Il
suffirait
d'un petit mouvement d'énergie, un seul
jour, pour changer cela une fois pour toutes.
jour, pour changer cela une fois pour toutes.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Quelquefois je rencontrais la duchesse
dans la cour, sortant pour des courses à pied, même s'il faisait
mauvais temps, avec un chapeau plat et une fourrure. Je savais très
bien que pour nombre de gens intelligents elle n'était autre chose
qu'une dame quelconque, le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant
rien, maintenant qu'il n'y a plus de duchés ni de principautés, mais
j'avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres
et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse,
princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps
me semblait les porter avec elle, comme des personnages sculptés au
linteau d'un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu'ils ont
construite, ou la cité qu'ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces
forêts, les yeux de mon esprit seuls pouvaient les voir dans la main
gauche de la dame en fourrures, cousine du roi. Ceux de mon corps n'y
distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu'un parapluie dont la
duchesse ne craignait pas de s'armer. «On ne peut jamais savoir, c'est
plus prudent, si je me trouve très loin et qu'une voiture me demande
des prix trop _chers_ pour moi. » Les mots «trop chers», «dépasser
mes moyens», revenaient tout le temps dans la conversation de la
duchesse ainsi que ceux: «Je suis trop pauvre», sans qu'on pût bien
démêler si elle parlait ainsi parce qu'elle trouvait amusant de dire
qu'elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu'elle trouvait
élégant, étant si aristocratique, tout en affectant d'être une
paysanne, de ne pas attacher à la richesse l'importance des gens qui ne
sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce
plutôt une habitude contractée d'une époque de sa vie où déjà
riche, mais insuffisamment pourtant, eu égard à ce que coûtait
l'entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne
d'argent qu'elle ne voulait pas avoir l'air de dissimuler. Les choses
dont on parle le plus souvent en plaisantant sont généralement, au
contraire, celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l'air
d'être ennuyé, avec peut-être l'espoir inavoué de cet avantage
supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous
entendant plaisanter de cela, croira que cela n'est pas vrai.
Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver la duchesse
chez elle, et j'en étais heureux car c'était plus commode pour lui
demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j'y
descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que chez
cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance j'allasse uniquement
afin d'user d'elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du
téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on
s'émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y
penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.
Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs.
Je ne savais pas me refuser de lui en faire chaque jour un nouveau. Et
chaque fois qu'elle m'avait parlé avec ravissement d'une écharpe,
d'une étole, d'une ombrelle, que par la fenêtre, ou en passant dans la
cour, de ses yeux qui distinguaient si vite tout ce qui se rapportait à
l'élégance, elle avait vu au cou, sur les épaules, à la main de Mme
de Guermantes, sachant que le goût naturellement difficile de la jeune
fille (encore affiné par les leçons d'élégance que lui avait été
la conversation d'Elstir) ne serait nullement satisfait par quelque
simple à peu près, même d'une jolie chose, qui la remplace aux yeux
du vulgaire, mais en diffère entièrement, j'allais en secret me faire
expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été
confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment je devais procéder
pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur,
le charme (ce qu'Albertine appelait «le chic», «le genre») de sa
manière, le nom précis--la beauté de la matière ayant son
importance--et la qualité des étoffes dont je devais demander qu'on se
servît.
Quand j'avais dit À Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la
duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel,
elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air
plus qu'indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir
impuissant chez les natures fières et passionnées. Celle d'Albertine
avait beau être magnifique, les qualités qu'elle recélait ne
pouvaient se développer qu'au milieu de ces entraves que sont nos
goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été
obligés de renoncer--comme pour Albertine le snobisme--et qu'on appelle
des haines. Celle d'Albertine pour les gens du monde tenait du reste
très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de
révolution--c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse--inscrit sur
la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique
de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par
impossibilité de l'atteindre, ne s'en serait peut-être pas souciée,
mais s'étant rappelée qu'Elstir lui avait parlé de la duchesse comme
de la femme de Paris qui s'habillait le mieux, le dédain républicain
à l'égard d'une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt
pour une élégante. Elle me demandait souvent des renseignements sur
Mme de Guermantes et aimait que j'allasse chez la duchesse chercher des
conseils de toilette pour elle-même. Sans doute j'aurais pu les
demander à Mme Swann et même je lui écrivis une fois dans ce but.
Mais Mme de Guermantes me semblait pousser plus loin encore l'art de
s'habiller. Si, descendant un moment chez elle, après m'être assuré
qu'elle n'était pas sortie et ayant prié qu'on m'avertît dès
qu'Albertine serait rentrée, je trouvais la duchesse ennuagée dans la
brume d'une robe en crêpe de Chine gris, j'acceptais cet aspect que je
sentais dû à des causes complexes et qui n'eût pu être changé, je
me laissais envahir par l'atmosphère qu'il dégageait, comme la fin de
certaines après-midi ouatées en gris-perle par un brouillard vaporeux;
si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise avec des flammes
jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant qui s'allume; ces
toilettes n'étaient pas un décor quelconque remplaçable à volonté,
mais une réalité donnée et poétique comme est celle du temps qu'il
fait, comme est la lumière spéciale à une certaine heure.
De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes,
celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée,
être pourvues d'une signification spéciale, c'étaient ces robes que
Fortuny a faites d'après d'antiques dessins de Venise. Est-ce leur
caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui
lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les
porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance
exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d'une longue
délibération et comme si cette conversation se détachait de la vite
courante comme une scène de roman. Dans ceux de Balzac, on voit des
héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où
elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d'aujourd'hui n'ont
pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun
vague ne peut subsister dans la description du romancier, puisque cette
robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi
naturellement fixés que ceux d'une œuvre d'art. Avant de revêtir
celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes,
non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles
chacune, et qu'on pourrait nommer. Mais la robe ne m'empêchait pas de
penser à la femme.
Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plus agréable qu'au
temps où je l'aimais encore. Attendant moins d'elle (que je n'allais
plus voir pour elle-même), c'est presque avec le tranquille sans-gêne
qu'on a, quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, que je
l'écoutais comme j'aurais lu un livre écrit en langage d'autrefois.
J'avais assez de liberté d'esprit pour goûter dans ce qu'elle disait
cette grâce française si pure qu'on ne trouve plus, ni dans le parler,
ni dans les écrits du temps présent. J'écoutais sa conversation comme
une chanson populaire délicieusement et purement française, je
comprenais que je l'eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu'elle
admirait d'ailleurs maintenant par faiblesse d'esprit de femme, sensible
à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme
je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de
Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je
comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès
de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui
de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de
Saint-Loup, l'était à un point qui enchantait. Ce n'est pas dans les
froids pastiches des écrivains d'aujourd'hui qui disent: au fait (pour
en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour
frappé de stupeur), etc. , etc. , qu'on retrouve le vieux langage et la
vraie prononciation des mots, mais, en causant avec une Mme de
Guermantes ou une Françoise; j'avais appris de la deuxième, dès
l'âge de cinq ans, qu'on ne dit pas le Tarn, mais le Tar; pas le
Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu'à vingt ans, quand j'allai dans le
monde, je n'eus pas à y apprendre qu'il ne fallait pas dire comme
faisait Mme Bontemps: Madame de Béarn.
Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi-paysan qui restait
en elle, la duchesse n'en avait pas conscience et ne mettait pas une
certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c'était moins
fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de
duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans
qu'elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d'une femme
qui sait le charme de ce qu'elle possède et ne va pas le gâter d'un
badigeon moderne. C'est de la même façon que tout le monde a connu à
Dives un restaurateur normand, propriétaire de «Guillaume le
Conquérant», qui s'était bien gardé--chose très rare--de donner à
son hôtellerie le luxe moderne d'un hôtel et qui, lui-même
millionnaire, gardait le parler, la blouse d'un paysan normand et vous
laissait venir le voir faire lui-même dans la cuisine, comme à la
campagne, un dîner qui n'en était pas moins infiniment meilleur, et
encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu'il y a dans les vieilles familles
aristocratiques ne suffit pas, il faut qu'il y naisse un être assez
intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l'effacer sous le
vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et
Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir
que l'accent, avait du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune
fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût semblé trop
involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré),
un de ces compromis qui font l'agrément de la _Petite Fadette_ de
George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans
les _Mémoires d'Outre-Tombe. _ Mon plaisir était surtout de lui
entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec
elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces
rapprochements entre le château et le village quelque chose d'assez
savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était
souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le
propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte
historique et géographique de l'histoire de France.
