Les autres
invitées
de M.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous? » Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. »
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la
fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce
culte que dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations
véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir
dément aux profanations qui ont été racontées. (L'adoration pour son
père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute
la volupté de ce sacrilège elles eussent dû se la refuser, mais
celle-ci ne les exprimait pas tout entières. ) Et d'ailleurs elles
étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait au fur
et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et
fumeux embrasement, avait fait place à la flamme d'une amitié haute et
pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par
l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de
Vinteuil. Du moins en passant des années à débrouiller le grimoire
laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces
hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation
d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années,
une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas
consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi
multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui
naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature
aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère,
quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas le sentiment
de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie. L'adultère
introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût
laissée morte. Une bonne fille qui portera par simple convenance le
deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer
l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste Mlle
Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais
j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se
rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie
la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la
folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulu.
Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement
gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard,
comme elle avait gâté son plaisir, elle a dû diminuer sa souffrance.
«Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je
veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. »
Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement
présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle
dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je
suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir
entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.
Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait
pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à
jamais ignorées, l'amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers
plus illisibles que des papyrus, ponctués d'écriture cunéiforme, la
formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie
inconnue, l'espérance mystique de l'Ange écarlate du matin. Et moi
pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été
aussi, elle venait d'être ce soir même encore, en réveillant à
nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait surtout dans l'avenir être
cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation,
qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus
jamais d'entendre, comme la promesse et la preuve qu'il existait autre
chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais
trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie
me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.
Ce qu'elle avait permis, grâce à son labeur, qu'on connût de
Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'œuvre de Vinteuil. À côté de
ce Septuor, certaines phrases de la sonate que seules le public
connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas
comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est
ainsi que nous sommes surpris que pendant des aimées, des morceaux
aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth
aient pu soulever au concert des amateurs fanatiques qui s'exténuaient
à applaudir et à crier _bis_ quand venait de finir ce qui pourtant
n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du
Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans
caractère contenaient déjà cependant en quantités infinitésimales,
et par cela même, peut-être plus assimilables, quelque chose de
l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls
pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés
d'être compris; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs.
Toujours est-il que si elles donnaient un pressentiment confus des
beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il
en était de même pour Vinteuil; si en mourant il n'avait laissé--en
exceptant certaines parties de la sonate--que ce qu'il avait pu
terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur
véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo par exemple, s'il
était mort après le _Pas d'Armes du roi Jean_, la _Fiancée du
Timbalier_ et _Sarah la baigneuse_, sans avoir rien écrit de la
_Légende des siècles_ et des _Contemplations_: ce qui est pour nous
son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que
ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous
n'aurons jamais une idée.
Au reste le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le
talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices, où, comme il
était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé,
étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion
même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique
fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme
Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore
les ingrédients qui y entrent et que les journalistes philosophes,
s'ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamiennes, ou
dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à
Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps; si en effet
le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement
artiste, bien élevé, et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs
avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche,
immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui
existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient
désirer au Baron de donner le plus de retentissement possible aux
succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de
la Légion d'honneur; la cause plus lointaine qui avait rendu cette
réunion possible, était qu'une jeune fille entretenant avec Mlle
Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du Baron,
avait mis au jour toute une série d'œuvres géniales et qui avaient
été une telle révélation qu'une souscription n'allait pas tarder à
être ouverte sous le patronage du Ministre de l'Instruction publique,
en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D'ailleurs à ces
œuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie,
avaient été utiles celles du Baron avec Charlie, sorte de chemin de
traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces
œuvres sans le détour, sinon d'une incompréhension qui persisterait
longtemps, du moins d'une ignorance totale qui eût pu durer des
années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la
vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire
généralement un événement politique, les journalistes philosophes
sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France, qu'on ne
reverra plus de telles soirées, qu'on n'admirera plus Ibsen, Renan,
Dostoïevski, D'Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes
philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces
manifestations officielles, pour trouver quelque chose de décadent à
l'art qu'elles glorifient et qui bien souvent est le plus austère de
tous. Mais il n'est pas de nom parmi les plus révérés de ces
journalistes philosophes, qui n'ait tout naturellement donné lieu à de
telles fêtes étranges, quoique l'étrangeté en fût moins flagrante
et mieux cachée. Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s'y
conjuguaient me frappaient à un autre point de vue; certes j'étais
aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les
connaître séparément, mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui
se rattachaient à Mlle Vinteuil et son amie, me parlant de Combray, me
parlaient aussi d'Albertine, c'est-à-dire de Balbec, puisque c'est
parce que j'avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j'avais
appris l'intimité de son amie avec Albertine, que j'allais tout à
l'heure en rentrant chez moi, trouver au lieu de la solitude, Albertine
qui m'attendait, et que les autres, ceux qui concernaient Morel et M. de
Charlus en me parlant de Balbec, où j'avais vu, sur le quai de
Doncières, se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses
deux côtés, car M. de Charlus c'était un de ces Guermantes, comtes de
Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre,
comme Gilbert le Mauvais dans son Vitrail: enfin Morel était le fils de
ce vieux valet de chambre qui m'avait fait connaître la dame en rose et
permis, tant d'années après, de reconnaître en elle Mme Swann.
M. de Charlus recommença au moment où, la musique finie, ses invités
prirent congé de lui, la même erreur qu'à leur arrivée. Il ne leur
demanda pas d'aller vers la Patronne, de l'associer elle et son mari à
la reconnaissance qu'on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais
un défilé devant le baron seul, et non même sans qu'il s'en rendît
compte, car ainsi qu'il me le dit quelques minutes après: «La forme
même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté
«sacristie» assez amusant. » On prolongeait même les remerciements
par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus
auprès du Baron, pendant que ceux qui ne l'avaient pas encore
félicité de la réussite de sa fête, stagnaient, piétinaient. Plus
d'un mari avait envie de s'en aller; mais sa femme, snob bien que
Duchesse, protestait: «Non, non, quand nous devrions attendre une
heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s'est
donné tant de peine. Il n'y a que lui qui puisse à l'heure actuelle
donner des fêtes pareilles. » Personne n'eût plus pensé à se faire
présenter à Mme Verdurin qu'à l'ouvreuse d'un théâtre où une
grande dame a pour un soir amené toute l'aristocratie. «Étiez-vous
hier chez Eliane de Montmorency, mon cousin? demandait Mme de Mortemart,
désireuse de prolonger l'entretien. » «Eh! bien mon Dieu non; j'aime
bien Eliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je
suis un peu bouché sans doute, ajoutait-il avec un large sourire
épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu'elle allait avoir la
primeur d'une de «Palamède» comme elle en avait souvent d'«Oriane».
«J'ai bien reçu il y a une quinzaine de jours une carte de l'agréable
Eliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency il y avait cette
aimable invitation: «Mon cousin faites-moi la grâce de penser à moi
Vendredi prochain à 9 h. 1/2. » Au-dessous étaient écrits ces deux
mots moins gracieux: «Quatuor Tchèque». Ils me semblèrent
inintelligible, sans plus de rapport en tout cas avec la phrase
précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l'épistolier
en avait commencé une autre par les mots: «Cher ami», la suite
manquant, et n'a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit
économie de papier. J'aime bien Eliane: aussi je ne lui en voulus pas,
je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés
de quatuor tchèque et comme je suis un homme d'ordre je mis au-dessus
de ma cheminée l'invitation de penser à Madame de Montmorency le
Vendredi à 9 h. 1/2. Bien que connu pour ma nature obéissante,
ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau--et le rire s'épanouit
plus largement autour de M. de Charlus qui savait qu'au contraire on le
tenait pour l'homme le plus difficile à vivre,--je fus en retard de
quelques minutes (le temps d'ôter mes vêtements de jour), et sans en
avoir trop de remords, pensant que 9 h. 1/2 était mis pour 10, à dix
heures tapant dans une bonne robe de chambre, les pieds en d'épais
chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Eliane comme elle
me l'avait demandé et avec une intensité qui ne commença à
décroître qu'à dix heures et demie. Dites-lui bien je vous prie que
j'ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu'elle sera
contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout
ensemble. «Et demain, ajouta-t-elle sans penser qu'elle avait dépassé
et de beaucoup le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos
cousins La Rochefoucauld? » «Oh! cela, c'est impossible, ils m'ont
convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à
concevoir a réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte
d'invitation: «Thé dansant». Je passais pour fort adroit quand
j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence
prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire
d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à
danser. Mais même assis confortablement à boire du thé--de la
qualité duquel d'ailleurs je me méfie puisqu'il s'intitule dansant--je
craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits
peut-être que je n'étais à leur âge, renversassent sur mon habit
leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la
mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d'omettre dans la
conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu'il
semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir
qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur
leurs jambes à «faire la queue» les amis qui attendaient avec une
épuisante patience que leur tour fût venu; il faisait même des
critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était
responsable: «Mais, à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces
étranges demi-bols pareils à ceux où quand j'étais jeune homme on
faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche. Quelqu'un m'a dit tout
à l'heure que c'était pour du «café glacé». Mais en fait de café
glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses
à destination mal définie. » Pour dire cela M. de Charlus avait placé
verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi
prudemment son regard désignateur comme s'il craignait d'être entendu
et même vu des maîtres de maison. Mais ce n'était qu'une feinte, car
dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la
Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment: «Et
surtout plus de tasses à café glacé! Donnez-les à celle de vos amies
dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette
pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est
trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. »
«Mais, mon cousin, disait l'invitée en baissant elle aussi la voix et
en regardant d'un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de
fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui, peut-être qu'elle ne sait
pas encore tout très bien. . . » «On le lui apprendra. » «Oh! riait
l'invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur! Elle a de
la chance! Avec vous on est sûr qu'il n'y aura pas de fausse note. »
«En tout cas, il n'y en a pas eu dans la musique. » «Oh! c'était
sublime. Ce sont de ces joies qu'on n'oublie pas. À propos de ce
violoniste de génie, continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que
M. de Charlus s'intéressait au violon «en soi», en connaissez-vous un
que j'ai entendu l'autre jour jouer merveilleusement une sonate de
Fauré, il s'appelle Frank. . . » «Oui, c'est une horreur, répondait M.
