--Aristote nous a dit dans le
chapitre
II.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
The Project Gutenberg EBook of Le Côté de Guermantes, by Marcel Proust
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Title: Le Côté de Guermantes
Author: Marcel Proust
Release Date: July 23, 2004 [EBook #12999]
Last Updated: November 20, 2017
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
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MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
VII
LE CÔTÉ DE GUERMANTES
(_DEUXIÈME PARTIE_)
_nrf_
GALLIMARD
OEUVRES DE MARCEL PROUST
_nrf_
_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN _(2 vol. ). _
A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS _(3 vol_. ).
LE CÔTÉ DE GUERMANTES _(3 vol. ). _
SODOME ET GOMORRHE _(2 vol. )_.
LA PRISONNIÈRE _(2 vol_. ).
ALBERTINE DISPARUE.
LE TEMPS RETROUVÉ _(2 vol_. ).
PASTICHES ET MÉLANGES.
LES PLAISIRS ET LES JOURS.
CHRONIQUES.
LETTRES A LA N. R. F.
MORCEAUX CHOISIS.
UN AMOUR DE SWANN _(édition illustrée par Laprade_).
* * * * *
_Collection in-8 «A la Gerbe_»
OEUVRES COMPLÈTES _(18 vol. ). _
Comme je l'avais supposé avant de faire la connaissance de Mme de
Villeparisis à Balbec, il y avait une grande différence entre le milieu
où elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était
une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur
mariage dans une autre qui ne l'était pas moins, ne jouissent pas
cependant d'une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques
duchesses qui sont leurs nièces ou leurs belles-soeurs, et même d'une ou
deux têtes couronnées, vieilles relations de famille, n'ont dans leur
salon qu'un public de troisième ordre, bourgeoisie, noblesse de province
ou tarée, dont la présence a depuis longtemps éloigné les gens élégants
et snobs qui ne sont pas obligés d'y venir par devoirs de parenté ou
d'intimité trop ancienne. Certes je n'eus au bout de quelques instants
aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s'était trouvée,
à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres
détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de
Norpois. Mais il n'était pas possible malgré cela de s'arrêter à l'idée
que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec
l'Ambassadeur pût être la cause du déclassement de la marquise dans un
monde où les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins
respectables que celui-ci, lequel d'ailleurs n'était probablement plus
depuis longtemps pour la marquise autre chose qu'un vieil ami. Mme de
Villeparisis avait-elle eu jadis d'autres aventures? étant alors d'un
caractère plus passionné que maintenant, dans une vieillesse apaisée et
pieuse qui devait peut-être pourtant un peu de sa couleur à ces années
ardentes et consumées, n'avait-elle pas su, en province où elle avait
vécu longtemps, éviter certains scandales, inconnus des nouvelles
générations, lesquelles en constataient seulement l'effet dans la
composition mêlée et défectueuse d'un salon fait, sans cela, pour être
un des plus purs de tout médiocre alliage? Cette «mauvaise langue» que
son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-là, fait des
ennemis? l'avait-elle poussée à profiter de certains succès auprès des
hommes pour exercer des vengeances contre des femmes? Tout cela était
possible; et ce n'est pas la façon exquise, sensible--nuançant si
délicatement non seulement les expressions mais les intonations--avec
laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonté, qui
pouvait infirmer cette supposition; car ceux qui non seulement parlent
bien de certaines vertus, mais même en ressentent le charme et les
comprennent à merveille (qui sauront en peindre dans leurs Mémoires une
digne image), sont souvent issus, mais ne font pas eux-mêmes partie, de
la génération muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se
reflète en eux, mais ne s'y continue pas. A la place du caractère
qu'elle avait, on trouve une sensibilité, une intelligence, qui ne
servent pas à l'action. Et qu'il y eût ou non dans la vie de Mme de
Villeparisis de ces scandales qu'eût effacés l'éclat de son nom, c'est
cette intelligence, une intelligence presque d'écrivain de second ordre
bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa
déchéance mondaine.
Sans doute c'étaient des qualités assez peu exaltantes, comme la
pondération et la mesure, que prônait surtout Mme de Villeparisis; mais
pour parler de la mesure d'une façon entièrement adéquate, la mesure ne
suffit pas et il faut certains mérites d'écrivains qui supposent une
exaltation peu mesurée; j'avais remarqué à Balbec que le génie de
certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis; et
qu'elle ne savait que les railler finement, et donner à son
incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et
cette grâce, au degré où ils étaient poussés chez elle, devenaient
eux-mêmes--dans un autre plan, et fussent-ils déployés pour méconnaître
les plus hautes oeuvres--de véritables qualités artistiques. Or, de
telles qualités exercent sur toute situation mondaine une action morbide
élective, comme disent les médecins, et si désagrégeante que les plus
solidement assises ont peine à y résister quelques années. Ce que les
artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société
élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d'où ils
jugent tout, ne comprenant jamais l'attrait particulier auquel ils
cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement,
éprouve auprès d'eux une fatigue, une irritation d'où naît très vite
l'antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de même des
Mémoires d'elle qu'on a publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait
qu'une sorte de grâce tout à fait mondaine. Ayant passé à côté de
grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer,
elle n'avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu'elle
dépeignait d'ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce
qu'elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, même s'il
s'applique seulement à des sujets qui ne sont pas intellectuels, est
encore une oeuvre de l'intelligence, et pour donner dans un livre, ou
dans une causerie qui en diffère peu, l'impression achevée de la
frivolité, il faut une dose de sérieux dont une personne purement
frivole serait incapable. Dans certains Mémoires écrits par une femme et
considérés comme un chef-d'oeuvre, telle phrase qu'on cite comme un
modèle de grâce légère m'a toujours fait supposer que pour arriver à une
telle légèreté l'auteur avait dû posséder autrefois une science un peu
lourde, une culture rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait
probablement à ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines
qualités littéraires et l'insuccès mondain, la connexité est si
nécessaire, qu'en lisant aujourd'hui les Mémoires de Mme de
Villeparisis, telle épithète juste, telles métaphores qui se suivent,
suffiront au lecteur pour qu'à leur aide il reconstitue le salut
profond, mais glacial, que devait adresser à la vieille marquise, dans
l'escalier d'une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait
peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais
les pieds dans son salon de peur de s'y déclasser parmi toutes ces
femmes de médecins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en
avait peut-être été un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son
savoir, n'avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins
intelligents et moins instruits qu'elle, des traits acérés que le blessé
n'oublie pas.
Puis le talent n'est pas un appendice postiche qu'on ajoute
artificiellement à ces qualités différentes qui font réussir dans la
société, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent
une «femme complète». Il est le produit vivant d'une certaine complexion
morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine
une sensibilité dont d'autres manifestations que nous ne percevons pas
dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de
l'existence, par exemple telles curiosités, telles fantaisies, le désir
d'aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue de
l'accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des
relations mondaines. J'avais vu à Balbec Mme de Villeparisis enfermée
entre ses gens et ne jetant pas un coup d'oeil sur les personnes assises
dans le hall de l'hôtel. Mais j'avais eu le pressentiment que cette
abstention n'était pas de l'indifférence, et il paraît qu'elle ne s'y
était pas toujours cantonnée. Elle se toquait de connaître tel ou tel
individu qui n'avait aucun titre à être reçu chez elle, parfois parce
qu'elle l'avait trouvé beau, ou seulement parce qu'on lui avait dit
qu'il était amusant, ou qu'il lui avait semblé différent des gens
qu'elle connaissait, lesquels, à cette époque où elle ne les appréciait
pas encore parce qu'elle croyait qu'ils ne la lâcheraient jamais,
appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohème, ce
petit bourgeois qu'elle avait distingué, elle était obligée de lui
adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprécier la valeur,
avec une insistance qui la dépréciait peu à peu aux yeux des snobs
habitués à coter un salon d'après les gens que la maîtresse de maison
exclut plutôt que d'après ceux qu'elle reçoit. Certes, si à un moment
donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction
d'appartenir à la fine fleur de l'aristocratie, s'était en quelque sorte
amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire
délibérément sa situation, elle s'était mise à attacher de l'importance
à cette situation après qu'elle l'eut perdue. Elle avait voulu montrer
aux duchesses qu'elle était plus qu'elles, en disant, en faisant tout ce
que celles-ci n'osaient pas dire, n'osaient pas faire. Mais maintenant
que celles-ci, sauf celles de sa proche parenté, ne venaient plus chez
elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de régner, mais
d'une autre manière que par l'esprit. Elle eût voulu attirer toutes
celles qu'elle avait pris tant de soin d'écarter. Combien de vies de
femmes, vies peu connues d'ailleurs (car chacun, selon son âge, a comme
un monde différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes
gens de se faire une idée du passé et d'embrasser tout le cycle), ont
été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière toute employée à
reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent.
Jeté au vent de quelle manière? Les jeunes gens se le figurent d'autant
moins qu'ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de
Villeparisis et n'ont pas l'idée que la grave mémorialiste
d'aujourd'hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une
gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la
fortune d'hommes couchés depuis dans la tombe; qu'elle se fût employée
aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la
situation qu'elle tenait de sa grande naissance ne signifie d'ailleurs
nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis
n'attachât pas un grand prix à sa situation. De même l'isolement,
l'inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin
au soir sans lui paraître pour cela supportables, et tandis qu'il se
dépêche d'ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient
prisonnier, il est possible qu'il ne rêve que bals, chasses et voyages.
Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en
copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous
sommes et non de celle qu'il nous serait agréable d'être. Les saluts
dédaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelques manière la nature
véritable de Mme de Villeparisis, ils ne répondaient aucunement à son
désir.