S'il n'y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un
langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée
d'histoire de France par la conversation. «Mon grand oncle Fitt-jam»
n'avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament
volontiers qu'ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas
qu'on prononce leur nom à l'anglaise. Il faut, du reste, admirer la
touchante docilité des gens qui avaient cru jusque-là devoir
s'appliquer à prononcer grammaticalement certains noms et qui,
brusquement, après avoir entendu la duchesse de Guermantes les dire
autrement, s'appliquaient à la prononciation qu'ils n'avaient pu
supposer. Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du
comte de Chambord, pour taquiner son mari d'être devenu Orléaniste,
aimait à proclamer: «Nous les vieux de Frochedorf». Le visiteur qui
avait cru bien faire en disant jusque-là «Frohsdorf» tournait casaque
au plus court et disait sans cesse «Frochedorf».
Une fois que je demandais à Mme de Guermantes qui était un jeune homme
exquis qu'elle m'avait présenté comme son neveu et dont j'avais mal
entendu le nom, ce nom, je ne le distinguai pas davantage quand, du fond
de sa gorge, la duchesse émit très fort, mais sans articuler: «C'est
l'. . . i Eon. . . l. . . b. . . frère à Robert. Il prétend qu'il a la forme
du crâne des anciens Gallois. » Alors je compris qu'elle avait dit:
c'est le petit Léon, le prince de Léon, beau-frère en effet de Robert
de Saint-Loup. «En tout cas, je ne sais pas s'il en a le crâne,
ajouta-t-elle, mais sa façon de s'habiller, qui a du reste beaucoup de
chic, n'est guère de là-bas. Un jour que, de Josselin où j'étais
chez les Rohan, nous étions allés à un pèlerinage, il était venu
des paysans d'un peu toutes les parties de la Bretagne. Un grand diable
de villageois du Léon regardait avec ébahissement les culottes beiges
du beau-frère de Robert. «Qu'est-ce que tu as à me regarder, je parie
que tu ne sais pas qui je suis», lui dit Léon. Et comme le paysan lui
disait que non. «Eh! bien, je suis ton prince. » «Ah! répondit le
paysan en se découvrant et en s'excusant, je vous avais pris pour un
englische. »
Et si, profitant de ce point de départ, je poussais Mme de Guermantes
sur les Rohan (avec qui sa famille s'était souvent alliée), sa
conversation s'imprégnait un peu du charme mélancolique des Pardons,
et, comme dirait ce vrai poète qu'est Pampille, de «l'âpre saveur des
crêpes de blé noir, cuites sur un feu d'ajoncs. »
Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, il se
faisait porter chez Mme H. . . , aveugle), elle contait les années moins
tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en
chaussons pour prendre le thé avec le roi d'Angleterre, auquel il ne se
trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait
pas. Elle faisait remarquer cela avec tant de pittoresque qu'elle lui
ajoutait le panache à la mousquetaire des gentilshommes un peu glorieux
du Périgord.
D'ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de
différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée
elle-même, un grand charme que n'aurait jamais su avoir une Parisienne
d'origine, et ces simples noms d'Anjou, de Poitou, du Périgord,
refaisaient dans sa conversation des paysages.
Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire de Mme de
Guermantes, c'est par ce côté que la noblesse se montre vraiment
conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la fois d'un peu puéril,
d'un peu dangereux, de réfractaire à l'évolution, mais aussi
d'amusant pour l'artiste. Je voulais savoir comment on écrivait
autrefois le mot Jean. Je l'appris en recevant une lettre du neveu de
Mme de Villeparisis qui signe--comme il a été baptisé, comme il
figure dans le Gotha--Jehan de Villeparisis, avec la même belle H
inutile, héraldique, telle qu'on l'admire, enluminée de vermillon ou
d'outremer, dans un livre d'heures ou dans un vitrail.
Malheureusement, je n'avais pas le temps de prolonger indéfiniment ces
visites, car je voulais, autant que possible, ne pas rentrer après mon
amie. Or, ce n'était jamais qu'au compte-gouttes que je pouvais obtenir
de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels
m'étaient utiles pour faire faire des toilettes de même genre, dans la
mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine. «Par
exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mme de
Saint-Euverte, avant d'aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez
une robe toute rouge, avec des souliers rouges, vous étiez inouïe,
vous aviez l'air d'une espèce de grande fleur de sang, d'un rubis en
flammes, comment cela s'appelait-il? Est-ce qu'une jeune fille peut
mettre ça? »
La duchesse rendant à son visage fatigué la radieuse expression
qu'avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait, jadis, des
compliments, regarda en riant aux larmes, d'un air moqueur, interrogatif
et ravi, M. de Bréauté toujours là, à cette heure, et qui faisait
tiédir, sous son monocle, un sourire indulgent pour cet amphigouri de
l'intellectuel à cause de l'exaltation physique de jeune homme qu'il
lui semblait cacher. La duchesse avait l'air de dire: «Qu'est-ce qu'il
a, il est fou. » Puis se tournant vers moi d'un air câlin: «Je ne
savais pas que j'avais l'air d'un rubis en flammes ou d'une fleur de
sang, mais je me rappelle, en effet, que j'ai eu une robe rouge:
c'était du satin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une
jeune fille peut porter ça à la rigueur, mais vous m'avez ait que la
vôtre ne sortait pas le soir. C'est une robe de grande soirée, cela ne
peut pas se mettre pour faire des visites. »
Ce qui est extraordinaire, c'est que de cette soirée, en somme pas si
ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que sa toilette et eût
oublié une certaine chose qui cependant, on va le voir, aurait dû lui
tenir à cœur. Il semble que chez les êtres d'action (et les gens du
monde sont des êtres d'action minuscules, microscopiques, mais enfin
des êtres d'action), l'esprit, surmené par l'attention à ce qui se
passera dans une heure, ne confie que très peu de choses à la
mémoire. Bien souvent, par exemple, ce n'était pas pour donner le
change et paraître ne pas s'être trompé que M. de Norpois, quand on
lui parlait de pronostics qu'il avait émis au sujet d'une alliance avec
l'Allemagne qui n'avait même pas abouti, disait: «Vous devez vous
tromper, je ne me rappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car,
dans ces sortes de conversations, je suis toujours très laconique et je
n'aurais jamais prédit le succès d'un de ces coups d'éclat qui ne
sont souvent que des coups de tête, et dégénèrent habituellement en
coups de force. Il est indéniable que dans un avenir lointain un
rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer et serait très
profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais
marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parlé, parce que la poire
n'est pas mûre encore, et si vous voulez mon avis, en demandant à nos
anciens ennemis de convoler avec nous en justes noces, je crois que nous
irions au-devant d'un gros échec et ne recevrions que de mauvais
coups. » En disant cela, M. de Norpois ne mentait pas, il avait
simplement oublié. On oublie, du reste, vite ce qu'on n'a pas pensé
avec profondeur, ce qui vous a été dicté par l'imitation, par les
passions environnantes. Elles changent et avec elles se modifie notre
souvenir. Encore plus que les diplomates, les hommes politiques ne se
souviennent pas du point de vue auquel ils se sont placés à un certain
moment, et quelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excès
d'ambition qu'à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ils se
souviennent de peu de chose.
Mme de Guermantes me soutint qu'à la soirée où elle était en robe
rouge, elle ne se rappelait pas qu'il y eût Mme de Chaussepierre, que
je me trompais certainement. Or Dieu sait pourtant si, depuis, les
Chaussepierre avaient occupé l'esprit du duc et de la duchesse. Voici
pour quelle raison. M. de Guermantes était le plus ancien
vice-président du Jockey quand le président mourut. Certains membres
du cercle qui n'ont pas de relations et dont le seul plaisir est de
donner des boules noires aux gens qui ne les invitent pas, firent
campagne contre le duc de Guermantes qui, sûr d'être élu, et assez
négligent quant à cette présidence qui était peu de chose
relativement à sa situation mondaine, ne s'occupa de rien. On fit
valoir que la duchesse était dreyfusarde (l'affaire Dreyfus était
pourtant terminée depuis longtemps, mais vingt ans après on en parlait
encore, et elle ne l'était que depuis deux ans), recevait les
Rothschild, qu'on favorisait trop depuis quelque temps de grands
potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié
Allemand. La campagne trouva un terrain très favorable, les clubs
jalousant toujours beaucoup les gens très en vue et détestant les
grandes fortunes.