de Charlus sans se soucier de la grossièreté d'un démenti qui
impliquait que sa cousine n'avait aucun goût. En fait de violoniste je
vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient
recommencer à s'échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois
baissés et épieurs, car rougissante et cherchant par son zèle à
réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de
donner une soirée pour faire entendre Morel. Or pour elle, cette
soirée n'avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu'elle
allait pourtant prétendre être le sien, et qui était réellement
celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu'une occasion de donner une
soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle
inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation
dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là même que les
journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d'appeler «l'élite»),
altère aussitôt le regard--et l'écriture--plus profondément que ne
ferait la suggestion d'un hypnotiseur. Avant même d'avoir pensé à ce
que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car
si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait eu la
convenance de se taire pendant la musique, personne en revanche n'aurait
eu l'idée de l'écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de
Valcourt ne serait pas des «élues», avait pris par ce fait même
l'air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des
femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu'en
dira-t-on. «N'y aurait-il pas moyen que je donne une soirée pour faire
entendre votre ami? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui tout en
s'adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s'empêcher, comme
fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l'exclue) afin de
s'assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas
entendre. «Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis,» conclut
mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel
avait eu en revanche sur Mme Valcourt un effet tout différent de celui
qu'il avait pour but: «Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce
regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne
dois pas faire partie. » «Vous voulez dire mon protégé», rectifiait
M. de Charlus, qui n'avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical
que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis sans tenir aucun compte
des muettes prières de celle-ci, qui s'excusait elle-même en souriant:
«Mais si. . . dit-il d'une voix forte et capable d'être entendue de tout
le salon, bien qu'il y ait toujours danger à ce genre d'exportation
d'une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcément
subir une déperdition de son pouvoir transcendental et qui resterait en
tous cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-vocce,
le pianissimo de sa question avait été peine perdue, après le
«gueuloir» par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de
Valcourt n'entendit rien pour la raison qu'elle ne comprit pas un seul
mot. Ses inquiétudes diminuèrent et se fussent rapidement éteintes,
si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d'avoir
à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la
laisser de côté si l'autre savait «avant», n'eût de nouveau levé
les paupières dans la direction d'Edith, comme pour ne pas perdre de
vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne
pas trop s'engager. Elle comptait le lendemain de la fête lui écrire
une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu'on
croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par
exemple: «Chère Edith, je m'ennuie après vous, je ne vous attendais
pas trop hier soir (comment m'aurait-elle attendue, se serait dit Edith,
puisque elle ne m'avait pas invitée? ) car je sais que vous n'aimez pas
extrêmement ce genre de réunions qui vous ennuient plutôt. Nous n'en
aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de
Mortemart n'employait ce terme honoré, excepté dans les lettres où
elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous
savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste vous avez
bien fait, car cela a été tout à fait raté comme toutes les choses
improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif
lancé sur elle avait fait comprendre à Edith tout ce que cachait le
langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort
qu'après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et
l'intention de cachotterie qu'il contenait rebondirent sur un jeune
Péruvien que Mme de Mortemart comptait au contraire inviter. Mais
soupçonneux, voyant jusqu'à l'évidence les mystères qu'on faisait
sans prendre garde qu'ils n'étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt
à l'endroit de Mme de Mortemart une haine atroce et se jura de lui
faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés
glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer,
celui où elle recevrait, une note dans les journaux, disant que la
fête était remise, et de publier des comptes-rendus mensongers des
suivantes, dans lesquels figureraient les noms connus de toutes les
personnes que pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir,
même pas à se laisser présenter. Mme de Mortemart avait tort de se
préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de
dénaturer, bien davantage que n'eût fait la présence de celle-ci, la
fête projetée. «Mais mon cousin, dit-elle en réponse à la phrase du
«cadre à approprier» dont son état momentané d'hyperesthésie lui
avait permis de deviner le sens, nous vous éviterons toute peine. Je me
charge très bien de demander à Gilbert de s'occuper de tout. » «Non
surtout pas, d'autant plus qu'il ne sera pas invité. Rien ne se fera
que par moi. Il s'agit avant tout d'exclure les personnes qui ont des
oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus qui avait
compté sur l'attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait
dire qu'à la différence de tant de parentes, «elle avait eu
Palamède», reporta brusquement sa pensée, de ce prestige de M. de
Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller
s'il se mêlait d'exclure et d'inviter. La pensée que le Prince de
Guermantes (à cause duquel en partie elle désirait exclure Mme de
Valcourt qu'il ne recevait pas) ne serait pas convié, l'effrayait. Ses
yeux prirent une expression inquiète. «Est-ce que la lumière un peu
trop vive vous fait mal? » demanda M. de Charlus avec un sérieux
apparent dont l'ironie foncière ne fut pas comprise. «Non pas du tout,
je songeais à la difficulté, non à cause de moi naturellement, mais
des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j'ai eu une
soirée sans l'inviter lui qui n'a jamais quatre chats sans. . . » «Mais
justement on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient
que miauler, je crois que le bruit des conversations vous a empêchée
de comprendre qu'il s'agissait non de faire des politesses grâce à une
soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable
célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop
attendu, mais qu'il ne seyait pas d'exagérer les faveurs faites à
celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres
«listes» d'invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la
consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à
sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se
tournant vers la personne qui venait immédiatement après. «Bonsoir
Madame de Montesquiou, c'était merveilleux, n'est-ce pas? Je n'ai pas
vu Hélène, dites-lui que tout abstention générale, même la plus
noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont
éclatantes, comme c'était ce soir le cas. Se montrer rare, c'est bien,
mais faire passer avant le rare, qui n'est que négatif, le précieux,
c'est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus que personne la
systématique _absence_ là où ce qui l'attend ne la vaut pas, au
contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci, sa présence
eût été une préséance et eût apporté à votre sœur, déjà si
prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une
troisième personne, M. d'Argencourt. Je fus très étonné de voir là,
aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu'il était sec avec lui
autrefois, se faisant présenter Morel et lui disant qu'il espérait
qu'il viendrait le voir, M. d'Argencourt, cet homme si terrible pour
l'espèce d'hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant
entouré. Ce n'était pas certes qu'il fût devenu à cet égard un des
pareils de M. de Charlus. Mais depuis quelque temps il avait à peu
près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu'il adorait.
Intelligente, il lui faisait partager son goût pour les gens
intelligents et souhaitait fort d'avoir M. de Charlus chez elle. Mais
surtout M. d'Argencourt, fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu'il
satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la présenter et la
distraire, ne le pouvait sans danger qu'en l'entourant d'hommes
inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens de
sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient
beaucoup plus intelligent qu'ils n'avaient cru, ce dont sa maîtresse et
lui étaient ravis.
Les autres invitées de M. de Charlus s'en allèrent assez rapidement.
Beaucoup disaient: «Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit
salon où le Baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les
félicitations, et qu'il appelait ainsi lui-même), il faudrait pourtant
que Palamède me voie pour qu'il sache que je suis restée jusqu'à la
fin. » Aucune ne s'occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne
pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me
disant de la femme du docteur: «C'est bien Mme Verdurin, n'est-ce
pas? » Mme d'Arpajon me demanda à portée des oreilles de la maîtresse
de maison: «Est-ce qu'il y a seulement jamais eu un M. Verdurin? » Les
Duchesses, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s'étaient
attendues dans ce lieu qu'elles avaient espéré plus différent de ce
qu'elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant
des fous rires devant les tableaux d'Elstir; pour le reste, qu'elles
trouvaient plus conforme qu'elles n'avaient cru à ce qu'elles
connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en
disant: «Comme Palamède sait bien arranger les choses, il monterait
une féérie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n'en
serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui
félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite
d'une soirée dont certaines n'ignoraient pas le ressort secret,
sans en être embarrassées d'ailleurs, cette société--par souvenir
peut-être de certaines époques de l'histoire où leur famille
était déjà arrivée à un degré identique d'impudeur pleinement
consciente--poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le
respect de l'étiquette. Plusieurs d'entre elles engagèrent sur place
Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil,
mais aucune n'eut même l'idée d'y convier Mme Verdurin. Celle-ci
était au comble de la rage, quand M. de Charlus qui, porté sur un
nuage, ne pouvait s'en apercevoir voulut, par décence, inviter la
Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant
à son goût de littérature qu'à un débordement d'orgueil que ce
doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin: «Hé bien,
êtes-vous contente? Je pense qu'on le serait à moins; vous voyez que
quand je me mêle de donner une fête, cela n'est pas réussi à
moitié. Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettent de
mesurer exactement l'importance de la manifestation, le poids que j'ai
soulevé, le volume d'air que j'ai déplacé pour vous. Vous avez eu la
Reine de Naples, le frère du Roi de Bavière, les trois plus anciens
pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire que nous avons
déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes. Pensez que pour
assister à votre fête la Reine de Naples est venue de Neuilly, ce qui
est beaucoup plus difficile pour elle que de quitter les deux Siciles,
dit-il avec une intention de rosserie, malgré son admiration pour la
Reine. C'est un événement historique. Pensez qu'elle n'était
peut-être jamais sortie depuis la prise de Gaete. Il est probable que
dans les dictionnaires on mettra comme dates culminantes le jour de la
prise de Gaete et celui de la soirée Verdurin. L'éventail qu'elle a
posé pour mieux applaudir Vinteuil mérite de rester plus célèbre que
celui que Mme de Metternich a brisé parce qu'on sifflait Wagner. »
«Elle l'a même oublié, son éventail», dit Mme Verdurin,
momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avait
témoignée la Reine, et elle montra à M. de Charlus l'éventail sur un
fauteuil. «Oh! comme c'est émouvant! s'écria M. de Charlus en
s'approchant avec vénération de la relique. Il est d'autant plus
touchant qu'il est affreux; la petite Violette est incroyable! » Et des
spasmes d'émotion et d'ironie le parcouraient alternativement. «Mon
Dieu, je ne sais pas si vous ressentez ces choses-là comme moi. Swann
serait simplement mort de convulsions s'il avait vu cela. Je sais bien
qu'a quelque prix qu'il doive monter, j'achèterai cet éventail à la
vente de la Reine. Car elle sera vendue, comme elle n'a pas le sou»,
ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le Baron de se
mêler à la vénération la plus sincère, bien qu'elles partissent de
deux natures opposées, mais réunies en lui. Elles pouvaient même se
porter tour à tour sur un même fait. Car M. de Charlus qui du fond de
son bien-être d'homme riche raillait la pauvreté de la Reine, était
le même qui souvent exaltait cette pauvreté et qui, quand on parlait
de la Princesse Murat, reine des Deux-Siciles, répondait: «Je ne sais
pas de qui vous voulez parler. Il n'y a qu'une seule Reine de Naples,
qui est sublime celle-là et n'a pas de voiture. Mais de son omnibus,
elle anéantit tous les équipages et on se mettrait à genoux dans la
poussière en la voyant passer. » «Je le léguerai à un musée. En
attendant, il faudra le lui rapporter pour qu'elle n'ait pas à payer un
fiacre pour le faire chercher. Le plus intelligent, étant donné
l'intérêt historique d'un pareil objet, serait de voler cet éventail.
