Quelle différence avec
Clémenceau!
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
d'avril. » Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
Chalais.
Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes,
j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la
veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de
leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une
redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en
Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la
voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore
rentrés; je guettai d'abord d'une petite pièce, que je croyais un bon
poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal
choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais
j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me
divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces
points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les
peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le
soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
nuances si variées, qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un
amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême
proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de
chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre,
où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière; ainsi
chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent
tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on
n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard
n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente,
l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien
que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus
diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs
plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis
de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces
jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'élancent isolées au
pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se
reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été
séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de
Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné
comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies
de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour
le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied
impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même
plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard.
Mais de ce «point de vue» où je m'étais placé, j'aurais risqué de ne pas
voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer
inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus
minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés
alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur
l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu'il
est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le
faisant précéder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
sus qu'ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa
bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux
cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père,
mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la
bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit
avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le
voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires
des gens qui causent avec vous par le téléphone; il avait une voix de
fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce
pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards
modestes de là-bas. «Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc
quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter
les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux
faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir
rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà
encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où
nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de
demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces
grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car
je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de
Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que
parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette
histoire; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un
des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de
tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche,
il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres)
l'aient conduit à l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des
Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces
chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan,
rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, Oriane ne veut rien savoir
sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'étais
venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui
recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un
moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de
Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l'air aimable, tenait
à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou
infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
au duc d'un cousin germain à lui--pas du côté Guermantes, mais plus
brillant encore s'il était possible--dont l'état de santé, très atteint
depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible
que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant:
«Pauvre Mama! c'est un si bon garçon», portait un diagnostic favorable.
En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper
et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc
entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la
souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que
l'état du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les
épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause
de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient
décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent
les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc.
Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche
qu'il n'était de Basin, leur «défection» parut au duc une espèce de
blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui
annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec
les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste,
Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent
la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux
Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un
certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la
paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval
qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la
canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le
quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles
n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le
duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour.
Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je
venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard,
que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air
d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une
fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de
se mêler de leurs listes, «de s'immiscer», enfin qu'il ne savait même
pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas
aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être
pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à
Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de
téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse
les listes de la princesse étaient certainement closes. «Vous n'êtes pas
mal avec elle», me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant
toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne
cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler
peu aimables: «Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l'idée
lui en venait brusquement à l'esprit, j'ai même envie de ne pas dire du
tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est
aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez
sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée
d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste
vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
vous vous décidez à aller à la soirée je n'ai pas besoin de vous dire
quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs
d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne
s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non; je ne voulus
pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite
comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
«Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens
excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des
titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses étrangères, mais
n'espérez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre
supposition.
«Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des
Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
Voulez-vous ma pensée? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus
belle époque», me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
«Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien
recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prête.
--Faites entrer M. Swann», dit le duc après avoir regardé et vu à sa
montre qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller
s'habiller. «Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me
dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup,
parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
histoire. (Sans ça, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
il voit un Juif à cent mètres. ) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de
l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que
tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire,
il tient des propos fâcheux. » Le duc rappela le valet de pied pour
savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu.
En effet le plan du duc était le suivant: comme il croyait avec raison
son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la
mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la
certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le
camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en
Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
avait trépassé dans la soirée. «Non, monsieur le duc, il n'est pas
encore revenu. --Cré nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'à
la dernière heure», dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps
de «claquer» pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
Il fit demander _le Temps_ où il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
quelque chose de changé; c'était seulement qu'il était en effet très
«changé», parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans
le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la
barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui
avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à
l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi
pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait
vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie
pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en
particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
ressemblent. ) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de
sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une
redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté
de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme
évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et
pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
l'affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut,
car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
suite; je lui dis mon étonnement; il l'accueillit avec des éclats de
rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de
son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
pourtant ce qui était; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après,
que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
dit, ne trahirent la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie
mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières
et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui
caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut
froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme la
duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'à vous sourire
la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait),
par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du
faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui,
était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
réalité parce que c'était fort seyant. «Tenez, Charles, vous qui êtes un
grand connaisseur, venez voir quelque chose; après ça, mes petits, je
vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
pas tarder. » Et il montra son «Vélasquez» à Swann. «Mais il me semble
que je connais ça,» fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
qui parler est déjà une fatigue. «Oui, dit le duc rendu sérieux par le
retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. Vous l'avez
probablement vu chez Gilbert.
--Ah! en effet, je me rappelle.
--Qu'est-ce que vous croyez que c'est?
--Eh bien, si c'était chez Gilbert, c'est probablement un de vos
_ancêtres_, dit Swann avec un mélange d'ironie et de déférence envers
une grandeur qu'il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais
dont il ne voulait, par bon goût, parler qu'en «se jouant».
--Mais bien sûr, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel
numéro, de Guermantes. Mais ça, je m'en fous. Vous savez que je ne suis
pas aussi féodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de
Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez! » dit le duc en attachant sur
Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la
fois de lire dans sa pensée et d'influencer sa réponse. «Enfin,
conclut-il, car, quand on l'amenait à provoquer artificiellement une
opinion qu'il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques
instants, de croire qu'elle avait été spontanément émise; voyons, pas de
flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens
de dire?
--Nnnnon, dit Swann.
--Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas à moi de
décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en
la matière, à qui l'attribuez-vous? Vous êtes assez connaisseur pour
avoir une idée. A qui l'attribuez-vous? » Swann hésita un instant devant
cette toile que visiblement il trouvait affreuse: «A la malveillance! »
répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement
de rage. Quand elle fut calmée: «Vous êtes bien gentils tous les deux,
attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l'attendez tous les
deux. » Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui
demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
antidreyfusards. «D'abord parce qu'au fond tous ces gens-là sont
antisémites», répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que
certains ne l'étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une
opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne
la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé
contre lequel il n'y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se
laisseraient discuter. D'ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie,
comme une bête fatiguée qu'on harcèle, il exécrait ces persécutions et
rentrait au bercail religieux de ses pères.
--Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
qu'il était antisémite.
--Oh! celui-là, je n'en parle même pas. C'est au point que, quand il
était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré
rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région,
qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son
château, où le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des
pompes au château voisin qui est aux Rothschild.
--Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?
--Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien fatigué: Mais il m'a
envoyé un pneumatique pour me prévenir qu'il avait quelque chose à me
dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux être débarrassé tout de
suite de cela.
--Mais le duc de Guermantes n'est pas antisémite.
--Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me répondit
Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une pétition de principe. Cela
n'empêche pas que je suis peiné d'avoir déçu cet homme--que dis-je! ce
duc--en n'admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.
--Mais enfin, repris-je en revenant à l'affaire Dreyfus, la duchesse,
elle, est intelligente.
--Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a été encore
davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus
tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes,
hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d'une
autre race, on n'a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang.
Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.
--Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?
--Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mère est très
contre. On m'avait dit qu'il l'était, mais je n'en étais pas sûr. Cela
me fait grand plaisir. Cela ne m'étonne pas, il est très intelligent.
C'est beaucoup, cela.
Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naïveté extraordinaire et donné à
sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que
n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau déclassement
eût été mieux appelé reclassement et n'était qu'honorable pour lui,
puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les
siens et d'où l'avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais
Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné,
grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore
cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique.
Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l'épreuve d'un
critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps
la lui fît trouver bête n'était pas plus étonnant que, quand il s'était
marié, il l'eût trouvée intelligente. Il n'était pas bien grave non plus
que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques,
et lui fit perdre le souvenir d'avoir traité d'homme d'argent, d'espion
de l'Angleterre (c'était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau,
qu'il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un
homme de fer, comme Cornély. «Non, je ne vous ai jamais dit autrement.
Vous confondez. » Mais, dépassant les jugements politiques, la vague
renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu'à la façon de
les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de
jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. «Essayez, vous
ne pourrez pas aller jusqu'au bout.
Quelle différence avec Clémenceau!
Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui,
on se rend compte que Barrès n'a pas d'os! C'est un très grand bonhomme
que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue! » D'ailleurs les
antidreyfusards n'auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils
expliquaient qu'on fût dreyfusiste parce qu'on était d'origine juive. Si
un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision,
c'était qu'il était chambré par Mme Verdurin, laquelle agissait en
farouche radicale. Elle était avant tout contre les «calotins». Saniette
était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui
faisait. Que si l'on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme
Verdurin et était membre de la Patrie française, c'est qu'il était plus
intelligent. «Vous le voyez quelquefois? » dis-je à Swann en parlant de
Saint-Loup.
--Non, jamais. Il m'a écrit l'autre jour pour que je demande au duc de
Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du
reste passé comme une lettre à la poste.
--Malgré l'Affaire!
--On n'a pas soulevé la question. Du reste je vous dirai que, depuis
tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.
M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et
superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de
paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge.
«Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse
à qui rien n'échappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli,
aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre,
considérait la duchesse comme il eût fait d'une toile de maître et
chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
dire: «Bigre! » Mme de Guermantes éclata de rire. «Ma toilette vous
plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plaît pas
beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
soi! »
--Quels magnifiques rubis!
--Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
vous n'êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s'ils
étaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux.
C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu
gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis
parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait
celles du duc.
--Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.
--Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann
avait fait croire qu'il n'était pas invité.
--Mais comment, Basin? C'est-à-dire que tout le ban et l'arrière-ban
sont convoqués. Ce sera une tuerie à s'assommer. Ce qui sera joli,
ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air délicat, si l'orage qu'il y a
dans l'air n'éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les
connaissez. J'ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas
étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait
être beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans
Paris.
--Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.
--Mais vous savez déjà, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle
comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré
toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. Swann était
trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à
«faire de l'esprit Guermantes» et sans grands frais, car elle ne faisait
que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu'il comprenait son intention
d'être drôle et comme si elle l'avait réellement été, il sourit d'un air
un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d'insincérité, la
même gêne que j'avais autrefois à entendre mes parents parler avec M.
Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
très bien qu'était plus grande celle qui régnait à Montjouvain),
Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes
délicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d'un
public riche ou chic, mais illettré. «Voyons, Oriane, qu'est-ce que vous
dites, dit M. de Guermantes. Marie bête? Elle a tout lu, elle est
musicienne comme le violon. »
--Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître.
Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du
reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt,
Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'énerve. Mais je
reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
seule idée d'être descendue de son trône allemand pour venir épouser
bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idée: il a autrefois
pris le lit parce que j'avais mis une carte à Mme Carnot. . . Mais, mon
petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
l'histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de
Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoyé la photographie de nos
chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cessé de regarder sa
femme fixement: «Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne
pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant à
Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-là, qui était une
très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était
coutumière de ce genre d'impairs, avait eu l'idée assez baroque de nous
inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane,
assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une
réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe
l'éponge, nous n'avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et
il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis.
Seulement c'était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait
pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
carte dans la semaine à l'Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en
voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier
que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très
convenablement sa place, était le petit-fils d'un membre du tribunal
révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »
--Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à
Chantilly? Le duc d'Aumale n'était pas moins petit-fils d'un membre du
tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un
brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.
--Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoyé la
photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
donnée.
--Ça ne m'étonne qu'à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me
disent que ce qu'ils jugent à propos. Ils n'aiment probablement pas
l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. «Vous savez, Oriane, que quand
j'allais dîner à Chantilly, c'était sans enthousiasme. »
--Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
demandait de rester à coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en
parfait mufle qu'il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui
nous dînons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes à son
mari.
--En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la
dernière heure, le frère du roi Théodose. A cette nouvelle les traits de
la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l'ennui. «Ah! mon
Dieu, encore des princes. »
--Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.
--Mais tout de même pas complètement, répondit la duchesse en ayant
l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée.
Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas
tout à fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une
opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à
nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a été bien
joué, que cela a été moins bien joué. Il n'y a aucune différence. Tenez,
ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demandé
comment ça s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai répondu, dit la
duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres
rouges: «Ça s'appelle un motif d'orchestre. » Eh bien! dans le fond, il
n'était pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce
que ça peut être ennuyeux de dîner en ville! Il y a des soirs où on
aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-être tout
aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est. » Un laquais parut.
C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge,
jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix
apparente. «Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le
marquis d'Osmond? » demanda-t-il.
--Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux même pas
que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
n'aurait qu'à venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous
chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais
je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda
du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'à
la suite d'une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait
gentiment expliqué qu'il valait mieux ne plus sortir pour éviter de
nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d'avoir enfin sa soirée
libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva
comme un serrement de coeur et une démangeaison de tous les membres à la
vue de ce bonheur qu'on prenait à son insu, en se cachant d'elle, duquel
elle était irritée et jalouse. «Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne
bouge pas de la maison, au contraire. »
--Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en
plus, à minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne
peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de
pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expédier loin d'ici.
--Écoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose à lui
faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez
surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied désespéré.
S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante
était bien inamovible, mais ce n'était pas le concierge; sans doute pour
le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les
querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu'on
le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la
duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur
départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait
été la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La
duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de
la franc-maçonnerie, du péril juif, etc. . . Un valet de pied entra.
«Pourquoi ne m'a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter?
Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules,
qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il
revenu? »
--Il arrive à l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment à l'autre à
ce que M. le marquis ne passe.
--Ah! il est vivant, s'écria le duc avec un soupir de soulagement. On
s'attend, on s'attend! Satan vous-même. Tant qu'il y a de la vie il y a
de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait déjà
comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
--Ce sont les médecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soirée.
L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'était inutile.
M. le marquis devrait être mort; il n'a survécu que grâce à des
lavements d'huile camphrée.
--Taisez-vous, espèce d'idiot, cria le duc au comble de la colère.
Qu'est-ce qui vous demande tout ça? Vous n'avez rien compris à ce qu'on
vous a dit.
--Ce n'est pas à moi, c'est à Jules.
--Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann: «Quel
bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est
vivant après une crise pareille. C'est déjà une excellente chose. On ne
peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un
petit lavement d'huile camphrée. » Et le duc, se frottant les mains: «Il
est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Après avoir passé par où il a
passé, c'est déjà bien beau. Il est même à envier d'avoir un tempérament
pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais
justement à cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur
l'estomac. Cela n'empêche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles
comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il
faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
temps chez lui. »
--Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
demandé qu'on montât la photographie enveloppée que m'a envoyée M.
Swann.
--Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ça
passerait dans la porte. Nous l'avons laissé dans le vestibule. Est-ce
que madame la duchesse veut que je le monte?
--Eh bien! non, on aurait dû me le dire, mais si c'est si grand, je le
verrai tout à l'heure en descendant.