Celle de Chaussepierre n'était pas mince, mais personne ne pouvait s'en
offusquer: il ne dépensait pas un sou, l'appartement du couple était
modeste, la femme allait vêtue de laine noire. Folle de musique, elle
donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus
de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n'en parlait, tout
cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans
l'obscurité de la rue de la Chaise. À l'Opéra, Mme de Chaussepierre
passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le
milieu le plus «ultra» de l'intimité de Charles X, mais des gens
effacés, peu mondains. Le jour de l'élection, à la surprise
générale, l'obscurité triompha de l'éblouissement: Chaussepierre,
deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey et le duc de
Guermantes resta sur le carreau, c'est-à-dire premier vice-président.
Certes, être président du Jockey ne représente pas grand'-chose à
des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas
l'être quand c'est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre à
la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans
auparavant, mais allait jusqu'à se montrer offensée d'être saluée
par cette chauve-souris inconnue, c'était dur pour le duc. Il
prétendait être au-dessus de cet échec, assurant, d'ailleurs, que
c'était à sa vieille amitié pour Swann qu'il le devait. En réalité,
il ne décolérait pas.
Chose assez particulière, on n'avait jamais entendu le duc de
Guermantes se servir de l'expression assez banale: «bel et bien», mais
depuis l'élection du Jockey, dès qu'on parlait de l'affaire Dreyfus,
«bel et bien» surgissait: «Affaire Dreyfus, affaire Dreyfus, c'est
bientôt dit et le terme est impropre; ce n'est pas une affaire de
religion, mais bel bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient
passer sans qu'on entendît «bel et bien» si, pendant ce temps, on ne
parlait pas de l'affaire Dreyfus, mais si, les cinq ans passés, le nom
de Dreyfus revenait, aussitôt «bel et bien» arrivait automatiquement.
Le duc ne pouvait plus, du reste, souffrir qu'on parlât de cette
affaire «qui a causé, disait-il, tant de malheurs» bien qu'il ne
fût, en réalité, sensible qu'à un seul: son échec à la présidence
du Jockey. Aussi l'après-midi dont je parle, où je rappelais à Mme de
Guermantes la robe rouge qu'elle portait à la soirée de sa cousine, M.
de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par
une association d'idées restée obscure et qu'il ne dévoila pas, il
commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en
cul de poule: «À propos de l'affaire Dreyfus» (pourquoi de l'affaire
Dreyfus, il s'agissait seulement d'une robe rouge et, certes, le pauvre
Bréauté qui ne pensait jamais qu'à faire plaisir, n'y mettait pas de
malice). Mais le seul nom de Dreyfus fit se froncer les sourcils
jupitériens du duc de Guermantes. «On m'a raconté, dit Bréauté, un
assez joli mot, ma foi très fin, de notre ami Cartier (prévenons le
lecteur que ce Cartier, frère de Mme de Villefranche, n'avait pas
l'ombre de rapport avec le bijoutier du même nom), ce qui, du reste, ne
m'étonne pas, car il a de l'esprit à revendre. » «Ah! interrompit
Oriane, ce n'est pas moi qui l'achèterai. Je ne veux pas vous dire ce
que votre Cartier m'a toujours embêtée, et je n'ai jamais pu
comprendre le charme infini que Charles de la Trémoille et sa femme
trouvent à ce raseur que je rencontre chez eux chaque fois que j'y
vais. » «Ma ière duiesse, répondit Bréauté, qui prononçait
difficilement les c, je vous trouve bien sévère pour Cartier. Il est
vrai qu'il a peut-être pris un pied un peu excessif chez les La
Trémoille, mais enfin c'est pour Charles une espèce, comment dirai-je,
une espèce de fidèle Achate, ce qui est devenu un oiseau assez rare
par le temps qui court. En tous cas, voilà le mot qu'on m'a rapporté.
Cartier aurait dit que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et
à se faire condamner, c'était pour éprouver la sensation qu'il ne
connaissait pas encore, celle d'être en prison. » «Aussi a-t-il pris
la fuite avant d'être arrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas
debout. D'ailleurs, même si c'était vraisemblable, je trouve le mot
carrément idiot. Si c'est ça que vous trouvez spirituel! » «Mon Dieu,
ma ière Oriane, répondit Bréauté qui, se voyant contredit,
commençait à lâcher pied, le mot n'est pas de moi, je vous le
répète tel qu'on me l'a dit, prenez-le pour ce qu'il vaut. En tous cas
il a été cause que M. Cartier a été tancé d'importance par cet
excellent La Trémoille qui, avec beaucoup de raison, ne veut jamais
qu'on parle dans son salon de ce que j'appellerai, comment dire: les
affaires en cours, et qui était d'autant plus contrarié qu'il y avait
là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subir de la part de La
Trémoille une véritable mercuriale. » «Bien entendu, dit le duc, de
fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild, bien qu'ayant le tact de
ne jamais parler de cet abominable affaire, sont dreyfusards dans l'âme
comme tous les Juifs. C'est même là un argument _ad hominem_ (le duc
employait un peu à tort et à travers l'expression _ad hominem_) qu'on
ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs. Si un
Français vole, assassine, je ne me crois pas tenu, parce qu'il est
Français comme moi, de le trouver innocent. Mais les Juifs n'admettront
jamais qu'un de leurs concitoyens soit traître bien qu'ils le sachent
parfaitement et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le
duc pensait naturellement à l'élection maudite de Chaussepierre) que
le crime d'un des leurs peut amener jusque. . . Voyons, Oriane, vous
n'allez pas prétendre que ce n'est pas accablant pour les Juifs ce fait
qu'ils soutiennent tous un traître. Vous n'allez pas me dire que ce
n'est pas parce qu'ils sont Juifs. » «Mon Dieu si, répondit Oriane
(éprouvant, avec un peu d'agacement, un certain désir de résister au
Jupiter tonnant et aussi de mettre «l'intelligence» au-dessus de
l'affaire Dreyfus). Mais c'est peut-être justement parce qu'étant
Juifs et se connaissant eux-mêmes ils savent qu'on peut être Juif et
ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétend,
paraît-il, M. Drumont. Certainement s'il avait été chrétien les
Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais ils l'ont fait parce
qu'ils sentent bien que s'il n'était pas Juif on ne l'aurait pas cru si
facilement traître _a priori_, comme dirait mon neveu Robert. » «Les
femmes n'entendent rien à la politique, s'écria le duc en fixant des
yeux la duchesse. Car ce crime affreux n'est pas simplement une cause
juive, mais et bien une immense affaire nationale qui peut amener les
plus effroyables conséquences pour la France d'où on devrait expulser
tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises
jusqu'ici l'aient été (d'une façon ignoble qui devrait être
révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus
éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l'écart pour
le malheur de notre pauvre pays. »
Je sentais que cela allait se gâter et je me remis précipitamment à
parler robes.
«Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que vous avez
été aimable avec moi? » «La première fois que j'ai été aimable
avec lui», reprit-elle en regardant en riant M. de Bréauté dont le
bout du nez s'amenuisait, dont le sourire s'attendrissait par politesse
pour Mme de Guermantes et dont la voix de couteau qu'on est en train de
repasser fit entendre quelques sons vagues et rouillés. «Vous aviez
une robe jaune avec de grandes fleurs noires. » «Mais, mon petit, c'est
la même chose, ce sont des robes de soirées. » «Et votre chapeau de
bleuets que j'ai tant aimé! Mais enfin tout cela c'est du
rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question un
manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin. Est-ce que ce
serait impossible que je le visse? » «Non, Hannibal est obligé de s'en
aller dans un instant. Vous viendrez chez moi et ma femme de chambre
vous montrera tout ça. Seulement, mon petit, je veux bien vous prêter
tout ce que vous voudrez, mais si vous faites faire des choses de
Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera
jamais la même chose. » «Mais je ne veux pas du tout aller chez une
petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose, mais
cela m'intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. »
«Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis une
bête, je parle comme une paysanne. C'est une question de tour de main,
de façon; pour les fourrures je peux au moins vous donner un mot pour
mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Mais vous savez
que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs. » «Et cette
robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez l'autre soir, et qui
est sombre, duveteuse, tachetée, striée d'or comme une aile de
papillon? » «Ah! ça c'est une robe de Fortuny. Votre jeune fille peut
très bien mettre cela chez elle. J'en ai beaucoup, je vais vous en
montrer, je peux même vous en donner si cela vous fait plaisir. Mais je
voudrais surtout que vous vissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il
faut que je lui écrive de me la prêter. » «Mais vous aviez aussi des
souliers si jolis, était-ce encore de Fortuny? » «Non, je sais ce que
vous voulez dire, c'est du chevreau doré que nous avions trouvé à
Londres, en faisant des courses avec Consuelo de Manchester. C'était
extraordinaire. Je n'ai jamais pu comprendre comme c'était doré, on
dirait une peau d'or, il n'y a que cela avec un petit diamant au milieu.
