Les poesies de Baudelaire
disseminees
un peu partout dans les petits
journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, ete
reunies en volume.
journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, ete
reunies en volume.
Baudelaire - Fleurs Du Mal
?
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Title: Les Fleurs du Mal
Author: Charles Baudelaire
Posting Date: September 11, 2012 [EBook #6099]
Release Date: July, 2004
First Posted: November 5, 2002
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
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Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
LES FLEURS DU MAL
par
CHARLES BAUDELAIRE
_Preface par Henry FRICHET_
[Illustration]
PREFACE
Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien eleve
de l'ecole des Chartes, qui s'etait fait editeur par gout pour les
raffinements typographiques et pour la litterature qu'il jugeait en
erudit et en artiste beaucoup plus qu'en commercant; aussi bien ne fit-
il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis
longtemps tres recherches des bibliophiles.
Les poesies de Baudelaire disseminees un peu partout dans les petits
journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, ete
reunies en volume. Poulet-Malassis, que le genie original de Baudelaire
enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du
Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherche et trouve enfin non
point par Baudelaire ni par l'editeur, mais par Hippolyte Babou.
Les _Fleurs du Mal_ se presentaient comme un bouquet poetique
compose de fleurs rares et veneneuses d'un parfum encore ignore. Ce fut
un succes--succes d'ailleurs prepare par la _Revue des Deux-
Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poesies de
Baudelaire, avait mis sa responsabilite a couvert par une note
singulierement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
fort a une reclame deguisee:
<< Ce qui nous parait ici meriter l'interet, disait-elle, c'est
l'expression vive, curieuse, meme dans sa violence, de quelques
defaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
les discuter, on doit tenir a connaitre comme un des signes de notre
temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas ou la publicite
n'est pas seulement un encouragement, ou elle peut avoir l'influence
d'un conseil utile et appeler le vrai talent a se degager, a se
fortifier, en elargissant ses voies, en etendant son horizon. >>
C'etait se meprendre etrangement que de compter sur la publicite pour
amener Baudelaire a resipiscence; le parquet imperial ne prit pas tant
de menagements. Le livre a peine paru, fut defere aux tribunaux. Tandis
que Baudelaire se hatait de recueillir en brochure les articles
justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
etc. . . , il sollicitait l'amitie de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
recemment poursuivi pour avoir ecrit _Madame Bovary_), des moyens
de defense dont les minutes ont ete conservees et dont il transmettait
la teneur a son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le requisitoire de M.
Pinard (alors avocat general et plus tard ministre de l'Interieur), le
delit d'offense a la morale religieuse fut ecarte, mais en raison de la
prevention d'outrage a la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
Cour prononca la suppression de six pieces: _Lesbos, Femmes damnees,
le Lethe, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Metamorphoses du
Vampire,_ et la condamnation a une amende de l'auteur et de
l'editeur (21 aout 1857).
Le dommage materiel ne fut pas considerable pour Malassis; l'edition
etait presque epuisee lors de la saisie.
Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouve dans ses
papiers le brouillon de divers projets de prefaces qu'il abandonna lors
de la reimpression a la fois diminuee et augmentee des _Fleurs du
Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensee par autorite de justice
avait eu pour resultat de rendre les directeurs de journaux et de
revues tres mefiants a son egard, lorsqu'il leur presentait quelques
pages de prose ou des poesies nouvelles; sa situation pecuniaire s'en
ressentit. Il travaillait lentement, a ses heures, toujours preoccupe
d'atteindre l'ideale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
sujets auxquels le grand public etait alors (encore plus
qu'aujourd'hui) completement etranger.
Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
academiques laisses vacants par la mort de Scribe et du Pere
Lacordaire, il etait, dans sa pensee, de protester ainsi contre la
condamnation des _Fleurs du Mal. _ L'insucces de Baudelaire a
l'Academie n'etait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillerent de se desister, ce qu'il fit
d'ailleurs en des termes dont on apprecia la modestie et la convenance.
On a beaucoup parle de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
d'argent, sante precaire, absence de tendresse feminine, car sa
maitresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son <<
vase de tristesse >>, n'etait qu'une sotte dont le coeur et la pensee
etaient loin de lui. Son seul esprit, son mechant esprit etait de
tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle etait
charmante, nous dit Theodore de Banville, << elle portait bien sa brune
tete ingenue et superbe, couronnee d'une chevelure violemment crespelee
et dont la demarche de reine pleine d'une grace farouche, avait a la
fois quelque chose de divin et de bestial >>. Et Banville ajoute: <<
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Frappe de paralysie generale, ayant perdu la memoire des mots, apres
une longue agonie, il s'eteignit a quarante-six ans. Sa mere et son ami
Charles Asselineau etaient a son chevet. Ses oeuvres lui ont survecu,
mais la place d'honneur qu'il meritait par son genie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordee qu'a l'aube de ce siecle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un tres habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'etait presque un incompris, un
nevrose.
Il commenca, dit-on, par etonner les sots, mais il devait etonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant a la posterite ce livre
immortel: _les Fleurs du Mal. _
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le peche, la lesine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos peches sont tetus, nos repentirs sont laches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismegiste
Qui berce longuement notre esprit enchante,
Et le riche metal de notre volonte
Est tout vaporise par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets repugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, a travers des tenebres qui puent.
Ainsi qu'un debauche pauvre qui baise et mange
Le sein martyrise d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serre, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Demons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brode de leurs plaisants desseins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre ame, helas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les pantheres, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la menagerie infame de nos vices,
Il en est un plus laid, plus mechant, plus immonde!
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un debris
Et dans un baillement avalerait le monde;
C'est l'Ennui! --L'oeil charge d'un pleur involontaire,
Il reve d'echafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre delicat,
--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frere!
SPLEEN ET IDEAL
BENEDICTION
Lorsque, par un decret des puissances supremes,
Le Poete apparait en ce monde ennuye,
Sa mere epouvantee et pleine de blasphemes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitie:
<< Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de viperes,
Plutot que de nourrir cette derision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs ephemeres
Ou mon ventre a concu mon expiation!
<< Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour etre le degout de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
<< Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes mechancetes,
Et je tordrai si bien cet arbre miserable,
Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestes! >>
Elle ravale ainsi l'ecume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins eternels,
Elle-meme prepare au fond de la Gehenne
Les buchers consacres aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant desherite s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;
Et l'Esprit qui le suit dans son pelerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillite,
Cherchent a qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur ferocite.
Dans le pain et le vin destines a sa bouche
Ils melent de la cendre avec d'impurs crachats;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques:
<< Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le metier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer;
<< Et je me soulerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De genuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins!
<< Et, quand je m'ennuirai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frele et forte main;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'a son coeur se frayer un chemin.
<< Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bete favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dedain! >>
Vers le Ciel, ou son oeil voit un trone splendide,
Le Poete serein leve ses bras pieux,
Et les vastes eclairs de son esprit lucide
Lui derobent l'aspect des peuples furieux:
<< Soyez beni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remede a nos impuretes,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prepare les forts aux saintes voluptes!
<< Je sais que vous gardez une place au Poete
Dans les rangs bienheureux des saintes Legions,
Et que vous l'invitez a l'eternelle fete
Des Trones, des Vertus, des Dominations.
<< Je sais que la douleur est la noblesse unique
Ou ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
<< Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les metaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montes, ne pourraient pas suffire
A ce beau diademe eblouissant et clair;
<< Car il ne sera fait que de pure lumiere,
Puisee au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entiere,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! >>
L'ALBATROS
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'equipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils deposes sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons trainer a cote d'eux.
Ce voyageur aile, comme il est gauche et veule!
Lui, naguere si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brule-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Le Poete est semblable au prince des nuees
Qui hante la tempete et se rit de l'archer;
Exile sur le sol au milieu des huees,
Ses ailes de geant l'empechent de marcher.
ELEVATION
Au-dessus des etangs, au-dessus des vallees,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par dela le soleil, par dela les ethers,
Par dela les confins des spheres etoilees,
Mon esprit, tu te meus avec agilite,
Et, comme un bon nageur qui se pame dans l'onde,
Tu sillonnes gaiment l'immensite profonde
Avec une indicible et male volupte.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l'air superieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derriere les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'elancer vers les champs lumineux et sereins!
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
--Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LES PHARES
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraiche ou l'on ne peut aimer,
Mais ou la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
Leonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Ou des anges charmants, avec un doux souris
Tout charge de mystere, apparaissent a l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hopital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix decore seulement,
Ou la priere en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traverse brusquement;
Michel-Ange, lieu vague ou l'on voit des Hercules
Se meler a des Christ, et se lever tout droits
Des fantomes puissants, qui dans les crepuscules
Dechirent leur suaire en etirant leurs doigts;
Coleres de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beaute des goujats,
Grand coeur gonfle d'orgueil, homme debile et jaune,
Puget, melancolique empereur des forcats;
Watteau, ce carnaval ou bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Decors frais et legers eclaires par des lustres
Qui versent la folie a ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les Demons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hante des mauvais anges,
Ombrage par un bois de sapin toujours vert,
Ou, sous un ciel chagrin, des fanfares etranges
Passent, comme un soupir etouffe de Weber;
Ces maledictions, ces blasphemes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
Sont un echo redit par mille labyrinthes;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
C'est un cri repete par mille sentinelles,
Un ordre renvoye par mille porte-voix;
C'est un phare allume sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur temoignage
Que nous puissions donner de notre dignite
Que cet ardent sanglot qui roule d'age en age
Et vient mourir au bord de votre eternite!
