«On l'a
probablement
payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas.
en occupez pas.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
Ce que m'avait dit Mme de
Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
mais pas de pensée! » Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
enfants voués au bleu, etc. , et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
impatientes d'en sortir. . . Je m'agitais dans la voiture, comme une
pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
une sorte de prince X. . . , de Mme de Guermantes, et les raconter. En
attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
secrétaire. »
--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
reviendrai un autre jour.
--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir! » ou:
«Ducret, la chemise! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide
qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude
après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil
au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à
l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques
instants disait: «Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout,
seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la
permission de s'asseoir. «Mettez-vous dans le siège Louis XIV», me
répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de
lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas
loin. «Ah! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV! je vois que
vous êtes instruit», s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement
stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. «Monsieur, me dit-il,
en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus
impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que
je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
vous cacherai pas que j'avais espéré mieux; je forcerais peut-être un
peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore
leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que
j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
«bienveillance», dans son sens le plus efficacement protecteur,
n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec
même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle
incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un
geste de dénégation. «Comment! s'écria-t-il avec colère, et en effet son
visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la
mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante
surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave, vous prétendez
que vous n'avez pas reçu mon message--presque une déclaration--d'avoir à
vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que
je vous fis parvenir? »
--De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
--Ah! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent
peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
qui ne connaîtrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là vous m'avez dit
que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur
quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse
Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure
du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'église de Balbec. Y
avait-il une manière plus limpide de vous dire: «Ne m'oubliez pas! »
Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait,
l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eût dit Apollon
vieilli; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa
bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
belles paroles qu'il colorât ses haines, on sentait que, même s'il y
avait tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune,
du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable
d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il
avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent
coudées à son frère, sa belle-soeur, etc. , etc.
--Comme dans les _Lances_ de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur
s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être
noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai
fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce
n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé
décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers
vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce
qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en
avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées; mais enfin, monsieur,
de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que
le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la
trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de
toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous
reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en
triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre,
j'entends être à l'abri de vos inventions calomniatrices. » Je n'avais
pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par
un propos désobligeant qu'on lui eût répété; j'interrogeai ma mémoire;
je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de
toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument
rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit
monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire. ) Je
vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
M. de Charlus hurlait. ) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel. ) Je ne fus pas dupe un
instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi? ), il jugeait
nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot
châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
remplaça par un autre.
--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
n'avais rien dit.
--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
--On vous a trompé.
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces
mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis
que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
une voiture.
«On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène. . . Si vous
craignez qu'il ne soit trop tard. . . j'aurais pu vous donner une chambre
ici. . . » Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de
Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me
faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et
de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa
belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une
heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une
espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire
prolonger une minute. «Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous
est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
peu comme le Booz de Victor Hugo: «Je suis veuf, je suis seul, et sur
moi le soir tombe. »
Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait
au hasard, combien je le trouvais beau. «N'est-ce pas? me répondit-il.
Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les
sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent
le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où
cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ça pourrait
peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité
personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre.
Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme
Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous
atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller
entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous
entendez: Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les
premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale,«la
joie après l'orage», exécutés non loin de nous, au premier étage sans
doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on
jouait cela et qui étaient les musiciens. «Eh bien! on ne sait pas. On
ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait
un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect
à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et
condamnation», ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
moment fut venu que je m'en allasse. «Vous m'excuserez de ne pas vous
reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il.
Désireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire. »
Cependant, remarquant que le temps était beau: «Eh bien! si, je vais
monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
au Bois après vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils,
me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes
oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agréable de
regarder ce «clair de lune bleu» au Bois avec quelqu'un comme vous», me
dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
triste: «Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus
que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'épaule.
Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. »
J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me
rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une
demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment,
sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un
état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était
devant nous et il prolongeait encore la conversation. «Allons, dit-il
brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je
vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations.
C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces
affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et
craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir
encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: «Allons
bon! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de madame
votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de
Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière.
Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de
Vienne. »
--Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je
obligeamment.
--Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas
avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être
probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet
de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit:
«Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
silence éternel de l'accord de dominante! » C'est pour ses propres nerfs
qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles
de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un
ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non
pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en
traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois
rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il
convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est
Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et
prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur,
vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à
voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On
me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc
de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul
besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin
et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses
devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme
il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait
d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris
pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère
des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort
beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas
être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de
change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un
titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance,
ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin
je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence
s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et
Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur,
de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront.
Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse
de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est
inaccessible. »
--C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de
Guermantes.
--Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la
princesse toutefois.
--La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?
--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens
du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré
de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
paraissait la plus solide et la mieux fixée. )
La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane
voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse,
très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de
Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle
connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa
mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
--On ne peut pas les visiter?
--Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais _personne_
à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté,
l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés
chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces
quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie
comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas
faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à
plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de
Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu. »
Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair
de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit
un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà
transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à
ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus,
relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout
à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
avait fait s'envoler bien loin de moi.
En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée.
Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne;
je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
s'offrir à moi.
«Cher ami et cousin,
«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour
toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph
dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à
vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs
cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma
cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de
la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie
n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la
poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi
cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta
dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables
qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour
de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de
grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que
diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux
Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de
Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos
ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de
Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de
l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à
te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes
salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose.
Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent
les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur
les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine
missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.
«Périgot (Joseph). »
Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose
d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les
mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à
imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et
différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la
stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime
d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter
à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ
deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était
à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La
princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le
***. » Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était
peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques
m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de
duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le
prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une
autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre
un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce
qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le
nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur
ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le
«signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours
évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve
surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je
me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels
la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un
vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci
combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en
est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée
vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que
parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne
faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une
manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de
plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux.
Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux
des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à
l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux;
ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des
lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais
qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de
l'extrême Nord un aliment assimilable.
A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces
et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les
jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de
Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur
«l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
à expliquer ma stupéfaction.
Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à
parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par
conséquent différence entre eux.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous
fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même
que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard
le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre
sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au
prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
d'avril. » Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
inséparables amis de M.
Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d'un
tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui me fut
précieuse dans la suite.