--J'ai aussi oublié de dire à madame la duchesse que Mme la comtesse
Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.
--Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air mécontent et trouvant
qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
le matin.
--Vers dix heures, madame la duchesse.
--Montrez-moi ces cartes.
--En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d'idée
d'épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation
première, c'est vous qui avez une singulière façon d'écrire l'histoire.
Si quelqu'un a été bête dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement
épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de
Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les
Hesse, et de la branche aînée. C'est toujours stupide de parler de soi,
dit-il en s'adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non
seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse
électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous
céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.
--Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
était major de tous les régiments de son pays, qu'on fiançait au roi de
Suède. . .
--Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf
cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l'Europe.
--Ça m'empêche pas que si on disait dans la rue: «Tiens, voilà le roi de
Suède», tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la
Concorde, et si on dit: «Voilà M. de Guermantes», personne ne sait qui
c'est.
--En voilà une raison!
--Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous
pouvez y prétendre.
Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt
avec ce qu'elle avait laissé comme carte.
absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
d'avril. » Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
inséparables amis de M. d'Haussonville, M. d'Harcourt ou le prince de
Chalais.
Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes,
j'appris que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la
veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de
leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une
redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en
Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et je résolus d'aller la
voir le matin. Mais, sortis de bonne heure, ils n'étaient pas encore
rentrés; je guettai d'abord d'une petite pièce, que je croyais un bon
poste de vigie, l'arrivée de la voiture. En réalité j'avais fort mal
choisi mon observatoire, d'où je distinguai à peine notre cour, mais
j'en aperçus plusieurs autres ce qui, sans utilité pour moi, me
divertit un moment. Ce n'est pas à Venise seulement qu'on a de ces
points de vue sur plusieurs maisons à la fois qui ont tenté les
peintres, mais à Paris tout aussi bien. Je ne dis pas Venise au hasard.
C'est à ses quartiers pauvres que font penser certains quartiers pauvres
de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées, auxquelles le
soleil donne les roses les plus vifs, les rouges les plus clairs; c'est
tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en
nuances si variées, qu'on dirait, planté sur la ville, le jardin d'un
amateur de tulipes de Delft ou de Haarlem. D'ailleurs l'extrême
proximité des maisons aux fenêtres opposées sur une même cour y fait de
chaque croisée le cadre où une cuisinière rêvasse en regardant à terre,
où plus loin une jeune fille se laisse peigner les cheveux par une
vieille à figure, à peine distincte dans l'ombre, de sorcière; ainsi
chaque cour fait pour le voisin de la maison, en supprimant le bruit par
son intervalle, en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle
placé sous verre par la clôture des fenêtres, une exposition de cent
tableaux hollandais juxtaposés. Certes, de l'hôtel de Guermantes on
n'avait pas le même genre de vues, mais de curieuses aussi, surtout de
l'étrange point trigonométrique où je m'étais placé et où le regard
n'était arrêté par rien jusqu'aux hauteurs lointaines que formait, les
terrains relativement vagues qui précédaient étant fort en pente,
l'hôtel de la princesse de Silistrie et de la marquise de Plassac,
cousines très nobles de M. de Guermantes, et que je ne connaissais pas.
Jusqu'à cet hôtel (qui était celui de leur père, M. de Bréquigny), rien
que des corps de bâtiments peu élevés, orientés des façons les plus
diverses et qui, sans arrêter la vue, prolongeaient la distance de leurs
plans obliques. La tourelle en tuiles rouges de la remise où le marquis
de Frécourt garait ses voitures se terminait bien par une aiguille plus
haute, mais si mince qu'elle ne cachait rien, et faisait penser à ces
jolies constructions anciennes de la Suisse, qui s'élancent isolées au
pied d'une montagne. Tous ces points vagues et divergents, où se
reposaient les yeux, faisaient paraître plus éloigné que s'il avait été
séparé de nous par plusieurs rues ou de nombreux contreforts l'hôtel de
Mme de Plassac, en réalité assez voisin mais chimériquement éloigné
comme un paysage alpestre. Quand ses larges fenêtres carrées, éblouies
de soleil comme des feuilles de cristal de roche, étaient ouvertes pour
le ménage, on avait, à suivre aux différents étages les valets de pied
impossibles à bien distinguer, mais qui battaient des tapis, le même
plaisir qu'à voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un voyageur en
diligence, ou un guide, à différents degrés d'altitude du Saint-Gothard.
Mais de ce «point de vue» où je m'étais placé, j'aurais risqué de ne pas
voir rentrer M. ou Mme de Guermantes, de sorte que, lorsque dans
l'après-midi je fus libre de reprendre mon guet, je me mis simplement
sur l'escalier, d'où l'ouverture de la porte cochère ne pouvait passer
inaperçue pour moi, et ce fut dans l'escalier que je me postai, bien que
n'y apparussent pas, si éblouissantes avec leurs valets de pied rendus
minuscules par l'éloignement et en train de nettoyer, les beautés
alpestres de l'hôtel de Bréquigny et Tresmes. Or cette attente sur
l'escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
découvrir un paysage, non plus turnérien, mais moral si important, qu'il
est préférable d'en retarder le récit de quelques instants, en le
faisant précéder d'abord par celui de ma visite aux Guermantes quand je
sus qu'ils étaient rentrés. Ce fut le duc seul qui me reçut dans sa
bibliothèque. Au moment où j'y entrais, sortit un petit homme aux
cheveux tout blancs, l'air pauvre, avec une petite cravate noire comme
en avaient le notaire de Combray et plusieurs amis de mon grand-père,
mais d'un aspect plus timide et qui, m'adressant de grands saluts, ne
voulut jamais descendre avant que je fusse passé. Le duc lui cria de la
bibliothèque quelque chose que je ne compris pas, et l'autre répondit
avec de nouveaux saluts adressés à la muraille, car le duc ne pouvait le
voir, mais répétés tout de même sans fin, comme ces inutiles sourires
des gens qui causent avec vous par le téléphone; il avait une voix de
fausset, et me resalua avec une humilité d'homme d'affaires. Et ce
pouvait d'ailleurs être un homme d'affaires de Combray, tant il avait le
genre provincial, suranné et doux des petites gens, des vieillards
modestes de là-bas. «Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc
quand je fus entré. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter
les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce
qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux
faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir
rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà
encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où
nous allons fourrer cette photographie. Mais j'ai une femme trop
aimable, qui aime trop à faire plaisir. Elle a cru que c'était gentil de
demander à Swann de pouvoir regarder les uns à côté des autres tous ces
grands maîtres de l'Ordre dont il a trouvé les médailles à Rhodes. Car
je vous disais Malte, c'est Rhodes, mais c'est le même Ordre de
Saint-Jean de Jérusalem. Dans le fond elle ne s'intéresse à cela que
parce que Swann s'en occupe. Notre famille est très mêlée à toute cette
histoire; même encore aujourd'hui, mon frère que vous connaissez est un
des plus hauts dignitaires de l'Ordre de Malte. Mais j'aurais parlé de
tout cela à Oriane, elle ne m'aurait seulement pas écouté. En revanche,
il a suffi que les recherches de Swann sur les Templiers (car c'est
inouï la rage des gens d'une religion à étudier celle des autres)
l'aient conduit à l'Histoire des Chevaliers de Rhodes, héritiers des
Templiers, pour qu'aussitôt Oriane veuille voir les têtes de ces
chevaliers. Ils étaient de forts petits garçons à côté des Lusignan,
rois de Chypre, dont nous descendons en ligne directe. Mais comme
jusqu'ici Swann ne s'est pas occupé d'eux, Oriane ne veut rien savoir
sur les Lusignan. » Je ne pus tout de suite dire au duc pourquoi j'étais
venu. En effet, quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la
duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui
recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un
moment avec le duc. La première de ces dames (la princesse de
Silistrie), habillée avec simplicité, sèche, mais l'air aimable, tenait
à la main une canne. Je craignis d'abord qu'elle ne fût blessée ou
infirme. Elle était au contraire fort alerte. Elle parla avec tristesse
au duc d'un cousin germain à lui--pas du côté Guermantes, mais plus
brillant encore s'il était possible--dont l'état de santé, très atteint
depuis quelque temps, s'était subitement aggravé. Mais il était visible
que le duc, tout en compatissant au sort de son cousin et en répétant:
«Pauvre Mama! c'est un si bon garçon», portait un diagnostic favorable.
