un mortel solitaire, au détour d'un
chemin, même dans sa chambre pendant qu'il dort, alors que debout dans
le cadre de la porte elles lui apportent leur annonciation. Mais dès
qu'on est deux elles disparaissent, les hommes en société ne les
aperçoivent jamais. Et je me trouvai rejeté dans l'amitié. Robert en
arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais
tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus
seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et
nous envelopper Mme de Stermaria et moi. A deux pas les réverbères
s'éteignaient et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en pleins
champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers
laquelle j'eusse voulu aller, je me sentis perdu comme sur la côte de
quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant
d'arriver à l'auberge solitaire; cessant d'être un mirage qu'on
recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on
lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à
bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la
sécurité--si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre--au
voyageur perplexe et dépaysé. Une seule chose faillit compromettre mon
plaisir pendant notre aventureuse randonnée, à cause de l'étonnement
irrité où elle me jeta un instant. «Tu sais, j'ai raconté à Bloch, me
dit Saint-Loup, que tu ne l'aimais pas du tout tant que ça, que tu lui
trouvais des vulgarités. Voilà comme je suis, j'aime les situations
tranchées», conclut-il d'un air satisfait et sur un ton qui n'admettait
pas de réplique. J'étais stupéfait. Non seulement j'avais la confiance
la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il
l'avait trahie par ce qu'il avait dit à Bloch, mais il me semblait que
de plus il eût dû être empêché de le faire par ses défauts autant que
par ses qualités, par cet extraordinaire acquis d'éducation qui pouvait
pousser la politesse jusqu'à un certain manque de franchise. Son air
triomphant était-il celui que nous prenons pour dissimuler quelque
embarras en avouant une chose que nous savons que nous n'aurions pas dû
faire? traduisait-il de l'inconscience? de la bêtise érigeant en vertu
un défaut que je ne lui connaissais pas? un accès de mauvaise humeur
passagère contre moi le poussant à me quitter, ou l'enregistrement d'un
accès de mauvaise humeur passagère vis-à-vis de Bloch à qui il avait
voulu dire quelque chose de désagréable même en me compromettant? Du
reste sa figure était stigmatisée, pendant qu'il me disait ces paroles
vulgaires, par une affreuse sinuosité que je ne lui ai vue qu'une fois
ou deux dans la vie, et qui, suivant d'abord à peu près le milieu de la
figure, une fois arrivée aux lèvres les tordait, leur donnait une
expression hideuse de bassesse, presque de bestialité toute passagère et
sans doute ancestrale. Il devait y avoir dans ces moments-là, qui sans
doute ne revenaient qu'une fois tous les deux ans, éclipse partielle de
son propre moi, par le passage sur lui de la personnalité d'un aïeul qui
s'y reflétait. Tout autant que l'air de satisfaction de Robert, ses
paroles: «J'aime les situations tranchées» prêtaient au même doute, et
auraient dû encourir le même blâme. Je voulais lui dire que si l'on aime
les situations tranchées, il faut avoir de ces accès de franchise en ce
qui vous concerne et ne point faire de trop facile vertu aux dépens des
autres. Mais déjà la voiture s'était arrêtée devant le restaurant dont
la vaste façade vitrée et flamboyante arrivait seule à percer
l'obscurité. Le brouillard lui-même, par les clartés confortables de
l'intérieur, semblait jusque sur le trottoir même vous indiquer l'entrée
avec la joie de ces valets qui reflètent les dispositions du maître; il
s'irisait des nuances les plus délicates et montrait l'entrée comme la
colonne lumineuse qui guida les Hébreux. Il y en avait d'ailleurs
beaucoup dans la clientèle. Car c'était dans ce restaurant que Bloch et
ses amis étaient venus longtemps, ivres d'un jeûne aussi affamant que le
jeûne rituel, lequel du moins n'a lieu qu'une fois par an, de café et de
curiosité politique, se retrouver le soir. Toute excitation mentale
donnant une valeur qui prime, une qualité supérieure aux habitudes qui
s'y rattachent, il n'y a pas de goût un peu vif qui ne compose ainsi
autour de lui une société qu'il unit, et où la considération des autres
membres est celle que chacun recherche principalement dans la vie. Ici,
fût-ce dans une petite ville de province, vous trouverez des passionnés
de musique; le meilleur de leur temps, le plus clair de leur argent se
passe aux séances de musique de chambre, aux réunions où on cause
musique, au café où l'on se retrouve entre amateurs et où on coudoie les
musiciens de l'orchestre. D'autres épris d'aviation tiennent à être bien
vus du vieux garçon du bar vitré perché au haut de l'aérodrome; à l'abri
du vent, comme dans la cage en verre d'un phare, il pourra suivre, en
compagnie d'un aviateur qui ne vole pas en ce moment, les évolutions
d'un pilote exécutant des loopings, tandis qu'un autre, invisible
l'instant d'avant, vient atterrir brusquement, s'abattre avec le grand
bruit d'ailes de l'oiseau Roch. La petite coterie qui se retrouvait pour
tâcher de perpétuer, d'approfondir, les émotions fugitives du procès
Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y
était mal vue des jeunes nobles qui formaient l'autre partie de la
clientèle et avaient adopté une seconde salle du café, séparée seulement
de l'autre par un léger parapet décoré de verdure. Ils considéraient
Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans
plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme
de prendre dans l'histoire une certaine élégance, les fils,
bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer
aux «intellectuels» qui les interrogeaient que sûrement, s'ils avaient
vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus, sans trop savoir
beaucoup plus ce qu'avait été l'Affaire que la comtesse Edmond de
Pourtalès ou la marquise de Galliffet, autres splendeurs déjà éteintes
au jour de leur naissance. Car, le soir du brouillard, les nobles du
café qui devaient être plus tard les pères de ces jeunes intellectuels
rétrospectivement dreyfusards étaient encore garçons. Certes, un riche
mariage était envisagé par les familles de tous, mais n'était encore
réalisé pour aucun. Encore virtuel, il se contentait, ce riche mariage
désiré à la fois par plusieurs (il y avait bien plusieurs «riches
partis» en vue, mais enfin le nombre des fortes dots était beaucoup
moindre que le nombre des aspirants), de mettre entre ces jeunes gens
quelque rivalité.
Le malheur voulut pour moi que, Saint-Loup étant resté quelques minutes
à s'adresser au cocher afin qu'il revînt nous prendre après avoir dîné,
il me fallut entrer seul. Or, pour commencer, une fois engagé dans la
porte tournante dont je n'avais pas l'habitude, je crus que je ne
pourrais pas arriver à en sortir.
