En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par
une association d'idées restée obscure et qu'il ne dévoila pas, il
commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en
cul de poule: «À propos de l'affaire Dreyfus» (pourquoi de l'affaire
Dreyfus, il s'agissait seulement d'une robe rouge et, certes, le pauvre
Bréauté qui ne pensait jamais qu'à faire plaisir, n'y mettait pas de
malice). Mais le seul nom de Dreyfus fit se froncer les sourcils
jupitériens du duc de Guermantes. «On m'a raconté, dit Bréauté, un
assez joli mot, ma foi très fin, de notre ami Cartier (prévenons le
lecteur que ce Cartier, frère de Mme de Villefranche, n'avait pas
l'ombre de rapport avec le bijoutier du même nom), ce qui, du reste, ne
m'étonne pas, car il a de l'esprit à revendre. » «Ah! interrompit
Oriane, ce n'est pas moi qui l'achèterai. Je ne veux pas vous dire ce
que votre Cartier m'a toujours embêtée, et je n'ai jamais pu
comprendre le charme infini que Charles de la Trémoille et sa femme
trouvent à ce raseur que je rencontre chez eux chaque fois que j'y
vais. » «Ma ière duiesse, répondit Bréauté, qui prononçait
difficilement les c, je vous trouve bien sévère pour Cartier. Il est
vrai qu'il a peut-être pris un pied un peu excessif chez les La
Trémoille, mais enfin c'est pour Charles une espèce, comment dirai-je,
une espèce de fidèle Achate, ce qui est devenu un oiseau assez rare
par le temps qui court. En tous cas, voilà le mot qu'on m'a rapporté.
Cartier aurait dit que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et
à se faire condamner, c'était pour éprouver la sensation qu'il ne
connaissait pas encore, celle d'être en prison. » «Aussi a-t-il pris
la fuite avant d'être arrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas
debout. D'ailleurs, même si c'était vraisemblable, je trouve le mot
carrément idiot. Si c'est ça que vous trouvez spirituel! » «Mon Dieu,
ma ière Oriane, répondit Bréauté qui, se voyant contredit,
commençait à lâcher pied, le mot n'est pas de moi, je vous le
répète tel qu'on me l'a dit, prenez-le pour ce qu'il vaut. En tous cas
il a été cause que M. Cartier a été tancé d'importance par cet
excellent La Trémoille qui, avec beaucoup de raison, ne veut jamais
qu'on parle dans son salon de ce que j'appellerai, comment dire: les
affaires en cours, et qui était d'autant plus contrarié qu'il y avait
là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subir de la part de La
Trémoille une véritable mercuriale. » «Bien entendu, dit le duc, de
fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild, bien qu'ayant le tact de
ne jamais parler de cet abominable affaire, sont dreyfusards dans l'âme
comme tous les Juifs. C'est même là un argument _ad hominem_ (le duc
employait un peu à tort et à travers l'expression _ad hominem_) qu'on
ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs. Si un
Français vole, assassine, je ne me crois pas tenu, parce qu'il est
Français comme moi, de le trouver innocent. Mais les Juifs n'admettront
jamais qu'un de leurs concitoyens soit traître bien qu'ils le sachent
parfaitement et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le
duc pensait naturellement à l'élection maudite de Chaussepierre) que
le crime d'un des leurs peut amener jusque. . . Voyons, Oriane, vous
n'allez pas prétendre que ce n'est pas accablant pour les Juifs ce fait
qu'ils soutiennent tous un traître. Vous n'allez pas me dire que ce
n'est pas parce qu'ils sont Juifs. » «Mon Dieu si, répondit Oriane
(éprouvant, avec un peu d'agacement, un certain désir de résister au
Jupiter tonnant et aussi de mettre «l'intelligence» au-dessus de
l'affaire Dreyfus). Mais c'est peut-être justement parce qu'étant
Juifs et se connaissant eux-mêmes ils savent qu'on peut être Juif et
ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétend,
paraît-il, M. Drumont. Certainement s'il avait été chrétien les
Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais ils l'ont fait parce
qu'ils sentent bien que s'il n'était pas Juif on ne l'aurait pas cru si
facilement traître _a priori_, comme dirait mon neveu Robert. » «Les
femmes n'entendent rien à la politique, s'écria le duc en fixant des
yeux la duchesse. Car ce crime affreux n'est pas simplement une cause
juive, mais et bien une immense affaire nationale qui peut amener les
plus effroyables conséquences pour la France d'où on devrait expulser
tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises
jusqu'ici l'aient été (d'une façon ignoble qui devrait être
révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus
éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l'écart pour
le malheur de notre pauvre pays. »
Je sentais que cela allait se gâter et je me remis précipitamment à
parler robes.
«Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que vous avez
été aimable avec moi? » «La première fois que j'ai été aimable
avec lui», reprit-elle en regardant en riant M. de Bréauté dont le
bout du nez s'amenuisait, dont le sourire s'attendrissait par politesse
pour Mme de Guermantes et dont la voix de couteau qu'on est en train de
repasser fit entendre quelques sons vagues et rouillés. «Vous aviez
une robe jaune avec de grandes fleurs noires. » «Mais, mon petit, c'est
la même chose, ce sont des robes de soirées. » «Et votre chapeau de
bleuets que j'ai tant aimé! Mais enfin tout cela c'est du
rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question un
manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin. Est-ce que ce
serait impossible que je le visse? » «Non, Hannibal est obligé de s'en
aller dans un instant. Vous viendrez chez moi et ma femme de chambre
vous montrera tout ça. Seulement, mon petit, je veux bien vous prêter
tout ce que vous voudrez, mais si vous faites faire des choses de
Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera
jamais la même chose. » «Mais je ne veux pas du tout aller chez une
petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose, mais
cela m'intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. »
«Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis une
bête, je parle comme une paysanne. C'est une question de tour de main,
de façon; pour les fourrures je peux au moins vous donner un mot pour
mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Mais vous savez
que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs. » «Et cette
robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez l'autre soir, et qui
est sombre, duveteuse, tachetée, striée d'or comme une aile de
papillon? » «Ah! ça c'est une robe de Fortuny. Votre jeune fille peut
très bien mettre cela chez elle. J'en ai beaucoup, je vais vous en
montrer, je peux même vous en donner si cela vous fait plaisir. Mais je
voudrais surtout que vous vissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il
faut que je lui écrive de me la prêter. » «Mais vous aviez aussi des
souliers si jolis, était-ce encore de Fortuny? » «Non, je sais ce que
vous voulez dire, c'est du chevreau doré que nous avions trouvé à
Londres, en faisant des courses avec Consuelo de Manchester. C'était
extraordinaire. Je n'ai jamais pu comprendre comme c'était doré, on
dirait une peau d'or, il n'y a que cela avec un petit diamant au milieu.
La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si cela vous fait
plaisir j'écrirai à Mme de Warwick ou à Mme Malborough pour tâcher
d'en retrouver de pareils. Je me demande même si je n'ai pas encore de
cette peau. On pourrait peut-être en faire faire ici. Je regarderai ce
soir, je vous le ferai dire. »
Comme je tâchais autant que possible de quitter la duchesse avant
qu'Albertine fût revenue, l'heure faisait souvent que je rencontrais
dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et
Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le
baron. Je ne les croisais pas tous les jours mais ils y allaient tous
les jours. Il est du reste à remarquer que la constance d'une habitude
est d'ordinaire en rapport avec son absurdité. Les choses éclatantes,
on ne les fait généralement que par à-coups. Mais des vies
insensées, où le maniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et
s'inflige les plus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins.