En effet le dîner auquel devait assister le duc l'amusait, la grande
soirée chez la princesse de Guermantes ne l'ennuyait pas, mais surtout
il devait aller à une heure du matin, avec sa femme, à un grand souper
et bal costumé en vue duquel un costume de Louis XI pour lui et
d'Isabeau de Bavière pour la duchesse étaient tout prêts. Et le duc
entendait ne pas être troublé dans ces divertissements multiples par la
souffrance du bon Amanien d'Osmond. Deux autres dames porteuses de
canne, Mme de Plassac et Mme de Tresmes, toutes deux filles du comte de
Bréquigny, vinrent ensuite faire visite à Basin et déclarèrent que
l'état du cousin Mama ne laissait plus d'espoir. Après avoir haussé les
épaules, et pour changer de conversation, le duc leur demanda si elles
allaient le soir chez Marie-Gilbert. Elles répondirent que non, à cause
de l'état d'Amanien qui était à toute extrémité, et même elles s'étaient
décommandées du dîner où allait le duc, et duquel elles lui énumérèrent
les convives, le frère du roi Théodose, l'infante Marie-Conception, etc.
Comme le marquis d'Osmond était leur parent à un degré moins proche
qu'il n'était de Basin, leur «défection» parut au duc une espèce de
blâme indirect de sa conduite. Aussi, bien que descendues des hauteurs
de l'hôtel de Bréquigny pour voir la duchesse (ou plutôt pour lui
annoncer le caractère alarmant, et incompatible pour les parents avec
les réunions mondaines, de la maladie de leur cousin), ne
restèrent-elles pas longtemps, et, munies de leur bâton d'alpiniste,
Walpurge et Dorothée (tels étaient les prénoms des deux soeurs) reprirent
la route escarpée de leur faîte. Je n'ai jamais pensé à demander aux
Guermantes à quoi correspondaient ces cannes, si fréquentes dans un
certain faubourg Saint-Germain. Peut-être, considérant toute la
paroisse comme leur domaine et n'aimant pas prendre de fiacres,
faisaient-elles de longues courses, pour lesquelles quelque ancienne
fracture, due à l'usage immodéré de la chasse et des chutes de cheval
qu'il comporte souvent, ou simplement des rhumatismes provenant de
l'humidité de la rive gauche et des vieux châteaux, leur rendaient la
canne nécessaire. Peut-être n'étaient-elles pas parties, dans le
quartier, en expédition si lointaine. Et, seulement descendues dans leur
jardin (peu éloigné de celui de la duchesse) pour faire la cueillette
des fruits nécessaires aux compotes, venaient-elles, avant de rentrer
chez elles, dire bonsoir à Mme de Guermantes chez laquelle elles
n'allaient pourtant pas jusqu'à apporter un sécateur ou un arrosoir. Le
duc parut touché que je fusse venu chez eux le jour même de son retour.
Mais sa figure se rembrunit quand je lui eus dit que je venais demander
à sa femme de s'informer si sa cousine m'avait réellement invité. Je
venais d'effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de
Guermantes n'aimaient pas rendre. Le duc me dit qu'il était trop tard,
que si la princesse ne m'avait pas envoyé d'invitation, il aurait l'air
d'en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une
fois, et qu'il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l'air de
se mêler de leurs listes, «de s'immiscer», enfin qu'il ne savait même
pas si lui et sa femme, qui dînaient en ville, ne rentreraient pas
aussitôt après chez eux, que dans ce cas leur meilleure excuse de n'être
pas allés à la soirée de la princesse était de lui cacher leur retour à
Paris, que, certainement sans cela, ils se seraient au contraire
empressés de lui faire connaître en lui envoyant un mot ou un coup de
téléphone à mon sujet, et certainement trop tard, car en toute hypothèse
les listes de la princesse étaient certainement closes. «Vous n'êtes pas
mal avec elle», me dit-il d'un air soupçonneux, les Guermantes craignant
toujours de ne pas être au courant des dernières brouilles et qu'on ne
cherchât à se raccommoder sur leur dos. Enfin comme le duc avait
l'habitude de prendre sur lui toutes les décisions qui pouvaient sembler
peu aimables: «Tenez, mon petit, me dit-il tout à coup, comme si l'idée
lui en venait brusquement à l'esprit, j'ai même envie de ne pas dire du
tout à Oriane que vous m'avez parlé de cela. Vous savez comme elle est
aimable, de plus elle vous aime énormément, elle voudrait envoyer chez
sa cousine malgré tout ce que je pourrais lui dire, et si elle est
fatiguée après dîner, il n'y aura plus d'excuse, elle sera forcée
d'aller à la soirée. Non, décidément, je ne lui en dirai rien. Du reste
vous allez la voir tout à l'heure. Pas un mot de cela, je vous prie. Si
vous vous décidez à aller à la soirée je n'ai pas besoin de vous dire
quelle joie nous aurons de passer la soirée avec vous. » Les motifs
d'humanité sont trop sacrés pour que celui devant qui on les invoque ne
s'incline pas devant eux, qu'il les croie sincères ou non; je ne voulus
pas avoir l'air de mettre un instant en balance mon invitation et la
fatigue possible de Mme de Guermantes, et je promis de ne pas lui parler
du but de ma visite, exactement comme si j'avais été dupe de la petite
comédie que m'avait jouée M. de Guermantes. Je demandai au duc s'il
croyait que j'avais chance de voir chez la princesse Mme de Stermaria.
«Mais non, me dit-il d'un air de connaisseur; je sais le nom que vous
dites pour le voir dans les annuaires des clubs, ce n'est pas du tout le
genre de monde qui va chez Gilbert. Vous ne verrez là que des gens
excessivement comme il faut et très ennuyeux, des duchesses portant des
titres qu'on croyait éteints et qu'on a ressortis pour la circonstance,
tous les ambassadeurs, beaucoup de Cobourg; altesses étrangères, mais
n'espérez pas l'ombre de Stermaria. Gilbert serait malade, même de votre
supposition.
«Tenez, vous qui aimez la peinture, il faut que je vous montre un
superbe tableau que j'ai acheté à mon cousin, en partie en échange des
Elstir, que décidément nous n'aimions pas. On me l'a vendu pour un
Philippe de Champagne, mais moi je crois que c'est encore plus grand.
Voulez-vous ma pensée? Je crois que c'est un Vélasquez et de la plus
belle époque», me dit le duc en me regardant dans les yeux, soit pour
connaître mon impression, soit pour l'accroître. Un valet de pied entra.