De même les vers de Victor Hugo qu'elle m'avait cités étaient, il faut
l'avouer, d'une époque antérieure à celle où il est devenu plus qu'un
homme nouveau, où il a fait apparaître dans l'évolution une espèce
littéraire encore inconnue, douée d'organes plus complexes. Dans ces
premiers poèmes, Victor Hugo pense encore, au lieu de se contenter,
comme la nature, de donner à penser. Des «pensées», il en exprimait
alors sous la forme la plus directe, presque dans le sens où le duc
prenait le mot, quand, trouvant vieux jeu et encombrant que les invités
de ses grandes fêtes, à Guermantes, fissent, sur l'album du château,
suivre leur signature d'une réflexion philosophico-poétique, il
avertissait les nouveaux venus d'un ton suppliant: «Votre nom, mon cher,
mais pas de pensée! » Or, c'étaient ces «pensées» de Victor Hugo (presque
aussi absentes de _la Légende des Siècles_ que les «airs», les
«mélodies» dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes
aimait dans le premier Hugo. Mais pas absolument à tort. Elles étaient
touchantes, et déjà autour d'elles, sans que la forme eût encore la
profondeur où elle ne devait parvenir que plus tard, le déferlement des
mots nombreux et des rimes richement articulées les rendait
inassimilables à ces vers qu'on peut découvrir dans un Corneille, par
exemple, et où un romantisme intermittent, contenu, et qui nous émeut
d'autant plus, n'a point pourtant pénétré jusqu'aux sources physiques de
la vie, modifié l'organisme inconscient et généralisable où s'abrite
l'idée. Aussi avais-je eu tort de me confiner jusqu'ici dans les
derniers recueils d'Hugo. Des premiers, certes, c'était seulement d'une
part infime que s'ornait la conversation de Mme de Guermantes. Mais
justement, en citant ainsi un vers isolé on décuple sa puissance
attractive. Ceux qui étaient entrés ou rentrés dans ma mémoire, au cours
de ce dîner, aimantaient à leur tour, appelaient à eux avec une telle
force les pièces au milieu desquelles ils avaient l'habitude d'être
enclavés, que mes mains électrisées ne purent pas résister plus de
quarante-huit heures à la force qui les conduisait vers le volume où
étaient reliés les _Orientales_ et les _Chants du Crépuscule_. Je maudis
le valet de pied de Françoise d'avoir fait don à son pays natal de mon
exemplaire des _Feuilles d'Automne_, et je l'envoyai sans perdre un
instant en acheter un autre. Je relus ces volumes d'un bout à l'autre,
et ne retrouvai la paix que quand j'aperçus tout d'un coup, m'attendant
dans la lumière où elle les avait baignés, les vers que m'avait cités
Mme de Guermantes. Pour toutes ces raisons, les causeries avec la
duchesse ressemblaient à ces connaissances qu'on puise dans une
bibliothèque de château, surannée, incomplète, incapable de former une
intelligence, dépourvue de presque tout ce que nous aimons, mais nous
offrant parfois quelque renseignement curieux, voire la citation d'une
belle page que nous ne connaissions pas, et dont nous sommes heureux
dans la suite de nous rappeler que nous en devons la connaissance à une
magnifique demeure seigneuriale. Nous sommes alors, pour avoir trouvé la
préface de Balzac à _la Chartreuse_ ou des lettres inédites de Joubert,
tentés de nous exagérer le prix de la vie que nous y avons menée et dont
nous oublions, pour cette aubaine d'un soir, la frivolité stérile.
A ce point de vue, si le monde n'avait pu au premier moment répondre à
ce qu'attendait mon imagination, et devait par conséquent me frapper
d'abord par ce qu'il avait de commun avec tous les mondes plutôt que
par ce qu'il en avait de différent, pourtant il se révéla à moi peu à
peu comme bien distinct. Les grands seigneurs sont presque les seules
gens de qui on apprenne autant que des paysans; leur conversation s'orne
de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu'elles étaient
habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l'argent
ignore profondément. A supposer que l'aristocrate le plus modéré par ses
aspirations ait fini par rattraper l'époque où il vit, sa mère, ses
oncles, ses grand'tantes le mettent en rapport, quand il se rappelle son
enfance, avec ce que pouvait être une vie presque inconnue aujourd'hui.
Dans la chambre mortuaire d'un mort d'aujourd'hui, Mme de Guermantes
n'eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les
manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un
enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu'il y a une cérémonie
particulière qui doit être célébrée pour les femmes. Quant au poêle dont
Bloch eût cru sans doute que l'usage était réservé aux enterrements, à
cause des cordons du poêle dont on parle dans les comptes rendus
d'obsèques, M. de Guermantes pouvait se rappeler le temps où, encore
enfant, il l'avait vu tenir au mariage de M. de Mailly-Nesle. Tandis que
Saint-Loup avait vendu son précieux «Arbre généalogique», d'anciens
portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des
Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par
un sentiment où l'amour ardent de l'art jouait peut-être un moindre rôle
et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs
merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement
séduisant pour un artiste. Un littérateur eût de même été enchanté de
leur conversation, qui eût été pour lui--car l'affamé n'a pas besoin
d'un autre affamé--un dictionnaire vivant de toutes ces expressions qui
chaque jour s'oublient davantage: des cravates à la Saint-Joseph, des
enfants voués au bleu, etc. , et qu'on ne trouve plus que chez ceux qui
se font les aimables et bénévoles conservateurs du passé. Le plaisir que
ressent parmi eux, beaucoup plus que parmi d'autres écrivains, un
écrivain, ce plaisir n'est pas sans danger, car il risque de croire que
les choses du passé ont un charme par elles-mêmes, de les transporter
telles quelles dans son oeuvre, mort-née dans ce cas, dégageant un ennui
dont il se console en se disant: «C'est joli parce que c'est vrai, cela
se dit ainsi. » Ces conversations aristocratiques avaient du reste, chez
Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. A
cause de cela elles rendaient légitime, de la part de la duchesse, son
hilarité devant les mots «vatique», «cosmique», «pythique»,
«suréminent», qu'employait Saint-Loup,--de même que devant ses meubles
de chez Bing.
Malgré tout, bien différentes en cela de ce que j'avais pu ressentir
devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires que
j'avais entendues chez Mme de Guermantes m'étaient étrangères. Entrées
un instant en moi, qui n'en étais que physiquement possédé, on aurait
dit que (de nature sociale, et non individuelle) elles étaient
impatientes d'en sortir. . . Je m'agitais dans la voiture, comme une
pythonisse. J'attendais un nouveau dîner où je pusse devenir moi même
une sorte de prince X. . . , de Mme de Guermantes, et les raconter. En
attendant, elles faisaient trépider mes lèvres qui les balbutiaient et
j'essayais en vain de ramener à moi mon esprit vertigineusement emporté
par une force centrifuge. Aussi est-ce avec une fiévreuse impatience de
ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, où
d'ailleurs je trompais le manque de conversation en parlant tout haut,
que je sonnai à la porte de M. de Charlus, et ce fut en longs monologues
avec moi-même, où je me répétais tout ce que j'allais lui narrer et ne
pensais plus guère à ce qu'il pouvait avoir à me dire, que je passai
tout le temps que je restai dans un salon où un valet de pied me fit
entrer, et que j'étais d'ailleurs trop agité pour regarder. J'avais un
tel besoin que M. de Charlus écoutât les récits que je brûlais de lui
faire, que je fus cruellement déçu en pensant que le maître de la maison
dormait peut-être et qu'il me faudrait rentrer cuver chez moi mon
ivresse de paroles. Je venais en effet de m'apercevoir qu'il y avait
vingt-cinq minutes que j'étais, qu'on m'avait peut-être oublié, dans ce
salon, dont, malgré cette longue attente, j'aurais tout au plus pu dire
qu'il était immense, verdâtre, avec quelques portraits. Le besoin de
parler n'empêche pas seulement d'écouter, mais de voir, et dans ce cas
l'absence de toute description du milieu extérieur est déjà une
description d'un état interne. J'allais sortir du salon pour tâcher
d'appeler quelqu'un et, si je ne trouvais personne, de retrouver mon
chemin jusqu'aux antichambres et me faire ouvrir, quand, au moment même
où je venais de me lever et de faire quelques pas sur le parquet
mosaïqué, un valet de chambre entra, l'air préoccupé: «Monsieur le baron
a eu des rendez-vous jusqu'à maintenant, me dit-il. Il y a encore
plusieurs personnes qui l'attendent. Je vais faire tout mon possible
pour qu'il reçoive monsieur, j'ai déjà fait téléphoner deux fois au
secrétaire. »
--Non, ne vous dérangez pas, j'avais rendez-vous avec monsieur le baron,
mais il est déjà bien tard, et, du moment qu'il est occupé ce soir, je
reviendrai un autre jour.
--Oh! non, que monsieur ne s'en aille pas, s'écria le valet de chambre.
