Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
.
.
Non
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas. . . »
--Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là. . . il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,--et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.
--Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite. . .
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.
--Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous
plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que
vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de
causer avec Swann s’était éloignée.
--Mais vous l’êtes vous-même, princesse.
--Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme
j’aimerais être à leur place!
--Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous
doit une redevance.
--Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit
juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
--Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
--En effet cette double abréviation! . . .
--C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas
osé aller jusqu’au bout du premier mot.
--Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une
bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse
de m’ennuyer.
Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse
avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour
effet--à moins que ce ne fût pour cause--une grande analogie dans la
façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette
ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que
leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos
de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre
lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes
phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes
idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant
toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va
pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a
de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie
était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui
avait parlé d’Odette.
--Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous
voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que
vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
--Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays
«pittoresques».
--Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être
heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y
parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l’eau. . . je serais bien malheureux!
--Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui
m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux. . . et ensemble! . . . Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince. . . ayez l’air de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne
voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé. . .
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme
de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait
pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique
pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son
concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari,
il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le
verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une
personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit
idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui
trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une
personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on
daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le
bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il
fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
--Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?
Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cœur
de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation
avec le général:
--«Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon. . . Ainsi vous savez. . . ce navigateur dont Dumont d’Urville
ramena les cendres, La Pérouse. . . (et Swann était déjà heureux comme
s’il avait parlé d’Odette. ) «C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique. »
--Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il
a sa rue.
--Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air
agité.
--Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre
jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
--Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie
rue, si triste.
--Mais non; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce
n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle
aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un
d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en
avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la
main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle
avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens
les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange;
d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à
leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.
--On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le
général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en
aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de
rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules
le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour,
incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre
chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme
une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état
subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui
affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le
son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil
dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la
connaissait, d’où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette
apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la
main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où
il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans
qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir
déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort
désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir
avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses
dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût
eu le temps de comprendre, et de se dire: «C’est la petite phrase de
la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas! » tous ses souvenirs du temps où
Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à
maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce
brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient
réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument,
sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du
bonheur.
Au lieu des expressions abstraites «temps où j’étais heureux», «temps
où j’étais aimé», qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans
trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de
prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui
de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème
qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses
lèvres--l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il
avait lu: «Ma main tremble si fort en vous écrivant»--le rapprochement
de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est
pas dans trop longtemps que vous me ferez signe? », il sentit l’odeur
du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «brosse»
pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies
d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial
dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes
mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui
avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans
lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait
une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui
vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il
ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme maintenant le
charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne
pas la posséder partout et toujours! Hélas, il se rappela l’accent
dont elle s’était écriée: «Mais je pourrai toujours vous voir, je suis
toujours libre! » elle qui ne l’était plus jamais! l’intérêt, la
curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné
qu’il lui fit la faveur,--redoutée au contraire par lui en ce temps-là
comme une cause d’ennuyeux dérangements--de l’y laisser pénétrer; comme
elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez
les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par
mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle
lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les
jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un
fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et
définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai
quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait:
«Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent», il lui
avait dit en riant, avec galanterie: «par peur de souffrir».
Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un
restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé;
mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. «C’est écrit
de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui? que
s’y est-il passé? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait
boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir
parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque
surnaturelle et qui en effet--nuit d’un temps où il n’avait même pas à
se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la
retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie
que de le voir et de rentrer avec lui,--appartenait bien à un monde
mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont
refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un
malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de
suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils
étaient pleins de larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre
lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit
souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant
qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas
d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en tête» de la
Maison d’Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant
trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il
eut ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle
qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée
duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon,--si ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas
rapporter ce qu’on entend à son image laquelle modifie la sonorité--des
accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,
qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève
les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes
chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant
de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se
débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un
être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et
procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait
pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet,
et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la
cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la
sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de
cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante
et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et
dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si
vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de
baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus
exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à
mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression
qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que
si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que
souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors
que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait
plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint
par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de
ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût
l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme
jadis de son bonheur: «Qu’est-ce, cela? tout cela n’est rien. » Et la
pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié
et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui
lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa vie? au fond de
quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance
illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de
la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette
même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable,
quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui
considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est
que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir
sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non
pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie
positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait
la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était
eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui
est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout
autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée,
rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter
leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants--si seulement ils
étaient un peu musiciens--qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie,
en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans
doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se
résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui
révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la
musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les
motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre
ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes
les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de
signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un
parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il
s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes
qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles
qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais
en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase
elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité
de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant
de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la
première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano
faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la
musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin
de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout
entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses
ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent,
chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers,
ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le
service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont
trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre
insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que
nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de
ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si
explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,
que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied
avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une
conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi
bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la
«Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à
sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle
existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres
notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du
relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont
se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les
perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au
néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que
nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet
réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la
lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre
d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous
représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre
condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez
touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme
dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux
différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre
rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces
phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne
soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a
quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins
probable.
Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate
existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle
appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous
n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en
capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques
instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec
ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en
suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente,
si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment,
s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait
suivre à la piste un plus hardi contour.
Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du
dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme
Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann
n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann
écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il
assistait à sa genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se
disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un
Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force
inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,
l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. » Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait
éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des
réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme
d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il
n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde
fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où
ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une
fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement
la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se
précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà
il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait
comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann
savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien
dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver
en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une
triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons
comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant
seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne
perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était
encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de
s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux
deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si
près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La
parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne
savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites
de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois
cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite
flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa
place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de
Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée
par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à
Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort. . . » Mais
un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première
assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort. . . depuis les
tables tournantes! »
A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette
avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur
ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore
été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui,
avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée
de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie
incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses
comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que
nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien
on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de
signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann
était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle
aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été
content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage
de rester; mais il n’avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son
étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une
«Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la
vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa
conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand
elle était absente--car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une
douleur--c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait
capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne
l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du
voyage renaissait en lui,--sans qu’il se rappelât que ce voyage était
impossible--et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour
un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de
partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se
rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le
lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve,
il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant,
grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à
ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous
ces avantages: sa situation,--sa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,
une arrière-pensée de se faire épouser par lui),--cette amitié de M. de
Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose
d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait
parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle
avait une si grande estime--et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il
employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle
qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette--il
songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué,
obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse,
il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi
était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne
connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on
croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis
plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle
durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous
qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne
se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement
désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il
n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas
son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un
accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du
matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement
tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu
près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir.
Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux
fou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne
penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui
semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon
marché de la vie d’Odette.
Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue
sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être
son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter
Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins
comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous
les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il
portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux
jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il
entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre,
voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann
et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité,
le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli
d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois
intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui
avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait:
«Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en
Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais
aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si
quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage
que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait
étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue
des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que,
superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle
ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,
d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,
n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être
jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait
été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait
quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre),
de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut
tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de
lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait
chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de
Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu
aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans
liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était
plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes,
de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte
ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais
approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui
avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas de
raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de
l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais
foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche mais
saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann, n’avait jamais rencontré
personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui
avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.
C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on
prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche,
et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser
de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de
témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son
esprit s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu
de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions.
Mais alors après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut
soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon
cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le
savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque
idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du
mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le
prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de
Charlus. Mais à cause de cela même il n’avait pas avec lui les mêmes
susceptibilités; et puis c’était une nature froide sans doute, mais
aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait
de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres. Puis il
songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur
prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de
natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle
de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût
révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité,
comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes
pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente. Avoir du
cœur c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait
pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,
nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer
ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de
Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais.
S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et
délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu
honorable qu’il menait? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu
compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais
éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans
la société d’une canaille. Ce n’est pas pour rien, se disait-il
maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur
ses actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement
ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent
avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a
peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir
une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait
pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la
bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et
puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos
défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous
envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir
autrement que des gens de notre monde. Il soupçonna aussi mon
grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le
lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il
avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore
Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage
la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux
artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées
sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients,
presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la
corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette
lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de
scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette
scélératesse fût cachée dans le tuf--inexploré d’autrui--du caractère de
l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du
grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les
hommes? au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il
connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser
de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois
ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son
mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui le valaient
fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il
se dit que cela signifiait sinon qu’ils fussent incapables d’infamie,
du moins, que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se
soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables.
Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait
soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être
cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en
inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette
n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait
l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une
vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais
pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il
connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on
lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils
parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment
indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu des
mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses
fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de
Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette,
il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où
elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle
était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès
d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru
vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à
des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de
créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de
laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on
lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos, d’un
détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme
s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre
tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné
sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car
si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité,
c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui
dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette,
il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la
sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La
vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au
mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme
conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il
mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était
pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à
elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air
méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de
s’humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût
encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait
accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant
ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les
Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il
eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la
lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de
«marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait
l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait
faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où
celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une
plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait
alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
«Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles
des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit
un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de
cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
d’union, un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur
les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était
le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre anonyme
disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de
Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui
concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette
mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais
la vérité et dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin
et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
l’innocence, et qui--comme par exemple Odette--sont plus éloignées
qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait
repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un
instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des
goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de
ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou
au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou
la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux
ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis
un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à
simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie
comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement
rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne
pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans
la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et
d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait
l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou
la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait
mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
--Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que
j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était
vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a
quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
assisterez-vous à la Revue? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi
d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque
que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation,
qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.
--Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et
malheureux.
--Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien»,
dis-moi: «Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme. »
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle
voulait se débarrasser de lui:
--Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
--Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
--«Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par
un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que
je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement! »
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
qui interrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:
--Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,
Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus
long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma
colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me
jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta
médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
--Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il
y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
peut-être deux ou trois fois.
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois»
marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés
dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le
touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison
qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait
entendu chez Mme de Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort
depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne
ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que
dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si
loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière
qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois fois»,
dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce
qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première
fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui
était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au
fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même
temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie
qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût pas se
renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit
souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne
réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,
comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d’une
certaine femme mais il y en avait des centaines d’autres et il comprit
quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n’avait
pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la
possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son
âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature
plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les
cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de
refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui
tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus
autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les
forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne
l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce
fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit
cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur.
vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe
comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes
soirées. Et comme je n’en donne pas. . . »
--Ah! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Le
possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes!
--Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pu
comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,
ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de
son visage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les
yeux étincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que
seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,
fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une louange
de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l’air de
saluer votre Cambremer; là. . . il est à côté de la mère Saint-Euverte,
vous ne voyez pas! Demandez-lui de vous présenter. Mais dépêchez-vous,
il cherche à s’en aller!
--Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
--Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il
ne voulait pas me voir!
Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui
rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il
aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s’éloigner
d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il
savait plaire à la princesse et qu’il retrouvait tout naturellement
quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu,--et voulant
d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgie qu’il avait de la
campagne:
--Ah! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de
Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il
parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout
exprès de Guermantes pour entendre le Saint-François d’Assise de Liszt
et elle n’a eu le temps, comme une jolie mésange, que d’aller piquer
pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des
oiseaux et d’aubépine; il y a même encore de petites gouttes de rosée,
un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est
très joli, ma chère princesse.
--Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c’est trop!
Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de
Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et
examinant la coiffure de la princesse: Mais c’est vrai, cela imite. . .
comment dirais-je, pas les châtaignes, non, oh! c’est une idée
ravissante, mais comment la princesse pouvait-elle connaître mon
programme. Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avait
gardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates
que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas
expliquer à Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par
métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce
que l’esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et
aussi parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant à
elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible
drôlerie.
--Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vous
plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que
vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content de
causer avec Swann s’était éloignée.
--Mais vous l’êtes vous-même, princesse.
--Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme
j’aimerais être à leur place!
--Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle; elle est
une demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous
savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous
doit une redevance.
--Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis
tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me
passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit
juste à temps, mais il finit mal! dit-elle en riant.
--Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
--En effet cette double abréviation! . . .
--C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas
osé aller jusqu’au bout du premier mot.
--Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le
second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une
bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût
charmant, mon petit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous
voir, ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.
Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de
Froberville que le nom de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie
est une chose affreuse. Il n’y a que quand je vous vois que je cesse
de m’ennuyer.
Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse
avaient une même manière de juger les petites choses qui avait pour
effet--à moins que ce ne fût pour cause--une grande analogie dans la
façon de s’exprimer et jusque dans la prononciation. Cette
ressemblance ne frappait pas parce que rien n’était plus différent que
leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos
de Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches d’entre
lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c’étaient les mêmes
phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour
les choses importantes, Swann et la princesse n’avaient les mêmes
idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant
toujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va
pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a
de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie
était une chose affreuse, il éprouva la même douceur que si elle lui
avait parlé d’Odette.
--Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous
voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que
vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
--Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, ma
belle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je
vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays
«pittoresques».
--Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop
beau, trop vivant pour moi, en ce moment; c’est un pays pour être
heureux. C’est peut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y
parlent tellement. Dès qu’il se lève un souffle d’air, que les blés
commencent à remuer, il me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver,
que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de
l’eau. . . je serais bien malheureux!
--Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon qui
m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je
confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus;
peut-être les deux. . . et ensemble! . . . Ah! non, je me rappelle, elle a
été répudiée par son prince. . . ayez l’air de me parler pour que cette
Bérénice ne vienne pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve.
Ecoutez, mon petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne
voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la
princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui
doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé. . .
Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme
de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait
pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
qu’il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique
pendant la soirée, et que peut-être il allait trouver chez son
concierge. «Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son mari,
il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous le
verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pour une
personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit
idiote», ajouta-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui
trouvent qu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une
personne qui en valût la peine; c’est à peu près comme s’étonner qu’on
daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi petit que le
bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, le
général de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il
fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
--Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là
que d’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous?
Ces mots «massacré par les sauvages» percèrent douloureusement le cœur
de Swann; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversation
avec le général:
--«Ah! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette
façon. . . Ainsi vous savez. . . ce navigateur dont Dumont d’Urville
ramena les cendres, La Pérouse. . . (et Swann était déjà heureux comme
s’il avait parlé d’Odette. ) «C’est un beau caractère et qui
m’intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air
mélancolique. »
--Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Il
a sa rue.
--Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse? demanda Swann d’un air
agité.
--Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave
Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre
jour. C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
--Ah! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une jolie
rue, si triste.
--Mais non; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps; ce
n’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de
Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom du
général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle
aurait eu si on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que
celui-là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à
chaque personne qu’on lui amenait, elle croyait que c’était l’un
d’eux, et pensant qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en
avoir tant entendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la
main d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle
avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens
les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange;
d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la faisant épouser à
leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses qualités que de sa
grande fortune.
--On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit le
général en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’en
aller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de
rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules
le frappaient d’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour,
incapables, s’ils l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre
chose que d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer comme
une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect d’un état
subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien d’extérieur ne lui
affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le
son des instruments lui donnait envie de crier, de prolonger son exil
dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la
connaissait, d’où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette
apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la
main à son cœur. C’est que le violon était monté à des notes hautes où
il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans
qu’il cessât de les tenir, dans l’exaltation où il était d’apercevoir
déjà l’objet de son attente qui s’approchait, et avec un effort
désespéré pour tâcher de durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir
avant d’expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses
dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on
soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût
eu le temps de comprendre, et de se dire: «C’est la petite phrase de
la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas! » tous ses souvenirs du temps où
Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à
maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce
brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient
réveillés, et à tire d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument,
sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du
bonheur.
Au lieu des expressions abstraites «temps où j’étais heureux», «temps
où j’étais aimé», qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans
trop souffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de
prétendus extraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui
de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile
essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème
qu’elle lui avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses
lèvres--l’adresse en relief de la «Maison Dorée» sur la lettre où il
avait lu: «Ma main tremble si fort en vous écrivant»--le rapprochement
de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un air suppliant: «Ce n’est
pas dans trop longtemps que vous me ferez signe? », il sentit l’odeur
du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa «brosse»
pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies
d’orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial
dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes
mentales, d’impressions saisonnières, de créations cutanées, qui
avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans
lequel son corps se trouvait repris. A ce moment-là, il satisfaisait
une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui
vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenir là, qu’il
ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs; comme maintenant le
charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable
terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne
pas la posséder partout et toujours! Hélas, il se rappela l’accent
dont elle s’était écriée: «Mais je pourrai toujours vous voir, je suis
toujours libre! » elle qui ne l’était plus jamais! l’intérêt, la
curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné
qu’il lui fit la faveur,--redoutée au contraire par lui en ce temps-là
comme une cause d’ennuyeux dérangements--de l’y laisser pénétrer; comme
elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez
les Verdurin; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par
mois, comme il avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle
lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les
jours dont elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un
fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et
définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si
invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai
quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait:
«Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent», il lui
avait dit en riant, avec galanterie: «par peur de souffrir».
