Un des grands avantages des
dialectes
germaniques en poe?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
La simplicite?
grammaticale est un des grands avantages des langues modernes; cette simplicite?
, fonde?
e sur des principes de
logique communs a` toutes les nations, fait qu'on s'entend plus
facilement; une e? tude tre`s-le? ge`re suffit pour apprendre l'italien
etl'anglais; mais c'est une science que l'allemand. La pe? riode
allemande entoure la pense? e comme des serres qui s'ouvrent et se
referment pour la saisir. Une construction de phrases a` peu pre`s
telle qu'elle existe chez les anciens, s'y est introduite plus aise? -
ment que dans aucun autre dialecte europe? en; mais les inversions
ne conviennent gue`re aux langues modernes. Les terminaisons
e? clatantes des mots grecs et latins , faisaient sentir quels e? taient
parmi les mots ceux qui devaient se joindre ensemble, lors me^me
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? J58 DU STYLE
qu'ils e? taient se? pare? s : les signes des de? clinaisons chez les Alle-
mands sont tellement sourds, qu'on a beaucoup de peine a` re-
trouver les paroles qui de? pendent les unes des autres sous ces
uniformes couleurs.
Lorsque les e? trangers se plaignent du travail qu'exige l'e? tude
de l'allemand, on leur re? pond qu'il est tre`s-facile d'e? crire dans
cette langue avec la simplicite? dela grammaire francaise, tan-
dis qu'il est impossible, en franc? ais, d'adopter la pe? riode alle-
mande, et qu'ainsi donc il faut la conside? rer comme un moyen
de plus; mais ce moyen se? duit les e? crivains, et ils en usent trop.
L'allemand est peut-e^tre la seule langue dans laquelle les vers
soient plus faciles a` comprendre que la prose; la phrase poe? ti-
que, e? tant ne? cessairement coupe? e par la mesure me^me du vers,
ne saurait se prolonger au dela`.
Sans doute, il y a plus de nuances, plus de liens entre les
pense? es, dans ces pe? riodes qui forment un tout, et rassemblent
sous un me^me point de vue les divers rapports qui tiennent au
me^me sujet; mais, si l'on se laissait aller a` l'enchai^nement na-
turel des diffe? rentes pense? es entre elles, on finirait par vouloir
les mettre toutes dans une me^me phrase. L'esprit humain a be-
soin de morceler pour comprendre; et l'on risque de prendre des
lueurs pour des ve? rite? s, quand les formes me^mes du langage
sont obscures.
L'art de traduire est pousse? plus loin en allemand que dans
aucun autre dialecte europe? en. Voss a transporte? dans sa langue
les poe`tes grecs et latins avec une e? tonnante exactitude, et W.
Schlegel, les poetes anglais, italiens et espagnols, avec une ve? -
rite? de coloris dont il n'y avait point d'exemple avant lui. Lors-
que l'allemand se pre^te a` la traduction de l'anglais, il ne perd
pas son caracte`re naturel, puisque ces langues sont toutes deux
d'origine germanique; mais quelque me? rite qu'il y ait dans la
traduction d'Home`re par Voss, elle fait de l'Iliade et de l'Odys-
se? e , des poe`mes dont le style est grec, bien que les mots soient
allemands. La connaissance de l'antiquite? y gagne; l'originalite?
propre a` l'idiome de chaque nation y perd ne? cessairement. Il
semble que ce soit une contradiction, d'accuser la langue alle-
mande tout a` la fois de trop de flexibilite? et de trop de rudesse;
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? ET DE LA VERSIFICATION. 137
mais ce qui se concilie dans les caracte`res peut aussi se concilier
dans les langues; et souvent, dans la me^me personne, les incon-
ve? nients dela rudesse n'empe^chent pas ceux de la flexibilite? .
Ces de? fauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les
vers que dans la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions; je crois donc qu'on peut dire avec ve? rite? ,
qu'il n'y a point aujourd'hui de poe? sie plus frappante et plus
varie? e que celle des Allemands.
La versification est un art singulier, dont l'examen est ine? -
puisable ; les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie,
servent seulement de signe a` la pense? e, arrivent a` notre a^me
par le rhythme des sons harmonieux, et nous causent une
double jouissance, qui nai^t de la sensation et de la re? flexion re? u-
nies; mais si toutes les langues sont e? galement propres a` dire
ce que l'on pense, toutes ne le sont pas e? galement a` faire parta-
ger ce que l'on e? prouve, et les effets de la poe? sie tiennent encore
plus a` la me? lodie des paroles qu'aux ide? es qu'elles expriment.