La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si cela vous fait
plaisir j'écrirai à Mme de Warwick ou à Mme Malborough pour tâcher
d'en retrouver de pareils. Je me demande même si je n'ai pas encore de
cette peau. On pourrait peut-être en faire faire ici. Je regarderai ce
soir, je vous le ferai dire. »
Comme je tâchais autant que possible de quitter la duchesse avant
qu'Albertine fût revenue, l'heure faisait souvent que je rencontrais
dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et
Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le
baron. Je ne les croisais pas tous les jours mais ils y allaient tous
les jours. Il est du reste à remarquer que la constance d'une habitude
est d'ordinaire en rapport avec son absurdité. Les choses éclatantes,
on ne les fait généralement que par à-coups. Mais des vies
insensées, où le maniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et
s'inflige les plus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins.
Tous les dix ans si l'on en avait la curiosité, on retrouverait le
malheureux dormant aux heures où il pourrait vivre, sortant aux heures
où il n'y a guère rien d'autre à faire qu'à se laisser assassiner
dans les rues, buvant glacé quand il a chaud, toujours en train de
soigner un rhume.
Il suffirait d'un petit mouvement d'énergie, un seul
jour, pour changer cela une fois pour toutes. Mais justement ces vies
sont habituellement l'apanage d'êtres incapables d'énergie. Les vices
sont un autre aspect de ces existences monotones que la volonté
suffirait à rendre moins atroces. Les deux aspects pouvaient être
également considérés quand M. de Charlus allait tous les jours avec
Morel prendre le thé chez Jupien. Un seul orage avait marqué cette
coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel:
«C'est cela, venez demain, je vous paierai le thé», le baron avait
avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne
dont il comptait faire presque sa belle-fille, mais comme il aimait à
froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement
à Morel qu'il le priait de lui donner à cet égard une leçon de
distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le
ton le plus insolent, le plus orgueilleux: «Le «toucher» qui, je le
vois, n'est pas forcément allié au «tact» a donc empêché chez vous
le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que
cette expression fétide de payer le thé à 15 centimes je suppose,
fît monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines? Quand
vous avez fini un solo de violon avez-vous jamais vu chez moi qu'on vous
récompensât d'un pet, au lieu d'un applaudissement frénétique ou
d'un silence plus éloquent encore parce qu'il est fait de la paresse de
ne pouvoir retenir (non ce que votre fiancée vous prodigue) mais le
sanglot que vous avez amené au bord des lèvres? »
Quand un fonctionnaire s'est vu infliger de tels reproches par son chef,
il est invariablement dégommé le lendemain. Rien au contraire n'eût
été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant
même d'avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune
fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés
d'impertinences. «Elle est charmante, comme vous êtes musicien, je
pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les
notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre _si_
dièze. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport
avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui,
semblant finir, s'élève encore en elle; plutôt que des détails
médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est
couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne
une jolie découpure d'elle-même en papier. »
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments
qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.
Mais il répondit à M. de Charlus: «C'est entendu, mon petit, je lui
passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça. » Si Morel
disait ainsi «mon petit» à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau
violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il
ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette
simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de
la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse
feinte chez Morel. Chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi vers cette
époque M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue: «Mon cher
Palamède, quand te reverrai-je? Je m'ennuie beaucoup après toi et
pense bien souvent à toi. PIERRE. » M. de Charlus sa cassa la tête
pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui
écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup
le connaître et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture.
Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus.
Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira: l'auteur de
la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois
M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur
ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses
yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer
quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par
là--s'imaginait-il dans sa naïveté--donné son affection. M. de
Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même
d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre.
Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M.
de Vaugoubert. Car celui-ci le monocle à l'œil regardait de tous les
côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il
était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le
baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était
très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne
cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à
son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il
avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse
que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais
surtout de fonctionnaires. «Cette petite télégraphiste, disait-il en
touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est
rangée, la vilaine! Oh! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui
passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste. Il serait capable
d'en parler au Ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus
qu'il paraît que c'en est une. » M. de Charlus ne se tenait pas de
rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se
décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais
il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût
jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. «Or,
ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de
causer le moins de peine qu'on peut. » Avant de revenir à la boutique
de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le
lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est
le petit côté de la chose) on trouve que l'aristocratie semble
proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence
que les autres classes sociales. Cela serait-il qu'il n'y aurait pas
lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer
dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes
spécifiques où chacun admire la «race». Mais parmi ces traits
persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles,
ce sont les tendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave,
si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et
qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait
du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être
le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt,
parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme
d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous
croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles
s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de
plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges
la mer qui avait englouti ses vaisseaux?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient
sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte,
la remarque du baron, car l'expression «payer le thé» disparut aussi
complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un
salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui,
pour une raison ou pour une autre, on s'est brouillé ou qu'on tient à
cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait
de la disparition de «payer le thé». Il y vit une preuve de son
ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la
perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce,
tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée,
l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de
créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et
au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son
frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien,
voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune
ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,
indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que «payer le thé» venait de Morel
lui-même, et que par aveuglement d'amour la jeune couturière avait
adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur
au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes
manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient
que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient
en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la
petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron de Charlus et
les soirs où cela lui convenait. «Une jeune couturière dans le
monde? » dira-t-on, quelle invraisemblance. Si l'on y songe, il n'était
pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à
minuit, et maintenant vécût avec moi. Et ç'eût peut-être été
invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni
mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec
pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée
Mme Bontemps qui, déjà, chez Mme Swann, n'admirait chez sa nièce que
ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela
pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où
un peu de l'argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des
mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à
leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes
époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une
belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien
étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle
ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de
la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel,
car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement
il trouvait «plutôt bête» cette jeune fille mille fois plus
intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais
encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières
déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la
recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était
pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des
bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on
ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave
aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que
son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir
tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel
pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la
nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une «faute». Et M. de
Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché
de le confier à son ami qui eût été furieux et de semer ainsi la
zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait
à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou
d'une telle, pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme
du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient
capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait
d'aucune insinuation, et pour deux causes. «Si je lui raconte, se
disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera
froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux
d'elle? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je
gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la
mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa
promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour
devenir jaloux. Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans
conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose
difficile à gouverner. » Pour ces deux raisons M. de Charlus gardait un
silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par
un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible
aux gens de sa sorte.
D'ailleurs la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui
elle satisfaisait tout le goût esthétique qu'il pouvait avoir pour les
femmes, aurait voulu avoir d'elle des centaines de photographies. Moins
bête que Morel, il apprenait avec plaisir le nom des dames comme il
faut qui la recevaient et que son flair social situait bien, mais il se
gardait (voulant garder l'empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie
brute en cela, continuait à croire qu'en dehors de la «classe de
violon» et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques
familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste
n'étant qu'une «lie», une «tourbe». Charlie prenait ces expressions
de M. de Charlus à la lettre.
Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des
deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en
quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du
pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui.
«Tromper» dans le sens conjugal la future femme du violoniste, M. de
Charlus n'eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule.