«Mme la duchesse fait demander à M. le duc si M. le duc veut bien
recevoir M. Swann, parce que Mme la duchesse n'est pas encore prête.
--Faites entrer M. Swann», dit le duc après avoir regardé et vu à sa
montre qu'il avait lui-même quelques minutes encore avant d'aller
s'habiller. «Naturellement ma femme, qui lui a dit de venir, n'est pas
prête. Inutile de parler devant Swann de la soirée de Marie-Gilbert, me
dit le duc. Je ne sais pas s'il est invité. Gilbert l'aime beaucoup,
parce qu'il le croit petit-fils naturel du duc de Berri, c'est toute une
histoire. (Sans ça, vous pensez! mon cousin qui tombe en attaque quand
il voit un Juif à cent mètres. ) Mais enfin maintenant ça s'aggrave de
l'affaire Dreyfus, Swann aurait dû comprendre qu'il devait, plus que
tout autre, couper tout câble avec ces gens-là, or, tout au contraire,
il tient des propos fâcheux. » Le duc rappela le valet de pied pour
savoir si celui qu'il avait envoyé chez le cousin d'Osmond était revenu.
En effet le plan du duc était le suivant: comme il croyait avec raison
son cousin mourant, il tenait à faire prendre des nouvelles avant la
mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la
certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le
camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute où il serait en
Louis XI et où il avait le plus piquant rendez-vous avec une nouvelle
maîtresse, et ne ferait plus prendre de nouvelles avant le lendemain,
quand les plaisirs seraient finis. Alors on prendrait le deuil, s'il
avait trépassé dans la soirée. «Non, monsieur le duc, il n'est pas
encore revenu. --Cré nom de Dieu! on ne fait jamais ici les choses qu'à
la dernière heure», dit le duc à la pensée qu'Amanien avait eu le temps
de «claquer» pour un journal du soir et de lui faire rater sa redoute.
Il fit demander _le Temps_ où il n'y avait rien. Je n'avais pas vu Swann
depuis très longtemps, je me demandai un instant si autrefois il coupait
sa moustache, ou n'avait pas les cheveux en brosse, car je lui trouvais
quelque chose de changé; c'était seulement qu'il était en effet très
«changé», parce qu'il était très souffrant, et la maladie produit dans
le visage des modifications aussi profondes que se mettre à porter la
barbe ou changer sa raie de place. (La maladie de Swann était celle qui
avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à
l'âge qu'il avait. Nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi
pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait
vraiment des sorcières. Et comme il y a une certaine durée de la vie
pour l'humanité en général, il y en a une pour les familles en
particulier, c'est-à-dire, dans les familles, pour les membres qui se
ressemblent. ) Swann était habillé avec une élégance qui, comme celle de
sa femme, associait à ce qu'il était ce qu'il avait été. Serré dans une
redingote gris perle, qui faisait valoir sa haute taille, svelte, ganté
de gants blancs rayés de noir, il portait un tube gris d'une forme
évasée que Delion ne faisait plus que pour lui, pour le prince de Sagan,
pour M. de Charlus, pour le marquis de Modène, pour M. Charles Haas et
pour le comte Louis de Turenne. Je fus surpris du charmant sourire et de
l'affectueuse poignée de mains avec lesquels il répondit à mon salut,
car je croyais qu'après si longtemps il ne m'aurait pas reconnu tout de
suite; je lui dis mon étonnement; il l'accueillit avec des éclats de
rire, un peu d'indignation, et une nouvelle pression de la main, comme
si c'était mettre en doute l'intégrité de son cerveau ou la sincérité de
son affection que supposer qu'il ne me reconnaissait pas. Et c'est
pourtant ce qui était; il ne m'identifia, je l'ai su longtemps après,
que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler mon nom. Mais nul
changement dans son visage, dans ses paroles, dans les choses qu'il me
dit, ne trahirent la découverte qu'une parole de M. de Guermantes lui
fit faire, tant il avait de maîtrise et de sûreté dans le jeu de la vie
mondaine. Il y apportait d'ailleurs cette spontanéité dans les manières
et ces initiatives personnelles, même en matière d'habillement, qui
caractérisaient le genre des Guermantes. C'est ainsi que le salut que
m'avait fait, sans me reconnaître, le vieux clubman n'était pas le salut
froid et raide de l'homme du monde purement formaliste, mais un salut
tout rempli d'une amabilité réelle, d'une grâce véritable, comme la
duchesse de Guermantes par exemple en avait (allant jusqu'à vous sourire
la première avant que vous l'eussiez saluée si elle vous rencontrait),
par opposition aux saluts plus mécaniques, habituels aux dames du
faubourg Saint-Germain. C'est ainsi encore que son chapeau, que, selon
une habitude qui tendait à disparaître, il posa par terre à côté de lui,
était doublé de cuir vert, ce qui ne se faisait pas d'habitude, mais
parce que c'était (à ce qu'il disait) beaucoup moins salissant, en
réalité parce que c'était fort seyant. «Tenez, Charles, vous qui êtes un
grand connaisseur, venez voir quelque chose; après ça, mes petits, je
vais vous demander la permission de vous laisser ensemble un instant
pendant que je vais passer un habit; du reste je pense qu'Oriane ne va
pas tarder. » Et il montra son «Vélasquez» à Swann. «Mais il me semble
que je connais ça,» fit Swann avec la grimace des gens souffrants pour
qui parler est déjà une fatigue. «Oui, dit le duc rendu sérieux par le
retard que mettait le connaisseur à exprimer son admiration. Vous l'avez
probablement vu chez Gilbert.
--Ah! en effet, je me rappelle.
--Qu'est-ce que vous croyez que c'est?
--Eh bien, si c'était chez Gilbert, c'est probablement un de vos
_ancêtres_, dit Swann avec un mélange d'ironie et de déférence envers
une grandeur qu'il eût trouvé impoli et ridicule de méconnaître, mais
dont il ne voulait, par bon goût, parler qu'en «se jouant».
--Mais bien sûr, dit rudement le duc. C'est Boson, je ne sais plus quel
numéro, de Guermantes. Mais ça, je m'en fous. Vous savez que je ne suis
pas aussi féodal que mon cousin. J'ai entendu prononcer le nom de
Rigaud, de Mignard, même de Vélasquez! » dit le duc en attachant sur
Swann un regard et d'inquisiteur et de tortionnaire, pour tâcher à la
fois de lire dans sa pensée et d'influencer sa réponse. «Enfin,
conclut-il, car, quand on l'amenait à provoquer artificiellement une
opinion qu'il désirait, il avait la faculté, au bout de quelques
instants, de croire qu'elle avait été spontanément émise; voyons, pas de
flatterie. Croyez-vous que ce soit d'un des grands pontifes que je viens
de dire?
--Nnnnon, dit Swann.