Sans doute, au même moment où Mme Leroi, selon une expression chère à
Mme Swann, «coupait» la marquise, celle-ci pouvait chercher à se
consoler en se rappelant qu'un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit:
«Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilités royales,
secrètes et ignorées, n'existaient que pour la marquise, poudreuses
comme le diplôme d'un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls
vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui
peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à
les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent
autres leur succèdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme
de Villeparisis les eût pourtant volontiers troquées contre le pouvoir
permanent d'être invitée que possédait Mme Leroi, comme, dans un
restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le génie n'est écrit ni
dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe désuète de son
veston râpé, voudrait bien être même le jeune coulissier du dernier rang
de la société mais qui déjeune à une table voisine avec deux actrices,
et vers qui, dans une course obséquieuse et incessante, s'empressent
patron, maître d'hôtel, garçons, chasseurs et jusqu'aux marmitons qui
sortent de la cuisine en défilés pour le saluer comme dans les féeries,
tandis que s'avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles,
bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s'était tordu le
pied avant de remonter au jour.
Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis,
l'absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait
inaperçue aux yeux d'un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient
totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du
monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de
Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd'hui les
lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.
A cette première visite qu'en quittant Saint-Loup j'allai faire à Mme
de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à mon
père, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les
canapés et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se
détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mûres.
A côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en
voyait--offerts par le modèle lui-même--de la reine Marie-Amélie, de la
reine des Belges, du prince de Joinville, de l'impératrice d'Autriche.
Mme de Villeparisis, coiffée d'un bonnet de dentelles noires de l'ancien
temps (qu'elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur
locale ou historique qu'un hôtelier breton qui, si parisienne que soit
devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes
la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où
devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d'une aquarelle de
fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans
des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus,
qu'à cause de l'affluence à ce moment-là des visites elle s'était
arrêtée de peindre, et qui avaient l'air d'achalander le comptoir d'une
fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siècle. Dans ce salon
légèrement chauffé à dessein, parce que la marquise s'était enrhumée en
revenant de son château, il y avait, parmi les personnes présentes quand
j'arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le
matin les lettres autographes de personnages historiques à elle
adressées et qui étaient destinées à figurer en _fac-similés_ comme
pièces justificatives dans les Mémoires qu'elle était en train de
rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu'elle
possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était
venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une
planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se
joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique,
sur qui elle comptait pour lui procurer à l'oeil des artistes qui
joueraient à ses prochaines matinées. Il est vrai que le kaléidoscope
social était en train de tourner et que l'affaire Dreyfus allait
précipiter les Juifs au dernier rang de l'échelle sociale. Mais, d'une
part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n'est pas au
début d'une tempête que les vagues atteignent leur plus grand courroux.
Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner
contre les Juifs, était jusqu'ici restée entièrement étrangère à
l'Affaire et ne s'en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que
personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands
Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés. Il avait
maintenant le menton ponctué d'un «bouc», il portait un binocle, une
longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus à la main. Les
Roumains, les Égyptiens et les Turcs peuvent détester les Juifs. Mais
dans un salon français les différences entre ces peuples ne sont pas si
perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s'il sortait du
fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement
inclinée et se répandant en grands «salams», contente parfaitement un
goût d'orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif
n'appartienne pas au «monde», sans quoi il prend facilement l'aspect
d'un lord, et ses façons sont tellement francisées que chez lui un nez
rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues,
fait penser au nez de Mascarille plutôt qu'à celui de Salomon. Mais
Bloch n'ayant pas été assoupli par la gymnastique du «Faubourg», ni
ennobli par un croisement avec l'Angleterre ou l'Espagne, restait, pour
un amateur d'exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son
costume européen, qu'un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race
qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne,
dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux,
à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la
coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote,
demeurant, en somme, toute pareille à celle des scribes assyriens peints
en costume de cérémonie à la frise d'un monument de Suse qui défend les
portes du palais de Darius. (Une heure plus tard, Bloch allait se
figurer que c'était par malveillance antisémitique que M. de Charlus
s'informait s'il portait un prénom juif, alors que c'était simplement
par curiosité esthétique et amour de la couleur locale. ) Mais, au reste,
parler de permanence de races rend inexactement l'impression que nous
recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels
il vaut mieux laisser leur variété. Nous connaissons, par les peintures
antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au
fronton d'un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons
dans le monde des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en
présence de créatures que la puissance du spiritisme aurait fait
apparaître. Nous ne connaissions qu'une image superficielle; voici
qu'elle a pris de la profondeur, qu'elle s'étend dans les trois
dimensions, qu'elle bouge. La jeune dame grecque, fille d'un riche
banquier, et à la mode en ce moment, a l'air d'une de ces figurantes
qui, dans un ballet historique et esthétique à la fois, symbolisent, en
chair et en os, l'art hellénique; encore, au théâtre, la mise en scène
banalise-t-elle ces images; au contraire, le spectacle auquel l'entrée
dans un salon d'une Turque, d'un Juif, nous fait assister, en animant
les figures, les rend plus étranges, comme s'il s'agissait en effet
d'être évoqués par un effort médiumnique. C'est l'âme (ou plutôt le peu
de chose auquel se réduit, jusqu'ici du moins, l'âme, dans ces sortes
de matérialisations), c'est l'âme entrevue auparavant par nous dans les
seuls musées, l'âme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachée à une
vie tout à la fois insignifiante et transcendentale, qui semble exécuter
devant nous cette mimique déconcertante. Dans la jeune dame grecque qui
se dérobe, ce que nous voudrions vainement étreindre, c'est une figure
jadis admirée aux flancs d'un vase. Il me semblait que si j'avais dans
la lumière du salon de Mme de Villeparisis pris des clichés d'après
Bloch, ils eussent donné d'Israël cette même image, si troublante parce
qu'elle ne paraît pas émaner de l'humanité, si décevante parce que tout
de même elle ressemble trop à l'humanité, et que nous montrent les
photographies spirites. Il n'est pas, d'une façon plus générale, jusqu'à
la nullité des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous
vivons qui ne nous donne l'impression du surnaturel, dans notre pauvre
monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons,
rassemblés comme autour d'une table tournante, le secret de l'infini,
prononce seulement ces paroles, les mêmes qui venaient de sortir des
lèvres de Bloch: «Qu'on fasse attention à mon chapeau haut de forme. »
--Mon Dieu, les ministres, mon cher monsieur, était en train de dire Mme
de Villeparisis s'adressant plus particulièrement à mon ancien camarade,
et renouant le fil d'une conversation que mon entrée avait interrompue,
personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle
encore le roi priant mon grand-père d'inviter M. Decazes à une redoute
où mon père devait danser avec la duchesse de Berry. «Vous me ferez
plaisir, Florimond», disait le roi. Mon grand-père, qui était un peu
sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute
naturelle. Quand il comprit qu'il s'agissait de M. Decazes, il eut un
moment de révolte, mais s'inclina et écrivit le soir même à M. Decazes
en le suppliant de lui faire la grâce et l'honneur d'assister à son bal
qui avait lieu la semaine suivante. Car on était poli, monsieur, dans ce
temps-là, et une maîtresse de maison n'aurait pas su se contenter
d'envoyer sa carte en ajoutant à la main: «une tasse de thé», ou «thé
dansant», ou «thé musical». Mais si on savait la politesse on n'ignorait
pas non plus l'impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal
on apprenait que mon grand-père se sentant souffrant avait décommandé la
redoute. Il avait obéi au roi, mais il n'avait pas eu M. Decazes à son
bal. . . . --Oui, monsieur, je me souviens très bien de M. Molé, c'était un
homme d'esprit, il l'a prouvé quand il a reçu M. de Vigny à l'Académie,
mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez
lui son chapeau haut de forme à la main.
--Ah! c'est bien évocateur d'un temps assez pernicieusement philistin,
car c'était sans doute une habitude universelle d'avoir son chapeau à la
main chez soi, dit Bloch, désireux de profiter de cette occasion si rare
de s'instruire, auprès d'un témoin oculaire, des particularités de la
vie aristocratique d'autrefois, tandis que l'archiviste, sorte de
secrétaire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards
attendris et semblait nous dire: «Voilà comme elle est, elle sait tout,
elle a connu tout le monde, vous pouvez l'interroger sur ce que vous
voudrez, elle est extraordinaire. »
--Mais non, répondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus près
d'elle le verre où trempaient les cheveux de Vénus que tout à l'heure
elle recommencerait à peindre, c'était une habitude à M. Molé, tout
simplement. Je n'ai jamais vu mon père avoir son chapeau chez lui,
excepté, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi étant partout
chez lui, le maître de la maison n'est plus qu'un visiteur dans son
propre salon.
--Aristote nous a dit dans le chapitre II. . . , hasarda M. Pierre,
l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit
attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnie nerveuse qui
résistait à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de
fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu'il se
déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples
pour d'autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il
descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de
chacun n'était pas organisée d'une façon permanente pour donner leur
maximum d'utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois
fermée une bibliothèque qu'il n'était allé voir qu'en se campant
artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells.
Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait
voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
--Vraiment, dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de
Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, je ne
savais absolument pas cela--comme s'il était étrange qu'il ne le sût
pas.
--A propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide
que m'a faite hier matin mon neveu Basin? demanda Mme de Villeparisis à
l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'était la
reine de Suède qui demandait à me voir.
--Ah! il vous a fait dire cela froidement comme cela! Il en a de bonnes!
s'écria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une
timidité majestueuse.
--J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que
depuis quelques jours; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on
ne dise à personne que j'étais à Paris, et je me demandais comment la
reine de Suède le savait déjà, reprit Mme de Villeparisis laissant ses
visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en
elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé, avec l'archiviste
la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son
insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de
celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de
Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant
d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et
où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi
avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses
Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait l'auteur
disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées; et
des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans
l'espace forcément restreint qu'offrent ces Mémoires, peu de personnes
peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers,
des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance que des
Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de
Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième
ordre; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais
personne ne sait plus guère aujourd'hui qui était Mme Leroi, son
jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, où
fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le
duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré
comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a
pas changé depuis les temps d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang
enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitié des
rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel
et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide
desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui
n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui
amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient
besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire
leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme
Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes.
Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait
de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que
de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. «L'amour?
avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait
demandé: «Que pensez-vous de l'amour? » L'amour? je le fais souvent mais
je n'en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de
la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse
de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux
cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait
Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le
monde, ont fourni aux «Souvenirs» de Mme de Villeparisis de ces morceaux
excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des
Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons
des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que
les Mme Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n'en auraient
pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis
sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme
Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de
Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la
carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien
écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme Leroi, car il
sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci
laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit
heures.
Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame
d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait
voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne
savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on pouvait
observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de
Villeparisis, tout en étant d'une grande naissance, avaient été
réduites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et
qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque, à ne
recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de
ces dames avait sa «duchesse de Guermantes», sa nièce brillante qui
venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer
chez elle la «duchesse de Guermantes» d'une des deux autres. Mme de
Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les
aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en
présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis aigries,
bas bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu'elles faisaient
jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des
rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu
tranquille forçait à compter, à profiter du concours gracieux d'un
artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la
coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de
Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de
Guermantes n'allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces
mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de
Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait jamais chez
Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon,
de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort
que détesté unissait les trois divinités déchues, desquelles j'aurais
bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique
de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège,
avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance
actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les
poussait, en même temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune
d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des
politesses à leurs visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru
pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une
dame fort titrée dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince
de Ligne? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux
de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux «gratins» à qui
un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le
premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou
chez ma tante X. . . , c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout
que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits
amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes
très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du
dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai
que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme
ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite
de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait,
dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais
imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à
l'âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou
roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de
messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée,
Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui
longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices
d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à
la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a
été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde»,
les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent
toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans,
hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui
ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à
redire, à laquelle le pape donne toujours sa «rose d'or», et qui
quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par
l'Académie française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la dame
à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard
perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce
salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce
cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle
n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.
C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter
Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que
chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un
rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit
des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait
chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli.
Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât
pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas
coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas
les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la
Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de
mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse
de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse
élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine
et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce
particulière oblige à faire perpétuellement des avances--abaissa
légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre
côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez
que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes--à
aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'intéressent pas. » Mais quand,
un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me
glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me
fit un prodigieux effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la
duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la
Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était
froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la
vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan
de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original
de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit
tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se
salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une
campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et
contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait
apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna
pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un
des plus célèbres chapitres de l'Est.
--Aristote nous a dit dans le chapitre II. . . , hasarda M. Pierre,
l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit
attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnie nerveuse qui
résistait à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de
fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu'il se
déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples
pour d'autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il
descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de
chacun n'était pas organisée d'une façon permanente pour donner leur
maximum d'utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois
fermée une bibliothèque qu'il n'était allé voir qu'en se campant
artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells.
Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait
voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
--Vraiment, dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de
Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, je ne
savais absolument pas cela--comme s'il était étrange qu'il ne le sût
pas.
--A propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide
que m'a faite hier matin mon neveu Basin? demanda Mme de Villeparisis à
l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'était la
reine de Suède qui demandait à me voir.
--Ah! il vous a fait dire cela froidement comme cela! Il en a de bonnes!
s'écria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une
timidité majestueuse.
--J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que
depuis quelques jours; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on
ne dise à personne que j'étais à Paris, et je me demandais comment la
reine de Suède le savait déjà, reprit Mme de Villeparisis laissant ses
visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en
elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé, avec l'archiviste
la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son
insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de
celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de
Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant
d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et
où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi
avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses
Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait l'auteur
disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées; et
des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans
l'espace forcément restreint qu'offrent ces Mémoires, peu de personnes
peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers,
des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance que des
Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de
Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième
ordre; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais
personne ne sait plus guère aujourd'hui qui était Mme Leroi, son
jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, où
fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le
duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré
comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a
pas changé depuis les temps d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang
enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitié des
rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel
et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide
desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui
n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui
amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient
besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire
leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme
Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes.
Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait
de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que
de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. «L'amour?
avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait
demandé: «Que pensez-vous de l'amour? » L'amour? je le fais souvent mais
je n'en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de
la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse
de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux
cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait
Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le
monde, ont fourni aux «Souvenirs» de Mme de Villeparisis de ces morceaux
excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des
Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons
des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que
les Mme Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n'en auraient
pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis
sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme
Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de
Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la
carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien
écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme Leroi, car il
sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci
laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit
heures.
Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame
d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait
voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne
savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on pouvait
observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de
Villeparisis, tout en étant d'une grande naissance, avaient été
réduites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et
qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque, à ne
recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de
ces dames avait sa «duchesse de Guermantes», sa nièce brillante qui
venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer
chez elle la «duchesse de Guermantes» d'une des deux autres. Mme de
Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les
aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en
présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis aigries,
bas bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu'elles faisaient
jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des
rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu
tranquille forçait à compter, à profiter du concours gracieux d'un
artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la
coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de
Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de
Guermantes n'allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces
mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de
Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait jamais chez
Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon,
de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort
que détesté unissait les trois divinités déchues, desquelles j'aurais
bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique
de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège,
avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance
actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les
poussait, en même temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune
d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des
politesses à leurs visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru
pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une
dame fort titrée dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince
de Ligne? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux
de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux «gratins» à qui
un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le
premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou
chez ma tante X. . . , c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout
que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits
amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes
très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du
dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai
que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme
ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite
de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait,
dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais
imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à
l'âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou
roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de
messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée,
Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui
longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices
d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à
la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a
été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde»,
les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent
toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans,
hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui
ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à
redire, à laquelle le pape donne toujours sa «rose d'or», et qui
quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par
l'Académie française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la dame
à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard
perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce
salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce
cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle
n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.
C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter
Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que
chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un
rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit
des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait
chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli.
Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât
pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas
coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas
les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la
Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de
mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse
de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse
élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine
et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce
particulière oblige à faire perpétuellement des avances--abaissa
légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre
côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez
que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes--à
aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'intéressent pas. » Mais quand,
un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me
glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me
fit un prodigieux effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la
duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la
Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était
froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la
vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan
de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original
de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit
tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se
salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une
campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et
contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait
apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna
pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un
des plus célèbres chapitres de l'Est. Tout le monde s'était levé. «Ce
qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres où nos
grand'tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France
n'eussent pas été admises. C'étaient des chapitres très fermés. --Pas
admises les filles du Roi, pourquoi cela? demanda Bloch stupéfait. --Mais
parce que la Maison de France n'avait plus assez de quartiers depuis
qu'elle s'était mésalliée. » L'étonnement de Bloch allait grandissant.
«Mésalliée, la Maison de France? Comment ça? --Mais en s'alliant aux
Médicis, répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le
portrait est beau, n'est-ce pas? et dans un état de conservation
parfaite», ajouta-t-elle.
--Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous
rappelez que quand je vous ai amené Liszt il vous a dit que c'était
celui-là qui était la copie.
--Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en
peinture! D'ailleurs, il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas
qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous qui me l'avez amené.
J'avais dîné vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein.
Le coup d'Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des
couches de poudre plâtrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage
de pierre. Et comme le profil était noble, elle semblait, sur un socle
triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d'un
parc.
--Ah! voilà encore un autre beau portrait, dit l'historien.
La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
--Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en
tirant d'une poche de son tablier une main qu'elle tendit à la nouvelle
arrivante; et cessant aussitôt de s'occuper d'elle pour se retourner
vers l'historien: C'est le portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld. . . .
Un jeune domestique, à l'air hardi et à la figure charmante (mais rognée
si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau
légèrement enflammée semblaient garder quelque trace de la récente et
sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau.
--C'est ce monsieur qui est déjà venu plusieurs fois pour voir Madame la
Marquise.
--Est-ce que vous lui avez dit que je recevais?
--Il a entendu causer.
--Eh bien! soit, faites-le entrer. C'est un monsieur qu'on m'a présenté,
dit Mme de Villeparisis. Il m'a dit qu'il désirait beaucoup être reçu
ici. Jamais je ne l'ai autorisé à venir. Mais enfin voilà cinq fois
qu'il se dérange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me
dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en désignant l'historien de
la Fronde, je vous présente ma nièce, la duchesse de Guermantes.
L'historien s'inclina profondément ainsi que moi et, semblant supposer
que quelque réflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux
s'animèrent et il s'apprêtait à ouvrir la bouche quand il fut refroidi
par l'aspect de Mme de Guermantes qui avait profité de l'indépendance de
son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée et le
ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru
avoir remarqué qu'il y avait quelqu'un devant eux; après avoir poussé un
léger soupir, elle se contenta de manifester de la nullité de
l'impression que lui produisaient la vue de l'historien et la mienne en
exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui
attestait l'inertie absolue de son attention désoeuvrée.
Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis,
d'un air ingénu et fervent, c'était Legrandin.
--Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant
sur le mot «beaucoup»: c'est un plaisir d'une qualité tout à fait rare
et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa
répercussion. . . .
Il s'arrêta net en m'apercevant.
--Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld, femme de l'auteur des _Maximes_, il me vient de famille.
Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s'excusant de n'avoir pu, cette
année comme les autres, aller la voir. «J'ai eu de vos nouvelles par
Madeleine», ajouta-t-elle.
--Elle a déjeuné chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais
avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n'en pourrait
jamais dire autant.
Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d'après ce qu'on m'avait
dit du changement à son égard de son père, qu'il n'enviât ma vie, je lui
dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma
part un simple effet de l'amabilité. Mais elle persuade aisément de leur
bonne chance ceux qui ont beaucoup d'amour-propre, ou leur donne le
désir de persuader les autres. «Oui, j'ai en effet une vie délicieuse,
me dit Bloch d'un air de béatitude. J'ai trois grands amis, je n'en
voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment
heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de
félicités. » Je crois qu'il cherchait surtout à se louer et à me faire
envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d'originalité dans son
optimisme. Il fut visible qu'il ne voulait pas répondre les mêmes
banalités que tout le monde: «Oh! ce n'était rien, etc. » quand, à ma
question: «Était-ce joli? » posée à propos d'une matinée dansante donnée
chez lui et à laquelle je n'avais pu aller, il me répondit d'un air uni,
indifférent comme s'il s'était agi d'un autre: «Mais oui, c'était très
joli, on ne peut plus réussi. C'était vraiment ravissant. »
--Ce que vous nous apprenez là m'intéresse infiniment, dit Legrandin à
Mme de Villeparisis, car je me disais justement l'autre jour que vous
teniez beaucoup de lui par la netteté alerte du tour, par quelque chose
que j'appellerai de deux termes contradictoires, la rapidité lapidaire
et l'instantané immortel. J'aurais voulu ce soir prendre en note toutes
les choses que vous dites; mais je les retiendrai. Elles sont, d'un mot
qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n'avez jamais
lu Joubert? Oh! vous lui auriez tellement plu! Je me permettrai dès ce
soir de vous envoyer ses oeuvres, très fier de vous présenter son
esprit. Il n'avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la
grâce.
J'avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se
tenait constamment le plus éloigné de moi qu'il pouvait, sans doute dans
l'espoir que je n'entendisse pas les flatteries qu'avec un grand
raffinement d'expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme
de Villeparisis.
Elle haussa les épaules en souriant comme s'il avait voulu se moquer et
se tourna vers l'historien.
--Et celle-ci, c'est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse,
qui avait épousé en premières noces M. de Luynes.
--Ma chère, Mme de Luynes me fait penser à Yolande; elle est venue hier
chez moi; si j'avais su que vous n'aviez votre soirée prise par
personne, je vous aurais envoyé chercher; Mme Ristori, qui est venue à
l'improviste, a dit devant l'auteur des vers de la reine Carmen Sylva,
c'était d'une beauté!
«Quelle perfidie! pensa Mme de Villeparisis. C'est sûrement de cela
qu'elle parlait tout bas, l'autre jour, à Mme de Beaulaincourt et à Mme
de Chaponay. »--J'étais libre, mais je ne serais pas venue,
répondit-elle. J'ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n'est
plus qu'une ruine. Et puis je déteste les vers de Carmen Sylva. La
Ristori est venue ici une fois, amenée par la duchesse d'Aoste, dire un
chant de _l'Enfer,_ de Dante. Voilà où elle est incomparable.
Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard
était perçant et vide, son nez noblement arqué. Mais une joue
s'écaillait. Des végétations légères, étranges, vertes et roses,
envahissaient le menton. Peut-être un hiver de plus la jetterait bas.
--Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de
Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à Legrandin pour interrompre
les compliments qui recommençaient.
Profitant de ce qu'il s'était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa
tante d'un regard ironique et interrogateur.
--C'est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis; il a une soeur
qui s'appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire
plus qu'à moi.
--Comment, mais je la connais parfaitement, s'écria en mettant sa main
devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais
je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le
mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous
dire ce que ç'a été que sa visite. Elle m'a raconté qu'elle était allée
à Londres, elle m'a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous
me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce
monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous
prétexte qu'elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu'on y
aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à
vous offrir des tartes aux fraises.
--Mais bien entendu, voyons, c'est un monstre, dit Mme de Guermantes à
un regard interrogatif de sa tante. C'est une personne impossible: elle
dit «plumitif», enfin des choses comme ça. --Qu'est-ce que ça veut dire
«plumitif»? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce? --Mais je n'en sais
rien! s'écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le
savoir. Je ne parle pas ce français-là. Et voyant que sa tante ne savait
vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de
montrer qu'elle était savante autant que puriste et pour se moquer de sa
tante après s'être moquée de Mme de Cambremer:--Mais si, dit-elle avec
un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient,
tout le monde sait ça, un plumitif c'est un écrivain, c'est quelqu'un
qui tient une plume. Mais c'est une horreur de mot. C'est à vous faire
tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça.
--Comment, c'est le frère! je n'ai pas encore réalisé. Mais au fond ce
n'est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit
et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi
flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez
bien à l'idée de cette parenté.
--Assieds-toi, on va prendre un peu de thé, dit Mme de Villeparisis à
Mme de Guermantes, sers-toi toi-même, toi tu n'as pas besoin de voir les
portraits de tes arrière-grand'mères, tu les connais aussi bien que moi.
Mme de Villeparisis revint bientôt s'asseoir et se mit à peindre. Tout
le monde se rapprocha, j'en profitai pour aller vers Legrandin et, ne
trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui
dis sans songer combien j'allais à la fois le blesser et lui faire
croire à l'intention de le blesser: «Eh bien, monsieur, je suis presque
excusé d'être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin
conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu'il porta sur moi
quelques jours plus tard) que j'étais un petit être foncièrement méchant
qui ne se plaisait qu'au mal.
«Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour», me
répondit-il, sans me donner la main et d'une voix rageuse et vulgaire
que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel
avec ce qu'il disait d'habitude, en avait un autre plus immédiat et plus
saisissant avec quelque chose qu'il éprouvait. C'est que, ce que nous
éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n'avons
jamais pensé à la façon dont nous l'exprimerions. Et tout d'un coup,
c'est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont
l'accent parfois peut aller jusqu'à faire aussi peur à qui reçoit cette
confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre
défaut ou de votre vice, que ferait l'aveu soudain indirectement et
bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s'empêcher de confesser
un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien
que l'idéalisme, même subjectif, n'empêche pas de grands philosophes de
rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l'Académie.
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Title: Le Côté de Guermantes
Author: Marcel Proust
Release Date: July 23, 2004 [EBook #12999]
Last Updated: November 20, 2017
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CÔTÉ DE GUERMANTES ***
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MARCEL PROUST
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
VII
LE CÔTÉ DE GUERMANTES
(_DEUXIÈME PARTIE_)
_nrf_
GALLIMARD
OEUVRES DE MARCEL PROUST
_nrf_
_A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU_
DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN _(2 vol. ). _
A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS _(3 vol_. ).
LE CÔTÉ DE GUERMANTES _(3 vol. ). _
SODOME ET GOMORRHE _(2 vol. )_.
LA PRISONNIÈRE _(2 vol_. ).
ALBERTINE DISPARUE.
LE TEMPS RETROUVÉ _(2 vol_. ).
PASTICHES ET MÉLANGES.
LES PLAISIRS ET LES JOURS.
CHRONIQUES.
LETTRES A LA N. R. F.
MORCEAUX CHOISIS.
UN AMOUR DE SWANN _(édition illustrée par Laprade_).
* * * * *
_Collection in-8 «A la Gerbe_»
OEUVRES COMPLÈTES _(18 vol. ). _
Comme je l'avais supposé avant de faire la connaissance de Mme de
Villeparisis à Balbec, il y avait une grande différence entre le milieu
où elle vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était
une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur
mariage dans une autre qui ne l'était pas moins, ne jouissent pas
cependant d'une grande situation mondaine, et, en dehors de quelques
duchesses qui sont leurs nièces ou leurs belles-soeurs, et même d'une ou
deux têtes couronnées, vieilles relations de famille, n'ont dans leur
salon qu'un public de troisième ordre, bourgeoisie, noblesse de province
ou tarée, dont la présence a depuis longtemps éloigné les gens élégants
et snobs qui ne sont pas obligés d'y venir par devoirs de parenté ou
d'intimité trop ancienne. Certes je n'eus au bout de quelques instants
aucune peine à comprendre pourquoi Mme de Villeparisis s'était trouvée,
à Balbec, si bien informée, et mieux que nous-mêmes, des moindres
détails du voyage que mon père faisait alors en Espagne avec M. de
Norpois. Mais il n'était pas possible malgré cela de s'arrêter à l'idée
que la liaison, depuis plus de vingt ans, de Mme de Villeparisis avec
l'Ambassadeur pût être la cause du déclassement de la marquise dans un
monde où les femmes les plus brillantes affichaient des amants moins
respectables que celui-ci, lequel d'ailleurs n'était probablement plus
depuis longtemps pour la marquise autre chose qu'un vieil ami. Mme de
Villeparisis avait-elle eu jadis d'autres aventures? étant alors d'un
caractère plus passionné que maintenant, dans une vieillesse apaisée et
pieuse qui devait peut-être pourtant un peu de sa couleur à ces années
ardentes et consumées, n'avait-elle pas su, en province où elle avait
vécu longtemps, éviter certains scandales, inconnus des nouvelles
générations, lesquelles en constataient seulement l'effet dans la
composition mêlée et défectueuse d'un salon fait, sans cela, pour être
un des plus purs de tout médiocre alliage? Cette «mauvaise langue» que
son neveu lui attribuait lui avait-elle, dans ces temps-là, fait des
ennemis? l'avait-elle poussée à profiter de certains succès auprès des
hommes pour exercer des vengeances contre des femmes? Tout cela était
possible; et ce n'est pas la façon exquise, sensible--nuançant si
délicatement non seulement les expressions mais les intonations--avec
laquelle Mme de Villeparisis parlait de la pudeur, de la bonté, qui
pouvait infirmer cette supposition; car ceux qui non seulement parlent
bien de certaines vertus, mais même en ressentent le charme et les
comprennent à merveille (qui sauront en peindre dans leurs Mémoires une
digne image), sont souvent issus, mais ne font pas eux-mêmes partie, de
la génération muette, fruste et sans art, qui les pratiqua. Celle-ci se
reflète en eux, mais ne s'y continue pas. A la place du caractère
qu'elle avait, on trouve une sensibilité, une intelligence, qui ne
servent pas à l'action. Et qu'il y eût ou non dans la vie de Mme de
Villeparisis de ces scandales qu'eût effacés l'éclat de son nom, c'est
cette intelligence, une intelligence presque d'écrivain de second ordre
bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa
déchéance mondaine.
