Giolitti est-ce que personne n'a
prononcé
son nom?
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - a
Eh bien, elle est partie au galop!
Souvent je lui en avais
reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi
elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris,
vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec,
qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle. » Et je
me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si
des différences entre les esprits expliquent les impressions
différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre,
les différences de sentiments, l'impossibilité de persuader une
personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les
caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une
cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me
disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie.
J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour
aller chez Mme Verdurin et je ne m'étais pas trompé. Mais alors même
qu'on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l'apparence;
car l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de
l'intrigue,--aussi bien que celui de l'intelligence, du cœur--se
dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous
nous disons: c'est ceci, c'est cela; c'est à cause d'elle, ou de telle
autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru
l'explication d'autant plus logique qu'Albertine allant au-devant m'en
avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la
présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir. Et ici à
propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j'avais oublié: peu
de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi je l'avais
rencontré, et il avait été contrairement à son attitude à Balbec
excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le
laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons.
Or maintenant, je comprenais que tout bonnement, sachant qu'Albertine
habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir
toutes facilités de la voir et de me l'enlever et je conclus que
c'était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées
devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je
continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi, c'était
à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai
que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était
en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le
cas n'était pas le même, Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, si
bien qu'il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité,
mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on
éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on
l'éprouve aussi si ce bien, celui-là le détient même en l'aimant
pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui
conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai
toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas
dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une
pure ruse; ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la
manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait
que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation
stupéfiée: «Si vous aviez entendu les protestations d'affection que
me prodiguait ce misérable! Qu'on vienne voler un homme de son trésor,
je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de
l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de
perversité qu'on ne peut imaginer. » Or, il n'y a pas là une telle
perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce
genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine
avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple
dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se
savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel.
Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses
existaient pour lui. Le fait que j'eusse été estimé d'Elstir, de
Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je
jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire
moi-même, faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour
l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant
avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier
ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte
qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une
sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet
d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour
cela qu'il tenait tant à venir chez moi et il eût tout lâché pour
cela. Mais cette raison dernière qui ne faisait guère qu'élever à
une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait
peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme
avait pu réellement exister chez Albertine quand elle avait voulu
aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir
parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance,
qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour
celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence
chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue
était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi
qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si
tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine
quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil, venait de ce que je l'avais fait
à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher, à cause de
ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine
de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette
matinée Mlle Vinteuil, avait à ce moment-là augmenté mon tourment,
fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle
avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente,
peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait
ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être
pourtant, même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait
entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire
supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu
exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine, et qu'Albertine, par
restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec
Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que
stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations
avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et
qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était
plutôt elle qu'Andrée qui mentait? La vérité et la vie sont bien
ardues et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une
impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la
fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que
j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et
cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait
arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière
visite d'Andrée.
[Note 1: Anecdote racontée avec une variante par Mme de Guermantes
au sujet du prince de Léon, Cf, _La Prisonnière_, t. I, p. 47. (Note
du Dr Robert Proust. )]
[Note 2: Cf. _la Prisonnnière_, t. I, p. 48. (Note du Dr Proust. )]
CHAPITRE III
_Séjour à Venise_
Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et--comme il
peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus
humbles, dans les plus précieuses--j'y goûtais des impressions
analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à
Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus
riche. Quand à dix heures du matin on venait ouvrir mes volets, je
voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en
resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'Or du campanile
de Saint-Marc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à
fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais
une demi-heure plus tard sur la piazzetta, une promesse de joie plus
certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes
de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j'étais
couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un
seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le
premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de
l'Église qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand
j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort
sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis, en
m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était
substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de
Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à
Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle
qu'à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le
plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était
toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une
couleur si résistante, que mes yeux fatigués pouvaient pour se
détendre et sans craindre qu'elle fléchît y appuyer leurs regards.
Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette
nouvelle ville aussi, les habitants sortaient bien des maisons alignées
l'une à côté de l'autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons
projetant un peu d'ombre à leurs pieds était à Venise confié à des
palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels
la tête d'un Dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau
d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par
son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l'eau. Sur la
piazza l'ombre qu'eussent développée à Combray la toile du magasin de
nouveautés et l'enseigne du coiffeur, c'étaient les petites fleurs
bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le
relief d'une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait
fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser au bord
du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et
les rinceaux de fenêtres gothiques. J'en dirai autant de celle de notre
hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m'attendait en
regardant le canal avec une patience qu'elle n'eût pas montrée
autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances
qui depuis n'avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me
laisser voir combien elle m'aimait. Maintenant, elle sentait bien que sa
froideur apparente n'eût plus rien changé, et la tendresse qu'elle me
prodiguait était comme ces aliments défendus qu'on ne refuse plus aux
malades, quand il est assuré qu'ils ne peuvent guérir. Certes les
humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la
chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l'Oiseau, son asymétrie à
cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la
hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait
à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu'une
embrasse divisait et retenait écartés, l'équivalent de tout cela
existait à cet Hôtel de Venise où j'entendais aussi ces mots si
particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la
demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre
souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure
fut la nôtre; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu non
comme il l'était à Combray, et comme il l'est un peu partout, aux
choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l'ogive encore
à demi-arabe d'une façade qui est reproduite dans tous les musées de
moulages et tous les livres d'art illustrés, comme un des
chefs-d'œuvre de l'architecture domestique au Moyen Âge; de bien loin
et quand j'avais à peine dépassé Saint-Georges Majeur, j'apercevais
cette ogive qui m'avait vu, et l'élan de ses arcs brisés ajoutait à
son sourire de bienvenue la distinction d'un regard plus élevé,
presque incompris. Et parce que derrière ces balustres de marbre de
diverses couleurs, maman lisait en m'attendant, le visage contenu dans
une voilette de tulle d'un blanc aussi déchirant que celui de ses
cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l'avait en cachant ses
larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l'air
«habillée» devant les gens de l'hôtel, mais surtout pour me
paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de
ma grand'mère, parce que, ne m'ayant pas reconnu tout de suite, dès
que de la gondole je l'appelais, elle envoyait vers moi, du fond de son
cœur, son amour qui ne s'arrêtait que là où il n'y avait plus de
matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu'elle
faisait aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à
exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait
m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de
l'ogive illuminée par le soleil de midi, à cause de cela, cette
fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en
même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine
heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles; et si pleins de
formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde
pour moi l'aspect intime d'un homme de génie avec qui nous aurions
passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté
pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le
moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes
larmes, c'est tout simplement parce qu'elle me dit la chose qui peut le
plus me toucher: «Je me rappelle très bien votre mère. »
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien
en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis
éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre, mais à Venise
c'était un courant d'air marin qui l'entretenait non plus dans un petit
escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces
de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de
soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois,
ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres
d'art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les
impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette
ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement
esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu'en représenter
seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les
aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour
rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance
avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une
réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres,
de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus
réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle
que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma
mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple,
les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre
ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à
franges. Ma gondole suivait les petits canaux; comme la main
mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette
ville d'Orient, ils semblaient au fur et à mesure que j'avançais, me
pratiquer un chemin creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils
divisaient en écartant à peine d'un mince sillon arbitrairement tracé
les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le
guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé
au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui
ils frayaient sa route.