L'allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes
longues et bre`ves, comme le grec et le latin; tous les autres dia-
lectes europe? ens sont plus ou moins accentue? s, mais les vers ne
sauraient s'y mesurer a` la manie`re des anciens d'apre`s la lon-
gueur des syllabes : l'accent donne de l'unite? aux phrases comme
aux mots, il a du rapport avec la signification de ce qu'on dit;
l'on insiste sur ce qui doit de? terminer le sens, et la prononcia-
tion, en faisant ressortir telle ou telle parole, rapporte tout a`
l'ide? e principale. Il n'en est pas ainsi de la dure? e musicale des
sons dans le langage; elle est bien plus favorable a` la poe? sie que
l'accent, parce qu'elle n'a point d'objet positif et qu'elle donne
seulement un plaisir noble et vague, comme toutes les jouissan-
ces sans but. Chez les anciens, les syllabes e? taient scande? es d'a-
pre`s la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux ,
l'harmonie seule en de? cidait : en allemand, tous les mots acces-
soires sont brefs, et c'est la dignite? grammaticale, c'est-a`-dire,
l'importance de la syllabe radicale qui de? termine sa quantite? ;
il y a moins de charme dans cette espe`ce de prosodie que dans
celle des anciens, parce qu'elle tient plus aux combinaisons
abstraites qu'aux sensations involontaires; ne? anmoins c'est tou12
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? 138 DU STYLE
jours un grand avantage pour une langue d'avoir dans sa pro-
sodie de quoi supple? era` la rime. C'est une de? couverte moderne que la rime, elle tient a` tout
l'ensemble de nos beaux-arts; et ce serait s'interdire de grands
effets que d'y renoncer; elle est l'image de l'espe? rance et du sou-
venir. Un son nous fait de? sirer celui qui doit lui re? pondre, et
quand le second retentit, il nous rappelle celui qui vient de nous
e? chapper. Ne? anmoins cette agre? able re? gularite? doit ne? cessaire-
ment nuire au naturel dans l'art dramatique, et a` la hardiesse
dans le poe`me e? pique. On ne saurait gue`re se passer de la rime
dans les idiomes dont la prosodie est peu marque? e; et cependant
la ge^ne dela construction peut e^tre telle, dans certaines langues,
qu'un poete audacieux et penseur aurait besoin de faire gou^ter
l'harmonie des vers sans l'asservissement de la rime. Klopstock
a banni les alexandrins de la poe? sie allemande; il les a rem-
place? s par les hexame`tres et les vers i? ambiques non rime? s en
usage aussi chez les Anglais, et qui donnent a` l'imagination
beaucoup de liberte? . Les vers alexandrins convenaient tre`s-mal
a` la langue allemande; on peut s'en convaincre par les poe? sies
du grand Haller lui-me^me , quelque me? rite qu'elles aient; une
langue dont la prononciation est si forte e? tourdit par le retour
et l'uniformite? des he? mistiches. D'ailleurs cette forme de vers
appelle les sentences et les antithe`ses, et l'esprit allemand est
trop scrupuleux et trop vrai pour se pre^ter a` ces antithe`ses, qui
ne pre? sentent jamais les ide? es ni les images dans leur parfaite
since? rite? , ni dans leurs plus exactes nuances. L'harmonie des
hexame`tres, et surtout des vers i? ambiques non rime? s, n'est que
l'harmonie naturelle inspire? e par le sentiment : c'est une de? -
clamation note? e, tandis que le vers alexandrin impose un certain genre d'expressions et de tournures dont il est bien diffi-
cile de sortir. La compositionde ce genre de vers est un art tout
a`fait inde? pendant me^me du ge? nie poe? tique; on peut posse? der
cet art sans avoir ce ge? nie, et l'on pourrait au contraire e^tre
un grand poe`te et ne pas se sentir capable de s'astreindre a` cette
forme.
Nos meilleurs poe`tes lyriques , en France, ce sont peut-e^tre
nos grands prosateurs, Bossuet, Pascal, Fe? nelon, Buffon. Jean.
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? ET J>E L\ VERSIFICATION. 139
Jacques, etc. Le despotisme des alexandrins force souvent a` ne
point mettre en vers ce qui serait pourtant de la ve? ritable poe? sie;
tandis que chez les nations e? trange`res, la versification e? tant
beaucoup plus facile et plus naturelle, toutes les pense? es poe? ti-
ques inspirent des vers, et l'on ne laisse en ge? ne? ral a` la prose
que le raisonnement. On pourrait de? fier Racine lui-me^me de
traduire en vers franc? ais Pindare, Pe? trarque ou Klopstock,
sans de? naturer entie`rement leur caracte`re. Ces poetes ont un
genre d'audace qui ne se trouve gue`re que dans les langues ou`
l'on peut re? unir tout le charme de la versification a` l'originalite?
que la prose permet seule en franc? ais.