Mais avoir un «jeune ménage» à guider, se sentir le protecteur
redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle considérant le
baron comme un dieu prouverait par là que le cher Morel lui avait
inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel,
firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus. En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc. » Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5. 000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1. 000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1. 000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4. 000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3. 500 francs au lieu de 4. 000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5. 000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je. » «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée. » «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable? » «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas. » «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service. » «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course. » «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer? » «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle. »
Je dis adieu à Andrée.
dans la cour, sortant pour des courses à pied, même s'il faisait
mauvais temps, avec un chapeau plat et une fourrure. Je savais très
bien que pour nombre de gens intelligents elle n'était autre chose
qu'une dame quelconque, le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant
rien, maintenant qu'il n'y a plus de duchés ni de principautés, mais
j'avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres
et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse,
princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps
me semblait les porter avec elle, comme des personnages sculptés au
linteau d'un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu'ils ont
construite, ou la cité qu'ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces
forêts, les yeux de mon esprit seuls pouvaient les voir dans la main
gauche de la dame en fourrures, cousine du roi. Ceux de mon corps n'y
distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu'un parapluie dont la
duchesse ne craignait pas de s'armer. «On ne peut jamais savoir, c'est
plus prudent, si je me trouve très loin et qu'une voiture me demande
des prix trop _chers_ pour moi. » Les mots «trop chers», «dépasser
mes moyens», revenaient tout le temps dans la conversation de la
duchesse ainsi que ceux: «Je suis trop pauvre», sans qu'on pût bien
démêler si elle parlait ainsi parce qu'elle trouvait amusant de dire
qu'elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu'elle trouvait
élégant, étant si aristocratique, tout en affectant d'être une
paysanne, de ne pas attacher à la richesse l'importance des gens qui ne
sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce
plutôt une habitude contractée d'une époque de sa vie où déjà
riche, mais insuffisamment pourtant, eu égard à ce que coûtait
l'entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne
d'argent qu'elle ne voulait pas avoir l'air de dissimuler. Les choses
dont on parle le plus souvent en plaisantant sont généralement, au
contraire, celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l'air
d'être ennuyé, avec peut-être l'espoir inavoué de cet avantage
supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous
entendant plaisanter de cela, croira que cela n'est pas vrai.
Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver la duchesse
chez elle, et j'en étais heureux car c'était plus commode pour lui
demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j'y
descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que chez
cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance j'allasse uniquement
afin d'user d'elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du
téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on
s'émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y
penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.
Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs.
Je ne savais pas me refuser de lui en faire chaque jour un nouveau. Et
chaque fois qu'elle m'avait parlé avec ravissement d'une écharpe,
d'une étole, d'une ombrelle, que par la fenêtre, ou en passant dans la
cour, de ses yeux qui distinguaient si vite tout ce qui se rapportait à
l'élégance, elle avait vu au cou, sur les épaules, à la main de Mme
de Guermantes, sachant que le goût naturellement difficile de la jeune
fille (encore affiné par les leçons d'élégance que lui avait été
la conversation d'Elstir) ne serait nullement satisfait par quelque
simple à peu près, même d'une jolie chose, qui la remplace aux yeux
du vulgaire, mais en diffère entièrement, j'allais en secret me faire
expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été
confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment je devais procéder
pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur,
le charme (ce qu'Albertine appelait «le chic», «le genre») de sa
manière, le nom précis--la beauté de la matière ayant son
importance--et la qualité des étoffes dont je devais demander qu'on se
servît.
Quand j'avais dit À Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la
duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel,
elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air
plus qu'indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir
impuissant chez les natures fières et passionnées. Celle d'Albertine
avait beau être magnifique, les qualités qu'elle recélait ne
pouvaient se développer qu'au milieu de ces entraves que sont nos
goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été
obligés de renoncer--comme pour Albertine le snobisme--et qu'on appelle
des haines. Celle d'Albertine pour les gens du monde tenait du reste
très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de
révolution--c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse--inscrit sur
la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique
de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par
impossibilité de l'atteindre, ne s'en serait peut-être pas souciée,
mais s'étant rappelée qu'Elstir lui avait parlé de la duchesse comme
de la femme de Paris qui s'habillait le mieux, le dédain républicain
à l'égard d'une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt
pour une élégante. Elle me demandait souvent des renseignements sur
Mme de Guermantes et aimait que j'allasse chez la duchesse chercher des
conseils de toilette pour elle-même. Sans doute j'aurais pu les
demander à Mme Swann et même je lui écrivis une fois dans ce but.
Mais Mme de Guermantes me semblait pousser plus loin encore l'art de
s'habiller. Si, descendant un moment chez elle, après m'être assuré
qu'elle n'était pas sortie et ayant prié qu'on m'avertît dès
qu'Albertine serait rentrée, je trouvais la duchesse ennuagée dans la
brume d'une robe en crêpe de Chine gris, j'acceptais cet aspect que je
sentais dû à des causes complexes et qui n'eût pu être changé, je
me laissais envahir par l'atmosphère qu'il dégageait, comme la fin de
certaines après-midi ouatées en gris-perle par un brouillard vaporeux;
si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise avec des flammes
jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant qui s'allume; ces
toilettes n'étaient pas un décor quelconque remplaçable à volonté,
mais une réalité donnée et poétique comme est celle du temps qu'il
fait, comme est la lumière spéciale à une certaine heure.
De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes,
celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée,
être pourvues d'une signification spéciale, c'étaient ces robes que
Fortuny a faites d'après d'antiques dessins de Venise. Est-ce leur
caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui
lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les
porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance
exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d'une longue
délibération et comme si cette conversation se détachait de la vite
courante comme une scène de roman. Dans ceux de Balzac, on voit des
héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où
elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d'aujourd'hui n'ont
pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun
vague ne peut subsister dans la description du romancier, puisque cette
robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi
naturellement fixés que ceux d'une œuvre d'art. Avant de revêtir
celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes,
non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles
chacune, et qu'on pourrait nommer. Mais la robe ne m'empêchait pas de
penser à la femme.
Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plus agréable qu'au
temps où je l'aimais encore. Attendant moins d'elle (que je n'allais
plus voir pour elle-même), c'est presque avec le tranquille sans-gêne
qu'on a, quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, que je
l'écoutais comme j'aurais lu un livre écrit en langage d'autrefois.
J'avais assez de liberté d'esprit pour goûter dans ce qu'elle disait
cette grâce française si pure qu'on ne trouve plus, ni dans le parler,
ni dans les écrits du temps présent. J'écoutais sa conversation comme
une chanson populaire délicieusement et purement française, je
comprenais que je l'eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu'elle
admirait d'ailleurs maintenant par faiblesse d'esprit de femme, sensible
à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme
je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de
Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je
comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès
de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui
de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de
Saint-Loup, l'était à un point qui enchantait. Ce n'est pas dans les
froids pastiches des écrivains d'aujourd'hui qui disent: au fait (pour
en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour
frappé de stupeur), etc. , etc. , qu'on retrouve le vieux langage et la
vraie prononciation des mots, mais, en causant avec une Mme de
Guermantes ou une Françoise; j'avais appris de la deuxième, dès
l'âge de cinq ans, qu'on ne dit pas le Tarn, mais le Tar; pas le
Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu'à vingt ans, quand j'allai dans le
monde, je n'eus pas à y apprendre qu'il ne fallait pas dire comme
faisait Mme Bontemps: Madame de Béarn.
Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi-paysan qui restait
en elle, la duchesse n'en avait pas conscience et ne mettait pas une
certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c'était moins
fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de
duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans
qu'elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d'une femme
qui sait le charme de ce qu'elle possède et ne va pas le gâter d'un
badigeon moderne. C'est de la même façon que tout le monde a connu à
Dives un restaurateur normand, propriétaire de «Guillaume le
Conquérant», qui s'était bien gardé--chose très rare--de donner à
son hôtellerie le luxe moderne d'un hôtel et qui, lui-même
millionnaire, gardait le parler, la blouse d'un paysan normand et vous
laissait venir le voir faire lui-même dans la cuisine, comme à la
campagne, un dîner qui n'en était pas moins infiniment meilleur, et
encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu'il y a dans les vieilles familles
aristocratiques ne suffit pas, il faut qu'il y naisse un être assez
intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l'effacer sous le
vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et
Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir
que l'accent, avait du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune
fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût semblé trop
involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré),
un de ces compromis qui font l'agrément de la _Petite Fadette_ de
George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans
les _Mémoires d'Outre-Tombe. _ Mon plaisir était surtout de lui
entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec
elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces
rapprochements entre le château et le village quelque chose d'assez
savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était
souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le
propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte
historique et géographique de l'histoire de France.