--Mais alors, enfin moi je n'y connais rien, ce n'est pas à moi de
décider de qui est ce croûton-là. Mais vous, un dilettante, un maître en
la matière, à qui l'attribuez-vous? Vous êtes assez connaisseur pour
avoir une idée. A qui l'attribuez-vous? » Swann hésita un instant devant
cette toile que visiblement il trouvait affreuse: «A la malveillance! »
répondit-il en riant au duc, lequel ne put laisser échapper un mouvement
de rage. Quand elle fut calmée: «Vous êtes bien gentils tous les deux,
attendez Oriane un instant, je vais mettre ma queue de morue et je
reviens. Je vais faire dire à ma bourgeoise que vous l'attendez tous les
deux. » Je causai un instant avec Swann de l'affaire Dreyfus et je lui
demandai comment il se faisait que tous les Guermantes fussent
antidreyfusards. «D'abord parce qu'au fond tous ces gens-là sont
antisémites», répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que
certains ne l'étaient pas, mais qui, comme tous les gens qui ont une
opinion ardente, aimait mieux, pour expliquer que certaines personnes ne
la partageassent pas, leur supposer une raison préconçue, un préjugé
contre lequel il n'y avait rien à faire, plutôt que des raisons qui se
laisseraient discuter. D'ailleurs, arrivé au terme prématuré de sa vie,
comme une bête fatiguée qu'on harcèle, il exécrait ces persécutions et
rentrait au bercail religieux de ses pères.
--Pour le prince de Guermantes, dis-je, il est vrai, on m'avait dit
qu'il était antisémite.
--Oh! celui-là, je n'en parle même pas. C'est au point que, quand il
était officier, ayant une rage de dents épouvantable, il a préféré
rester à souffrir plutôt que de consulter le seul dentiste de la région,
qui était juif, et que plus tard il a laissé brûler une aile de son
château, où le feu avait pris, parce qu'il aurait fallu demander des
pompes au château voisin qui est aux Rothschild.
--Est-ce que vous allez par hasard ce soir chez lui?
--Oui, me répondit-il, quoique je me trouve bien fatigué: Mais il m'a
envoyé un pneumatique pour me prévenir qu'il avait quelque chose à me
dire. Je sens que je serai trop souffrant ces jours-ci pour y aller ou
pour le recevoir; cela m'agitera, j'aime mieux être débarrassé tout de
suite de cela.
--Mais le duc de Guermantes n'est pas antisémite.
--Vous voyez bien que si puisqu'il est antidreyfusard, me répondit
Swann, sans s'apercevoir qu'il faisait une pétition de principe. Cela
n'empêche pas que je suis peiné d'avoir déçu cet homme--que dis-je! ce
duc--en n'admirant pas son prétendu Mignard, je ne sais quoi.
--Mais enfin, repris-je en revenant à l'affaire Dreyfus, la duchesse,
elle, est intelligente.
--Oui, elle est charmante. A mon avis, du reste, elle l'a été encore
davantage quand elle s'appelait encore la princesse des Laumes. Son
esprit a pris quelque chose de plus anguleux, tout cela était plus
tendre dans la grande dame juvénile, mais enfin, plus ou moins jeunes,
hommes ou femmes, qu'est-ce que vous voulez, tous ces gens-là sont d'une
autre race, on n'a pas impunément mille ans de féodalité dans le sang.
Naturellement ils croient que cela n'est pour rien dans leur opinion.
--Mais Robert de Saint-Loup pourtant est dreyfusard?
--Ah! tant mieux, d'autant plus que vous savez que sa mère est très
contre. On m'avait dit qu'il l'était, mais je n'en étais pas sûr. Cela
me fait grand plaisir. Cela ne m'étonne pas, il est très intelligent.
C'est beaucoup, cela.
Le dreyfusisme avait rendu Swann d'une naïveté extraordinaire et donné à
sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que
n'avait fait autrefois son mariage avec Odette; ce nouveau déclassement
eût été mieux appelé reclassement et n'était qu'honorable pour lui,
puisqu'il le faisait rentrer dans la voie par laquelle étaient venus les
siens et d'où l'avaient dévié ses fréquentations aristocratiques. Mais
Swann, précisément au moment même où, si lucide, il lui était donné,
grâce aux données héritées de son ascendance, de voir une vérité encore
cachée aux gens du monde, se montrait pourtant d'un aveuglement comique.
Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l'épreuve d'un
critérium nouveau, le dreyfusisme. Que l'antidreyfusisme de Mme Bontemps
la lui fît trouver bête n'était pas plus étonnant que, quand il s'était
marié, il l'eût trouvée intelligente. Il n'était pas bien grave non plus
que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques,
et lui fit perdre le souvenir d'avoir traité d'homme d'argent, d'espion
de l'Angleterre (c'était une absurdité du milieu Guermantes) Clémenceau,
qu'il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un
homme de fer, comme Cornély. «Non, je ne vous ai jamais dit autrement.
Vous confondez. » Mais, dépassant les jugements politiques, la vague
renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu'à la façon de
les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de
jeunesse étaient faiblards, pouvaient à peine se relire. «Essayez, vous
ne pourrez pas aller jusqu'au bout.
Quelle différence avec Clémenceau!
Personnellement je ne suis pas anticlérical, mais comme, à côté de lui,
on se rend compte que Barrès n'a pas d'os! C'est un très grand bonhomme
que le père Clémenceau. Comme il sait sa langue! » D'ailleurs les
antidreyfusards n'auraient pas été en droit de critiquer ces folies. Ils
expliquaient qu'on fût dreyfusiste parce qu'on était d'origine juive. Si
un catholique pratiquant comme Saniette tenait aussi pour la révision,
c'était qu'il était chambré par Mme Verdurin, laquelle agissait en
farouche radicale. Elle était avant tout contre les «calotins». Saniette
était plus bête que méchant et ne savait pas le tort que la Patronne lui
faisait. Que si l'on objectait que Brichot était tout aussi ami de Mme
Verdurin et était membre de la Patrie française, c'est qu'il était plus
intelligent. «Vous le voyez quelquefois? » dis-je à Swann en parlant de
Saint-Loup.
--Non, jamais. Il m'a écrit l'autre jour pour que je demande au duc de
Mouchy et à quelques autres de voter pour lui au Jockey, où il a du
reste passé comme une lettre à la poste.
--Malgré l'Affaire!
--On n'a pas soulevé la question. Du reste je vous dirai que, depuis
tout ça, je ne mets plus les pieds dans cet endroit.
M. de Guermantes rentra, et bientôt sa femme, toute prête, haute et
superbe dans une robe de satin rouge dont la jupe était bordée de
paillettes. Elle avait dans les cheveux une grande plume d'autruche
teinte de pourpre et sur les épaules une écharpe de tulle du même rouge.
«Comme c'est bien de faire doubler son chapeau de vert, dit la duchesse
à qui rien n'échappait. D'ailleurs, en vous, Charles, tout est joli,
aussi bien ce que vous portez que ce que vous dites, ce que vous lisez
et ce que vous faites. » Swann, cependant, sans avoir l'air d'entendre,
considérait la duchesse comme il eût fait d'une toile de maître et
chercha ensuite son regard en faisant avec la bouche la moue qui veut
dire: «Bigre! » Mme de Guermantes éclata de rire. «Ma toilette vous
plaît, je suis ravie. Mais je dois dire qu'elle ne me plaît pas
beaucoup, continua-t-elle d'un air maussade. Mon Dieu, que c'est
ennuyeux de s'habiller, de sortir quand on aimerait tant rester chez
soi! »
--Quels magnifiques rubis!
--Ah! mon petit Charles, au moins on voit que vous vous y connaissez,
vous n'êtes pas comme cette brute de Beauserfeuil qui me demandait s'ils
étaient vrais. Je dois dire que je n'en ai jamais vu d'aussi beaux.
C'est un cadeau de la grande-duchesse. Pour mon goût ils sont un peu
gros, un peu verre à bordeaux plein jusqu'aux bords, mais je les ai mis
parce que nous verrons ce soir la grande-duchesse chez Marie-Gilbert,
ajouta Mme de Guermantes sans se douter que cette affirmation détruisait
celles du duc.
