Mais
cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente
chez elle.
cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente
chez elle.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
C'est un Monsieur qui a
une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la
police l'a à l'œil et c'est du reste ce qui peut lui arriver de plus
heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des
apaches», ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme
de Duras lui revenait et dans la rage dont elle s'enivrait, elle
cherchait à aggraver encore les blessures qu'elles faisaient au
malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce
soir. «Du reste, même matériellement, il ne peut vous servir à rien,
il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font
chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur
musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est
hypothéqué, hôtel, château, etc. ». Morel ajouta d'autant plus
aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour
confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de
valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un
sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées Bonapartistes.
Déjà, dans l'esprit rusé de Morel, avait germé une combinaison
analogue à ce qu'on appela au XVIIIe siècle le renversement des
alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il
retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se
chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait
échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous
auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements.
D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités du fait de Morel, quand
Jupien en pleurant raconta ses malheurs au Baron, celui-ci, non moins
malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle
prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle
d'Oléron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et
faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien
et laissèrent indifférente sa nièce car elle aimait toujours Morel,
lequel, par sottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique
quand Jupien était absent. «Qu'est-ce que vous avez, disait-il en
riant, avec vos yeux cernés? Des chagrins d'amour? Dame, les années se
suivent et ne se ressemblent pas. Après tout on est bien libre
d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si cela
n'est pas à votre pied. . . » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle
pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas
toujours bien les larmes qu'on fait verser.
Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la
soirée Verdurin que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où
nous en étions. «Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en
réponse à Mme Verdurin. » «Naturellement on ne vous le dit pas en
face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire,
reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne
s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux
bien croire que vous l'ignorez et pourtant on ne se gêne guère.
Demandez à Ski ce qu'on disait l'autre jour chez Chevillard à deux pas
de nous quand vous êtes entré dans ma loge. C'est-à-dire qu'on vous
montre du doigt. Je vous dirai que pour moi je n'y fais pas autrement
attention, ce que je trouve surtout c'est que ça rend un homme
prodigieusement ridicule et qu'il est la risée de tous pour toute sa
vie. » «Je ne sais pas comment vous remercier, dit Charlie du ton dont
on le dit à un dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans
qu'on ait voulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui
vous a forcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous a
dit: «Vous ne pouvez pas empocher ça. » «Je pense que vous avez du
caractère, que vous êtes un homme, répondit Mme Verdurin, et que vous
saurez parler haut et clair quoiqu'il dise à tout le monde que vous
n'oseriez pas, qu'il vous tient. » Charlie, cherchant une dignité
d'emprunt pour couvrir la sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire,
pour l'avoir lu ou bien entendu dire, et proclama aussitôt: «Je n'ai
pas été élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir je romprai avec
M. de Charlus. La Reine de Naples est bien partie, n'est-ce pas? . . . Sans
cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé. . . » «Ce n'est
pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, dit Mme Verdurin,
désireuse de ne pas désorganiser le petit noyau. Il n'y a pas
d'inconvénients à ce que vous le voyiez ici, dans notre petit groupe,
où vous êtes apprécié, où on ne dira pas de mal de vous. Mais
exigez votre liberté, et puis ne vous laissez pas traîner par lui chez
toutes ces pécores qui sont aimables par devant; j'aurais voulu que
vous entendiez ce qu'elles disaient par derrière. D'ailleurs n'en ayez
pas de regrets, non seulement vous vous enlevez une tache qui vous
resterait toute la vie, mais au point de vue artistique, même s'il n'y
avait pas cette honteuse présentation par Charlus, je vous dirais que
de vous galvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous
donnerait un air pas sérieux, une réputation d'amateur, de petit
musicien de salon qui est terrible à votre âge. Je comprends que pour
toutes ces belles dames, c'est très commode de rendre des politesses à
leurs amies en vous faisant venir à l'œil, mais c'est votre avenir
d'artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux. Vous
parliez de la Reine de Naples,--qui est partie, car elle avait une
soirée,--celle-là, c'est une brave femme, et je vous dirai que je
crois qu'elle fait peu de cas de Charlus et que c'est surtout pour moi
qu'elle venait. Oui, oui, je sais qu'elle avait envie de nous
connaître, M. Verdurin et moi. Cela c'est un endroit où vous pourrez
jouer. Et puis je vous dirai qu'amené par moi que les artistes
connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours été très gentils,
qu'ils considèrent un peu comme des leurs, comme leur Patronne, c'est
tout différent. Mais gardez-vous surtout comme du feu d'aller chez Mme
de Duras! N'allez pas faire une boulette pareille! Je connais des
artistes qui sont venus me faire leurs confidences sur elle. Ils savent
qu'ils peuvent se fier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu'elle
savait prendre subitement, en donnant à ses traits un air de modestie,
à ses yeux un charme appropriés, ils viennent comme ça me raconter
leurs petites histoires; ceux qu'on prétend le plus silencieux, ils
bavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vous dire ce
qu'ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disait toujours: Il n'y a
que Mme Verdurin qui sache les faire parler. Eh! bien vous savez, tous,
mais je vous dis exception, je les ai vus pleurer d'avoir été jouer
chez Mme de Duras. Ce n'est pas seulement les humiliations qu'elle
s'amuse à leur faire faire par ses domestiques, mais ils ne pouvaient
plus trouver d'engagement nulle part. Les directeurs disaient: «Ah! oui
c'est celui qui joue chez Mme de Duras. » C'était fini. Il n'y a rien
pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez les gens du monde ça
ne donne pas l'air sérieux, on peut avoir tout le talent qu'on veut,
c'est triste à dire, mais il suffit d'une Mme de Duras pour vous donner
la réputation d'un amateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous
comprenez que je les connais, depuis quarante ans que je les fréquente,
que je les lance, que je m'intéresse à eux, eh! bien, vous savez, pour
eux, quand ils ont dit un amateur, ils ont tout dit. Et au fond on
commençait à le dire de vous. Ce que de fois j'ai été obligée de me
gendarmer, d'assurer que vous ne joueriez pas dans tel salon ridicule!
Savez-vous ce qu'on me répondait: «Mais il sera bien forcé, Charlus
ne le consultera même pas, il ne lui demande pas son avis». Quelqu'un
a cru lui faire plaisir en lui disant: Nous admirons beaucoup votre ami
Morel. Savez-vous ce qu'il a répondu avec cet air insolent que vous
connaissez: «Mais comment voulez-vous qu'il soit mon ami, nous ne
sommes pas de la même classe, dites qu'il est ma créature, mon
protégé. » À ce moment s'agitait sous le front bombé de la Déesse
musicienne la seule chose que certaines personnes ne peuvent pas
conserver pour elles, un mot qu'il est non seulement abject, mais
imprudent de répéter. Mais le besoin de le répéter est plus fort que
l'honneur, que la prudence. C'est à ce besoin que, après quelques
mouvements convulsifs du front sphérique et chagrin, céda la patronne:
«On a même répété à mon mari qu'il avait dit: mon domestique, mais
cela je ne peux pas l'affirmer» ajouta-t-elle. C'est un besoin pareil
qui avait contraint M. de Charlus, peu après avoir juré à Morel que
personne ne saurait jamais d'où il était sorti, à dire à Mme
Verdurin: «C'est le fils d'un valet de chambre. » Un besoin pareil
encore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler de
personnes en personnes qui se le confieraient sous le sceau d'un secret,
qui serait promis et non gardé, comme elles avaient fait elles-mêmes.
Ces mots finiraient, comme au jeu du furet, par revenir à Mme Verdurin,
la brouillant avec l'intéressé qui aurait fini par l'apprendre. Elle
le savait, mais ne pouvait retenir le mot qui lui brûlait la langue.
«Domestique» ne pouvait d'ailleurs que froisser Morel. Elle dit
pourtant «domestique» et si elle ajouta qu'elle ne pouvait l'affirmer,
ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâce à cette
nuance et pour montrer de l'impartialité. Cette impartialité qu'elle
montrait, la toucha elle-même tellement, qu'elle commença à parler
tendrement à Charlie: «Car voyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais
pas de reproches, il vous entraîne dans son abîme, c'est vrai, mais ce
n'est pas sa faute, puisqu'il y roule lui-même, puisqu'il y roule,
répéta-t-elle assez fort, ayant été émerveillée de la justesse de
l'image qui était partie si vite que son attention ne la rattrapait que
maintenant et tâchait de la mettre en valeur. Non, ce que je lui
reproche, dit-elle d'un ton tendre,--comme une femme ivre de son
succès--, c'est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des
choses qu'on ne dit pas à tout le monde. Ainsi tout à l'heure, il a
parié qu'il allait vous faire rougir de plaisir, en vous annonçant
(par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous
empêcher de l'avoir) que vous auriez la croix de la Légion d'honneur.
Cela passe encore, quoique je n'aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle
d'un air délicat et digne, qu'on dupe ses amis, mais vous savez il y a
des riens qui nous font de la peine. C'est, par exemple, quand il nous
raconte en se tordant que, si vous désirez la croix, c'est pour votre
oncle et que votre oncle était larbin. » «Il vous a dit cela»,
s'écria Charlie croyant, d'après ces mots habilement rapportés, à la
vérité de tout ce qu'avait dit Mme Verdurin! Mme Verdurin fut inondée
de la joie d'une vieille maîtresse qui, sur le point d'être lâchée
par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être
n'avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une
sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore,
une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et
préserver son bonheur, à «brouiller les cartes» dans le petit clan,
faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres, sans qu'elle eût le
temps d'en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles,
sinon rigoureusement exactes. «Il nous l'aurait dit à nous seuls que
cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu'il faut prendre
et laisser de ce qu'il dit, et puis il n'y a pas de sot métier, vous
avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez, mais qu'il aille faire
tordre avec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin la citait exprès parce
qu'elle savait que Charlie aimait Mme de Portefin) c'est ce qui nous
rend malheureux: mon mari me disait en l'entendant: «J'aurais mieux
aimé recevoir une gifle. » Car il vous aime autant que moi vous savez,
Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s'appelait Gustave). Au fond
c'est un sensible. » «Mais je ne t'ai jamais dit que je l'aimais,
murmura M. Verdurin faisant le bourru bienfaisant. C'est le Charlus qui
l'aime. » «Oh! non, maintenant je comprends la différence, j'étais
trahi par un misérable et vous, vous êtes bon, s'écria avec
sincérité Charlie. » «Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder sa
victoire car elle sentait ses mercredis sauvés, sans en abuser,
misérable est trop dire; il fait du mal, beaucoup de mal,
inconsciemment; vous savez cette histoire de Légion d'honneur n'a pas
duré très longtemps. Et il me serait désagréable de vous répéter
tout ce qu'il a dit sur votre famille», dit Mme Verdurin qui eût été
bien embarrassée de le faire. «Oh! cela a beau n'avoir duré qu'un
instant, cela prouve que c'est un traître», s'écria Morel. C'est à
ce moment que nous rentrâmes au salon. «Ah! s'écria M. de Charlus en
voyant que Morel était là et en marchant vers le musicien avec le
genre d'allégresse des hommes qui ont organisé savamment toute la
soirée en vue d'un rendez-vous avec une femme et qui tout enivrés ne
se doutent guère qu'ils ont dressé eux-mêmes le piège où vont les
saisir et devant tout le monde les rosser, des hommes apostés par le
mari. «Eh! bien, enfin, ce n'est pas trop tôt; êtes-vous content,
jeune gloire et bientôt jeune chevalier de la Légion d'honneur? Car
bientôt vous pourrez montrer votre croix» dit M. de Charlus à Morel
d'un air tendre et triomphant, mais par ces mots mêmes de décoration
contresignant les mensonges de Mme Verdurin, qui apparurent une vérité
indiscutable à Morel. «Laissez-moi, je vous défends de m'approcher,
cria Morel au Baron. Vous ne devez pas être à votre coup d'essai, je
ne suis pas le premier que vous essayez de pervertir! » Ma seule
consolation était de penser que j'allais voir Morel et les Verdurin
pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j'avais
essuyé ses colères de fou, personne n'était à l'abri d'elles, un roi
ne l'eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire.