Tous les dix ans si l'on en avait la curiosité, on retrouverait le
malheureux dormant aux heures où il pourrait vivre, sortant aux heures
où il n'y a guère rien d'autre à faire qu'à se laisser assassiner
dans les rues, buvant glacé quand il a chaud, toujours en train de
soigner un rhume. Il suffirait d'un petit mouvement d'énergie, un seul
jour, pour changer cela une fois pour toutes. Mais justement ces vies
sont habituellement l'apanage d'êtres incapables d'énergie. Les vices
sont un autre aspect de ces existences monotones que la volonté
suffirait à rendre moins atroces. Les deux aspects pouvaient être
également considérés quand M. de Charlus allait tous les jours avec
Morel prendre le thé chez Jupien. Un seul orage avait marqué cette
coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel:
«C'est cela, venez demain, je vous paierai le thé», le baron avait
avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne
dont il comptait faire presque sa belle-fille, mais comme il aimait à
froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement
à Morel qu'il le priait de lui donner à cet égard une leçon de
distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le
ton le plus insolent, le plus orgueilleux: «Le «toucher» qui, je le
vois, n'est pas forcément allié au «tact» a donc empêché chez vous
le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que
cette expression fétide de payer le thé à 15 centimes je suppose,
fît monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines? Quand
vous avez fini un solo de violon avez-vous jamais vu chez moi qu'on vous
récompensât d'un pet, au lieu d'un applaudissement frénétique ou
d'un silence plus éloquent encore parce qu'il est fait de la paresse de
ne pouvoir retenir (non ce que votre fiancée vous prodigue) mais le
sanglot que vous avez amené au bord des lèvres? »
Quand un fonctionnaire s'est vu infliger de tels reproches par son chef,
il est invariablement dégommé le lendemain. Rien au contraire n'eût
été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant
même d'avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune
fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés
d'impertinences. «Elle est charmante, comme vous êtes musicien, je
pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les
notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre _si_
dièze. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport
avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui,
semblant finir, s'élève encore en elle; plutôt que des détails
médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est
couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne
une jolie découpure d'elle-même en papier. »
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments
qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.
Mais il répondit à M. de Charlus: «C'est entendu, mon petit, je lui
passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça. » Si Morel
disait ainsi «mon petit» à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau
violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il
ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette
simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de
la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse
feinte chez Morel. Chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi vers cette
époque M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue: «Mon cher
Palamède, quand te reverrai-je? Je m'ennuie beaucoup après toi et
pense bien souvent à toi. PIERRE. » M. de Charlus sa cassa la tête
pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui
écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup
le connaître et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture.
Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus.
Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira: l'auteur de
la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois
M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur
ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses
yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer
quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par
là--s'imaginait-il dans sa naïveté--donné son affection. M. de
Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même
d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre.
Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M.
de Vaugoubert. Car celui-ci le monocle à l'œil regardait de tous les
côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il
était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le
baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était
très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne
cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à
son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il
avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse
que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais
surtout de fonctionnaires. «Cette petite télégraphiste, disait-il en
touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est
rangée, la vilaine! Oh! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui
passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste. Il serait capable
d'en parler au Ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus
qu'il paraît que c'en est une. » M. de Charlus ne se tenait pas de
rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se
décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais
il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût
jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. «Or,
ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de
causer le moins de peine qu'on peut. » Avant de revenir à la boutique
de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le
lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est
le petit côté de la chose) on trouve que l'aristocratie semble
proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence
que les autres classes sociales. Cela serait-il qu'il n'y aurait pas
lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer
dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes
spécifiques où chacun admire la «race». Mais parmi ces traits
persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles,
ce sont les tendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave,
si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et
qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait
du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être
le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt,
parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme
d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous
croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles
s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de
plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges
la mer qui avait englouti ses vaisseaux?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient
sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte,
la remarque du baron, car l'expression «payer le thé» disparut aussi
complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un
salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui,
pour une raison ou pour une autre, on s'est brouillé ou qu'on tient à
cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait
de la disparition de «payer le thé». Il y vit une preuve de son
ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la
perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce,
tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée,
l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de
créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et
au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son
frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien,
voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune
ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,
indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que «payer le thé» venait de Morel
lui-même, et que par aveuglement d'amour la jeune couturière avait
adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur
au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes
manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient
que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient
en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la
petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron de Charlus et
les soirs où cela lui convenait. «Une jeune couturière dans le
monde? » dira-t-on, quelle invraisemblance. Si l'on y songe, il n'était
pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à
minuit, et maintenant vécût avec moi. Et ç'eût peut-être été
invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni
mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec
pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée
Mme Bontemps qui, déjà, chez Mme Swann, n'admirait chez sa nièce que
ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela
pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où
un peu de l'argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des
mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à
leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes
époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une
belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien
étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle
ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de
la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel,
car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement
il trouvait «plutôt bête» cette jeune fille mille fois plus
intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais
encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières
déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la
recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était
pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des
bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on
ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave
aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que
son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir
tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel
pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la
nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une «faute». Et M. de
Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché
de le confier à son ami qui eût été furieux et de semer ainsi la
zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait
à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou
d'une telle, pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme
du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient
capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait
d'aucune insinuation, et pour deux causes. «Si je lui raconte, se
disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera
froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux
d'elle? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je
gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la
mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa
promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour
devenir jaloux. Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans
conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose
difficile à gouverner. » Pour ces deux raisons M. de Charlus gardait un
silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par
un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible
aux gens de sa sorte.