LA MUSE VENALE
O Muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lachera ses Borees,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirees,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
Ranimeras-tu donc tes epaules marbrees
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse a sec autant que ton palais,
Recolteras-tu l'or des voutes azurees?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu'un tenebreux orage,
Traverse ca et la par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voila que j'ai touche l'automne des idees,
Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux
Pour rassembler a neuf les terres inondees,
Ou l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je reve
Trouveront dans ce sol lave comme une greve
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
--O douleur! o douleur! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croit et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J'ai longtemps habite sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Melaient d'une facon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflete par mes yeux.
C'est la que j'ai vecu dans les voluptes calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout impregnes d'odeurs,
Qui me rafraichissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin etait d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophetique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant a leurs fiers appetits
Le tresor toujours pret des mamelles pendantes.
Les hommes vont a pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots ou les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimeres absentes.
Du fond de son reduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybele, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le desert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des tenebres futures.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu cheriras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton ame
Dans le deroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous etes tous les deux tenebreux et discrets,
Homme, nul n'a sonde le fond de tes abimes;
O mer, nul ne connait tes richesses intimes,
Tant vous etes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voila des siecles innombrables
Que vous vous combattez sans pitie ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs eternels, o freres implacables!
DON JUAN AUX ENFERS
Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,
Et lorsqu'il eut donne son obole a Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthene,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derriere lui trainaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui reclamait ses gages,
Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
Montrait a tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Pres de l'epoux perfide et qui fui son amant
Semblait lui reclamer un supreme sourire
Ou brillat la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait a la barre et coupait le flot noir;
Mais le calme heros, courbe sur sa rapiere,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
CHATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux ou la Theologie
Fleurit avec le plus de seve et d'energie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands
--Apres avoir force les coeurs indifferents,
Les avoir remues dans leurs profondeurs noires;
Apres avoir franchi vers les celestes gloires
Des chemins singuliers a lui-meme inconnus,
Ou les purs Esprits seuls peut-etre etaient venus,
--Comme un homme monte trop haut, pris de panique,
S'ecria, transporte d'un orgueil satanique:
<< Jesus, petit Jesus! je t'ai pousse bien haut!
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au defaut
De l'armure, ta honte egalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un foetus derisoire! >>
Immediatement sa raison s'en alla.
L'eclat de ce soleil d'un crepe se voila;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installerent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Des lors il fut semblable aux betes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, a travers
Les champs, sans distinguer les etes des hivers,
Sale, inutile et laid comme une chose usee,
Il faisait des enfants la joie et la risee.
LA BEAUTE
Je suis belle, o mortels! comme un reve de pierre,
Et mon sein, ou chacun s'est meurtri tour a tour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
Eternel et muet ainsi que la matiere.
Je trone dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un coeur de neige a la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui deplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poetes, devant mes grandes attitudes.
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austeres etudes;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
Mes yeux, mes larges yeux aux clartes eternelles!
L'IDEAL
Ce ne seront jamais ces beautes de vignettes,
Produits avaries, nes d'un siecle vaurien,
Ces pieds a brodequins, ces doigts a castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
Je laisse, a Gavarni, poete des chloroses,
Soa troupeau gazouillant de beautes d'hopital,
Car je ne puis trouver parmi ces pales roses
Une fleur qui ressemble a mon rouge ideal.
Ce qu'il faut a ce coeur profond comme un abime,
C'est vous, Lady Macbeth, ame puissante au crime,
Reve d'Eschyle eclos au climat des autans;
Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose etrange
Tes appas faconnes aux bouches des Titans!
LE MASQUE
STATUE ALLEGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
A ERNEST CHRISTOPHE
STATUAIRE
Contemplons ce tresor de graces florentines;
Dans l'ondulation de ce corps musculeux
L'Elegance et la Force abondent, soeurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour troner sur des lits somptueux,
Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Ou la Fatuite promene son extase;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
Ce visage mignard, tout encadre de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:
<< La Volupte m'appelle et l'Amour me couronne! >>
A cet etre doue de tant de majeste
Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
Approchons, et tournons autour de sa beaute.
O blaspheme de l'art! o surprise fatale!
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicephale!
Mais non! Ce n'est qu'un masque, un decor suborneur,
Ce visage eclaire d'une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispee atrocement,
La veritable tete, et la sincere face
Renversee a l'abri de la face qui ment.
--Pauvre grande beaute! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
Ton mensonge m'enivre, et mon ame s'abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaute parfaite
Qui mettrait a ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mysterieux ronge son flanc d'athlete?
--Elle pleure, insense, parce qu'elle a vecu!
Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle deplore
Surtout, ce qui la fait fremir jusqu'aux genoux,
C'est que demain, helas! il faudra vivre encore!
Demain, apres-demain et toujours! --comme nous!
HYMNE A LA BEAUTE
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abime,
O Beaute? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusement le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
Tu repands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
Qui font le heros lache et l'enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
Le Destin charme suit tes jupons comme un chien;
Tu semes au hasard la joie et les desastres,
Et tu gouvernes tout et ne reponds de rien.
Tu marches sur des morts. Beaute, dont tu te moques;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus cheres breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L'ephemere ebloui vole vers toi, chandelle,
Crepite, flambe et dit: Benissons ce flambeau!
L'amoureux pantelant incline sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beaute! monstre enorme, effrayant, ingenu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirene,
Qu'importe, si tu rends,--fee aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, o mon unique reine! --
L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
LA CHEVELURE
O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
O boucles! O parfum charge de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l'alcove obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.
La langoureuse Asie et la brulante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque defunt,
Vit dans tes profondeurs, foret aromatique!
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, o mon amour! nage sur ton parfum.
J'irai la-bas ou l'arbre et l'homme, pleins de seve,
Se pament longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enleve!
Tu contiens, mer d'ebene, un eblouissant reve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mats:
Un port retentissant ou mon ame peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur;
Ou les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur ou fremit l'eternelle chaleur.
Je plongerai ma tete amoureuse d'ivresse
Dans ce noir ocean ou l'autre est enferme;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, o feconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaume!
Cheveux bleus, pavillon de tenebres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetes de vos meches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps!
Les poesies de Baudelaire disseminees un peu partout dans les petits
journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, ete
reunies en volume. Poulet-Malassis, que le genie original de Baudelaire
enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du
Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherche et trouve enfin non
point par Baudelaire ni par l'editeur, mais par Hippolyte Babou.
Les _Fleurs du Mal_ se presentaient comme un bouquet poetique
compose de fleurs rares et veneneuses d'un parfum encore ignore. Ce fut
un succes--succes d'ailleurs prepare par la _Revue des Deux-
Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poesies de
Baudelaire, avait mis sa responsabilite a couvert par une note
singulierement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
fort a une reclame deguisee:
<< Ce qui nous parait ici meriter l'interet, disait-elle, c'est
l'expression vive, curieuse, meme dans sa violence, de quelques
defaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
les discuter, on doit tenir a connaitre comme un des signes de notre
temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas ou la publicite
n'est pas seulement un encouragement, ou elle peut avoir l'influence
d'un conseil utile et appeler le vrai talent a se degager, a se
fortifier, en elargissant ses voies, en etendant son horizon. >>
C'etait se meprendre etrangement que de compter sur la publicite pour
amener Baudelaire a resipiscence; le parquet imperial ne prit pas tant
de menagements. Le livre a peine paru, fut defere aux tribunaux. Tandis
que Baudelaire se hatait de recueillir en brochure les articles
justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
etc. . . , il sollicitait l'amitie de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
recemment poursuivi pour avoir ecrit _Madame Bovary_), des moyens
de defense dont les minutes ont ete conservees et dont il transmettait
la teneur a son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le requisitoire de M.
Pinard (alors avocat general et plus tard ministre de l'Interieur), le
delit d'offense a la morale religieuse fut ecarte, mais en raison de la
prevention d'outrage a la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
Cour prononca la suppression de six pieces: _Lesbos, Femmes damnees,
le Lethe, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Metamorphoses du
Vampire,_ et la condamnation a une amende de l'auteur et de
l'editeur (21 aout 1857).
Le dommage materiel ne fut pas considerable pour Malassis; l'edition
etait presque epuisee lors de la saisie.
Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouve dans ses
papiers le brouillon de divers projets de prefaces qu'il abandonna lors
de la reimpression a la fois diminuee et augmentee des _Fleurs du
Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensee par autorite de justice
avait eu pour resultat de rendre les directeurs de journaux et de
revues tres mefiants a son egard, lorsqu'il leur presentait quelques
pages de prose ou des poesies nouvelles; sa situation pecuniaire s'en
ressentit. Il travaillait lentement, a ses heures, toujours preoccupe
d'atteindre l'ideale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
sujets auxquels le grand public etait alors (encore plus
qu'aujourd'hui) completement etranger.
Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
academiques laisses vacants par la mort de Scribe et du Pere
Lacordaire, il etait, dans sa pensee, de protester ainsi contre la
condamnation des _Fleurs du Mal. _ L'insucces de Baudelaire a
l'Academie n'etait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillerent de se desister, ce qu'il fit
d'ailleurs en des termes dont on apprecia la modestie et la convenance.
On a beaucoup parle de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
d'argent, sante precaire, absence de tendresse feminine, car sa
maitresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son <<
vase de tristesse >>, n'etait qu'une sotte dont le coeur et la pensee
etaient loin de lui. Son seul esprit, son mechant esprit etait de
tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle etait
charmante, nous dit Theodore de Banville, << elle portait bien sa brune
tete ingenue et superbe, couronnee d'une chevelure violemment crespelee
et dont la demarche de reine pleine d'une grace farouche, avait a la
fois quelque chose de divin et de bestial >>. Et Banville ajoute: <<
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Frappe de paralysie generale, ayant perdu la memoire des mots, apres
une longue agonie, il s'eteignit a quarante-six ans. Sa mere et son ami
Charles Asselineau etaient a son chevet. Ses oeuvres lui ont survecu,
mais la place d'honneur qu'il meritait par son genie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordee qu'a l'aube de ce siecle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un tres habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'etait presque un incompris, un
nevrose.
Il commenca, dit-on, par etonner les sots, mais il devait etonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant a la posterite ce livre
immortel: _les Fleurs du Mal. _
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le peche, la lesine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos peches sont tetus, nos repentirs sont laches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismegiste
Qui berce longuement notre esprit enchante,
Et le riche metal de notre volonte
Est tout vaporise par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets repugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, a travers des tenebres qui puent.
Ainsi qu'un debauche pauvre qui baise et mange
Le sein martyrise d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serre, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Demons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brode de leurs plaisants desseins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre ame, helas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les pantheres, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la menagerie infame de nos vices,
Il en est un plus laid, plus mechant, plus immonde!
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un debris
Et dans un baillement avalerait le monde;
C'est l'Ennui! --L'oeil charge d'un pleur involontaire,
Il reve d'echafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre delicat,
--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frere!
SPLEEN ET IDEAL
BENEDICTION
Lorsque, par un decret des puissances supremes,
Le Poete apparait en ce monde ennuye,
Sa mere epouvantee et pleine de blasphemes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitie:
<< Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de viperes,
Plutot que de nourrir cette derision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs ephemeres
Ou mon ventre a concu mon expiation!
<< Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour etre le degout de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
<< Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes mechancetes,
Et je tordrai si bien cet arbre miserable,
Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestes! >>
Elle ravale ainsi l'ecume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins eternels,
Elle-meme prepare au fond de la Gehenne
Les buchers consacres aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant desherite s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;
Et l'Esprit qui le suit dans son pelerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillite,
Cherchent a qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur ferocite.
Dans le pain et le vin destines a sa bouche
Ils melent de la cendre avec d'impurs crachats;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques:
<< Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le metier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer;
<< Et je me soulerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De genuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins!
<< Et, quand je m'ennuirai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frele et forte main;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'a son coeur se frayer un chemin.
<< Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bete favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dedain! >>
Vers le Ciel, ou son oeil voit un trone splendide,
Le Poete serein leve ses bras pieux,
Et les vastes eclairs de son esprit lucide
Lui derobent l'aspect des peuples furieux:
<< Soyez beni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remede a nos impuretes,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prepare les forts aux saintes voluptes!
<< Je sais que vous gardez une place au Poete
Dans les rangs bienheureux des saintes Legions,
Et que vous l'invitez a l'eternelle fete
Des Trones, des Vertus, des Dominations.
<< Je sais que la douleur est la noblesse unique
Ou ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
<< Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les metaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montes, ne pourraient pas suffire
A ce beau diademe eblouissant et clair;
<< Car il ne sera fait que de pure lumiere,
Puisee au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entiere,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! >>
L'ALBATROS
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'equipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils deposes sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons trainer a cote d'eux.
Ce voyageur aile, comme il est gauche et veule!
Lui, naguere si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brule-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Le Poete est semblable au prince des nuees
Qui hante la tempete et se rit de l'archer;
Exile sur le sol au milieu des huees,
Ses ailes de geant l'empechent de marcher.
ELEVATION
Au-dessus des etangs, au-dessus des vallees,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par dela le soleil, par dela les ethers,
Par dela les confins des spheres etoilees,
Mon esprit, tu te meus avec agilite,
Et, comme un bon nageur qui se pame dans l'onde,
Tu sillonnes gaiment l'immensite profonde
Avec une indicible et male volupte.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l'air superieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derriere les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'elancer vers les champs lumineux et sereins!
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
--Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LES PHARES
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraiche ou l'on ne peut aimer,
Mais ou la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
Leonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Ou des anges charmants, avec un doux souris
Tout charge de mystere, apparaissent a l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hopital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix decore seulement,
Ou la priere en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traverse brusquement;
Michel-Ange, lieu vague ou l'on voit des Hercules
Se meler a des Christ, et se lever tout droits
Des fantomes puissants, qui dans les crepuscules
Dechirent leur suaire en etirant leurs doigts;
Coleres de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beaute des goujats,
Grand coeur gonfle d'orgueil, homme debile et jaune,
Puget, melancolique empereur des forcats;
Watteau, ce carnaval ou bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Decors frais et legers eclaires par des lustres
Qui versent la folie a ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les Demons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hante des mauvais anges,
Ombrage par un bois de sapin toujours vert,
Ou, sous un ciel chagrin, des fanfares etranges
Passent, comme un soupir etouffe de Weber;
Ces maledictions, ces blasphemes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
Sont un echo redit par mille labyrinthes;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
C'est un cri repete par mille sentinelles,
Un ordre renvoye par mille porte-voix;
C'est un phare allume sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur temoignage
Que nous puissions donner de notre dignite
Que cet ardent sanglot qui roule d'age en age
Et vient mourir au bord de votre eternite!
LA MUSE VENALE
O Muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lachera ses Borees,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirees,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
Ranimeras-tu donc tes epaules marbrees
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse a sec autant que ton palais,
Recolteras-tu l'or des voutes azurees?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu'un tenebreux orage,
Traverse ca et la par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voila que j'ai touche l'automne des idees,
Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux
Pour rassembler a neuf les terres inondees,
Ou l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je reve
Trouveront dans ce sol lave comme une greve
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
--O douleur! o douleur! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croit et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J'ai longtemps habite sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Melaient d'une facon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflete par mes yeux.
C'est la que j'ai vecu dans les voluptes calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout impregnes d'odeurs,
Qui me rafraichissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin etait d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophetique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant a leurs fiers appetits
Le tresor toujours pret des mamelles pendantes.
Les hommes vont a pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots ou les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimeres absentes.
Du fond de son reduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybele, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le desert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des tenebres futures.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu cheriras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton ame
Dans le deroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous etes tous les deux tenebreux et discrets,
Homme, nul n'a sonde le fond de tes abimes;
O mer, nul ne connait tes richesses intimes,
Tant vous etes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voila des siecles innombrables
Que vous vous combattez sans pitie ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs eternels, o freres implacables!
DON JUAN AUX ENFERS
Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,
Et lorsqu'il eut donne son obole a Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthene,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derriere lui trainaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui reclamait ses gages,
Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
Montrait a tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Pres de l'epoux perfide et qui fui son amant
Semblait lui reclamer un supreme sourire
Ou brillat la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait a la barre et coupait le flot noir;
Mais le calme heros, courbe sur sa rapiere,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
CHATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux ou la Theologie
Fleurit avec le plus de seve et d'energie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands
--Apres avoir force les coeurs indifferents,
Les avoir remues dans leurs profondeurs noires;
Apres avoir franchi vers les celestes gloires
Des chemins singuliers a lui-meme inconnus,
Ou les purs Esprits seuls peut-etre etaient venus,
--Comme un homme monte trop haut, pris de panique,
S'ecria, transporte d'un orgueil satanique:
<< Jesus, petit Jesus! je t'ai pousse bien haut!
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au defaut
De l'armure, ta honte egalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un foetus derisoire! >>
Immediatement sa raison s'en alla.
L'eclat de ce soleil d'un crepe se voila;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installerent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Des lors il fut semblable aux betes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, a travers
Les champs, sans distinguer les etes des hivers,
Sale, inutile et laid comme une chose usee,
Il faisait des enfants la joie et la risee.
LA BEAUTE
Je suis belle, o mortels! comme un reve de pierre,
Et mon sein, ou chacun s'est meurtri tour a tour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
Eternel et muet ainsi que la matiere.
Je trone dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un coeur de neige a la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui deplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poetes, devant mes grandes attitudes.
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austeres etudes;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
Mes yeux, mes larges yeux aux clartes eternelles!