On vit M. de Charlus muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en
comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux
successivement sur toutes les personnes présentes, d'un air
interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins
encore ce qui s'était passé que ce qu'il devait répondre. Pourtant M.
de Charlus possédait toutes les ressources, non seulement de
l'éloquence, mais de l'audace, quand, pris d'une rage qui bouillonnait
depuis longtemps contre quelqu'un, il le clouait de désespoir, par les
mots les plus sanglants, devant les gens du monde scandalisés et qui
n'avaient jamais cru qu'on pût aller si loin. M. de Charlus, dans ces
cas-là, brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses,
dont tout le monde restait tremblant. Mais c'est que dans ces cas-là il
avait l'initiative, il attaquait, il disait ce qu'il voulait (comme
Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur
nom devant lui). Peut-être, ce qui le rendait muet, était-ce,--en
voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne
lui porterait secours--la souffrance présente et l'effroi surtout des
souffrances à venir; ou bien, que ne s'étant pas d'avance par
l'imagination monté la tête et forgé une colère, n'ayant pas de rage
toute prête en mains, il avait été saisi et brusquement frappé, au
moment où il était sans ses armes; (car sensitif, nerveux,
hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave; même,
comme je l'avais toujours cru, et ce qui me le rendait assez
sympathique, un faux méchant: les gens qu'il haïssait, il les
haïssait parce qu'il s'en croyait méprisé; eussent-ils été gentils
pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux, il les eût
embrassés et il n'avait pas les réactions normales de l'homme
d'honneur outragé); ou bien, que dans un milieu qui n'était pas le
sien, il se sentait moins à l'aise et moins courageux qu'il n'eût
été dans le Faubourg. Toujours est-il que dans ce salon qu'il
dédaignait, ce grand seigneur (à qui n'était pas plus essentiellement
inhérente la supériorité sur les roturiers qu'elle ne le fut à tel
de ses ancêtres angoissés devant le tribunal révolutionnaire) ne sut,
dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de
tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu'on
lui faisait, aussi suppliants qu'interrogateurs. Dans une circonstance
si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier:
«Qu'est-ce que cela veut dire, qu'est-ce qu'il y a? » On ne l'entendait
même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu
changé, que ce vieux Monsieur, à qui il arrivait une aventure
désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les
quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque
des premiers âges stylisait l'épouvante des nymphes poursuivies par le
Dieu Pan.
L'ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la
retraite, le mondain à qui on bat froid, l'amoureux éconduit examinent
parfois pendant des mois l'événement qui a brisé leurs espérances;
ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait
d'où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils
voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange
engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y
reconnaître. Les chimistes au moins disposent de l'analyse; les malades
souffrant d'un mal dont ils ne savent pas l'origine peuvent faire venir
le médecin; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées
par le juge d'instruction. Mais les actions déconcertantes de nos
semblables, nous en découvrons rarement les mobiles. Ainsi, M. de
Charlus, pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée à
laquelle nous allons revenir, ne vit dans l'attitude de Charlie qu'une
seule chose claire. Charlie qui avait souvent menacé le Baron de
raconter quelle passion il lui inspirait, avait dû profiter pour le
faire de ce qu'il se croyait maintenant suffisamment «arrivé» pour
voler de ses propres ailes. Et il avait dû tout raconter par pure
ingratitude à Mme Verdurin. Mais comment celle-ci s'était-elle laissé
tromper (car le Baron décidé à nier était déjà persuadé lui-même
que les sentiments qu'on lui reprocherait étaient imaginaires)? Des
amis de Mme Verdurin, peut-être ayant eux-mêmes une passion pour
Charlie, avaient préparé le terrain. En conséquence, M. de Charlus
les jours suivants écrivit des lettres terribles à plusieurs
«fidèles» entièrement innocents et qui le crurent fou; puis il alla
faire à Mme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n'eut
d'ailleurs nullement l'effet qu'il souhaitait. Car d'une part Mme
Verdurin répétait au Baron: «Vous n'avez qu'à ne plus vous occuper
de lui, dédaignez-le, c'est un enfant. » Or le Baron ne soupirait
qu'après une réconciliation. D'autre part, pour amener celle-ci, en
supprimant à Charlie tout ce dont il s'était cru assuré, il demandait
à Mme Verdurin de ne plus le recevoir; ce à quoi elle opposa un refus
qui lui valut des lettres irritées et sarcastiques de M. de Charlus.
Allant d'une supposition à l'autre, le Baron ne fit jamais la vraie, à
savoir que le coup n'était nullement parti de Morel. Il est vrai qu'il
eût pu l'apprendre en lui demandant quelques minutes d'entretien. Mais
il jugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour.
Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a
d'ailleurs presque toujours, attachée à l'idée d'un entretien qui
pourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui, pour quelque
raison que ce soit, nous empêche de nous prêter à cet entretien.
Celui qui s'est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingt
circonstances, fera preuve de fierté la vingt et unième fois, la seule
où il serait utile de ne pas s'entêter dans une attitude arrogante et
de dissiper une erreur qui va s'enracinant chez l'adversaire faute de
démenti. Quant au côté mondain de l'incident, le bruit se répandit
que M. de Charlus avait été mis à la porte de chez les Verdurin au
moment où il cherchait à violer un jeune musicien. Ce bruit fit qu'on
ne s'étonna pas de voir M. de Charlus ne plus reparaître chez les
Verdurin, et quand par hasard il rencontrait quelque part un des
fidèles qu'il avait soupçonnés et insultés, comme celui-ci gardait
rancune au Baron qui lui-même ne lui disait pas bonjour, les gens ne
s'étonnaient pas, comprenant que personne dans le petit clan ne voulût
plus saluer le Baron.
Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les paroles que
venait de prononcer Morel et l'attitude de la Patronne, prenait la pose
de la nymphe en proie à la terreur panique, M. et Mme Verdurin
s'étaient retirés vers le premier salon, comme en signe de rupture
diplomatique, laissant seul M. de Charlus, tandis que sur l'estrade
Morel enveloppait son violon: «Tu vas nous raconter comment cela s'est
passé, dit avidement Mme Verdurin à son mari. » «Je ne sais pas ce
que vous lui avez dit, il avait l'air tout ému, dit Ski, il a des
larmes dans les yeux. » Feignant de ne pas avoir compris: «Je crois que
ce que j'ai dit lui a été tout à fait indifférent», dit Mme
Verdurin par un de ces manèges qui ne trompent pas du reste tout le
monde et pour forcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait,
pleurs qui enivraient la Patronne de trop d'orgueil pour qu'elle voulût
risquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, les
ignorât. «Mais non, ce ne lui a pas été indifférent, puisque je
voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux», dit le
sculpteur sur un ton bas et souriant de confidence malveillante, tout en
regardant de côté pour s'assurer que Morel était toujours sur
l'estrade et ne pouvait pas écouter la conversation. Mais il y avait
une personne qui l'entendait et dont la présence, aussitôt qu'on
l'aurait remarquée, allait rendre à Morel une des espérances qu'il
avait perdues. C'était la Reine de Naples, qui, ayant oublié son
éventail, avait trouvé plus aimable, en quittant une autre soirée où
elle s'était rendue, de venir le rechercher elle-même. Elle était
entrée tout doucement, comme confuse, s'apprêtant à s'excuser, et à
faire une courte visite maintenant qu'il n'y avait plus personne. Mais
on ne l'avait pas entendue entrer dans le feu de l'incident qu'elle
avait compris tout de suite et qui l'enflamma d'indignation. «Ski dit
qu'il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela? Je n'ai pas
vu de larmes. Ah! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la
crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n'en
mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses
jambes, il va s'étaler», dit-elle avec un ricanement sans pitié. À
ce moment Morel accourut vers elle: «Est-ce que cette dame n'est pas la
Reine de Naples? demanda-t-il (bien qu'il sût que c'était elle) en
montrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce qui
vient de se passer, je ne peux plus, hélas! demander au Baron de me
présenter. » «Attendez, je vais le faire», dit Mme Verdurin, et
suivie de quelques fidèles, mais non de moi et de Brichot qui nous
empressâmes d'aller demander nos affaires et de sortir, elle s'avança
vers la Reine qui causait avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la
réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la Reine
de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la
souveraine. Mais nous nous représentons l'avenir comme un reflet du
présent projeté dans un espace vide, tandis qu'il est le résultat
souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart. Il
n'y avait pas une heure de cela et M. de Charlus eût tout donné pour
que Morel ne fût pas présenté à la Reine. Mme Verdurin fit une
révérence à la Reine. Voyant que celle-ci n'avait pas l'air de la
reconnaître: «Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît
pas. » «Très bien», dit la Reine en continuant si naturellement à
parler à M. de Charlus et d'un air si parfaitement absent que Mme
Verdurin douta si c'était à elle que s'adressait ce «très bien»
prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à
M. de Charlus, au milieu de sa douleur d'amant, un sourire de
reconnaissance expert et friand en matière d'impertinence. Morel voyant
de loin les préparatifs de la présentation s'était rapproché. La
Reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était
fâchée, mais seulement parce qu'il ne faisait pas face plus
énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour
lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de
simplicité qu'elle leur avait témoignée, il y a quelques heures, et
l'insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux, prenaient
leur source au même point de son cœur. La Reine, en femme pleine de
bonté, concevait la bonté d'abord sous la forme de l'inébranlable
attachement aux gens qu'elle aimait, aux siens, à tous les princes de
sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les
gens de la Bourgeoisie ou du humble peuple qui savaient respecter ceux
qu'elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments. C'était en tant
qu'à une femme douée de ces bons instincts qu'elle avait manifestée de
la sympathie à Mme Verdurin. Et sans doute, c'est là une conception
étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté.
Mais
cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente
chez elle. Les anciens n'aimaient pas moins fortement le groupement
humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n'excédait pas les
limites de la cité, ni les hommes d'aujourd'hui la patrie, que ceux qui
aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j'ai eu
l'exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n'ont
jamais pu décider à faire partie d'aucune œuvre philanthropique,
d'aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je
suis loin de dire qu'elle ait eu raison de n'agir que quand son cœur
avait d'abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques,
aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d'amour
et de générosité, mais je sais bien que celles-là, comme celles de
ma grand'mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout
ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer. Le
cas de la Reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il
faut reconnaître que les êtres sympathiques n'étaient pas du tout
conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski
qu'Albertine avaient pris dans ma bibliothèque et accaparés,
c'est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs,
ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin
assassins. D'ailleurs les extrêmes se rejoignent, puisque l'homme
noble, le proche, le parent outragé que la Reine voulait défendre,
était M. de Charlus, c'est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les
parentés qu'il avait avec la Reine, quelqu'un dont la vertu s'entourait
de beaucoup de vices. «Vous n'avez pas l'air bien, mon cher cousin,
dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu'il
vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. Puis levant
fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se
trouvaient alors Mme Verdurin et Morel), vous savez qu'autrefois à
Gaëte il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de
rempart. » Et c'est ainsi, emmenant à son bras le Baron et sans s'être
laissé présenter Morel que sortit la glorieuse sœur de l'Impératrice
Élisabeth. On pouvait croire avec le caractère terrible de M. de
Charlus, les persécutions dont il terrorisait jusqu'à ses parents,
qu'il allait à la suite de cette soirée déchaîner sa fureur et
exercer des représailles contre les Verdurin. Nous avons vu pourquoi il
n'en fut rien tout d'abord. Puis le Baron, ayant pris froid à quelque
temps de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses qui furent
très fréquentes alors, fut longtemps jugé par ses médecins, et se
jugea lui-même, comme à deux doigts de la mort, et resta plusieurs
mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplement une métastase
physique, et le remplacement par un mal différent de la névrose qui
l'avait jusque-là fait s'oublier jusque dans des orgies de colère? Car
il est trop simple de croire que n'ayant jamais pris au sérieux, du
point de vue social, les Verdurin, mais ayant fini par comprendre le
rôle qu'ils avaient joué, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses
pairs; trop simple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout
propos contre des ennemis imaginaires et inoffensifs deviennent au
contraire inoffensifs dès que quelqu'un prend contre eux l'offensive,
et qu'on les calme mieux en leur jetant de l'eau froide à la figure
qu'en tâchant de leur démontrer l'inanité de leurs griefs. Ce n'est
probablement pas dans une métastase qu'il faut chercher l'explication
de cette absence de rancune, mais bien plutôt dans la maladie
elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au Baron qu'il lui
restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi
mourant. Nous parlions d'offensive; même celles qui n'auront que des
effets posthumes, requièrent, si on les veut «monter» convenablement,
le sacrifice d'une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de
Charlus pour l'activité d'une préparation. On parle souvent d'ennemis
mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l'article
de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare,
excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C'est au contraire
au moment où on n'a plus rien à perdre, qu'on ne s'embarrasse pas des
risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L'esprit de
vengeance fait partie de la vie, il nous abandonne le plus
souvent--malgré des exceptions qui, au sein d'un même caractère, on
le verra, sont d'humaines contradictions,--au seuil de la mort. Après
avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop
fatigué, se retournait contre son mur et ne pensait plus à rien. S'il
se taisait souvent ainsi, ce n'est pas qu'il eût perdu son éloquence.
Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des
violences qu'elle avait ornées si souvent, ce n'était plus qu'une
éloquence quasi mystique qu'embellissaient des paroles de douceur, des
paroles de l'Évangile, une apparente résignation à la mort. Il
parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le
faisait taire. Cette chrétienne douceur où s'était transposée sa
magnifique violence (comme en Esther le génie si différent
d'Andromaque) faisait l'admiration de ceux qui l'entouraient. Elle eût
fait celle des Verdurin eux-mêmes qui n'auraient pu s'empêcher
d'adorer un homme que ses défauts leur avait fait haïr. Certes des
pensées qui n'avaient de chrétien que l'apparence surnageaient. Il
implorait l'Archange Gabriel de venir lui annoncer comme au prophète
dans combien de temps lui viendrait le Messie. Et s'interrompant d'un
doux sourire douloureux, il ajoutait: «Mais il ne faudrait pas que
l'Archange me demandât, comme à Daniel, de patienter «sept semaines
et soixante-deux semaines», car je serai mort avant». Celui qu'il
attendait ainsi était Morel. Aussi demandait-il à l'Archange Raphaël
de le lui ramener comme le jeune Tobie. Et mêlant des moyens plus
humains (comme les Papes malades qui, tout en faisant dire des messes,
ne négligent pas de faire appeler leur médecin), il insinuait à ses
visiteurs que si Brichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie,
peut-être l'Archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue
comme au père de Tobie ou comme dans la piscine probatique de
Bethsaïda. Mais malgré ces retours humains, la pureté morale des
propos de M. de Charlus n'en était pas moins devenue délicieuse.
Vanité, médisance, folie de méchanceté et d'orgueil, tout cela avait
disparu. Moralement M. de Charlus s'était élevé bien au-dessus du
niveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur la
réalité duquel son art oratoire était du reste capable de tromper
quelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparut avec
la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlus redescendit sa
pente avec une vitesse que nous verrons progressivement croissante. Mais
l'attitude des Verdurin envers lui n'était déjà plus qu'un souvenir
un peu éloigné que des colères plus immédiates empêchèrent de se
raviver.
Pour revenir en arrière à la soirée Verdurin, quand les maîtres de
la maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme: «Tu sais où est
allé Cottard? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se
rattraper a échoué. En arrivant chez lui tout à l'heure après nous
avoir quittés, en apprenant qu'il n'avait plus un franc et qu'il avait
près d'un million de dettes, Saniette a eu une attaque,» «Mais aussi
pourquoi a-t-il joué, c'est idiot, il est l'être le moins fait pour
ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes et lui était destiné
à se laisser rouler, par tout le monde. » «Mais bien entendu il y a
longtemps que nous savons qu'il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin
le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte
par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère; ses
parents ne l'aiment pas, ce n'est pas Forcheville qui fera quelque chose
pour lui. Alors j'avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise,
mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu'il ne
s'aperçoive pas trop de sa ruine, qu'il puisse se soigner chez lui. »
«Je suis tout à fait de ton avis, c'est très bien de ta part d'y
avoir pensé. Mais tu dis «chez lui»; cet imbécile a gardé un
appartement trop cher, ce n'est plus possible, il faudrait lui louer
quelque chose avec deux pièces. Je crois qu'actuellement il a encore un
appartement de six à sept mille francs. » «Six mille cinq cents. Mais
il tient beaucoup à son chez lui. En somme il a eu une première
attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons
que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me
semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions par exemple cette
année, au lieu de relouer la Raspelière, prendre quelque chose de plus
modeste. Avec nos revenus, il me semble que sacrifier chaque année dix
mille francs pendant trois ans ce n'est pas impossible. » «Soit,
seulement l'ennui c'est que ça se saura, ça obligera à le faire pour
d'autres. » «Tu peux croire que j'y ai pensé. Je ne le ferai qu'à a
condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n'ai pas envie
que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain.
Pas de philanthropie! Ce qu'on pourrait faire c'est de lui dire que cela
lui a été laissé par la Princesse Sherbatof. » «Mais le croira-t-il?
Elle a consulté Cottard pour son testament. » «À l'extrême rigueur
on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l'habitude du secret
professionnel, il gagne énormément d'argent, ce ne sera jamais un de
ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même
peut-être se charger de dire que c'est lui que la Princesse
avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions
même pas. Ça éviterait l'embêtement des scènes de remerciement, des
manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait
évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu'ils
désiraient éviter. Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce
n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans
certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses
agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant
les intéressés sans être compris! Ce genre d'expressions est
généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la
famille. Dans une famille juive par exemple ce sera un terme rituel
détourné de son sens, et peut-être le seul mot hébreu que la
famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très
fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien
que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans
une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le
français, ce sera un mot espagnol. Et, à la génération suivante, le
mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfant. On se rappellera
bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui
servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants
ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol,
de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais
appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un
mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un
grand oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même
terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu
restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement
sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale,
plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle, donne à ceux
qui en usent entre eux, un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une
certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé: «Mais si Cottard
en parle», objecta Mme Verdurin. «Il n'en parlera pas. »--Il en parla,
à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années
plus tard à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir
pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à
l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger,
d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce
qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser
de bon; sans doute la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour
toutes, reviendra, mais l'âme est bien plus riche que cela, a bien
d'autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont
nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'ils ont eu.
Ensuite à un point de vue plus personnel cette révélation de Cottard
n'eût pas été sans effet sur moi, parce qu'en changeant mon opinion
des Verdurin, cette révélation, s'il me l'eût faite plus tôt, eût
dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin
pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être
à tort du reste, car si M. Verdurin,--que je croyais de plus en plus le
plus méchant des hommes,--avait des vertus, il n'en était pas moins
taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination
dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges,
devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre
entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le
renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de
désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas
dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni
scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle, où
subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand'tante
existait probablement chez lui par ce fait, avant que je la connusse,
comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au
moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face
nouvelle insoupçonnée; et je conclus à la difficulté de présenter
une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des
passions. Car il ne change pas moins qu'elles et si on veut clicher ce
qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement
des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder
l'immobilité mais bouge) à l'objectif déconcerté.
CHAPITRE TROISIÈME
_Disparition d'Albertine_
Voyant l'heure, et craignant qu'Albertine ne s'ennuyât, je demandai à
Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu'il voulût bien d'abord
me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me
félicita de rentrer ainsi directement, (ne sachant pas qu'une jeune
fille m'attendait à la maison), et de finir aussi tôt, et avec tant de
sagesse, une soirée dont, bien au contraire, je n'avais en réalité
fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de
Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le
professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours:
«Je ne répète jamais rien», parler de lui et de sa vie sans la
moindre réticence. Et l'étonnement indigné de Brichot n'eût
peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit: «On
m'a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait en effet du
goût pour M. de Charlus et, s'il avait eu à se reporter à quelque
conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plutôt les
sentiments de sympathie qu'il avait éprouvés à l'égard du Baron,
pendant qu'il disait de lui les mêmes choses qu'en disait tout le
monde, que ces choses elles-mêmes. Il n'aurait pas cru mentir en
disant: «Moi qui parle de vous avec tant d'amitié», puisqu'il
ressentait quelque amitié, pendant qu'il parlait de M. de Charlus.
Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l'universitaire
demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir
des spécimens réels de ce qu'il avait pu croire longtemps une
invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième
églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque
fonds de réalité, trouvait sur le tard à causer avec Charlus un peu
du plaisir qu'il savait que ses maîtres, M. Mérimée et M. Renan, son
collègue M. Maspéro avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en
Palestine, en Egypte, à reconnaître dans les paysages et les
populations actuelles de l'Espagne, de la Palestine et de l'Égypte, le
cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu'eux-mêmes dans
les livres avaient étudiées. «Soit dit sans offenser ce preux de
haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il
est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme
satanique avec une verve un tantinet charentonnesque et une obstination,
j'allais dire une candeur, de blanc d'Espagne et d'émigré. Je vous
assure que, si j'ose m'exprimer comme Mgr d'Hulst, je ne m'embête pas
les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre
Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa
race, et, en toute innocence sodomiste, s'est croisé. » J'écoutais
Brichot et je n'étais pas seul avec lui. Ainsi que du reste cela
n'avait pas cessé depuis que j'avais quitté la maison, je me sentais,
si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce
moment dans sa chambre. Même quand je causais avec l'un ou avec l'autre
chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j'avais
d'elle cette notion vague qu'on a de ses propres membres, et s'il
m'arrivait de penser à elle, c'était, comme on pense, avec l'ennui
d'être lié par un entier esclavage, à son propre corps. «Et quelle
potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries
du Lundi, que la conversation de cet apôtre. Songez que j'ai appris par
lui que le traité d'éthique où j'ai toujours révéré la plus
fastueuse construction morale de notre époque avait été inspiré à
notre vénérable collègue X, par un jeune porteur de dépêches.
N'hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous
livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a
témoigné en cela de plus de respect humain, ou si vous aimez mieux de
moins de gratitude, que Phidias qui inscrivit le nom de l'athlète qu'il
aimait sur l'anneau de son Jupiter Olympien. Le Baron ignorait cette
dernière histoire. Inutile de vous dire qu'elle a charmé son
orthodoxie. Vous imaginez aisément que chaque fois que j'argumenterai
avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouverai à sa
dialectique, d'ailleurs fort subtile, le surcroît de saveur que de
piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l'œuvre
insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue dont
la sagesse est d'or, mais qui possédait peu d'argent, le
télégraphiste a passé aux mains du Baron «en tout bien tout
honneur»; (il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan
est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une
place aux colonies, d'où celui-ci, qui a l'âme reconnaissante, lui
envoie de temps à autre d'excellents fruits. Le Baron en offre à ses
hautes relations; des ananas du jeune homme figurèrent tout
dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin
qui à ce moment n'y mettait pas malice: «Vous avez donc un oncle ou un
neveu d'Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils! »
J'avoue que si j'avais alors su la vérité je les eusse mangés avec
une certaine gaieté en me récitant in petto le début d'une ode
d'Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme comme mon collègue
Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la
conversation du Baron une idée singulièrement plus vivante et plus
savoureuse des écrivains du siècle d'Auguste. Ne parlons même pas de
ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu'aux Grecs, bien que
j'aie dit à cet excellent M. de Charlus qu'auprès de lui je me faisais
l'effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire j'avais singulièrement
grandi l'échelle des deux personnages et, comme dit Lafontaine, mon
exemple était tiré «d'animaux plus petits». Quoiqu'il en soit vous
ne supposez pas j'imagine que le Baron ait été froissé. Jamais je ne
le vis si ingénument heureux. Une ivresse d'enfant le fit déroger à
son flegme aristocratique. «Quels flatteurs que tous ces sorbonnards,
s'écriait-il avec ravissement! Dire qu'il faut que j'aie attendu
d'être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie! Un vieux
tableau comme moi! Ô ma jeunesse! » J'aurais voulu que vous le vissiez
disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge,
musqué comme un petit maître. Au demeurant, sous ses hantises de
généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je
serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m'a
étonné, c'est la façon dont le jeune homme s'est rebiffé. Il avait
pourtant pris, depuis quelque temps, en face du Baron, des manières de
séide, des façons de leude qui n'annonçaient guère cette
insurrection. J'espère qu'en tout cas, même si (_Dii omen alertant_)
le Baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s'étendrait
pas jusqu'à moi. Nous avons l'un et l'autre trop de profit à
l'échange que nous faisons de mon faible savoir contre son expérience.
(On verra que si M. Charlus, après avoir vainement souhaité qu'il lui
ramena Morel, ne témoigna pas de violente rancune à Brichot, du moins
sa sympathie pour l'universitaire tomba assez complètement pour lui
permettre de le juger sans aucune indulgence. ) Et je vous jure bien que
l'échange est si inégal que quand le Baron me livre ce que lui a
enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre
Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le
songe de la vie. »
Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour
donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre
de la chambre d'Albertine, cette fenêtre, autrefois toujours noire, le
soir, quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique
de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut
en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était
clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images
précises, toutes proches et en possession desquelles j'allais entrer
tout à l'heure, autant il était invisible pour Brichot resté dans la
voiture, presque aveugle, et autant il eût d'ailleurs été
incompréhensible pour lui même voyant, puisque, comme les amis qui
venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de
promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille toute à moi
attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je
restai un instant seul sur le trottoir. Certes ces lumineuses rayures
que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes
superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une
solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais
derrière elles, en un trésor insoupçonné des autres que j'avais
caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, trésor si l'on
veut, mais trésor en échange duquel j'avais aliéné la liberté, la
solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même
si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à
des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à
Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin de Paris nocturne.