D'ailleurs la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui
elle satisfaisait tout le goût esthétique qu'il pouvait avoir pour les
femmes, aurait voulu avoir d'elle des centaines de photographies. Moins
bête que Morel, il apprenait avec plaisir le nom des dames comme il
faut qui la recevaient et que son flair social situait bien, mais il se
gardait (voulant garder l'empire) de le dire à Charlie, lequel, vraie
brute en cela, continuait à croire qu'en dehors de la «classe de
violon» et des Verdurin, seuls existaient les Guermantes, les quelques
familles presque royales énumérées par le baron, tout le reste
n'étant qu'une «lie», une «tourbe». Charlie prenait ces expressions
de M. de Charlus à la lettre.
Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des
deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en
quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du
pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui.
«Tromper» dans le sens conjugal la future femme du violoniste, M. de
Charlus n'eût même pas songé une seconde à en éprouver du scrupule.
Mais avoir un «jeune ménage» à guider, se sentir le protecteur
redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle considérant le
baron comme un dieu prouverait par là que le cher Morel lui avait
inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel,
firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus.
En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc. » Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5. 000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1. 000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1. 000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4. 000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3. 500 francs au lieu de 4. 000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5. 000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je. » «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée. » «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable? » «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas. » «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service. » «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course. » «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer? » «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle. »
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m'ouvrir,
ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étant descendue, Albertine
ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les
fleurs de seringas la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de
sorte qu'interrompant sa lettre (je ne compris pas pourquoi) mon amie
eut le temps d'aller dans ma chambre d'où elle m'appela et de
s'étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai
à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d'un peu confus, en
tout cas d'insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée
et s'était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez
moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant
d'être en train d'écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela
dont je n'ai jamais su si c'était vrai. En général, et sauf cet
incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez
la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle
avant le dîner, je trouvais d'habitude dans l'antichambre son chapeau,
son manteau, son ombrelle qu'elle y avait laissés à tout hasard. Dès
qu'en entrant je les apercevais, l'atmosphère de la maison devenait
respirable. Je sentais qu'au lieu d'un air raréfié, le bonheur la
remplissait. J'étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me
faisait posséder Albertine, je courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de Guermantes, pour que le
temps me semblât moins long, durant cette heure qui précédait le
retour de mon amie, je feuilletais un album d'Elstir, un livre de
Bergotte, la sonate de Vinteuil.
Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s'adresser seulement à la
vue et à l'ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence
éveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais sans
m'en douter sortir de moi les rêves qu'Albertine y avait jadis
suscités quand je ne la connaissais pas encore et qu'avait éteints la
vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou l'image du
peintre comme dans un creuset, j'en nourrissais l'œuvre que je lisais.
Et sans doute celle-ci m'en paraissait plus vivante. Mais Albertine ne
gagnait pas moins à être ainsi transportée de l'un des deux mondes
où nous avons accès et où nous pouvons situer tour à tour un même
objet, à échapper ainsi à l'écrasante pression de la matière pour
se jouer dans les fluides espaces de la pensée. Je me trouvais tout
d'un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse
jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là
l'apparence d'une œuvre d'Elstir ou de Bergotte, j'éprouvais une
exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de
l'imagination et de l'art.