Sans doute c'étaient des qualités assez peu exaltantes, comme la
pondération et la mesure, que prônait surtout Mme de Villeparisis; mais
pour parler de la mesure d'une façon entièrement adéquate, la mesure ne
suffit pas et il faut certains mérites d'écrivains qui supposent une
exaltation peu mesurée; j'avais remarqué à Balbec que le génie de
certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis; et
qu'elle ne savait que les railler finement, et donner à son
incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Mais cet esprit et
cette grâce, au degré où ils étaient poussés chez elle, devenaient
eux-mêmes--dans un autre plan, et fussent-ils déployés pour méconnaître
les plus hautes oeuvres--de véritables qualités artistiques. Or, de
telles qualités exercent sur toute situation mondaine une action morbide
élective, comme disent les médecins, et si désagrégeante que les plus
solidement assises ont peine à y résister quelques années. Ce que les
artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société
élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d'où ils
jugent tout, ne comprenant jamais l'attrait particulier auquel ils
cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement,
éprouve auprès d'eux une fatigue, une irritation d'où naît très vite
l'antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en est de même des
Mémoires d'elle qu'on a publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait
qu'une sorte de grâce tout à fait mondaine. Ayant passé à côté de
grandes choses sans les approfondir, quelquefois sans les distinguer,
elle n'avait guère retenu des années où elle avait vécu, et qu'elle
dépeignait d'ailleurs avec beaucoup de justesse et de charme, que ce
qu'elles avaient offert de plus frivole. Mais un ouvrage, même s'il
s'applique seulement à des sujets qui ne sont pas intellectuels, est
encore une oeuvre de l'intelligence, et pour donner dans un livre, ou
dans une causerie qui en diffère peu, l'impression achevée de la
frivolité, il faut une dose de sérieux dont une personne purement
frivole serait incapable. Dans certains Mémoires écrits par une femme et
considérés comme un chef-d'oeuvre, telle phrase qu'on cite comme un
modèle de grâce légère m'a toujours fait supposer que pour arriver à une
telle légèreté l'auteur avait dû posséder autrefois une science un peu
lourde, une culture rébarbative, et que, jeune fille, elle semblait
probablement à ses amies un insupportable bas bleu. Et entre certaines
qualités littéraires et l'insuccès mondain, la connexité est si
nécessaire, qu'en lisant aujourd'hui les Mémoires de Mme de
Villeparisis, telle épithète juste, telles métaphores qui se suivent,
suffiront au lecteur pour qu'à leur aide il reconstitue le salut
profond, mais glacial, que devait adresser à la vieille marquise, dans
l'escalier d'une ambassade, telle snob comme Mme Leroi, qui lui cornait
peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais
les pieds dans son salon de peur de s'y déclasser parmi toutes ces
femmes de médecins ou de notaires. Un bas bleu, Mme de Villeparisis en
avait peut-être été un dans sa prime jeunesse, et, ivre alors de son
savoir, n'avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins
intelligents et moins instruits qu'elle, des traits acérés que le blessé
n'oublie pas.
Puis le talent n'est pas un appendice postiche qu'on ajoute
artificiellement à ces qualités différentes qui font réussir dans la
société, afin de faire, avec le tout, ce que les gens du monde appellent
une «femme complète». Il est le produit vivant d'une certaine complexion
morale où généralement beaucoup de qualités font défaut et où prédomine
une sensibilité dont d'autres manifestations que nous ne percevons pas
dans un livre peuvent se faire sentir assez vivement au cours de
l'existence, par exemple telles curiosités, telles fantaisies, le désir
d'aller ici ou là pour son propre plaisir, et non en vue de
l'accroissement, du maintien, ou pour le simple fonctionnement des
relations mondaines. J'avais vu à Balbec Mme de Villeparisis enfermée
entre ses gens et ne jetant pas un coup d'oeil sur les personnes assises
dans le hall de l'hôtel. Mais j'avais eu le pressentiment que cette
abstention n'était pas de l'indifférence, et il paraît qu'elle ne s'y
était pas toujours cantonnée. Elle se toquait de connaître tel ou tel
individu qui n'avait aucun titre à être reçu chez elle, parfois parce
qu'elle l'avait trouvé beau, ou seulement parce qu'on lui avait dit
qu'il était amusant, ou qu'il lui avait semblé différent des gens
qu'elle connaissait, lesquels, à cette époque où elle ne les appréciait
pas encore parce qu'elle croyait qu'ils ne la lâcheraient jamais,
appartenaient tous au plus pur faubourg Saint-Germain. Ce bohème, ce
petit bourgeois qu'elle avait distingué, elle était obligée de lui
adresser ses invitations, dont il ne pouvait pas apprécier la valeur,
avec une insistance qui la dépréciait peu à peu aux yeux des snobs
habitués à coter un salon d'après les gens que la maîtresse de maison
exclut plutôt que d'après ceux qu'elle reçoit. Certes, si à un moment
donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction
d'appartenir à la fine fleur de l'aristocratie, s'était en quelque sorte
amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire
délibérément sa situation, elle s'était mise à attacher de l'importance
à cette situation après qu'elle l'eut perdue. Elle avait voulu montrer
aux duchesses qu'elle était plus qu'elles, en disant, en faisant tout ce
que celles-ci n'osaient pas dire, n'osaient pas faire. Mais maintenant
que celles-ci, sauf celles de sa proche parenté, ne venaient plus chez
elle, elle se sentait amoindrie et souhaitait encore de régner, mais
d'une autre manière que par l'esprit. Elle eût voulu attirer toutes
celles qu'elle avait pris tant de soin d'écarter. Combien de vies de
femmes, vies peu connues d'ailleurs (car chacun, selon son âge, a comme
un monde différent, et la discrétion des vieillards empêche les jeunes
gens de se faire une idée du passé et d'embrasser tout le cycle), ont
été divisées ainsi en périodes contrastées, la dernière toute employée à
reconquérir ce qui dans la deuxième avait été si gaiement jeté au vent.
Jeté au vent de quelle manière? Les jeunes gens se le figurent d'autant
moins qu'ils ont sous les yeux une vieille et respectable marquise de
Villeparisis et n'ont pas l'idée que la grave mémorialiste
d'aujourd'hui, si digne sous sa perruque blanche, ait pu être jadis une
gaie soupeuse qui fit peut-être alors les délices, mangea peut-être la
fortune d'hommes couchés depuis dans la tombe; qu'elle se fût employée
aussi à défaire, avec une industrie persévérante et naturelle, la
situation qu'elle tenait de sa grande naissance ne signifie d'ailleurs
nullement que, même à cette époque reculée, Mme de Villeparisis
n'attachât pas un grand prix à sa situation. De même l'isolement,
l'inaction où vit un neurasthénique peuvent être ourdis par lui du matin
au soir sans lui paraître pour cela supportables, et tandis qu'il se
dépêche d'ajouter une nouvelle maille au filet qui le retient
prisonnier, il est possible qu'il ne rêve que bals, chasses et voyages.
Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en
copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous
sommes et non de celle qu'il nous serait agréable d'être. Les saluts
dédaigneux de Mme Leroi pouvaient exprimer en quelques manière la nature
véritable de Mme de Villeparisis, ils ne répondaient aucunement à son
désir.
Sans doute, au même moment où Mme Leroi, selon une expression chère à
Mme Swann, «coupait» la marquise, celle-ci pouvait chercher à se
consoler en se rappelant qu'un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit:
«Je vous aime comme une fille. » Mais de telles amabilités royales,
secrètes et ignorées, n'existaient que pour la marquise, poudreuses
comme le diplôme d'un ancien premier prix du Conservatoire. Les seuls
vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui
peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à
les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent
autres leur succèdent. Se rappelant de telles paroles de la reine, Mme
de Villeparisis les eût pourtant volontiers troquées contre le pouvoir
permanent d'être invitée que possédait Mme Leroi, comme, dans un
restaurant, un grand artiste inconnu, et de qui le génie n'est écrit ni
dans les traits de son visage timide, ni dans la coupe désuète de son
veston râpé, voudrait bien être même le jeune coulissier du dernier rang
de la société mais qui déjeune à une table voisine avec deux actrices,
et vers qui, dans une course obséquieuse et incessante, s'empressent
patron, maître d'hôtel, garçons, chasseurs et jusqu'aux marmitons qui
sortent de la cuisine en défilés pour le saluer comme dans les féeries,
tandis que s'avance le sommelier, aussi poussiéreux que ses bouteilles,
bancroche et ébloui comme si, venant de la cave, il s'était tordu le
pied avant de remonter au jour.
Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis,
l'absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait
inaperçue aux yeux d'un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient
totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du
monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de
Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd'hui les
lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.
A cette première visite qu'en quittant Saint-Loup j'allai faire à Mme
de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à mon
père, je la trouvai dans son salon tendu de soie jaune sur laquelle les
canapés et les admirables fauteuils en tapisseries de Beauvais se
détachaient en une couleur rose, presque violette, de framboises mûres.
A côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en
voyait--offerts par le modèle lui-même--de la reine Marie-Amélie, de la
reine des Belges, du prince de Joinville, de l'impératrice d'Autriche.
Mme de Villeparisis, coiffée d'un bonnet de dentelles noires de l'ancien
temps (qu'elle conservait avec le même instinct avisé de la couleur
locale ou historique qu'un hôtelier breton qui, si parisienne que soit
devenue sa clientèle, croit plus habile de faire garder à ses servantes
la coiffe et les grandes manches), était assise à un petit bureau, où
devant elle, à côté de ses pinceaux, de sa palette et d'une aquarelle de
fleurs commencée, il y avait dans des verres, dans des soucoupes, dans
des tasses, des roses mousseuses, des zinnias, des cheveux de Vénus,
qu'à cause de l'affluence à ce moment-là des visites elle s'était
arrêtée de peindre, et qui avaient l'air d'achalander le comptoir d'une
fleuriste dans quelque estampe du XVIIIe siècle. Dans ce salon
légèrement chauffé à dessein, parce que la marquise s'était enrhumée en
revenant de son château, il y avait, parmi les personnes présentes quand
j'arrivai, un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le
matin les lettres autographes de personnages historiques à elle
adressées et qui étaient destinées à figurer en _fac-similés_ comme
pièces justificatives dans les Mémoires qu'elle était en train de
rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu'elle
possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était
venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une
planche de son ouvrage sur la Fronde, visiteurs auxquels vint se
joindre mon ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique,
sur qui elle comptait pour lui procurer à l'oeil des artistes qui
joueraient à ses prochaines matinées. Il est vrai que le kaléidoscope
social était en train de tourner et que l'affaire Dreyfus allait
précipiter les Juifs au dernier rang de l'échelle sociale. Mais, d'une
part, le cyclone dreyfusiste avait beau faire rage, ce n'est pas au
début d'une tempête que les vagues atteignent leur plus grand courroux.