L'IDEAL
Ce ne seront jamais ces beautes de vignettes,
Produits avaries, nes d'un siecle vaurien,
Ces pieds a brodequins, ces doigts a castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
Je laisse, a Gavarni, poete des chloroses,
Soa troupeau gazouillant de beautes d'hopital,
Car je ne puis trouver parmi ces pales roses
Une fleur qui ressemble a mon rouge ideal.
Ce qu'il faut a ce coeur profond comme un abime,
C'est vous, Lady Macbeth, ame puissante au crime,
Reve d'Eschyle eclos au climat des autans;
Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose etrange
Tes appas faconnes aux bouches des Titans!
LE MASQUE
STATUE ALLEGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
A ERNEST CHRISTOPHE
STATUAIRE
Contemplons ce tresor de graces florentines;
Dans l'ondulation de ce corps musculeux
L'Elegance et la Force abondent, soeurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour troner sur des lits somptueux,
Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Ou la Fatuite promene son extase;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
Ce visage mignard, tout encadre de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:
<< La Volupte m'appelle et l'Amour me couronne! >>
A cet etre doue de tant de majeste
Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
Approchons, et tournons autour de sa beaute.
O blaspheme de l'art! o surprise fatale!
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicephale!
Mais non! Ce n'est qu'un masque, un decor suborneur,
Ce visage eclaire d'une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispee atrocement,
La veritable tete, et la sincere face
Renversee a l'abri de la face qui ment.
--Pauvre grande beaute! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
Ton mensonge m'enivre, et mon ame s'abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaute parfaite
Qui mettrait a ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mysterieux ronge son flanc d'athlete?
--Elle pleure, insense, parce qu'elle a vecu!
Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle deplore
Surtout, ce qui la fait fremir jusqu'aux genoux,
C'est que demain, helas! il faudra vivre encore!
Demain, apres-demain et toujours! --comme nous!
HYMNE A LA BEAUTE
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abime,
O Beaute? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusement le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
Tu repands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
Qui font le heros lache et l'enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
Le Destin charme suit tes jupons comme un chien;
Tu semes au hasard la joie et les desastres,
Et tu gouvernes tout et ne reponds de rien.
Tu marches sur des morts. Beaute, dont tu te moques;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus cheres breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L'ephemere ebloui vole vers toi, chandelle,
Crepite, flambe et dit: Benissons ce flambeau!
L'amoureux pantelant incline sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beaute! monstre enorme, effrayant, ingenu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirene,
Qu'importe, si tu rends,--fee aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, o mon unique reine! --
L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
LA CHEVELURE
O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
O boucles! O parfum charge de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l'alcove obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.
La langoureuse Asie et la brulante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque defunt,
Vit dans tes profondeurs, foret aromatique!
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, o mon amour! nage sur ton parfum.
J'irai la-bas ou l'arbre et l'homme, pleins de seve,
Se pament longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enleve!
Tu contiens, mer d'ebene, un eblouissant reve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mats:
Un port retentissant ou mon ame peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur;
Ou les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur ou fremit l'eternelle chaleur.
Je plongerai ma tete amoureuse d'ivresse
Dans ce noir ocean ou l'autre est enferme;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, o feconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaume!
Cheveux bleus, pavillon de tenebres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetes de vos meches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps! toujours! ma main dans ta criniere lourde
Semera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'a mon, desir tu ne sois jamais sourde!
N'es-tu pas l'oasis ou je reve, et la gourde
Ou je hume a longs traits le vin du souvenir?
Je t'adore a l'egal de la voute nocturne,
O vase de tristesse, o grande taciturne,
Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornement de mes nuits,
Plus ironiquement accumuler les lieues
Qui separent mes bras des immensites bleues.
Je m'avance a l'attaque, et je grimpe aux assauts,
Comme apres un cadavre un choeur de vermisseaux,
Et je cheris, o bete implacable et cruelle,
Jusqu'a cette froideur par ou tu m'es plus belle!
Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,
Femme impure! L'ennui rend ton ame cruelle.
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Title: Les Fleurs du Mal
Author: Charles Baudelaire
Posting Date: September 11, 2012 [EBook #6099]
Release Date: July, 2004
First Posted: November 5, 2002
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES FLEURS DU MAL ***
Produced by Tonya Allen, Julie Barkley, Juliet Sutherland,
Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team.
LES FLEURS DU MAL
par
CHARLES BAUDELAIRE
_Preface par Henry FRICHET_
[Illustration]
PREFACE
Charles Baudelaire avait un ami, Auguste Poulet-Malassis, ancien eleve
de l'ecole des Chartes, qui s'etait fait editeur par gout pour les
raffinements typographiques et pour la litterature qu'il jugeait en
erudit et en artiste beaucoup plus qu'en commercant; aussi bien ne fit-
il jamais fortune, mais ses livres devenus assez rares sont depuis
longtemps tres recherches des bibliophiles.
Les poesies de Baudelaire disseminees un peu partout dans les petits
journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, ete
reunies en volume. Poulet-Malassis, que le genie original de Baudelaire
enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du
Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherche et trouve enfin non
point par Baudelaire ni par l'editeur, mais par Hippolyte Babou.
Les _Fleurs du Mal_ se presentaient comme un bouquet poetique
compose de fleurs rares et veneneuses d'un parfum encore ignore. Ce fut
un succes--succes d'ailleurs prepare par la _Revue des Deux-
Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poesies de
Baudelaire, avait mis sa responsabilite a couvert par une note
singulierement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
fort a une reclame deguisee:
<< Ce qui nous parait ici meriter l'interet, disait-elle, c'est
l'expression vive, curieuse, meme dans sa violence, de quelques
defaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
les discuter, on doit tenir a connaitre comme un des signes de notre
temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas ou la publicite
n'est pas seulement un encouragement, ou elle peut avoir l'influence
d'un conseil utile et appeler le vrai talent a se degager, a se
fortifier, en elargissant ses voies, en etendant son horizon. >>
C'etait se meprendre etrangement que de compter sur la publicite pour
amener Baudelaire a resipiscence; le parquet imperial ne prit pas tant
de menagements. Le livre a peine paru, fut defere aux tribunaux. Tandis
que Baudelaire se hatait de recueillir en brochure les articles
justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
etc. . . , il sollicitait l'amitie de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
recemment poursuivi pour avoir ecrit _Madame Bovary_), des moyens
de defense dont les minutes ont ete conservees et dont il transmettait
la teneur a son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le requisitoire de M.
Pinard (alors avocat general et plus tard ministre de l'Interieur), le
delit d'offense a la morale religieuse fut ecarte, mais en raison de la
prevention d'outrage a la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
Cour prononca la suppression de six pieces: _Lesbos, Femmes damnees,
le Lethe, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Metamorphoses du
Vampire,_ et la condamnation a une amende de l'auteur et de
l'editeur (21 aout 1857).
Le dommage materiel ne fut pas considerable pour Malassis; l'edition
etait presque epuisee lors de la saisie.
Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouve dans ses
papiers le brouillon de divers projets de prefaces qu'il abandonna lors
de la reimpression a la fois diminuee et augmentee des _Fleurs du
Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensee par autorite de justice
avait eu pour resultat de rendre les directeurs de journaux et de
revues tres mefiants a son egard, lorsqu'il leur presentait quelques
pages de prose ou des poesies nouvelles; sa situation pecuniaire s'en
ressentit. Il travaillait lentement, a ses heures, toujours preoccupe
d'atteindre l'ideale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
sujets auxquels le grand public etait alors (encore plus
qu'aujourd'hui) completement etranger.
Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
academiques laisses vacants par la mort de Scribe et du Pere
Lacordaire, il etait, dans sa pensee, de protester ainsi contre la
condamnation des _Fleurs du Mal. _ L'insucces de Baudelaire a
l'Academie n'etait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillerent de se desister, ce qu'il fit
d'ailleurs en des termes dont on apprecia la modestie et la convenance.
On a beaucoup parle de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
d'argent, sante precaire, absence de tendresse feminine, car sa
maitresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son <<
vase de tristesse >>, n'etait qu'une sotte dont le coeur et la pensee
etaient loin de lui. Son seul esprit, son mechant esprit etait de
tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle etait
charmante, nous dit Theodore de Banville, << elle portait bien sa brune
tete ingenue et superbe, couronnee d'une chevelure violemment crespelee
et dont la demarche de reine pleine d'une grace farouche, avait a la
fois quelque chose de divin et de bestial >>. Et Banville ajoute: <<
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Frappe de paralysie generale, ayant perdu la memoire des mots, apres
une longue agonie, il s'eteignit a quarante-six ans. Sa mere et son ami
Charles Asselineau etaient a son chevet. Ses oeuvres lui ont survecu,
mais la place d'honneur qu'il meritait par son genie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordee qu'a l'aube de ce siecle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un tres habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'etait presque un incompris, un
nevrose.
Il commenca, dit-on, par etonner les sots, mais il devait etonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant a la posterite ce livre
immortel: _les Fleurs du Mal. _
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le peche, la lesine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos peches sont tetus, nos repentirs sont laches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismegiste
Qui berce longuement notre esprit enchante,
Et le riche metal de notre volonte
Est tout vaporise par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets repugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, a travers des tenebres qui puent.