Mais cela la gênerait--parce qu'il est probable qu'elle n'en possède
pas d'autre! ajouta-t-il en éclatant de rire. Enfin vous voyez que pour
moi elle est venue. Et ce n'est pas le seul miracle que j'aie fait. Je
ne crois pas que personne à l'heure qu'il est ait le pouvoir de
déplacer les gens que j'ai fait venir. Du reste il faut faire à chacun
sa part, Charlie et les autres musiciens ont joué comme des Dieux. Et
ma chère Patronne, ajouta-t-il avec condescendance, vous-même avez eu
votre part de rôle dans cette fête. Votre nom n'en sera pas absent.
L'histoire a retenu celui du page qui arma Jeanne d'Arc quand elle
partit combattre; en somme vous avez servi de trait d'union, vous avez
permis la fusion entre la musique de Vinteuil et son génial exécutant,
vous avez eu l'intelligence de comprendre l'importance capitale de tout
l'enchaînement de circonstances qui ferait bénéficier l'exécutant de
tout le poids d'une personnalité considérable, et s'il ne s'agissait
pas de moi, je dirais providentielle, à qui vous avez eu le bon esprit
de demander d'assurer le prestige de la réunion, d'amener devant le
violon de Morel les oreilles directement attachées aux langues les plus
écoutées; non, non, ce n'est pas rien. Il n'y a pas de rien dans une
réalisation aussi complète. Tout y concourt. La Duras était
merveilleuse. Enfin, tout; c'est pour cela, conclut-il, comme il aimait
à morigéner, que je me suis opposé à ce que vous invitiez de ces
personnes--diviseurs qui, devant les êtres prépondérants que je vous
amenais eussent joué le rôle de virgules dans un chiffre, les autres
réduites à n'être que de simples dixièmes. J'ai le sentiment très
juste de ces choses-là. Vous comprenez, il faut éviter les gaffes
quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son
génial interprète, de vous, et, j'ose le dire, de moi. Vous auriez
invité La Molé que tout était raté. C'était la petite goutte
contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu.
L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas
arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le
monde. C'était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans
une féérie, aucun son ne serait sorti des cuivres; la flûte et le
hautbois auraient été pris d'une extinction de voix subite. Morel
lui-même, même s'il était parvenu à donner quelques sons, n'aurait
plus été en mesure et au lieu du Septuor de Vinteuil, vous auriez eu
sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois
beaucoup à l'influence des personnes, j'ai très bien senti dans
l'épanouissement de certain largo, qui s'ouvrait jusqu'au fond comme
une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n'était pas
seulement allègre mais incomparablement allègre, que l'absence de la
Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu'aux instruments
de musique eux-mêmes. D'ailleurs le jour où on reçoit les souverains
on n'invite pas sa concierge. » En l'appelant la Molé, (comme il disait
d'ailleurs très sympathiquement la Duras), M. de Charlus lui faisait
justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde et il est
vrai aussi que, même en considérant ce point de vue, la Comtesse Molé
n'était pas égale à l'extraordinaire réputation d'intelligence qu'on
lui faisait, ce qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces
romanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation de
génies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi
lesquels aucun artiste supérieur n'est capable de montrer ce qu'est le
vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui,
existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la
comprendre. Dans le cas de Mme Molé il est préférable, sinon
entièrement exact, de s'arrêter à cette première explication. Le
monde étant le royaume du néant, il n'y a entre les mérites des
différentes femmes du monde que des degrés insignifiants, qui peuvent
seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de
Charlus. Et certes, s'il parlait comme il venait de le faire dans ce
langage qui était un ambigu précieux des choses de l'art et du monde,
c'est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain
ne fournissaient à l'éloquence véritable qui était la sienne que des
thèmes insignifiants. Le monde des différences n'existant pas à la
surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception
uniformise, à plus forte raison n'existe-t-il pas dans le «monde».
Existe-t-il d'ailleurs quelque part? Le septuor de Vinteuil avait
semblé me dire que oui. Mais où? Comme M. de Charlus aimait aussi à
répéter de l'un à l'autre, cherchant à brouiller, à diviser pour
régner, il ajouta: «Vous avez, en ne l'invitant pas, enlevé à Mme
Molé l'occasion de dire: «Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin
m'a invitée. Je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là, je ne les
connais pas. » Elle a déjà dit l'an passé que vous la fatiguiez de
vos avances. C'est une sotte, ne l'invitez plus. En somme elle n'est pas
une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans
faire d'histoires puisque j'y vais bien. En somme, conclut-il, il me
semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché,
c'était parfait. La Duchesse de Guermantes n'est pas venue, mais on ne
sait pas, c'était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas
et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois, d'ailleurs
on ne peut pas ne pas se souvenir d'elle, ses yeux même nous disent: ne
m'oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis» (et je pensais à part
moi combien il fallait que l'esprit des Guermantes,--la décision
d'aller ici et pas là--fut fort pour l'avoir emporté chez la Duchesse
sur la crainte de Palamède). «Devant une réussite aussi complète, on
est tenté comme Bernardin de Saint-Pierre de voir partout la main de la
Providence. La Duchesse de Duras était enchantée. Elle m'a même
chargé de vous le dire», ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots
comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur
suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva
nécessaire pour être cru de dire: «Parfaitement», emporté par la
démence de ceux que Jupiter veut perdre. «Elle a engagé Morel chez
elle où on redonnera le même programme et je pense même à demander
une invitation pour M. Verdurin». Cette politesse au mari seul était,
sans que M. de Charlus en eût même l'idée, le plus sanglant outrage
pour l'épouse, laquelle se croyant, à l'égard de l'exécutant, en
vertu d'une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le
droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation
expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la
soirée de Mme de Duras.
Rien qu'en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme
Verdurin qui n'aimait pas qu'on fit bande à part dans leur petit clan.
Que de fois, et déjà à la Raspelière, entendant le Baron parler sans
cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans
l'ensemble si concertant du clan, s'était-elle écriée en montrant le
Baron: «Quelle tapette il a! Quelle tapette! Oh! pour une tapette,
c'est une fameuse tapette! » Mais cette fois c'était bien pis. Enivré
de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu'en raccourcissant le
rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d'étroites frontières, il
déchaînait ce sentiment haineux qui n'était chez elle qu'une forme
particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait
vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait
tout à leur patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui
permettent qu'on les trompe mais sous leur toit et même sous leurs
yeux, c'est-à-dire qu'on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes
d'avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n'eût
aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se
perpétuât à l'abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d'Odette
auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuis quelque temps
tout aparté entre Morel et le Baron; elle trouvait à ses chagrins une
seule consolation qui était de défaire le bonheur des autres. Elle
n'eût pu supporter longtemps celui du Baron. Voici que cet imprudent
précipitait la catastrophe en ayant l'air de restreindre la place de la
Patronne dans son petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le
monde, sans elle, sous l'égide du Baron. Il n'y avait qu'un remède,
donner à choisir à Morel entre le Baron et elle, et, profitant de
l'ascendant qu'elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux
d'une clairvoyance extraordinaire grâce à des rapports qu'elle se
faisait faire, à des mensonges qu'elle inventait et qu'elle lui servait
les uns et les autres comme corroborant ce qu'il était porté à croire
lui-même, et ce qu'il allait voir à l'évidence, grâce aux panneaux
qu'elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet
ascendant, la faire choisir elle de préférence au Baron. Quant aux
femmes du monde qui étaient là et qui ne s'étaient même pas fait
présenter, dès qu'elle avait compris leurs hésitations ou leur
sans-gêne, elle avait dit: «Ah! je vois ce que c'est, c'est un genre
de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour
la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu'on
avait été moins aimable avec elle qu'elle n'avait espéré. «Ah! mon
Cher Général», s'écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme
Verdurin parce qu'il apercevait le Général Deltour, secrétaire de la
Présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande
importance pour la croix de Charlie, et qui, après avoir demandé un
conseil à Cottard, s'éclipsait rapidement: «bonsoir, cher et charmant
ami. Hé bien c'est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me
dire adieu», dit le Baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance,
car il savait bien qu'on était toujours content de lui parler un moment
de plus. Et comme dans l'état d'exaltation où il était, il faisait à
lui tout seul sur un ton suraigu les demandes et les réponses: «Eh!
bien, êtes-vous content? N'est-ce pas que c'était bien beau?