--Qu'est-ce qu'il y a chez la princesse? demanda Swann.
--Presque rien, se hâta de répondre le duc à qui la question de Swann
avait fait croire qu'il n'était pas invité.
--Mais comment, Basin? C'est-à-dire que tout le ban et l'arrière-ban
sont convoqués. Ce sera une tuerie à s'assommer. Ce qui sera joli,
ajouta-t-elle en regardant Swann d'un air délicat, si l'orage qu'il y a
dans l'air n'éclate pas, ce sont ces merveilleux jardins. Vous les
connaissez. J'ai été là-bas, il y a un mois, au moment où les lilas
étaient en fleurs, on ne peut pas se faire une idée de ce que ça pouvait
être beau. Et puis le jet d'eau, enfin, c'est vraiment Versailles dans
Paris.
--Quel genre de femme est la princesse? demandai-je.
--Mais vous savez déjà, puisque vous l'avez vue ici, qu'elle est belle
comme le jour, qu'elle est aussi un peu idiote, très gentille malgré
toute sa hauteur germanique, pleine de coeur et de gaffes. Swann était
trop fin pour ne pas voir que Mme de Guermantes cherchait en ce moment à
«faire de l'esprit Guermantes» et sans grands frais, car elle ne faisait
que resservir sous une forme moins parfaite d'anciens mots d'elle.
Néanmoins, pour prouver à la duchesse qu'il comprenait son intention
d'être drôle et comme si elle l'avait réellement été, il sourit d'un air
un peu forcé, me causant, par ce genre particulier d'insincérité, la
même gêne que j'avais autrefois à entendre mes parents parler avec M.
Vinteuil de la corruption de certains milieux (alors qu'ils savaient
très bien qu'était plus grande celle qui régnait à Montjouvain),
Legrandin nuancer son débit pour des sots, choisir des épithètes
délicates qu'il savait parfaitement ne pouvoir être comprises d'un
public riche ou chic, mais illettré. «Voyons, Oriane, qu'est-ce que vous
dites, dit M. de Guermantes. Marie bête? Elle a tout lu, elle est
musicienne comme le violon. »
--Mais, mon pauvre petit Basin, vous êtes un enfant qui vient de naître.
Comme si on ne pouvait pas être tout ça et un peu idiote. Idiote est du
reste exagéré, non elle est nébuleuse, elle est Hesse-Darmstadt,
Saint-Empire et gnan gnan. Rien que sa prononciation m'énerve. Mais je
reconnais, du reste, que c'est une charmante loufoque. D'abord cette
seule idée d'être descendue de son trône allemand pour venir épouser
bien bourgeoisement un simple particulier. Il est vrai qu'elle l'a
choisi! Ah! mais c'est vrai, dit-elle en se tournant vers moi, vous ne
connaissez pas Gilbert! Je vais vous en donner une idée: il a autrefois
pris le lit parce que j'avais mis une carte à Mme Carnot. . . Mais, mon
petit Charles, dit la duchesse pour changer de conversation, voyant que
l'histoire de sa carte à Mme Carnot paraissait courroucer M. de
Guermantes, vous savez que vous n'avez pas envoyé la photographie de nos
chevaliers de Rhodes, que j'aime par vous et avec qui j'ai si envie de
faire connaissance. Le duc, cependant, n'avait pas cessé de regarder sa
femme fixement: «Oriane, il faudrait au moins raconter la vérité et ne
pas en manger la moitié. Il faut dire, rectifia-t-il en s'adressant à
Swann, que l'ambassadrice d'Angleterre de ce moment-là, qui était une
très bonne femme, mais qui vivait un peu dans la lune et qui était
coutumière de ce genre d'impairs, avait eu l'idée assez baroque de nous
inviter avec le Président et sa femme. Nous avons été, même Oriane,
assez surpris, d'autant plus que l'ambassadrice connaissait assez les
mêmes personnes que nous pour ne pas nous inviter justement à une
réunion aussi étrange. Il y avait un ministre qui a volé, enfin je passe
l'éponge, nous n'avions pas été prévenus, nous étions pris au piège, et
il faut du reste reconnaître que tous ces gens ont été fort polis.
Seulement c'était déjà bien comme ça. Mme de Guermantes, qui ne me fait
pas souvent l'honneur de me consulter, a cru devoir aller mettre une
carte dans la semaine à l'Élysée. Gilbert a peut-être été un peu loin en
voyant là comme une tache sur notre nom. Mais il ne faut pas oublier
que, politique mise à part, M. Carnot, qui tenait du reste très
convenablement sa place, était le petit-fils d'un membre du tribunal
révolutionnaire qui a fait périr en un jour onze des nôtres. »
--Alors, Basin, pourquoi alliez-vous dîner toutes les semaines à
Chantilly? Le duc d'Aumale n'était pas moins petit-fils d'un membre du
tribunal révolutionnaire, avec cette différence que Carnot était un
brave homme et Philippe-Égalité une affreuse canaille.
--Je m'excuse d'interrompre pour vous dire que j'ai envoyé la
photographie, dit Swann. Je ne comprends pas qu'on ne vous l'ait pas
donnée.
--Ça ne m'étonne qu'à moitié, dit la duchesse. Mes domestiques ne me
disent que ce qu'ils jugent à propos. Ils n'aiment probablement pas
l'Ordre de Saint-Jean. Et elle sonna. «Vous savez, Oriane, que quand
j'allais dîner à Chantilly, c'était sans enthousiasme. »
--Sans enthousiasme, mais avec chemise de nuit pour si le prince vous
demandait de rester à coucher, ce qu'il faisait d'ailleurs rarement, en
parfait mufle qu'il était, comme tous les Orléans. Savez-vous avec qui
nous dînons chez Mme de Saint-Euverte? demanda Mme de Guermantes à son
mari.
--En dehors des convives que vous savez, il y aura, invité de la
dernière heure, le frère du roi Théodose. A cette nouvelle les traits de
la duchesse respirèrent le contentement et ses paroles l'ennui. «Ah! mon
Dieu, encore des princes. »
--Mais celui-là est gentil et intelligent, dit Swann.
--Mais tout de même pas complètement, répondit la duchesse en ayant
l'air de chercher ses mots pour donner plus de nouveauté à sa pensée.
Avez-vous remarqué parmi les princes que les plus gentils ne le sont pas
tout à fait? Mais si, je vous assure! Il faut toujours qu'ils aient une
opinion sur tout. Alors comme ils n'en ont aucune, ils passent la
première partie de leur vie à nous demander les nôtres, et la seconde à
nous les resservir. Il faut absolument qu'ils disent que ceci a été bien
joué, que cela a été moins bien joué. Il n'y a aucune différence. Tenez,
ce petit Théodose Cadet (je ne me rappelle pas son nom) m'a demandé
comment ça s'appelait, un motif d'orchestre. Je lui ai répondu, dit la
duchesse les yeux brillants et en éclatant de rire de ses belles lèvres
rouges: «Ça s'appelle un motif d'orchestre. » Eh bien! dans le fond, il
n'était pas content. Ah! mon petit Charles, reprit Mme de Guermantes, ce
que ça peut être ennuyeux de dîner en ville! Il y a des soirs où on
aimerait mieux mourir! Il est vrai que de mourir c'est peut-être tout
aussi ennuyeux puisqu'on ne sait pas ce que c'est. » Un laquais parut.