Mais maintenant ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure
des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus
sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour se trouver seul, et,
après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors
l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de la chercher en
soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les
Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais,
en qui je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un
instant le loisir de penser à moi ni même la peine, puisqu'elle serait
auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière
fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je
serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui
allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une
servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.
Nos fiançailles avaient pris une allure de procès et donnaient à
Albertine la timidité d'une coupable. Maintenant elle changeait la
conversation quand il s'agissait de personnes, hommes ou femmes, qui ne
fussent pas de vieilles gens. C'est quand elle ne soupçonnait pas
encore que j'étais jaloux d'elle que j'aurais dû lui demander ce que
je voulais savoir. Il faut profiter de ce temps-là. C'est alors que
notre amie nous dit ses plaisirs et même les moyens à l'aide desquels
elle les dissimule aux autres. Elle ne m'eût plus avoué maintenant
comme elle avait fait à Balbec (moitié parce que c'était vrai,
moitié pour s'excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse
pour moi, car je la fatiguais déjà alors, et elle avait vu par ma
gentillesse pour elle qu'elle n'avait pas besoin de m'en montrer autant
qu'aux autres pour en obtenir plus que d'eux), elle ne m'aurait plus
avoué maintenant comme alors: «Je trouve ça stupide de laisser voir
qu'on aime, moi c'est le contraire, dès qu'une personne me plaît, j'ai
l'air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. »
Comment, c'était la même Albertine d'aujourd'hui, avec ses
prétentions à la franchise et d'être indifférente à tous qui
m'avait dit cela! Elle ne m'eût plus énoncé cette règle maintenant!
Elle se contentait quand elle causait avec moi de l'appliquer en me
disant de telle ou telle personne qui pouvait m'inquiéter: «Ah! je ne
sais pas, je ne l'ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de
temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais
apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l'on
connaisse la réalité qu'ils sont chargés de dénaturer, d'innocenter,
dénonce déjà comme étant des mensonges.
Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle me soupçonnât d'être jaloux
d'elle, préoccupé de tout ce qu'elle faisait. Les seules paroles,
assez anciennes il est vrai, que nous avions échangées relativement à
la jalousie semblaient prouver le contraire. Je me rappelais que, par un
beau soir de clair de lune, au début de nos relations, une des
premières fois où je l'avais reconduite et où j'eusse autant aimé ne
pas le faire et la quitter pour courir après d'autres, je lui avais
dit: «Vous savez, si je vous propose de vous ramener, ce n'est pas par
jalousie; si vous avez quelque chose à faire, je m'éloigne
discrètement. » Et elle m'avait répondu: «Oh! je sais bien que vous
n'êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n'ai rien à
faire qu'à être avec vous. » Une autre fois c'était à la
Raspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regard
sur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l'égard
d'Albertine; je lui avais dit: «Eh! bien, il vous a serrée d'assez
près, j'espère. » Et comme j'avais ajouté à demi ironiquement:
«J'ai souffert toutes les tortures de la jalousie,» Albertine, usant
du langage propre, soit au milieu vulgaire d'où elle était sortie,
soit au plus vulgaire encore qu'elle fréquentait: «Quel chineur vous
faites! Je sais bien que vous n'êtes pas jaloux. D'abord vous me l'avez
dit, et puis ça se voit, allez! » Elle ne m'avait jamais dit depuis
qu'elle eût changé d'avis; mais il avait dû pourtant se former en
elle, à ce sujet, bien des idées nouvelles, qu'elle me cachait mais
qu'un hasard pouvait, malgré elle, trahir, car ce soir-là, quand, une
fois rentré, après avoir été la chercher dans sa chambre et l'avoir
amenée dans la mienne, je lui eus dit (avec une certaine gêne que je
ne compris pas moi-même, car j'avais bien annoncé à Albertine que
j'irais dans le monde et je lui avais dit que je ne savais pas où,
peut-être chez Mme de Villeparisis, peut-être chez Mme de Guermantes,
peut-être chez Mme de Cambremer; il est vrai que je n'avais justement
pas nommé les Verdurin): «Devinez d'où je viens: de chez les
Verdurin», j'avais à peine eu le temps de prononcer ces mots
qu'Albertine, la figure bouleversée, m'avait répondu par ceux-ci qui
semblèrent exploser d'eux-mêmes avec une force qu'elle ne put
contenir: «Je m'en doutais.
une sale réputation et qui a de vilaines histoires. Je sais que la
police l'a à l'œil et c'est du reste ce qui peut lui arriver de plus
heureux pour ne pas finir comme tous ses pareils, assassiné par des
apaches», ajouta-t-elle, car en pensant à Charlus le souvenir de Mme
de Duras lui revenait et dans la rage dont elle s'enivrait, elle
cherchait à aggraver encore les blessures qu'elles faisaient au
malheureux Charlie et à venger celles qu'elle-même avait reçues ce
soir. «Du reste, même matériellement, il ne peut vous servir à rien,
il est entièrement ruiné depuis qu'il est la proie de gens qui le font
chanter et qui ne pourront même pas tirer de lui les frais de leur
musique, vous encore moins les frais de la vôtre, car tout est
hypothéqué, hôtel, château, etc. ». Morel ajouta d'autant plus
aisément foi à ce mensonge que M. de Charlus aimait à le prendre pour
confident de ses relations avec des apaches, race pour qui un fils de
valet de chambre, si crapuleux qu'il soit lui-même, professe un
sentiment d'horreur égal à son attachement aux idées Bonapartistes.
Déjà, dans l'esprit rusé de Morel, avait germé une combinaison
analogue à ce qu'on appela au XVIIIe siècle le renversement des
alliances. Décidé à ne jamais reparler à M. de Charlus, il
retournerait le lendemain soir auprès de la nièce de Jupien, se
chargeant de tout arranger. Malheureusement pour lui, ce projet devait
échouer, M. de Charlus ayant le soir même avec Jupien un rendez-vous
auquel l'ancien giletier n'osa manquer malgré les événements.
D'autres, qu'on va voir, s'étant précipités du fait de Morel, quand
Jupien en pleurant raconta ses malheurs au Baron, celui-ci, non moins
malheureux, lui déclara qu'il adoptait la petite abandonnée, qu'elle
prendrait un des titres dont il disposait, probablement celui de Mlle
d'Oléron, lui ferait donner un complément parfait d'instruction et
faire un riche mariage. Promesses qui réjouirent profondément Jupien
et laissèrent indifférente sa nièce car elle aimait toujours Morel,
lequel, par sottise ou cynisme, entrait en plaisantant dans la boutique
quand Jupien était absent. «Qu'est-ce que vous avez, disait-il en
riant, avec vos yeux cernés? Des chagrins d'amour? Dame, les années se
suivent et ne se ressemblent pas. Après tout on est bien libre
d'essayer une chaussure, à plus forte raison une femme, et si cela
n'est pas à votre pied. . . » Il ne se fâcha qu'une fois parce qu'elle
pleura, ce qu'il trouva lâche, un indigne procédé. On ne supporte pas
toujours bien les larmes qu'on fait verser.
Mais nous avons trop anticipé, car tout ceci ne se passa qu'après la
soirée Verdurin que nous avons interrompue et qu'il faut reprendre où
nous en étions. «Je ne me serais jamais douté, soupira Morel, en
réponse à Mme Verdurin. » «Naturellement on ne vous le dit pas en
face, ça n'empêche pas que vous êtes la fable du Conservatoire,
reprit méchamment Mme Verdurin, voulant montrer à Morel qu'il ne
s'agissait pas uniquement de M. de Charlus, mais de lui aussi. Je veux
bien croire que vous l'ignorez et pourtant on ne se gêne guère.
Demandez à Ski ce qu'on disait l'autre jour chez Chevillard à deux pas
de nous quand vous êtes entré dans ma loge. C'est-à-dire qu'on vous
montre du doigt. Je vous dirai que pour moi je n'y fais pas autrement
attention, ce que je trouve surtout c'est que ça rend un homme
prodigieusement ridicule et qu'il est la risée de tous pour toute sa
vie. » «Je ne sais pas comment vous remercier, dit Charlie du ton dont
on le dit à un dentiste qui vient de vous faire affreusement mal sans
qu'on ait voulu le laisser voir, ou à un témoin trop sanguinaire qui
vous a forcé à un duel pour une parole insignifiante dont il vous a
dit: «Vous ne pouvez pas empocher ça. » «Je pense que vous avez du
caractère, que vous êtes un homme, répondit Mme Verdurin, et que vous
saurez parler haut et clair quoiqu'il dise à tout le monde que vous
n'oseriez pas, qu'il vous tient. » Charlie, cherchant une dignité
d'emprunt pour couvrir la sienne en lambeaux, trouva dans sa mémoire,
pour l'avoir lu ou bien entendu dire, et proclama aussitôt: «Je n'ai
pas été élevé à manger de ce pain-là. Dès ce soir je romprai avec
M. de Charlus. La Reine de Naples est bien partie, n'est-ce pas? . . . Sans
cela, avant de rompre avec lui, je lui aurais demandé. . . » «Ce n'est
pas nécessaire de rompre entièrement avec lui, dit Mme Verdurin,
désireuse de ne pas désorganiser le petit noyau. Il n'y a pas
d'inconvénients à ce que vous le voyiez ici, dans notre petit groupe,
où vous êtes apprécié, où on ne dira pas de mal de vous. Mais
exigez votre liberté, et puis ne vous laissez pas traîner par lui chez
toutes ces pécores qui sont aimables par devant; j'aurais voulu que
vous entendiez ce qu'elles disaient par derrière. D'ailleurs n'en ayez
pas de regrets, non seulement vous vous enlevez une tache qui vous
resterait toute la vie, mais au point de vue artistique, même s'il n'y
avait pas cette honteuse présentation par Charlus, je vous dirais que
de vous galvauder ainsi dans ce milieu de faux monde, cela vous
donnerait un air pas sérieux, une réputation d'amateur, de petit
musicien de salon qui est terrible à votre âge. Je comprends que pour
toutes ces belles dames, c'est très commode de rendre des politesses à
leurs amies en vous faisant venir à l'œil, mais c'est votre avenir
d'artiste qui en ferait les frais. Je ne dis pas chez une ou deux. Vous
parliez de la Reine de Naples,--qui est partie, car elle avait une
soirée,--celle-là, c'est une brave femme, et je vous dirai que je
crois qu'elle fait peu de cas de Charlus et que c'est surtout pour moi
qu'elle venait. Oui, oui, je sais qu'elle avait envie de nous
connaître, M. Verdurin et moi. Cela c'est un endroit où vous pourrez
jouer. Et puis je vous dirai qu'amené par moi que les artistes
connaissent, vous savez, pour qui ils ont toujours été très gentils,
qu'ils considèrent un peu comme des leurs, comme leur Patronne, c'est
tout différent. Mais gardez-vous surtout comme du feu d'aller chez Mme
de Duras! N'allez pas faire une boulette pareille! Je connais des
artistes qui sont venus me faire leurs confidences sur elle. Ils savent
qu'ils peuvent se fier à moi, dit-elle du ton doux et simple qu'elle
savait prendre subitement, en donnant à ses traits un air de modestie,
à ses yeux un charme appropriés, ils viennent comme ça me raconter
leurs petites histoires; ceux qu'on prétend le plus silencieux, ils
bavardent quelquefois des heures avec moi et je ne peux pas vous dire ce
qu'ils sont intéressants. Le pauvre Chabrier disait toujours: Il n'y a
que Mme Verdurin qui sache les faire parler. Eh! bien vous savez, tous,
mais je vous dis exception, je les ai vus pleurer d'avoir été jouer
chez Mme de Duras. Ce n'est pas seulement les humiliations qu'elle
s'amuse à leur faire faire par ses domestiques, mais ils ne pouvaient
plus trouver d'engagement nulle part. Les directeurs disaient: «Ah! oui
c'est celui qui joue chez Mme de Duras. » C'était fini. Il n'y a rien
pour vous couper un avenir comme ça. Vous savez les gens du monde ça
ne donne pas l'air sérieux, on peut avoir tout le talent qu'on veut,
c'est triste à dire, mais il suffit d'une Mme de Duras pour vous donner
la réputation d'un amateur. Et pour les artistes, vous savez, moi, vous
comprenez que je les connais, depuis quarante ans que je les fréquente,
que je les lance, que je m'intéresse à eux, eh! bien, vous savez, pour
eux, quand ils ont dit un amateur, ils ont tout dit. Et au fond on
commençait à le dire de vous. Ce que de fois j'ai été obligée de me
gendarmer, d'assurer que vous ne joueriez pas dans tel salon ridicule!