M. le baron pourrait être mécontent. Je vais de nouveau essayer. Je me
rappelai ce que j'avais entendu raconter des domestiques de M. de
Charlus et de leur dévouement à leur maître. On ne pouvait pas tout à
fait dire de lui comme du prince de Conti qu'il cherchait à plaire aussi
bien au valet qu'au ministre, mais il avait si bien su faire des
moindres choses qu'il demandait une espèce de faveur, que, le soir,
quand, ses valets assemblés autour de lui à distance respectueuse, après
les avoir parcourus du regard, il disait: «Coignet, le bougeoir! » ou:
«Ducret, la chemise! », c'est en ronchonnant d'envie que les autres se
retiraient, envieux de celui qui venait d'être distingué par le maître.
Deux, même, lesquels s'exécraient, essayaient chacun de ravir la faveur
à l'autre, en allant, sous le plus absurde prétexte, faire une
commission au baron, s'il était monté plus tôt, dans l'espoir d'être
investi pour ce soir-là de la charge du bougeoir ou de la chemise. S'il
adressait directement la parole à l'un d'eux pour quelque chose qui ne
fût pas du service, bien plus, si, l'hiver, au jardin, sachant un de ses
cochers enrhumé, il lui disait au bout de dix minutes: «Couvrez-vous»,
les autres ne lui reparlaient pas de quinze jours, par jalousie, à cause
de la grâce qui lui avait été faite. J'attendis encore dix minutes et,
après m'avoir demandé de ne pas rester trop longtemps, parce que M. le
baron fatigué avait dû faire éconduire plusieurs personnes des plus
importantes, qui avaient pris rendez-vous depuis de longs jours, on
m'introduisit auprès de lui. Cette mise en scène autour de M. de Charlus
me paraissait empreinte de beaucoup moins de grandeur que la simplicité
de son frère Guermantes, mais déjà la porte s'était ouverte, je venais
d'apercevoir le baron, en robe de chambre chinoise, le cou nu, étendu
sur un canapé. Je fus frappé au même instant par la vue d'un chapeau
haut de forme «huit reflets» sur une chaise avec une pelisse, comme si
le baron venait de rentrer. Le valet de chambre se retira. Je croyais
que M. de Charlus allait venir à moi. Sans faire un seul mouvement, il
fixa sur moi des yeux implacables. Je m'approchai de lui, lui dis
bonjour, il ne me tendit pas la main, ne me répondit pas, ne me demanda
pas de prendre une chaise. Au bout d'un instant je lui demandai, comme
on ferait à un médecin mal élevé, s'il était nécessaire que je restasse
debout. Je le fis sans méchante intention, mais l'air de colère froide
qu'avait M. de Charlus sembla s'aggraver encore. J'ignorais, du reste,
que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, il avait l'habitude
après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s'étaler dans un fauteuil
au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. Il demandait à
l'un du feu, offrait à l'autre un cigare, puis au bout de quelques
instants disait: «Mais, Argencourt, asseyez-vous donc, prenez une
chaise, mon cher, etc. », ayant tenu à prolonger leur station debout,
seulement pour leur montrer que c'était de lui que leur venait la
permission de s'asseoir. «Mettez-vous dans le siège Louis XIV», me
répondit-il d'un air impérieux et plutôt pour me forcer à m'éloigner de
lui que pour m'inviter à m'asseoir. Je pris un fauteuil qui n'était pas
loin. «Ah! voilà ce que vous appelez un siège Louis XIV! je vois que
vous êtes instruit», s'écria-t-il avec dérision. J'étais tellement
stupéfait que je ne bougeai pas, ni pour m'en aller comme je l'aurais
dû, ni pour changer de siège comme il le voulait. «Monsieur, me dit-il,
en pesant tous les termes, dont il faisait précéder les plus
impertinents d'une double paire de consonnes, l'entretien que j'ai
condescendu à vous accorder, à la prière d'une personne qui désire que
je ne la nomme pas, marquera pour nos relations le point final. Je ne
vous cacherai pas que j'avais espéré mieux; je forcerais peut-être un
peu le sens des mots, ce qu'on ne doit pas faire, même avec qui ignore
leur valeur, et par simple respect pour soi-même, en vous disant que
j'avais eu pour vous de la sympathie. Je crois pourtant que
«bienveillance», dans son sens le plus efficacement protecteur,
n'excéderait ni ce que je ressentais, ni ce que je me proposais de
manifester. Je vous avais, dès mon retour à Paris, fait savoir à Balbec
même que vous pouviez compter sur moi. » Moi qui me rappelais sur quelle
incartade M. de Charlus s'était séparé de moi à Balbec, j'esquissai un
geste de dénégation. «Comment! s'écria-t-il avec colère, et en effet son
visage convulsé et blanc différait autant de son visage ordinaire que la
mer quand, un matin de tempête, on aperçoit, au lieu de la souriante
surface habituelle, mille serpents d'écume et de bave, vous prétendez
que vous n'avez pas reçu mon message--presque une déclaration--d'avoir à
vous souvenir de moi? Qu'y avait-il comme décoration autour du livre que
je vous fis parvenir? »
--De très jolis entrelacs historiés, lui dis-je.
--Ah! répondit-il d'un air méprisant, les jeunes Français connaissent
peu les chefs-d'oeuvre de notre pays. Que dirait-on d'un jeune Berlinois
qui ne connaîtrait pas la _Walkyrie_? Il faut d'ailleurs que vous ayez
des yeux pour ne pas voir, puisque ce chef-d'oeuvre-là vous m'avez dit
que vous aviez passé deux heures devant. Je vois que vous ne vous y
connaissez pas mieux en fleurs qu'en styles; ne protestez pas pour les
styles, cria-t-il, d'un ton de rage suraigu, vous ne savez même pas sur
quoi vous vous asseyez. Vous offrez à votre derrière une chauffeuse
Directoire pour une bergère Louis XIV. Un de ces jours vous prendrez les
genoux de Mme de Villeparisis pour le lavabo, et on ne sait pas ce que
vous y ferez. Pareillement, vous n'avez même pas reconnu dans la reliure
du livre de Bergotte le linteau de _myosotis_ de l'église de Balbec. Y
avait-il une manière plus limpide de vous dire: «Ne m'oubliez pas! »
Je regardais M. de Charlus. Certes sa tête magnifique, et qui répugnait,
l'emportait pourtant sur celle de tous les siens; on eût dit Apollon
vieilli; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa
bouche mauvaise; pour l'intelligence, on ne pouvait nier que la sienne,
par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui
resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques
belles paroles qu'il colorât ses haines, on sentait que, même s'il y
avait tantôt de l'orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune,
du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable
d'assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu'il
avait eu raison de le faire et n'en était pas moins supérieur de cent
coudées à son frère, sa belle-soeur, etc. , etc.