L'andante, n'est-ce pas? C'est ce qu'on a jamais écrit de plus
touchant. Je défie de l'écouter jusqu'au bout sans avoir les larmes
aux yeux. Vous êtes charmant d'être venu. Dites-moi, j'ai reçu ce
matin un télégramme parfait de Froberville qui m'annonce que du côté
de la Grande Chancellerie les difficultés sont aplanies, comme
on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s'élever aussi
perçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d'un
avocat qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène
d'amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse analogue
à celle qui, dans les dîners qu'elle donnait, montait à un diapason
si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. «Je comptais
vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon
enthousiasme, en attendant que je puisse vous l'exprimer de vive voix,
mais vous étiez si entouré! L'appui de Froberville sera loin d'être
à dédaigner, mais de mon côté, j'ai la promesse du Ministre», dit
le Général. «Ah! parfait. Du reste vous avez vu que c'est bien ce que
mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n'ai pas pu voir
l'Ambassadrice, était-elle contente? Qui ne l'aurait pas été,
excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait
rien du moment qu'ils ont des langues pour parler. » Profitant de ce que
le Baron s'était éloigné pour parler au Général, Mme Verdurin fit
signe à Brichot. Celui-ci qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait
lui dire, voulut l'amuser et, sans se douter combien il me faisait
souffrir, dit à la Patronne: «Le Baron est enchanté que Mlle Vinteuil
et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il
a déclaré que leurs mœurs étaient à faire peur. Vous n'imaginez
comme le Baron est pudibond et sévère sur le chapitre des mœurs. »
Contrairement à l'attente de Brichot, Mme Verdurin ne s'égaya pas:
«Il est immonde, répondit-elle. Proposez lui de venir fumer une
cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinée sans
que le Charlus s'en aperçoive et l'éclaire sur l'abîme où il
roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. «Je vous dirai,
reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je
ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu'il a eu de
sales histoires et que la police l'a à l'œil. » Et comme elle avait un
certain don d'improvisation quand la malveillance l'inspirait, Mme
Verdurin ne s'arrêta pas là: «Il paraît qu'il a fait de la prison.
Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l'ont dit. Je
sais du reste par quelqu'un qui demeure dans sa rue qu'on n'a pas idée
des bandits qu'il fait venir chez lui. » Et comme Brichot qui allait
souvent chez le Baron protestait, Mme Verdurin s'animant s'écria:
«Mais je vous en réponds! c'est moi qui vous le dis», expression par
laquelle elle cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un
peu au hasard. «Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses
pareils d'ailleurs. Il n'ira peut-être même pas jusque là parce qu'il
est dans les griffes de ce Jupien qu'il a eu le toupet de m'envoyer et
qui est un ancien forçat, je le sais, vous le savez, oui, de façon
positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose
d'effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu'un qui les a vues et qui
m'a dit: «Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C'est comme
ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout
l'argent qu'il veut. J'aimerais mille fois mieux la mort que de vivre
dans la terreur où vit Charlus. En tout cas si la famille de Morel se
décide à porter plainte contre lui, je n'ai pas envie d'être accusée
de complicité. S'il continue ce sera à ses risques et périls, mais
j'aurai fait mon devoir. Qu'est-ce que vous voulez? Ce n'est pas toujours
folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l'attente de la
conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin
me dit: «Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et
si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades. » (Elle faisait
allusion aux circonstances dans lesquelles elle l'avait juste à temps
brouillé, avec sa blanchisseuse d'abord, avec Mme de Cambremer ensuite,
brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque
complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). «Une amie
incomparable, perspicace et vaillante», répondit l'universitaire avec
une émotion naïve. «Mme Verdurin m'a empêché de commettre une
grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle
n'hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste comme
dit notre ami Cottard. J'avoue pourtant que la pensée que le pauvre
baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine.
Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà
un homme qui sera bien malheureux. Du reste il n'est pas certain qu'elle
n'échoue pas. Je crains qu'elle ne réussisse qu'à semer des
mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans les séparer,
n'aboutiront qu'à les brouiller avec elle. » C'était ainsi souvent
entre Mme Verdurin et les fidèles. Mais il était visible qu'en elle le
besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par
celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu'ils
pouvaient avoir les uns pour les autres. L'homosexualité ne lui
déplaisait pas tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais comme
l'Église elle préférait tous les sacrifices à une concession sur
l'orthodoxie. Je commençais à craindre que son irritation contre moi
ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'y
aller dans la journée, et qu'elle n'entreprit ultérieurement auprès
d'elle, si cela n'avait déjà commencé, le même travail pour la
séparer de moi que celui que son mari allait, à l'égard de Charlus,
opérer auprès du musicien. «Voyons, allez chercher Charlus, trouvez
un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin et tâchez surtout de ne
pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah! quelle
soirée, ajouta Mme Verdurin qui dévoila ainsi la vraie raison de sa
rage. Avoir fait jouer ces chefs-d'œuvre devant ces cruches. Je ne
parle pas de la Reine de Naples, elle est intelligente, c'est une femme
agréable (lisez, elle a été très aimable avec moi). Mais les autres.
Ah! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je
n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait
savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah! non, c'est plus
fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop
courte; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de
les trouver intelligents. Ah! non, je ne peux pas. Allons, voyons,
Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. » «J'y vais, Madame, j'y
vais», finit par dire Brichot comme le Général Deltour s'éloignait.
Mais d'abord l'universitaire me prit un petit instant à part: «Le
Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne
l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les
brasseries Kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons
déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise,
ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du
prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le
cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette
critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme
platonisa à la mode de Germanie pour une Allemagne pré-historiquement
sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme
poméranien. C'est encore le «Banquet», mais donné cette fois à
Kœnisberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec
choucroute et sans gigolos. Il est évident d'une part que je ne puis
refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me
demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale
traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas
beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des
mots. Mais enfin n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille
avaient part au vote, le Baron risquerait d'être lamentablement
blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le
tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue; remarquez
que je ne dis pas du mal du Baron; ce doux homme qui sait découper un
rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème, des
trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur,
alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plait, je
m'ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l'heure.
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous? » Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. »
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début. Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la
fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce
culte que dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations
véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir
dément aux profanations qui ont été racontées. (L'adoration pour son
père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute
la volupté de ce sacrilège elles eussent dû se la refuser, mais
celle-ci ne les exprimait pas tout entières. ) Et d'ailleurs elles
étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait au fur
et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et
fumeux embrasement, avait fait place à la flamme d'une amitié haute et
pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par
l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de
Vinteuil. Du moins en passant des années à débrouiller le grimoire
laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces
hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation
d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années,
une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas
consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi
multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui
naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature
aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère,
quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas le sentiment
de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie. L'adultère
introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût
laissée morte. Une bonne fille qui portera par simple convenance le
deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer
l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste Mlle
Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais
j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se
rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie
la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la
folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulu.
Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement
gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard,
comme elle avait gâté son plaisir, elle a dû diminuer sa souffrance.
«Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je
veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. »
Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement
présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle
dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je
suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir
entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.
Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait
pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à
jamais ignorées, l'amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers
plus illisibles que des papyrus, ponctués d'écriture cunéiforme, la
formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie
inconnue, l'espérance mystique de l'Ange écarlate du matin. Et moi
pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été
aussi, elle venait d'être ce soir même encore, en réveillant à
nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait surtout dans l'avenir être
cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation,
qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus
jamais d'entendre, comme la promesse et la preuve qu'il existait autre
chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais
trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie
me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.
Ce qu'elle avait permis, grâce à son labeur, qu'on connût de
Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'œuvre de Vinteuil. À côté de
ce Septuor, certaines phrases de la sonate que seules le public
connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas
comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est
ainsi que nous sommes surpris que pendant des aimées, des morceaux
aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth
aient pu soulever au concert des amateurs fanatiques qui s'exténuaient
à applaudir et à crier _bis_ quand venait de finir ce qui pourtant
n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du
Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans
caractère contenaient déjà cependant en quantités infinitésimales,
et par cela même, peut-être plus assimilables, quelque chose de
l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls
pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés
d'être compris; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs.
Toujours est-il que si elles donnaient un pressentiment confus des
beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il
en était de même pour Vinteuil; si en mourant il n'avait laissé--en
exceptant certaines parties de la sonate--que ce qu'il avait pu
terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur
véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo par exemple, s'il
était mort après le _Pas d'Armes du roi Jean_, la _Fiancée du
Timbalier_ et _Sarah la baigneuse_, sans avoir rien écrit de la
_Légende des siècles_ et des _Contemplations_: ce qui est pour nous
son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que
ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous
n'aurons jamais une idée.