On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de
séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place
n'avait été réservée. De sorte que le Campanile de l'église ou les
treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville
inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la
même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien
à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite,
que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l'eau en ce
vieux quartier populeux, devenues des paroisses humbles et
fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la
fréquentation de nombreuses petites gens, que les jardins traversés
par la percée du canal laissaient traîner dans l'eau leurs feuilles ou
leurs fruits étonnés et que sur le rebord de la maison dont le grès
grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être
brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre
laissaient pendre leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots
assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter
et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois, apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là, comme
une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit
temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au
fronton un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles
il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air
d'un quai de débarquement pour maraîchers.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma
mère sur la Piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous
regardions la file des palais, entre lesquels nous passions, refléter
la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles,
moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que
comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se
promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les
demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des
sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses œuvres avec
une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des
impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer,
sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par
jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à
marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme
nous l'eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les
Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la
lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus
élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées
sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file,
s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir,
faisaient demander si elle était là; et, tandis qu'en attendant la
réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser,
comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, elles
cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le
palais, non sans être secouées comme au sommet d'une vague bleue par
le remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être
resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi
les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des
courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples
allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le
charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels,
et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous
avions retrouvée--la connaissance imprévue et inopportune qu'on
rencontre chaque fois qu'on voyage--et que maman avait invitée, nous
voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n'était pas le
nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis
que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le
salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'œil sur la grande
salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout
entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en
un italien que je traduis:
«Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre? Ils ne préviennent
jamais. C'est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table
(«non so se bisogna conservar loro la tavola»). Et puis, tant pis s'ils
descendent et qu'ils la trouvent prise! Je ne comprends pas qu'on
reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C'est pas
le monde d'ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait
décider relativement à la table, et il allait faire demander au
liftier de monter s'informer à l'étage, quand, avant qu'il en eût le
temps, la réponse lui fut donnée: il venait d'apercevoir la vieille
dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et
de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte
d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous
son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W. . . , mais, pour les
profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de
Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train
d'examiner les vestiges d'une fresque, se trouvait, le long des belles
parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir
Mme de Villeparisis.
«Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois
qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit le
garçon. »
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle
voyageait, et qu'on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout
de quelques instants, s'avancer vers la table et s'asseoir à côté
d'elle, son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en
revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable
intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des
ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui
le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue, peut-être
dans le fait que, laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de
rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, faire mettre à la
retraite par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux
qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens
assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour
trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois
avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès
qu'il était question de «grandes affaires» il se retrouvait, on va le
voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il
s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de
certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne
peuvent plus faire grand mal.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une
vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de
remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions
toutes pratiques où s'empreint le prolongement d'un mutuel amour:
«Êtes-vous passé chez Salviati?
--Oui.
--Enverront-ils demain?
--J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le
dîner. Voyons le menu.
--Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez?
--Non, l'attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs
de pétrole. Mais il n'y a pas lieu de se presser étant donné les
excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme
entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions?
--Moi, oui, mais vous cela vous est défendu. Demandez à la place du
risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
--Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour
Madame et un risotto pour moi. »
Un nouveau et long silence.
«Tenez, je vous apporte des journaux, le _Corriere della Sera_, la
_Gazzetta del Popolo_, etc. Est-ce que vous savez qu'il est fortement
question d'un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire
serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie. Il serait
peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de
Constantinople. Mais, s'empressa d'ajouter avec âcreté M. de Norpois,
pour une ambassade d'une telle envergure et où il est de toute
évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu'il arrive,
avoir la première place à la table des délibérations, il serait
prudent de s'adresser à des hommes d'expérience mieux outillés pour
résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des
diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le
panneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça
ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de
prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, donnaient
comme «grand favori» un jeune ministre des Affaires étrangères.
«Dieu sait si les hommes d'âge sont éloignés de se mettre, à la
suite de je ne sais quelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de
plus ou moins incapables recrues. J'en ai beaucoup connu de tous ces
prétendus diplomates de la méthode empirique qui mettaient tout leur
espoir dans un ballon d'essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il
est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre
les rênes de l'État en des mains turbulentes, qu'à l'appel du devoir,
un conscrit répondra toujours présent. Mais qui sait (et M. de Norpois
avait l'air de très bien savoir de qui il parlait) s'il n'en serait pas
de même le jour où l'on irait chercher quelque vétéran plein de
savoir et d'adresse. À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,
le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu'après un
règlement de nos difficultés pendantes avec l'Allemagne. Nous ne
devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on
vienne nous réclamer par des manœuvres dolosives et à notre corps
défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse
de sportulaires. Il faut que cela finisse, et naturellement un homme de
haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait si je puis
dire l'oreille de l'empereur, jouirait de plus d'autorité que quiconque
pour mettre le point final au conflit. »
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
«Ah! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.
--Ah! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de
Villeparisis.
--Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le propre
beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que
j'ai chassé avec lui à Bonnétable?
--Ah! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture?
--Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la sœur du grand-duc
N. . . »
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un
professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait
fixement Mme de Villeparisis.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se
leva, marcha avec empressement vers lui et d'un geste majestueux, il
s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de
Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura
debout auprès d'eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller
Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité
de vieil amant, et surtout dans la crainte qu'elle ne se livrât à un
des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès
qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact il rectifiait le propos
et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l'intensité
continue d'un magnétiseur.
Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait, je la rejoignis et
m'excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m'avait amusé de
voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près
de s'évanouir. Cherchant à se dominer:
«Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon? me dit-elle.
--Oui.
--Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde? C'est le rêve
de ma vie.
--Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à
avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser?
--Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces, la duchesse
d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu
fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien! elle
a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été
cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray,
maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé
la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue,
malgré tout, ce sera une douceur. . . »
Je menai Mme Sazerat, tremblante d'émotion, jusqu'au restaurant et je
lui montrai Mme de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut,
Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de
Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle:
--Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée,
qui habitait son imagination depuis si longtemps.
--Mais si, à la seconde table.