Puis Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner
contre les Juifs, était jusqu'ici restée entièrement étrangère à
l'Affaire et ne s'en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que
personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands
Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés. Il avait
maintenant le menton ponctué d'un «bouc», il portait un binocle, une
longue redingote, un gant, comme un rouleau de papyrus à la main. Les
Roumains, les Égyptiens et les Turcs peuvent détester les Juifs. Mais
dans un salon français les différences entre ces peuples ne sont pas si
perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s'il sortait du
fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement
inclinée et se répandant en grands «salams», contente parfaitement un
goût d'orientalisme. Seulement il faut pour cela que le Juif
n'appartienne pas au «monde», sans quoi il prend facilement l'aspect
d'un lord, et ses façons sont tellement francisées que chez lui un nez
rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues,
fait penser au nez de Mascarille plutôt qu'à celui de Salomon. Mais
Bloch n'ayant pas été assoupli par la gymnastique du «Faubourg», ni
ennobli par un croisement avec l'Angleterre ou l'Espagne, restait, pour
un amateur d'exotisme, aussi étrange et savoureux à regarder, malgré son
costume européen, qu'un Juif de Decamps. Admirable puissance de la race
qui du fond des siècles pousse en avant jusque dans le Paris moderne,
dans les couloirs de nos théâtres, derrière les guichets de nos bureaux,
à un enterrement, dans la rue, une phalange intacte stylisant la
coiffure moderne, absorbant, faisant oublier, disciplinant la redingote,
demeurant, en somme, toute pareille à celle des scribes assyriens peints
en costume de cérémonie à la frise d'un monument de Suse qui défend les
portes du palais de Darius. (Une heure plus tard, Bloch allait se
figurer que c'était par malveillance antisémitique que M. de Charlus
s'informait s'il portait un prénom juif, alors que c'était simplement
par curiosité esthétique et amour de la couleur locale. ) Mais, au reste,
parler de permanence de races rend inexactement l'impression que nous
recevons des Juifs, des Grecs, des Persans, de tous ces peuples auxquels
il vaut mieux laisser leur variété. Nous connaissons, par les peintures
antiques, le visage des anciens Grecs, nous avons vu des Assyriens au
fronton d'un palais de Suse. Or il nous semble, quand nous rencontrons
dans le monde des Orientaux appartenant à tel ou tel groupe, être en
présence de créatures que la puissance du spiritisme aurait fait
apparaître. Nous ne connaissions qu'une image superficielle; voici
qu'elle a pris de la profondeur, qu'elle s'étend dans les trois
dimensions, qu'elle bouge. La jeune dame grecque, fille d'un riche
banquier, et à la mode en ce moment, a l'air d'une de ces figurantes
qui, dans un ballet historique et esthétique à la fois, symbolisent, en
chair et en os, l'art hellénique; encore, au théâtre, la mise en scène
banalise-t-elle ces images; au contraire, le spectacle auquel l'entrée
dans un salon d'une Turque, d'un Juif, nous fait assister, en animant
les figures, les rend plus étranges, comme s'il s'agissait en effet
d'être évoqués par un effort médiumnique. C'est l'âme (ou plutôt le peu
de chose auquel se réduit, jusqu'ici du moins, l'âme, dans ces sortes
de matérialisations), c'est l'âme entrevue auparavant par nous dans les
seuls musées, l'âme des Grecs anciens, des anciens Juifs, arrachée à une
vie tout à la fois insignifiante et transcendentale, qui semble exécuter
devant nous cette mimique déconcertante. Dans la jeune dame grecque qui
se dérobe, ce que nous voudrions vainement étreindre, c'est une figure
jadis admirée aux flancs d'un vase. Il me semblait que si j'avais dans
la lumière du salon de Mme de Villeparisis pris des clichés d'après
Bloch, ils eussent donné d'Israël cette même image, si troublante parce
qu'elle ne paraît pas émaner de l'humanité, si décevante parce que tout
de même elle ressemble trop à l'humanité, et que nous montrent les
photographies spirites. Il n'est pas, d'une façon plus générale, jusqu'à
la nullité des propos tenus par les personnes au milieu desquelles nous
vivons qui ne nous donne l'impression du surnaturel, dans notre pauvre
monde de tous les jours où même un homme de génie de qui nous attendons,
rassemblés comme autour d'une table tournante, le secret de l'infini,
prononce seulement ces paroles, les mêmes qui venaient de sortir des
lèvres de Bloch: «Qu'on fasse attention à mon chapeau haut de forme. »
--Mon Dieu, les ministres, mon cher monsieur, était en train de dire Mme
de Villeparisis s'adressant plus particulièrement à mon ancien camarade,
et renouant le fil d'une conversation que mon entrée avait interrompue,
personne ne voulait les voir. Si petite que je fusse, je me rappelle
encore le roi priant mon grand-père d'inviter M. Decazes à une redoute
où mon père devait danser avec la duchesse de Berry. «Vous me ferez
plaisir, Florimond», disait le roi. Mon grand-père, qui était un peu
sourd, ayant entendu M. de Castries, trouvait la demande toute
naturelle. Quand il comprit qu'il s'agissait de M. Decazes, il eut un
moment de révolte, mais s'inclina et écrivit le soir même à M. Decazes
en le suppliant de lui faire la grâce et l'honneur d'assister à son bal
qui avait lieu la semaine suivante. Car on était poli, monsieur, dans ce
temps-là, et une maîtresse de maison n'aurait pas su se contenter
d'envoyer sa carte en ajoutant à la main: «une tasse de thé», ou «thé
dansant», ou «thé musical». Mais si on savait la politesse on n'ignorait
pas non plus l'impertinence. M. Decazes accepta, mais la veille du bal
on apprenait que mon grand-père se sentant souffrant avait décommandé la
redoute. Il avait obéi au roi, mais il n'avait pas eu M. Decazes à son
bal. . . . --Oui, monsieur, je me souviens très bien de M. Molé, c'était un
homme d'esprit, il l'a prouvé quand il a reçu M. de Vigny à l'Académie,
mais il était très solennel et je le vois encore descendant dîner chez
lui son chapeau haut de forme à la main.
--Ah! c'est bien évocateur d'un temps assez pernicieusement philistin,
car c'était sans doute une habitude universelle d'avoir son chapeau à la
main chez soi, dit Bloch, désireux de profiter de cette occasion si rare
de s'instruire, auprès d'un témoin oculaire, des particularités de la
vie aristocratique d'autrefois, tandis que l'archiviste, sorte de
secrétaire intermittent de la marquise, jetait sur elle des regards
attendris et semblait nous dire: «Voilà comme elle est, elle sait tout,
elle a connu tout le monde, vous pouvez l'interroger sur ce que vous
voudrez, elle est extraordinaire. »
--Mais non, répondit Mme de Villeparisis tout en disposant plus près
d'elle le verre où trempaient les cheveux de Vénus que tout à l'heure
elle recommencerait à peindre, c'était une habitude à M. Molé, tout
simplement. Je n'ai jamais vu mon père avoir son chapeau chez lui,
excepté, bien entendu, quand le roi venait, puisque le roi étant partout
chez lui, le maître de la maison n'est plus qu'un visiteur dans son
propre salon.
--Aristote nous a dit dans le chapitre II. . . , hasarda M. Pierre,
l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit
attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnie nerveuse qui
résistait à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de
fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu'il se
déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples
pour d'autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il
descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de
chacun n'était pas organisée d'une façon permanente pour donner leur
maximum d'utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois
fermée une bibliothèque qu'il n'était allé voir qu'en se campant
artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells.
Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait
voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
--Vraiment, dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de
Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, je ne
savais absolument pas cela--comme s'il était étrange qu'il ne le sût
pas.
--A propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide
que m'a faite hier matin mon neveu Basin? demanda Mme de Villeparisis à
l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'était la
reine de Suède qui demandait à me voir.
--Ah! il vous a fait dire cela froidement comme cela! Il en a de bonnes!
s'écria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une
timidité majestueuse.
--J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que
depuis quelques jours; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on
ne dise à personne que j'étais à Paris, et je me demandais comment la
reine de Suède le savait déjà, reprit Mme de Villeparisis laissant ses
visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en
elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé, avec l'archiviste
la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son
insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de
celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de
Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant
d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et
où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi
avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses
Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait l'auteur
disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées; et
des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans
l'espace forcément restreint qu'offrent ces Mémoires, peu de personnes
peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers,
des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance que des
Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de
Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième
ordre; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais
personne ne sait plus guère aujourd'hui qui était Mme Leroi, son
jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, où
fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le
duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré
comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a
pas changé depuis les temps d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang
enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitié des
rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel
et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide
desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui
n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui
amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient
besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire
leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme
Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes.
Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait
de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que
de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. «L'amour?
avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait
demandé: «Que pensez-vous de l'amour? » L'amour? je le fais souvent mais
je n'en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de
la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse
de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux
cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait
Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le
monde, ont fourni aux «Souvenirs» de Mme de Villeparisis de ces morceaux
excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des
Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons
des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que
les Mme Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n'en auraient
pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis
sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme
Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de
Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la
carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien
écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme Leroi, car il
sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci
laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit
heures.
Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame
d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait
voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne
savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on pouvait
observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de
Villeparisis, tout en étant d'une grande naissance, avaient été
réduites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et
qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque, à ne
recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de
ces dames avait sa «duchesse de Guermantes», sa nièce brillante qui
venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer
chez elle la «duchesse de Guermantes» d'une des deux autres. Mme de
Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les
aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en
présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis aigries,
bas bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu'elles faisaient
jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des
rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu
tranquille forçait à compter, à profiter du concours gracieux d'un
artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la
coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de
Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de
Guermantes n'allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces
mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de
Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait jamais chez
Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon,
de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort
que détesté unissait les trois divinités déchues, desquelles j'aurais
bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique
de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège,
avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance
actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les
poussait, en même temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune
d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des
politesses à leurs visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru
pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une
dame fort titrée dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince
de Ligne? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux
de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux «gratins» à qui
un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le
premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou
chez ma tante X. . . , c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout
que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits
amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes
très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du
dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai
que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme
ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite
de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait,
dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais
imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à
l'âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou
roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de
messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée,
Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui
longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices
d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à
la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a
été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde»,
les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent
toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans,
hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui
ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à
redire, à laquelle le pape donne toujours sa «rose d'or», et qui
quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par
l'Académie française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la dame
à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard
perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce
salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce
cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle
n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.
C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter
Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que
chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un
rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit
des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait
chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli.
Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât
pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas
coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas
les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la
Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de
mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse
de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse
élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine
et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce
particulière oblige à faire perpétuellement des avances--abaissa
légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre
côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez
que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes--à
aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'intéressent pas. » Mais quand,
un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me
glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me
fit un prodigieux effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la
duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la
Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était
froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la
vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan
de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original
de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit
tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se
salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une
campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et
contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait
apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna
pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un
des plus célèbres chapitres de l'Est.
--Aristote nous a dit dans le chapitre II. . . , hasarda M. Pierre,
l'historien de la Fronde, mais si timidement que personne n'y fit
attention. Atteint depuis quelques semaines d'insomnie nerveuse qui
résistait à tous les traitements, il ne se couchait plus et, brisé de
fatigue, ne sortait que quand ses travaux rendaient nécessaire qu'il se
déplaçât. Incapable de recommencer souvent ces expéditions si simples
pour d'autres mais qui lui coûtaient autant que si pour les faire il
descendait de la lune, il était surpris de trouver souvent que la vie de
chacun n'était pas organisée d'une façon permanente pour donner leur
maximum d'utilité aux brusques élans de la sienne. Il trouvait parfois
fermée une bibliothèque qu'il n'était allé voir qu'en se campant
artificiellement debout et dans une redingote comme un homme de Wells.
Par bonheur il avait rencontré Mme de Villeparisis chez elle et allait
voir le portrait.
Bloch lui coupa la parole.
--Vraiment, dit-il en répondant à ce que venait de dire Mme de
Villeparisis au sujet du protocole réglant les visites royales, je ne
savais absolument pas cela--comme s'il était étrange qu'il ne le sût
pas.
--A propos de ce genre de visites, vous savez la plaisanterie stupide
que m'a faite hier matin mon neveu Basin? demanda Mme de Villeparisis à
l'archiviste. Il m'a fait dire, au lieu de s'annoncer, que c'était la
reine de Suède qui demandait à me voir.
--Ah! il vous a fait dire cela froidement comme cela! Il en a de bonnes!
s'écria Bloch en s'esclaffant, tandis que l'historien souriait avec une
timidité majestueuse.
--J'étais assez étonnée parce que je n'étais revenue de la campagne que
depuis quelques jours; j'avais demandé pour être un peu tranquille qu'on
ne dise à personne que j'étais à Paris, et je me demandais comment la
reine de Suède le savait déjà, reprit Mme de Villeparisis laissant ses
visiteurs étonnés qu'une visite de la reine de Suède ne fût en
elle-même rien d'anormal pour leur hôtesse.
Certes si le matin Mme de Villeparisis avait compulsé, avec l'archiviste
la documentation de ses Mémoires, en ce moment elle en essayait à son
insu le mécanisme et le sortilège sur un public moyen, représentatif de
celui où se recruteraient un jour ses lecteurs. Le salon de Mme de
Villeparisis pouvait se différencier d'un salon véritablement élégant
d'où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu'elle recevait et
où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi
avait fini par attirer, mais cette nuance n'est pas perceptible dans ses
Mémoires, où certaines relations médiocres qu'avait l'auteur
disparaissent, parce qu'elles n'ont pas l'occasion d'y être citées; et
des visiteuses qu'il n'avait pas n'y font pas faute, parce que dans
l'espace forcément restreint qu'offrent ces Mémoires, peu de personnes
peuvent figurer, et que si ces personnes sont des personnages princiers,
des personnalités historiques, l'impression maximum d'élégance que des
Mémoires puissent donner au public se trouve atteinte. Au jugement de
Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième
ordre; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais
personne ne sait plus guère aujourd'hui qui était Mme Leroi, son
jugement s'est évanoui, et c'est le salon de Mme de Villeparisis, où
fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d'Aumale, le
duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré
comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité qui n'a
pas changé depuis les temps d'Homère et de Pindare, et pour qui le rang
enviable c'est la haute naissance, royale ou quasi royale, l'amitié des
rois, des chefs du peuple, des hommes illustres.
Or, de tout cela Mme de Villeparisis avait un peu dans son salon actuel
et dans les souvenirs, quelquefois retouchés légèrement, à l'aide
desquels elle le prolongeait dans le passé. Puis M. de Norpois, qui
n'était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui
amenait en revanche les hommes d'État étrangers ou français qui avaient
besoin de lui et savaient que la seule manière efficace de lui faire
leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis. Peut-être Mme
Leroi connaissait-elle aussi ces éminentes personnalités européennes.
Mais en femme agréable et qui fuit le ton des bas bleus elle se gardait
de parler de la question d'Orient aux premiers ministres aussi bien que
de l'essence de l'amour aux romanciers et aux philosophes. «L'amour?
avait-elle répondu une fois à une dame prétentieuse qui lui avait
demandé: «Que pensez-vous de l'amour? » L'amour? je le fais souvent mais
je n'en parle jamais. » Quand elle avait chez elle de ces célébrités de
la littérature et de la politique elle se contentait, comme la duchesse
de Guermantes, de les faire jouer au poker. Ils aimaient souvent mieux
cela que les grandes conversations à idées générales où les contraignait
Mme de Villeparisis. Mais ces conversations, peut-être ridicules dans le
monde, ont fourni aux «Souvenirs» de Mme de Villeparisis de ces morceaux
excellents, de ces dissertations politiques qui font bien dans des
Mémoires comme dans les tragédies à la Corneille. D'ailleurs les salons
des Mme de Villeparisis peuvent seuls passer à la postérité parce que
les Mme Leroi ne savent pas écrire, et le sauraient-elles, n'en auraient
pas le temps. Et si les dispositions littéraires des Mme de Villeparisis
sont la cause du dédain des Mme Leroi, à son tour le dédain des Mme
Leroi sert singulièrement les dispositions littéraires des Mme de
Villeparisis en faisant aux dames bas bleus le loisir que réclame la
carrière des lettres. Dieu qui veut qu'il y ait quelques livres bien
écrits souffle pour cela ces dédains dans le coeur des Mme Leroi, car il
sait que si elles invitaient à dîner les Mme de Villeparisis, celles-ci
laisseraient immédiatement leur écritoire et feraient atteler pour huit
heures.
Au bout d'un instant entra d'un pas lent et solennel une vieille dame
d'une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait
voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Je ne
savais pas alors qu'elle était une des trois femmes qu'on pouvait
observer encore dans la société parisienne et qui, comme Mme de
Villeparisis, tout en étant d'une grande naissance, avaient été
réduites, pour des raisons qui se perdaient dans la nuit des temps et
qu'aurait pu nous dire seul quelque vieux beau de cette époque, à ne
recevoir qu'une lie de gens dont on ne voulait pas ailleurs. Chacune de
ces dames avait sa «duchesse de Guermantes», sa nièce brillante qui
venait lui rendre des devoirs, mais ne serait pas parvenue à attirer
chez elle la «duchesse de Guermantes» d'une des deux autres. Mme de
Villeparisis était fort liée avec ces trois dames, mais elle ne les
aimait pas. Peut-être leur situation assez analogue à la sienne lui en
présentait-elle une image qui ne lui était pas agréable. Puis aigries,
bas bleus, cherchant, par le nombre des saynètes qu'elles faisaient
jouer, à se donner l'illusion d'un salon, elles avaient entre elles des
rivalités qu'une fortune assez délabrée au cours d'une existence peu
tranquille forçait à compter, à profiter du concours gracieux d'un
artiste, en une sorte de lutte pour la vie. De plus la dame à la
coiffure de Marie-Antoinette, chaque fois qu'elle voyait Mme de
Villeparisis, ne pouvait s'empêcher de penser que la duchesse de
Guermantes n'allait pas à ses vendredis. Sa consolation était qu'à ces
mêmes vendredis ne manquait jamais, en bonne parente, la princesse de
Poix, laquelle était sa Guermantes à elle et qui n'allait jamais chez
Mme de Villeparisis quoique Mme de Poix fût amie intime de la duchesse.
Néanmoins de l'hôtel du quai Malaquais aux salons de la rue de Tournon,
de la rue de la Chaise et du faubourg Saint-Honoré, un lien aussi fort
que détesté unissait les trois divinités déchues, desquelles j'aurais
bien voulu apprendre, en feuilletant quelque dictionnaire mythologique
de la société, quelle aventure galante, quelle outrecuidance sacrilège,
avaient amené la punition. La même origine brillante, la même déchéance
actuelle entraient peut-être pour beaucoup dans telle nécessité qui les
poussait, en même temps qu'à se haïr, à se fréquenter. Puis chacune
d'elles trouvait dans les autres un moyen commode de faire des
politesses à leurs visiteurs. Comment ceux-ci n'eussent-ils pas cru
pénétrer dans le faubourg le plus fermé, quand on les présentait à une
dame fort titrée dont la soeur avait épousé un duc de Sagan ou un prince
de Ligne? D'autant plus qu'on parlait infiniment plus dans les journaux
de ces prétendus salons que des vrais. Même les neveux «gratins» à qui
un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le
premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou
chez ma tante X. . . , c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout
que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits
amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes
très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du
dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai
que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme
ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite
de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait,
dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais
imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à
l'âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou
roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de
messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée,
Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui
longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices
d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à
la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a
été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde»,
les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent
toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans,
hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui
ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à
redire, à laquelle le pape donne toujours sa «rose d'or», et qui
quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par
l'Académie française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la dame
à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard
perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce
salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce
cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle
n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.