Un des grands avantages des dialectes germaniques en poe? sie,
c'est la varie? te? et la beaute? de leurs e? pithe`tes. L'allemand, sous
ce rapport aussi, peut se comparer au grec; l'on sent dans un
seul mot plusieurs images, comme dans la note fondamentale
d'un accord , on entend les autres sons dont il est compose? , ou
comme de certaines couleurs renouvellent en nous la sensation
de celles qui en de? pendent. L'on ne dit en franc? aisque ce qu'on
veutdire, et l'on ne voit point errer autour des paroles ces nua-
ges a` mille formes, qui entourent la poe? sie des langues du Nord,
et re? veillent une foule de souvenirs. A la liberte? de former une
seule e? pithe`te de deux ou trois, se joint celle d'animer le lan-
gage, en faisant des noms avec les verbes: le vivre, le vouloir,
le sentir, sont des expressions moins abstraites que la vie, la
volonte? , le sentiment; et tout ce qui tend a` changer la pense? e
en action donne toujours plus de mouvement au style. La faci-
lite? de renverser a` son gre? la construction de la phrase est aussi
tre`s-favorable a` la poe? sie, et permet d'exciter, parles moyens
varie? s de la versification, des impressions analogues a` celles de
la peinture et dela musique. Enfin l'esprit ge? ne? ral des dialectes
teutoniques , c'est l'inde? pendance ; les e? crivains cherchent avant
tout a` transmettre ce qu'ils sentent; ils diraient volontiers a` la
poe? sie, comme He? loi? sea` son amant : S'ityaun mot plus vrai,
plus tendre, plus profond encore pour exprimer ce que j'e? -
prouve, c'est celui-la` que je veux choisir. Le souvenir des con-
^enances de socie? te? poursuit en France le talent jusque dans ses
e? motions les plus intimes; et la crainte du ridicule est l'e? pe? e de
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? 140 DE l. A POE? SIE.
Damocle`s, qu'aucune fe^te de l'imagination ne peut faire oublier.
On parle souvent dans les arts du me? rite de la difficulte? vain-
cue; ne? anmoins on l'a dit avec raison : ou cette difficulte? ne se
sent pas, et alors elle est nulle; ou elle se sent, et alors elle
n'est pas vaincue. Les entraves font ressortir l'habilete? de l'es-
prit; mais il y a souvent dans le vrai ge? nie une sorte de mala-
dresse, semblable, a` quelques e? gards, a` la duperie des belles
a^mes ; et l'on aurait tort de vouloir l'asservir a` des ge^nes arbi-
traires , car il s'en tirerait beaucoup moins bien que des talents
du second ordre.
CHAPITRE X.
De la poe? sie.
Ce qui est vraiment divin dans le coeur de l'homme ne peut
e^tre de? fini; s'il y a des mots pour quelques traits, il n'y en a
point pour exprimer l'ensemble, et surtout le myste`re de la ve? ri-
table beaute? dans tous les genres. Il est difficile de dire ce qui
n'est pas de la poe? sie; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle
est, il faut appeler a` son secours les impressions qu'excitent une
belle contre? e, une musique harmonieuse, le regard d'un objet
che? ri, et pardessus tout un sentiment religieux qui nous fait
e? prouver en nous-me^mes la pre? sence de la Divinite? . La poe? sie
est le langage naturel a` tous les cultes. La Bible est pleine de
poe? sie ; Home`re est plein de religion. Ce n'est pas qu'il y ait des
fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Home`re; mais l'enthou-
siasme rassemble dans un me^me foyer des sentiments divers;
l'enthousiasme est l'encens de la terre vers le ciel; il les re? unit
l'un a` l'autre.
Le don de re? ve? ler par la parole ce qu'on ressent au fond du
coeur est tre`s-rare ; il y a pourtant de la poe? sie dans tous les
e^tres capables d'affections vives et profondes; l'expression man-
que a` ceux qui ne sont pas exerce? s a` la trouver. Le poe`te ne fait,
pour ainsi dire, que de? gager le sentiment prisonnier au fond de
l'a^me; le ge? nie poe? tique est une disposition inte? rieure, de la
me^me nature que celle qui rend capable d'un ge? ne? reux sacrifice:
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? DE LA POESIE. 141
c'est re^ver l'he? roi? sme que de composer une belle ode. Si le talent
n'e? tait pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions
que les touchantes paroles; car elles partent toutes e? galement
de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-me^mes.