S'il n'y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un
langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée
d'histoire de France par la conversation. «Mon grand oncle Fitt-jam»
n'avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament
volontiers qu'ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas
qu'on prononce leur nom à l'anglaise. Il faut, du reste, admirer la
touchante docilité des gens qui avaient cru jusque-là devoir
s'appliquer à prononcer grammaticalement certains noms et qui,
brusquement, après avoir entendu la duchesse de Guermantes les dire
autrement, s'appliquaient à la prononciation qu'ils n'avaient pu
supposer. Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du
comte de Chambord, pour taquiner son mari d'être devenu Orléaniste,
aimait à proclamer: «Nous les vieux de Frochedorf». Le visiteur qui
avait cru bien faire en disant jusque-là «Frohsdorf» tournait casaque
au plus court et disait sans cesse «Frochedorf».
Une fois que je demandais à Mme de Guermantes qui était un jeune homme
exquis qu'elle m'avait présenté comme son neveu et dont j'avais mal
entendu le nom, ce nom, je ne le distinguai pas davantage quand, du fond
de sa gorge, la duchesse émit très fort, mais sans articuler: «C'est
l'. . . i Eon. . . l. . . b. . . frère à Robert. Il prétend qu'il a la forme
du crâne des anciens Gallois. » Alors je compris qu'elle avait dit:
c'est le petit Léon, le prince de Léon, beau-frère en effet de Robert
de Saint-Loup. «En tout cas, je ne sais pas s'il en a le crâne,
ajouta-t-elle, mais sa façon de s'habiller, qui a du reste beaucoup de
chic, n'est guère de là-bas. Un jour que, de Josselin où j'étais
chez les Rohan, nous étions allés à un pèlerinage, il était venu
des paysans d'un peu toutes les parties de la Bretagne. Un grand diable
de villageois du Léon regardait avec ébahissement les culottes beiges
du beau-frère de Robert. «Qu'est-ce que tu as à me regarder, je parie
que tu ne sais pas qui je suis», lui dit Léon. Et comme le paysan lui
disait que non. «Eh! bien, je suis ton prince. » «Ah! répondit le
paysan en se découvrant et en s'excusant, je vous avais pris pour un
englische. »
Et si, profitant de ce point de départ, je poussais Mme de Guermantes
sur les Rohan (avec qui sa famille s'était souvent alliée), sa
conversation s'imprégnait un peu du charme mélancolique des Pardons,
et, comme dirait ce vrai poète qu'est Pampille, de «l'âpre saveur des
crêpes de blé noir, cuites sur un feu d'ajoncs. »
Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, il se
faisait porter chez Mme H. . . , aveugle), elle contait les années moins
tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en
chaussons pour prendre le thé avec le roi d'Angleterre, auquel il ne se
trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait
pas. Elle faisait remarquer cela avec tant de pittoresque qu'elle lui
ajoutait le panache à la mousquetaire des gentilshommes un peu glorieux
du Périgord.
D'ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de
différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée
elle-même, un grand charme que n'aurait jamais su avoir une Parisienne
d'origine, et ces simples noms d'Anjou, de Poitou, du Périgord,
refaisaient dans sa conversation des paysages.
Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire de Mme de
Guermantes, c'est par ce côté que la noblesse se montre vraiment
conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la fois d'un peu puéril,
d'un peu dangereux, de réfractaire à l'évolution, mais aussi
d'amusant pour l'artiste. Je voulais savoir comment on écrivait
autrefois le mot Jean. Je l'appris en recevant une lettre du neveu de
Mme de Villeparisis qui signe--comme il a été baptisé, comme il
figure dans le Gotha--Jehan de Villeparisis, avec la même belle H
inutile, héraldique, telle qu'on l'admire, enluminée de vermillon ou
d'outremer, dans un livre d'heures ou dans un vitrail.
Malheureusement, je n'avais pas le temps de prolonger indéfiniment ces
visites, car je voulais, autant que possible, ne pas rentrer après mon
amie. Or, ce n'était jamais qu'au compte-gouttes que je pouvais obtenir
de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels
m'étaient utiles pour faire faire des toilettes de même genre, dans la
mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine. «Par
exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mme de
Saint-Euverte, avant d'aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez
une robe toute rouge, avec des souliers rouges, vous étiez inouïe,
vous aviez l'air d'une espèce de grande fleur de sang, d'un rubis en
flammes, comment cela s'appelait-il? Est-ce qu'une jeune fille peut
mettre ça? »
La duchesse rendant à son visage fatigué la radieuse expression
qu'avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait, jadis, des
compliments, regarda en riant aux larmes, d'un air moqueur, interrogatif
et ravi, M. de Bréauté toujours là, à cette heure, et qui faisait
tiédir, sous son monocle, un sourire indulgent pour cet amphigouri de
l'intellectuel à cause de l'exaltation physique de jeune homme qu'il
lui semblait cacher. La duchesse avait l'air de dire: «Qu'est-ce qu'il
a, il est fou. » Puis se tournant vers moi d'un air câlin: «Je ne
savais pas que j'avais l'air d'un rubis en flammes ou d'une fleur de
sang, mais je me rappelle, en effet, que j'ai eu une robe rouge:
c'était du satin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une
jeune fille peut porter ça à la rigueur, mais vous m'avez ait que la
vôtre ne sortait pas le soir. C'est une robe de grande soirée, cela ne
peut pas se mettre pour faire des visites. »
Ce qui est extraordinaire, c'est que de cette soirée, en somme pas si
ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que sa toilette et eût
oublié une certaine chose qui cependant, on va le voir, aurait dû lui
tenir à cœur. Il semble que chez les êtres d'action (et les gens du
monde sont des êtres d'action minuscules, microscopiques, mais enfin
des êtres d'action), l'esprit, surmené par l'attention à ce qui se
passera dans une heure, ne confie que très peu de choses à la
mémoire. Bien souvent, par exemple, ce n'était pas pour donner le
change et paraître ne pas s'être trompé que M. de Norpois, quand on
lui parlait de pronostics qu'il avait émis au sujet d'une alliance avec
l'Allemagne qui n'avait même pas abouti, disait: «Vous devez vous
tromper, je ne me rappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car,
dans ces sortes de conversations, je suis toujours très laconique et je
n'aurais jamais prédit le succès d'un de ces coups d'éclat qui ne
sont souvent que des coups de tête, et dégénèrent habituellement en
coups de force. Il est indéniable que dans un avenir lointain un
rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer et serait très
profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais
marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parlé, parce que la poire
n'est pas mûre encore, et si vous voulez mon avis, en demandant à nos
anciens ennemis de convoler avec nous en justes noces, je crois que nous
irions au-devant d'un gros échec et ne recevrions que de mauvais
coups. » En disant cela, M. de Norpois ne mentait pas, il avait
simplement oublié. On oublie, du reste, vite ce qu'on n'a pas pensé
avec profondeur, ce qui vous a été dicté par l'imitation, par les
passions environnantes. Elles changent et avec elles se modifie notre
souvenir. Encore plus que les diplomates, les hommes politiques ne se
souviennent pas du point de vue auquel ils se sont placés à un certain
moment, et quelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excès
d'ambition qu'à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ils se
souviennent de peu de chose.
Mme de Guermantes me soutint qu'à la soirée où elle était en robe
rouge, elle ne se rappelait pas qu'il y eût Mme de Chaussepierre, que
je me trompais certainement. Or Dieu sait pourtant si, depuis, les
Chaussepierre avaient occupé l'esprit du duc et de la duchesse. Voici
pour quelle raison. M. de Guermantes était le plus ancien
vice-président du Jockey quand le président mourut. Certains membres
du cercle qui n'ont pas de relations et dont le seul plaisir est de
donner des boules noires aux gens qui ne les invitent pas, firent
campagne contre le duc de Guermantes qui, sûr d'être élu, et assez
négligent quant à cette présidence qui était peu de chose
relativement à sa situation mondaine, ne s'occupa de rien. On fit
valoir que la duchesse était dreyfusarde (l'affaire Dreyfus était
pourtant terminée depuis longtemps, mais vingt ans après on en parlait
encore, et elle ne l'était que depuis deux ans), recevait les
Rothschild, qu'on favorisait trop depuis quelque temps de grands
potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié
Allemand. La campagne trouva un terrain très favorable, les clubs
jalousant toujours beaucoup les gens très en vue et détestant les
grandes fortunes.