Au reste le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le
talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices, où, comme il
était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé,
étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion
même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique
fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme
Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore
les ingrédients qui y entrent et que les journalistes philosophes,
s'ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamiennes, ou
dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à
Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps; si en effet
le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement
artiste, bien élevé, et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs
avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche,
immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui
existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient
désirer au Baron de donner le plus de retentissement possible aux
succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de
la Légion d'honneur; la cause plus lointaine qui avait rendu cette
réunion possible, était qu'une jeune fille entretenant avec Mlle
Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du Baron,
avait mis au jour toute une série d'œuvres géniales et qui avaient
été une telle révélation qu'une souscription n'allait pas tarder à
être ouverte sous le patronage du Ministre de l'Instruction publique,
en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D'ailleurs à ces
œuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie,
avaient été utiles celles du Baron avec Charlie, sorte de chemin de
traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces
œuvres sans le détour, sinon d'une incompréhension qui persisterait
longtemps, du moins d'une ignorance totale qui eût pu durer des
années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la
vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire
généralement un événement politique, les journalistes philosophes
sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France, qu'on ne
reverra plus de telles soirées, qu'on n'admirera plus Ibsen, Renan,
Dostoïevski, D'Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes
philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces
manifestations officielles, pour trouver quelque chose de décadent à
l'art qu'elles glorifient et qui bien souvent est le plus austère de
tous. Mais il n'est pas de nom parmi les plus révérés de ces
journalistes philosophes, qui n'ait tout naturellement donné lieu à de
telles fêtes étranges, quoique l'étrangeté en fût moins flagrante
et mieux cachée. Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s'y
conjuguaient me frappaient à un autre point de vue; certes j'étais
aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les
connaître séparément, mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui
se rattachaient à Mlle Vinteuil et son amie, me parlant de Combray, me
parlaient aussi d'Albertine, c'est-à-dire de Balbec, puisque c'est
parce que j'avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j'avais
appris l'intimité de son amie avec Albertine, que j'allais tout à
l'heure en rentrant chez moi, trouver au lieu de la solitude, Albertine
qui m'attendait, et que les autres, ceux qui concernaient Morel et M. de
Charlus en me parlant de Balbec, où j'avais vu, sur le quai de
Doncières, se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses
deux côtés, car M. de Charlus c'était un de ces Guermantes, comtes de
Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre,
comme Gilbert le Mauvais dans son Vitrail: enfin Morel était le fils de
ce vieux valet de chambre qui m'avait fait connaître la dame en rose et
permis, tant d'années après, de reconnaître en elle Mme Swann.
M. de Charlus recommença au moment où, la musique finie, ses invités
prirent congé de lui, la même erreur qu'à leur arrivée. Il ne leur
demanda pas d'aller vers la Patronne, de l'associer elle et son mari à
la reconnaissance qu'on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais
un défilé devant le baron seul, et non même sans qu'il s'en rendît
compte, car ainsi qu'il me le dit quelques minutes après: «La forme
même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté
«sacristie» assez amusant. » On prolongeait même les remerciements
par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus
auprès du Baron, pendant que ceux qui ne l'avaient pas encore
félicité de la réussite de sa fête, stagnaient, piétinaient. Plus
d'un mari avait envie de s'en aller; mais sa femme, snob bien que
Duchesse, protestait: «Non, non, quand nous devrions attendre une
heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s'est
donné tant de peine. Il n'y a que lui qui puisse à l'heure actuelle
donner des fêtes pareilles. » Personne n'eût plus pensé à se faire
présenter à Mme Verdurin qu'à l'ouvreuse d'un théâtre où une
grande dame a pour un soir amené toute l'aristocratie. «Étiez-vous
hier chez Eliane de Montmorency, mon cousin? demandait Mme de Mortemart,
désireuse de prolonger l'entretien. » «Eh! bien mon Dieu non; j'aime
bien Eliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je
suis un peu bouché sans doute, ajoutait-il avec un large sourire
épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu'elle allait avoir la
primeur d'une de «Palamède» comme elle en avait souvent d'«Oriane».
«J'ai bien reçu il y a une quinzaine de jours une carte de l'agréable
Eliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency il y avait cette
aimable invitation: «Mon cousin faites-moi la grâce de penser à moi
Vendredi prochain à 9 h. 1/2. » Au-dessous étaient écrits ces deux
mots moins gracieux: «Quatuor Tchèque». Ils me semblèrent
inintelligible, sans plus de rapport en tout cas avec la phrase
précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l'épistolier
en avait commencé une autre par les mots: «Cher ami», la suite
manquant, et n'a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit
économie de papier. J'aime bien Eliane: aussi je ne lui en voulus pas,
je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés
de quatuor tchèque et comme je suis un homme d'ordre je mis au-dessus
de ma cheminée l'invitation de penser à Madame de Montmorency le
Vendredi à 9 h. 1/2. Bien que connu pour ma nature obéissante,
ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau--et le rire s'épanouit
plus largement autour de M. de Charlus qui savait qu'au contraire on le
tenait pour l'homme le plus difficile à vivre,--je fus en retard de
quelques minutes (le temps d'ôter mes vêtements de jour), et sans en
avoir trop de remords, pensant que 9 h. 1/2 était mis pour 10, à dix
heures tapant dans une bonne robe de chambre, les pieds en d'épais
chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Eliane comme elle
me l'avait demandé et avec une intensité qui ne commença à
décroître qu'à dix heures et demie. Dites-lui bien je vous prie que
j'ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu'elle sera
contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout
ensemble. «Et demain, ajouta-t-elle sans penser qu'elle avait dépassé
et de beaucoup le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos
cousins La Rochefoucauld? » «Oh! cela, c'est impossible, ils m'ont
convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à
concevoir a réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte
d'invitation: «Thé dansant». Je passais pour fort adroit quand
j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence
prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire
d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à
danser. Mais même assis confortablement à boire du thé--de la
qualité duquel d'ailleurs je me méfie puisqu'il s'intitule dansant--je
craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits
peut-être que je n'étais à leur âge, renversassent sur mon habit
leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la
mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d'omettre dans la
conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu'il
semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir
qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur
leurs jambes à «faire la queue» les amis qui attendaient avec une
épuisante patience que leur tour fût venu; il faisait même des
critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était
responsable: «Mais, à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces
étranges demi-bols pareils à ceux où quand j'étais jeune homme on
faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche. Quelqu'un m'a dit tout
à l'heure que c'était pour du «café glacé». Mais en fait de café
glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses
à destination mal définie. » Pour dire cela M. de Charlus avait placé
verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi
prudemment son regard désignateur comme s'il craignait d'être entendu
et même vu des maîtres de maison. Mais ce n'était qu'une feinte, car
dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la
Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment: «Et
surtout plus de tasses à café glacé! Donnez-les à celle de vos amies
dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette
pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est
trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. »
«Mais, mon cousin, disait l'invitée en baissant elle aussi la voix et
en regardant d'un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de
fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui, peut-être qu'elle ne sait
pas encore tout très bien. . . » «On le lui apprendra. » «Oh! riait
l'invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur! Elle a de
la chance! Avec vous on est sûr qu'il n'y aura pas de fausse note. »
«En tout cas, il n'y en a pas eu dans la musique. » «Oh! c'était
sublime. Ce sont de ces joies qu'on n'oublie pas. À propos de ce
violoniste de génie, continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que
M. de Charlus s'intéressait au violon «en soi», en connaissez-vous un
que j'ai entendu l'autre jour jouer merveilleusement une sonate de
Fauré, il s'appelle Frank. . . » «Oui, c'est une horreur, répondait M.