--C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je
compte, la seconde table, c'est une table où il y a seulement, à
côté d'un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
--C'est elle! »
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire
asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux
trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent
au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à
Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait
évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de
politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui
jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis
soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir
s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux
de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce
silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien
ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince
était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés
chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude
coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis
n'ambitionnait rien moins, comme nous l'avons vu, que Constantinople,
avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il
comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet
que de sa part un acte d'une portée internationale pouvait être le
digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de
nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas
renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre
mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux
qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû
abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections
futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de
président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de
lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le
considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs
possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche
serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms
d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien
ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus
et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour
prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la
conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliées,
être exhumés par quelque personnalité signant «un Renseigné» ou
«Testis» ou «Machiavel» dans un journal où l'oubli même où ils
étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.
Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le
diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois
leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été
rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de
conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une
brièveté moindre demanda finement: «Et est-ce que personne n'a
prononcé le nom de M. Giolitti? » À ces mots les écailles du prince
Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de
Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire
quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de
Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller
chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus
nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs
Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir,
phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert:
ces mots hurlés «Le cocher Auguste de la rue de Belloy. » Nous
ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il
était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: «Et M.
Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom? » Car M. de Norpois,
chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus
belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «airs de
bravoure», comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le
reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre,
une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à
Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après
en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons
l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta
plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute, le roi consulta divers
hommes d'état sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet.
Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un
journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La
conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la
différence qu'au lieu de dire: «M. de Norpois demanda finement», on
lisait «dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît». M. de
Norpois jugea que «finement» avait déjà une force explosive
suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le
moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay
démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de
la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M.
Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se
plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour
rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe
entière. Ce mécontentement n'existait pas, mais les divers
ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leur
assurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère
n'écoutant que sa pensée prenait ce silence courtois pour une
adhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris: «Je me suis entretenu
une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta, etc. » Ses
secrétaires étaient sur les dents.
Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal
français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans
un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était
(surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il
intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit
premier-Paris dans ces temps lointains et appelé aujourd'hui on ne sait
pourquoi «éditorial») était au contraire mal tourné, avec des
répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que
l'article avait été «inspiré». Peut-être par M. de Norpois,
peut-être par tel autre grand maître de l'heure. Pour donner une idée
anticipée des événements d'Italie, montrons comment M. de Norpois se
servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la
guerre eut lieu tout de même, très efficacement, pensait M. de
Norpois, dont l'axiome était qu'il faut avant tout préparer l'opinion.
Ses articles où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes
optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la
veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation
était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l'ombre
naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux,
l'éditorial suivant: «L'opinion semble prévaloir dans les cercles
autorisés, que depuis hier, dans le milieu de l'après-midi, la
situation, sans avoir bien entendu un caractère alarmant, pourrait
être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme
susceptible d'être considérée comme critique. M. le marquis de
Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse, afin
d'examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d'une
façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction
existants, si l'on peut parler ainsi. La nouvelle n'a malheureusement
pas été reçue par nous à l'heure où nous mettons sous presse que
Leurs Excellences aient pu se mettre d'accord sur une formule pouvant
servir de base à un instrument diplomatique. »
_Dernière heure_: «On a appris avec satisfaction dans les cercles bien
informés, qu'une légère détente semble s'être produite dans les
rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute
particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré «unter den
Linden» le ministre d'Angleterre avec qui il s'est entretenu une
vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme
satisfaisante. » (On avait ajouté entre parenthèses après
satisfaisante le mot allemand équivalent: _befriedigend_). Et le
lendemain on lisait dans l'éditorial: «Il semblerait, malgré toute la
souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre
hommage pour l'habile énergie avec laquelle il a su défendre les
droits imprescriptibles de la France, qu'une rupture n'a plus pour ainsi
dire presque aucune chance d'être évitée. »
Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil
éditorial de quelques commentaires, envoyés bien entendu par M. de
Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le
«conditionnel» était une des formes grammaticales préférées de
l'ambassadeur, dans la littérature diplomatique. («On attacherait une
importance particulière», pour «il paraît qu'on attache une
importance particulière». ) Mais le présent de l'indicatif pris non
pas dans son sens habituel mais dans celui de l'ancien optatif, n'était
pas moins cher à M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient
l'éditorial étaient ceux-ci:
«Jamais le public n'a fait preuve d'un calme aussi admirable» (M. de
Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai, mais craignait tout le
contraire). «Il est las des agitations stériles et a appris avec
satisfaction, que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses
responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le
public n'en demande «(optatif)» pas davantage. À son beau sang-froid
qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvelle
bien faite pour rassurer l'opinion publique, s'il en était besoin. On
assure en effet que M. de Norpois qui pour raison de santé devait
depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté
Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. _Dernière heure_: Sa
Majesté l'Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de
conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la guerre et le
maréchal Bazaine en qui l'opinion publique a une confiance
particulière. S. M. l'Empereur a décommandé le dîner qu'il devait
offrir à sa belle-sœur la duchesse d'Albe. Cette mesure a produit
partout, dès qu'elle a été connue, une impression particulièrement
favorable. L'empereur a passé en revue les troupes dont l'enthousiasme
est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé
dès l'arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité,
prêts à partir dans la direction du Rhin. »
*
* *
Parfois au crépuscule en rentrant à l'hôtel je sentais que
l'Albertine d'autrefois invisible à moi-même était pourtant enfermée
au fond de moi comme aux plombs d'une Venise intérieure, dont parfois
un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu'à me donner une
ouverture sur ce passé.
Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un
instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi
vivante, mais si loin, si profondément qu'elle me restait inaccessible.
Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais
faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé;
de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par
celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les
chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de
Norpois nous avait dit: «Leur revenu n'est pas très élevé sans
doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié», étaient
le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer
des différences considérables et d'un coup de tête je me décidai à
tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine
de ce que j'avais du vivant d'Albertine. On le sut à Combray dans ce
qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait
que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes on se
dit: «Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien
étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille de condition
aussi modeste qu'Albertine que j'avais fait ces spéculations.
D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé
suivant les revenus qu'on lui connaît, comme dans une caste indienne,
on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait
dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la
fortune, et où la pauvreté était considérée comme aussi
désagréable, mais nullement plus diminuante et n'affectant pas plus la
situation sociale qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au
contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être
des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de
l'argent, tandis que si j'avais été ruiné ils eussent été les
premiers à m'offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine
relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités
vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande
de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis
toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la
revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma
mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une
situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La
beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était
un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me
restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât
son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul? Mais comme je finissais
la lettre du coulissier, une phrase où il disait: «Je soignerai vos
reports» me rappela une expression presque aussi hypocritement
professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à
Aimé d'Albertine: «C'est moi qui la soignais» avait-elle dit, et ces
mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un
Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se
refermèrent sur l'emmurée--que je n'étais pas coupable de ne pas
vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la
rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que
nous avons d'eux--que m'avait un instant rendue si touchante le
délaissement que pourtant elle ignorait, que j'avais l'espace d'un
éclair envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du
compagnonnage de son souvenir. Une autre fois à San Giorgio dei
Schiavoni un aigle auprès d'un des apôtres et stylisé de la même
façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les
deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je
n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin une
circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû
renaître. Au moment où notre gondole s'arrêta aux marches de
l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du
télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause
de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à
travers les déformations des employés italiens être le mien), on
demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était
bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant
un coup d'œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire
néanmoins: «Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis
très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand
revenez-vous? Tendrement. Albertine. » Alors il se passa d'une façon
inverse la même chose que pour ma grand'mère: quand j'avais appris en
fait que ma grand'mère était morte, je n'avais d'abord eu aucun
chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des
souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant
qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle
qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru.
Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait
survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi;
en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne
ressuscitait nullement pour moi, avec son corps. Et en m'apercevant que
je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus,
j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui se regardant dans
une glace, après des mois de voyage, ou de maladie, s'aperçoit qu'il a
les cheveux blancs et une figure nouvelle d'homme mûr ou de vieillard.
Cela bouleverse parce que cela veut dire: l'homme que j'étais, le jeune
homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or l'impression que
j'éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort
aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d'un moi
nouveau à ce moi ancien, que la vue d'un visage ridé surmonté d'une
perruque blanche remplaçant le visage de jadis? Mais on ne s'afflige
pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans
l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige à une même
époque d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le
sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux qu'on
est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en
afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé--momentanément
dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans
le premier cas et quand il s'agit des passions--n'est pas là pour
déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout
vous; le mufle sourit de sa muflerie, car il est le mufle et l'oublieux
ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a
oublié.
J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais
de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie
selon son habitude qui est, par des travaux incessants d'infiniment
petits, de changer la face du monde ne m'avait pas dit au lendemain de
la mort d'Albertine: «Sois un autre», mais, par des changements trop
imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du
changement, avait presque tout renouvelé en moi, de sorte que ma
pensée était déjà habituée à son nouveau maître--mon nouveau
moi--quand elle s'aperçut qu'il était changé; c'était à celui-ci
qu'elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on
l'a vu, à l'irradiation par association d'idées de certaines
impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à
Montjouvain, aux doux baisers du soir qu'Albertine me donnait dans le
cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s'étaient affaiblies,
l'immense champ d'impressions qu'elles coloraient d'une teinte
angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l'oubli
se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir,
la résistance de mon amour était vaincue, je n'aimais plus Albertine.
J'essayais de me la rappeler. J'avais eu un juste pressentiment, quand,
deux jours après le départ d'Albertine j'avais été épouvanté
d'avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. Il en avait été de
même lorsque j'avais écrit autrefois à Gilberte en me disant: si cela
continue deux ans, je ne l'aimerai plus. Et si, quand Swann m'avait
demandé de revoir Gilberte, cela m'avait paru l'incommodité
d'accueillir une morte, pour Albertine la mort--ou ce que j'avais cru la
mort--avait fait la même œuvre que pour Gilberte la rupture
prolongée. La mort n'agit que comme l'absence. Le monstre à
l'apparition duquel mon amour avait frissonné, l'oubli, avait bien,
comme je l'avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle
qu'elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me
permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers
l'indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une
accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis
la nouvelle contraire, celle de la mort d'Albertine, n'avait pas
inversement, en parachevant l'œuvre de son départ, exalté mon amour
et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante et pouvoir
être réuni à elle me la rendait tout d'un coup si peu précieuse, je
me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même,
et jusqu'à la mort (imaginaire, mais crue réelle) n'avaient pas
prolongé mon amour, tant les efforts des tiers et même du destin, nous
séparant d'une femme, ne font que nous attacher à elle. Maintenant
c'était le contraire qui se produisait. D'ailleurs j'essayai de me la
rappeler et peut-être parce que je n'avais plus qu'un signe à faire
pour l'avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d'une fille fort
grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà,
comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu'elle avait pu faire
avec Andrée ou d'autres ne m'intéressait plus. Je ne souffrais plus du
mal que j'avais cru si longtemps inguérissable et au fond j'aurais pu
le prévoir. Certes le regret d'une maîtresse, la jalousie survivante
sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la
leucémie. Pourtant entre les maux physiques il y a lieu de distinguer
ceux qui sont causés par un agent purement physique, et ceux qui
n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de l'intelligence. Si
la partie de l'intelligence qui sert de lien de transmission est la
mémoire,--c'est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée--, si
cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble
apporté dans l'organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir
de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n'ont
pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même
temps où un malade atteint du cancer sera mort, il est bien rare qu'un
veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l'étais. Est-ce
pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait
certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu'elle avait
aimées, est-ce pour elle qu'il fallait renoncer à l'éclatante fille
qui était mon souvenir d'hier, mon espoir de demain (à qui je ne
pourrais rien donner non plus qu'à aucune autre, si j'épousais
Albertine), renoncer à cette Albertine nouvelle non point «telle que
l'ont vue les enfers» mais fidèle, et «même un peu farouche»?
C'était elle qui était maintenant ce qu'Albertine avait été
autrefois: mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme
passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune
fille, et nous n'aimons hélas! en elle que cette aurore dont son visage
reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la
dépêche au portier de l'hôtel en disant qu'on me l'avait remise par
erreur et qu'elle n'était pas pour moi. Il me dit que maintenant
qu'elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu'il valait
mieux que je la gardasse; je la remis dans ma poche, mais je me promis
de faire comme si je ne l'avais jamais reçue. J'avais définitivement
cessé d'aimer Albertine. De sorte que cet amour après s'être
tellement écarté de ce que j'avais prévu, d'après mon amour pour
Gilberte, après m'avoir fait faire un détour si long et si douloureux,
finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer tout
comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l'oubli.
Mais alors je songeai: je tenais à Albertine plus qu'à moi-même; je
ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai
cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même
par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas
comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait
toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle,
à ce que quand je l'aimais je m'aimais davantage? Non, cela tenait à
ce que cessant de la voir j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais
pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même
n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine.
Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi. . . ? Certes
il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille
liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa
permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de
l'immortalité.
Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise, je
montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux
brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses
angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie
du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m'attendait, à cette
heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche,
dans l'obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de
l'escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de
la Renaissance, s'il était dressé dans un palais ou sur une galère,
la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors
étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres
perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant
d'air, l'ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une
surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l'illumination, la
miroitante instabilité du flot.
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me
trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille
et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard
de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide,
aucun voyageur ne m'avait parlé.
Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli
divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé
entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces
formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une
de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se
fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je
n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner
cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi
entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C'était un de ces
ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues
se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès
caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes
orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant
le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit
par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je
suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me
donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un
vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que
j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son
silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie
qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calli me faisait rebrousser
chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand
Canal. Et comme il n'y a pas, entre le souvenir d'un rêve et le
souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me
demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit
dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne cet étrange
flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques,
à la méditation du clair de lune.