--Comme dans les _Lances_ de Vélasquez, continua-t-il, le vainqueur
s'avance vers celui qui est le plus humble, comme le doit tout être
noble, puisque j'étais tout et que vous n'étiez rien, c'est moi qui ai
fait les premiers pas vers vous. Vous avez sottement répondu à ce que ce
n'est pas à moi à appeler de la grandeur. Mais je ne me suis pas laissé
décourager. Notre religion prêche la patience. Celle que j'ai eue envers
vous me sera comptée, je l'espère, et de n'avoir fait que sourire de ce
qui pourrait être taxé d'impertinence, s'il était à votre portée d'en
avoir envers qui vous dépasse de tant de coudées; mais enfin, monsieur,
de tout cela il n'est plus question. Je vous ai soumis à l'épreuve que
le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l'épreuve de la
trop grande amabilité et qu'il déclare à bon droit la plus terrible de
toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l'ivraie. Je vous
reprocherais à peine de l'avoir subie sans succès, car ceux qui en
triomphent sont bien rares. Mais du moins, et c'est la conclusion que je
prétends tirer des dernières paroles que nous échangerons sur terre,
j'entends être à l'abri de vos inventions calomniatrices. » Je n'avais
pas songé jusqu'ici que la colère de M. de Charlus pût être causée par
un propos désobligeant qu'on lui eût répété; j'interrogeai ma mémoire;
je n'avais parlé de lui à personne. Quelque méchant l'avait fabriqué de
toutes pièces. Je protestai à M. de Charlus que je n'avais absolument
rien dit de lui. «Je ne pense pas que j'aie pu vous fâcher en disant à
Mme de Guermantes que j'étais lié avec vous. » Il sourit avec dédain, fit
monter sa voix jusqu'aux plus extrêmes registres, et là, attaquant avec
douceur la note la plus aiguë et la plus insolente: «Oh! monsieur,
dit-il en revenant avec une extrême lenteur à une intonation naturelle,
et comme s'enchantant, au passage, des bizarreries de cette gamme
descendante, je pense que vous vous faites tort à vous-même en vous
accusant d'avoir dit que nous étions «liés». Je n'attends pas une très
grande exactitude verbale de quelqu'un qui prendrait facilement un
meuble de Chippendale pour une chaise rococo, mais enfin je ne pense
pas, ajouta-t-il, avec des caresses vocales de plus en plus narquoises
et qui faisaient flotter sur ses lèvres jusqu'à un charmant sourire, je
ne pense pas que vous ayez dit, ni cru, que nous étions _liés_! Quant à
vous être vanté de m'avoir été _présenté_, d'avoir _causé avec moi_, de
me _connaître_ un peu, d'avoir obtenu, presque sans sollicitation, de
pouvoir être un jour mon _protégé_, je trouve au contraire fort naturel
et intelligent que vous l'ayez fait. L'extrême différence d'âge qu'il y
a entre nous me permet de reconnaître, sans ridicule, que cette
_présentation_, ces _causeries_, cette vague amorce de _relations_
étaient pour vous, ce n'est pas à moi de dire un honneur, mais enfin à
tout le moins un avantage dont je trouve que votre sottise fut non point
de l'avoir divulgué, mais de n'avoir pas su le conserver. J'ajouterai
même, dit-il, en passant brusquement et pour un instant de la colère
hautaine à une douceur tellement empreinte de tristesse que je croyais
qu'il allait se mettre à pleurer, que, quand vous avez laissé sans
réponse la proposition que je vous ai faite à Paris, cela m'a paru
tellement inouï de votre part à vous, qui m'aviez semblé bien élevé et
d'une bonne famille _bourgeoise_ (sur cet adjectif seul sa voix eut un
petit sifflement d'impertinence), que j'eus la naïveté de croire à
toutes les blagues qui n'arrivent jamais, aux lettres perdues, aux
erreurs d'adresses. Je reconnais que c'était de ma part une grande
naïveté, mais saint Bonaventure préférait croire qu'un boeuf pût voler
plutôt que son frère mentir. Enfin tout cela est terminé, la chose ne
vous a pas plu, il n'en est plus question. Il me semble seulement que
vous auriez pu (et il y avait vraiment des pleurs dans sa voix), ne
fût-ce que par considération pour mon âge, m'écrire. J'avais conçu pour
vous des choses infiniment séduisantes que je m'étais bien gardé de vous
dire. Vous avez préféré refuser sans savoir, c'est votre affaire. Mais,
comme je vous le dis, on peut toujours _écrire_. Moi à votre place, et
même dans la mienne, je l'aurais fait. J'aime mieux à cause de cela la
mienne que la vôtre, je dis à cause de cela, parce que je crois que
toutes les places sont égales, et j'ai plus de sympathie pour un
intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Mais je peux dire que je
préfère ma place, parce que ce que vous avez fait, dans ma vie tout
entière qui commence à être assez longue, je sais que je ne l'ai jamais
fait. (Sa tête était tournée dans l'ombre, je ne pouvais pas voir si ses
yeux laissaient tomber des larmes comme sa voix donnait à le croire. ) Je
vous disais que j'ai fait cent pas au-devant de vous, cela a eu pour
effet de vous en faire faire deux cents en arrière. Maintenant c'est à
moi de m'éloigner et nous ne nous connaîtrons plus. Je ne retiendrai pas
votre nom, mais votre cas, afin que, les jours où je serais tenté de
croire que les hommes ont du coeur, de la politesse, ou seulement
l'intelligence de ne pas laisser échapper une chance sans seconde, je
me rappelle que c'est les situer trop haut. Non, que vous ayez dit que
vous me connaissiez quand c'était vrai--car maintenant cela va cesser de
l'être--je ne puis trouver cela que naturel et je le tiens pour un
hommage, c'est-à-dire pour agréable. Malheureusement, ailleurs et en
d'autres circonstances, vous avez tenu des propos fort différents.
--Monsieur, je vous jure que je n'ai rien dit qui pût vous offenser.
--Et qui vous dit que j'en suis offensé? s'écria-t-il avec fureur en se
redressant violemment sur la chaise longue où il était resté jusque-là
immobile, cependant que, tandis que se crispaient les blêmes serpents
écumeux de sa face, sa voix devenait tour à tour aiguë et grave comme
une tempête assourdissante et déchaînée. (La force avec laquelle il
parlait d'habitude, et qui faisait se retourner les inconnus dehors,
était centuplée, comme l'est un _forte_, si, au lieu d'être joué au
piano, il l'est à l'orchestre, et de plus se change en un _fortissimo_.
M. de Charlus hurlait. ) Pensez-vous qu'il soit à votre portée de
m'offenser? Vous ne savez donc pas à qui vous parlez? Croyez-vous que la
salive envenimée de cinq cents petits bonshommes de vos amis, juchés les
uns sur les autres, arriverait à baver seulement jusqu'à mes augustes
orteils? Depuis un moment, au désir de persuader M. de Charlus que je
n'avais jamais dit ni entendu dire de mal de lui avait succédé une rage
folle, causée par les paroles que lui dictait uniquement, selon moi, son
immense orgueil. Peut-être étaient-elles du reste l'effet, pour une
partie du moins, de cet orgueil. Presque tout le reste venait d'un
sentiment que j'ignorais encore et auquel je ne fus donc pas coupable de
ne pas faire sa part. J'aurais pu au moins, à défaut du sentiment
inconnu, mêler à l'orgueil, si je m'étais souvenu des paroles de Mme de
Guermantes, un peu de folie. Mais à ce moment-là l'idée de folie ne me
vint même pas à l'esprit. Il n'y avait en lui, selon moi, que de
l'orgueil, en moi il n'y avait que de la fureur. Celle-ci (au moment où
M. de Charlus cessant de hurler pour parler de ses augustes orteils,
avec une majesté qu'accompagnaient une moue, un vomissement de dégoût à
l'égard de ses obscurs blasphémateurs), cette fureur ne se contint
plus. D'un mouvement impulsif je voulus frapper quelque chose, et un
reste de discernement me faisant respecter un homme tellement plus âgé
que moi, et même, à cause de leur dignité artistique, les porcelaines
allemandes placées autour de lui, je me précipitai sur le chapeau haut
de forme neuf du baron, je le jetai par terre, je le piétinai, je
m'acharnai à le disloquer entièrement, j'arrachai la coiffe, déchirai en
deux la couronne, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui
continuaient et, traversant la pièce pour m'en aller, j'ouvris la porte.