Ainsi qu'un debauche pauvre qui baise et mange
Le sein martyrise d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serre, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Demons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brode de leurs plaisants desseins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre ame, helas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les pantheres, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la menagerie infame de nos vices,
Il en est un plus laid, plus mechant, plus immonde!
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un debris
Et dans un baillement avalerait le monde;
C'est l'Ennui! --L'oeil charge d'un pleur involontaire,
Il reve d'echafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre delicat,
--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frere!
SPLEEN ET IDEAL
BENEDICTION
Lorsque, par un decret des puissances supremes,
Le Poete apparait en ce monde ennuye,
Sa mere epouvantee et pleine de blasphemes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitie:
<< Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de viperes,
Plutot que de nourrir cette derision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs ephemeres
Ou mon ventre a concu mon expiation!
<< Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour etre le degout de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
<< Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes mechancetes,
Et je tordrai si bien cet arbre miserable,
Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestes! >>
Elle ravale ainsi l'ecume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins eternels,
Elle-meme prepare au fond de la Gehenne
Les buchers consacres aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant desherite s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;
Et l'Esprit qui le suit dans son pelerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillite,
Cherchent a qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur ferocite.
Dans le pain et le vin destines a sa bouche
Ils melent de la cendre avec d'impurs crachats;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques:
<< Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le metier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer;
<< Et je me soulerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De genuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins!
<< Et, quand je m'ennuirai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frele et forte main;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'a son coeur se frayer un chemin.
<< Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bete favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dedain! >>
Vers le Ciel, ou son oeil voit un trone splendide,
Le Poete serein leve ses bras pieux,
Et les vastes eclairs de son esprit lucide
Lui derobent l'aspect des peuples furieux:
<< Soyez beni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remede a nos impuretes,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prepare les forts aux saintes voluptes!
<< Je sais que vous gardez une place au Poete
Dans les rangs bienheureux des saintes Legions,
Et que vous l'invitez a l'eternelle fete
Des Trones, des Vertus, des Dominations.
<< Je sais que la douleur est la noblesse unique
Ou ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
<< Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les metaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montes, ne pourraient pas suffire
A ce beau diademe eblouissant et clair;
<< Car il ne sera fait que de pure lumiere,
Puisee au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entiere,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! >>
L'ALBATROS
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'equipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils deposes sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons trainer a cote d'eux.
Ce voyageur aile, comme il est gauche et veule!
Lui, naguere si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brule-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Le Poete est semblable au prince des nuees
Qui hante la tempete et se rit de l'archer;
Exile sur le sol au milieu des huees,
Ses ailes de geant l'empechent de marcher.
ELEVATION
Au-dessus des etangs, au-dessus des vallees,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par dela le soleil, par dela les ethers,
Par dela les confins des spheres etoilees,
Mon esprit, tu te meus avec agilite,
Et, comme un bon nageur qui se pame dans l'onde,
Tu sillonnes gaiment l'immensite profonde
Avec une indicible et male volupte.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l'air superieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derriere les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'elancer vers les champs lumineux et sereins!
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
--Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LES PHARES
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraiche ou l'on ne peut aimer,
Mais ou la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
Leonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Ou des anges charmants, avec un doux souris
Tout charge de mystere, apparaissent a l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hopital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix decore seulement,
Ou la priere en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traverse brusquement;
Michel-Ange, lieu vague ou l'on voit des Hercules
Se meler a des Christ, et se lever tout droits
Des fantomes puissants, qui dans les crepuscules
Dechirent leur suaire en etirant leurs doigts;
Coleres de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beaute des goujats,
Grand coeur gonfle d'orgueil, homme debile et jaune,
Puget, melancolique empereur des forcats;
Watteau, ce carnaval ou bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Decors frais et legers eclaires par des lustres
Qui versent la folie a ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les Demons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hante des mauvais anges,
Ombrage par un bois de sapin toujours vert,
Ou, sous un ciel chagrin, des fanfares etranges
Passent, comme un soupir etouffe de Weber;
Ces maledictions, ces blasphemes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
Sont un echo redit par mille labyrinthes;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
C'est un cri repete par mille sentinelles,
Un ordre renvoye par mille porte-voix;
C'est un phare allume sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur temoignage
Que nous puissions donner de notre dignite
Que cet ardent sanglot qui roule d'age en age
Et vient mourir au bord de votre eternite!
LA MUSE VENALE
O Muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lachera ses Borees,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirees,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
Ranimeras-tu donc tes epaules marbrees
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse a sec autant que ton palais,
Recolteras-tu l'or des voutes azurees?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu'un tenebreux orage,
Traverse ca et la par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voila que j'ai touche l'automne des idees,
Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux
Pour rassembler a neuf les terres inondees,
Ou l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je reve
Trouveront dans ce sol lave comme une greve
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
--O douleur! o douleur! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croit et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J'ai longtemps habite sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Melaient d'une facon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflete par mes yeux.
C'est la que j'ai vecu dans les voluptes calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout impregnes d'odeurs,
Qui me rafraichissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin etait d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophetique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant a leurs fiers appetits
Le tresor toujours pret des mamelles pendantes.
Les hommes vont a pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots ou les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimeres absentes.
Du fond de son reduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybele, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le desert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des tenebres futures.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu cheriras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton ame
Dans le deroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous etes tous les deux tenebreux et discrets,
Homme, nul n'a sonde le fond de tes abimes;
O mer, nul ne connait tes richesses intimes,
Tant vous etes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voila des siecles innombrables
Que vous vous combattez sans pitie ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs eternels, o freres implacables!
DON JUAN AUX ENFERS
Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,
Et lorsqu'il eut donne son obole a Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthene,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derriere lui trainaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui reclamait ses gages,
Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
Montrait a tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Pres de l'epoux perfide et qui fui son amant
Semblait lui reclamer un supreme sourire
Ou brillat la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait a la barre et coupait le flot noir;
Mais le calme heros, courbe sur sa rapiere,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
CHATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux ou la Theologie
Fleurit avec le plus de seve et d'energie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands
--Apres avoir force les coeurs indifferents,
Les avoir remues dans leurs profondeurs noires;
Apres avoir franchi vers les celestes gloires
Des chemins singuliers a lui-meme inconnus,
Ou les purs Esprits seuls peut-etre etaient venus,
--Comme un homme monte trop haut, pris de panique,
S'ecria, transporte d'un orgueil satanique:
<< Jesus, petit Jesus! je t'ai pousse bien haut!
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au defaut
De l'armure, ta honte egalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un foetus derisoire! >>
Immediatement sa raison s'en alla.
L'eclat de ce soleil d'un crepe se voila;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installerent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Des lors il fut semblable aux betes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, a travers
Les champs, sans distinguer les etes des hivers,
Sale, inutile et laid comme une chose usee,
Il faisait des enfants la joie et la risee.
LA BEAUTE
Je suis belle, o mortels! comme un reve de pierre,
Et mon sein, ou chacun s'est meurtri tour a tour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
Eternel et muet ainsi que la matiere.
Je trone dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un coeur de neige a la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui deplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poetes, devant mes grandes attitudes.
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austeres etudes;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
Mes yeux, mes larges yeux aux clartes eternelles!
L'IDEAL
Ce ne seront jamais ces beautes de vignettes,
Produits avaries, nes d'un siecle vaurien,
Ces pieds a brodequins, ces doigts a castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
Je laisse, a Gavarni, poete des chloroses,
Soa troupeau gazouillant de beautes d'hopital,
Car je ne puis trouver parmi ces pales roses
Une fleur qui ressemble a mon rouge ideal.
Ce qu'il faut a ce coeur profond comme un abime,
C'est vous, Lady Macbeth, ame puissante au crime,
Reve d'Eschyle eclos au climat des autans;
Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose etrange
Tes appas faconnes aux bouches des Titans!
LE MASQUE
STATUE ALLEGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
A ERNEST CHRISTOPHE
STATUAIRE
Contemplons ce tresor de graces florentines;
Dans l'ondulation de ce corps musculeux
L'Elegance et la Force abondent, soeurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour troner sur des lits somptueux,
Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Ou la Fatuite promene son extase;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
Ce visage mignard, tout encadre de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:
<< La Volupte m'appelle et l'Amour me couronne! >>
A cet etre doue de tant de majeste
Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
Approchons, et tournons autour de sa beaute.
O blaspheme de l'art! o surprise fatale!
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicephale!
Mais non! Ce n'est qu'un masque, un decor suborneur,
Ce visage eclaire d'une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispee atrocement,
La veritable tete, et la sincere face
Renversee a l'abri de la face qui ment.
--Pauvre grande beaute! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
Ton mensonge m'enivre, et mon ame s'abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaute parfaite
Qui mettrait a ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mysterieux ronge son flanc d'athlete?
--Elle pleure, insense, parce qu'elle a vecu!
Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle deplore
Surtout, ce qui la fait fremir jusqu'aux genoux,
C'est que demain, helas! il faudra vivre encore!