Un homme d'un esprit supe? rieur disait que laprose e? tait fac-
tice, et la poe? sie naturelle: en effet, les nations peu civilise? es
commencent toujours par la poe? sie, et, de`s qu'une passion forte
agite l'a^me, les hommes les plus vulgaires se servent, a` leur insu,
d'images et de me? taphores; ils appellent a` leur secours la nature
exte? rieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable,
les gens du peuple sont beaucoup plus pre`s d'e^tre poetes que les
hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage
ne sont propres qu'a` servir de bornes, ils ne peuvent rien ins-
pirer. Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poe? sie et la
3 pto^se, et la plaisanterie doit toujours se mettre du co^te? de la
prose; car c'est rabattre que de plaisanter. L'esprit de socie? te? est
cependant tre`s-favorable a` la poe? sie de la gra^ce et dela gaiete? ,
V dont l'Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants
mode`les. La poe? sie dramatique est admirable dans nos premiers
e? crivains; la poe? sie descriptive, et surtout la poe? sie didactique,
ont e? te? porte? es chez les Franc? ais a` un tre`s-haut degre? de perfec-
:ion; mais il ne parai^t pas qu'ils soient appele? s jusqu'a` pre? sent
a` se distinguer dans la poe? sie lyrique ou e? pique, telle que les anciens et les e? trangers la conc? oivent. La poe? sie lyrique s'exprime au nom de l'auteur me^me; ce
n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-
Jme^me qu'il trouve les divers mouvements dont il est anime? :
j {J. -B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montre? s poe`tes lyriques; ils e? taient nourris des psaumes
et pe? ne? tre? s d'une foi vive; ne? anmoins les difficulte? s de la lan-
gue et de la versification franc? aise s'opposent presque toujours a`
l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admi-
rables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une en-
tie`re dans laquelle le dieu n'ait point abandonne? le poe`te? De
beaux vers ne sont pas de la poe? sie; l'inspiration, dans les arts,
est une source ine? puisable , qui vivifie depuis la premie`re parole
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? 142 DE LA POESIE.
jusqu'a` la dernie`re: amour, patrie , croyance , tout doit e^tre di-
vinise? dans l'ode, c'est l'apothe? ose du sentiment: il faut, pour
concevoir la vraie grandeur de la poe? sie lyrique, errer par la
re^verie dans les re? gions e? the? re? es, oublier le bruit de la terre en
e? coutant l'harmonie ce? leste, et conside? rer l'univers entier comme
un symbole des e? motions de l'a^me.
L'e? nigme de la destine? e humaine n'est de rien pour la plupart
des hommes; le poe`te l'a toujours pre? sente a` l'imagination. L'i-
de? e de la mort, qui de? courage les esprits vulgaires, rend le ge? nie
plus audacieux, et le me? lange des beaute? s de la nature et des
terreurs de la destruction, excite je ne sais quel de? lire de bonheur
et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni de? crire le
spectacle de ce monde. La poe? sie lyrique ne raconte rien, ne s'as-
treint en rien a` la succession des temps, ni aux limites des lieux;
elle plane sur les pays et sur les sie`cles ; elle donne de la dure? e
a` ce moment sublime, pendant lequel l'homme s'e? le`ve au-des-
sus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des
merveilles du monde comme un e^tre a` la fois cre? ateur et cre? e? ,
qui doit mouriret qui ne peut cesser d'e^tre, et dont le coeur
tremblant,et fort en me^me temps, s'enorgueillit en lui-me^me et
se prosterne devant Dieu.
Les Allemands, re? unissant tout a` la fois, ce qui est tre`s-rare,
l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capa-
bles que la plupart des autres nations de la poe? sie lyrique. Les
modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'i-
de? es dont une religion spiritualiste leur adonne? l'habitude; et si
cependant cette profondeur n'e? tait point reve^tue d'images, ce ne
serait pas de la poe?
logique communs a` toutes les nations, fait qu'on s'entend plus
facilement; une e? tude tre`s-le? ge`re suffit pour apprendre l'italien
etl'anglais; mais c'est une science que l'allemand. La pe? riode
allemande entoure la pense? e comme des serres qui s'ouvrent et se
referment pour la saisir. Une construction de phrases a` peu pre`s
telle qu'elle existe chez les anciens, s'y est introduite plus aise? -
ment que dans aucun autre dialecte europe? en; mais les inversions
ne conviennent gue`re aux langues modernes. Les terminaisons
e? clatantes des mots grecs et latins , faisaient sentir quels e? taient
parmi les mots ceux qui devaient se joindre ensemble, lors me^me
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? J58 DU STYLE
qu'ils e? taient se? pare? s : les signes des de? clinaisons chez les Alle-
mands sont tellement sourds, qu'on a beaucoup de peine a` re-
trouver les paroles qui de? pendent les unes des autres sous ces
uniformes couleurs.