Des deux côtés d'elle, à ma grande stupéfaction, se tenaient deux valets
de pied qui s'éloignèrent lentement pour avoir l'air de s'être trouvés
là seulement en passant pour leur service. (J'ai su depuis leurs noms,
l'un s'appelait Burnier et l'autre Charmel. ) Je ne fus pas dupe un
instant de cette explication que leur démarche nonchalante semblait me
proposer. Elle était invraisemblable; trois autres me le semblèrent
moins: l'une que le baron recevait quelquefois des hôtes, contre
lesquels pouvant avoir besoin d'aide (mais pourquoi? ), il jugeait
nécessaire d'avoir un poste de secours voisin; l'autre, qu'attirés par
la curiosité, ils s'étaient mis aux écoutes, ne pensant pas que je
sortirais si vite; la troisième, que toute la scène que m'avait faite M.
de Charlus étant préparée et jouée, il leur avait lui-même demandé
d'écouter, par amour du spectacle joint peut-être à un «nunc erudimini»
dont chacun ferait son profit.
Ma colère n'avait pas calmé celle du baron, ma sortie de la chambre
parut lui causer une vive douleur, il me rappela, me fit rappeler, et
enfin, oubliant qu'un instant auparavant, en parlant de «ses augustes
orteils», il avait cru me faire le témoin de sa propre déification, il
courut à toutes jambes, me rattrapa dans le vestibule et me barra la
porte. «Allons, me dit-il, ne faites pas l'enfant, rentrez une minute;
qui aime bien châtie bien, et si je vous ai bien châtié, c'est que je
vous aime bien. » Ma colère était passée, je laissai passer le mot
châtier et suivis le baron qui, appelant un valet de pied, fit sans
aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu'on
remplaça par un autre.
--Si vous voulez me dire, monsieur, qui m'a perfidement calomnié, dis-je
à M. de Charlus, je reste pour l'apprendre et confondre l'imposteur.
--Qui? ne le savez-vous pas? Ne gardez-vous pas le souvenir de ce que
vous dites? Pensez-vous que les personnes qui me rendent le service de
m'avertir de ces choses ne commencent pas par me demander le secret? Et
croyez-vous que je vais manquer à celui que j'ai promis?
--Monsieur, c'est impossible que vous me le disiez? demandai-je en
cherchant une dernière fois dans ma tête (où je ne trouvais personne) à
qui j'avais pu parler de M. de Charlus.
--Vous n'avez pas entendu que j'ai promis le secret à mon indicateur, me
dit-il d'une voix claquante. Je vois qu'au goût des propos abjects vous
joignez celui des insistances vaines. Vous devriez avoir au moins
l'intelligence de profiter d'un dernier entretien et de parler pour dire
quelque chose qui ne soit pas exactement rien.
--Monsieur, répondis-je en m'éloignant, vous m'insultez, je suis désarmé
puisque vous avez plusieurs fois mon âge, la partie n'est pas égale;
d'autre part je ne peux pas vous convaincre, je vous ai juré que je
n'avais rien dit.
--Alors je mens! s'écria-t-il d'un ton terrible, et en faisant un tel
bond qu'il se trouva debout à deux pas de moi.
--On vous a trompé.
Alors d'une voix douce, affectueuse, mélancolique, comme dans ces
symphonies qu'on joue sans interruption entre les divers morceaux, et où
un gracieux scherzo aimable, idyllique, succède aux coups de foudre du
premier morceau. «C'est très possible, me dit-il. En principe, un propos
répété est rarement vrai. C'est votre faute si, n'ayant pas profité des
occasions de me voir que je vous avais offertes, vous ne m'avez pas
fourni, par ces paroles ouvertes et quotidiennes qui créent la
confiance, le préservatif unique et souverain contre une parole qui vous
représentait comme un traître. En tout cas, vrai ou faux, le propos a
fait son oeuvre. Je ne peux plus me dégager de l'impression qu'il m'a
produite. Je ne peux même pas dire que qui aime bien châtie bien, car je
vous ai bien châtié, mais je ne vous aime plus. » Tout en disant ces
mots, il m'avait forcé à me rasseoir et avait sonné. Un nouveau valet
de pied entra. «Apportez à boire, et dites d'atteler le coupé. » Je dis
que je n'avais pas soif, qu'il était bien tard et que d'ailleurs j'avais
une voiture.
«On l'a probablement payée et renvoyée, me dit-il, ne vous
en occupez pas. Je fais atteler pour qu'on vous ramène. . . Si vous
craignez qu'il ne soit trop tard. . . j'aurais pu vous donner une chambre
ici. . . » Je dis que ma mère serait inquiète. «Ah! oui, vrai ou faux, le
propos a fait son oeuvre. Ma sympathie un peu prématurée avait fleuri
trop tôt; et comme ces pommiers dont vous parliez poétiquement à Balbec,
elle n'a pu résister à une première gelée. » Si la sympathie de M. de
Charlus n'avait pas été détruite, il n'aurait pourtant pas pu agir
autrement, puisque, tout en me disant que nous étions brouillés, il me
faisait rester, boire, me demandait de coucher et allait me faire
reconduire. Il avait même l'air de redouter l'instant de me quitter et
de se retrouver seul, cette espèce de crainte un peu anxieuse que sa
belle-soeur et cousine Guermantes m'avait paru éprouver, il y avait une
heure, quand elle avait voulu me forcer à rester encore un peu, avec une
espèce de même goût passager pour moi, de même effort pour faire
prolonger une minute. «Malheureusement, reprit-il, je n'ai pas le don de
faire refleurir ce qui a été une fois détruit. Ma sympathie pour vous
est bien morte. Rien ne peut la ressusciter. Je crois qu'il n'est pas
indigne de moi de confesser que je le regrette. Je me sens toujours un
peu comme le Booz de Victor Hugo: «Je suis veuf, je suis seul, et sur
moi le soir tombe. »
Je traversai avec lui le grand salon verdâtre. Je lui dis, tout à fait
au hasard, combien je le trouvais beau. «N'est-ce pas? me répondit-il.
Il faut bien aimer quelque chose. Les boiseries sont de Bagard. Ce qui
est assez gentil, voyez-vous, c'est qu'elles ont été faites pour les
sièges de Beauvais et pour les consoles. Vous remarquez, elles répètent
le même motif décoratif qu'eux. Il n'existait plus que deux demeures où
cela soit ainsi: le Louvre et la maison de M. d'Hinnisdal. Mais
naturellement, dès que j'ai voulu venir habiter dans cette rue, il s'est
trouvé un vieil hôtel Chimay que personne n'avait jamais vu puisqu'il
n'est venu ici que pour _moi_. En somme, c'est bien. Ça pourrait
peut-être être mieux, mais enfin ce n'est pas mal. N'est-ce pas, il y a
de jolies choses: le portrait de mes oncles, le roi de Pologne et le roi
d'Angleterre, par Mignard. Mais qu'est-ce que je vous dis, vous le savez
aussi bien que moi puisque vous avez attendu dans ce salon. Non? Ah!
C'est qu'on vous aura mis dans le salon bleu, dit-il d'un air soit
d'impertinence à l'endroit de mon incuriosité, soit de supériorité
personnelle et de n'avoir pas demandé où on m'avait fait attendre.