Demain, apres-demain et toujours! --comme nous!
HYMNE A LA BEAUTE
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abime,
O Beaute? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusement le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
Tu repands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
Qui font le heros lache et l'enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
Le Destin charme suit tes jupons comme un chien;
Tu semes au hasard la joie et les desastres,
Et tu gouvernes tout et ne reponds de rien.
Tu marches sur des morts. Beaute, dont tu te moques;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus cheres breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L'ephemere ebloui vole vers toi, chandelle,
Crepite, flambe et dit: Benissons ce flambeau!
L'amoureux pantelant incline sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beaute! monstre enorme, effrayant, ingenu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirene,
Qu'importe, si tu rends,--fee aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, o mon unique reine! --
L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
LA CHEVELURE
O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
O boucles! O parfum charge de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l'alcove obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.
La langoureuse Asie et la brulante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque defunt,
Vit dans tes profondeurs, foret aromatique!
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, o mon amour! nage sur ton parfum.
J'irai la-bas ou l'arbre et l'homme, pleins de seve,
Se pament longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enleve!
Tu contiens, mer d'ebene, un eblouissant reve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mats:
Un port retentissant ou mon ame peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur;
Ou les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur ou fremit l'eternelle chaleur.
Je plongerai ma tete amoureuse d'ivresse
Dans ce noir ocean ou l'autre est enferme;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, o feconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaume!
Cheveux bleus, pavillon de tenebres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetes de vos meches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps!
Les poesies de Baudelaire disseminees un peu partout dans les petits
journaux d'avant-garde comme le _Corsaire_ et jusque dans la grave
_Revue des Deux-Mondes,_ n'avaient point encore, en 1857, ete
reunies en volume. Poulet-Malassis, que le genie original de Baudelaire
enthousiasmait, s'offrit de les publier sous le titre de _Fleurs du
Mal,_ titre neuf, audacieux, longtemps cherche et trouve enfin non
point par Baudelaire ni par l'editeur, mais par Hippolyte Babou.
Les _Fleurs du Mal_ se presentaient comme un bouquet poetique
compose de fleurs rares et veneneuses d'un parfum encore ignore. Ce fut
un succes--succes d'ailleurs prepare par la _Revue des Deux-
Mondes_ qui, en accueillant un an auparavant quelques poesies de
Baudelaire, avait mis sa responsabilite a couvert par une note
singulierement prudente. De nos jours une pareille note ressemblerait
fort a une reclame deguisee:
<< Ce qui nous parait ici meriter l'interet, disait-elle, c'est
l'expression vive, curieuse, meme dans sa violence, de quelques
defaillances, de quelques douleurs morales, que, sans les partager ni
les discuter, on doit tenir a connaitre comme un des signes de notre
temps. Il nous semble, d'ailleurs, qu'il est des cas ou la publicite
n'est pas seulement un encouragement, ou elle peut avoir l'influence
d'un conseil utile et appeler le vrai talent a se degager, a se
fortifier, en elargissant ses voies, en etendant son horizon. >>
C'etait se meprendre etrangement que de compter sur la publicite pour
amener Baudelaire a resipiscence; le parquet imperial ne prit pas tant
de menagements. Le livre a peine paru, fut defere aux tribunaux. Tandis
que Baudelaire se hatait de recueillir en brochure les articles
justificatifs d'Edmond Thierry, Barbey d'Aurevilly, Charles Asselineau,
etc. . . , il sollicitait l'amitie de Sainte-Beuve et de Flaubert (tout
recemment poursuivi pour avoir ecrit _Madame Bovary_), des moyens
de defense dont les minutes ont ete conservees et dont il transmettait
la teneur a son avocat, Me Chaix d'Est-Ange. Sur le requisitoire de M.
Pinard (alors avocat general et plus tard ministre de l'Interieur), le
delit d'offense a la morale religieuse fut ecarte, mais en raison de la
prevention d'outrage a la morale publiques et aux bonnes moeurs, la
Cour prononca la suppression de six pieces: _Lesbos, Femmes damnees,
le Lethe, A celle qui est trop gaie, les Bijoux et les Metamorphoses du
Vampire,_ et la condamnation a une amende de l'auteur et de
l'editeur (21 aout 1857).
Le dommage materiel ne fut pas considerable pour Malassis; l'edition
etait presque epuisee lors de la saisie.
Tout d'abord, Baudelaire voulut protester. On a retrouve dans ses
papiers le brouillon de divers projets de prefaces qu'il abandonna lors
de la reimpression a la fois diminuee et augmentee des _Fleurs du
Mal_ en 1861. Cette mutilation de sa pensee par autorite de justice
avait eu pour resultat de rendre les directeurs de journaux et de
revues tres mefiants a son egard, lorsqu'il leur presentait quelques
pages de prose ou des poesies nouvelles; sa situation pecuniaire s'en
ressentit. Il travaillait lentement, a ses heures, toujours preoccupe
d'atteindre l'ideale perfection et ne traitant d'ailleurs que des
sujets auxquels le grand public etait alors (encore plus
qu'aujourd'hui) completement etranger.
Lorsque Baudelaire posa en 1862 sa candidature aux fauteuils
academiques laisses vacants par la mort de Scribe et du Pere
Lacordaire, il etait, dans sa pensee, de protester ainsi contre la
condamnation des _Fleurs du Mal. _ L'insucces de Baudelaire a
l'Academie n'etait pas douteux. Ses amis, ses vrais amis, Alfred de
Vigny et Sainte-Beuve, lui conseillerent de se desister, ce qu'il fit
d'ailleurs en des termes dont on apprecia la modestie et la convenance.
On a beaucoup parle de la vie douloureuse de Baudelaire: manque
d'argent, sante precaire, absence de tendresse feminine, car sa
maitresse Jeanne Duval, une jolie fille de couleur qu'il appelait son <<
vase de tristesse >>, n'etait qu'une sotte dont le coeur et la pensee
etaient loin de lui. Son seul esprit, son mechant esprit etait de
tourner en ridicule les manies de son ami. Cependant elle etait
charmante, nous dit Theodore de Banville, << elle portait bien sa brune
tete ingenue et superbe, couronnee d'une chevelure violemment crespelee
et dont la demarche de reine pleine d'une grace farouche, avait a la
fois quelque chose de divin et de bestial >>. Et Banville ajoute: <<
Baudelaire faisait parfois asseoir Jeanne devant lui dans un grand
fauteuil; il la regardait avec amour et l'admirait longuement; il lui
disait des vers dans une langue qu'elle ne savait pas. Certes, c'est la
peut-etre le meilleur moyen de causer avec une femme dont les paroles
detonneraient, sans doute, dans l'ardente symphonie que chante sa
beaute; mais il est naturel aussi que la femme n'en convienne pas et
s'etonne d'etre adoree au meme titre qu'une belle chatte. >>
Baudelaire n'aima qu'elle et il l'aima exclusivement pour sa beaute,
car depuis longtemps, peut-etre depuis toujours, il avait senti qu'il
etait seul aupres d'elle, que les hommes sont irrevocablement seuls.
Personne ne comprend personne. Nous n'avons d'autre demeure que nous-
memes. Tout son dandysme fut fait de ce splendide isolement. Toutefois
sa sensibilite etait d'autant plus profonde qu'elle semblait moins
apparente. Rien ne la revelait. Il avait l'air froid, quelque peu
distant, mais il subjuguait. Ses yeux couleur de tabac d'Espagne, son
epaisse chevelure sombre, son elegance, son intelligence,
l'enchantement de sa voix chaude et bien timbree, plus encore que son
eloquence naturelle qui lui faisait developper des paradoxes avec une
magnifique intelligence et on ne saurait dire quel magnetisme personnel
qui se degageait de toutes les impressions refoulees au-dedans de lui,
le rendaient extremement seduisant. Helas! toutes ces belles qualites
ne le servirent point--du moins financierement--il ignorait l'art de
monnayer son genie. Ainsi, pratiquement du moins, comme tant d'autres,
il se trouva desservi par sa fierte, sa delicatesse, par le meilleur de
lui-meme.
Baudelaire habitait dans l'ile Saint-Louis, sur le quai d'Anjou, en ce
vieil et triste hotel Pimodan plein de souvenirs somptueux et
nostalgiques. Il avait choisi la un appartement compose de plusieurs
pieces tres hautes de plafond et dont les fenetres s'ouvraient sur le
fleuve qui roule ses eaux glauques et indifferentes au milieu de la vie
morbide et fievreuse. Les pieces etaient tapissees d'un papier aux
larges rayures rouges et noires, couleurs diaboliques, qui
s'accordaient avec les draperies d'un lourd damas. Les meubles etaient
antiques, voluptueux. De larges fauteuils, de paresseux divans
invitaient a la reverie. Aux murs des lithographies et des tableaux
signes de son ami Delacroix, pures merveilles presque sans importance
alors, mais que se disputeraient aujourd'hui a coups de millions les
princes de la finance americaine.