La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu'à Padoue où
se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m'avait donné les
reproductions; après avoir traversé en plein soleil le jardin de
l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et
les fonds des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse
journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue
un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu
plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en
ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans
qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs
pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel, sur
la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou
au moins enfantine, qu'ils semblaient des volatiles d'une espèce
particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans
l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques et qui ne
manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent; il
y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et, comme ce
sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit
s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à
exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand
renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions
contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser
à une variété d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros
s'exerçant au vol plané qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des
époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et
dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages
célestes qui ne seraient pas ailés.
*
* *
Quand j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme
Putbus et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à
Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques
jours; l'air qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération
ni même au sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps
vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé
contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé
à obéir), cette Volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à
imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à
me conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder.
Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus
habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement
ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était
sérieux ou non. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes
affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation
sur la terrasse, devant le canal et m'y installai, regardant se coucher
le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un
musicien chantait «sole mio».
Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de
la gare. Bientôt, elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul
avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence
pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable
était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car
je me sentais seul. Les choses m'étaient devenues étrangères. Je
n'avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et
introduire en elles quelque stabilité. La ville que j'avais devant moi
avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient
comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer
aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples
parties, quantités de marbres pareilles à toutes les autres, et l'eau
comme une combinaison d'hydrogène et d'oxygène, éternelle, aveugle,
antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner.
Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on
vient d'arriver, qui ne vous connaît pas encore--comme un lieu d'où
l'on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui
dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me
laissait contracté, je n'étais plus qu'un cœur qui battait, et qu'une
attention suivant anxieusement le développement de «sole mio».
J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée
caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de
l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger
à l'idée que j'avais de lui, qu'un acteur dont, malgré sa perruque
blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu'en son essence il
n'est pas Hamlet. Tels les palais, le canal, le Rialto, se trouvaient
dévêtus de l'idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs
vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre
me semblait lointain. Dans le bassin de l'arsenal, à cause d'un
élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette
singularité des choses, qui, même semblables en apparence à celles de
notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d'autres cieux; je
sentais que cet horizon si voisin que j'aurais pu atteindre en une
heure, c'était une courbure de la terre tout autre que celle des mers
de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l'artifice du
voyage, amarrée près de moi; si bien que ce bassin de l'arsenal à la
fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût
et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant la première fois que
j'accompagnai ma mère aux bains Deligny; en effet dans le site
fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel, ni
le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer
avec d'invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je
m'étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des
baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n'étaient
pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles
n'y étaient pas compris et si cet étroit espace n'était pas
précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour
moi où j'allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins
irréelle, et c'était ma détresse que le chant de «sole mio»,
s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue,
semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de
l'écouter si j'avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre
le train avec elle, il aurait fallu décider sans perdre une seconde que
je partais, mais c'est justement ce que je ne pouvais pas; je restais
immobile, sans être capable non seulement de me lever, mais même de
décider que je me lèverais.
Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre,
s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases
successives de «sole mio» en chantant mentalement avec le chanteur, à
prévoir pour chacune d'elles l'élan qui allait l'emporter, à m'y
laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.
Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois ne m'intéressait
nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en
l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bout. Enfin aucun des motifs,
connus d'avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir
la résolution dont j'avais besoin; bien plus, chacune de ces phrases,
quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre
efficacement cette résolution, ou plutôt elle m'obligeait à la
résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer
l'heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d'écouter
«sole mio» se chargeait d'une tristesse profonde, presque
désespérée. Je sentais bien qu'en réalité, c'était la résolution
de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger;
mais me dire «Je ne pars pas», qui ne m'était pas possible sous cette
forme directe, me le devenait sous cette autre: «Je vais entendre
encore une phrase de «sole mio»; mais la signification pratique de ce
langage figuré ne m'échappait pas et, tout en me disant: «Je ne fais
en somme qu'écouter une phrase de plus», je savais que cela voulait
dire: «Je resterai seul à Venise. » Et c'est peut-être cette
tristesse comme une sorte de froid engourdissant qui faisait le charme
désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la
voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires
venait me frapper en plein cœur; quand la phrase était consommée et
que le morceau semblait fini, le chanteur n'en avait pas assez et
reprenait plus haut comme s'il avait besoin de proclamer une fois de
plus ma solitude et mon désespoir.
Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie.
J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal
devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de
ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, ce chant de désespoir que
devenait «sole mio» et qui, ainsi clamé devant les palais
inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine
de Venise; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit
artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait
avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur,
si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma
mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du
chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision
apparente; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise: nos amis
eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons
pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète
qu'on peut prédire,--grâce à l'insoupçonnable puissance défensive
de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une
impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée,--mon
action surgit enfin: je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les
portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge
d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne
viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone
venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu'à la gare et,
quand nous nous fûmes éloignés, regagner,--elles qui ne partaient pas
et allaient reprendre leur vie,--l'une sa plaine, l'autre sa colline.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres
qu'elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que
moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y
prendre celle que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Ma mère
craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop
fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m'occuper pendant les
dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles
distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux,
déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire.
Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu'elle se décida à
lire la première des deux lettres. Je regardai d'abord ma mère qui la
lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se
poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et
qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher.
reparlé depuis. Elle disait elle-même qu'elle ne savait pas pourquoi
elle était partie, que c'était le mal du pays (le pays, c'est Paris,
vous pensez si c'est probable), qu'elle se déplaisait à Balbec,
qu'elle croyait qu'il y avait des gens qui se moquaient d'elle. » Et je
me disais qu'il y avait cela de vrai dans ce que disait Andrée que, si
des différences entre les esprits expliquent les impressions
différentes produites sur telle ou telle personne par une même œuvre,
les différences de sentiments, l'impossibilité de persuader une
personne qui ne vous aime pas, il y a aussi les différences entre les
caractères, les particularités d'un caractère qui sont aussi une
cause d'action. Puis je cessais de songer à cette explication et je me
disais combien il est difficile de savoir la vérité dans la vie.
J'avais bien remarqué le désir et la dissimulation d'Albertine pour
aller chez Mme Verdurin et je ne m'étais pas trompé. Mais alors même
qu'on tient ainsi un fait, des autres on ne perçoit que l'apparence;
car l'envers de la tapisserie, l'envers réel de l'action, de
l'intrigue,--aussi bien que celui de l'intelligence, du cœur--se
dérobe et nous ne voyons passer que des silhouettes plates dont nous
nous disons: c'est ceci, c'est cela; c'est à cause d'elle, ou de telle
autre. La révélation que Mlle Vinteuil devait venir m'avait paru
l'explication d'autant plus logique qu'Albertine allant au-devant m'en
avait parlé. Et plus tard n'avait-elle pas refusé de me jurer que la
présence de Mlle Vinteuil ne lui faisait aucun plaisir. Et ici à
propos de ce jeune homme, je me rappelai ceci que j'avais oublié: peu
de temps auparavant, pendant qu'Albertine habitait chez moi je l'avais
rencontré, et il avait été contrairement à son attitude à Balbec
excessivement aimable, même affectueux avec moi, m'avait supplié de le
laisser venir me voir, ce que j'avais refusé pour beaucoup de raisons.