Tenez, dans ce cabinet, il y a tous les chapeaux portés par Mme
Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine. Cela ne vous
intéresse pas, on dirait que vous ne voyez pas. Peut-être êtes-vous
atteint d'une affection du nerf optique. Si vous aimez davantage ce
genre de beauté, voici un arc-en-ciel de Turner qui commence à briller
entre ces deux Rembrandt, en signe de notre réconciliation. Vous
entendez: Beethoven se joint à lui. » Et en effet on distinguait les
premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale,«la
joie après l'orage», exécutés non loin de nous, au premier étage sans
doute, par des musiciens. Je demandai naïvement par quel hasard on
jouait cela et qui étaient les musiciens. «Eh bien! on ne sait pas. On
ne sait jamais. Ce sont des musiques invisibles. C'est joli, n'est-ce
pas, me dit-il d'un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait
un peu l'influence et l'accent de Swann. Mais vous vous en fichez comme
un poisson d'une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect
à Beethoven et à moi. Vous portez contre vous-même jugement et
condamnation», ajouta-t-il d'un air affectueux et triste, quand le
moment fut venu que je m'en allasse. «Vous m'excuserez de ne pas vous
reconduire comme les bonnes façons m'obligeraient à le faire, me dit-il.
Désireux de ne plus vous revoir, il n'importe peu de passer cinq minutes
de plus avec vous. Mais je suis fatigué et j'ai fort à faire. »
Cependant, remarquant que le temps était beau: «Eh bien! si, je vais
monter en voiture. Il fait un clair de lune superbe, que j'irai regarder
au Bois après vous avoir reconduit. Comment! vous ne savez pas vous
raser, même un soir où vous dînez en ville vous gardez quelques poils,
me dit-il en me prenant le menton entre deux doigts pour ainsi dire
magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu'à mes
oreilles comme les doigts d'un coiffeur. Ah! ce serait agréable de
regarder ce «clair de lune bleu» au Bois avec quelqu'un comme vous», me
dit-il avec une douceur subite et comme involontaire, puis, l'air
triste: «Car vous êtes gentil tout de même, vous pourriez l'être plus
que personne, ajouta-t-il en me touchant paternellement l'épaule.
Autrefois, je dois dire que je vous trouvais bien insignifiant. »
J'aurais dû penser qu'il me trouvait tel encore. Je n'avais qu'à me
rappeler la rage avec laquelle il m'avait parlé, il y avait à peine une
demi-heure. Malgré cela j'avais l'impression qu'il était, en ce moment,
sincère, que son bon coeur l'emportait sur ce que je considérais comme un
état presque délirant de susceptibilité et d'orgueil. La voiture était
devant nous et il prolongeait encore la conversation. «Allons, dit-il
brusquement, montez; dans cinq minutes nous allons être chez vous. Et je
vous dirai un bonsoir qui coupera court et pour jamais à nos relations.
C'est mieux, puisque nous devons nous quitter pour toujours, que nous le
fassions comme en musique, sur un accord parfait. » Malgré ces
affirmations solennelles que nous ne nous reverrions jamais, j'aurais
juré que M. de Charlus, ennuyé de s'être oublié tout à l'heure et
craignant de m'avoir fait de la peine, n'eût pas été fâché de me revoir
encore une fois. Je ne me trompais pas, car au bout d'un moment: «Allons
bon! dit-il, voilà que j'ai oublié le principal. En souvenir de madame
votre grand-mère, j'avais fait relier pour vous une édition curieuse de
Mme de Sévigné. Voilà qui va empêcher cette entrevue d'être la dernière.
Il faut s'en consoler en se disant qu'on liquide rarement en un jour des
affaires compliquées. Regardez combien de temps a duré le Congrès de
Vienne. »
--Mais je pourrais la faire chercher sans vous déranger, dis-je
obligeamment.
--Voulez-vous vous taire, petit sot, répondit-il avec colère, et ne pas
avoir l'air grotesque de considérer comme peu de chose l'honneur d'être
probablement (je ne dis pas certainement, car c'est peut-être un valet
de chambre qui vous remettra les volumes) reçu par moi. Il se ressaisit:
«Je ne veux pas vous quitter sur ces mots. Pas de dissonance avant le
silence éternel de l'accord de dominante! » C'est pour ses propres nerfs
qu'il semblait redouter son retour immédiatement après d'âcres paroles
de brouille. «Vous ne vouliez pas venir jusqu'au Bois», me dit-il d'un
ton non pas interrogatif mais affirmatif, et, à ce qu'il me sembla, non
pas parce qu'il ne voulait pas me l'offrir, mais parce qu'il craignait
que son amour-propre n'essuyât un refus. «Eh bien voilà, me dit-il en
traînant encore, c'est le moment où, comme dit Whistler, les bourgeois
rentrent (peut-être voulait-il me prendre par l'amour-propre) et où il
convient de commencer à regarder. Mais vous ne savez même pas qui est
Whistler. » Je changeai de conversation et lui demandai si la princesse
d'Iéna était une personne intelligente. M. de Charlus m'arrêta, et
prenant le ton le plus méprisant que je lui connusse: «Ah! monsieur,
vous faites allusion ici à un ordre de nomenclature où je n'ai rien à
voir. Il y a peut-être une aristocratie chez les Tahitiens, mais j'avoue
que je ne la connais pas. Le nom que vous venez de prononcer, c'est
étrange, a cependant résonné, il y a quelques jours, à mes oreilles. On
me demandait si je condescendrais à ce que me fût présenté le jeune duc
de Guastalla. La demande m'étonna, car le duc de Guastalla n'a nul
besoin de se faire présenter à moi, pour la raison qu'il est mon cousin
et me connaît de tout temps; c'est le fils de la princesse de Parme, et
en jeune parent bien élevé, il ne manque jamais de venir me rendre ses
devoirs le jour de l'an. Mais, informations prises, il ne s'agissait pas
de mon parent, mais d'un fils de la personne qui vous intéresse. Comme
il n'existe pas de princesse de ce nom, j'ai supposé qu'il s'agissait
d'une pauvresse couchant sous le pont d'Iéna et qui avait pris
pittoresquement le titre de princesse d'Iéna, comme on dit la Panthère
des Batignolles ou le Roi de l'Acier. Mais non, il s'agissait d'une
personne riche dont j'avais admiré à une exposition des meubles fort
beaux et qui ont sur le nom du propriétaire la supériorité de ne pas
être faux. Quant au prétendu duc de Guastalla, ce devait être l'agent de
change de mon secrétaire, l'argent procure tant de choses. Mais non;
c'est l'Empereur, paraît-il, qui s'est amusé à donner à ces gens un
titre précisément indisponible. C'est peut-être une preuve de puissance,
ou d'ignorance, ou de malice, je trouve surtout que c'est un fort
mauvais tour qu'il a joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Mais enfin
je ne puis vous donner d'éclaircissements sur tout cela, ma compétence
s'arrête au faubourg Saint-Germain où, entre tous les Courvoisier et
Gallardon, vous trouverez, si vous parvenez à découvrir un introducteur,
de vieilles gales tirées tout exprès de Balzac et qui vous amuseront.
Naturellement tout cela n'a rien à voir avec le prestige de la princesse
de Guermantes, mais, sans moi et mon Sésame, la demeure de celle-ci est
inaccessible. »
--C'est vraiment très beau, monsieur, à l'hôtel de la princesse de
Guermantes.
--Oh! ce n'est pas très beau. C'est ce qu'il y a de plus beau; après la
princesse toutefois.
--La princesse de Guermantes est supérieure à la duchesse de Guermantes?
--Oh! cela n'a pas de rapport. (Il est à remarquer que, dès que les gens
du monde ont un peu d'imagination, ils couronnent ou détrônent, au gré
de leurs sympathies ou de leurs brouilles, ceux dont la situation
paraissait la plus solide et la mieux fixée. )
La duchesse de Guermantes (peut-être en ne l'appelant pas Oriane
voulait-il mettre plus de distance entre elle et moi) est délicieuse,
très supérieure à ce que vous avez pu deviner. Mais enfin elle est
incommensurable avec sa cousine. Celle-ci est exactement ce que les
personnes des Halles peuvent s'imaginer qu'était la princesse de
Metternich, mais la Metternich croyait avoir lancé Wagner parce qu'elle
connaissait Victor Maurel. La princesse de Guermantes, ou plutôt sa
mère, a connu le vrai. Ce qui est un prestige, sans parler de
l'incroyable beauté de cette femme. Et rien que les jardins d'Esther!