Savez-vous ce qu'on me répondait: «Mais il sera bien forcé, Charlus
ne le consultera même pas, il ne lui demande pas son avis». Quelqu'un
a cru lui faire plaisir en lui disant: Nous admirons beaucoup votre ami
Morel. Savez-vous ce qu'il a répondu avec cet air insolent que vous
connaissez: «Mais comment voulez-vous qu'il soit mon ami, nous ne
sommes pas de la même classe, dites qu'il est ma créature, mon
protégé. » À ce moment s'agitait sous le front bombé de la Déesse
musicienne la seule chose que certaines personnes ne peuvent pas
conserver pour elles, un mot qu'il est non seulement abject, mais
imprudent de répéter. Mais le besoin de le répéter est plus fort que
l'honneur, que la prudence. C'est à ce besoin que, après quelques
mouvements convulsifs du front sphérique et chagrin, céda la patronne:
«On a même répété à mon mari qu'il avait dit: mon domestique, mais
cela je ne peux pas l'affirmer» ajouta-t-elle. C'est un besoin pareil
qui avait contraint M. de Charlus, peu après avoir juré à Morel que
personne ne saurait jamais d'où il était sorti, à dire à Mme
Verdurin: «C'est le fils d'un valet de chambre. » Un besoin pareil
encore, maintenant que le mot était lâché, le ferait circuler de
personnes en personnes qui se le confieraient sous le sceau d'un secret,
qui serait promis et non gardé, comme elles avaient fait elles-mêmes.
Ces mots finiraient, comme au jeu du furet, par revenir à Mme Verdurin,
la brouillant avec l'intéressé qui aurait fini par l'apprendre. Elle
le savait, mais ne pouvait retenir le mot qui lui brûlait la langue.
«Domestique» ne pouvait d'ailleurs que froisser Morel. Elle dit
pourtant «domestique» et si elle ajouta qu'elle ne pouvait l'affirmer,
ce fut à la fois pour paraître certaine du reste, grâce à cette
nuance et pour montrer de l'impartialité. Cette impartialité qu'elle
montrait, la toucha elle-même tellement, qu'elle commença à parler
tendrement à Charlie: «Car voyez-vous, dit-elle, moi je ne lui fais
pas de reproches, il vous entraîne dans son abîme, c'est vrai, mais ce
n'est pas sa faute, puisqu'il y roule lui-même, puisqu'il y roule,
répéta-t-elle assez fort, ayant été émerveillée de la justesse de
l'image qui était partie si vite que son attention ne la rattrapait que
maintenant et tâchait de la mettre en valeur. Non, ce que je lui
reproche, dit-elle d'un ton tendre,--comme une femme ivre de son
succès--, c'est de manquer de délicatesse envers vous. Il y a des
choses qu'on ne dit pas à tout le monde. Ainsi tout à l'heure, il a
parié qu'il allait vous faire rougir de plaisir, en vous annonçant
(par blague naturellement, car sa recommandation suffirait à vous
empêcher de l'avoir) que vous auriez la croix de la Légion d'honneur.
Cela passe encore, quoique je n'aie jamais beaucoup aimé, reprit-elle
d'un air délicat et digne, qu'on dupe ses amis, mais vous savez il y a
des riens qui nous font de la peine. C'est, par exemple, quand il nous
raconte en se tordant que, si vous désirez la croix, c'est pour votre
oncle et que votre oncle était larbin. » «Il vous a dit cela»,
s'écria Charlie croyant, d'après ces mots habilement rapportés, à la
vérité de tout ce qu'avait dit Mme Verdurin! Mme Verdurin fut inondée
de la joie d'une vieille maîtresse qui, sur le point d'être lâchée
par son jeune amant, réussit à rompre son mariage. Et peut-être
n'avait-elle pas calculé son mensonge ni même menti sciemment. Une
sorte de logique sentimentale, peut-être, plus élémentaire encore,
une sorte de réflexe nerveux, qui la poussait, pour égayer sa vie et
préserver son bonheur, à «brouiller les cartes» dans le petit clan,
faisait-elle monter impulsivement à ses lèvres, sans qu'elle eût le
temps d'en contrôler la vérité, ces assertions diaboliquement utiles,
sinon rigoureusement exactes. «Il nous l'aurait dit à nous seuls que
cela ne ferait rien, reprit la Patronne, nous savons qu'il faut prendre
et laisser de ce qu'il dit, et puis il n'y a pas de sot métier, vous
avez votre valeur, vous êtes ce que vous valez, mais qu'il aille faire
tordre avec cela Mme de Portefin (Mme Verdurin la citait exprès parce
qu'elle savait que Charlie aimait Mme de Portefin) c'est ce qui nous
rend malheureux: mon mari me disait en l'entendant: «J'aurais mieux
aimé recevoir une gifle. » Car il vous aime autant que moi vous savez,
Gustave (on apprit ainsi que M. Verdurin s'appelait Gustave). Au fond
c'est un sensible. » «Mais je ne t'ai jamais dit que je l'aimais,
murmura M. Verdurin faisant le bourru bienfaisant. C'est le Charlus qui
l'aime. » «Oh! non, maintenant je comprends la différence, j'étais
trahi par un misérable et vous, vous êtes bon, s'écria avec
sincérité Charlie. » «Non, non, murmura Mme Verdurin pour garder sa
victoire car elle sentait ses mercredis sauvés, sans en abuser,
misérable est trop dire; il fait du mal, beaucoup de mal,
inconsciemment; vous savez cette histoire de Légion d'honneur n'a pas
duré très longtemps. Et il me serait désagréable de vous répéter
tout ce qu'il a dit sur votre famille», dit Mme Verdurin qui eût été
bien embarrassée de le faire. «Oh! cela a beau n'avoir duré qu'un
instant, cela prouve que c'est un traître», s'écria Morel. C'est à
ce moment que nous rentrâmes au salon. «Ah! s'écria M. de Charlus en
voyant que Morel était là et en marchant vers le musicien avec le
genre d'allégresse des hommes qui ont organisé savamment toute la
soirée en vue d'un rendez-vous avec une femme et qui tout enivrés ne
se doutent guère qu'ils ont dressé eux-mêmes le piège où vont les
saisir et devant tout le monde les rosser, des hommes apostés par le
mari. «Eh! bien, enfin, ce n'est pas trop tôt; êtes-vous content,
jeune gloire et bientôt jeune chevalier de la Légion d'honneur? Car
bientôt vous pourrez montrer votre croix» dit M. de Charlus à Morel
d'un air tendre et triomphant, mais par ces mots mêmes de décoration
contresignant les mensonges de Mme Verdurin, qui apparurent une vérité
indiscutable à Morel. «Laissez-moi, je vous défends de m'approcher,
cria Morel au Baron. Vous ne devez pas être à votre coup d'essai, je
ne suis pas le premier que vous essayez de pervertir! » Ma seule
consolation était de penser que j'allais voir Morel et les Verdurin
pulvérisés par M. de Charlus. Pour mille fois moins que cela j'avais
essuyé ses colères de fou, personne n'était à l'abri d'elles, un roi
ne l'eût pas intimidé. Or il se produisit cette chose extraordinaire.
On vit M. de Charlus muet, stupéfait, mesurant son malheur sans en
comprendre la cause, ne trouvant pas un mot, levant les yeux
successivement sur toutes les personnes présentes, d'un air
interrogateur, indigné, suppliant, et qui semblait leur demander moins
encore ce qui s'était passé que ce qu'il devait répondre. Pourtant M.
de Charlus possédait toutes les ressources, non seulement de
l'éloquence, mais de l'audace, quand, pris d'une rage qui bouillonnait
depuis longtemps contre quelqu'un, il le clouait de désespoir, par les
mots les plus sanglants, devant les gens du monde scandalisés et qui
n'avaient jamais cru qu'on pût aller si loin. M. de Charlus, dans ces
cas-là, brûlait, se démenait en de véritables attaques nerveuses,
dont tout le monde restait tremblant. Mais c'est que dans ces cas-là il
avait l'initiative, il attaquait, il disait ce qu'il voulait (comme
Bloch savait plaisanter des Juifs et rougissait si on prononçait leur
nom devant lui). Peut-être, ce qui le rendait muet, était-ce,--en
voyant que M. et Mme Verdurin détournaient les yeux et que personne ne
lui porterait secours--la souffrance présente et l'effroi surtout des
souffrances à venir; ou bien, que ne s'étant pas d'avance par
l'imagination monté la tête et forgé une colère, n'ayant pas de rage
toute prête en mains, il avait été saisi et brusquement frappé, au
moment où il était sans ses armes; (car sensitif, nerveux,
hystérique, il était un vrai impulsif, mais un faux brave; même,
comme je l'avais toujours cru, et ce qui me le rendait assez
sympathique, un faux méchant: les gens qu'il haïssait, il les
haïssait parce qu'il s'en croyait méprisé; eussent-ils été gentils
pour lui, au lieu de se griser de colère contre eux, il les eût
embrassés et il n'avait pas les réactions normales de l'homme
d'honneur outragé); ou bien, que dans un milieu qui n'était pas le
sien, il se sentait moins à l'aise et moins courageux qu'il n'eût
été dans le Faubourg. Toujours est-il que dans ce salon qu'il
dédaignait, ce grand seigneur (à qui n'était pas plus essentiellement
inhérente la supériorité sur les roturiers qu'elle ne le fut à tel
de ses ancêtres angoissés devant le tribunal révolutionnaire) ne sut,
dans une paralysie de tous les membres et de la langue, que jeter de
tous côtés des regards épouvantés, indignés par la violence qu'on
lui faisait, aussi suppliants qu'interrogateurs. Dans une circonstance
si cruellement imprévue, ce grand discoureur ne sut que balbutier:
«Qu'est-ce que cela veut dire, qu'est-ce qu'il y a? » On ne l'entendait
même pas. Et la pantomime éternelle de la terreur panique a si peu
changé, que ce vieux Monsieur, à qui il arrivait une aventure
désagréable dans un salon parisien, répétait à son insu les
quelques attitudes schématiques dans lesquelles la sculpture grecque
des premiers âges stylisait l'épouvante des nymphes poursuivies par le
Dieu Pan.
L'ambassadeur disgracié, le chef de bureau mis brusquement à la
retraite, le mondain à qui on bat froid, l'amoureux éconduit examinent
parfois pendant des mois l'événement qui a brisé leurs espérances;
ils le tournent et le retournent comme un projectile tiré on ne sait
d'où ni on ne sait par qui, pour un peu comme un aérolithe. Ils
voudraient bien connaître les éléments composants de cet étrange
engin qui a fondu sur eux, savoir quelles volontés mauvaises on peut y
reconnaître. Les chimistes au moins disposent de l'analyse; les malades
souffrant d'un mal dont ils ne savent pas l'origine peuvent faire venir
le médecin; les affaires criminelles sont plus ou moins débrouillées
par le juge d'instruction. Mais les actions déconcertantes de nos
semblables, nous en découvrons rarement les mobiles. Ainsi, M. de
Charlus, pour anticiper sur les jours qui suivirent cette soirée à
laquelle nous allons revenir, ne vit dans l'attitude de Charlie qu'une
seule chose claire. Charlie qui avait souvent menacé le Baron de
raconter quelle passion il lui inspirait, avait dû profiter pour le
faire de ce qu'il se croyait maintenant suffisamment «arrivé» pour
voler de ses propres ailes. Et il avait dû tout raconter par pure
ingratitude à Mme Verdurin. Mais comment celle-ci s'était-elle laissé
tromper (car le Baron décidé à nier était déjà persuadé lui-même
que les sentiments qu'on lui reprocherait étaient imaginaires)? Des
amis de Mme Verdurin, peut-être ayant eux-mêmes une passion pour
Charlie, avaient préparé le terrain. En conséquence, M. de Charlus
les jours suivants écrivit des lettres terribles à plusieurs
«fidèles» entièrement innocents et qui le crurent fou; puis il alla
faire à Mme Verdurin un long récit attendrissant, lequel n'eut
d'ailleurs nullement l'effet qu'il souhaitait. Car d'une part Mme
Verdurin répétait au Baron: «Vous n'avez qu'à ne plus vous occuper
de lui, dédaignez-le, c'est un enfant. » Or le Baron ne soupirait
qu'après une réconciliation. D'autre part, pour amener celle-ci, en
supprimant à Charlie tout ce dont il s'était cru assuré, il demandait
à Mme Verdurin de ne plus le recevoir; ce à quoi elle opposa un refus
qui lui valut des lettres irritées et sarcastiques de M. de Charlus.