Bientôt on me prévenait qu'elle venait de rentrer; encore avait-on
ordre de ne pas dire son nom si je n'étais pas seul, si j'avais par
exemple avec moi Bloch que je forçais à rester un instant de plus, de
façon à ne pas risquer qu'il rencontrât mon amie. Car je cachais
qu'elle habitait la maison, et même que je la visse jamais chez moi
tant j'avais peur qu'un de mes amis s'amourachât d'elle, ne l'attendît
dehors, ou que dans l'instant d'une rencontre dans le couloir ou
l'antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis
j'entendais le bruissement de la jupe d'Albertine se dirigeant vers sa
chambre, car par discrétion et sans doute aussi par ces égards où,
autrefois, dans nos dîners à la Raspelière, elle s'était ingéniée
pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne
sachant que je n'étais pas seul. Mais ce n'était pas seulement pour
cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais; j'avais connu une
première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une
autre, l'actuelle. Et le changement, je n'en pouvais rendre responsable
que moi-même. Tout ce qu'elle m'eût avoué facilement, puis
volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de
s'épandre dès qu'elle avait cru que je l'aimais, ou, sans peut-être
se dire le nom de l'Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui
veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre
davantage. Depuis ce jour-là, elle m'avait tout caché. Elle se
détournait de ma chambre si elle pensait que j'étais, non pas même
souvent, avec un ami, mais avec une amie, elle dont les yeux
s'intéressaient jadis si vivement quand je parlais d'une jeune fille:
«Il faut tâcher de la faire venir, ça m'amuserait de la connaître».
«Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre». «Justement, ce sera
bien plus drôle». À ce moment-là, j'aurais peut-être pu tout
savoir. Et même quand dans le petit Casino elle avait détaché ses
seins de ceux d'Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma
présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait,
pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors,
elle avait déjà commencé de se figer, les paroles confiantes
n'étaient plus sorties de ses lèvres, ses gestes étaient réservés.
Puis elle avait écarté d'elle tout ce qui aurait pu m'émouvoir. Aux
parties de sa vie que je ne connaissais pas, elle donnait un caractère
dont mon ignorance se faisait complice pour accentuer ce qu'il avait
d'inoffensif. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle
allait droit à sa chambre si je n'étais pas seul, non pas seulement
pour ne pas déranger, mais pour me montrer qu'elle était insoucieuse
des autres. Il y avait une seule chose qu'elle ne ferait jamais plus
pour moi, qu'elle n'aurait faite qu'au temps où cela m'eût été
indifférent, qu'elle aurait faite aisément à cause de cela même,
c'était précisément avouer. J'en serais réduit pour toujours, comme
un juge, à tirer des conclusions incertaines d'imprudences de langage
qui n'étaient peut-être pas inexplicables sans avoir recours à la
culpabilité. Et toujours elle me sentirait jaloux et juge.
Tout en écoutant les pas d'Albertine avec le plaisir confortable de
penser qu'elle ne ressortirait plus de ce soir, j'admirais que, pour
cette jeune fille dont j'avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la
connaissance, rentrer chaque jour chez elle, ce fût précisément
rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que
j'avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle
était venue coucher à l'Hôtel, s'était complété, stabilisé,
remplissait ma demeure jadis vide d'une permanente provision de douceur
domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs et de
laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt dans les moments
où j'étais seul, en imagination et par l'attente du retour, se
nourrissaient paisiblement. Quand j'avais entendu se refermer la porte
de la chambre d'Albertine, si j'avais un ami avec moi, je me hâtais de
le faire sortir, ne le lâchant que quand j'étais bien sûr qu'il
était dans l'escalier dont je descendais au besoin quelques marches. Il
me disait que j'allais prendre mal, me faisant remarquer que notre
maison était glaciale, pleine de courants d'air et qu'on le paierait
bien cher pour qu'il y habitât. De ce froid, on se plaignait parce
qu'il venait seulement de commencer et qu'on n'y était pas habitué
encore, mais, pour cette même raison, il déchaînait en moi une joie
qu'accompagnait le souvenir inconscient des premiers soirs d'hiver où
autrefois revenant de voyage, pour reprendre contact avec les plaisirs
oubliés de Paris, j'allais au café-concert. Aussi est-ce en chantant
qu'après avoir quitté mon ancien camarade, je remontais l'escalier et
rentrais. La belle saison, en s'enfuyant, avait emporté les
oiseaux. Mais d'autres musiciens invisibles, intérieurs, les avaient
remplacés. Et la bise glacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait
délicieusement, par les portes mal jointes de notre appartement, était
comme les beaux jours de l'été par les oiseaux des bois, éperdument
saluée de refrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol
ou de Paulus. Dans le couloir, au-devant de moi venait Albertine.