Maintenant, hélas! il arrivait encore parfois qu’elle lui écrivît d’un
restaurant ou d’un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé;
mais c’était comme des lettres de feu qui le brûlaient. «C’est écrit
de l’hôtel Vouillemont? Qu’y peut-elle être allée faire! avec qui? que
s’y est-il passé? » Il se rappela les becs de gaz qu’on éteignait
boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre tout espoir
parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque
surnaturelle et qui en effet--nuit d’un temps où il n’avait même pas à
se demander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la
retrouvant, tant il était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie
que de le voir et de rentrer avec lui,--appartenait bien à un monde
mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont
refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un
malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le reconnut pas tout de
suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on ne vît pas qu’ils
étaient pleins de larmes. C’était lui-même.
Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre
lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit
souvent sans trop souffrir, «elle les aime peut-être», maintenant
qu’il avait échangé l’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas
d’amour, contre les pétales du chrysanthème et l’«en tête» de la
Maison d’Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant
trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là, il
eut ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le monocle
qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée
duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon,--si ne voyant pas l’instrument, on ne peut pas
rapporter ce qu’on entend à son image laquelle modifie la sonorité--des
accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto,
qu’on a l’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève
les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme des boîtes
chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l’appel décevant
de la sirène; parfois aussi on croit entendre un génie captif qui se
débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
diable dans un bénitier; parfois enfin, c’est, dans l’air, comme un
être surnaturel et pur qui passe en déroulant son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, et
procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger
quelques instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait
pas plus la voir que si elle avait appartenu à un monde ultra-violet,
et qui goûtait comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la
cécité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle, Swann la
sentait présente, comme une déesse protectrice et confidente de son
amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à lui devant la foule et
l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de
cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère, apaisante
et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et
dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si
vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de
baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus
exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à
mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autrefois l’impression
qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la petite phrase. C’est que
si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que
souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alors
que dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait
plutôt la grâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont
elle lui parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint
par eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide, de
ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu’il eût
l’espérance d’en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme
jadis de son bonheur: «Qu’est-ce, cela? tout cela n’est rien. » Et la
pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié
et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui
lui aussi avait dû tant souffrir; qu’avait pu être sa vie? au fond de
quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissance
illimitée de créer? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de
la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette
même sagesse qui tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable,
quand il croyait la lire dans les visages des indifférents qui
considéraient son amour comme une divagation sans importance. C’est
que la petite phrase au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir
sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non
pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie
positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valait
la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’était
eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui
est pourtant d’être incommunicables et de sembler frivoles à tout
autre qu’à celui qui les éprouve, la petite phrase l’avait captée,
rendue visible. Si bien qu’elle faisait confesser leur prix et goûter
leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants--si seulement ils
étaient un peu musiciens--qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie,
en chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux. Sans
doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se
résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une année que lui
révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de la
musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les
motifs musicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre
ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l’intelligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes
les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de
signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la
petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’un
parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il
s’était rendu compte que c’était au faible écart entre les cinq notes
qui la composaient et au rappel constant de deux d’entre elles
qu’était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais
en réalité il savait qu’il raisonnait ainsi non sur la phrase
elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité
de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant
de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour la
première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano
faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la
musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin
de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout
entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses
ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de
tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent,
chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers,
ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le
service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont
trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre
insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que
nous prenons pour du vide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de
ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison
une surface obscure, on sentait un contenu si consistant, si
explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si originale,
que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied
avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à une
conception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi
bien en quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la
«Princesse de Clèves», ou pour «René», quand leur nom se présentait à
sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle
existait latente dans son esprit au même titre que certaines autres
notions sans équivalent, comme les notions de la lumière, du son, du
relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont
se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les
perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au
néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que
nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet
réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la
lampe qu’on allume devant les objets métamorphosés de notre chambre
d’où s’est échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase
de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous
représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre
condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez
touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme
dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux
différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre
rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces
phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne
soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces
captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles a
quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins
probable.
Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate
existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle
appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous
n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec
ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en
capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques
instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la
petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avec
ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en
suivre et d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente,
si délicate et si sûre que le son s’altérait à tout moment,
s’estompant pour indiquer une ombre, revivifié quand il lui fallait
suivre à la piste un plus hardi contour.
Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l’existence réelle de cette phrase,
c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suite aperçu de
l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et
en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là
des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de
sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du
dernier mouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme
Verdurin sautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann
n’avait pas distinguées à la première audition et qu’il percevait
maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa
mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann
écoutait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composition de
la phrase, comme les prémisses dans la conclusion nécessaire, il
assistait à sa genèse. «O audace aussi géniale peut-être, se
disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère, l’audace d’un
Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’une force
inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,
l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. » Le
beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au
commencement du dernier morceau! La suppression des mots humains, loin
d’y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait
éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité,
ne connut à ce point la pertinence des questions, l’évidence des
réponses. D’abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau
abandonné de sa compagne; le violon l’entendit, lui répondit comme
d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il
n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde
fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où
ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est-ce un
oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ce une
fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement
la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se
précipiter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le
violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà
il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait
comme celui d’un médium le corps vraiment possédé du violoniste. Swann
savait qu’elle allait parler encore une fois. Et il s’était si bien
dédoublé que l’attente de l’instant imminent où il allait se retrouver
en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une
triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls,
mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons
comme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut,
mais cette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant
seulement, comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne
perdait-il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle était
encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,
dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de
s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore fait: aux
deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elle ajouta
d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi
les autres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu
compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si
près de s’évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La
parole ineffable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne
savait pas si Vinteuil vivait encore) s’exhalant au-dessus des rites
de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois
cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi
évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémonie
surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite
flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa
place, si Swann au premier instant fut irrité de voir la comtesse de
Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put
s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond
qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée
par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écria en s’adressant à
Swann: «C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussi fort. . . » Mais
un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette première
assertion, elle ajouta cette réserve: «rien d’aussi fort. . . depuis les
tables tournantes! »
A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odette
avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur
ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore
été gentille et tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention,
il notait ces signes apparents et menteurs d’un léger retour vers lui,
avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée
de ceux qui, soignant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie
incurable, relatent comme des faits précieux «hier, il a fait ses
comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur d’addition que
nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir, s’il le digère bien
on essaiera demain d’une côtelette», quoiqu’ils les sachent dénués de
signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann
était certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle
aurait fini par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été
content qu’elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu le courage
de rester; mais il n’avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à son
étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques
jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une
«Toilette de Diane» qui avait été achetée par le Mauritshuis à la
vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer.
Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa
conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et même quand
elle était absente--car dans des lieux nouveaux où les sensations ne
sont pas amorties par l’habitude, on retrempe, on ranime une
douleur--c’était pour lui un projet si cruel, qu’il ne se sentait
capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savait résolu à ne
l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intention du
voyage renaissait en lui,--sans qu’il se rappelât que ce voyage était
impossible--et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour
un an; penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le
quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de
partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se
rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là, le
lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve,
il bénit les circonstances particulières qui le rendaient indépendant,
grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, et aussi réussir à
ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous
ces avantages: sa situation,--sa fortune, dont elle avait souvent trop
besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,
une arrière-pensée de se faire épouser par lui),--cette amitié de M. de
Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand’chose
d’Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait
parler de lui d’une manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle
avait une si grande estime--et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il
employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle
qui rendît sa présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette--il
songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre, humble, dénué,
obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à une épouse,
il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroi
était encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit: «On ne
connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on
croit. » Mais il compta que cette existence durait déjà depuis
plusieurs années, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle
durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses
amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous
qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il ne
se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait
empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’événement
désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu’il
n’eût eu lieu qu’en rêve: son départ; il se dit qu’on ne connaît pas
son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit.
Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans un
accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du
matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que
le corps humain fût si souple et si fort, qu’il pût continuellement
tenir en échec, déjouer tous les périls qui l’environnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait
supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaque jour et à peu
près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir.
Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le
portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureux
fou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe
vénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne
penser ainsi qu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui
semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui-même faisait si bon
marché de la vie d’Odette.
Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue
sans séparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être
son amour par s’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter
Paris à jamais, il eût souhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins
comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous
les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois
d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il
portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux
jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il
entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives
souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre,
voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann
et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité,
le faisait geler tout entier; et Swann s’était senti soudain rempli
d’une masse énorme et infrangible qui pesait sur les parois
intérieures de son être jusqu’à le faire éclater: c’est qu’Odette lui
avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait:
«Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en
Égypte», et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait: «Je vais
aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si
quelques jours après, Swann lui disait: «Voyons, à propos de ce voyage
que tu m’as dit que tu ferais avec Forcheville», elle répondait
étourdiment: «Oui, mon petit, nous partons le 19, on t’enverra une vue
des Pyramides. » Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse
de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savait que,
superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle
ne ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,
d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,
n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en être
jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait
été la maîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait
quelques-uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre),
de femmes, et qu’elle fréquentait les maisons de passe. Il fut
tourmenté de penser qu’il y avait parmi ses amis un être capable de
lui avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait
chez celui qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de
Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait jamais eu
aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans
liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’était
plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes,
de M. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte
ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais
approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui
avaient dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas de
raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de
l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué mais
foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche mais
saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann, n’avait jamais rencontré
personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt à lui
avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste.
C’était au point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on
prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche,
et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser
de côté cette mauvaise réputation inconciliable avec tant de
témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son
esprit s’obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu
de lumière. Puis il eut le courage de revenir vers ces réflexions.
Mais alors après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut
soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait bon
cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de le
savoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque
idée subite qui s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du
mal. Au fond, cette race d’hommes est la pire de toutes. Certes, le
prince des Laumes était bien loin d’aimer Swann autant que M. de
Charlus. Mais à cause de cela même il n’avait pas avec lui les mêmes
susceptibilités; et puis c’était une nature froide sans doute, mais
aussi incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait
de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à de tels êtres. Puis il
songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur
prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que de
natures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle
de M. de Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût
révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité,
comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes
pouvaient le conduire des mobiles d’une essence différente. Avoir du
cœur c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait
pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann,
nées de l’agrément que, pensant de même sur tout, ils avaient à causer
ensemble, étaient de plus de repos que l’affection exaltée de M. de
Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais.
S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et
délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie peu
honorable qu’il menait? Swann regrettait de n’en avoir pas tenu
compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamais
éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans
la société d’une canaille. Ce n’est pas pour rien, se disait-il
maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur
ses actes. Il n’y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement
ce que nous disons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent
avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a
peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il a pu mal agir
une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est vrai n’aurait
pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la
bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir à Odette. Et
puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos
défauts des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous
envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir
autrement que des gens de notre monde. Il soupçonna aussi mon
grand-père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un service, ne le
lui avait-il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il
avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore
Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage
la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux
artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouées
sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients,
presque d’escroqueries, où le manque d’argent, le besoin de luxe, la
corruption des plaisirs conduisent souvent l’aristocratie. Bref cette
lettre anonyme prouvait qu’il connaissait un être capable de
scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour que cette
scélératesse fût cachée dans le tuf--inexploré d’autrui--du caractère de
l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, du
grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les
hommes? au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il
connaissait qui ne pût être capable d’une infamie. Fallait-il cesser
de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois
ses mains sur son front, essuya les verres de son lorgnon avec son
mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui le valaient
fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il
se dit que cela signifiait sinon qu’ils fussent incapables d’infamie,
du moins, que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se
soumet de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas incapables.
Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu’il avait
soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils avaient peut-être
cherché à le désespérer. Quant au fond même de la lettre, il ne s’en
inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette
n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait
l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une
vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais
pour chaque être en particulier il imaginait toute la partie de sa vie
qu’il ne connaissait pas comme identique à la partie qu’il
connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à l’aide de ce qu’on
lui disait. Dans les moments où Odette était auprès de lui, s’ils
parlaient ensemble d’une action indélicate commise, ou d’un sentiment
indélicat éprouvé, par un autre, elle les flétrissait en vertu des
mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par ses
parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses
fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de
Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette,
il répétait ces gestes quand il voulait se représenter les moments où
elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle qu’elle
était, ou plutôt qu’elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès
d’un autre homme, il eût souffert, car cette image lui eût paru
vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à
des orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de
créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de
laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs,
les indignations vertueuses ne laissaient aucune place. Seulement de
temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on
lui racontait tout ce qu’elle faisait; et, se servant à propos, d’un
détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris par hasard, comme
s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre
tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il
tenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné
sur des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car
si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la vérité,
c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour qu’Odette lui
dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette,
il aimait la sincérité, mais il l’aimait comme une proxénète pouvant
le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la
sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La
vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette; mais
lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au
mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme
conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il
mentait autant qu’Odette parce que plus malheureux qu’elle, il n’était
pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui raconter ainsi à
elle-même des choses qu’elle avait faites, le regardait d’un air
méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pas avoir l’air de
s’humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût
encore pu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait
accepté d’aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant
ouvert le journal, pour chercher ce qu’on jouait, la vue du titre: Les
Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement qu’il
eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la
lumière de la rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de
«marbre» qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait
l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain
redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait
faite au Salon du Palais de l’Industrie avec Mme Verdurin et où
celle-ci lui avait dit: «Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu
n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirmé que ce n’était qu’une
plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance. Mais il avait
alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre
anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le
journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot:
«Les Filles de Marbre» et commença à lire machinalement les nouvelles
des départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on
signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit
un nouveau mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité de
cette région, Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait
d’union, un autre nom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur
les cartes, mais dont pour la première fois il remarquait que c’était
le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre anonyme
disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de
Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable; mais en ce qui
concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odette
mentait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais
la vérité et dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin
et qu’elle avait racontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces
plaisanteries inutiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie
et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
l’innocence, et qui--comme par exemple Odette--sont plus éloignées
qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour une autre femme.
Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait
repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un
instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des
goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de
ces inspirations de jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou
au savant, qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou
la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la
première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il y avait déjà deux
ans: «Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n’y en a que pour moi, je suis
un amour, elle m’embrasse, elle veut que je fasse des courses avec
elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alors dans cette
phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à
simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie
comme la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement
rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais goût. Il ne
pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans
la réalité, la tendresse donnant quelque chose de sérieux et
d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre de
son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait
l’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou
la colère qu’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait
mourir leur amour. Tout à coup il prit une résolution.
--Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais
il faut que je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que
j’avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis-moi si c’était
vrai, avec elle ou avec une autre.
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé
par les gens pour répondre qu’ils n’iront pas, que cela les ennuie a
quelqu’un qui leur a demandé: «Viendrez-vous voir passer la cavalcade,
assisterez-vous à la Revue? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi
d’habitude à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque
incertitude la dénégation d’un événement passé. De plus il n’évoque
que des raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation,
qu’une impossibilité morale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe
que c’était faux, Swann comprit que c’était peut-être vrai.
--Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité et
malheureux.
--Oui, je sais, mais en es-tu sûre? Ne me dis pas: «Tu le sais bien»,
dis-moi: «Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme. »
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle
voulait se débarrasser de lui:
--Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
--Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet?
Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.
--«Oh! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par
un sursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini?
Qu’est-ce que tu as aujourd’hui? Tu as donc décidé qu’il fallait que
je te déteste, que je t’exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi
le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement! »
Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme
qui interrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer:
--Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,
Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te
parle jamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus
long que je ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me
fait te haïr tant que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma
colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout
puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde qui te
fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux-tu
que je puisse continuer à t’aimer, quand je te vois me soutenir, me
jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pas cet
instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini
dans une seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta
médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
--Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il
y a très longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais,
peut-être deux ou trois fois.
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc
quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus
qu’un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des
nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots: «deux ou trois fois»
marquèrent à vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que
ces mots «deux ou trois fois», rien que des mots, des mots prononcés
dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le
touchaient véritablement, puissent rendre malade, comme un poison
qu’on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait
entendu chez Mme de Saint-Euverte: «C’est ce que j’ai vu de plus fort
depuis les tables tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne
ressemblait à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que
dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement imaginé si
loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière
qui s’était échappée des mots «peut-être deux ou trois fois»,
dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce
qu’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première
fois. Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui
était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au
fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en même
temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme
possédait. Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie
qu’on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse
qu’elle lui avait dit avoir faite «deux ou trois fois» ne pût pas se
renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On dit
souvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne
réussit qu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi,
mais combien davantage s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann,
comment réussir à la protéger? Il pouvait peut-être la préserver d’une
certaine femme mais il y en avait des centaines d’autres et il comprit
quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n’avait
pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la
possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusement pour
Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans son
âme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature
plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les
cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de
refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre paralysé qui
tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus
autochtones habitants de son âme, employèrent un instant toutes les
forces de Swann à ce travail obscurément réparateur qui donne
l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois-ci ce
fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que se produisit
cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur.