Au temps de Baudelaire, c'est-a-dire vers le milieu du dix-neuvieme
siecle, l'ile Saint-Louis ressemblait par la paix silencieuse qui
regnait a travers ses rues et ses quais a certaines villes de province
ou l'on va nu-tete chez le voisin, ou l'on s'attarde a bavarder au
seuil des maisons et a y prendre le frais par les beaux soirs d'ete a
l'heure ou la nuit tombe. Artistes et ecrivains allaient se dire
bonjour sans quitter leur costume d'interieur et flanaient en neglige
sur le quai Bourbon et sur le quai d'Anjou, si parfaitement deserts que
c'etait une joie d'y regarder couler l'eau et d'y boire la lumiere.
Un jour, Baudelaire, coiffe uniquement de sa noire chevelure, prenait
un bain de soleil sur le quai d'Anjou, tout en croquant de delicieuses
pommes de terre frites qu'il prenait une a une dans un cornet de
papier, lorsque vinrent a passer en caleche decouverte de tres grandes
dames amies de sa mere, l'ambassadrice, et qui s'amuserent beaucoup a
voir ainsi le poete picorer une nourriture aussi democratique. L'une
d'elles, une duchesse, fit arreter la voiture et appela Baudelaire.
--<< C'est donc bien bon, demanda-t-elle ce que vous mangez la?
--Goutez, madame, dit le poete en faisant les honneurs de son cornet de
pommes de terre frites avec une grace supreme. >>
Et il les amusa si bien par ce regal inattendu et par sa conversation
qu'elles seraient restees la jusqu'a la fin du monde.
Quelques jours plus tard, la duchesse rencontrant Baudelaire dans le
salon d'une vieille parente a elle, lui demanda si elle n'aurait pas
l'occasion de manger encore des pommes de terre frites.
--<< Non, madame, repondit finement le poete, car elles sont, en effet,
tres bonnes, mais seulement la premiere fois qu'on en mange. >>
Cette petite anecdote racontee par les historiens du poete est devenue
classique; mais nous n'avons pu resister au plaisir de la repeter ici.
Baudelaire, plus ou moins pauvre, car la fortune laissee par son pere
avait ete devoree rapidement, fut toujours plein de delicatesse et doue
de cet esprit de finesse fait de belle humeur et d'ironie souriante.
Cependant ses embarras d'argent devenus chroniques, aussi bien que son
etat maladif, rendirent lamentables les dernieres annees du poete.
Frappe de paralysie generale, ayant perdu la memoire des mots, apres
une longue agonie, il s'eteignit a quarante-six ans. Sa mere et son ami
Charles Asselineau etaient a son chevet. Ses oeuvres lui ont survecu,
mais la place d'honneur qu'il meritait par son genie parmi les
romantiques ne lui fut vraiment accordee qu'a l'aube de ce siecle. On
l'avait tenu jusqu'alors pour un tres habile ciseleur de phrases, le
Benvenuto Cellini des vers, mais c'etait presque un incompris, un
nevrose.
Il commenca, dit-on, par etonner les sots, mais il devait etonner bien
davantage les gens d'esprit en laissant a la posterite ce livre
immortel: _les Fleurs du Mal. _
Henry FRICHET.
AU LECTEUR
La sottise, l'erreur, le peche, la lesine,
Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
Et nous alimentons nos aimables remords,
Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
Nos peches sont tetus, nos repentirs sont laches,
Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
Et nous rentrons gaiment dans le chemin bourbeux,
Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismegiste
Qui berce longuement notre esprit enchante,
Et le riche metal de notre volonte
Est tout vaporise par ce savant chimiste.
C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
Aux objets repugnants nous trouvons des appas;
Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
Sans horreur, a travers des tenebres qui puent.
Ainsi qu'un debauche pauvre qui baise et mange
Le sein martyrise d'une antique catin,
Nous volons au passage un plaisir clandestin
Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
Serre, fourmillant, comme un million d'helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Demons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
N'ont pas encore brode de leurs plaisants desseins
Le canevas banal de nos piteux destins,
C'est que notre ame, helas! n'est pas assez hardie.
Mais parmi les chacals, les pantheres, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
Dans la menagerie infame de nos vices,
Il en est un plus laid, plus mechant, plus immonde!
Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un debris
Et dans un baillement avalerait le monde;
C'est l'Ennui! --L'oeil charge d'un pleur involontaire,
Il reve d'echafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre delicat,
--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frere!
SPLEEN ET IDEAL
BENEDICTION
Lorsque, par un decret des puissances supremes,
Le Poete apparait en ce monde ennuye,
Sa mere epouvantee et pleine de blasphemes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitie:
<< Ah! que n'ai-je mis bas tout un noeud de viperes,
Plutot que de nourrir cette derision!
Maudite soit la nuit aux plaisirs ephemeres
Ou mon ventre a concu mon expiation!
<< Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour etre le degout de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
<< Je ferai rejaillir la haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes mechancetes,
Et je tordrai si bien cet arbre miserable,
Qu'il ne pourra poussa ses boutons empestes! >>
Elle ravale ainsi l'ecume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins eternels,
Elle-meme prepare au fond de la Gehenne
Les buchers consacres aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant desherite s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix;
Et l'Esprit qui le suit dans son pelerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillite,
Cherchent a qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur ferocite.
Dans le pain et le vin destines a sa bouche
Ils melent de la cendre avec d'impurs crachats;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques:
<< Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le metier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer;
<< Et je me soulerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De genuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un coeur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins!
<< Et, quand je m'ennuirai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frele et forte main;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'a son coeur se frayer un chemin.
<< Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce coeur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bete favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dedain! >>
Vers le Ciel, ou son oeil voit un trone splendide,
Le Poete serein leve ses bras pieux,
Et les vastes eclairs de son esprit lucide
Lui derobent l'aspect des peuples furieux:
<< Soyez beni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remede a nos impuretes,
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prepare les forts aux saintes voluptes!
<< Je sais que vous gardez une place au Poete
Dans les rangs bienheureux des saintes Legions,
Et que vous l'invitez a l'eternelle fete
Des Trones, des Vertus, des Dominations.
<< Je sais que la douleur est la noblesse unique
Ou ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
<< Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les metaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montes, ne pourraient pas suffire
A ce beau diademe eblouissant et clair;
<< Car il ne sera fait que de pure lumiere,
Puisee au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entiere,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs! >>
L'ALBATROS
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'equipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
A peine les ont-ils deposes sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons trainer a cote d'eux.
Ce voyageur aile, comme il est gauche et veule!
Lui, naguere si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brule-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Le Poete est semblable au prince des nuees
Qui hante la tempete et se rit de l'archer;
Exile sur le sol au milieu des huees,
Ses ailes de geant l'empechent de marcher.
ELEVATION
Au-dessus des etangs, au-dessus des vallees,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par dela le soleil, par dela les ethers,
Par dela les confins des spheres etoilees,
Mon esprit, tu te meus avec agilite,
Et, comme un bon nageur qui se pame dans l'onde,
Tu sillonnes gaiment l'immensite profonde
Avec une indicible et male volupte.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,
Va te purifier dans l'air superieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derriere les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'elancer vers les champs lumineux et sereins!
Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
--Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!
LES PHARES
Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraiche ou l'on ne peut aimer,
Mais ou la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer;
Leonard de Vinci, miroir profond et sombre,
Ou des anges charmants, avec un doux souris
Tout charge de mystere, apparaissent a l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays;
Rembrandt, triste hopital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix decore seulement,
Ou la priere en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traverse brusquement;
Michel-Ange, lieu vague ou l'on voit des Hercules
Se meler a des Christ, et se lever tout droits
Des fantomes puissants, qui dans les crepuscules
Dechirent leur suaire en etirant leurs doigts;
Coleres de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beaute des goujats,
Grand coeur gonfle d'orgueil, homme debile et jaune,
Puget, melancolique empereur des forcats;
Watteau, ce carnaval ou bien des coeurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Decors frais et legers eclaires par des lustres
Qui versent la folie a ce bal tournoyant;
Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les Demons ajustant bien leurs bas;
Delacroix, lac de sang hante des mauvais anges,
Ombrage par un bois de sapin toujours vert,
Ou, sous un ciel chagrin, des fanfares etranges
Passent, comme un soupir etouffe de Weber;
Ces maledictions, ces blasphemes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces _Te Deum,_
Sont un echo redit par mille labyrinthes;
C'est pour les coeurs mortels un divin opium.
C'est un cri repete par mille sentinelles,
Un ordre renvoye par mille porte-voix;
C'est un phare allume sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois!
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur temoignage
Que nous puissions donner de notre dignite
Que cet ardent sanglot qui roule d'age en age
Et vient mourir au bord de votre eternite!
LA MUSE VENALE
O Muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lachera ses Borees,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirees,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets?
Ranimeras-tu donc tes epaules marbrees
Aux nocturnes rayons qui percent les volets?
Sentant ta bourse a sec autant que ton palais,
Recolteras-tu l'or des voutes azurees?
Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chantes des _Te Deum_ auxquels tu ne crois guere,
Ou, saltimbanque a jeun, etaler les appas
Et ton rire trempe de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire epanouir la rate du vulgaire.