Or maintenant, je comprenais que tout bonnement, sachant qu'Albertine
habitait la maison, il avait voulu se mettre bien avec moi pour avoir
toutes facilités de la voir et de me l'enlever et je conclus que
c'était un misérable. Quelque temps après, lorsque furent jouées
devant moi les premières œuvres de ce jeune homme, sans doute je
continuai à penser que s'il avait tant voulu venir chez moi, c'était
à cause d'Albertine, et tout en trouvant cela coupable, je me rappelai
que jadis si j'étais parti pour Doncières, voir Saint-Loup, c'était
en réalité parce que j'aimais Mme de Guermantes. Il est vrai que le
cas n'était pas le même, Saint-Loup n'aimant pas Mme de Guermantes, si
bien qu'il y avait dans ma tendresse peut-être un peu de duplicité,
mais nulle trahison. Mais je songeai ensuite que cette tendresse qu'on
éprouve pour celui qui détient le bien que vous désirez, on
l'éprouve aussi si ce bien, celui-là le détient même en l'aimant
pour lui-même. Sans doute, il faut alors lutter contre une amitié qui
conduira tout droit à la trahison. Et je crois que c'est ce que j'ai
toujours fait. Mais pour ceux qui n'en ont pas la force, on ne peut pas
dire que chez eux l'amitié qu'ils affectent pour le détenteur soit une
pure ruse; ils l'éprouvent sincèrement et à cause de cela la
manifestent avec une ardeur qui, une fois la trahison accomplie, fait
que le mari ou l'amant trompé peut dire avec une indignation
stupéfiée: «Si vous aviez entendu les protestations d'affection que
me prodiguait ce misérable! Qu'on vienne voler un homme de son trésor,
je le comprends encore. Mais qu'on éprouve le besoin diabolique de
l'assurer d'abord de son amitié, c'est un degré d'ignominie et de
perversité qu'on ne peut imaginer. » Or, il n'y a pas là une telle
perversité, ni même mensonge tout à fait lucide. L'affection de ce
genre que m'avait manifestée ce jour-là le pseudo-fiancé d'Albertine
avait encore une autre excuse, étant plus complexe qu'un simple
dérivé de l'amour pour Albertine. Ce n'est que depuis peu qu'il se
savait, qu'il s'avouait, qu'il voulait être proclamé un intellectuel.
Pour la première fois les valeurs autres que sportives ou noceuses
existaient pour lui. Le fait que j'eusse été estimé d'Elstir, de
Bergotte, qu'Albertine lui eût peut-être parlé de la façon dont je
jugeais les écrivains et dont elle se figurait que j'aurais pu écrire
moi-même, faisait que tout d'un coup j'étais devenu pour lui (pour
l'homme nouveau qu'il s'apercevait enfin être) quelqu'un d'intéressant
avec qui il eût eu plaisir à être lié, à qui il eût voulu confier
ses projets, peut-être demander de le présenter à Elstir. De sorte
qu'il était sincère en demandant à venir chez moi, en m'exprimant une
sympathie où des raisons intellectuelles en même temps qu'un reflet
d'Albertine mettaient de la sincérité. Sans doute ce n'était pas pour
cela qu'il tenait tant à venir chez moi et il eût tout lâché pour
cela. Mais cette raison dernière qui ne faisait guère qu'élever à
une sorte de paroxysme passionné les deux premières, il l'ignorait
peut-être lui-même, et les deux autres existaient réellement, comme
avait pu réellement exister chez Albertine quand elle avait voulu
aller, l'après-midi de la répétition, chez Mme Verdurin, le plaisir
parfaitement honnête qu'elle aurait eu à revoir des amies d'enfance,
qui pour elle n'étaient pas plus vicieuses qu'elle n'était pour
celles-ci, à causer avec elles, à leur montrer, par sa seule présence
chez les Verdurin, que la pauvre petite fille qu'elles avaient connue
était maintenant invitée dans un salon marquant, le plaisir aussi
qu'elle aurait peut-être eu à entendre de la musique de Vinteuil. Si
tout cela était vrai, la rougeur qui était venue au visage d'Albertine
quand j'avais parlé de Mlle Vinteuil, venait de ce que je l'avais fait
à propos de cette matinée qu'elle avait voulu me cacher, à cause de
ce projet de mariage que je ne devais pas savoir. Le refus d'Albertine
de me jurer qu'elle n'aurait eu aucun plaisir à revoir à cette
matinée Mlle Vinteuil, avait à ce moment-là augmenté mon tourment,
fortifié mes soupçons, mais me prouvait rétrospectivement qu'elle
avait tenu à être sincère, et même pour une chose innocente,
peut-être justement parce que c'était une chose innocente. Il restait
ce qu'Andrée m'avait dit sur ses relations avec Albertine. Peut-être
pourtant, même sans aller jusqu'à croire qu'Andrée les inventait
entièrement pour que je ne fusse pas heureux et ne pusse pas me croire
supérieur à elle, pouvais-je encore supposer qu'elle avait un peu
exagéré ce qu'elle faisait avec Albertine, et qu'Albertine, par
restriction mentale, diminuait aussi un peu ce qu'elle avait fait avec
Andrée, se servant systématiquement de certaines définitions que
stupidement j'avais formulées sur ce sujet, trouvant que ses relations
avec Andrée ne rentraient pas dans ce qu'elle devait m'avouer et
qu'elle pouvait les nier sans mentir. Mais pourquoi croire que c'était
plutôt elle qu'Andrée qui mentait? La vérité et la vie sont bien
ardues et il me restait d'elles, sans qu'en somme je les connusse, une
impression où la tristesse était peut-être encore dominée par la
fatigue.
Quant à la troisième fois où je me souviens d'avoir eu conscience que
j'approchais de l'indifférence absolue à l'égard d'Albertine (et
cette dernière fois jusqu'à sentir que j'y étais tout à fait
arrivé), ce fut un jour, à Venise, assez longtemps après la dernière
visite d'Andrée.