C'était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge,
jusqu'à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix
apparente. «Est-ce que je devrai prendre ce soir des nouvelles de M. le
marquis d'Osmond? » demanda-t-il.
--Mais jamais de la vie, rien avant demain matin! Je ne veux même pas
que vous restiez ici ce soir. Son valet de pied, que vous connaissez,
n'aurait qu'à venir vous donner des nouvelles et vous dire d'aller nous
chercher. Sortez, allez où vous voudrez, faites la noce, découchez, mais
je ne veux pas de vous ici avant demain matin. Une joie immense déborda
du visage du valet de pied. Il allait enfin pouvoir passer de longues
heures avec sa promise qu'il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu'à
la suite d'une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait
gentiment expliqué qu'il valait mieux ne plus sortir pour éviter de
nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d'avoir enfin sa soirée
libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Elle éprouva
comme un serrement de coeur et une démangeaison de tous les membres à la
vue de ce bonheur qu'on prenait à son insu, en se cachant d'elle, duquel
elle était irritée et jalouse. «Non, Basin, qu'il reste ici, qu'il ne
bouge pas de la maison, au contraire. »
--Mais, Oriane, c'est absurde, tout votre monde est là, vous aurez en
plus, à minuit, l'habilleuse et le costumier pour notre redoute. Il ne
peut servir à rien du tout, et comme seul il est ami avec le valet de
pied de Mama, j'aime mille fois mieux l'expédier loin d'ici.
--Écoutez, Basin, laissez-moi, j'aurai justement quelque chose à lui
faire dire dans la soirée je ne sais au juste à quelle heure. Ne bougez
surtout pas d'ici d'une minute, dit-elle au valet de pied désespéré.
S'il y avait tout le temps des querelles et si on restait peu chez la
duchesse, la personne à qui il fallait attribuer cette guerre constante
était bien inamovible, mais ce n'était pas le concierge; sans doute pour
le gros ouvrage, pour les martyres plus fatigants à infliger, pour les
querelles qui finissent par des coups, la duchesse lui en confiait les
lourds instruments; d'ailleurs jouait-il son rôle sans soupçonner qu'on
le lui eût confié. Comme les domestiques, il admirait la bonté de la
duchesse; et les valets de pied peu clairvoyants venaient, après leur
départ, revoir souvent Françoise en disant que la maison du duc aurait
été la meilleure place de Paris s'il n'y avait pas eu la loge. La
duchesse jouait de la loge comme on joua longtemps du cléricalisme, de
la franc-maçonnerie, du péril juif, etc. . . Un valet de pied entra.
«Pourquoi ne m'a-t-on pas monté le paquet que M. Swann a fait porter?
Mais à ce propos (vous savez que Mama est très malade, Charles), Jules,
qui était allé prendre des nouvelles de M. le marquis d'Osmond, est-il
revenu? »
--Il arrive à l'instant, M. le duc. On s'attend d'un moment à l'autre à
ce que M. le marquis ne passe.
--Ah! il est vivant, s'écria le duc avec un soupir de soulagement. On
s'attend, on s'attend! Satan vous-même. Tant qu'il y a de la vie il y a
de l'espoir, nous dit le duc d'un air joyeux. On me le peignait déjà
comme mort et enterré. Dans huit jours il sera plus gaillard que moi.
--Ce sont les médecins qui ont dit qu'il ne passerait pas la soirée.
L'un voulait revenir dans la nuit. Leur chef a dit que c'était inutile.
M. le marquis devrait être mort; il n'a survécu que grâce à des
lavements d'huile camphrée.
--Taisez-vous, espèce d'idiot, cria le duc au comble de la colère.
Qu'est-ce qui vous demande tout ça? Vous n'avez rien compris à ce qu'on
vous a dit.
--Ce n'est pas à moi, c'est à Jules.
--Allez-vous vous taire? hurla le duc, et se tournant vers Swann: «Quel
bonheur qu'il soit vivant! Il va reprendre des forces peu à peu. Il est
vivant après une crise pareille. C'est déjà une excellente chose. On ne
peut pas tout demander à la fois. Ça ne doit pas être désagréable un
petit lavement d'huile camphrée. » Et le duc, se frottant les mains: «Il
est vivant, qu'est-ce qu'on veut de plus? Après avoir passé par où il a
passé, c'est déjà bien beau. Il est même à envier d'avoir un tempérament
pareil. Ah! les malades, on a pour eux des petits soins qu'on ne prend
pas pour nous. Il y a ce matin un bougre de cuisinier qui m'a fait un
gigot à la sauce béarnaise, réussie à merveille, je le reconnais, mais
justement à cause de cela, j'en ai tant pris que je l'ai encore sur
l'estomac. Cela n'empêche qu'on ne viendra pas prendre de mes nouvelles
comme de mon cher Amanien. On en prend même trop. Cela le fatigue. Il
faut le laisser souffler. On le tue, cet homme, en envoyant tout le
temps chez lui. »
--Eh bien! dit la duchesse au valet de pied qui se retirait, j'avais
demandé qu'on montât la photographie enveloppée que m'a envoyée M.
Swann.
--Madame la duchesse, c'est si grand que je ne savais pas si ça
passerait dans la porte. Nous l'avons laissé dans le vestibule. Est-ce
que madame la duchesse veut que je le monte?
--Eh bien! non, on aurait dû me le dire, mais si c'est si grand, je le
verrai tout à l'heure en descendant.
--J'ai aussi oublié de dire à madame la duchesse que Mme la comtesse
Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.
--Comment, ce matin? dit la duchesse d'un air mécontent et trouvant
qu'une si jeune femme ne pouvait pas se permettre de laisser des cartes
le matin.
--Vers dix heures, madame la duchesse.
--Montrez-moi ces cartes.
--En tout cas, Oriane, quand vous dites que Marie a eu une drôle d'idée
d'épouser Gilbert, reprit le duc qui revenait à sa conversation
première, c'est vous qui avez une singulière façon d'écrire l'histoire.
Si quelqu'un a été bête dans ce mariage, c'est Gilbert d'avoir justement
épousé une si proche parente du roi des Belges, qui a usurpé le nom de
Brabant qui est à nous. En un mot nous sommes du même sang que les
Hesse, et de la branche aînée. C'est toujours stupide de parler de soi,
dit-il en s'adressant à moi, mais enfin quand nous sommes allés non
seulement à Darmstadt, mais même à Cassel et dans toute la Hesse
électorale, les landgraves ont toujours tous aimablement affecté de nous
céder le pas et la première place, comme étant de la branche aînée.
--Mais enfin, Basin, vous ne me raconterez pas que cette personne qui
était major de tous les régiments de son pays, qu'on fiançait au roi de
Suède. . .
--Oh! Oriane, c'est trop fort, on dirait que vous ne savez pas que le
grand-père du roi de Suède cultivait la terre à Pau quand depuis neuf
cents ans nous tenions le haut du pavé dans toute l'Europe.
--Ça m'empêche pas que si on disait dans la rue: «Tiens, voilà le roi de
Suède», tout le monde courrait pour le voir jusque sur la place de la
Concorde, et si on dit: «Voilà M. de Guermantes», personne ne sait qui
c'est.
--En voilà une raison!
--Du reste, je ne peux pas comprendre comment, du moment que le titre
de duc de Brabant est passé dans la famille royale de Belgique, vous
pouvez y prétendre.
Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt
avec ce qu'elle avait laissé comme carte.