--On ne peut pas les visiter?
--Mais non, il faudrait être invité, mais on n'invite jamais _personne_
à moins que j'intervienne. Mais aussitôt, retirant, après l'avoir jeté,
l'appât de cette offre, il me tendit la main, car nous étions arrivés
chez moi. «Mon rôle est terminé, monsieur; j'y ajoute simplement ces
quelques paroles. Un autre vous offrira peut-être un jour sa sympathie
comme j'ai fait. Que l'exemple actuel vous serve d'enseignement. Ne le
négligez pas. Une sympathie est toujours précieuse. Ce qu'on ne peut pas
faire seul dans la vie, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut
demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à
plusieurs et sans avoir besoin d'être treize comme dans le roman de
Balzac, ni quatre comme dans _les Trois Mousquetaires_. Adieu. »
Il devait être fatigué et avoir renoncé à l'idée d'aller voir le clair
de lune car il me demanda de dire au cocher de rentrer. Aussitôt il fit
un brusque mouvement comme s'il voulait se reprendre. Mais j'avais déjà
transmis l'ordre et, pour ne pas me retarder davantage, j'allai sonner à
ma porte, sans avoir plus pensé que j'avais affaire à M. de Charlus,
relativement à l'empereur d'Allemagne, au général Botha, des récits tout
à l'heure si obsédants, mais que son accueil inattendu et foudroyant
avait fait s'envoler bien loin de moi.
En rentrant, je vis sur mon bureau une lettre que le jeune valet de pied
de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu'il y avait oubliée.
Depuis que ma mère était absente, il ne reculait devant aucun sans-gêne;
je fus plus coupable d'avoir celui de lire la lettre sans enveloppe,
largement étalée et qui, c'était ma seule excuse, avait l'air de
s'offrir à moi.
«Cher ami et cousin,
«J'espère que la santé va toujours bien et qu'il en est de même pour
toute la petite famille particulièrement pour mon jeune filleul Joseph
dont je n'ai pas encore le plaisir de connaître mais dont je préfère à
vous tous comme étant mon filleul, ces reliques du coeur ont aussi leur
poussière, sur leurs restes sacrés ne portons pas les mains. D'ailleurs
cher ami et cousin qui te dit que demain toi et ta chère femme ma
cousine Marie, vous ne serez pas précipités tous deux jusqu'au fond de
la mer, comme le matelot attaché en haut du grand mât, car cette vie
n'est qu'une vallée obscure. Cher ami il faut te dire que ma principale
occupation, de ton étonnement j'en suis certain, est maintenant la
poésie que j'aime avec délices, car il faut bien passé le temps. Aussi
cher ami ne sois pas trop surpris si je ne suis pas encore répondu à ta
dernière lettre, à défaut du pardon laisse venir l'oubli. Comme tu le
sais, la mère de Madame a trépassé dans des souffrances inexprimables
qui l'ont assez fatiguée car elle a vu jusqu'à trois médecins. Le jour
de ses obsèques fut un beau jour car toutes les relations de Monsieur
étaient venues en foule ainsi que plusieurs ministres. On a mis plus de
deux heures pour aller au cimetière, ce qui vous fera tous ouvrir de
grands yeux dans votre village car on n'en fera certainement pas autant
pour la mère Michu. Aussi ma vie ne sera plus qu'un long sanglot. Je
m'amuse énormément à la motocyclette dont j'ai appris dernièrement. Que
diriez-vous, mes chers amis, si j'arrivais ainsi à toute vitesse aux
Écorces. Mais là-dessus je ne me tairai pas plus car je sens que
l'ivresse du malheur emporte sa raison. Je fréquente la duchesse de
Guermantes, des personnes que tu as jamais entendu même le nom dans nos
ignorants pays. Aussi c'est avec plaisir que j'enverrai les livres de
Racine, de Victor Hugo, de Pages choisies de Chênedollé, d'Alfred de
Musset, car je voudrais guérir le pays qui ma donner le jour de
l'ignorance qui mène fatalement jusqu'au crime. Je ne vois plus rien à
te dire et tanvoye comme le pélican lassé d'un long voyage mes bonnes
salutations ainsi qu'à ta femme à mon filleul et à ta soeur Rose.
Puisse-t-on ne pas dire d'elle: Et Rose elle n'a vécu que ce que vivent
les roses, comme l'a dit Victor Hugo, le sonnet d'Arvers, Alfred de
Musset, tous ces grands génies qu'on a fait à cause de cela mourir sur
les flammes du bûcher comme Jeanne d'Arc. A bientôt ta prochaine
missive, reçois mes baisers comme ceux d'un frère.
«Périgot (Joseph). »
Nous sommes attirés par toute vie qui nous représente quelque chose
d'inconnu, par une dernière illusion à détruire. Malgré cela les
mystérieuses paroles, grâce auxquelles M. de Charlus m'avait amené à
imaginer la princesse de Guermantes comme un être extraordinaire et
différent de ce que je connaissais, ne suffisent pas à expliquer la
stupéfaction où je fus, bientôt suivie de la crainte d'être victime
d'une mauvaise farce machinée par quelqu'un qui eût voulu me faire jeter
à la porte d'une demeure où j'irais sans être invité, quand, environ
deux mois après mon dîner chez la duchesse et tandis que celle-ci était
à Cannes, ayant ouvert une enveloppe dont l'apparence ne m'avait averti
de rien d'extraordinaire, je lus ces mots imprimés sur une carte: «La
princesse de Guermantes, née duchesse en Bavière, sera chez elle le
***. » Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n'était
peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile
que dîner chez la duchesse, et mes faibles connaissances héraldiques
m'avaient appris que le titre de prince n'est pas supérieur à celui de
duc. Puis je me disais que l'intelligence d'une femme du monde ne peut
pas être d'une essence aussi hétérogène à celle de ses congénères que le
prétendait M. de Charlus, et d'une essence si hétérogène à celle d'une
autre femme. Mais mon imagination, semblable à Elstir en train de rendre
un effet de perspective sans tenir compte des notions de physique qu'il
pouvait par ailleurs posséder, me peignait non ce que je savais, mais ce
qu'elle voyait; ce qu'elle voyait, c'est-à-dire ce que lui montrait le
nom. Or, même quand je ne connaissais pas la duchesse, le nom de
Guermantes précédé du titre de princesse, comme une note ou une couleur
ou une quantité, profondément modifiée des valeurs environnantes par le
«signe» mathématique ou esthétique qui l'affecte, m'avait toujours
évoqué quelque chose de tout différent. Avec ce titre on se trouve
surtout dans les Mémoires du temps de Louis XIII et de Louis XIV, de la
Cour d'Angleterre, de la reine d'Écosse, de la duchesse d'Aumale; et je
me figurais l'hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins
fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels
la présence rendait bien peu vraisemblable que j'y pénétrasse jamais.
Beaucoup de choses que M. de Charlus m'avait dites avaient donné un
vigoureux coup de fouet à mon imagination et, faisant oublier à celle-ci
combien la réalité l'avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en
est des noms des personnes comme des noms des pays), l'avaient aiguillée
vers la cousine d'Oriane. Au reste, M. de Charlus ne me trompa quelque
temps sur la valeur et la variété imaginaires des gens du monde que
parce qu'il s'y trompait lui-même. Et cela peut-être parce qu'il ne
faisait rien, n'écrivait pas, ne peignait pas, ne lisait même rien d'une
manière sérieuse et approfondie. Mais, supérieur aux gens du monde de
plusieurs degrés, si c'est d'eux et de leur spectacle qu'il tirait la
matière de sa conversation, il n'était pas pour cela compris par eux.
