Je ne l'ai pas vu, ou
enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se
faire annoncer comme la reine de Suède.
enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se
faire annoncer comme la reine de Suède.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Même les neveux «gratins» à qui
un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le
premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou
chez ma tante X. . . , c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout
que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits
amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes
très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du
dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai
que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme
ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite
de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait,
dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais
imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à
l'âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou
roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de
messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée,
Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui
longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices
d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à
la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a
été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde»,
les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent
toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans,
hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui
ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à
redire, à laquelle le pape donne toujours sa «rose d'or», et qui
quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par
l'Académie française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la dame
à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard
perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce
salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce
cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle
n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.
C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter
Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que
chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un
rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit
des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait
chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli.
Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât
pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas
coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas
les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la
Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de
mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse
de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse
élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine
et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce
particulière oblige à faire perpétuellement des avances--abaissa
légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre
côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez
que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes--à
aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'intéressent pas. » Mais quand,
un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me
glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me
fit un prodigieux effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la
duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la
Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était
froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la
vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan
de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original
de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit
tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se
salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une
campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et
contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait
apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna
pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un
des plus célèbres chapitres de l'Est. Tout le monde s'était levé. «Ce
qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres où nos
grand'tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France
n'eussent pas été admises. C'étaient des chapitres très fermés. --Pas
admises les filles du Roi, pourquoi cela? demanda Bloch stupéfait. --Mais
parce que la Maison de France n'avait plus assez de quartiers depuis
qu'elle s'était mésalliée. » L'étonnement de Bloch allait grandissant.
«Mésalliée, la Maison de France? Comment ça? --Mais en s'alliant aux
Médicis, répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le
portrait est beau, n'est-ce pas? et dans un état de conservation
parfaite», ajouta-t-elle.
--Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous
rappelez que quand je vous ai amené Liszt il vous a dit que c'était
celui-là qui était la copie.
--Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en
peinture! D'ailleurs, il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas
qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous qui me l'avez amené.
J'avais dîné vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein.
Le coup d'Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des
couches de poudre plâtrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage
de pierre. Et comme le profil était noble, elle semblait, sur un socle
triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d'un
parc.
--Ah! voilà encore un autre beau portrait, dit l'historien.
La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
--Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en
tirant d'une poche de son tablier une main qu'elle tendit à la nouvelle
arrivante; et cessant aussitôt de s'occuper d'elle pour se retourner
vers l'historien: C'est le portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld. . . .
Un jeune domestique, à l'air hardi et à la figure charmante (mais rognée
si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau
légèrement enflammée semblaient garder quelque trace de la récente et
sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau.
--C'est ce monsieur qui est déjà venu plusieurs fois pour voir Madame la
Marquise.
--Est-ce que vous lui avez dit que je recevais?
--Il a entendu causer.
--Eh bien! soit, faites-le entrer. C'est un monsieur qu'on m'a présenté,
dit Mme de Villeparisis. Il m'a dit qu'il désirait beaucoup être reçu
ici. Jamais je ne l'ai autorisé à venir. Mais enfin voilà cinq fois
qu'il se dérange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me
dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en désignant l'historien de
la Fronde, je vous présente ma nièce, la duchesse de Guermantes.
L'historien s'inclina profondément ainsi que moi et, semblant supposer
que quelque réflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux
s'animèrent et il s'apprêtait à ouvrir la bouche quand il fut refroidi
par l'aspect de Mme de Guermantes qui avait profité de l'indépendance de
son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée et le
ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru
avoir remarqué qu'il y avait quelqu'un devant eux; après avoir poussé un
léger soupir, elle se contenta de manifester de la nullité de
l'impression que lui produisaient la vue de l'historien et la mienne en
exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui
attestait l'inertie absolue de son attention désoeuvrée.
Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis,
d'un air ingénu et fervent, c'était Legrandin.
--Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant
sur le mot «beaucoup»: c'est un plaisir d'une qualité tout à fait rare
et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa
répercussion. . . .
Il s'arrêta net en m'apercevant.
--Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld, femme de l'auteur des _Maximes_, il me vient de famille.
Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s'excusant de n'avoir pu, cette
année comme les autres, aller la voir. «J'ai eu de vos nouvelles par
Madeleine», ajouta-t-elle.
--Elle a déjeuné chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais
avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n'en pourrait
jamais dire autant.
Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d'après ce qu'on m'avait
dit du changement à son égard de son père, qu'il n'enviât ma vie, je lui
dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma
part un simple effet de l'amabilité. Mais elle persuade aisément de leur
bonne chance ceux qui ont beaucoup d'amour-propre, ou leur donne le
désir de persuader les autres. «Oui, j'ai en effet une vie délicieuse,
me dit Bloch d'un air de béatitude. J'ai trois grands amis, je n'en
voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment
heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de
félicités. » Je crois qu'il cherchait surtout à se louer et à me faire
envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d'originalité dans son
optimisme. Il fut visible qu'il ne voulait pas répondre les mêmes
banalités que tout le monde: «Oh! ce n'était rien, etc. » quand, à ma
question: «Était-ce joli? » posée à propos d'une matinée dansante donnée
chez lui et à laquelle je n'avais pu aller, il me répondit d'un air uni,
indifférent comme s'il s'était agi d'un autre: «Mais oui, c'était très
joli, on ne peut plus réussi. C'était vraiment ravissant. »
--Ce que vous nous apprenez là m'intéresse infiniment, dit Legrandin à
Mme de Villeparisis, car je me disais justement l'autre jour que vous
teniez beaucoup de lui par la netteté alerte du tour, par quelque chose
que j'appellerai de deux termes contradictoires, la rapidité lapidaire
et l'instantané immortel. J'aurais voulu ce soir prendre en note toutes
les choses que vous dites; mais je les retiendrai. Elles sont, d'un mot
qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n'avez jamais
lu Joubert? Oh! vous lui auriez tellement plu! Je me permettrai dès ce
soir de vous envoyer ses oeuvres, très fier de vous présenter son
esprit. Il n'avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la
grâce.
J'avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se
tenait constamment le plus éloigné de moi qu'il pouvait, sans doute dans
l'espoir que je n'entendisse pas les flatteries qu'avec un grand
raffinement d'expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme
de Villeparisis.
Elle haussa les épaules en souriant comme s'il avait voulu se moquer et
se tourna vers l'historien.
--Et celle-ci, c'est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse,
qui avait épousé en premières noces M. de Luynes.
--Ma chère, Mme de Luynes me fait penser à Yolande; elle est venue hier
chez moi; si j'avais su que vous n'aviez votre soirée prise par
personne, je vous aurais envoyé chercher; Mme Ristori, qui est venue à
l'improviste, a dit devant l'auteur des vers de la reine Carmen Sylva,
c'était d'une beauté!
«Quelle perfidie! pensa Mme de Villeparisis. C'est sûrement de cela
qu'elle parlait tout bas, l'autre jour, à Mme de Beaulaincourt et à Mme
de Chaponay. »--J'étais libre, mais je ne serais pas venue,
répondit-elle. J'ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n'est
plus qu'une ruine. Et puis je déteste les vers de Carmen Sylva. La
Ristori est venue ici une fois, amenée par la duchesse d'Aoste, dire un
chant de _l'Enfer,_ de Dante. Voilà où elle est incomparable.
Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard
était perçant et vide, son nez noblement arqué. Mais une joue
s'écaillait. Des végétations légères, étranges, vertes et roses,
envahissaient le menton. Peut-être un hiver de plus la jetterait bas.
--Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de
Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à Legrandin pour interrompre
les compliments qui recommençaient.
Profitant de ce qu'il s'était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa
tante d'un regard ironique et interrogateur.
--C'est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis; il a une soeur
qui s'appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire
plus qu'à moi.
--Comment, mais je la connais parfaitement, s'écria en mettant sa main
devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais
je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le
mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous
dire ce que ç'a été que sa visite. Elle m'a raconté qu'elle était allée
à Londres, elle m'a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous
me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce
monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous
prétexte qu'elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu'on y
aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à
vous offrir des tartes aux fraises.
--Mais bien entendu, voyons, c'est un monstre, dit Mme de Guermantes à
un regard interrogatif de sa tante. C'est une personne impossible: elle
dit «plumitif», enfin des choses comme ça. --Qu'est-ce que ça veut dire
«plumitif»? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce? --Mais je n'en sais
rien! s'écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le
savoir. Je ne parle pas ce français-là. Et voyant que sa tante ne savait
vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de
montrer qu'elle était savante autant que puriste et pour se moquer de sa
tante après s'être moquée de Mme de Cambremer:--Mais si, dit-elle avec
un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient,
tout le monde sait ça, un plumitif c'est un écrivain, c'est quelqu'un
qui tient une plume. Mais c'est une horreur de mot. C'est à vous faire
tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça.
--Comment, c'est le frère! je n'ai pas encore réalisé. Mais au fond ce
n'est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit
et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi
flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez
bien à l'idée de cette parenté.
--Assieds-toi, on va prendre un peu de thé, dit Mme de Villeparisis à
Mme de Guermantes, sers-toi toi-même, toi tu n'as pas besoin de voir les
portraits de tes arrière-grand'mères, tu les connais aussi bien que moi.
Mme de Villeparisis revint bientôt s'asseoir et se mit à peindre. Tout
le monde se rapprocha, j'en profitai pour aller vers Legrandin et, ne
trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui
dis sans songer combien j'allais à la fois le blesser et lui faire
croire à l'intention de le blesser: «Eh bien, monsieur, je suis presque
excusé d'être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin
conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu'il porta sur moi
quelques jours plus tard) que j'étais un petit être foncièrement méchant
qui ne se plaisait qu'au mal.
«Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour», me
répondit-il, sans me donner la main et d'une voix rageuse et vulgaire
que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel
avec ce qu'il disait d'habitude, en avait un autre plus immédiat et plus
saisissant avec quelque chose qu'il éprouvait. C'est que, ce que nous
éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n'avons
jamais pensé à la façon dont nous l'exprimerions. Et tout d'un coup,
c'est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont
l'accent parfois peut aller jusqu'à faire aussi peur à qui reçoit cette
confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre
défaut ou de votre vice, que ferait l'aveu soudain indirectement et
bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s'empêcher de confesser
un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien
que l'idéalisme, même subjectif, n'empêche pas de grands philosophes de
rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l'Académie. Mais
vraiment Legrandin n'avait pas besoin de rappeler si souvent qu'il
appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de
colère ou d'amabilité étaient gouvernés par le désir d'avoir une bonne
position dans celle-ci.
--Naturellement, quand on me persécute vingt fois de suite pour me faire
venir quelque part, continua-t-il à voix basse, quoique j'aie bien droit
à ma liberté, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre.
Mme de Guermantes s'était assise. Son nom, comme il était accompagné de
son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait
autour d'elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois
des Guermantes au milieu du salon, à l'entour du pouf où elle était. Je
me sentais seulement étonné que leur ressemblance ne fût pas plus
lisible sur le visage de la duchesse, lequel n'avait rien de végétal et
où tout au plus le couperosé des joues--qui auraient dû, semblait-il,
être blasonnées par le nom de Guermantes--était l'effet, mais non
l'image, de longues chevauchées au grand air. Plus tard, quand elle me
fut devenue indifférente, je connus bien des particularités de la
duchesse, et notamment (afin de m'en tenir pour le moment à ce dont je
subissais déjà le charme alors sans savoir le distinguer) ses yeux, où
était captif comme dans un tableau le ciel bleu d'une après-midi de
France, largement découvert, baigné de lumière même quand elle ne
brillait pas; et une voix qu'on eût crue, aux premiers sons enroués,
presque canaille, où traînait, comme sur les marches de l'église de
Combray ou la pâtisserie de la place, l'or paresseux et gras d'un soleil
de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente
attention volatilisait immédiatement le peu que j'eusse pu recueillir et
où j'aurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas
je me disais que c'était bien elle que désignait pour tout le monde le
nom de duchesse de Guermantes: la vie inconcevable que ce nom
signifiait, ce corps la contenait bien; il venait de l'introduire au
milieu d'êtres différents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes
parts et sur lequel elle exerçait une réaction si vive que je croyais
voir, là où cette vie cessait de s'étendre, une frange d'effervescence
en délimiter les frontières: dans la circonférence que découpait sur le
tapis le ballon de la jupe de pékin bleu, et, dans les prunelles claires
de la duchesse, à l'intersection des préoccupations, des souvenirs, de
la pensée incompréhensible, méprisante, amusée et curieuse qui les
remplissaient, et des images étrangères qui s'y reflétaient. Peut-être
eussé-je été un peu moins ému si je l'eusse rencontrée chez Mme de
Villeparisis à une soirée, au lieu de la voir ainsi à un des «jours» de
la marquise, à un de ces thés qui ne sont pour les femmes qu'une courte
halte au milieu de leur sortie et où, gardant le chapeau avec lequel
elles viennent de faire leurs courses, elles apportent dans l'enfilade
des salons la qualité de l'air du dehors et donnent plus jour sur Paris
à la fin de l'après-midi que ne font les hautes fenêtres ouvertes dans
lesquelles on entend les roulements des victorias: Mme de Guermantes
était coiffée d'un canotier fleuri de bleuets; et ce qu'ils
m'évoquaient, ce n'était pas, sur les sillons de Combray où si souvent
j'en avais cueilli, sur le talus contigu à la haie de Tansonville, les
soleils des lointaines années, c'était l'odeur et la poussière du
crépuscule, telles qu'elles étaient tout à l'heure, au moment où Mme de
Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D'un air souriant,
dédaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lèvres serrées, de
la pointe de son ombrelle, comme de l'extrême antenne de sa vie
mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette
attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact avec
ce que l'on considère soi-même, son regard fixait tour à tour chacun de
nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s'adoucissant
alors de cette sympathie humaine qu'éveille la présence même
insignifiante d'une chose que l'on connaît, d'une chose qui est presque
une personne; ces meubles n'étaient pas comme nous, ils étaient
vaguement de son monde, ils étaient liés à la vie de sa tante; puis du
meuble de Beauvais ce regard était ramené à la personne qui y était
assise et reprenait alors le même air de perspicacité et de cette même
désapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l'eût
empêchée d'exprimer, mais enfin qu'elle eût éprouvée si elle eût
constaté sur les fauteuils au lieu de notre présence celle d'une tache
de graisse ou d'une couche de poussière.
L'excellent écrivain G---- entra; il venait faire à Mme de Villeparisis
une visite qu'il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut
enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout
naturellement il vint près d'elle, le charme qu'elle avait, son tact, sa
simplicité la lui faisant considérer comme une femme d'esprit.
D'ailleurs la politesse lui faisait un devoir d'aller auprès d'elle,
car, comme il était agréable et célèbre, Mme de Guermantes l'invitait
souvent à déjeuner même en tête à tête avec elle et son mari, ou
l'automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier
certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car
la duchesse aimait à recevoir certains hommes d'élite, à la condition
toutefois qu'ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils
remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus
ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n'y avait que
les plus élégantes beautés de Paris, c'est toujours sans elles qu'ils
étaient invités; et le duc, pour prévenir toute susceptibilité,
expliquait à ces veufs malgré eux que la duchesse ne recevait pas de
femmes, ne supportait pas la société des femmes, presque comme si
c'était par ordonnance du médecin et comme il eût dit qu'elle ne pouvait
rester dans une chambre où il y avait des odeurs, manger trop salé,
voyager en arrière ou porter un corset. Il est vrai que ces grands
hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse
de Sagan (que Françoise, entendant toujours parler d'elle, finit par
appeler, croyant ce féminin exigé par la grammaire, la Sagante), et bien
d'autres, mais on justifiait leur présence en disant que c'était la
famille, ou des amies d'enfance qu'on ne pouvait éliminer. Persuadés ou
non par les explications que le duc de Guermantes leur avait données sur
la singulière maladie de la duchesse de ne pouvoir fréquenter des
femmes, les grands hommes les transmettaient à leurs épouses.
Quelques-unes pensaient que la maladie n'était qu'un prétexte pour
cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait être seule à régner
sur une cour d'adorateurs. De plus naïves encore pensaient que peut-être
la duchesse avait un genre singulier, voire un passé scandaleux, que les
femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu'elle donnait le nom de sa
fantaisie à la nécessité. Les meilleures, entendant leur mari dire monts
et merveilles de l'esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était
si supérieure au reste des femmes qu'elle s'ennuyait dans leur société
car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse
s'ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait
pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient
quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes
pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n'en
parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de
la même tradition de famille qui fait que les filles de grands
militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses
le respect des choses de l'armée, petite-fille de femmes qui avaient été
liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut
garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre
part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces
hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens
de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit
pas, à qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les intéresserait
d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui
était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal
d'une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce
qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait
qu'elle mettait une sorte d'élégance quand elle était avec un poète ou
un musicien à ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de
cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au
courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystère. Si Mme
de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'être invité avec
tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l'heure dite. La
duchesse parlait au poète du temps qu'il faisait. On passait à table.
«Aimez-vous cette façon de faire les oeufs? » demandait-elle au poète.
Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui était chez
elle lui paraissait exquis, jusqu'à un cidre affreux qu'elle faisait
venir de Guermantes: «Redonnez des oeufs à monsieur», ordonnait-elle au
maître d'hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce
qu'avaient sûrement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient
arrangé de se voir malgré mille difficultés avant son départ, le poète
et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les
uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l'occasion de
spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète
mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se
rappeler qu'il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se
disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie, que tout le monde
pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann
m'avait donné l'avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était
simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y réfléchissait un peu,
elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu
Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides
passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu'au moment de se
quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand
secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de
leur coeur à leurs lèvres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence
gardé sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le
moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caractéristique de la
duchesse, n'était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa
jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais
moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait
aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité
actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où
même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le
pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort
bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne
manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans
prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur
dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une
situation ou changer un dénouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'église
de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j'avais peine à retrouver dans
le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom,
je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde,
mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail
gothique. Mais pour que je n'eusse pas été déçu par les paroles que
j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de Guermantes,
même si je ne l'eusse pas aimée, il n'eût pas suffi que les paroles
fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu'elles reflétassent
cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur
que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa
personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute
j'avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont
l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire prononcer sans précaution
ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d'une personne qui
allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n'ayant pas l'air
de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un
mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur
part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des
intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi
aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel: la
duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres. Du
reste tout le monde assurait que c'était une femme très intelligente,
d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus
intéressantes: paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand
ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est
nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais,
fût-ce celle des plus grands esprits, ce n'était nullement de gens comme
Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence,
j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur
sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens
où je prenais le mot «intelligent» quand il s'agissait d'un philosophe
ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore
mon attente d'une faculté si particulière, que si, dans une conversation
insignifiante, elle s'était contentée de parler de recettes de cuisine
ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à
elle, qui m'eussent évoqué sa vie.
--Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de
Guermantes à sa tante.
--Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d'un
ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis.
Je ne l'ai pas vu, ou
enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se
faire annoncer comme la reine de Suède.
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle
avait mordu sa voilette.
--Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la
reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu'elle est
malade.
--Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une
grenouille.
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait
qu'elle ricanait par acquit de conscience.
--Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans
ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a réussi à devenir aussi
grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n'est pas tout à fait cela, parce que
toute sa grosseur s'est amoncelée sur le ventre, c'est plutôt une
grenouille dans une position intéressante.
--Ah! je trouve ton image drôle, dit Mme de Villeparisis qui était au
fond assez fière, pour ses visiteurs, de l'esprit de sa nièce.
--Elle est surtout _arbitraire_, répondit Mme de Guermantes en détachant
ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, car j'avoue
n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette
grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais
vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la
maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous
préviendrais à tout hasard.
Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct.
--Je sais qu'elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg,
ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le
raconter, assez drôlement je dois dire.
--Il y avait à ce dîner quelqu'un de bien plus spirituel encore que
Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu'elle fût avec M. de
Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l'appelant par ce diminutif.
C'est M. Bergotte.