[Note 1: Anecdote racontée avec une variante par Mme de Guermantes
au sujet du prince de Léon, Cf, _La Prisonnière_, t. I, p. 47. (Note
du Dr Robert Proust. )]
[Note 2: Cf. _la Prisonnnière_, t. I, p. 48. (Note du Dr Proust. )]
CHAPITRE III
_Séjour à Venise_
Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et--comme il
peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus
humbles, dans les plus précieuses--j'y goûtais des impressions
analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à
Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus
riche. Quand à dix heures du matin on venait ouvrir mes volets, je
voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en
resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'Or du campanile
de Saint-Marc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à
fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais
une demi-heure plus tard sur la piazzetta, une promesse de joie plus
certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes
de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui, tant que j'étais
couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un
seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le
premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de
l'Église qui le dimanche étaient sur le point de fermer quand
j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort
sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis, en
m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était
substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de
Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à
Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle
qu'à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le
plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était
toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une
couleur si résistante, que mes yeux fatigués pouvaient pour se
détendre et sans craindre qu'elle fléchît y appuyer leurs regards.
Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette
nouvelle ville aussi, les habitants sortaient bien des maisons alignées
l'une à côté de l'autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons
projetant un peu d'ombre à leurs pieds était à Venise confié à des
palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels
la tête d'un Dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau
d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par
son reflet, non le brun du sol, mais le bleu splendide de l'eau. Sur la
piazza l'ombre qu'eussent développée à Combray la toile du magasin de
nouveautés et l'enseigne du coiffeur, c'étaient les petites fleurs
bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le
relief d'une façade Renaissance, non pas que quand le soleil tapait
fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser au bord
du canal, des stores, mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et
les rinceaux de fenêtres gothiques. J'en dirai autant de celle de notre
hôtel devant les balustres de laquelle ma mère m'attendait en
regardant le canal avec une patience qu'elle n'eût pas montrée
autrefois à Combray, en ce temps où, mettant en moi des espérances
qui depuis n'avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me
laisser voir combien elle m'aimait. Maintenant, elle sentait bien que sa
froideur apparente n'eût plus rien changé, et la tendresse qu'elle me
prodiguait était comme ces aliments défendus qu'on ne refuse plus aux
malades, quand il est assuré qu'ils ne peuvent guérir. Certes les
humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la
chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l'Oiseau, son asymétrie à
cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la
hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait
à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu'une
embrasse divisait et retenait écartés, l'équivalent de tout cela
existait à cet Hôtel de Venise où j'entendais aussi ces mots si
particuliers, si éloquents qui nous font reconnaître de loin la
demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre
souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure
fut la nôtre; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu non
comme il l'était à Combray, et comme il l'est un peu partout, aux
choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l'ogive encore
à demi-arabe d'une façade qui est reproduite dans tous les musées de
moulages et tous les livres d'art illustrés, comme un des
chefs-d'œuvre de l'architecture domestique au Moyen Âge; de bien loin
et quand j'avais à peine dépassé Saint-Georges Majeur, j'apercevais
cette ogive qui m'avait vu, et l'élan de ses arcs brisés ajoutait à
son sourire de bienvenue la distinction d'un regard plus élevé,
presque incompris. Et parce que derrière ces balustres de marbre de
diverses couleurs, maman lisait en m'attendant, le visage contenu dans
une voilette de tulle d'un blanc aussi déchirant que celui de ses
cheveux, pour moi qui sentais que ma mère l'avait en cachant ses
larmes, ajoutée à son chapeau de paille, un peu pour avoir l'air
«habillée» devant les gens de l'hôtel, mais surtout pour me
paraître moins en deuil, moins triste, presque consolée de la mort de
ma grand'mère, parce que, ne m'ayant pas reconnu tout de suite, dès
que de la gondole je l'appelais, elle envoyait vers moi, du fond de son
cœur, son amour qui ne s'arrêtait que là où il n'y avait plus de
matière pour le soutenir à la surface de son regard passionné qu'elle
faisait aussi proche de moi que possible, qu'elle cherchait à
exhausser, à l'avancée de ses lèvres, en un sourire qui semblait
m'embrasser, dans le cadre et sous le dais du sourire plus discret de
l'ogive illuminée par le soleil de midi, à cause de cela, cette
fenêtre a pris dans ma mémoire la douceur des choses qui eurent en
même temps que nous, à côté de nous, leur part dans une certaine
heure qui sonnait, la même pour nous et pour elles; et si pleins de
formes admirables que soient ses meneaux, cette fenêtre illustre garde
pour moi l'aspect intime d'un homme de génie avec qui nous aurions
passé un mois dans une même villégiature, qui y aurait contracté
pour nous quelque amitié, et si depuis, chaque fois que je vois le
moulage de cette fenêtre dans un musée, je suis obligé de retenir mes
larmes, c'est tout simplement parce qu'elle me dit la chose qui peut le
plus me toucher: «Je me rappelle très bien votre mère. »
Et pour aller chercher maman qui avait quitté la fenêtre, j'avais bien
en laissant la chaleur du plein air cette sensation de fraîcheur, jadis
éprouvée à Combray quand je montais dans ma chambre, mais à Venise
c'était un courant d'air marin qui l'entretenait non plus dans un petit
escalier de bois aux marches rapprochées, mais sur les nobles surfaces
de degrés de marbre, éclaboussées à tout moment d'un éclair de
soleil glauque, et qui à l'utile leçon de Chardin, reçue autrefois,
ajoutaient celle de Véronèse. Et puisque à Venise ce sont des œuvres
d'art, des choses magnifiques, qui sont chargées de nous donner les
impressions familières de la vie, c'est esquiver le caractère de cette
ville, sous prétexte que la Venise de certains peintres est froidement
esthétique dans sa partie la plus célèbre, qu'en représenter
seulement (exceptons les superbes études de Maxime Dethomas) les
aspects misérables, là où ce qui fait sa splendeur s'efface, et pour
rendre Venise plus intime et plus vraie lui donner de la ressemblance
avec Aubervilliers. Ce fut le tort de très grands artistes, par une
réaction bien naturelle contre la Venise factice des mauvais peintres,
de s'être attachés uniquement à la Venise, qu'ils trouvèrent plus
réaliste, des humbles campi, des petits rii abandonnés. C'était elle
que j'explorais souvent l'après-midi, si je ne sortais pas avec ma
mère. J'y trouvais plus facilement en effet de ces femmes du peuple,
les allumettières, les enfileuses de perles, les travailleuses du verre
ou de la dentelle, les petites ouvrières aux grands châles noirs à
franges. Ma gondole suivait les petits canaux; comme la main
mystérieuse d'un génie qui m'aurait conduit dans les détours de cette
ville d'Orient, ils semblaient au fur et à mesure que j'avançais, me
pratiquer un chemin creusé en plein cœur d'un quartier qu'ils
divisaient en écartant à peine d'un mince sillon arbitrairement tracé
les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques; et, comme si le
guide magique avait tenu une bougie entre ses doigts et m'eût éclairé
au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui
ils frayaient sa route.