de Charlus sans se soucier de la grossièreté d'un démenti qui
impliquait que sa cousine n'avait aucun goût. En fait de violoniste je
vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient
recommencer à s'échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois
baissés et épieurs, car rougissante et cherchant par son zèle à
réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de
donner une soirée pour faire entendre Morel. Or pour elle, cette
soirée n'avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu'elle
allait pourtant prétendre être le sien, et qui était réellement
celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu'une occasion de donner une
soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle
inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation
dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là même que les
journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d'appeler «l'élite»),
altère aussitôt le regard--et l'écriture--plus profondément que ne
ferait la suggestion d'un hypnotiseur. Avant même d'avoir pensé à ce
que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car
si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait eu la
convenance de se taire pendant la musique, personne en revanche n'aurait
eu l'idée de l'écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de
Valcourt ne serait pas des «élues», avait pris par ce fait même
l'air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des
femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu'en
dira-t-on. «N'y aurait-il pas moyen que je donne une soirée pour faire
entendre votre ami? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui tout en
s'adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s'empêcher, comme
fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l'exclue) afin de
s'assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas
entendre. «Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis,» conclut
mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel
avait eu en revanche sur Mme Valcourt un effet tout différent de celui
qu'il avait pour but: «Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce
regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne
dois pas faire partie. » «Vous voulez dire mon protégé», rectifiait
M. de Charlus, qui n'avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical
que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis sans tenir aucun compte
des muettes prières de celle-ci, qui s'excusait elle-même en souriant:
«Mais si. . . dit-il d'une voix forte et capable d'être entendue de tout
le salon, bien qu'il y ait toujours danger à ce genre d'exportation
d'une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcément
subir une déperdition de son pouvoir transcendental et qui resterait en
tous cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-vocce,
le pianissimo de sa question avait été peine perdue, après le
«gueuloir» par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de
Valcourt n'entendit rien pour la raison qu'elle ne comprit pas un seul
mot. Ses inquiétudes diminuèrent et se fussent rapidement éteintes,
si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d'avoir
à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la
laisser de côté si l'autre savait «avant», n'eût de nouveau levé
les paupières dans la direction d'Edith, comme pour ne pas perdre de
vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne
pas trop s'engager. Elle comptait le lendemain de la fête lui écrire
une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu'on
croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par
exemple: «Chère Edith, je m'ennuie après vous, je ne vous attendais
pas trop hier soir (comment m'aurait-elle attendue, se serait dit Edith,
puisque elle ne m'avait pas invitée? ) car je sais que vous n'aimez pas
extrêmement ce genre de réunions qui vous ennuient plutôt. Nous n'en
aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de
Mortemart n'employait ce terme honoré, excepté dans les lettres où
elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous
savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste vous avez
bien fait, car cela a été tout à fait raté comme toutes les choses
improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif
lancé sur elle avait fait comprendre à Edith tout ce que cachait le
langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort
qu'après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et
l'intention de cachotterie qu'il contenait rebondirent sur un jeune
Péruvien que Mme de Mortemart comptait au contraire inviter. Mais
soupçonneux, voyant jusqu'à l'évidence les mystères qu'on faisait
sans prendre garde qu'ils n'étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt
à l'endroit de Mme de Mortemart une haine atroce et se jura de lui
faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés
glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer,
celui où elle recevrait, une note dans les journaux, disant que la
fête était remise, et de publier des comptes-rendus mensongers des
suivantes, dans lesquels figureraient les noms connus de toutes les
personnes que pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir,
même pas à se laisser présenter. Mme de Mortemart avait tort de se
préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de
dénaturer, bien davantage que n'eût fait la présence de celle-ci, la
fête projetée. «Mais mon cousin, dit-elle en réponse à la phrase du
«cadre à approprier» dont son état momentané d'hyperesthésie lui
avait permis de deviner le sens, nous vous éviterons toute peine. Je me
charge très bien de demander à Gilbert de s'occuper de tout. » «Non
surtout pas, d'autant plus qu'il ne sera pas invité. Rien ne se fera
que par moi. Il s'agit avant tout d'exclure les personnes qui ont des
oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus qui avait
compté sur l'attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait
dire qu'à la différence de tant de parentes, «elle avait eu
Palamède», reporta brusquement sa pensée, de ce prestige de M. de
Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller
s'il se mêlait d'exclure et d'inviter. La pensée que le Prince de
Guermantes (à cause duquel en partie elle désirait exclure Mme de
Valcourt qu'il ne recevait pas) ne serait pas convié, l'effrayait. Ses
yeux prirent une expression inquiète. «Est-ce que la lumière un peu
trop vive vous fait mal? » demanda M. de Charlus avec un sérieux
apparent dont l'ironie foncière ne fut pas comprise. «Non pas du tout,
je songeais à la difficulté, non à cause de moi naturellement, mais
des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j'ai eu une
soirée sans l'inviter lui qui n'a jamais quatre chats sans. . . » «Mais
justement on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient
que miauler, je crois que le bruit des conversations vous a empêchée
de comprendre qu'il s'agissait non de faire des politesses grâce à une
soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable
célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop
attendu, mais qu'il ne seyait pas d'exagérer les faveurs faites à
celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres
«listes» d'invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la
consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à
sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se
tournant vers la personne qui venait immédiatement après. «Bonsoir
Madame de Montesquiou, c'était merveilleux, n'est-ce pas? Je n'ai pas
vu Hélène, dites-lui que tout abstention générale, même la plus
noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont
éclatantes, comme c'était ce soir le cas. Se montrer rare, c'est bien,
mais faire passer avant le rare, qui n'est que négatif, le précieux,
c'est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus que personne la
systématique _absence_ là où ce qui l'attend ne la vaut pas, au
contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci, sa présence
eût été une préséance et eût apporté à votre sœur, déjà si
prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une
troisième personne, M. d'Argencourt. Je fus très étonné de voir là,
aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu'il était sec avec lui
autrefois, se faisant présenter Morel et lui disant qu'il espérait
qu'il viendrait le voir, M. d'Argencourt, cet homme si terrible pour
l'espèce d'hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant
entouré. Ce n'était pas certes qu'il fût devenu à cet égard un des
pareils de M. de Charlus. Mais depuis quelque temps il avait à peu
près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu'il adorait.
Intelligente, il lui faisait partager son goût pour les gens
intelligents et souhaitait fort d'avoir M. de Charlus chez elle. Mais
surtout M. d'Argencourt, fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu'il
satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la présenter et la
distraire, ne le pouvait sans danger qu'en l'entourant d'hommes
inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens de
sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient
beaucoup plus intelligent qu'ils n'avaient cru, ce dont sa maîtresse et
lui étaient ravis.
Les autres invitées de M. de Charlus s'en allèrent assez rapidement.
Beaucoup disaient: «Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit
salon où le Baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les
félicitations, et qu'il appelait ainsi lui-même), il faudrait pourtant
que Palamède me voie pour qu'il sache que je suis restée jusqu'à la
fin. » Aucune ne s'occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne
pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me
disant de la femme du docteur: «C'est bien Mme Verdurin, n'est-ce
pas? » Mme d'Arpajon me demanda à portée des oreilles de la maîtresse
de maison: «Est-ce qu'il y a seulement jamais eu un M. Verdurin? » Les
Duchesses, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s'étaient
attendues dans ce lieu qu'elles avaient espéré plus différent de ce
qu'elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant
des fous rires devant les tableaux d'Elstir; pour le reste, qu'elles
trouvaient plus conforme qu'elles n'avaient cru à ce qu'elles
connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en
disant: «Comme Palamède sait bien arranger les choses, il monterait
une féérie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n'en
serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui
félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite
d'une soirée dont certaines n'ignoraient pas le ressort secret,
sans en être embarrassées d'ailleurs, cette société--par souvenir
peut-être de certaines époques de l'histoire où leur famille
était déjà arrivée à un degré identique d'impudeur pleinement
consciente--poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le
respect de l'étiquette. Plusieurs d'entre elles engagèrent sur place
Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil,
mais aucune n'eut même l'idée d'y convier Mme Verdurin. Celle-ci
était au comble de la rage, quand M. de Charlus qui, porté sur un
nuage, ne pouvait s'en apercevoir voulut, par décence, inviter la
Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant
à son goût de littérature qu'à un débordement d'orgueil que ce
doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin: «Hé bien,
êtes-vous contente? Je pense qu'on le serait à moins; vous voyez que
quand je me mêle de donner une fête, cela n'est pas réussi à
moitié. Je ne sais pas si vos notions héraldiques vous permettent de
mesurer exactement l'importance de la manifestation, le poids que j'ai
soulevé, le volume d'air que j'ai déplacé pour vous. Vous avez eu la
Reine de Naples, le frère du Roi de Bavière, les trois plus anciens
pairs. Si Vinteuil est Mahomet, nous pouvons dire que nous avons
déplacé pour lui les moins amovibles des montagnes. Pensez que pour
assister à votre fête la Reine de Naples est venue de Neuilly, ce qui
est beaucoup plus difficile pour elle que de quitter les deux Siciles,
dit-il avec une intention de rosserie, malgré son admiration pour la
Reine. C'est un événement historique. Pensez qu'elle n'était
peut-être jamais sortie depuis la prise de Gaete. Il est probable que
dans les dictionnaires on mettra comme dates culminantes le jour de la
prise de Gaete et celui de la soirée Verdurin. L'éventail qu'elle a
posé pour mieux applaudir Vinteuil mérite de rester plus célèbre que
celui que Mme de Metternich a brisé parce qu'on sifflait Wagner. »
«Elle l'a même oublié, son éventail», dit Mme Verdurin,
momentanément apaisée par le souvenir de la sympathie que lui avait
témoignée la Reine, et elle montra à M. de Charlus l'éventail sur un
fauteuil. «Oh! comme c'est émouvant! s'écria M. de Charlus en
s'approchant avec vénération de la relique. Il est d'autant plus
touchant qu'il est affreux; la petite Violette est incroyable! » Et des
spasmes d'émotion et d'ironie le parcouraient alternativement. «Mon
Dieu, je ne sais pas si vous ressentez ces choses-là comme moi. Swann
serait simplement mort de convulsions s'il avait vu cela. Je sais bien
qu'a quelque prix qu'il doive monter, j'achèterai cet éventail à la
vente de la Reine. Car elle sera vendue, comme elle n'a pas le sou»,
ajouta-t-il, la cruelle médisance ne cessant jamais chez le Baron de se
mêler à la vénération la plus sincère, bien qu'elles partissent de
deux natures opposées, mais réunies en lui. Elles pouvaient même se
porter tour à tour sur un même fait. Car M. de Charlus qui du fond de
son bien-être d'homme riche raillait la pauvreté de la Reine, était
le même qui souvent exaltait cette pauvreté et qui, quand on parlait
de la Princesse Murat, reine des Deux-Siciles, répondait: «Je ne sais
pas de qui vous voulez parler. Il n'y a qu'une seule Reine de Naples,
qui est sublime celle-là et n'a pas de voiture. Mais de son omnibus,
elle anéantit tous les équipages et on se mettrait à genoux dans la
poussière en la voyant passer. » «Je le léguerai à un musée. En
attendant, il faudra le lui rapporter pour qu'elle n'ait pas à payer un
fiacre pour le faire chercher. Le plus intelligent, étant donné
l'intérêt historique d'un pareil objet, serait de voler cet éventail.
Mais cela la gênerait--parce qu'il est probable qu'elle n'en possède
pas d'autre! ajouta-t-il en éclatant de rire. Enfin vous voyez que pour
moi elle est venue. Et ce n'est pas le seul miracle que j'aie fait. Je
ne crois pas que personne à l'heure qu'il est ait le pouvoir de
déplacer les gens que j'ai fait venir. Du reste il faut faire à chacun
sa part, Charlie et les autres musiciens ont joué comme des Dieux. Et
ma chère Patronne, ajouta-t-il avec condescendance, vous-même avez eu
votre part de rôle dans cette fête. Votre nom n'en sera pas absent.