«Tenez, pendant que j'ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle
est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et ayant encore autour
d'elle le grand voile gris qui descendait de la toque de chinchilla et
que je lui avais donné à Balbec, elle se retirait et rentrait dans sa
chambre, comme si elle eût deviné qu'Andrée, chargée par moi de
veiller sur elle, allait, en me donnant maint détail, en me faisant
mention de la rencontre par elles deux d'une personne de connaissance,
apporter quelque détermination aux régions vagues où s'était
déroulée la promenade qu'elles avaient faite toute la journée et que
je n'avais pu imaginer. Les défauts d'Andrée s'étaient accusés, elle
n'était plus aussi agréable que quand je l'avais connue. Il y avait
maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d'aigre inquiétude,
prête à s'amasser comme à la mer un «grain», si seulement je venais
à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour
moi. Cela n'empêchait pas qu'Andrée pût être meilleure à mon
égard, m'aimer plus--et j'en ai eu souvent la preuve--que des gens plus
aimables. Mais le moindre air de bonheur qu'on avait, s'il n'était pas
causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable
comme le bruit d'une porte qu'on ferme trop fort. Elle admettait les
souffrances où elle n'avait point de part, non les plaisirs; si elle me
voyait malade, elle s'affligeait, me plaignait, m'aurait soigné. Mais
si j'avais une satisfaction aussi insignifiante que de m'étirer d'un
air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de
passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots qui
eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup,
excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être
simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un
agacement qu'elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés
par de plus graves; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant
en chose de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste,
que j'avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à
ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une
instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d'autant plus, mais
je m'amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu'ils m'attaquent
en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais! » Ses
yeux étincelaient. Or, j'appris que le père n'avait rien commis
d'indélicat, qu'Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle
s'était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui
pourrait l'embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de
dépositions qu'elle était imaginairement appelée à faire et, à
force de s'en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même
qu'ils n'étaient pas vrais. Ainsi telle qu'elle était devenue (et,
même sans ses haines courtes et folles), je n'aurais pas désiré la
voir, ne fût-ce qu'à cause de cette malveillante susceptibilité qui
entourait d'une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus
chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu'elle seule pouvait
me donner sur mon amie m'intéressaient trop pour que je négligeasse
une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte
derrière elle; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne
m'avait jamais parlé d'elle. «Qu'ont-elles dit? » «Je ne sais pas,
car j'ai profité de ce qu'Albertine n'était pas seule pour aller
acheter de la laine. » «Acheter de la laine? » «Oui, c'est Albertine
qui me l'avait demandé. » «Raison de plus pour ne pas y aller,
c'était peut-être pour vous éloigner. » «Mais elle me l'avait
demandé avant de rencontrer son amie. » «Ah! » répondais-je en
retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait; mais qui
sait si elle n'avait pas donné d'avance rendez-vous à son amie et
n'avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le
voudrait? D'ailleurs étais-je bien certain que ce n'était pas la
vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité)
qui était la bonne? Andrée était peut-être d'accord avec Albertine.
De l'amour, me disais-je, à Balbec, on en a pour une personne dont
notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions; on sent que
si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement
d'aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui
l'éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l'inspire et
qui use à son tour d'habileté. Elle cherche à nous donner le change
sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car
à celui qui n'est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante
révélerait-elle les mensonges qu'elle cache; nous ne la distinguons
pas des autres; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention.
Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase,
elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais
cette phrase nous la rappelons-nous bien? Il semble que naisse
spontanément en nous, à son égard et quant à l'exactitude de notre
souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains
états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et
pas plus à la cinquantième fois qu'à la première; on dirait qu'on
peut recommencer indéfiniment l'acte sans qu'il s'accompagne jamais
d'un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une
cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante
est au passé dans une audition incertaine qu'il ne dépend pas de nous
de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d'autres qui ne
cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas serait de tout
ignorer pour n'avoir pas le désir de mieux savoir.
Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle
qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie.
D'ailleurs pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons
pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent
bien de ne rien dire, mais le feront-ils? Bloch n'a rien pu promettre
puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des
trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des
«recoupements», saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons
indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire
surveiller. Ainsi succédant--relativement à ce que faisait
Albertine--à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas
rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces
commencements de l'oubli où l'apaisement naît du vague--le petit
fragment de réponse que venait de m'apporter Andrée posait aussitôt
de nouvelles questions; je n'avais réussi, en explorant une parcelle de
la grande zone qui s'étendait autour de moi, qu'à y reculer cet
inconnaissable qu'est pour nous, quand nous cherchons effectivement à
nous la représenter, la vie réelle d'une autre personne. Je continuais
à interroger Andrée tandis qu'Albertine par discrétion et pour me
laisser (devinait-elle cela? ) tout le loisir de la questionner,
prolongeait son déshabillage dans sa chambre. «Je crois que l'oncle et
la tante d'Albertine m'aiment bien», disais-je étourdiment à Andrée
sans penser à son caractère.
Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter; comme un sirop qui
tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il
ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme
toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait
l'année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai
qu'Andrée avait pris quelques années depuis lors) s'éclipsait si vite
chez elle. Mais j'allais la faire involontairement renaître avant
qu'Andrée m'eût quitté pour aller dîner chez elle. «Il y a
quelqu'un qui m'a fait aujourd'hui un immense éloge de vous», lui
disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait
l'air de vraiment m'aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans
le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. «Qui ça? »
demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et,
qui que ce fût, elle était heureuse.
Puis arrivait l'heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait
auprès de moi; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des
jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont
j'avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs
desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été
fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots:
«Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative
à mes _tea gown_ recevoir des nouvelles d'un revenant. »
Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que
Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la
fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez
elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules,
certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla, et dont la vue
m'était douce parce qu'elles étaient les unes et les autres comme les
signes (que d'autres souliers n'eussent pas été) qu'elle habitait chez
moi. Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une
belle bague d'or. J'y admirais les ailes éployées d'un aigle. «C'est
ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est
quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu'elle me l'a donnée pour
mes vingt ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que
la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession
(telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et
si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne
aux femmes, bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter,
le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable,
détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces
choses, moi, parce qu'en les faisant faire, je cherchais à lui faire
plaisir, nous étions comme des étudiants connaissant tout d'avance des
tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis
que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de
leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un
musée n'étant précédée d'aucun désir, donne seulement une
sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui.
Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux
manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait
aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui
caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un
vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l'écharpe,
et connus dans toutes leurs parties--et pour moi qui étais allé chez
Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la
particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable
façon du grand faiseur--une importance, un charme qu'ils n'avaient
certes pas pour la duchesse rassasiée avant même d'être en état
d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années
auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses
ennuyeuses tournées chez les couturières.
Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car
si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la
plus jolie, avec tous les raffinements qu'y eussent apportés Mme de
Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir
beaucoup. Mais peu importait du moment qu'elle les avait aimées d'abord
et isolément.
Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin
avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car
elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps et
qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n'était pas frivole du reste, lisait beaucoup quand elle était
seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était
devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant
d'ailleurs: «Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais
restée stupide. Ne le niez pas. Vous m'avez ouvert un monde d'idées
que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois
qu'à vous. »
On sait qu'elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée.