Allant d'une supposition à l'autre, le Baron ne fit jamais la vraie, à
savoir que le coup n'était nullement parti de Morel. Il est vrai qu'il
eût pu l'apprendre en lui demandant quelques minutes d'entretien. Mais
il jugeait cela contraire à sa dignité et aux intérêts de son amour.
Il avait été offensé, il attendait des explications. Il y a
d'ailleurs presque toujours, attachée à l'idée d'un entretien qui
pourrait éclaircir un malentendu, une autre idée qui, pour quelque
raison que ce soit, nous empêche de nous prêter à cet entretien.
Celui qui s'est abaissé et a montré sa faiblesse dans vingt
circonstances, fera preuve de fierté la vingt et unième fois, la seule
où il serait utile de ne pas s'entêter dans une attitude arrogante et
de dissiper une erreur qui va s'enracinant chez l'adversaire faute de
démenti. Quant au côté mondain de l'incident, le bruit se répandit
que M. de Charlus avait été mis à la porte de chez les Verdurin au
moment où il cherchait à violer un jeune musicien. Ce bruit fit qu'on
ne s'étonna pas de voir M. de Charlus ne plus reparaître chez les
Verdurin, et quand par hasard il rencontrait quelque part un des
fidèles qu'il avait soupçonnés et insultés, comme celui-ci gardait
rancune au Baron qui lui-même ne lui disait pas bonjour, les gens ne
s'étonnaient pas, comprenant que personne dans le petit clan ne voulût
plus saluer le Baron.
Tandis que M. de Charlus, assommé sur le coup par les paroles que
venait de prononcer Morel et l'attitude de la Patronne, prenait la pose
de la nymphe en proie à la terreur panique, M. et Mme Verdurin
s'étaient retirés vers le premier salon, comme en signe de rupture
diplomatique, laissant seul M. de Charlus, tandis que sur l'estrade
Morel enveloppait son violon: «Tu vas nous raconter comment cela s'est
passé, dit avidement Mme Verdurin à son mari. » «Je ne sais pas ce
que vous lui avez dit, il avait l'air tout ému, dit Ski, il a des
larmes dans les yeux. » Feignant de ne pas avoir compris: «Je crois que
ce que j'ai dit lui a été tout à fait indifférent», dit Mme
Verdurin par un de ces manèges qui ne trompent pas du reste tout le
monde et pour forcer le sculpteur à répéter que Charlie pleurait,
pleurs qui enivraient la Patronne de trop d'orgueil pour qu'elle voulût
risquer que tel ou tel fidèle, qui pouvait avoir mal entendu, les
ignorât. «Mais non, ce ne lui a pas été indifférent, puisque je
voyais de grosses larmes qui brillaient dans ses yeux», dit le
sculpteur sur un ton bas et souriant de confidence malveillante, tout en
regardant de côté pour s'assurer que Morel était toujours sur
l'estrade et ne pouvait pas écouter la conversation. Mais il y avait
une personne qui l'entendait et dont la présence, aussitôt qu'on
l'aurait remarquée, allait rendre à Morel une des espérances qu'il
avait perdues. C'était la Reine de Naples, qui, ayant oublié son
éventail, avait trouvé plus aimable, en quittant une autre soirée où
elle s'était rendue, de venir le rechercher elle-même. Elle était
entrée tout doucement, comme confuse, s'apprêtant à s'excuser, et à
faire une courte visite maintenant qu'il n'y avait plus personne. Mais
on ne l'avait pas entendue entrer dans le feu de l'incident qu'elle
avait compris tout de suite et qui l'enflamma d'indignation. «Ski dit
qu'il avait des larmes dans les yeux, as-tu remarqué cela? Je n'ai pas
vu de larmes. Ah! si pourtant, je me rappelle, corrigea-t-elle dans la
crainte que sa dénégation ne fût crue. Quant au Charlus, il n'en
mène pas large, il devrait prendre une chaise, il tremble sur ses
jambes, il va s'étaler», dit-elle avec un ricanement sans pitié. À
ce moment Morel accourut vers elle: «Est-ce que cette dame n'est pas la
Reine de Naples? demanda-t-il (bien qu'il sût que c'était elle) en
montrant la souveraine qui se dirigeait vers Charlus. Après ce qui
vient de se passer, je ne peux plus, hélas! demander au Baron de me
présenter. » «Attendez, je vais le faire», dit Mme Verdurin, et
suivie de quelques fidèles, mais non de moi et de Brichot qui nous
empressâmes d'aller demander nos affaires et de sortir, elle s'avança
vers la Reine qui causait avec M. de Charlus. Celui-ci avait cru que la
réalisation de son grand désir que Morel fût présenté à la Reine
de Naples ne pouvait être empêchée que par la mort improbable de la
souveraine. Mais nous nous représentons l'avenir comme un reflet du
présent projeté dans un espace vide, tandis qu'il est le résultat
souvent tout prochain de causes qui nous échappent pour la plupart. Il
n'y avait pas une heure de cela et M. de Charlus eût tout donné pour
que Morel ne fût pas présenté à la Reine. Mme Verdurin fit une
révérence à la Reine. Voyant que celle-ci n'avait pas l'air de la
reconnaître: «Je suis Mme Verdurin. Votre Majesté ne me reconnaît
pas. » «Très bien», dit la Reine en continuant si naturellement à
parler à M. de Charlus et d'un air si parfaitement absent que Mme
Verdurin douta si c'était à elle que s'adressait ce «très bien»
prononcé sur une intonation merveilleusement distraite, qui arracha à
M. de Charlus, au milieu de sa douleur d'amant, un sourire de
reconnaissance expert et friand en matière d'impertinence. Morel voyant
de loin les préparatifs de la présentation s'était rapproché. La
Reine tendit son bras à M. de Charlus. Contre lui aussi elle était
fâchée, mais seulement parce qu'il ne faisait pas face plus
énergiquement à de vils insulteurs. Elle était rouge de honte pour
lui que les Verdurin osassent le traiter ainsi. La sympathie pleine de
simplicité qu'elle leur avait témoignée, il y a quelques heures, et
l'insolente fierté avec laquelle elle se dressait devant eux, prenaient
leur source au même point de son cœur. La Reine, en femme pleine de
bonté, concevait la bonté d'abord sous la forme de l'inébranlable
attachement aux gens qu'elle aimait, aux siens, à tous les princes de
sa famille, parmi lesquels était M. de Charlus, ensuite à tous les
gens de la Bourgeoisie ou du humble peuple qui savaient respecter ceux
qu'elle aimait et avoir pour eux de bons sentiments. C'était en tant
qu'à une femme douée de ces bons instincts qu'elle avait manifestée de
la sympathie à Mme Verdurin. Et sans doute, c'est là une conception
étroite, un peu tory et de plus en plus surannée de la bonté.
Mais
cela ne signifie pas que la bonté fût moins sincère et moins ardente
chez elle. Les anciens n'aimaient pas moins fortement le groupement
humain auquel ils se dévouaient parce que celui-ci n'excédait pas les
limites de la cité, ni les hommes d'aujourd'hui la patrie, que ceux qui
aimeront les États-Unis de toute la terre. Tout près de moi, j'ai eu
l'exemple de ma mère que Mme de Cambremer et Mme de Guermantes n'ont
jamais pu décider à faire partie d'aucune œuvre philanthropique,
d'aucun patriotique ouvroir, à être jamais vendeuse ou patronnesse. Je
suis loin de dire qu'elle ait eu raison de n'agir que quand son cœur
avait d'abord parlé et de réserver à sa famille, à ses domestiques,
aux malheureux que le hasard mit sur son chemin, ses richesses d'amour
et de générosité, mais je sais bien que celles-là, comme celles de
ma grand'mère, furent inépuisables et dépassèrent de bien loin tout
ce que purent et firent jamais Mmes de Guermantes ou de Cambremer. Le
cas de la Reine de Naples était entièrement différent, mais enfin il
faut reconnaître que les êtres sympathiques n'étaient pas du tout
conçus par elle comme ils le sont dans ces romans de Dostoïevski
qu'Albertine avaient pris dans ma bibliothèque et accaparés,
c'est-à-dire sous les traits de parasites flagorneurs, voleurs,
ivrognes, tantôt plats et tantôt insolents, débauchés, au besoin
assassins. D'ailleurs les extrêmes se rejoignent, puisque l'homme
noble, le proche, le parent outragé que la Reine voulait défendre,
était M. de Charlus, c'est-à-dire, malgré sa naissance et toutes les
parentés qu'il avait avec la Reine, quelqu'un dont la vertu s'entourait
de beaucoup de vices. «Vous n'avez pas l'air bien, mon cher cousin,
dit-elle à M. de Charlus. Appuyez-vous sur mon bras. Soyez sûr qu'il
vous soutiendra toujours. Il est assez solide pour cela. Puis levant
fièrement les yeux devant elle (en face de qui, me raconta Ski, se
trouvaient alors Mme Verdurin et Morel), vous savez qu'autrefois à
Gaëte il a déjà tenu en respect la canaille. Il saura vous servir de
rempart. » Et c'est ainsi, emmenant à son bras le Baron et sans s'être
laissé présenter Morel que sortit la glorieuse sœur de l'Impératrice
Élisabeth. On pouvait croire avec le caractère terrible de M. de
Charlus, les persécutions dont il terrorisait jusqu'à ses parents,
qu'il allait à la suite de cette soirée déchaîner sa fureur et
exercer des représailles contre les Verdurin. Nous avons vu pourquoi il
n'en fut rien tout d'abord. Puis le Baron, ayant pris froid à quelque
temps de là et contracté une de ces pneumonies infectieuses qui furent
très fréquentes alors, fut longtemps jugé par ses médecins, et se
jugea lui-même, comme à deux doigts de la mort, et resta plusieurs
mois suspendu entre elle et la vie. Y eut-il simplement une métastase
physique, et le remplacement par un mal différent de la névrose qui
l'avait jusque-là fait s'oublier jusque dans des orgies de colère? Car
il est trop simple de croire que n'ayant jamais pris au sérieux, du
point de vue social, les Verdurin, mais ayant fini par comprendre le
rôle qu'ils avaient joué, il ne pouvait leur en vouloir comme à ses
pairs; trop simple aussi de rappeler que les nerveux, irrités à tout
propos contre des ennemis imaginaires et inoffensifs deviennent au
contraire inoffensifs dès que quelqu'un prend contre eux l'offensive,
et qu'on les calme mieux en leur jetant de l'eau froide à la figure
qu'en tâchant de leur démontrer l'inanité de leurs griefs. Ce n'est
probablement pas dans une métastase qu'il faut chercher l'explication
de cette absence de rancune, mais bien plutôt dans la maladie
elle-même. Elle causait de si grandes fatigues au Baron qu'il lui
restait peu de loisir pour penser aux Verdurin. Il était à demi
mourant. Nous parlions d'offensive; même celles qui n'auront que des
effets posthumes, requièrent, si on les veut «monter» convenablement,
le sacrifice d'une partie de ses forces. Il en restait trop peu à M. de
Charlus pour l'activité d'une préparation. On parle souvent d'ennemis
mortels qui rouvrent les yeux pour se voir réciproquement à l'article
de la mort et qui les referment heureux. Ce cas doit être rare,
excepté quand la mort nous surprend en pleine vie. C'est au contraire
au moment où on n'a plus rien à perdre, qu'on ne s'embarrasse pas des
risques que, plein de vie, on eût assumés légèrement. L'esprit de
vengeance fait partie de la vie, il nous abandonne le plus
souvent--malgré des exceptions qui, au sein d'un même caractère, on
le verra, sont d'humaines contradictions,--au seuil de la mort. Après
avoir pensé un instant aux Verdurin, M. de Charlus se sentait trop
fatigué, se retournait contre son mur et ne pensait plus à rien. S'il
se taisait souvent ainsi, ce n'est pas qu'il eût perdu son éloquence.