Celle de Chaussepierre n'était pas mince, mais personne ne pouvait s'en
offusquer: il ne dépensait pas un sou, l'appartement du couple était
modeste, la femme allait vêtue de laine noire. Folle de musique, elle
donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus
de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n'en parlait, tout
cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans
l'obscurité de la rue de la Chaise. À l'Opéra, Mme de Chaussepierre
passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le
milieu le plus «ultra» de l'intimité de Charles X, mais des gens
effacés, peu mondains. Le jour de l'élection, à la surprise
générale, l'obscurité triompha de l'éblouissement: Chaussepierre,
deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey et le duc de
Guermantes resta sur le carreau, c'est-à-dire premier vice-président.
Certes, être président du Jockey ne représente pas grand'-chose à
des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas
l'être quand c'est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre à
la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans
auparavant, mais allait jusqu'à se montrer offensée d'être saluée
par cette chauve-souris inconnue, c'était dur pour le duc. Il
prétendait être au-dessus de cet échec, assurant, d'ailleurs, que
c'était à sa vieille amitié pour Swann qu'il le devait. En réalité,
il ne décolérait pas.
Chose assez particulière, on n'avait jamais entendu le duc de
Guermantes se servir de l'expression assez banale: «bel et bien», mais
depuis l'élection du Jockey, dès qu'on parlait de l'affaire Dreyfus,
«bel et bien» surgissait: «Affaire Dreyfus, affaire Dreyfus, c'est
bientôt dit et le terme est impropre; ce n'est pas une affaire de
religion, mais bel bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient
passer sans qu'on entendît «bel et bien» si, pendant ce temps, on ne
parlait pas de l'affaire Dreyfus, mais si, les cinq ans passés, le nom
de Dreyfus revenait, aussitôt «bel et bien» arrivait automatiquement.
Le duc ne pouvait plus, du reste, souffrir qu'on parlât de cette
affaire «qui a causé, disait-il, tant de malheurs» bien qu'il ne
fût, en réalité, sensible qu'à un seul: son échec à la présidence
du Jockey. Aussi l'après-midi dont je parle, où je rappelais à Mme de
Guermantes la robe rouge qu'elle portait à la soirée de sa cousine, M.
de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par
une association d'idées restée obscure et qu'il ne dévoila pas, il
commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en
cul de poule: «À propos de l'affaire Dreyfus» (pourquoi de l'affaire
Dreyfus, il s'agissait seulement d'une robe rouge et, certes, le pauvre
Bréauté qui ne pensait jamais qu'à faire plaisir, n'y mettait pas de
malice). Mais le seul nom de Dreyfus fit se froncer les sourcils
jupitériens du duc de Guermantes. «On m'a raconté, dit Bréauté, un
assez joli mot, ma foi très fin, de notre ami Cartier (prévenons le
lecteur que ce Cartier, frère de Mme de Villefranche, n'avait pas
l'ombre de rapport avec le bijoutier du même nom), ce qui, du reste, ne
m'étonne pas, car il a de l'esprit à revendre. » «Ah! interrompit
Oriane, ce n'est pas moi qui l'achèterai. Je ne veux pas vous dire ce
que votre Cartier m'a toujours embêtée, et je n'ai jamais pu
comprendre le charme infini que Charles de la Trémoille et sa femme
trouvent à ce raseur que je rencontre chez eux chaque fois que j'y
vais. » «Ma ière duiesse, répondit Bréauté, qui prononçait
difficilement les c, je vous trouve bien sévère pour Cartier. Il est
vrai qu'il a peut-être pris un pied un peu excessif chez les La
Trémoille, mais enfin c'est pour Charles une espèce, comment dirai-je,
une espèce de fidèle Achate, ce qui est devenu un oiseau assez rare
par le temps qui court. En tous cas, voilà le mot qu'on m'a rapporté.
Cartier aurait dit que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et
à se faire condamner, c'était pour éprouver la sensation qu'il ne
connaissait pas encore, celle d'être en prison. » «Aussi a-t-il pris
la fuite avant d'être arrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas
debout. D'ailleurs, même si c'était vraisemblable, je trouve le mot
carrément idiot. Si c'est ça que vous trouvez spirituel! » «Mon Dieu,
ma ière Oriane, répondit Bréauté qui, se voyant contredit,
commençait à lâcher pied, le mot n'est pas de moi, je vous le
répète tel qu'on me l'a dit, prenez-le pour ce qu'il vaut. En tous cas
il a été cause que M. Cartier a été tancé d'importance par cet
excellent La Trémoille qui, avec beaucoup de raison, ne veut jamais
qu'on parle dans son salon de ce que j'appellerai, comment dire: les
affaires en cours, et qui était d'autant plus contrarié qu'il y avait
là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subir de la part de La
Trémoille une véritable mercuriale. » «Bien entendu, dit le duc, de
fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild, bien qu'ayant le tact de
ne jamais parler de cet abominable affaire, sont dreyfusards dans l'âme
comme tous les Juifs. C'est même là un argument _ad hominem_ (le duc
employait un peu à tort et à travers l'expression _ad hominem_) qu'on
ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs. Si un
Français vole, assassine, je ne me crois pas tenu, parce qu'il est
Français comme moi, de le trouver innocent. Mais les Juifs n'admettront
jamais qu'un de leurs concitoyens soit traître bien qu'ils le sachent
parfaitement et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le
duc pensait naturellement à l'élection maudite de Chaussepierre) que
le crime d'un des leurs peut amener jusque. . . Voyons, Oriane, vous
n'allez pas prétendre que ce n'est pas accablant pour les Juifs ce fait
qu'ils soutiennent tous un traître. Vous n'allez pas me dire que ce
n'est pas parce qu'ils sont Juifs. » «Mon Dieu si, répondit Oriane
(éprouvant, avec un peu d'agacement, un certain désir de résister au
Jupiter tonnant et aussi de mettre «l'intelligence» au-dessus de
l'affaire Dreyfus). Mais c'est peut-être justement parce qu'étant
Juifs et se connaissant eux-mêmes ils savent qu'on peut être Juif et
ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétend,
paraît-il, M. Drumont. Certainement s'il avait été chrétien les
Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais ils l'ont fait parce
qu'ils sentent bien que s'il n'était pas Juif on ne l'aurait pas cru si
facilement traître _a priori_, comme dirait mon neveu Robert. » «Les
femmes n'entendent rien à la politique, s'écria le duc en fixant des
yeux la duchesse. Car ce crime affreux n'est pas simplement une cause
juive, mais et bien une immense affaire nationale qui peut amener les
plus effroyables conséquences pour la France d'où on devrait expulser
tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises
jusqu'ici l'aient été (d'une façon ignoble qui devrait être
révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus
éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l'écart pour
le malheur de notre pauvre pays. »
Je sentais que cela allait se gâter et je me remis précipitamment à
parler robes.
«Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que vous avez
été aimable avec moi? » «La première fois que j'ai été aimable
avec lui», reprit-elle en regardant en riant M. de Bréauté dont le
bout du nez s'amenuisait, dont le sourire s'attendrissait par politesse
pour Mme de Guermantes et dont la voix de couteau qu'on est en train de
repasser fit entendre quelques sons vagues et rouillés. «Vous aviez
une robe jaune avec de grandes fleurs noires. » «Mais, mon petit, c'est
la même chose, ce sont des robes de soirées. » «Et votre chapeau de
bleuets que j'ai tant aimé! Mais enfin tout cela c'est du
rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question un
manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin. Est-ce que ce
serait impossible que je le visse? » «Non, Hannibal est obligé de s'en
aller dans un instant. Vous viendrez chez moi et ma femme de chambre
vous montrera tout ça. Seulement, mon petit, je veux bien vous prêter
tout ce que vous voudrez, mais si vous faites faire des choses de
Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera
jamais la même chose. » «Mais je ne veux pas du tout aller chez une
petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose, mais
cela m'intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. »
«Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis une
bête, je parle comme une paysanne. C'est une question de tour de main,
de façon; pour les fourrures je peux au moins vous donner un mot pour
mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Mais vous savez
que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs. » «Et cette
robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez l'autre soir, et qui
est sombre, duveteuse, tachetée, striée d'or comme une aile de
papillon? » «Ah! ça c'est une robe de Fortuny. Votre jeune fille peut
très bien mettre cela chez elle. J'en ai beaucoup, je vais vous en
montrer, je peux même vous en donner si cela vous fait plaisir. Mais je
voudrais surtout que vous vissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il
faut que je lui écrive de me la prêter. » «Mais vous aviez aussi des
souliers si jolis, était-ce encore de Fortuny? » «Non, je sais ce que
vous voulez dire, c'est du chevreau doré que nous avions trouvé à
Londres, en faisant des courses avec Consuelo de Manchester. C'était
extraordinaire. Je n'ai jamais pu comprendre comme c'était doré, on
dirait une peau d'or, il n'y a que cela avec un petit diamant au milieu.