Je n'avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel; de
plus il m'apparaissait comme mêlé à l'humanité intelligente,
c'est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j'avais
aperçu sous les toiles de pourpre d'une baignoire et où M. de Bréauté,
faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux,
cette chose inimaginable: une conversation entre gens du faubourg
Saint-Germain. Je fus navré de voir l'équilibre se rompre et Bergotte
passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d'avoir
évité Bergotte le soir de _Phèdre_, de ne pas être allé à lui, en
entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis:
--C'est la seule personne que j'aie envie de connaître, ajouta la
duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une marée
spirituelle, voir le flux d'une curiosité à l'égard des intellectuels
célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me
ferait un plaisir!
La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu'il m'eût été si
facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise
idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour
résultat qu'elle m'eût fait signe de venir dans sa baignoire et m'eût
demandé d'amener un jour déjeuner le grand écrivain.
--Il paraît qu'il n'a pas été très aimable, on l'a présenté à M. de
Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en
signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu'un Chinois se
serait mouché avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois
«Monseigneur», ajouta-t-elle, d'un air amusé par ce détail aussi
important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une
audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.
Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs
pas l'air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un
mérite sans qu'elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette
façon étrange de comprendre l'originalité de Bergotte, il m'arriva plus
tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au
grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de
Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et, malgré tout, justes, sont
ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux
autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des
valeurs telle que l'établira la génération suivante au lieu de s'en
tenir éternellement à l'ancienne.
Le comte d'Argencourt, chargé d'affaires de Belgique et petit-cousin par
alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux
jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à
qui Mme de Guermantes dit: «Bonjour, mon petit Châtellerault», d'un air
distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de
la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son
enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les
cheveux dorés, tout à fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens
avaient l'air d'une condensation de la lumière printanière et vespérale
qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à
ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d'eux.
L'historien de la Fronde pensa qu'ils étaient gênés comme un paysan
entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant
devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité
qu'il leur supposait:
--Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les
abîmer.
Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses
prunelles, y roula tout à coup une couleur d'un bleu cru et tranchant
qui glaça le bienveillant historien.
--Comment s'appelle ce monsieur, me demanda le baron, qui venait de
m'être présenté par Mme de Villeparisis?
--M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
--Pierre de quoi?
--Pierre, c'est son nom, c'est un historien de grande valeur.
--Ah! . . . vous m'en direz tant.
--Non, c'est une nouvelle habitude qu'ont ces messieurs de poser leurs
chapeaux à terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je
ne m'y habitue pas. Mais j'aime mieux cela que mon neveu Robert qui
laisse toujours le sien dans l'antichambre. Je lui dis, quand je le vois
entrer ainsi, qu'il a l'air de l'horloger et je lui demande s'il vient
remonter les pendules.
--Vous parliez tout à l'heure, madame la marquise, du chapeau de M.
Molé, nous allons bientôt arriver à faire, comme Aristote, un chapitre
des chapeaux, dit l'historien de la Fronde, un peu rassuré par
l'intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d'une voix encore
si faible que, sauf moi, personne ne l'entendit.
--Elle est vraiment étonnante la petite duchesse, dit M. d'Argencourt en
montrant Mme de Guermantes qui causait avec G. . . Dès qu'il y a un homme
en vue dans un salon, il est toujours à côté d'elle. Évidemment cela ne
peut être que le grand pontife qui se trouve là. Cela ne peut pas être
tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d'Avenel. Mais alors ce
sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville,
où, entre parenthèses, elle était splendide sous son diadème
d'émeraudes, dans une grande robe rose à queue, elle avait d'un côté
d'elle M. Deschanel, de l'autre l'ambassadeur d'Allemagne: elle leur
tenait tête sur la Chine; le gros public, à distance respectueuse, et
qui n'entendait pas ce qu'ils disaient, se demandait s'il n'y allait pas
y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le
cercle.
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux
dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu
ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la
marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat
vivant de la copie que vous en faites. Ah! vous laissez bien loin
derrière vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort.
Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'être préféré à ses
rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
--Ce qui vous fait cet effet-là, c'est qu'ils peignaient des fleurs de
ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien
grande science.
--Ah! des fleurs de ce temps-là, comme c'est ingénieux, s'écria
Legrandin.
--Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier . . . ou de roses de
mai, dit l'historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur,
mais avec de l'assurance dans la voix, car il commençait à oublier
l'incident des chapeaux.
--Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en
s'adressant à sa tante.
--Ah! je vois que tu es une bonne campagnarde; comme moi, tu sais
distinguer les fleurs.
--Ah! oui, c'est vrai! mais je croyais que la saison des pommiers était
déjà passée, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser.
--Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront
pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines, dit l'archiviste qui,
gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au
courant des choses de la campagne.
--Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance.
En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc
de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme
sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'après le 20 mai.
--Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la
fièvre des foins, c'est épatant.
--La fièvre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit
l'historien.
--C'est la maladie à la mode, dit l'archiviste.
--Ça dépend, cela ne vous donnerait peut-être rien si c'est une année où
il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une année où il y
a des pommes . . . dit M. d'Argencourt, qui n'étant pas tout à fait
français, cherchait à se donner l'air parisien.
--Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des
pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoyé ces branches-là en
me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères,
dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des
branches de pommier? Mais j'ai beau être une vieille dame, je connais du
monde, j'ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicité,
crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du
piquant à tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste quand on avait
d'aussi grandes relations.
Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme
de Villeparisis.
--N'importe, marquise, dit l'historien regagnant sa chaise, quand même
reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté
l'histoire de France--et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne
peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect
comme pour voir s'il ne se trouvait aucun «mal pensant» dans le salon,
encore qu'il n'en doutât pas,--avec un talent pareil et vos cinq
langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d'affaire. L'historien
de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies.
Mais il se rappela soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours,
alors une dure fatigue, née de son esprit, s'empara de ses jambes, lui
fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui
d'un vieillard.
Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d'un coup
de coude il renversa le vase où était la branche et toute l'eau se
répandit sur le tapis.
--Vous avez vraiment des doigts de fée, dit à la marquise l'historien
qui, me tournant le dos à ce moment-là, ne s'était pas aperçu de la
maladresse de Bloch.
Mais celui-ci crut que ces mots s'appliquaient à lui, et pour cacher
sous une insolence la honte de sa gaucherie:
--Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas
mouillé.
Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et
ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa
matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda:
--Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchesses d'Auberjon et de
Portefin) d'être là un peu avant deux heures pour m'aider, comme elle
aurait dit à des maîtres d'hôtel extras d'arriver d'avance pour faire
les compotiers.
Elle n'avait avec ses parents princiers, pas plus qu'avec M. de Norpois,
aucune de ces amabilités qu'elle avait avec l'historien, avec Cottard,
avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n'avoir pour elle d'autre
intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. C'est qu'elle
savait qu'elle n'avait pas à se gêner avec des gens pour qui elle
n'était pas une femme plus ou moins brillante, mais la soeur
susceptible, et ménagée, de leur père ou de leur oncle. Il ne lui eût
servi à rien de chercher à briller vis-à-vis d'eux, à qui cela ne
pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et
qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la
race illustre dont elle était issue. Mais surtout ils n'étaient plus
pour elle qu'un résidu mort qui ne fructifierait plus; ils ne lui
feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs.
Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler
d'eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires
dont celle-ci n'était qu'une sorte de répétition, de première lecture à
haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles
parents lui servaient à intéresser, à éblouir, à enchaîner, la compagnie
des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de
la Fronde de tout genre, c'était dans celle-là que, pour Mme de
Villeparisis--à défaut de la partie du monde élégant qui n'allait pas
chez elle--étaient le mouvement, la nouveauté, les divertissements et la
vie; c'étaient ces gens-là dont elle pouvait tirer des avantages sociaux
(qui valaient bien qu'elle leur fît rencontrer quelquefois, sans qu'ils
la connussent jamais, la duchesse de Guermantes): des dîners avec des
hommes remarquables dont les travaux l'avaient intéressée, un
opéra-comique ou une pantomime toute montée que l'auteur faisait
représenter chez elle, des loges pour, des spectacles curieux. Bloch se
leva pour partir. Il avait dit tout haut que l'incident du vase de
fleurs renversé n'avait aucune importance, mais ce qu'il disait tout bas
était différent, plus différent encore ce qu'il pensait: «Quand on n'a
pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans
risquer de tremper et même de blesser les visiteurs on ne se mêle pas
d'avoir de ces luxes-là», grommelait-il tout bas. Il était de ces gens
susceptibles et «nerveux» qui ne peuvent supporter d'avoir commis une
maladresse qu'ils ne s'avouent pourtant pas, pour qui elle gâte toute la
journée. Furieux, il se sentait des idées noires, ne voulait plus
retourner dans le monde. C'était le moment où un peu de distraction est
nécessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait
le retenir. Soit parce qu'elle connaissait les opinions de ses amis et
le flot d'antisémitisme qui commençait à monter, soit par distraction,
elle ne l'avait pas présenté aux personnes qui se trouvaient là. Lui,
cependant, qui avait peu l'usage du monde, crut qu'en s'en allant il
devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilité; il inclina
plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col,
regardant successivement chacun à travers son lorgnon, d'un air froid et
mécontent. Mais Mme de Villeparisis l'arrêta; elle avait encore à lui
parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d'autre part
elle n'aurait pas voulu qu'il partît sans avoir eu la satisfaction de
connaître M. de Norpois (qu'elle s'étonnait de ne pas voir entrer), et
bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à
persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à
l'oeil chez la marquise, dans l'intérêt de leur gloire, à une de ces
réceptions où fréquentait l'élite de l'Europe. Il avait même proposé en
plus une tragédienne «aux yeux purs, belle comme Héra», qui dirait des
proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme
de Villeparisis avait refusé, car c'était l'amie de Saint-Loup.
--J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l'oreille, je crois que
cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas à être
séparés, malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout
cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à
mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les
instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme. )
C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent
vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal,
reprit-elle en mettant trois _t_ à très. On sentait qu'elle ne doutait
pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité
était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité
froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase
ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne
compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un
clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
--J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un
mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup,
pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare,
continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal
élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve
que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré
une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux
belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à
deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin
d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis
pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes
à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une
plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas
de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon.
Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme
était le fils de Sir Rufus Israël!
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle
resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus
Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal
devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du
milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de
l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au
contraire!
--Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus
Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait
extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec
cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte
qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.
--Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de
prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton
sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à
l'Ambassadeur.
--Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut
avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en
moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu
comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des
valeurs, françaises, étrangères, des terres?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch
demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre
la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il
était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous
faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud! »
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses
yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec
résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au
moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je
n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de
me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me
mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et
avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories
médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être:
«Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le
contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais
n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont
les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se
trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée
d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui
l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la
plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il
démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise
devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des
Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que
j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme
sur des roulettes. »
--Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais
pas ce qu'il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait
nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus
grande partie de son temps chez elle:
--Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer
des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes
et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de
l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton
boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de
Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des
personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame
de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des
relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au
courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime
n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de
Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la
campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des
circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne
voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais
qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux? »
--Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?
--Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est
même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire,
dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
--Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous
devriez arranger cela ensemble.
un camarade demandait de les mener dans le monde (Saint-Loup tout le
premier) disaient: «Je vous conduirai chez ma tante Villeparisis, ou
chez ma tante X. . . , c'est un salon intéressant. » Ils savaient surtout
que cela leur donnerait moins de peine que de faire pénétrer lesdits
amis chez les nièces ou belles-soeurs élégantes de ces dames. Les hommes
très âgés, les jeunes femmes qui l'avaient appris d'eux, me dirent que
si ces vieilles dames n'étaient pas reçues, c'était à cause du
dérèglement extraordinaire de leur conduite, lequel, quand j'objectai
que ce n'est pas un empêchement à l'élégance, me fut représenté comme
ayant dépassé toutes les proportions aujourd'hui connues. L'inconduite
de ces dames solennelles qui se tenaient assises toutes droites prenait,
dans la bouche de ceux qui en parlaient, quelque chose que je ne pouvais
imaginer, proportionné à la grandeur des époques anté-historiques, à
l'âge du mammouth. Bref ces trois Parques à cheveux blancs, bleus ou
roses, avaient filé le mauvais coton d'un nombre incalculable de
messieurs. Je pensai que les hommes d'aujourd'hui exagéraient les vices
de ces temps fabuleux, comme les Grecs qui composèrent Icare, Thésée,
Hercule avec des hommes qui avaient été peu différents de ceux qui
longtemps après les divinisaient. Mais on ne fait la somme des vices
d'un être que quand il n'est plus guère en état de les exercer, et qu'à
la grandeur du châtiment social, qui commence à s'accomplir et qu'on
constate seul, on mesure, on imagine, on exagère celle du crime qui a
été commis. Dans cette galerie de figures symboliques qu'est le «monde»,
les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent
toujours l'aspect solennel d'une dame d'au moins soixante-dix ans,
hautaine, qui reçoit tant qu'elle peut, mais non qui elle veut, chez qui
ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à
redire, à laquelle le pape donne toujours sa «rose d'or», et qui
quelquefois a écrit sur la jeunesse de Lamartine un ouvrage couronné par
l'Académie française. «Bonjour Alix», dit Mme de Villeparisis à la dame
à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard
perçant sur l'assemblée afin de dénicher s'il n'y avait pas dans ce
salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce
cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle
n'en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.
C'est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter
Bloch à la vieille dame de peur qu'il ne fît jouer la même saynète que
chez elle dans l'hôtel du quai Malaquais. Ce n'était d'ailleurs qu'un
rendu. Car la vieille dame avait eu la veille Mme Ristori qui avait dit
des vers, et avait eu soin que Mme de Villeparisis à qui elle avait
chipé l'artiste italienne ignorât l'événement avant qu'il fût accompli.
Pour que celle-ci ne l'apprît pas par les journaux et ne s'en trouvât
pas froissée, elle venait le lui raconter, comme ne se sentant pas
coupable. Mme de Villeparisis, jugeant que ma présentation n'avait pas
les mêmes inconvénients que celle de Bloch, me nomma à la
Marie-Antoinette du quai. Celle-ci cherchant, en faisant le moins de
mouvements possible, à garder dans sa vieillesse cette ligne de déesse
de Coysevox qui avait, il y a bien des années, charmé la jeunesse
élégante, et que de faux hommes de lettres célébraient maintenant dans
des bouts rimés--ayant pris d'ailleurs l'habitude de la raideur hautaine
et compensatrice, commune à toutes les personnes qu'une disgrâce
particulière oblige à faire perpétuellement des avances--abaissa
légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d'un autre
côté ne s'occupa pas plus de moi que si je n'eusse pas existé. Son
attitude à double fin semblait dire à Mme de Villeparisis: «Vous voyez
que je n'en suis pas à une relation près et que les petits jeunes--à
aucun point de vue, mauvaise langue,--ne m'intéressent pas. » Mais quand,
un quart d'heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me
glissa à l'oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge, avec une
des trois dont le nom éclatant--elle était d'ailleurs née Choiseul--me
fit un prodigieux effet.
--Monsieur, j'crois que vous voulez écrire quelque chose sur Mme la
duchesse de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à l'historien de la
Fronde, avec cet air bougon dont, à son insu, sa grande amabilité était
froncée par le recroquevillement boudeur, le dépit physiologique de la
vieillesse, ainsi que par l'affectation d'imiter le ton presque paysan
de l'ancienne aristocratie. J'vais vous montrer son portrait, l'original
de la copie qui est au Louvre.
Elle se leva en posant ses pinceaux près de ses fleurs, et le petit
tablier qui apparut alors à sa taille et qu'elle portait pour ne pas se
salir avec ses couleurs, ajoutait encore à l'impression presque d'une
campagnarde que donnaient son bonnet et ses grosses lunettes et
contrastait avec le luxe de sa domesticité, du maître d'hôtel qui avait
apporté le thé et les gâteaux, du valet de pied en livrée qu'elle sonna
pour éclairer le portrait de la duchesse de Montmorency, abbesse dans un
des plus célèbres chapitres de l'Est. Tout le monde s'était levé. «Ce
qui est assez amusant, dit-elle, c'est que dans ces chapitres où nos
grand'tantes étaient souvent abbesses, les filles du roi de France
n'eussent pas été admises. C'étaient des chapitres très fermés. --Pas
admises les filles du Roi, pourquoi cela? demanda Bloch stupéfait. --Mais
parce que la Maison de France n'avait plus assez de quartiers depuis
qu'elle s'était mésalliée. » L'étonnement de Bloch allait grandissant.
«Mésalliée, la Maison de France? Comment ça? --Mais en s'alliant aux
Médicis, répondit Mme de Villeparisis du ton le plus naturel. Le
portrait est beau, n'est-ce pas? et dans un état de conservation
parfaite», ajouta-t-elle.
--Ma chère amie, dit la dame coiffée à la Marie-Antoinette, vous vous
rappelez que quand je vous ai amené Liszt il vous a dit que c'était
celui-là qui était la copie.
--Je m'inclinerai devant une opinion de Liszt en musique, mais pas en
peinture! D'ailleurs, il était déjà gâteux et je ne me rappelle pas
qu'il ait jamais dit cela. Mais ce n'est pas vous qui me l'avez amené.
J'avais dîné vingt fois avec lui chez la princesse de Sayn-Wittgenstein.
Le coup d'Alix avait raté, elle se tut, resta debout et immobile. Des
couches de poudre plâtrant son visage, celui-ci avait l'air d'un visage
de pierre. Et comme le profil était noble, elle semblait, sur un socle
triangulaire et moussu caché par le mantelet, la déesse effritée d'un
parc.
--Ah! voilà encore un autre beau portrait, dit l'historien.
La porte s'ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.
--Tiens, bonjour, lui dit sans un signe de tête Mme de Villeparisis en
tirant d'une poche de son tablier une main qu'elle tendit à la nouvelle
arrivante; et cessant aussitôt de s'occuper d'elle pour se retourner
vers l'historien: C'est le portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld. . . .
Un jeune domestique, à l'air hardi et à la figure charmante (mais rognée
si juste pour rester aussi parfaite que le nez un peu rouge et la peau
légèrement enflammée semblaient garder quelque trace de la récente et
sculpturale incision) entra portant une carte sur un plateau.
--C'est ce monsieur qui est déjà venu plusieurs fois pour voir Madame la
Marquise.
--Est-ce que vous lui avez dit que je recevais?
--Il a entendu causer.
--Eh bien! soit, faites-le entrer. C'est un monsieur qu'on m'a présenté,
dit Mme de Villeparisis. Il m'a dit qu'il désirait beaucoup être reçu
ici. Jamais je ne l'ai autorisé à venir. Mais enfin voilà cinq fois
qu'il se dérange, il ne faut pas froisser les gens. Monsieur, me
dit-elle, et vous, monsieur, ajouta-t-elle en désignant l'historien de
la Fronde, je vous présente ma nièce, la duchesse de Guermantes.
L'historien s'inclina profondément ainsi que moi et, semblant supposer
que quelque réflexion cordiale devait suivre ce salut, ses yeux
s'animèrent et il s'apprêtait à ouvrir la bouche quand il fut refroidi
par l'aspect de Mme de Guermantes qui avait profité de l'indépendance de
son torse pour le jeter en avant avec une politesse exagérée et le
ramener avec justesse sans que son visage et son regard eussent paru
avoir remarqué qu'il y avait quelqu'un devant eux; après avoir poussé un
léger soupir, elle se contenta de manifester de la nullité de
l'impression que lui produisaient la vue de l'historien et la mienne en
exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui
attestait l'inertie absolue de son attention désoeuvrée.
Le visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis,
d'un air ingénu et fervent, c'était Legrandin.
--Je vous remercie beaucoup de me recevoir, madame, dit-il en insistant
sur le mot «beaucoup»: c'est un plaisir d'une qualité tout à fait rare
et subtile que vous faites à un vieux solitaire, je vous assure que sa
répercussion. . . .
Il s'arrêta net en m'apercevant.