Lorsque les e? trangers se plaignent du travail qu'exige l'e? tude
de l'allemand, on leur re? pond qu'il est tre`s-facile d'e? crire dans
cette langue avec la simplicite? dela grammaire francaise, tan-
dis qu'il est impossible, en franc? ais, d'adopter la pe? riode alle-
mande, et qu'ainsi donc il faut la conside? rer comme un moyen
de plus; mais ce moyen se? duit les e? crivains, et ils en usent trop.
L'allemand est peut-e^tre la seule langue dans laquelle les vers
soient plus faciles a` comprendre que la prose; la phrase poe? ti-
que, e? tant ne? cessairement coupe? e par la mesure me^me du vers,
ne saurait se prolonger au dela`.
Sans doute, il y a plus de nuances, plus de liens entre les
pense? es, dans ces pe? riodes qui forment un tout, et rassemblent
sous un me^me point de vue les divers rapports qui tiennent au
me^me sujet; mais, si l'on se laissait aller a` l'enchai^nement na-
turel des diffe? rentes pense? es entre elles, on finirait par vouloir
les mettre toutes dans une me^me phrase. L'esprit humain a be-
soin de morceler pour comprendre; et l'on risque de prendre des
lueurs pour des ve? rite? s, quand les formes me^mes du langage
sont obscures.
L'art de traduire est pousse? plus loin en allemand que dans
aucun autre dialecte europe? en. Voss a transporte? dans sa langue
les poe`tes grecs et latins avec une e? tonnante exactitude, et W.
Schlegel, les poetes anglais, italiens et espagnols, avec une ve? -
rite? de coloris dont il n'y avait point d'exemple avant lui. Lors-
que l'allemand se pre^te a` la traduction de l'anglais, il ne perd
pas son caracte`re naturel, puisque ces langues sont toutes deux
d'origine germanique; mais quelque me? rite qu'il y ait dans la
traduction d'Home`re par Voss, elle fait de l'Iliade et de l'Odys-
se? e , des poe`mes dont le style est grec, bien que les mots soient
allemands. La connaissance de l'antiquite? y gagne; l'originalite?
propre a` l'idiome de chaque nation y perd ne? cessairement. Il
semble que ce soit une contradiction, d'accuser la langue alle-
mande tout a` la fois de trop de flexibilite? et de trop de rudesse;
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? ET DE LA VERSIFICATION. 137
mais ce qui se concilie dans les caracte`res peut aussi se concilier
dans les langues; et souvent, dans la me^me personne, les incon-
ve? nients dela rudesse n'empe^chent pas ceux de la flexibilite? .
Ces de? fauts se font sentir beaucoup plus rarement dans les
vers que dans la prose, et dans les compositions originales que dans les traductions; je crois donc qu'on peut dire avec ve? rite? ,
qu'il n'y a point aujourd'hui de poe? sie plus frappante et plus
varie? e que celle des Allemands.
La versification est un art singulier, dont l'examen est ine? -
puisable ; les mots qui, dans les rapports ordinaires de la vie,
servent seulement de signe a` la pense? e, arrivent a` notre a^me
par le rhythme des sons harmonieux, et nous causent une
double jouissance, qui nai^t de la sensation et de la re? flexion re? u-
nies; mais si toutes les langues sont e? galement propres a` dire
ce que l'on pense, toutes ne le sont pas e? galement a` faire parta-
ger ce que l'on e? prouve, et les effets de la poe? sie tiennent encore
plus a` la me? lodie des paroles qu'aux ide? es qu'elles expriment.