Elle coulait encore de source, mais avait changé. Détachée des
violences qu'elle avait ornées si souvent, ce n'était plus qu'une
éloquence quasi mystique qu'embellissaient des paroles de douceur, des
paroles de l'Évangile, une apparente résignation à la mort. Il
parlait surtout les jours où il se croyait sauvé. Une rechute le
faisait taire. Cette chrétienne douceur où s'était transposée sa
magnifique violence (comme en Esther le génie si différent
d'Andromaque) faisait l'admiration de ceux qui l'entouraient. Elle eût
fait celle des Verdurin eux-mêmes qui n'auraient pu s'empêcher
d'adorer un homme que ses défauts leur avait fait haïr. Certes des
pensées qui n'avaient de chrétien que l'apparence surnageaient. Il
implorait l'Archange Gabriel de venir lui annoncer comme au prophète
dans combien de temps lui viendrait le Messie. Et s'interrompant d'un
doux sourire douloureux, il ajoutait: «Mais il ne faudrait pas que
l'Archange me demandât, comme à Daniel, de patienter «sept semaines
et soixante-deux semaines», car je serai mort avant». Celui qu'il
attendait ainsi était Morel. Aussi demandait-il à l'Archange Raphaël
de le lui ramener comme le jeune Tobie. Et mêlant des moyens plus
humains (comme les Papes malades qui, tout en faisant dire des messes,
ne négligent pas de faire appeler leur médecin), il insinuait à ses
visiteurs que si Brichot lui ramenait rapidement son jeune Tobie,
peut-être l'Archange Raphaël consentirait-il à lui rendre la vue
comme au père de Tobie ou comme dans la piscine probatique de
Bethsaïda. Mais malgré ces retours humains, la pureté morale des
propos de M. de Charlus n'en était pas moins devenue délicieuse.
Vanité, médisance, folie de méchanceté et d'orgueil, tout cela avait
disparu. Moralement M. de Charlus s'était élevé bien au-dessus du
niveau où il vivait naguère. Mais ce perfectionnement moral, sur la
réalité duquel son art oratoire était du reste capable de tromper
quelque peu ses auditeurs attendris, ce perfectionnement disparut avec
la maladie qui avait travaillé pour lui. M. de Charlus redescendit sa
pente avec une vitesse que nous verrons progressivement croissante. Mais
l'attitude des Verdurin envers lui n'était déjà plus qu'un souvenir
un peu éloigné que des colères plus immédiates empêchèrent de se
raviver.
Pour revenir en arrière à la soirée Verdurin, quand les maîtres de
la maison furent seuls, M. Verdurin dit à sa femme: «Tu sais où est
allé Cottard? Il est auprès de Saniette dont le coup de bourse pour se
rattraper a échoué. En arrivant chez lui tout à l'heure après nous
avoir quittés, en apprenant qu'il n'avait plus un franc et qu'il avait
près d'un million de dettes, Saniette a eu une attaque,» «Mais aussi
pourquoi a-t-il joué, c'est idiot, il est l'être le moins fait pour
ça. De plus fins que lui y laissent leurs plumes et lui était destiné
à se laisser rouler, par tout le monde. » «Mais bien entendu il y a
longtemps que nous savons qu'il est idiot, dit M. Verdurin. Mais enfin
le résultat est là. Voilà un homme qui sera mis demain à la porte
par son propriétaire, qui va se trouver dans la dernière misère; ses
parents ne l'aiment pas, ce n'est pas Forcheville qui fera quelque chose
pour lui. Alors j'avais pensé, je ne veux rien faire qui te déplaise,
mais nous aurions peut-être pu lui faire une petite rente pour qu'il ne
s'aperçoive pas trop de sa ruine, qu'il puisse se soigner chez lui. »
«Je suis tout à fait de ton avis, c'est très bien de ta part d'y
avoir pensé. Mais tu dis «chez lui»; cet imbécile a gardé un
appartement trop cher, ce n'est plus possible, il faudrait lui louer
quelque chose avec deux pièces. Je crois qu'actuellement il a encore un
appartement de six à sept mille francs. » «Six mille cinq cents. Mais
il tient beaucoup à son chez lui. En somme il a eu une première
attaque, il ne pourra guère vivre plus de deux ou trois ans. Mettons
que nous dépensions dix mille francs pour lui pendant trois ans. Il me
semble que nous pourrions faire cela. Nous pourrions par exemple cette
année, au lieu de relouer la Raspelière, prendre quelque chose de plus
modeste. Avec nos revenus, il me semble que sacrifier chaque année dix
mille francs pendant trois ans ce n'est pas impossible. » «Soit,
seulement l'ennui c'est que ça se saura, ça obligera à le faire pour
d'autres. » «Tu peux croire que j'y ai pensé. Je ne le ferai qu'à a
condition expresse que personne ne le sache. Merci, je n'ai pas envie
que nous soyons obligés de devenir les bienfaiteurs du genre humain.
Pas de philanthropie! Ce qu'on pourrait faire c'est de lui dire que cela
lui a été laissé par la Princesse Sherbatof. » «Mais le croira-t-il?
Elle a consulté Cottard pour son testament. » «À l'extrême rigueur
on peut mettre Cottard dans la confidence, il a l'habitude du secret
professionnel, il gagne énormément d'argent, ce ne sera jamais un de
ces officieux pour qui on est obligé de casquer. Il voudra même
peut-être se charger de dire que c'est lui que la Princesse
avait pris comme intermédiaire. Comme ça nous ne paraîtrions
même pas. Ça éviterait l'embêtement des scènes de remerciement, des
manifestations, des phrases. » M. Verdurin ajouta un mot qui signifiait
évidemment ce genre de scènes touchantes et de phrases qu'ils
désiraient éviter. Mais il n'a pu m'être dit exactement, car ce
n'était pas un mot français, mais un de ces termes comme on en a dans
certaines familles pour désigner certaines choses, surtout des choses
agaçantes, probablement parce qu'on veut pouvoir les signaler devant
les intéressés sans être compris! Ce genre d'expressions est
généralement un reliquat contemporain d'un état antérieur de la
famille. Dans une famille juive par exemple ce sera un terme rituel
détourné de son sens, et peut-être le seul mot hébreu que la
famille, maintenant francisée, connaisse encore. Dans une famille très
fortement provinciale, ce sera un terme du patois de la province, bien
que la famille ne parle plus et ne comprenne même plus le patois. Dans
une famille venue de l'Amérique du Sud et ne parlant plus que le
français, ce sera un mot espagnol. Et, à la génération suivante, le
mot n'existera plus qu'à titre de souvenir d'enfant. On se rappellera
bien que les parents à table faisaient allusion aux domestiques qui
servaient, sans être compris d'eux, en disant tel mot, mais les enfants
ignorent ce que voulait dire au juste ce mot, si c'était de l'espagnol,
de l'hébreu, de l'allemand, du patois, si même cela avait jamais
appartenu à une langue quelconque et n'était pas un nom propre, ou un
mot entièrement forgé. Le doute ne peut être éclairci que si on a un
grand oncle, un vieux cousin encore vivant et qui a dû user du même
terme. Comme je n'ai connu aucun parent des Verdurin, je n'ai pu
restituer exactement le mot. Toujours est-il qu'il fit certainement
sourire Mme Verdurin, car l'emploi de cette langue moins générale,
plus personnelle, plus secrète, que la langue habituelle, donne à ceux
qui en usent entre eux, un sentiment égoïste qui ne va jamais sans une
certaine satisfaction. Cet instant de gaîté passé: «Mais si Cottard
en parle», objecta Mme Verdurin. «Il n'en parlera pas. »--Il en parla,
à moi du moins, car c'est par lui que j'appris ce fait quelques années
plus tard à l'enterrement même de Saniette. Je regrettai de ne l'avoir
pas su plus tôt. D'abord cela m'eût acheminé plus rapidement à
l'idée qu'il ne faut jamais en vouloir aux hommes, jamais les juger,
d'après tel souvenir d'une méchanceté, car nous ne savons pas tout ce
qu'à d'autres moments leur âme a pu vouloir sincèrement et réaliser
de bon; sans doute la forme mauvaise qu'on a constatée une fois pour
toutes, reviendra, mais l'âme est bien plus riche que cela, a bien
d'autres formes qui reviendront, elles aussi, chez ces hommes, et dont
nous refusons la douceur à cause du mauvais procédé qu'ils ont eu.
Ensuite à un point de vue plus personnel cette révélation de Cottard
n'eût pas été sans effet sur moi, parce qu'en changeant mon opinion
des Verdurin, cette révélation, s'il me l'eût faite plus tôt, eût
dissipé les soupçons que j'avais sur le rôle que les Verdurin
pouvaient jouer entre Albertine et moi, les eût dissipés, peut-être
à tort du reste, car si M. Verdurin,--que je croyais de plus en plus le
plus méchant des hommes,--avait des vertus, il n'en était pas moins
taquin jusqu'à la plus féroce persécution et jaloux de domination
dans le petit clan jusqu'à ne pas reculer devant les pires mensonges,
devant la fomentation des haines les plus injustifiées, pour rompre
entre les fidèles les liens qui n'avaient pas pour but exclusif le
renforcement du petit groupe. C'était un homme capable de
désintéressement, de générosités sans ostentation, cela ne veut pas
dire forcément un homme sensible, ni un homme sympathique, ni
scrupuleux, ni véridique, ni toujours bon. Une bonté partielle, où
subsistait peut-être un peu de la famille amie de ma grand'tante
existait probablement chez lui par ce fait, avant que je la connusse,
comme l'Amérique ou le pôle Nord avant Colomb ou Peary. Néanmoins, au
moment de ma découverte, la nature de M. Verdurin me présenta une face
nouvelle insoupçonnée; et je conclus à la difficulté de présenter
une image fixe aussi bien d'un caractère que des sociétés et des
passions. Car il ne change pas moins qu'elles et si on veut clicher ce
qu'il a de relativement immuable, on le voit présenter successivement
des aspects différents (impliquant qu'il ne sait pas garder
l'immobilité mais bouge) à l'objectif déconcerté.
CHAPITRE TROISIÈME
_Disparition d'Albertine_
Voyant l'heure, et craignant qu'Albertine ne s'ennuyât, je demandai à
Brichot, en sortant de la soirée Verdurin, qu'il voulût bien d'abord
me déposer chez moi. Ma voiture le reconduirait ensuite. Il me
félicita de rentrer ainsi directement, (ne sachant pas qu'une jeune
fille m'attendait à la maison), et de finir aussi tôt, et avec tant de
sagesse, une soirée dont, bien au contraire, je n'avais en réalité
fait que retarder le véritable commencement. Puis il me parla de M. de
Charlus. Celui-ci eût sans doute été stupéfait en entendant le
professeur, si aimable avec lui, le professeur qui lui disait toujours:
«Je ne répète jamais rien», parler de lui et de sa vie sans la
moindre réticence. Et l'étonnement indigné de Brichot n'eût
peut-être pas été moins sincère si M. de Charlus lui avait dit: «On
m'a assuré que vous parliez mal de moi. » Brichot avait en effet du
goût pour M. de Charlus et, s'il avait eu à se reporter à quelque
conversation roulant sur lui, il se fût rappelé bien plutôt les
sentiments de sympathie qu'il avait éprouvés à l'égard du Baron,
pendant qu'il disait de lui les mêmes choses qu'en disait tout le
monde, que ces choses elles-mêmes. Il n'aurait pas cru mentir en
disant: «Moi qui parle de vous avec tant d'amitié», puisqu'il
ressentait quelque amitié, pendant qu'il parlait de M. de Charlus.