--Je montrais à monsieur le beau portrait de la duchesse de La
Rochefoucauld, femme de l'auteur des _Maximes_, il me vient de famille.
Mme de Guermantes, elle, salua Alix, en s'excusant de n'avoir pu, cette
année comme les autres, aller la voir. «J'ai eu de vos nouvelles par
Madeleine», ajouta-t-elle.
--Elle a déjeuné chez moi ce matin, dit la marquise du quai Malaquais
avec la satisfaction de penser que Mme de Villeparisis n'en pourrait
jamais dire autant.
Cependant je causais avec Bloch, et craignant, d'après ce qu'on m'avait
dit du changement à son égard de son père, qu'il n'enviât ma vie, je lui
dis que la sienne devait être plus heureuse. Ces paroles étaient de ma
part un simple effet de l'amabilité. Mais elle persuade aisément de leur
bonne chance ceux qui ont beaucoup d'amour-propre, ou leur donne le
désir de persuader les autres. «Oui, j'ai en effet une vie délicieuse,
me dit Bloch d'un air de béatitude. J'ai trois grands amis, je n'en
voudrais pas un de plus, une maîtresse adorable, je suis infiniment
heureux. Rare est le mortel à qui le Père Zeus accorde tant de
félicités. » Je crois qu'il cherchait surtout à se louer et à me faire
envie. Peut-être aussi y avait-il quelque désir d'originalité dans son
optimisme. Il fut visible qu'il ne voulait pas répondre les mêmes
banalités que tout le monde: «Oh! ce n'était rien, etc. » quand, à ma
question: «Était-ce joli? » posée à propos d'une matinée dansante donnée
chez lui et à laquelle je n'avais pu aller, il me répondit d'un air uni,
indifférent comme s'il s'était agi d'un autre: «Mais oui, c'était très
joli, on ne peut plus réussi. C'était vraiment ravissant. »
--Ce que vous nous apprenez là m'intéresse infiniment, dit Legrandin à
Mme de Villeparisis, car je me disais justement l'autre jour que vous
teniez beaucoup de lui par la netteté alerte du tour, par quelque chose
que j'appellerai de deux termes contradictoires, la rapidité lapidaire
et l'instantané immortel. J'aurais voulu ce soir prendre en note toutes
les choses que vous dites; mais je les retiendrai. Elles sont, d'un mot
qui est, je crois, de Joubert, amies de la mémoire. Vous n'avez jamais
lu Joubert? Oh! vous lui auriez tellement plu! Je me permettrai dès ce
soir de vous envoyer ses oeuvres, très fier de vous présenter son
esprit. Il n'avait pas votre force. Mais il avait aussi bien de la
grâce.
J'avais voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se
tenait constamment le plus éloigné de moi qu'il pouvait, sans doute dans
l'espoir que je n'entendisse pas les flatteries qu'avec un grand
raffinement d'expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme
de Villeparisis.
Elle haussa les épaules en souriant comme s'il avait voulu se moquer et
se tourna vers l'historien.
--Et celle-ci, c'est la fameuse Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse,
qui avait épousé en premières noces M. de Luynes.
--Ma chère, Mme de Luynes me fait penser à Yolande; elle est venue hier
chez moi; si j'avais su que vous n'aviez votre soirée prise par
personne, je vous aurais envoyé chercher; Mme Ristori, qui est venue à
l'improviste, a dit devant l'auteur des vers de la reine Carmen Sylva,
c'était d'une beauté!
«Quelle perfidie! pensa Mme de Villeparisis. C'est sûrement de cela
qu'elle parlait tout bas, l'autre jour, à Mme de Beaulaincourt et à Mme
de Chaponay. »--J'étais libre, mais je ne serais pas venue,
répondit-elle. J'ai entendu Mme Ristori dans son beau temps, ce n'est
plus qu'une ruine. Et puis je déteste les vers de Carmen Sylva. La
Ristori est venue ici une fois, amenée par la duchesse d'Aoste, dire un
chant de _l'Enfer,_ de Dante. Voilà où elle est incomparable.
Alix supporta le coup sans faiblir. Elle restait de marbre. Son regard
était perçant et vide, son nez noblement arqué. Mais une joue
s'écaillait. Des végétations légères, étranges, vertes et roses,
envahissaient le menton. Peut-être un hiver de plus la jetterait bas.
--Tenez, monsieur, si vous aimez la peinture, regardez le portrait de
Mme de Montmorency, dit Mme de Villeparisis à Legrandin pour interrompre
les compliments qui recommençaient.
Profitant de ce qu'il s'était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa
tante d'un regard ironique et interrogateur.
--C'est M. Legrandin, dit à mi-voix Mme de Villeparisis; il a une soeur
qui s'appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire
plus qu'à moi.
--Comment, mais je la connais parfaitement, s'écria en mettant sa main
devant sa bouche Mme de Guermantes. Ou plutôt je ne la connais pas, mais
je ne sais pas ce qui a pris à Basin, qui rencontre Dieu sait où le
mari, de dire à cette grosse femme de venir me voir. Je ne peux pas vous
dire ce que ç'a été que sa visite. Elle m'a raconté qu'elle était allée
à Londres, elle m'a énuméré tous les tableaux du British. Telle que vous
me voyez, en sortant de chez vous je vais fourrer un carton chez ce
monstre. Et ne croyez pas que ce soit des plus faciles, car sous
prétexte qu'elle est mourante elle est toujours chez elle et, qu'on y
aille à sept heures du soir ou à neuf heures du matin, elle est prête à
vous offrir des tartes aux fraises.
--Mais bien entendu, voyons, c'est un monstre, dit Mme de Guermantes à
un regard interrogatif de sa tante. C'est une personne impossible: elle
dit «plumitif», enfin des choses comme ça. --Qu'est-ce que ça veut dire
«plumitif»? demanda Mme de Villeparisis à sa nièce? --Mais je n'en sais
rien! s'écria la duchesse avec une indignation feinte. Je ne veux pas le
savoir. Je ne parle pas ce français-là. Et voyant que sa tante ne savait
vraiment pas ce que voulait dire plumitif, pour avoir la satisfaction de
montrer qu'elle était savante autant que puriste et pour se moquer de sa
tante après s'être moquée de Mme de Cambremer:--Mais si, dit-elle avec
un demi-rire, que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient,
tout le monde sait ça, un plumitif c'est un écrivain, c'est quelqu'un
qui tient une plume. Mais c'est une horreur de mot. C'est à vous faire
tomber vos dents de sagesse. Jamais on ne me ferait dire ça.
--Comment, c'est le frère! je n'ai pas encore réalisé. Mais au fond ce
n'est pas incompréhensible. Elle a la même humilité de descente de lit
et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle est aussi
flagorneuse que lui et aussi embêtante. Je commence à me faire assez
bien à l'idée de cette parenté.
--Assieds-toi, on va prendre un peu de thé, dit Mme de Villeparisis à
Mme de Guermantes, sers-toi toi-même, toi tu n'as pas besoin de voir les
portraits de tes arrière-grand'mères, tu les connais aussi bien que moi.
Mme de Villeparisis revint bientôt s'asseoir et se mit à peindre. Tout
le monde se rapprocha, j'en profitai pour aller vers Legrandin et, ne
trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, je lui
dis sans songer combien j'allais à la fois le blesser et lui faire
croire à l'intention de le blesser: «Eh bien, monsieur, je suis presque
excusé d'être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin
conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu'il porta sur moi
quelques jours plus tard) que j'étais un petit être foncièrement méchant
qui ne se plaisait qu'au mal.
«Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour», me
répondit-il, sans me donner la main et d'une voix rageuse et vulgaire
que je ne lui soupçonnais pas et qui, nullement en rapport rationnel
avec ce qu'il disait d'habitude, en avait un autre plus immédiat et plus
saisissant avec quelque chose qu'il éprouvait. C'est que, ce que nous
éprouvons, comme nous sommes décidés à toujours le cacher, nous n'avons
jamais pensé à la façon dont nous l'exprimerions. Et tout d'un coup,
c'est en nous une bête immonde et inconnue qui se fait entendre et dont
l'accent parfois peut aller jusqu'à faire aussi peur à qui reçoit cette
confidence involontaire, elliptique et presque irrésistible de votre
défaut ou de votre vice, que ferait l'aveu soudain indirectement et
bizarrement proféré par un criminel ne pouvant s'empêcher de confesser
un meurtre dont vous ne le saviez pas coupable. Certes je savais bien
que l'idéalisme, même subjectif, n'empêche pas de grands philosophes de
rester gourmands ou de se présenter avec ténacité à l'Académie. Mais
vraiment Legrandin n'avait pas besoin de rappeler si souvent qu'il
appartenait à une autre planète quand tous ses mouvements convulsifs de
colère ou d'amabilité étaient gouvernés par le désir d'avoir une bonne
position dans celle-ci.
--Naturellement, quand on me persécute vingt fois de suite pour me faire
venir quelque part, continua-t-il à voix basse, quoique j'aie bien droit
à ma liberté, je ne peux pourtant pas agir comme un rustre.