L'allemand est la seule langue moderne qui ait des syllabes
longues et bre`ves, comme le grec et le latin; tous les autres dia-
lectes europe? ens sont plus ou moins accentue? s, mais les vers ne
sauraient s'y mesurer a` la manie`re des anciens d'apre`s la lon-
gueur des syllabes : l'accent donne de l'unite? aux phrases comme
aux mots, il a du rapport avec la signification de ce qu'on dit;
l'on insiste sur ce qui doit de? terminer le sens, et la prononcia-
tion, en faisant ressortir telle ou telle parole, rapporte tout a`
l'ide? e principale. Il n'en est pas ainsi de la dure? e musicale des
sons dans le langage; elle est bien plus favorable a` la poe? sie que
l'accent, parce qu'elle n'a point d'objet positif et qu'elle donne
seulement un plaisir noble et vague, comme toutes les jouissan-
ces sans but. Chez les anciens, les syllabes e? taient scande? es d'a-
pre`s la nature des voyelles et les rapports des sons entre eux ,
l'harmonie seule en de? cidait : en allemand, tous les mots acces-
soires sont brefs, et c'est la dignite? grammaticale, c'est-a`-dire,
l'importance de la syllabe radicale qui de? termine sa quantite? ;
il y a moins de charme dans cette espe`ce de prosodie que dans
celle des anciens, parce qu'elle tient plus aux combinaisons
abstraites qu'aux sensations involontaires; ne? anmoins c'est tou12
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? 138 DU STYLE
jours un grand avantage pour une langue d'avoir dans sa pro-
sodie de quoi supple? era` la rime. C'est une de? couverte moderne que la rime, elle tient a` tout
l'ensemble de nos beaux-arts; et ce serait s'interdire de grands
effets que d'y renoncer; elle est l'image de l'espe? rance et du sou-
venir. Un son nous fait de? sirer celui qui doit lui re? pondre, et
quand le second retentit, il nous rappelle celui qui vient de nous
e? chapper. Ne? anmoins cette agre? able re? gularite? doit ne? cessaire-
ment nuire au naturel dans l'art dramatique, et a` la hardiesse
dans le poe`me e? pique. On ne saurait gue`re se passer de la rime
dans les idiomes dont la prosodie est peu marque? e; et cependant
la ge^ne dela construction peut e^tre telle, dans certaines langues,
qu'un poete audacieux et penseur aurait besoin de faire gou^ter
l'harmonie des vers sans l'asservissement de la rime. Klopstock
a banni les alexandrins de la poe? sie allemande; il les a rem-
place? s par les hexame`tres et les vers i? ambiques non rime? s en
usage aussi chez les Anglais, et qui donnent a` l'imagination
beaucoup de liberte? . Les vers alexandrins convenaient tre`s-mal
a` la langue allemande; on peut s'en convaincre par les poe? sies
du grand Haller lui-me^me , quelque me? rite qu'elles aient; une
langue dont la prononciation est si forte e? tourdit par le retour
et l'uniformite? des he? mistiches. D'ailleurs cette forme de vers
appelle les sentences et les antithe`ses, et l'esprit allemand est
trop scrupuleux et trop vrai pour se pre^ter a` ces antithe`ses, qui
ne pre? sentent jamais les ide? es ni les images dans leur parfaite
since? rite? , ni dans leurs plus exactes nuances. L'harmonie des
hexame`tres, et surtout des vers i? ambiques non rime? s, n'est que
l'harmonie naturelle inspire? e par le sentiment : c'est une de? -
clamation note? e, tandis que le vers alexandrin impose un certain genre d'expressions et de tournures dont il est bien diffi-
cile de sortir. La compositionde ce genre de vers est un art tout
a`fait inde? pendant me^me du ge? nie poe? tique; on peut posse? der
cet art sans avoir ce ge? nie, et l'on pourrait au contraire e^tre
un grand poe`te et ne pas se sentir capable de s'astreindre a` cette
forme.
Nos meilleurs poe`tes lyriques , en France, ce sont peut-e^tre
nos grands prosateurs, Bossuet, Pascal, Fe? nelon, Buffon. Jean.
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? ET J>E L\ VERSIFICATION. 139
Jacques, etc. Le despotisme des alexandrins force souvent a` ne
point mettre en vers ce qui serait pourtant de la ve? ritable poe? sie;
tandis que chez les nations e? trange`res, la versification e? tant
beaucoup plus facile et plus naturelle, toutes les pense? es poe? ti-
ques inspirent des vers, et l'on ne laisse en ge? ne? ral a` la prose
que le raisonnement. On pourrait de? fier Racine lui-me^me de
traduire en vers franc? ais Pindare, Pe? trarque ou Klopstock,
sans de? naturer entie`rement leur caracte`re. Ces poetes ont un
genre d'audace qui ne se trouve gue`re que dans les langues ou`
l'on peut re? unir tout le charme de la versification a` l'originalite?
que la prose permet seule en franc? ais.