Celui-ci avait surtout pour Brichot le charme que l'universitaire
demandait avant tout dans la vie mondaine, et qui était de lui offrir
des spécimens réels de ce qu'il avait pu croire longtemps une
invention des poètes. Brichot, qui avait souvent expliqué la deuxième
églogue de Virgile sans trop savoir si cette fiction avait quelque
fonds de réalité, trouvait sur le tard à causer avec Charlus un peu
du plaisir qu'il savait que ses maîtres, M. Mérimée et M. Renan, son
collègue M. Maspéro avaient éprouvé, voyageant en Espagne, en
Palestine, en Egypte, à reconnaître dans les paysages et les
populations actuelles de l'Espagne, de la Palestine et de l'Égypte, le
cadre et les invariables acteurs des scènes antiques qu'eux-mêmes dans
les livres avaient étudiées. «Soit dit sans offenser ce preux de
haute race, me déclara Brichot dans la voiture qui nous ramenait, il
est tout simplement prodigieux quand il commente son catéchisme
satanique avec une verve un tantinet charentonnesque et une obstination,
j'allais dire une candeur, de blanc d'Espagne et d'émigré. Je vous
assure que, si j'ose m'exprimer comme Mgr d'Hulst, je ne m'embête pas
les jours où je reçois la visite de ce féodal qui, voulant défendre
Adonis contre notre âge de mécréants, a suivi les instincts de sa
race, et, en toute innocence sodomiste, s'est croisé. » J'écoutais
Brichot et je n'étais pas seul avec lui. Ainsi que du reste cela
n'avait pas cessé depuis que j'avais quitté la maison, je me sentais,
si obscurément que ce fût, relié à la jeune fille qui était en ce
moment dans sa chambre. Même quand je causais avec l'un ou avec l'autre
chez les Verdurin, je la sentais confusément à côté de moi, j'avais
d'elle cette notion vague qu'on a de ses propres membres, et s'il
m'arrivait de penser à elle, c'était, comme on pense, avec l'ennui
d'être lié par un entier esclavage, à son propre corps. «Et quelle
potinière, reprit Brichot, à nourrir tous les appendices des Causeries
du Lundi, que la conversation de cet apôtre. Songez que j'ai appris par
lui que le traité d'éthique où j'ai toujours révéré la plus
fastueuse construction morale de notre époque avait été inspiré à
notre vénérable collègue X, par un jeune porteur de dépêches.
N'hésitons pas à reconnaître que mon éminent ami a négligé de nous
livrer le nom de cet éphèbe au cours de ses démonstrations. Il a
témoigné en cela de plus de respect humain, ou si vous aimez mieux de
moins de gratitude, que Phidias qui inscrivit le nom de l'athlète qu'il
aimait sur l'anneau de son Jupiter Olympien. Le Baron ignorait cette
dernière histoire. Inutile de vous dire qu'elle a charmé son
orthodoxie. Vous imaginez aisément que chaque fois que j'argumenterai
avec mon collègue à une thèse de doctorat, je trouverai à sa
dialectique, d'ailleurs fort subtile, le surcroît de saveur que de
piquantes révélations ajoutèrent pour Sainte-Beuve à l'œuvre
insuffisamment confidentielle de Chateaubriand. De notre collègue dont
la sagesse est d'or, mais qui possédait peu d'argent, le
télégraphiste a passé aux mains du Baron «en tout bien tout
honneur»; (il faut entendre le ton dont il le dit). Et comme ce Satan
est le plus serviable des hommes, il a obtenu pour son protégé une
place aux colonies, d'où celui-ci, qui a l'âme reconnaissante, lui
envoie de temps à autre d'excellents fruits. Le Baron en offre à ses
hautes relations; des ananas du jeune homme figurèrent tout
dernièrement sur la table du quai Conti, faisant dire à Mme Verdurin
qui à ce moment n'y mettait pas malice: «Vous avez donc un oncle ou un
neveu d'Amérique, M. de Charlus, pour recevoir des ananas pareils! »
J'avoue que si j'avais alors su la vérité je les eusse mangés avec
une certaine gaieté en me récitant in petto le début d'une ode
d'Horace que Diderot aimait à rappeler. En somme comme mon collègue
Boissier, déambulant du Palatin à Tibur, je prends dans la
conversation du Baron une idée singulièrement plus vivante et plus
savoureuse des écrivains du siècle d'Auguste. Ne parlons même pas de
ceux de la Décadence, et ne remontons pas jusqu'aux Grecs, bien que
j'aie dit à cet excellent M. de Charlus qu'auprès de lui je me faisais
l'effet de Platon chez Aspasie. À vrai dire j'avais singulièrement
grandi l'échelle des deux personnages et, comme dit Lafontaine, mon
exemple était tiré «d'animaux plus petits». Quoiqu'il en soit vous
ne supposez pas j'imagine que le Baron ait été froissé. Jamais je ne
le vis si ingénument heureux. Une ivresse d'enfant le fit déroger à
son flegme aristocratique. «Quels flatteurs que tous ces sorbonnards,
s'écriait-il avec ravissement! Dire qu'il faut que j'aie attendu
d'être arrivé à mon âge pour être comparé à Aspasie! Un vieux
tableau comme moi! Ô ma jeunesse! » J'aurais voulu que vous le vissiez
disant cela, outrageusement poudré à son habitude, et, à son âge,
musqué comme un petit maître. Au demeurant, sous ses hantises de
généalogie, le meilleur homme du monde. Pour toutes ces raisons je
serais désolé que la rupture de ce soir fût définitive. Ce qui m'a
étonné, c'est la façon dont le jeune homme s'est rebiffé. Il avait
pourtant pris, depuis quelque temps, en face du Baron, des manières de
séide, des façons de leude qui n'annonçaient guère cette
insurrection. J'espère qu'en tout cas, même si (_Dii omen alertant_)
le Baron ne devait plus retourner quai Conti, ce schisme ne s'étendrait
pas jusqu'à moi. Nous avons l'un et l'autre trop de profit à
l'échange que nous faisons de mon faible savoir contre son expérience.
(On verra que si M. Charlus, après avoir vainement souhaité qu'il lui
ramena Morel, ne témoigna pas de violente rancune à Brichot, du moins
sa sympathie pour l'universitaire tomba assez complètement pour lui
permettre de le juger sans aucune indulgence. ) Et je vous jure bien que
l'échange est si inégal que quand le Baron me livre ce que lui a
enseigné son existence, je ne saurais être d'accord avec Sylvestre
Bonnard, que c'est encore dans une bibliothèque qu'on fait le mieux le
songe de la vie. »
Nous étions arrivés devant ma porte. Je descendis de voiture pour
donner au cocher l'adresse de Brichot. Du trottoir je voyais la fenêtre
de la chambre d'Albertine, cette fenêtre, autrefois toujours noire, le
soir, quand elle n'habitait pas la maison, que la lumière électrique
de l'intérieur, segmentée par les pleins des volets, striait de haut
en bas de barres d'or parallèles. Ce grimoire magique, autant il était
clair pour moi et dessinait devant mon esprit calme des images
précises, toutes proches et en possession desquelles j'allais entrer
tout à l'heure, autant il était invisible pour Brichot resté dans la
voiture, presque aveugle, et autant il eût d'ailleurs été
incompréhensible pour lui même voyant, puisque, comme les amis qui
venaient me voir avant le dîner, quand Albertine était rentrée de
promenade, le professeur ignorait qu'une jeune fille toute à moi
attendait dans une chambre voisine de la mienne. La voiture partit. Je
restai un instant seul sur le trottoir. Certes ces lumineuses rayures
que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes
superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une
solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais
derrière elles, en un trésor insoupçonné des autres que j'avais
caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux, trésor si l'on
veut, mais trésor en échange duquel j'avais aliéné la liberté, la
solitude, la pensée. Si Albertine n'avait pas été là-haut, et même
si je n'avais voulu qu'avoir du plaisir, j'aurais été le demander à
des femmes inconnues, dont j'eusse essayé de pénétrer la vie, à
Venise peut-être, à tout le moins dans quelque coin de Paris nocturne.
Mais maintenant ce qu'il me fallait faire quand venait pour moi l'heure
des caresses, ce n'était pas partir en voyage, ce n'était même plus
sortir, c'était rentrer. Et rentrer non pas pour se trouver seul, et,
après avoir quitté les autres qui vous fournissaient du dehors
l'aliment de votre pensée, se trouver au moins forcé de la chercher en
soi-même, mais au contraire moins seul que quand j'étais chez les
Verdurin, reçu que j'allais être par la personne en qui j'abdiquais,
en qui je remettais le plus complètement la mienne, sans que j'eusse un
instant le loisir de penser à moi ni même la peine, puisqu'elle serait
auprès de moi, de penser à elle. De sorte qu'en levant une dernière
fois mes yeux du dehors vers la fenêtre de la chambre dans laquelle je
serais tout à l'heure, il me sembla voir le lumineux grillage qui
allait se refermer sur moi et dont j'avais forgé moi-même, pour une
servitude éternelle, les inflexibles barreaux d'or.
Nos fiançailles avaient pris une allure de procès et donnaient à
Albertine la timidité d'une coupable. Maintenant elle changeait la
conversation quand il s'agissait de personnes, hommes ou femmes, qui ne
fussent pas de vieilles gens. C'est quand elle ne soupçonnait pas
encore que j'étais jaloux d'elle que j'aurais dû lui demander ce que
je voulais savoir. Il faut profiter de ce temps-là. C'est alors que
notre amie nous dit ses plaisirs et même les moyens à l'aide desquels
elle les dissimule aux autres. Elle ne m'eût plus avoué maintenant
comme elle avait fait à Balbec (moitié parce que c'était vrai,
moitié pour s'excuser de ne pas laisser voir davantage sa tendresse
pour moi, car je la fatiguais déjà alors, et elle avait vu par ma
gentillesse pour elle qu'elle n'avait pas besoin de m'en montrer autant
qu'aux autres pour en obtenir plus que d'eux), elle ne m'aurait plus
avoué maintenant comme alors: «Je trouve ça stupide de laisser voir
qu'on aime, moi c'est le contraire, dès qu'une personne me plaît, j'ai
l'air de ne pas y faire attention. Comme ça personne ne sait rien. »
Comment, c'était la même Albertine d'aujourd'hui, avec ses
prétentions à la franchise et d'être indifférente à tous qui
m'avait dit cela! Elle ne m'eût plus énoncé cette règle maintenant!
Elle se contentait quand elle causait avec moi de l'appliquer en me
disant de telle ou telle personne qui pouvait m'inquiéter: «Ah! je ne
sais pas, je ne l'ai pas regardée, elle est trop insignifiante. » Et de
temps en temps, pour aller au-devant de choses que je pourrais
apprendre, elle faisait de ces aveux que leur accent, avant que l'on
connaisse la réalité qu'ils sont chargés de dénaturer, d'innocenter,
dénonce déjà comme étant des mensonges.
Albertine ne m'avait jamais dit qu'elle me soupçonnât d'être jaloux
d'elle, préoccupé de tout ce qu'elle faisait. Les seules paroles,
assez anciennes il est vrai, que nous avions échangées relativement à
la jalousie semblaient prouver le contraire. Je me rappelais que, par un
beau soir de clair de lune, au début de nos relations, une des
premières fois où je l'avais reconduite et où j'eusse autant aimé ne
pas le faire et la quitter pour courir après d'autres, je lui avais
dit: «Vous savez, si je vous propose de vous ramener, ce n'est pas par
jalousie; si vous avez quelque chose à faire, je m'éloigne
discrètement. » Et elle m'avait répondu: «Oh! je sais bien que vous
n'êtes pas jaloux et que cela vous est bien égal, mais je n'ai rien à
faire qu'à être avec vous. » Une autre fois c'était à la
Raspelière, où M. de Charlus, tout en jetant à la dérobée un regard
sur Morel, avait fait ostentation de galante amabilité à l'égard
d'Albertine; je lui avais dit: «Eh! bien, il vous a serrée d'assez
près, j'espère. » Et comme j'avais ajouté à demi ironiquement:
«J'ai souffert toutes les tortures de la jalousie,» Albertine, usant
du langage propre, soit au milieu vulgaire d'où elle était sortie,
soit au plus vulgaire encore qu'elle fréquentait: «Quel chineur vous
faites! Je sais bien que vous n'êtes pas jaloux. D'abord vous me l'avez
dit, et puis ça se voit, allez! » Elle ne m'avait jamais dit depuis
qu'elle eût changé d'avis; mais il avait dû pourtant se former en
elle, à ce sujet, bien des idées nouvelles, qu'elle me cachait mais
qu'un hasard pouvait, malgré elle, trahir, car ce soir-là, quand, une
fois rentré, après avoir été la chercher dans sa chambre et l'avoir
amenée dans la mienne, je lui eus dit (avec une certaine gêne que je
ne compris pas moi-même, car j'avais bien annoncé à Albertine que
j'irais dans le monde et je lui avais dit que je ne savais pas où,
peut-être chez Mme de Villeparisis, peut-être chez Mme de Guermantes,
peut-être chez Mme de Cambremer; il est vrai que je n'avais justement
pas nommé les Verdurin): «Devinez d'où je viens: de chez les
Verdurin», j'avais à peine eu le temps de prononcer ces mots
qu'Albertine, la figure bouleversée, m'avait répondu par ceux-ci qui
semblèrent exploser d'eux-mêmes avec une force qu'elle ne put
contenir: «Je m'en doutais.