L'histoire a retenu celui du page qui arma Jeanne d'Arc quand elle
partit combattre; en somme vous avez servi de trait d'union, vous avez
permis la fusion entre la musique de Vinteuil et son génial exécutant,
vous avez eu l'intelligence de comprendre l'importance capitale de tout
l'enchaînement de circonstances qui ferait bénéficier l'exécutant de
tout le poids d'une personnalité considérable, et s'il ne s'agissait
pas de moi, je dirais providentielle, à qui vous avez eu le bon esprit
de demander d'assurer le prestige de la réunion, d'amener devant le
violon de Morel les oreilles directement attachées aux langues les plus
écoutées; non, non, ce n'est pas rien. Il n'y a pas de rien dans une
réalisation aussi complète. Tout y concourt. La Duras était
merveilleuse. Enfin, tout; c'est pour cela, conclut-il, comme il aimait
à morigéner, que je me suis opposé à ce que vous invitiez de ces
personnes--diviseurs qui, devant les êtres prépondérants que je vous
amenais eussent joué le rôle de virgules dans un chiffre, les autres
réduites à n'être que de simples dixièmes. J'ai le sentiment très
juste de ces choses-là. Vous comprenez, il faut éviter les gaffes
quand nous donnons une fête qui doit être digne de Vinteuil, de son
génial interprète, de vous, et, j'ose le dire, de moi. Vous auriez
invité La Molé que tout était raté. C'était la petite goutte
contraire, neutralisante, qui rend une potion sans vertu.
L'électricité se serait éteinte, les petits fours ne seraient pas
arrivés à temps, l'orangeade aurait donné la colique à tout le
monde. C'était la personne à ne pas avoir. À son nom seul, comme dans
une féérie, aucun son ne serait sorti des cuivres; la flûte et le
hautbois auraient été pris d'une extinction de voix subite. Morel
lui-même, même s'il était parvenu à donner quelques sons, n'aurait
plus été en mesure et au lieu du Septuor de Vinteuil, vous auriez eu
sa parodie par Beckmesser, finissant au milieu des huées. Moi qui crois
beaucoup à l'influence des personnes, j'ai très bien senti dans
l'épanouissement de certain largo, qui s'ouvrait jusqu'au fond comme
une fleur, dans le surcroît de satisfaction du finale, qui n'était pas
seulement allègre mais incomparablement allègre, que l'absence de la
Molé inspirait les musiciens et dilatait de joie jusqu'aux instruments
de musique eux-mêmes. D'ailleurs le jour où on reçoit les souverains
on n'invite pas sa concierge. » En l'appelant la Molé, (comme il disait
d'ailleurs très sympathiquement la Duras), M. de Charlus lui faisait
justice. Car toutes ces femmes étaient des actrices du monde et il est
vrai aussi que, même en considérant ce point de vue, la Comtesse Molé
n'était pas égale à l'extraordinaire réputation d'intelligence qu'on
lui faisait, ce qui donnait à penser à ces acteurs ou à ces
romanciers médiocres qui, à certaines époques, ont une situation de
génies, soit à cause de la médiocrité de leurs confrères, parmi
lesquels aucun artiste supérieur n'est capable de montrer ce qu'est le
vrai talent, soit à cause de la médiocrité du public, qui,
existât-il une individualité extraordinaire, serait incapable de la
comprendre. Dans le cas de Mme Molé il est préférable, sinon
entièrement exact, de s'arrêter à cette première explication. Le
monde étant le royaume du néant, il n'y a entre les mérites des
différentes femmes du monde que des degrés insignifiants, qui peuvent
seulement follement majorer les rancunes ou l'imagination de M. de
Charlus. Et certes, s'il parlait comme il venait de le faire dans ce
langage qui était un ambigu précieux des choses de l'art et du monde,
c'est parce que ses colères de vieille femme et sa culture de mondain
ne fournissaient à l'éloquence véritable qui était la sienne que des
thèmes insignifiants. Le monde des différences n'existant pas à la
surface de la terre, parmi tous les pays que notre perception
uniformise, à plus forte raison n'existe-t-il pas dans le «monde».
Existe-t-il d'ailleurs quelque part? Le septuor de Vinteuil avait
semblé me dire que oui. Mais où? Comme M. de Charlus aimait aussi à
répéter de l'un à l'autre, cherchant à brouiller, à diviser pour
régner, il ajouta: «Vous avez, en ne l'invitant pas, enlevé à Mme
Molé l'occasion de dire: «Je ne sais pas pourquoi cette Mme Verdurin
m'a invitée. Je ne sais pas ce que c'est que ces gens-là, je ne les
connais pas. » Elle a déjà dit l'an passé que vous la fatiguiez de
vos avances. C'est une sotte, ne l'invitez plus. En somme elle n'est pas
une personne si extraordinaire. Elle peut bien venir chez vous sans
faire d'histoires puisque j'y vais bien. En somme, conclut-il, il me
semble que vous pouvez me remercier, car, tel que ça a marché,
c'était parfait. La Duchesse de Guermantes n'est pas venue, mais on ne
sait pas, c'était peut-être mieux ainsi. Nous ne lui en voudrons pas
et nous penserons tout de même à elle pour une autre fois, d'ailleurs
on ne peut pas ne pas se souvenir d'elle, ses yeux même nous disent: ne
m'oubliez pas, puisque ce sont deux myosotis» (et je pensais à part
moi combien il fallait que l'esprit des Guermantes,--la décision
d'aller ici et pas là--fut fort pour l'avoir emporté chez la Duchesse
sur la crainte de Palamède). «Devant une réussite aussi complète, on
est tenté comme Bernardin de Saint-Pierre de voir partout la main de la
Providence. La Duchesse de Duras était enchantée. Elle m'a même
chargé de vous le dire», ajouta M. de Charlus en appuyant sur les mots
comme si Mme Verdurin devait considérer cela comme un honneur
suffisant. Suffisant et même à peine croyable, car il trouva
nécessaire pour être cru de dire: «Parfaitement», emporté par la
démence de ceux que Jupiter veut perdre. «Elle a engagé Morel chez
elle où on redonnera le même programme et je pense même à demander
une invitation pour M. Verdurin». Cette politesse au mari seul était,
sans que M. de Charlus en eût même l'idée, le plus sanglant outrage
pour l'épouse, laquelle se croyant, à l'égard de l'exécutant, en
vertu d'une sorte de décret de Moscou en vigueur dans le petit clan, le
droit de lui interdire de jouer au dehors sans son autorisation
expresse, était bien résolue à interdire sa participation à la
soirée de Mme de Duras.
Rien qu'en parlant avec cette faconde, M. de Charlus irritait Mme
Verdurin qui n'aimait pas qu'on fit bande à part dans leur petit clan.
Que de fois, et déjà à la Raspelière, entendant le Baron parler sans
cesse à Charlie au lieu de se contenter de tenir sa partie dans
l'ensemble si concertant du clan, s'était-elle écriée en montrant le
Baron: «Quelle tapette il a! Quelle tapette! Oh! pour une tapette,
c'est une fameuse tapette! » Mais cette fois c'était bien pis. Enivré
de ses paroles, M. de Charlus ne comprenait pas qu'en raccourcissant le
rôle de Mme Verdurin et en lui fixant d'étroites frontières, il
déchaînait ce sentiment haineux qui n'était chez elle qu'une forme
particulière, une forme sociale de la jalousie. Mme Verdurin aimait
vraiment les habitués, les fidèles du petit clan, elle les voulait
tout à leur patronne. Faisant la part du feu, comme ces jaloux qui
permettent qu'on les trompe mais sous leur toit et même sous leurs
yeux, c'est-à-dire qu'on ne les trompe pas, elle concédait aux hommes
d'avoir une maîtresse, un amant, à condition que tout cela n'eût
aucune conséquence sociale hors de chez elle, se nouât et se
perpétuât à l'abri des mercredis. Tout éclat de rire furtif d'Odette
auprès de Swann lui avait jadis rongé le cœur, depuis quelque temps
tout aparté entre Morel et le Baron; elle trouvait à ses chagrins une
seule consolation qui était de défaire le bonheur des autres. Elle
n'eût pu supporter longtemps celui du Baron. Voici que cet imprudent
précipitait la catastrophe en ayant l'air de restreindre la place de la
Patronne dans son petit clan. Déjà elle voyait Morel allant dans le
monde, sans elle, sous l'égide du Baron. Il n'y avait qu'un remède,
donner à choisir à Morel entre le Baron et elle, et, profitant de
l'ascendant qu'elle avait pris sur Morel en faisant preuve à ses yeux
d'une clairvoyance extraordinaire grâce à des rapports qu'elle se
faisait faire, à des mensonges qu'elle inventait et qu'elle lui servait
les uns et les autres comme corroborant ce qu'il était porté à croire
lui-même, et ce qu'il allait voir à l'évidence, grâce aux panneaux
qu'elle préparait et où les naïfs venaient tomber, profitant de cet
ascendant, la faire choisir elle de préférence au Baron. Quant aux
femmes du monde qui étaient là et qui ne s'étaient même pas fait
présenter, dès qu'elle avait compris leurs hésitations ou leur
sans-gêne, elle avait dit: «Ah! je vois ce que c'est, c'est un genre
de vieilles grues qui ne nous convient pas, elles voient ce salon pour
la dernière fois. » Car elle serait morte plutôt que de dire qu'on
avait été moins aimable avec elle qu'elle n'avait espéré. «Ah! mon
Cher Général», s'écria brusquement M. de Charlus en lâchant Mme
Verdurin parce qu'il apercevait le Général Deltour, secrétaire de la
Présidence de la République, lequel pouvait avoir une grande
importance pour la croix de Charlie, et qui, après avoir demandé un
conseil à Cottard, s'éclipsait rapidement: «bonsoir, cher et charmant
ami. Hé bien c'est comme ça que vous vous tirez des pattes sans me
dire adieu», dit le Baron avec un sourire de bonhomie et de suffisance,
car il savait bien qu'on était toujours content de lui parler un moment
de plus. Et comme dans l'état d'exaltation où il était, il faisait à
lui tout seul sur un ton suraigu les demandes et les réponses: «Eh!
bien, êtes-vous content? N'est-ce pas que c'était bien beau?