Un des grands avantages des dialectes germaniques en poe? sie,
c'est la varie? te? et la beaute? de leurs e? pithe`tes. L'allemand, sous
ce rapport aussi, peut se comparer au grec; l'on sent dans un
seul mot plusieurs images, comme dans la note fondamentale
d'un accord , on entend les autres sons dont il est compose? , ou
comme de certaines couleurs renouvellent en nous la sensation
de celles qui en de? pendent. L'on ne dit en franc? aisque ce qu'on
veutdire, et l'on ne voit point errer autour des paroles ces nua-
ges a` mille formes, qui entourent la poe? sie des langues du Nord,
et re? veillent une foule de souvenirs. A la liberte? de former une
seule e? pithe`te de deux ou trois, se joint celle d'animer le lan-
gage, en faisant des noms avec les verbes: le vivre, le vouloir,
le sentir, sont des expressions moins abstraites que la vie, la
volonte? , le sentiment; et tout ce qui tend a` changer la pense? e
en action donne toujours plus de mouvement au style. La faci-
lite? de renverser a` son gre? la construction de la phrase est aussi
tre`s-favorable a` la poe? sie, et permet d'exciter, parles moyens
varie? s de la versification, des impressions analogues a` celles de
la peinture et dela musique. Enfin l'esprit ge? ne? ral des dialectes
teutoniques , c'est l'inde? pendance ; les e? crivains cherchent avant
tout a` transmettre ce qu'ils sentent; ils diraient volontiers a` la
poe? sie, comme He? loi? sea` son amant : S'ityaun mot plus vrai,
plus tendre, plus profond encore pour exprimer ce que j'e? -
prouve, c'est celui-la` que je veux choisir. Le souvenir des con-
^enances de socie? te? poursuit en France le talent jusque dans ses
e? motions les plus intimes; et la crainte du ridicule est l'e? pe? e de
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? 140 DE l. A POE? SIE.
Damocle`s, qu'aucune fe^te de l'imagination ne peut faire oublier.
On parle souvent dans les arts du me? rite de la difficulte? vain-
cue; ne? anmoins on l'a dit avec raison : ou cette difficulte? ne se
sent pas, et alors elle est nulle; ou elle se sent, et alors elle
n'est pas vaincue. Les entraves font ressortir l'habilete? de l'es-
prit; mais il y a souvent dans le vrai ge? nie une sorte de mala-
dresse, semblable, a` quelques e? gards, a` la duperie des belles
a^mes ; et l'on aurait tort de vouloir l'asservir a` des ge^nes arbi-
traires , car il s'en tirerait beaucoup moins bien que des talents
du second ordre.
CHAPITRE X.
De la poe? sie.
Ce qui est vraiment divin dans le coeur de l'homme ne peut
e^tre de? fini; s'il y a des mots pour quelques traits, il n'y en a
point pour exprimer l'ensemble, et surtout le myste`re de la ve? ri-
table beaute? dans tous les genres. Il est difficile de dire ce qui
n'est pas de la poe? sie; mais si l'on veut comprendre ce qu'elle
est, il faut appeler a` son secours les impressions qu'excitent une
belle contre? e, une musique harmonieuse, le regard d'un objet
che? ri, et pardessus tout un sentiment religieux qui nous fait
e? prouver en nous-me^mes la pre? sence de la Divinite? . La poe? sie
est le langage naturel a` tous les cultes. La Bible est pleine de
poe? sie ; Home`re est plein de religion. Ce n'est pas qu'il y ait des
fictions dans la Bible, ni des dogmes dans Home`re; mais l'enthou-
siasme rassemble dans un me^me foyer des sentiments divers;
l'enthousiasme est l'encens de la terre vers le ciel; il les re? unit
l'un a` l'autre.
Le don de re? ve? ler par la parole ce qu'on ressent au fond du
coeur est tre`s-rare ; il y a pourtant de la poe? sie dans tous les
e^tres capables d'affections vives et profondes; l'expression man-
que a` ceux qui ne sont pas exerce? s a` la trouver. Le poe`te ne fait,
pour ainsi dire, que de? gager le sentiment prisonnier au fond de
l'a^me; le ge? nie poe? tique est une disposition inte? rieure, de la
me^me nature que celle qui rend capable d'un ge? ne? reux sacrifice:
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? DE LA POESIE. 141
c'est re^ver l'he? roi? sme que de composer une belle ode. Si le talent
n'e? tait pas mobile, il inspirerait aussi souvent les belles actions
que les touchantes paroles; car elles partent toutes e? galement
de la conscience du beau, qui se fait sentir en nous-me^mes.