L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu'un tenebreux orage,
Traverse ca et la par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voila que j'ai touche l'automne des idees,
Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux
Pour rassembler a neuf les terres inondees,
Ou l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je reve
Trouveront dans ce sol lave comme une greve
Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
--O douleur! o douleur! Le Temps mange la vie,
Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur
Du sang que nous perdons croit et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J'ai longtemps habite sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Melaient d'une facon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflete par mes yeux.
C'est la que j'ai vecu dans les voluptes calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout impregnes d'odeurs,
Qui me rafraichissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin etait d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophetique aux prunelles ardentes
Hier s'est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant a leurs fiers appetits
Le tresor toujours pret des mamelles pendantes.
Les hommes vont a pied sous leurs armes luisantes
Le long des chariots ou les leurs sont blottis,
Promenant sur le ciel des yeux appesantis
Par le morne regret des chimeres absentes.
Du fond de son reduit sablonneux, le grillon,
Les regardant passer, redouble sa chanson;
Cybele, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le desert
Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert
L'empire familier des tenebres futures.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu cheriras la mer!
La mer est ton miroir; tu contemples ton ame
Dans le deroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais a plonger au sein de ton image;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous etes tous les deux tenebreux et discrets,
Homme, nul n'a sonde le fond de tes abimes;
O mer, nul ne connait tes richesses intimes,
Tant vous etes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voila des siecles innombrables
Que vous vous combattez sans pitie ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
O lutteurs eternels, o freres implacables!
DON JUAN AUX ENFERS
Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,
Et lorsqu'il eut donne son obole a Charon,
Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthene,
D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derriere lui trainaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui reclamait ses gages,
Tandis que don Luis avec un doigt tremblant
Montrait a tous les morts errant sur les rivages
Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,
Pres de l'epoux perfide et qui fui son amant
Semblait lui reclamer un supreme sourire
Ou brillat la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre
Se tenait a la barre et coupait le flot noir;
Mais le calme heros, courbe sur sa rapiere,
Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
CHATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux ou la Theologie
Fleurit avec le plus de seve et d'energie,
On raconte qu'un jour un docteur des plus grands
--Apres avoir force les coeurs indifferents,
Les avoir remues dans leurs profondeurs noires;
Apres avoir franchi vers les celestes gloires
Des chemins singuliers a lui-meme inconnus,
Ou les purs Esprits seuls peut-etre etaient venus,
--Comme un homme monte trop haut, pris de panique,
S'ecria, transporte d'un orgueil satanique:
<< Jesus, petit Jesus! je t'ai pousse bien haut!
Mais, si j'avais voulu t'attaquer au defaut
De l'armure, ta honte egalerait ta gloire,
Et tu ne serais plus qu'un foetus derisoire! >>
Immediatement sa raison s'en alla.
L'eclat de ce soleil d'un crepe se voila;
Tout le chaos roula dans cette intelligence,
Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.
Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.
Le silence et la nuit s'installerent en lui,
Comme dans un caveau dont la clef est perdue.
Des lors il fut semblable aux betes de la rue,
Et, quand il s'en allait sans rien voir, a travers
Les champs, sans distinguer les etes des hivers,
Sale, inutile et laid comme une chose usee,
Il faisait des enfants la joie et la risee.
LA BEAUTE
Je suis belle, o mortels! comme un reve de pierre,
Et mon sein, ou chacun s'est meurtri tour a tour,
Est fait pour inspirer au poete un amour
Eternel et muet ainsi que la matiere.
Je trone dans l'azur comme un sphinx incompris;
J'unis un coeur de neige a la blancheur des cygnes;
Je hais le mouvement qui deplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poetes, devant mes grandes attitudes.
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austeres etudes;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:
Mes yeux, mes larges yeux aux clartes eternelles!
L'IDEAL
Ce ne seront jamais ces beautes de vignettes,
Produits avaries, nes d'un siecle vaurien,
Ces pieds a brodequins, ces doigts a castagnettes,
Qui sauront satisfaire un coeur comme le mien.
Je laisse, a Gavarni, poete des chloroses,
Soa troupeau gazouillant de beautes d'hopital,
Car je ne puis trouver parmi ces pales roses
Une fleur qui ressemble a mon rouge ideal.
Ce qu'il faut a ce coeur profond comme un abime,
C'est vous, Lady Macbeth, ame puissante au crime,
Reve d'Eschyle eclos au climat des autans;
Ou bien toi, grand Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose etrange
Tes appas faconnes aux bouches des Titans!
LE MASQUE
STATUE ALLEGORIQUE DANS LE GOUT DE LA RENAISSANCE
A ERNEST CHRISTOPHE
STATUAIRE
Contemplons ce tresor de graces florentines;
Dans l'ondulation de ce corps musculeux
L'Elegance et la Force abondent, soeurs divines.
Cette femme, morceau vraiment miraculeux,
Divinement robuste, adorablement mince,
Est faite pour troner sur des lits somptueux,
Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
--Aussi, vois ce souris fin et voluptueux
Ou la Fatuite promene son extase;
Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;
Ce visage mignard, tout encadre de gaze,
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:
<< La Volupte m'appelle et l'Amour me couronne! >>
A cet etre doue de tant de majeste
Vois quel charme excitant la gentillesse donne!
Approchons, et tournons autour de sa beaute.
O blaspheme de l'art! o surprise fatale!
La femme au corps divin, promettant le bonheur,
Par le haut se termine en monstre bicephale!
Mais non! Ce n'est qu'un masque, un decor suborneur,
Ce visage eclaire d'une exquise grimace,
Et, regarde, voici, crispee atrocement,
La veritable tete, et la sincere face
Renversee a l'abri de la face qui ment.
--Pauvre grande beaute! le magnifique fleuve
De tes pleurs aboutit dans mon coeur soucieux;
Ton mensonge m'enivre, et mon ame s'abreuve
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux!
--Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beaute parfaite
Qui mettrait a ses pieds le genre humain vaincu,
Quel mal mysterieux ronge son flanc d'athlete?
--Elle pleure, insense, parce qu'elle a vecu!
Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle deplore
Surtout, ce qui la fait fremir jusqu'aux genoux,
C'est que demain, helas! il faudra vivre encore!
Demain, apres-demain et toujours! --comme nous!
HYMNE A LA BEAUTE
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abime,
O Beaute? Ton regard, infernal et divin,
Verse confusement le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton oeil le couchant et l'aurore;
Tu repands des parfums comme un soir orageux;
Tes baisers sont un filtre et ta bouche une amphore
Qui font le heros lache et l'enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?
Le Destin charme suit tes jupons comme un chien;
Tu semes au hasard la joie et les desastres,
Et tu gouvernes tout et ne reponds de rien.
Tu marches sur des morts. Beaute, dont tu te moques;
De tes bijoux l'Horreur n'est pas le moins charmant,
Et le Meurtre, parmi tes plus cheres breloques,
Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L'ephemere ebloui vole vers toi, chandelle,
Crepite, flambe et dit: Benissons ce flambeau!
L'amoureux pantelant incline sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beaute! monstre enorme, effrayant, ingenu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porte
D'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou Sirene,
Qu'importe, si tu rends,--fee aux yeux de velours,
Rythme, parfum, lueur, o mon unique reine! --
L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
LA CHEVELURE
O toison, moutonnant jusque sur l'encolure!
O boucles! O parfum charge de nonchaloir!
Extase! Pour peupler ce soir l'alcove obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir.
La langoureuse Asie et la brulante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque defunt,
Vit dans tes profondeurs, foret aromatique!
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, o mon amour! nage sur ton parfum.
J'irai la-bas ou l'arbre et l'homme, pleins de seve,
Se pament longuement sous l'ardeur des climats;
Fortes tresses, soyez la houle qui m'enleve!
Tu contiens, mer d'ebene, un eblouissant reve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mats:
Un port retentissant ou mon ame peut boire
A grands flots le parfum, le son et la couleur;
Ou les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,
Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
D'un ciel pur ou fremit l'eternelle chaleur.
Je plongerai ma tete amoureuse d'ivresse
Dans ce noir ocean ou l'autre est enferme;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, o feconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaume!
Cheveux bleus, pavillon de tenebres tendues,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;
Sur les bords duvetes de vos meches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps! toujours! ma main dans ta criniere lourde
Semera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu'a mon, desir tu ne sois jamais sourde!
N'es-tu pas l'oasis ou je reve, et la gourde
Ou je hume a longs traits le vin du souvenir?
Je t'adore a l'egal de la voute nocturne,
O vase de tristesse, o grande taciturne,
Et t'aime d'autant plus, belle, que tu me fuis,
Et que tu me parais, ornement de mes nuits,
Plus ironiquement accumuler les lieues
Qui separent mes bras des immensites bleues.
Je m'avance a l'attaque, et je grimpe aux assauts,
Comme apres un cadavre un choeur de vermisseaux,
Et je cheris, o bete implacable et cruelle,
Jusqu'a cette froideur par ou tu m'es plus belle!
Tu mettrais l'univers entier dans ta ruelle,
Femme impure! L'ennui rend ton ame cruelle.