La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si cela vous fait
plaisir j'écrirai à Mme de Warwick ou à Mme Malborough pour tâcher
d'en retrouver de pareils. Je me demande même si je n'ai pas encore de
cette peau. On pourrait peut-être en faire faire ici. Je regarderai ce
soir, je vous le ferai dire. »
Comme je tâchais autant que possible de quitter la duchesse avant
qu'Albertine fût revenue, l'heure faisait souvent que je rencontrais
dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et
Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le
baron. Je ne les croisais pas tous les jours mais ils y allaient tous
les jours. Il est du reste à remarquer que la constance d'une habitude
est d'ordinaire en rapport avec son absurdité. Les choses éclatantes,
on ne les fait généralement que par à-coups. Mais des vies
insensées, où le maniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et
s'inflige les plus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins.
Tous les dix ans si l'on en avait la curiosité, on retrouverait le
malheureux dormant aux heures où il pourrait vivre, sortant aux heures
où il n'y a guère rien d'autre à faire qu'à se laisser assassiner
dans les rues, buvant glacé quand il a chaud, toujours en train de
soigner un rhume.
Il suffirait d'un petit mouvement d'énergie, un seul
jour, pour changer cela une fois pour toutes. Mais justement ces vies
sont habituellement l'apanage d'êtres incapables d'énergie. Les vices
sont un autre aspect de ces existences monotones que la volonté
suffirait à rendre moins atroces. Les deux aspects pouvaient être
également considérés quand M. de Charlus allait tous les jours avec
Morel prendre le thé chez Jupien. Un seul orage avait marqué cette
coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel:
«C'est cela, venez demain, je vous paierai le thé», le baron avait
avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne
dont il comptait faire presque sa belle-fille, mais comme il aimait à
froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement
à Morel qu'il le priait de lui donner à cet égard une leçon de
distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le
ton le plus insolent, le plus orgueilleux: «Le «toucher» qui, je le
vois, n'est pas forcément allié au «tact» a donc empêché chez vous
le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que
cette expression fétide de payer le thé à 15 centimes je suppose,
fît monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines? Quand
vous avez fini un solo de violon avez-vous jamais vu chez moi qu'on vous
récompensât d'un pet, au lieu d'un applaudissement frénétique ou
d'un silence plus éloquent encore parce qu'il est fait de la paresse de
ne pouvoir retenir (non ce que votre fiancée vous prodigue) mais le
sanglot que vous avez amené au bord des lèvres? »
Quand un fonctionnaire s'est vu infliger de tels reproches par son chef,
il est invariablement dégommé le lendemain. Rien au contraire n'eût
été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant
même d'avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune
fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés
d'impertinences. «Elle est charmante, comme vous êtes musicien, je
pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les
notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre _si_
dièze. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport
avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui,
semblant finir, s'élève encore en elle; plutôt que des détails
médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est
couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne
une jolie découpure d'elle-même en papier. »
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments
qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.
Mais il répondit à M. de Charlus: «C'est entendu, mon petit, je lui
passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça. » Si Morel
disait ainsi «mon petit» à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau
violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il
ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette
simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de
la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse
feinte chez Morel. Chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi vers cette
époque M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue: «Mon cher
Palamède, quand te reverrai-je? Je m'ennuie beaucoup après toi et
pense bien souvent à toi. PIERRE. » M. de Charlus sa cassa la tête
pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui
écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup
le connaître et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture.
Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus.
Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira: l'auteur de
la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois
M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur
ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses
yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer
quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par
là--s'imaginait-il dans sa naïveté--donné son affection. M. de
Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même
d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre.
Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M.
de Vaugoubert. Car celui-ci le monocle à l'œil regardait de tous les
côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il
était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le
baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était
très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne
cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à
son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il
avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse
que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais
surtout de fonctionnaires. «Cette petite télégraphiste, disait-il en
touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est
rangée, la vilaine! Oh! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui
passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste. Il serait capable
d'en parler au Ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus
qu'il paraît que c'en est une. » M. de Charlus ne se tenait pas de
rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se
décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais
il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût
jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. «Or,
ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de
causer le moins de peine qu'on peut. » Avant de revenir à la boutique
de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le
lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est
le petit côté de la chose) on trouve que l'aristocratie semble
proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence
que les autres classes sociales. Cela serait-il qu'il n'y aurait pas
lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer
dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes
spécifiques où chacun admire la «race». Mais parmi ces traits
persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles,
ce sont les tendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave,
si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et
qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait
du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être
le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt,
parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme
d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous
croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles
s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de
plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges
la mer qui avait englouti ses vaisseaux?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient
sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte,
la remarque du baron, car l'expression «payer le thé» disparut aussi
complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un
salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui,
pour une raison ou pour une autre, on s'est brouillé ou qu'on tient à
cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait
de la disparition de «payer le thé». Il y vit une preuve de son
ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la
perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce,
tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée,
l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de
créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et
au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son
frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien,
voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune
ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,
indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que «payer le thé» venait de Morel
lui-même, et que par aveuglement d'amour la jeune couturière avait
adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur
au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes
manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient
que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient
en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la
petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron de Charlus et
les soirs où cela lui convenait. «Une jeune couturière dans le
monde? » dira-t-on, quelle invraisemblance. Si l'on y songe, il n'était
pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à
minuit, et maintenant vécût avec moi. Et ç'eût peut-être été
invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni
mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec
pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée
Mme Bontemps qui, déjà, chez Mme Swann, n'admirait chez sa nièce que
ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela
pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où
un peu de l'argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des
mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à
leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes
époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une
belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien
étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle
ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de
la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel,
car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement
il trouvait «plutôt bête» cette jeune fille mille fois plus
intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais
encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières
déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la
recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était
pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des
bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on
ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave
aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que
son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir
tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel
pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la
nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une «faute». Et M. de
Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché
de le confier à son ami qui eût été furieux et de semer ainsi la
zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait
à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou
d'une telle, pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme
du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient
capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait
d'aucune insinuation, et pour deux causes. «Si je lui raconte, se
disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera
froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux
d'elle? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je
gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la
mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa
promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour
devenir jaloux. Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans
conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose
difficile à gouverner. » Pour ces deux raisons M. de Charlus gardait un
silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par
un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible
aux gens de sa sorte.
D'ailleurs la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui
elle satisfaisait tout le goût esthétique qu'il pouvait avoir pour les
femmes, aurait voulu avoir d'elle des centaines de photographies. Moins
bête que Morel, il apprenait avec plaisir le nom des dames comme il
faut qui la recevaient et que son flair social situait bien, mais il se
gardait (voulant garder l'empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie
brute en cela, continuait à croire qu'en dehors de la «classe de
violon» et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques
familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste
n'étant qu'une «lie», une «tourbe». Charlie prenait ces expressions
de M. de Charlus à la lettre.
Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des
deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en
quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du
pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui.
«Tromper» dans le sens conjugal la future femme du violoniste, M. de
Charlus n'eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule.
Mais avoir un «jeune ménage» à guider, se sentir le protecteur
redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle considérant le
baron comme un dieu prouverait par là que le cher Morel lui avait
inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel,
firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus. En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc. » Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5. 000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1. 000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1. 000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4. 000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3. 500 francs au lieu de 4. 000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5. 000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je. » «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée. » «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable? » «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas. » «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service. » «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course. » «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer? » «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle. »
Je dis adieu à Andrée.