Un homme d'un esprit supe? rieur disait que laprose e? tait fac-
tice, et la poe? sie naturelle: en effet, les nations peu civilise? es
commencent toujours par la poe? sie, et, de`s qu'une passion forte
agite l'a^me, les hommes les plus vulgaires se servent, a` leur insu,
d'images et de me? taphores; ils appellent a` leur secours la nature
exte? rieure pour exprimer ce qui se passe en eux d'inexprimable,
les gens du peuple sont beaucoup plus pre`s d'e^tre poetes que les
hommes de bonne compagnie; car la convenance et le persiflage
ne sont propres qu'a` servir de bornes, ils ne peuvent rien ins-
pirer. Il y a lutte interminable dans ce monde entre la poe? sie et la
3 pto^se, et la plaisanterie doit toujours se mettre du co^te? de la
prose; car c'est rabattre que de plaisanter. L'esprit de socie? te? est
cependant tre`s-favorable a` la poe? sie de la gra^ce et dela gaiete? ,
V dont l'Arioste, La Fontaine, Voltaire, sont les plus brillants
mode`les. La poe? sie dramatique est admirable dans nos premiers
e? crivains; la poe? sie descriptive, et surtout la poe? sie didactique,
ont e? te? porte? es chez les Franc? ais a` un tre`s-haut degre? de perfec-
:ion; mais il ne parai^t pas qu'ils soient appele? s jusqu'a` pre? sent
a` se distinguer dans la poe? sie lyrique ou e? pique, telle que les anciens et les e? trangers la conc? oivent. La poe? sie lyrique s'exprime au nom de l'auteur me^me; ce
n'est plus dans un personnage qu'il se transporte, c'est en lui-
Jme^me qu'il trouve les divers mouvements dont il est anime? :
j {J. -B. Rousseau dans ses Odes religieuses, Racine dans Athalie, se sont montre? s poe`tes lyriques; ils e? taient nourris des psaumes
et pe? ne? tre? s d'une foi vive; ne? anmoins les difficulte? s de la lan-
gue et de la versification franc? aise s'opposent presque toujours a`
l'abandon de l'enthousiasme. On peut citer des strophes admi-
rables dans quelques-unes de nos odes; mais y en a-t-il une en-
tie`re dans laquelle le dieu n'ait point abandonne? le poe`te? De
beaux vers ne sont pas de la poe? sie; l'inspiration, dans les arts,
est une source ine? puisable , qui vivifie depuis la premie`re parole
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? 142 DE LA POESIE.
jusqu'a` la dernie`re: amour, patrie , croyance , tout doit e^tre di-
vinise? dans l'ode, c'est l'apothe? ose du sentiment: il faut, pour
concevoir la vraie grandeur de la poe? sie lyrique, errer par la
re^verie dans les re? gions e? the? re? es, oublier le bruit de la terre en
e? coutant l'harmonie ce? leste, et conside? rer l'univers entier comme
un symbole des e? motions de l'a^me.
L'e? nigme de la destine? e humaine n'est de rien pour la plupart
des hommes; le poe`te l'a toujours pre? sente a` l'imagination. L'i-
de? e de la mort, qui de? courage les esprits vulgaires, rend le ge? nie
plus audacieux, et le me? lange des beaute? s de la nature et des
terreurs de la destruction, excite je ne sais quel de? lire de bonheur
et d'effroi, sans lequel l'on ne peut ni comprendre ni de? crire le
spectacle de ce monde. La poe? sie lyrique ne raconte rien, ne s'as-
treint en rien a` la succession des temps, ni aux limites des lieux;
elle plane sur les pays et sur les sie`cles ; elle donne de la dure? e
a` ce moment sublime, pendant lequel l'homme s'e? le`ve au-des-
sus des peines et des plaisirs de la vie. Il se sent au milieu des
merveilles du monde comme un e^tre a` la fois cre? ateur et cre? e? ,
qui doit mouriret qui ne peut cesser d'e^tre, et dont le coeur
tremblant,et fort en me^me temps, s'enorgueillit en lui-me^me et
se prosterne devant Dieu.
Les Allemands, re? unissant tout a` la fois, ce qui est tre`s-rare,
l'imagination et le recueillement contemplatif, sont plus capa-
bles que la plupart des autres nations de la poe? sie lyrique. Les
modernes ne peuvent se passer d'une certaine profondeur d'i-
de? es dont une religion spiritualiste leur adonne? l'habitude; et si
cependant cette profondeur n'e? tait point reve^tue d'images, ce ne
serait pas de la poe?