L'andante, n'est-ce pas? C'est ce qu'on a jamais écrit de plus
touchant. Je défie de l'écouter jusqu'au bout sans avoir les larmes
aux yeux. Vous êtes charmant d'être venu. Dites-moi, j'ai reçu ce
matin un télégramme parfait de Froberville qui m'annonce que du côté
de la Grande Chancellerie les difficultés sont aplanies, comme
on dit. » La voix de M. de Charlus continuait à s'élever aussi
perçante, aussi différente de la voix habituelle, que celle d'un
avocat qui plaide avec emphase, de son débit ordinaire, phénomène
d'amplification vocale par surexcitation et euphorie nerveuse analogue
à celle qui, dans les dîners qu'elle donnait, montait à un diapason
si élevé la voix comme le regard de Mme de Guermantes. «Je comptais
vous envoyer demain matin un mot par un garde pour vous dire mon
enthousiasme, en attendant que je puisse vous l'exprimer de vive voix,
mais vous étiez si entouré! L'appui de Froberville sera loin d'être
à dédaigner, mais de mon côté, j'ai la promesse du Ministre», dit
le Général. «Ah! parfait. Du reste vous avez vu que c'est bien ce que
mérite un talent pareil. Hoyos était enchanté, je n'ai pas pu voir
l'Ambassadrice, était-elle contente? Qui ne l'aurait pas été,
excepté ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, ce qui ne fait
rien du moment qu'ils ont des langues pour parler. » Profitant de ce que
le Baron s'était éloigné pour parler au Général, Mme Verdurin fit
signe à Brichot. Celui-ci qui ne savait pas ce que Mme Verdurin allait
lui dire, voulut l'amuser et, sans se douter combien il me faisait
souffrir, dit à la Patronne: «Le Baron est enchanté que Mlle Vinteuil
et son amie ne soient pas venues. Elles le scandalisent énormément. Il
a déclaré que leurs mœurs étaient à faire peur. Vous n'imaginez
comme le Baron est pudibond et sévère sur le chapitre des mœurs. »
Contrairement à l'attente de Brichot, Mme Verdurin ne s'égaya pas:
«Il est immonde, répondit-elle. Proposez lui de venir fumer une
cigarette avec vous, pour que mon mari puisse emmener sa Dulcinée sans
que le Charlus s'en aperçoive et l'éclaire sur l'abîme où il
roule. » Brichot semblait avoir quelques hésitations. «Je vous dirai,
reprit Mme Verdurin pour lever les derniers scrupules de Brichot, que je
ne me sens pas en sûreté avec ça chez moi. Je sais qu'il a eu de
sales histoires et que la police l'a à l'œil. » Et comme elle avait un
certain don d'improvisation quand la malveillance l'inspirait, Mme
Verdurin ne s'arrêta pas là: «Il paraît qu'il a fait de la prison.
Oui, oui, ce sont des personnes très renseignées qui me l'ont dit. Je
sais du reste par quelqu'un qui demeure dans sa rue qu'on n'a pas idée
des bandits qu'il fait venir chez lui. » Et comme Brichot qui allait
souvent chez le Baron protestait, Mme Verdurin s'animant s'écria:
«Mais je vous en réponds! c'est moi qui vous le dis», expression par
laquelle elle cherchait d'habitude à étayer une assertion jetée un
peu au hasard. «Il mourra assassiné un jour ou l'autre, comme tous ses
pareils d'ailleurs. Il n'ira peut-être même pas jusque là parce qu'il
est dans les griffes de ce Jupien qu'il a eu le toupet de m'envoyer et
qui est un ancien forçat, je le sais, vous le savez, oui, de façon
positive. Il tient Charlus par des lettres qui sont quelque chose
d'effrayant, il paraît. Je le sais par quelqu'un qui les a vues et qui
m'a dit: «Vous vous trouveriez mal si vous voyiez cela. » C'est comme
ça que ce Jupien le fait marcher au bâton et lui fait cracher tout
l'argent qu'il veut. J'aimerais mille fois mieux la mort que de vivre
dans la terreur où vit Charlus. En tout cas si la famille de Morel se
décide à porter plainte contre lui, je n'ai pas envie d'être accusée
de complicité. S'il continue ce sera à ses risques et périls, mais
j'aurai fait mon devoir. Qu'est-ce que vous voulez? Ce n'est pas toujours
folichon. » Et déjà agréablement enfiévrée par l'attente de la
conversation que son mari allait avoir avec le violoniste, Mme Verdurin
me dit: «Demandez à Brichot si je ne suis pas une amie courageuse, et
si je ne sais pas me dévouer pour sauver les camarades. » (Elle faisait
allusion aux circonstances dans lesquelles elle l'avait juste à temps
brouillé, avec sa blanchisseuse d'abord, avec Mme de Cambremer ensuite,
brouilles à la suite desquelles Brichot était devenu presque
complètement aveugle et, disait-on, morphinomane). «Une amie
incomparable, perspicace et vaillante», répondit l'universitaire avec
une émotion naïve. «Mme Verdurin m'a empêché de commettre une
grande sottise, me dit Brichot, quand celle-ci se fut éloignée. Elle
n'hésite pas à couper dans le vif. Elle est interventionniste comme
dit notre ami Cottard. J'avoue pourtant que la pensée que le pauvre
baron ignore encore le coup qui va le frapper me fait une grande peine.
Il est complètement fou de ce garçon. Si Mme Verdurin réussit, voilà
un homme qui sera bien malheureux. Du reste il n'est pas certain qu'elle
n'échoue pas. Je crains qu'elle ne réussisse qu'à semer des
mésintelligences entre eux, qui, finalement, sans les séparer,
n'aboutiront qu'à les brouiller avec elle. » C'était ainsi souvent
entre Mme Verdurin et les fidèles. Mais il était visible qu'en elle le
besoin de conserver leur amitié était de plus en plus dominé par
celui que cette amitié ne fût jamais tenue en échec par celle qu'ils
pouvaient avoir les uns pour les autres. L'homosexualité ne lui
déplaisait pas tant qu'elle ne touchait pas à l'orthodoxie, mais comme
l'Église elle préférait tous les sacrifices à une concession sur
l'orthodoxie. Je commençais à craindre que son irritation contre moi
ne vînt de ce qu'elle avait su que j'avais empêché Albertine d'y
aller dans la journée, et qu'elle n'entreprit ultérieurement auprès
d'elle, si cela n'avait déjà commencé, le même travail pour la
séparer de moi que celui que son mari allait, à l'égard de Charlus,
opérer auprès du musicien. «Voyons, allez chercher Charlus, trouvez
un prétexte, il est temps, dit Mme Verdurin et tâchez surtout de ne
pas le laisser revenir avant que je vous fasse chercher. Ah! quelle
soirée, ajouta Mme Verdurin qui dévoila ainsi la vraie raison de sa
rage. Avoir fait jouer ces chefs-d'œuvre devant ces cruches. Je ne
parle pas de la Reine de Naples, elle est intelligente, c'est une femme
agréable (lisez, elle a été très aimable avec moi). Mais les autres.
Ah! c'est à vous rendre enragée. Qu'est-ce que vous voulez, moi je
n'ai plus vingt ans. Quand j'étais jeune, on me disait qu'il fallait
savoir s'ennuyer, je me forçais, mais maintenant, ah! non, c'est plus
fort que moi, j'ai l'âge de faire ce que je veux, la vie est trop
courte; m'ennuyer, fréquenter des imbéciles, feindre, avoir l'air de
les trouver intelligents. Ah! non, je ne peux pas. Allons, voyons,
Brichot, il n'y a pas de temps à perdre. » «J'y vais, Madame, j'y
vais», finit par dire Brichot comme le Général Deltour s'éloignait.
Mais d'abord l'universitaire me prit un petit instant à part: «Le
Devoir moral, me dit-il, est moins clairement impératif que ne
l'enseignent nos Éthiques. Que les cafés théosophiques et les
brasseries Kantiennes en prennent leur parti, nous ignorons
déplorablement la nature du Bien. Moi-même qui, sans nulle vantardise,
ai commenté pour mes élèves, en toute innocence, la philosophie du
prénommé Emmanuel Kant, je ne vois aucune indication précise pour le
cas de casuistique mondaine devant lequel je suis placé, dans cette
critique de la Raison pratique où le grand défroqué du protestantisme
platonisa à la mode de Germanie pour une Allemagne pré-historiquement
sentimentale et aulique, à toutes fins utiles d'un mysticisme
poméranien. C'est encore le «Banquet», mais donné cette fois à
Kœnisberg, à la façon de là-bas, indigeste et assaisonné avec
choucroute et sans gigolos. Il est évident d'une part que je ne puis
refuser à notre excellente hôtesse le léger service qu'elle me
demande, en conformité pleinement orthodoxe avec la morale
traditionnelle. Il faut éviter, avant toute chose, car il n'y en a pas
beaucoup qui fasse dire plus de sottises, de se laisser piper avec des
mots. Mais enfin n'hésitons pas à avouer que si les mères de famille
avaient part au vote, le Baron risquerait d'être lamentablement
blackboulé comme professeur de vertu. C'est malheureusement avec le
tempérament d'un roué qu'il suit sa vocation de pédagogue; remarquez
que je ne dis pas du mal du Baron; ce doux homme qui sait découper un
rôti comme personne, possède avec le génie de l'anathème, des
trésors de bonté. Il peut être amusant comme un pitre supérieur,
alors qu'avec tel de mes confrères, académicien, s'il vous plait, je
m'ennuie, comme dirait Xénophon, à 100 drachmes l'heure.