C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter
Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que
chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un
rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit
des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait
chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli.
Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât
pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas
coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas
les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la
Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de
mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse
de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse
élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine
et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce
particulière oblige à faire perpétuellement des avances--abaissa
légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre
côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez
que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes--à
aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'intéressent pas. » Mais quand,
un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me
glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me
fit un prodigieux effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la
duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la
Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était
froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la
vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan
de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original
de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit
tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se
salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une
campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et
contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait
apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna
pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un
des plus célèbres chapitres de l'Est. Tout le monde s'était levé. «Ce
qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres où nos
grand'tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France
n'eussent pas été admises. C'étaient des chapitres très fermés. --Pas
admises les filles du Roi, pourquoi cela? demanda Bloch stupéfait. --Mais
parce que la Maison de France n'avait plus assez de quartiers depuis
qu'elle s'était mésalliée. » L'étonnement de Bloch allait grandissant.
«Mésalliée, la Maison de France? Comment ça? --Mais en s'alliant aux
Médicis, répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le
portrait est beau, n'est-ce pas? et dans un état de conservation
parfaite», ajouta-t-elle.
--Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous
rappelez que quand je vous ai amené Liszt il vous a dit que c'était
celui-là qui était la copie.
--Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en
peinture! D'ailleurs, il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas
qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous qui me l'avez amené.
J'avais dîné vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein.
Le coup d'Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des
couches de poudre plâtrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage
de pierre. Et comme le profil était noble, elle semblait, sur un socle
triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d'un
parc.
--Ah! voilà encore un autre beau portrait, dit l'historien.
La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
--Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en
tirant d'une poche de son tablier une main qu'elle tendit à la nouvelle
arrivante; et cessant aussitôt de s'occuper d'elle pour se retourner
vers l'historien: C'est le portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld. . . .
Un jeune domestique, à l'air hardi et à la figure charmante (mais rognée
si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau
légèrement enflammée semblaient garder quelque trace de la récente et
sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau.
--C'est ce monsieur qui est déjà venu plusieurs fois pour voir Madame la
Marquise.
--Est-ce que vous lui avez dit que je recevais?
--Il a entendu causer.
--Eh bien! soit, faites-le entrer. C'est un monsieur qu'on m'a présenté,
dit Mme de Villeparisis. Il m'a dit qu'il désirait beaucoup être reçu
ici. Jamais je ne l'ai autorisé à venir. Mais enfin voilà cinq fois
qu'il se dérange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me
dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en désignant l'historien de
la Fronde, je vous présente ma nièce, la duchesse de Guermantes.
L'historien s'inclina profondément ainsi que moi et, semblant supposer
que quelque réflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux
s'animèrent et il s'apprêtait à ouvrir la bouche quand il fut refroidi
par l'aspect de Mme de Guermantes qui avait profité de l'indépendance de
son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée et le
ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru
avoir remarqué qu'il y avait quelqu'un devant eux; après avoir poussé un
léger soupir, elle se contenta de manifester de la nullité de
l'impression que lui produisaient la vue de l'historien et la mienne en
exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui
attestait l'inertie absolue de son attention désoeuvrée.
Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis,
d'un air ingénu et fervent, c'était Legrandin.
--Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant
sur le mot «beaucoup»: c'est un plaisir d'une qualité tout à fait rare
et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa
répercussion. . . .
Il s'arrêta net en m'apercevant.
--Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld, femme de l'auteur des _Maximes_, il me vient de famille.
Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s'excusant de n'avoir pu, cette
année comme les autres, aller la voir. «J'ai eu de vos nouvelles par
Madeleine», ajouta-t-elle.
--Elle a déjeuné chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais
avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n'en pourrait
jamais dire autant.
Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d'après ce qu'on m'avait
dit du changement à son égard de son père, qu'il n'enviât ma vie, je lui
dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma
part un simple effet de l'amabilité. Mais elle persuade aisément de leur
bonne chance ceux qui ont beaucoup d'amour-propre, ou leur donne le
désir de persuader les autres. «Oui, j'ai en effet une vie délicieuse,
me dit Bloch d'un air de béatitude. J'ai trois grands amis, je n'en
voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment
heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de
félicités. » Je crois qu'il cherchait surtout à se louer et à me faire
envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d'originalité dans son
optimisme. Il fut visible qu'il ne voulait pas répondre les mêmes
banalités que tout le monde: «Oh! ce n'était rien, etc. » quand, à ma
question: «Était-ce joli? » posée à propos d'une matinée dansante donnée
chez lui et à laquelle je n'avais pu aller, il me répondit d'un air uni,
indifférent comme s'il s'était agi d'un autre: «Mais oui, c'était très
joli, on ne peut plus réussi. C'était vraiment ravissant. »
--Ce que vous nous apprenez là m'intéresse infiniment, dit Legrandin à
Mme de Villeparisis, car je me disais justement l'autre jour que vous
teniez beaucoup de lui par la netteté alerte du tour, par quelque chose
que j'appellerai de deux termes contradictoires, la rapidité lapidaire
et l'instantané immortel. J'aurais voulu ce soir prendre en note toutes
les choses que vous dites; mais je les retiendrai. Elles sont, d'un mot
qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n'avez jamais
lu Joubert? Oh! vous lui auriez tellement plu! Je me permettrai dès ce
soir de vous envoyer ses oeuvres, très fier de vous présenter son
esprit. Il n'avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la
grâce.
J'avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se
tenait constamment le plus éloigné de moi qu'il pouvait, sans doute dans
l'espoir que je n'entendisse pas les flatteries qu'avec un grand
raffinement d'expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme
de Villeparisis.
Elle haussa les épaules en souriant comme s'il avait voulu se moquer et
se tourna vers l'historien.
--Et celle-ci, c'est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse,
qui avait épousé en premières noces M. de Luynes.
--Ma chère, Mme de Luynes me fait penser à Yolande; elle est venue hier
chez moi; si j'avais su que vous n'aviez votre soirée prise par
personne, je vous aurais envoyé chercher; Mme Ristori, qui est venue à
l'improviste, a dit devant l'auteur des vers de la reine Carmen Sylva,
c'était d'une beauté!
«Quelle perfidie! pensa Mme de Villeparisis. C'est sûrement de cela
qu'elle parlait tout bas, l'autre jour, à Mme de Beaulaincourt et à Mme
de Chaponay. »--J'étais libre, mais je ne serais pas venue,
répondit-elle. J'ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n'est
plus qu'une ruine. Et puis je déteste les vers de Carmen Sylva. La
Ristori est venue ici une fois, amenée par la duchesse d'Aoste, dire un
chant de _l'Enfer,_ de Dante. Voilà où elle est incomparable.
Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard
était perçant et vide, son nez noblement arqué. Mais une joue
s'écaillait. Des végétations légères, étranges, vertes et roses,
envahissaient le menton. Peut-être un hiver de plus la jetterait bas.
--Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de
Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à Legrandin pour interrompre
les compliments qui recommençaient.
Profitant de ce qu'il s'était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa
tante d'un regard ironique et interrogateur.
--C'est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis; il a une soeur
qui s'appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire
plus qu'à moi.
--Comment, mais je la connais parfaitement, s'écria en mettant sa main
devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais
je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le
mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous
dire ce que ç'a été que sa visite. Elle m'a raconté qu'elle était allée
à Londres, elle m'a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous
me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce
monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous
prétexte qu'elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu'on y
aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à
vous offrir des tartes aux fraises.
--Mais bien entendu, voyons, c'est un monstre, dit Mme de Guermantes à
un regard interrogatif de sa tante. C'est une personne impossible: elle
dit «plumitif», enfin des choses comme ça. --Qu'est-ce que ça veut dire
«plumitif»? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce? --Mais je n'en sais
rien! s'écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le
savoir. Je ne parle pas ce français-là. Et voyant que sa tante ne savait
vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de
montrer qu'elle était savante autant que puriste et pour se moquer de sa
tante après s'être moquée de Mme de Cambremer:--Mais si, dit-elle avec
un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient,
tout le monde sait ça, un plumitif c'est un écrivain, c'est quelqu'un
qui tient une plume. Mais c'est une horreur de mot. C'est à vous faire
tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça.
--Comment, c'est le frère! je n'ai pas encore réalisé. Mais au fond ce
n'est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit
et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi
flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez
bien à l'idée de cette parenté.
--Assieds-toi, on va prendre un peu de thé, dit Mme de Villeparisis à
Mme de Guermantes, sers-toi toi-même, toi tu n'as pas besoin de voir les
portraits de tes arrière-grand'mères, tu les connais aussi bien que moi.
Mme de Villeparisis revint bientôt s'asseoir et se mit à peindre. Tout
le monde se rapprocha, j'en profitai pour aller vers Legrandin et, ne
trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui
dis sans songer combien j'allais à la fois le blesser et lui faire
croire à l'intention de le blesser: «Eh bien, monsieur, je suis presque
excusé d'être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin
conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu'il porta sur moi
quelques jours plus tard) que j'étais un petit être foncièrement méchant
qui ne se plaisait qu'au mal.
«Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour», me
répondit-il, sans me donner la main et d'une voix rageuse et vulgaire
que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel
avec ce qu'il disait d'habitude, en avait un autre plus immédiat et plus
saisissant avec quelque chose qu'il éprouvait. C'est que, ce que nous
éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n'avons
jamais pensé à la façon dont nous l'exprimerions. Et tout d'un coup,
c'est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont
l'accent parfois peut aller jusqu'à faire aussi peur à qui reçoit cette
confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre
défaut ou de votre vice, que ferait l'aveu soudain indirectement et
bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s'empêcher de confesser
un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien
que l'idéalisme, même subjectif, n'empêche pas de grands philosophes de
rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l'Académie.