Mme de Guermantes s'était assise. Son nom, comme il était accompagné de
son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait
autour d'elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois
des Guermantes au milieu du salon, à l'entour du pouf où elle était. Je
me sentais seulement étonné que leur ressemblance ne fût pas plus
lisible sur le visage de la duchesse, lequel n'avait rien de végétal et
où tout au plus le couperosé des joues--qui auraient dû, semblait-il,
être blasonnées par le nom de Guermantes--était l'effet, mais non
l'image, de longues chevauchées au grand air. Plus tard, quand elle me
fut devenue indifférente, je connus bien des particularités de la
duchesse, et notamment (afin de m'en tenir pour le moment à ce dont je
subissais déjà le charme alors sans savoir le distinguer) ses yeux, où
était captif comme dans un tableau le ciel bleu d'une après-midi de
France, largement découvert, baigné de lumière même quand elle ne
brillait pas; et une voix qu'on eût crue, aux premiers sons enroués,
presque canaille, où traînait, comme sur les marches de l'église de
Combray ou la pâtisserie de la place, l'or paresseux et gras d'un soleil
de province. Mais ce premier jour je ne discernais rien, mon ardente
attention volatilisait immédiatement le peu que j'eusse pu recueillir et
où j'aurais pu retrouver quelque chose du nom de Guermantes. En tout cas
je me disais que c'était bien elle que désignait pour tout le monde le
nom de duchesse de Guermantes: la vie inconcevable que ce nom
signifiait, ce corps la contenait bien; il venait de l'introduire au
milieu d'êtres différents, dans ce salon qui la circonvenait de toutes
parts et sur lequel elle exerçait une réaction si vive que je croyais
voir, là où cette vie cessait de s'étendre, une frange d'effervescence
en délimiter les frontières: dans la circonférence que découpait sur le
tapis le ballon de la jupe de pékin bleu, et, dans les prunelles claires
de la duchesse, à l'intersection des préoccupations, des souvenirs, de
la pensée incompréhensible, méprisante, amusée et curieuse qui les
remplissaient, et des images étrangères qui s'y reflétaient. Peut-être
eussé-je été un peu moins ému si je l'eusse rencontrée chez Mme de
Villeparisis à une soirée, au lieu de la voir ainsi à un des «jours» de
la marquise, à un de ces thés qui ne sont pour les femmes qu'une courte
halte au milieu de leur sortie et où, gardant le chapeau avec lequel
elles viennent de faire leurs courses, elles apportent dans l'enfilade
des salons la qualité de l'air du dehors et donnent plus jour sur Paris
à la fin de l'après-midi que ne font les hautes fenêtres ouvertes dans
lesquelles on entend les roulements des victorias: Mme de Guermantes
était coiffée d'un canotier fleuri de bleuets; et ce qu'ils
m'évoquaient, ce n'était pas, sur les sillons de Combray où si souvent
j'en avais cueilli, sur le talus contigu à la haie de Tansonville, les
soleils des lointaines années, c'était l'odeur et la poussière du
crépuscule, telles qu'elles étaient tout à l'heure, au moment où Mme de
Guermantes venait de les traverser, rue de la Paix. D'un air souriant,
dédaigneux et vague, tout en faisant la moue avec ses lèvres serrées, de
la pointe de son ombrelle, comme de l'extrême antenne de sa vie
mystérieuse, elle dessinait des ronds sur le tapis, puis, avec cette
attention indifférente qui commence par ôter tout point de contact avec
ce que l'on considère soi-même, son regard fixait tour à tour chacun de
nous, puis inspectait les canapés et les fauteuils mais en s'adoucissant
alors de cette sympathie humaine qu'éveille la présence même
insignifiante d'une chose que l'on connaît, d'une chose qui est presque
une personne; ces meubles n'étaient pas comme nous, ils étaient
vaguement de son monde, ils étaient liés à la vie de sa tante; puis du
meuble de Beauvais ce regard était ramené à la personne qui y était
assise et reprenait alors le même air de perspicacité et de cette même
désapprobation que le respect de Mme de Guermantes pour sa tante l'eût
empêchée d'exprimer, mais enfin qu'elle eût éprouvée si elle eût
constaté sur les fauteuils au lieu de notre présence celle d'une tache
de graisse ou d'une couche de poussière.
L'excellent écrivain G---- entra; il venait faire à Mme de Villeparisis
une visite qu'il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut
enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant pas signe, mais tout
naturellement il vint près d'elle, le charme qu'elle avait, son tact, sa
simplicité la lui faisant considérer comme une femme d'esprit.
D'ailleurs la politesse lui faisait un devoir d'aller auprès d'elle,
car, comme il était agréable et célèbre, Mme de Guermantes l'invitait
souvent à déjeuner même en tête à tête avec elle et son mari, ou
l'automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier
certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car
la duchesse aimait à recevoir certains hommes d'élite, à la condition
toutefois qu'ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils
remplissaient toujours pour elle, car comme leurs femmes, toujours plus
ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n'y avait que
les plus élégantes beautés de Paris, c'est toujours sans elles qu'ils
étaient invités; et le duc, pour prévenir toute susceptibilité,
expliquait à ces veufs malgré eux que la duchesse ne recevait pas de
femmes, ne supportait pas la société des femmes, presque comme si
c'était par ordonnance du médecin et comme il eût dit qu'elle ne pouvait
rester dans une chambre où il y avait des odeurs, manger trop salé,
voyager en arrière ou porter un corset. Il est vrai que ces grands
hommes voyaient chez les Guermantes la princesse de Parme, la princesse
de Sagan (que Françoise, entendant toujours parler d'elle, finit par
appeler, croyant ce féminin exigé par la grammaire, la Sagante), et bien
d'autres, mais on justifiait leur présence en disant que c'était la
famille, ou des amies d'enfance qu'on ne pouvait éliminer. Persuadés ou
non par les explications que le duc de Guermantes leur avait données sur
la singulière maladie de la duchesse de ne pouvoir fréquenter des
femmes, les grands hommes les transmettaient à leurs épouses.
Quelques-unes pensaient que la maladie n'était qu'un prétexte pour
cacher sa jalousie, parce que la duchesse voulait être seule à régner
sur une cour d'adorateurs. De plus naïves encore pensaient que peut-être
la duchesse avait un genre singulier, voire un passé scandaleux, que les
femmes ne voulaient pas aller chez elle, et qu'elle donnait le nom de sa
fantaisie à la nécessité. Les meilleures, entendant leur mari dire monts
et merveilles de l'esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était
si supérieure au reste des femmes qu'elle s'ennuyait dans leur société
car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse
s'ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait
pas un intérêt particulier. Mais les épouses éliminées se trompaient
quand elles s'imaginaient qu'elle ne voulait recevoir que des hommes
pour pouvoir parler littérature, science et philosophie. Car elle n'en
parlait jamais, du moins avec les grands intellectuels. Si, en vertu de
la même tradition de famille qui fait que les filles de grands
militaires gardent au milieu de leurs préoccupations les plus vaniteuses
le respect des choses de l'armée, petite-fille de femmes qui avaient été
liées avec Thiers, Mérimée et Augier, elle pensait qu'avant tout il faut
garder dans son salon une place aux gens d'esprit, mais avait d'autre
part retenu de la façon à la fois condescendante et intime dont ces
hommes célèbres étaient reçus à Guermantes le pli de considérer les gens
de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit
pas, à qui on ne parle pas de leurs oeuvres, ce qui ne les intéresserait
d'ailleurs pas. Puis le genre d'esprit Mérimée et Meilhac et Halévy, qui
était le sien, la portait, par contraste avec le sentimentalisme verbal
d'une époque antérieure, à un genre de conversation qui rejette tout ce
qui est grandes phrases et expression de sentiments élevés, et faisait
qu'elle mettait une sorte d'élégance quand elle était avec un poète ou
un musicien à ne parler que des plats qu'on mangeait ou de la partie de
cartes qu'on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au
courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu'au mystère. Si Mme
de Guermantes lui demandait s'il lui ferait plaisir d'être invité avec
tel poète célèbre, dévoré de curiosité il arrivait à l'heure dite. La
duchesse parlait au poète du temps qu'il faisait. On passait à table.
«Aimez-vous cette façon de faire les oeufs? » demandait-elle au poète.
Devant son assentiment, qu'elle partageait, car tout ce qui était chez
elle lui paraissait exquis, jusqu'à un cidre affreux qu'elle faisait
venir de Guermantes: «Redonnez des oeufs à monsieur», ordonnait-elle au
maître d'hôtel, cependant que le tiers, anxieux, attendait toujours ce
qu'avaient sûrement eu l'intention de se dire, puisqu'ils avaient
arrangé de se voir malgré mille difficultés avant son départ, le poète
et la duchesse. Mais le repas continuait, les plats étaient enlevés les
uns après les autres, non sans fournir à Mme de Guermantes l'occasion de
spirituelles plaisanteries ou de fines historiettes. Cependant le poète
mangeait toujours sans que duc ou duchesse eussent eu l'air de se
rappeler qu'il était poète. Et bientôt le déjeuner était fini et on se
disait adieu, sans avoir dit un mot de la poésie, que tout le monde
pourtant aimait, mais dont, par une réserve analogue à celle dont Swann
m'avait donné l'avant-goût, personne ne parlait. Cette réserve était
simplement de bon ton. Mais pour le tiers, s'il y réfléchissait un peu,
elle avait quelque chose de fort mélancolique, et les repas du milieu
Guermantes faisaient alors penser à ces heures que des amoureux timides
passent souvent ensemble à parler de banalités jusqu'au moment de se
quitter, et sans que, soit timidité, pudeur, ou maladresse, le grand
secret qu'ils seraient plus heureux d'avouer ait pu jamais passer de
leur coeur à leurs lèvres. D'ailleurs il faut ajouter que ce silence
gardé sur les choses profondes qu'on attendait toujours en vain le
moment de voir aborder, s'il pouvait passer pour caractéristique de la
duchesse, n'était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa
jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais
moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait
aujourd'hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité
actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où
même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le
pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine qui, fort
bien appropriée, dite avec un regard senti de ses beaux yeux, ne
manquait pas de surprendre et de charmer. Parfois même, sans
prétentions, avec pertinence et simplicité, elle donnait à un auteur
dramatique académicien quelque conseil sagace, lui faisait atténuer une
situation ou changer un dénouement.
Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l'église
de Combray, au mariage de Mlle Percepied, j'avais peine à retrouver dans
le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l'inconnu de son nom,
je pensais du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde,
mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail
gothique. Mais pour que je n'eusse pas été déçu par les paroles que
j'entendrais prononcer à une personne qui s'appelait Mme de Guermantes,
même si je ne l'eusse pas aimée, il n'eût pas suffi que les paroles
fussent fines, belles et profondes, il eût fallu qu'elles reflétassent
cette couleur amarante de la dernière syllabe de son nom, cette couleur
que je m'étais dès le premier jour étonné de ne pas trouver dans sa
personne et que j'avais fait se réfugier dans sa pensée. Sans doute
j'avais déjà entendu Mme de Villeparisis, Saint-Loup, des gens dont
l'intelligence n'avait rien d'extraordinaire prononcer sans précaution
ce nom de Guermantes, simplement comme étant celui d'une personne qui
allait venir en visite ou avec qui on devait dîner, en n'ayant pas l'air
de sentir, dans ce nom, des aspects de bois jaunissants et tout un
mystérieux coin de province. Mais ce devait être une affectation de leur
part comme quand les poètes classiques ne nous avertissent pas des
intentions profondes qu'ils ont cependant eues, affectation que moi
aussi je m'efforçais d'imiter en disant sur le ton le plus naturel: la
duchesse de Guermantes, comme un nom qui eût ressemblé à d'autres. Du
reste tout le monde assurait que c'était une femme très intelligente,
d'une conversation spirituelle, vivant dans une petite coterie des plus
intéressantes: paroles qui se faisaient complices de mon rêve. Car quand
ils disaient coterie intelligente, conversation spirituelle, ce n'est
nullement l'intelligence telle que je la connaissais que j'imaginais,
fût-ce celle des plus grands esprits, ce n'était nullement de gens comme
Bergotte que je composais cette coterie. Non, par intelligence,
j'entendais une faculté ineffable, dorée, imprégnée d'une fraîcheur
sylvestre. Même en tenant les propos les plus intelligents (dans le sens
où je prenais le mot «intelligent» quand il s'agissait d'un philosophe
ou d'un critique), Mme de Guermantes aurait peut-être déçu plus encore
mon attente d'une faculté si particulière, que si, dans une conversation
insignifiante, elle s'était contentée de parler de recettes de cuisine
ou de mobilier de château, de citer des noms de voisines ou de parents à
elle, qui m'eussent évoqué sa vie.
--Je croyais trouver Basin ici, il comptait venir vous voir, dit Mme de
Guermantes à sa tante.
--Je ne l'ai pas vu, ton mari, depuis plusieurs jours, répondit d'un
ton susceptible et fâché Mme de Villeparisis.
Je ne l'ai pas vu, ou
enfin peut-être une fois, depuis cette charmante plaisanterie de se
faire annoncer comme la reine de Suède.
Pour sourire Mme de Guermantes pinça le coin de ses lèvres comme si elle
avait mordu sa voilette.
--Nous avons dîné avec elle hier chez Blanche Leroi, vous ne la
reconnaîtriez pas, elle est devenue énorme, je suis sûre qu'elle est
malade.
--Je disais justement à ces messieurs que tu lui trouvais l'air d'une
grenouille.
Mme de Guermantes fit entendre une espèce de bruit rauque qui signifiait
qu'elle ricanait par acquit de conscience.
--Je ne savais pas que j'avais fait cette jolie comparaison, mais, dans
ce cas, maintenant c'est la grenouille qui a réussi à devenir aussi
grosse que le boeuf. Ou plutôt ce n'est pas tout à fait cela, parce que
toute sa grosseur s'est amoncelée sur le ventre, c'est plutôt une
grenouille dans une position intéressante.
--Ah! je trouve ton image drôle, dit Mme de Villeparisis qui était au
fond assez fière, pour ses visiteurs, de l'esprit de sa nièce.
--Elle est surtout _arbitraire_, répondit Mme de Guermantes en détachant
ironiquement cette épithète choisie, comme eût fait Swann, car j'avoue
n'avoir jamais vu de grenouille en couches. En tout cas cette
grenouille, qui d'ailleurs ne demande pas de roi, car je ne l'ai jamais
vue plus folâtre que depuis la mort de son époux, doit venir dîner à la
maison un jour de la semaine prochaine. J'ai dit que je vous
préviendrais à tout hasard.
Mme de Villeparisis fit entendre une sorte de grommellement indistinct.
--Je sais qu'elle a dîné avant-hier chez Mme de Mecklembourg,
ajouta-t-elle. Il y avait Hannibal de Bréauté. Il est venu me le
raconter, assez drôlement je dois dire.
--Il y avait à ce dîner quelqu'un de bien plus spirituel encore que
Babal, dit Mme de Guermantes, qui, si intime qu'elle fût avec M. de
Bréauté-Consalvi, tenait à le montrer en l'appelant par ce diminutif.
C'est M. Bergotte.
Je n'avais pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel; de
plus il m'apparaissait comme mêlé à l'humanité intelligente,
c'est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux que j'avais
aperçu sous les toiles de pourpre d'une baignoire et où M. de Bréauté,
faisant rire la duchesse, tenait avec elle, dans la langue des Dieux,
cette chose inimaginable: une conversation entre gens du faubourg
Saint-Germain. Je fus navré de voir l'équilibre se rompre et Bergotte
passer par-dessus M. de Bréauté. Mais, surtout, je fus désespéré d'avoir
évité Bergotte le soir de _Phèdre_, de ne pas être allé à lui, en
entendant Mme de Guermantes dire à Mme de Villeparisis:
--C'est la seule personne que j'aie envie de connaître, ajouta la
duchesse en qui on pouvait toujours, comme au moment d'une marée
spirituelle, voir le flux d'une curiosité à l'égard des intellectuels
célèbres croiser en route le reflux du snobisme aristocratique. Cela me
ferait un plaisir!
La présence de Bergotte à côté de moi, présence qu'il m'eût été si
facile d'obtenir, mais que j'aurais crue capable de donner une mauvaise
idée de moi à Mme de Guermantes, eût sans doute eu au contraire pour
résultat qu'elle m'eût fait signe de venir dans sa baignoire et m'eût
demandé d'amener un jour déjeuner le grand écrivain.
--Il paraît qu'il n'a pas été très aimable, on l'a présenté à M. de
Cobourg et il ne lui a pas dit un mot, ajouta Mme de Guermantes, en
signalant ce trait curieux comme elle aurait raconté qu'un Chinois se
serait mouché avec du papier. Il ne lui a pas dit une fois
«Monseigneur», ajouta-t-elle, d'un air amusé par ce détail aussi
important pour elle que le refus par un protestant, au cours d'une
audience du pape, de se mettre à genoux devant Sa Sainteté.
Intéressée par ces particularités de Bergotte, elle n'avait d'ailleurs
pas l'air de les trouver blâmables, et paraissait plutôt lui en faire un
mérite sans qu'elle sût elle-même exactement de quel genre. Malgré cette
façon étrange de comprendre l'originalité de Bergotte, il m'arriva plus
tard de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au
grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de
Bréauté. Ces jugements subversifs, isolés et, malgré tout, justes, sont
ainsi portés dans le monde par de rares personnes supérieures aux
autres. Et ils y dessinent les premiers linéaments de la hiérarchie des
valeurs telle que l'établira la génération suivante au lieu de s'en
tenir éternellement à l'ancienne.
Le comte d'Argencourt, chargé d'affaires de Belgique et petit-cousin par
alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux
jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault, à
qui Mme de Guermantes dit: «Bonjour, mon petit Châtellerault», d'un air
distrait et sans bouger de son pouf, car elle était une grande amie de
la mère du jeune duc, lequel avait, à cause de cela et depuis son
enfance, un extrême respect pour elle. Grands, minces, la peau et les
cheveux dorés, tout à fait de type Guermantes, ces deux jeunes gens
avaient l'air d'une condensation de la lumière printanière et vespérale
qui inondait le grand salon. Suivant une habitude qui était à la mode à
ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d'eux.
L'historien de la Fronde pensa qu'ils étaient gênés comme un paysan
entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Croyant
devoir venir charitablement en aide à la gaucherie et à la timidité
qu'il leur supposait:
--Non, non, leur dit-il, ne les posez pas par terre, vous allez les
abîmer.
Un regard du baron de Guermantes, en rendant oblique le plan de ses
prunelles, y roula tout à coup une couleur d'un bleu cru et tranchant
qui glaça le bienveillant historien.
--Comment s'appelle ce monsieur, me demanda le baron, qui venait de
m'être présenté par Mme de Villeparisis?
--M. Pierre, répondis-je à mi-voix.
--Pierre de quoi?
--Pierre, c'est son nom, c'est un historien de grande valeur.
--Ah! . . . vous m'en direz tant.
--Non, c'est une nouvelle habitude qu'ont ces messieurs de poser leurs
chapeaux à terre, expliqua Mme de Villeparisis, je suis comme vous, je
ne m'y habitue pas. Mais j'aime mieux cela que mon neveu Robert qui
laisse toujours le sien dans l'antichambre. Je lui dis, quand je le vois
entrer ainsi, qu'il a l'air de l'horloger et je lui demande s'il vient
remonter les pendules.
--Vous parliez tout à l'heure, madame la marquise, du chapeau de M.
Molé, nous allons bientôt arriver à faire, comme Aristote, un chapitre
des chapeaux, dit l'historien de la Fronde, un peu rassuré par
l'intervention de Mme de Villeparisis, mais pourtant d'une voix encore
si faible que, sauf moi, personne ne l'entendit.
--Elle est vraiment étonnante la petite duchesse, dit M. d'Argencourt en
montrant Mme de Guermantes qui causait avec G. . . Dès qu'il y a un homme
en vue dans un salon, il est toujours à côté d'elle. Évidemment cela ne
peut être que le grand pontife qui se trouve là. Cela ne peut pas être
tous les jours M. de Borelli, Schlumberger ou d'Avenel. Mais alors ce
sera M. Pierre Loti ou Edmond Rostand. Hier soir, chez les Doudeauville,
où, entre parenthèses, elle était splendide sous son diadème
d'émeraudes, dans une grande robe rose à queue, elle avait d'un côté
d'elle M. Deschanel, de l'autre l'ambassadeur d'Allemagne: elle leur
tenait tête sur la Chine; le gros public, à distance respectueuse, et
qui n'entendait pas ce qu'ils disaient, se demandait s'il n'y allait pas
y avoir la guerre. Vraiment on aurait dit une reine qui tenait le
cercle.
Chacun s'était rapproché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Ces fleurs sont d'un rose vraiment céleste, dit Legrandin, je veux
dire couleur de ciel rose. Car il y a un rose ciel comme il y a un bleu
ciel. Mais, murmura-t-il pour tâcher de n'être entendu que de la
marquise, je crois que je penche encore pour le soyeux, pour l'incarnat
vivant de la copie que vous en faites. Ah! vous laissez bien loin
derrière vous Pisanello et Van Huysun, leur herbier minutieux et mort.
Un artiste, si modeste qu'il soit, accepte toujours d'être préféré à ses
rivaux et tâche seulement de leur rendre justice.