Parlant en artiste, il pouvait tout au plus dégager le charme fallacieux
des gens du monde. Mais le dégager pour les artistes seulement, à
l'égard desquels il eût pu jouer le rôle du renne envers les Esquimaux;
ce précieux animal arrache pour eux, sur des roches désertiques, des
lichens, des mousses qu'ils ne sauraient ni découvrir, ni utiliser, mais
qui, une fois digérés par le renne, deviennent pour les habitants de
l'extrême Nord un aliment assimilable.
A quoi j'ajouterai que ces tableaux que M. de Charlus faisait du monde
étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces
et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les
jeunes gens, l'adoration excitée principalement par certaines femmes.
Si parmi celles-ci, la princesse de Guermantes était placée par M. de
Charlus sur le trône le plus élevé, ses mystérieuses paroles sur
«l'inaccessible palais d'Aladin» qu'habitait sa cousine ne suffisent pas
à expliquer ma stupéfaction.
Malgré ce qui tient aux divers points de vue subjectifs, dont j'aurai à
parler, dans les grossissements artificiels, il n'en reste pas moins
qu'il y a quelque réalité objective dans tous ces êtres, et par
conséquent différence entre eux.
Comment d'ailleurs en serait-il autrement? L'humanité que nous
fréquentons et qui ressemble si peu à nos rêves est pourtant la même
que, dans les Mémoires, dans les Lettres de gens remarquables, nous
avons vue décrite et que nous avons souhaité de connaître. Le vieillard
le plus insignifiant avec qui nous dînons est celui dont, dans un livre
sur la guerre de 70, nous avons lu avec émotion la fière lettre au
prince Frédéric-Charles. On s'ennuie à dîner parce que l'imagination est
absente, et, parce qu'elle nous y tient compagnie, on s'amuse avec un
livre. Mais c'est des mêmes personnes qu'il est question. Nous aimerions
avoir connu Mme de Pompadour qui protégea si bien les arts, et nous nous
serions autant ennuyés auprès d'elle qu'auprès des modernes Égéries,
chez qui nous ne pouvons nous décider à retourner tant elles sont
médiocres. Il n'en reste pas moins que ces différences subsistent. Les
gens ne sont jamais tout à fait pareils les uns aux autres, leur manière
de se comporter à notre égard, on pourrait dire à amitié égale, trahit
des différences qui, en fin de compte, font compensation. Quand je
connus Mme de Montmorency, elle aima à me dire des choses désagréables,
mais si j'avais besoin d'un service, elle jetait pour l'obtenir avec
efficacité tout ce qu'elle possédait de crédit, sans rien ménager.
Tandis que telle autre, comme Mme de Guermantes, n'eût jamais voulu me
faire de peine, ne disait de moi que ce qui pouvait me faire plaisir, me
comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie
moral des Guermantes, mais, si je lui avais demandé un rien en dehors de
cela, n'eût pas fait un pas pour me le procurer, comme en ces châteaux
où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il
est impossible d'obtenir un verre de cidre, non prévu dans l'ordonnance
des fêtes. Laquelle était pour moi la véritable amie, de Mme de
Montmorency, si heureuse de me froisser et toujours prête à me servir,
de Mme de Guermantes, souffrant du moindre déplaisir qu'on m'eût causé
et incapable du moindre effort pour m'être utile? D'autre part, on
disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et
sa cousine, avec l'esprit le plus médiocre, de choses toujours
intéressantes. Les formes d'esprit sont si variées, si opposées, non
seulement dans la littérature, mais dans le monde, qu'il n'y a pas que
Baudelaire et Mérimée qui ont le droit de se mépriser réciproquement.
Ces particularités forment, chez toutes les personnes, un système de
regards, de discours, d'actions, si cohérent, si despotique, que quand
nous sommes en leur présence il nous semble supérieur au reste. Chez Mme
de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre
d'esprit, me paraissaient les seules qu'on aurait dû dire. Et j'étais,
au fond, de son avis, quand elle me disait que Mme de Montmorency était
stupide et avait l'esprit ouvert à toutes les choses qu'elle ne
comprenait pas, ou quand, apprenant une méchanceté d'elle, la duchesse
me disait: «C'est cela que vous appelez une bonne femme, c'est ce que
j'appelle un monstre. » Mais cette tyrannie de la réalité qui est devant
nous, cette évidence de la lumière de la lampe qui fait pâlir l'aurore
déjà lointaine comme un simple souvenir, disparaissaient quand j'étais
loin de Mme de Guermantes, et qu'une dame différente me disait, en se
mettant de plain-pied avec moi et jugeant la duchesse placée fort
au-dessous de nous: «Oriane ne s'intéresse au fond à rien, ni à
personne», et même (ce qui en présence de Mme de Guermantes eût semblé
impossible à croire tant elle-même proclamait le contraire): «Oriane est
snob. » Aucune mathématique ne nous permettant de convertir Mme d'Arpajon
et Mme de Montpensier en quantités homogènes, il m'eût été impossible de
répondre si on me demandait laquelle me semblait supérieure à l'autre.
Or, parmi les traits particuliers au salon de la princesse de
Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme,
dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le
rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince,
préjugés que d'ailleurs le duc et la duchesse ne s'étaient pas fait
faute de railler devant moi, et qui, naturellement, devait me faire
considérer comme plus invraisemblable encore que m'eût invité cet homme
qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner, faisait
une scène parce qu'il n'avait pas eu à table la place à laquelle il
aurait eu droit sous Louis XIV, place que, grâce à son extrême érudition
en matière d'histoire et de généalogie, il était seul à connaître. A
cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et
de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins. «Le
duc et la duchesse sont beaucoup plus modernes, beaucoup plus
intelligents, ils ne s'occupent pas, comme les autres, que du nombre de
quartiers, leur salon est de trois cents ans en avance sur celui de leur
cousin», étaient des phrases usuelles dont le souvenir me faisait
maintenant frémir en regardant la carte d'invitation à laquelle ils
donnaient beaucoup plus de chances de m'avoir été envoyée par un
mystificateur.
Si encore le duc et la duchesse de Guermantes n'avaient pas été à
Cannes, j'aurais pu tâcher de savoir par eux si l'invitation que j'avais
reçue était véritable. Ce doute où j'étais n'est pas même dû, comme je
m'en étais un moment flatté, au sentiment qu'un homme du monde
n'éprouverait pas et qu'en conséquence un écrivain, appartînt-il en
dehors de cela à la caste des gens du monde, devrait reproduire afin
d'être bien «objectif» et de peindre chaque classe différemment. J'ai,
en effet, trouvé dernièrement, dans un charmant volume de Mémoires, la
notation d'incertitudes analogues à celles par lesquelles me faisait
passer la carte d'invitation de la princesse. «Georges et moi (ou Hély
et moi, je n'ai pas le livre sous la main pour vérifier), nous grillions
si fort d'être admis dans le salon de Mme Delessert, qu'ayant reçu
d'elle une invitation, nous crûmes prudent, chacun de notre côté, de
nous assurer que nous n'étions pas les dupes de quelque poisson
d'avril. » Or le narrateur n'est autre que le comte d'Haussonville (celui
qui épousa la fille du duc de Broglie), et l'autre jeune homme qui «de
son côté» va s'assurer s'il n'est pas le jouet d'une mystification est,
selon qu'il s'appelle Georges ou Hély, l'un ou l'autre des deux
inséparables amis de M.