--Ce qui vous fait cet effet-là, c'est qu'ils peignaient des fleurs de
ce temps-là que nous ne connaissons plus, mais ils avaient une bien
grande science.
--Ah! des fleurs de ce temps-là, comme c'est ingénieux, s'écria
Legrandin.
--Vous peignez en effet de belles fleurs de cerisier . . . ou de roses de
mai, dit l'historien de la Fronde non sans hésitation quant à la fleur,
mais avec de l'assurance dans la voix, car il commençait à oublier
l'incident des chapeaux.
--Non, ce sont des fleurs de pommier, dit la duchesse de Guermantes en
s'adressant à sa tante.
--Ah! je vois que tu es une bonne campagnarde; comme moi, tu sais
distinguer les fleurs.
--Ah! oui, c'est vrai! mais je croyais que la saison des pommiers était
déjà passée, dit au hasard l'historien de la Fronde pour s'excuser.
--Mais non, au contraire, ils ne sont pas en fleurs, ils ne le seront
pas avant une quinzaine, peut-être trois semaines, dit l'archiviste qui,
gérant un peu les propriétés de Mme de Villeparisis, était plus au
courant des choses de la campagne.
--Oui, et encore dans les environs de Paris où ils sont très en avance.
En Normandie, par exemple, chez son père, dit-elle en désignant le duc
de Châtellerault, qui a de magnifiques pommiers au bord de la mer, comme
sur un paravent japonais, ils ne sont vraiment roses qu'après le 20 mai.
--Je ne les vois jamais, dit le jeune duc, parce que ça me donne la
fièvre des foins, c'est épatant.
--La fièvre des foins, je n'ai jamais entendu parler de cela, dit
l'historien.
--C'est la maladie à la mode, dit l'archiviste.
--Ça dépend, cela ne vous donnerait peut-être rien si c'est une année où
il y a des pommes. Vous savez le mot du Normand. Pour une année où il y
a des pommes . . . dit M. d'Argencourt, qui n'étant pas tout à fait
français, cherchait à se donner l'air parisien.
--Tu as raison, répondit à sa nièce Mme de Villeparisis, ce sont des
pommiers du Midi. C'est une fleuriste qui m'a envoyé ces branches-là en
me demandant de les accepter. Cela vous étonne, monsieur Vallenères,
dit-elle en se tournant vers l'archiviste, qu'une fleuriste m'envoie des
branches de pommier? Mais j'ai beau être une vieille dame, je connais du
monde, j'ai quelques amis, ajouta-t-elle en souriant par simplicité,
crut-on généralement, plutôt, me sembla-t-il, parce qu'elle trouvait du
piquant à tirer vanité de l'amitié d'une fleuriste quand on avait
d'aussi grandes relations.
Bloch se leva pour venir à son tour admirer les fleurs que peignait Mme
de Villeparisis.
--N'importe, marquise, dit l'historien regagnant sa chaise, quand même
reviendrait une de ces révolutions qui ont si souvent ensanglanté
l'histoire de France--et, mon Dieu, par les temps où nous vivons on ne
peut savoir, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire et circonspect
comme pour voir s'il ne se trouvait aucun «mal pensant» dans le salon,
encore qu'il n'en doutât pas,--avec un talent pareil et vos cinq
langues, vous seriez toujours sûre de vous tirer d'affaire. L'historien
de la Fronde goûtait quelque repos, car il avait oublié ses insomnies.
Mais il se rappela soudain qu'il n'avait pas dormi depuis six jours,
alors une dure fatigue, née de son esprit, s'empara de ses jambes, lui
fit courber les épaules, et son visage désolé pendait, pareil à celui
d'un vieillard.
Bloch voulut faire un geste pour exprimer son admiration, mais d'un coup
de coude il renversa le vase où était la branche et toute l'eau se
répandit sur le tapis.
--Vous avez vraiment des doigts de fée, dit à la marquise l'historien
qui, me tournant le dos à ce moment-là, ne s'était pas aperçu de la
maladresse de Bloch.
Mais celui-ci crut que ces mots s'appliquaient à lui, et pour cacher
sous une insolence la honte de sa gaucherie:
--Cela ne présente aucune importance, dit-il, car je ne suis pas
mouillé.
Mme de Villeparisis sonna et un valet de pied vint essuyer le tapis et
ramasser les morceaux de verre. Elle invita les deux jeunes gens à sa
matinée ainsi que la duchesse de Guermantes à qui elle recommanda:
--Pense à dire à Gisèle et à Berthe (les duchesses d'Auberjon et de
Portefin) d'être là un peu avant deux heures pour m'aider, comme elle
aurait dit à des maîtres d'hôtel extras d'arriver d'avance pour faire
les compotiers.
Elle n'avait avec ses parents princiers, pas plus qu'avec M. de Norpois,
aucune de ces amabilités qu'elle avait avec l'historien, avec Cottard,
avec Bloch, avec moi, et ils semblaient n'avoir pour elle d'autre
intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. C'est qu'elle
savait qu'elle n'avait pas à se gêner avec des gens pour qui elle
n'était pas une femme plus ou moins brillante, mais la soeur
susceptible, et ménagée, de leur père ou de leur oncle. Il ne lui eût
servi à rien de chercher à briller vis-à-vis d'eux, à qui cela ne
pouvait donner le change sur le fort ou le faible de sa situation, et
qui mieux que personne connaissaient son histoire et respectaient la
race illustre dont elle était issue. Mais surtout ils n'étaient plus
pour elle qu'un résidu mort qui ne fructifierait plus; ils ne lui
feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs.
Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler
d'eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires
dont celle-ci n'était qu'une sorte de répétition, de première lecture à
haute voix devant un petit cercle. Et la compagnie que tous ces nobles
parents lui servaient à intéresser, à éblouir, à enchaîner, la compagnie
des Cottard, des Bloch, des auteurs dramatiques notoires, historiens de
la Fronde de tout genre, c'était dans celle-là que, pour Mme de
Villeparisis--à défaut de la partie du monde élégant qui n'allait pas
chez elle--étaient le mouvement, la nouveauté, les divertissements et la
vie; c'étaient ces gens-là dont elle pouvait tirer des avantages sociaux
(qui valaient bien qu'elle leur fît rencontrer quelquefois, sans qu'ils
la connussent jamais, la duchesse de Guermantes): des dîners avec des
hommes remarquables dont les travaux l'avaient intéressée, un
opéra-comique ou une pantomime toute montée que l'auteur faisait
représenter chez elle, des loges pour, des spectacles curieux. Bloch se
leva pour partir. Il avait dit tout haut que l'incident du vase de
fleurs renversé n'avait aucune importance, mais ce qu'il disait tout bas
était différent, plus différent encore ce qu'il pensait: «Quand on n'a
pas des domestiques assez bien stylés pour savoir placer un vase sans
risquer de tremper et même de blesser les visiteurs on ne se mêle pas
d'avoir de ces luxes-là», grommelait-il tout bas. Il était de ces gens
susceptibles et «nerveux» qui ne peuvent supporter d'avoir commis une
maladresse qu'ils ne s'avouent pourtant pas, pour qui elle gâte toute la
journée. Furieux, il se sentait des idées noires, ne voulait plus
retourner dans le monde. C'était le moment où un peu de distraction est
nécessaire. Heureusement, dans une seconde, Mme de Villeparisis allait
le retenir. Soit parce qu'elle connaissait les opinions de ses amis et
le flot d'antisémitisme qui commençait à monter, soit par distraction,
elle ne l'avait pas présenté aux personnes qui se trouvaient là. Lui,
cependant, qui avait peu l'usage du monde, crut qu'en s'en allant il
devait les saluer, par savoir-vivre, mais sans amabilité; il inclina
plusieurs fois le front, enfonça son menton barbu dans son faux-col,
regardant successivement chacun à travers son lorgnon, d'un air froid et
mécontent. Mais Mme de Villeparisis l'arrêta; elle avait encore à lui
parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d'autre part
elle n'aurait pas voulu qu'il partît sans avoir eu la satisfaction de
connaître M. de Norpois (qu'elle s'étonnait de ne pas voir entrer), et
bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à
persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à
l'oeil chez la marquise, dans l'intérêt de leur gloire, à une de ces
réceptions où fréquentait l'élite de l'Europe. Il avait même proposé en
plus une tragédienne «aux yeux purs, belle comme Héra», qui dirait des
proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme
de Villeparisis avait refusé, car c'était l'amie de Saint-Loup.
--J'ai de meilleures nouvelles, me dit-elle à l'oreille, je crois que
cela ne bat plus que d'une aile et qu'ils ne tarderont pas à être
séparés, malgré un officier qui a joué un rôle abominable dans tout
cela, ajouta-t-elle. (Car la famille de Robert commençait à en vouloir à
mort à M. de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les
instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme. )
C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent
vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal,
reprit-elle en mettant trois _t_ à très. On sentait qu'elle ne doutait
pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité
était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité
froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase
ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne
compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un
clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
--J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un
mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup,
pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare,
continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal
élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve
que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré
une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux
belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à
deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin
d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis
pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes
à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une
plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas
de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon.
Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme
était le fils de Sir Rufus Israël!
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle
resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus
Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal
devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du
milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de
l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au
contraire!
--Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus
Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait
extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec
cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte
qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.
--Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de
prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton
sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à
l'Ambassadeur.
--Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut
avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en
moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu
comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des
valeurs, françaises, étrangères, des terres?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch
demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre
la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il
était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous
faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud! »
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses
yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec
résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au
moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je
n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de
me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me
mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et
avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories
médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être:
«Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le
contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais
n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont
les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se
trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée
d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui
l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la
plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il
démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise
devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des
Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que
j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme
sur des roulettes. »
--Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais
pas ce qu'il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait
nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus
grande partie de son temps chez elle:
--Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer
des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes
et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de
l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton
boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de
Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des
personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame
de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des
relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au
courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime
n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de
Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la
campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des
circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne
voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais
qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux? »
--Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?
--Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est
même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire,
dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
--Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous
devriez arranger cela ensemble.