On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de
séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place
n'avait été réservée. De sorte que le Campanile de l'église ou les
treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville
inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la
même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien
à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite,
que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l'eau en ce
vieux quartier populeux, devenues des paroisses humbles et
fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la
fréquentation de nombreuses petites gens, que les jardins traversés
par la percée du canal laissaient traîner dans l'eau leurs feuilles ou
leurs fruits étonnés et que sur le rebord de la maison dont le grès
grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être
brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre
laissaient pendre leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots
assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter
et ont permis à la mer de passer entre elles.
Parfois, apparaissait un monument plus beau qui se trouvait là, comme
une surprise dans une boîte que nous viendrions d'ouvrir, un petit
temple d'ivoire avec ses ordres corinthiens et sa statue allégorique au
fronton un peu dépaysé parmi les choses usuelles au milieu desquelles
il traînait, et le péristyle que lui réservait le canal gardait l'air
d'un quai de débarquement pour maraîchers.
Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma
mère sur la Piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous
regardions la file des palais, entre lesquels nous passions, refléter
la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles,
moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que
comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se
promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les
demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des
sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses œuvres avec
une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des
impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer,
sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par
jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à
marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme
nous l'eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les
Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la
lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus
élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées
sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file,
s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir,
faisaient demander si elle était là; et, tandis qu'en attendant la
réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser,
comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, elles
cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le
palais, non sans être secouées comme au sommet d'une vague bleue par
le remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être
resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi
les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des
courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples
allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le
charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer.
Plusieurs des palais du Grand Canal étaient transformés en hôtels,
et, par goût du changement ou par amabilité pour Mme Sazerat que nous
avions retrouvée--la connaissance imprévue et inopportune qu'on
rencontre chaque fois qu'on voyage--et que maman avait invitée, nous
voulûmes un soir essayer de dîner dans un hôtel qui n'était pas le
nôtre et où l'on prétendait que la cuisine était meilleure. Tandis
que ma mère payait le gondolier et entrait avec Mme Sazerat dans le
salon qu'elle avait retenu, je voulus jeter un coup d'œil sur la grande
salle du restaurant aux beaux piliers de marbre et jadis couverte tout
entière de fresques, depuis mal restaurées. Deux garçons causaient en
un italien que je traduis:
«Est-ce que les vieux mangent dans leur chambre? Ils ne préviennent
jamais. C'est assommant, je ne sais jamais si je dois garder leur table
(«non so se bisogna conservar loro la tavola»). Et puis, tant pis s'ils
descendent et qu'ils la trouvent prise! Je ne comprends pas qu'on
reçoive des forestieri comme ça dans un hôtel aussi chic. C'est pas
le monde d'ici. »
Malgré son dédain, le garçon aurait voulu savoir ce qu'il devait
décider relativement à la table, et il allait faire demander au
liftier de monter s'informer à l'étage, quand, avant qu'il en eût le
temps, la réponse lui fut donnée: il venait d'apercevoir la vieille
dame qui entrait. Je n'eus pas de peine, malgré l'air de tristesse et
de fatigue que donne l'appesantissement des années et malgré une sorte
d'eczéma, de lèpre rouge qui couvrait sa figure, à reconnaître sous
son bonnet, dans sa cotte noire faite chez W. . . , mais, pour les
profanes, pareille à celle d'une vieille concierge, la marquise de
Villeparisis. Le hasard fit que l'endroit où j'étais, debout, en train
d'examiner les vestiges d'une fresque, se trouvait, le long des belles
parois de marbre, exactement derrière la table où venait de s'asseoir
Mme de Villeparisis.
«Alors M. de Villeparisis ne va pas tarder à descendre. Depuis un mois
qu'ils sont ici ils n'ont mangé qu'une fois l'un sans l'autre, dit le
garçon. »
Je me demandais quel était celui de ses parents avec lequel elle
voyageait, et qu'on appelait M. de Villeparisis, quand je vis, au bout
de quelques instants, s'avancer vers la table et s'asseoir à côté
d'elle, son vieil amant, M. de Norpois.
Son grand âge avait affaibli la sonorité de sa voix, mais donné en
revanche à son langage, jadis si plein de réserve, une véritable
intempérance. Peut-être fallait-il en chercher la cause dans des
ambitions qu'il sentait ne plus avoir grand temps pour réaliser et qui
le remplissaient d'autant plus de véhémence et de fougue, peut-être
dans le fait que, laissé à l'écart d'une politique où il brûlait de
rentrer, il croyait, dans la naïveté de son désir, faire mettre à la
retraite par les sanglantes critiques qu'il dirigeait contre eux, ceux
qu'il se faisait fort de remplacer. Ainsi voit-on des politiciens
assurés que le cabinet dont ils ne font pas partie n'en a pas pour
trois jours. Il serait d'ailleurs exagéré de croire que M. de Norpois
avait perdu entièrement les traditions du langage diplomatique. Dès
qu'il était question de «grandes affaires» il se retrouvait, on va le
voir, l'homme que nous avons connu, mais le reste du temps il
s'épanchait sur l'un et sur l'autre avec cette violence sénile de
certains octogénaires qui les jette sur des femmes à qui ils ne
peuvent plus faire grand mal.
Mme de Villeparisis garda, pendant quelques minutes, le silence d'une
vieille femme à qui la fatigue de la vieillesse a rendu difficile de
remonter du ressouvenir du passé au présent. Puis, dans ces questions
toutes pratiques où s'empreint le prolongement d'un mutuel amour:
«Êtes-vous passé chez Salviati?
--Oui.
--Enverront-ils demain?
--J'ai rapporté moi-même la coupe. Je vous la montrerai après le
dîner. Voyons le menu.
--Avez-vous donné l'ordre de bourse pour mes Suez?
--Non, l'attention de la Bourse est retenue en ce moment par les valeurs
de pétrole. Mais il n'y a pas lieu de se presser étant donné les
excellentes dispositions du marché. Voilà le menu. Il y a comme
entrée des rougets. Voulez-vous que nous en prenions?
--Moi, oui, mais vous cela vous est défendu. Demandez à la place du
risotto. Mais ils ne savent pas le faire.
--Cela ne fait rien. Garçon, apportez-nous d'abord des rougets pour
Madame et un risotto pour moi. »
Un nouveau et long silence.
«Tenez, je vous apporte des journaux, le _Corriere della Sera_, la
_Gazzetta del Popolo_, etc. Est-ce que vous savez qu'il est fortement
question d'un mouvement diplomatique dont le premier bouc émissaire
serait Paléologue, notoirement insuffisant en Serbie. Il serait
peut-être remplacé par Lozé et il y aurait à pourvoir au poste de
Constantinople. Mais, s'empressa d'ajouter avec âcreté M. de Norpois,
pour une ambassade d'une telle envergure et où il est de toute
évidence que la Grande-Bretagne devra toujours, quoi qu'il arrive,
avoir la première place à la table des délibérations, il serait
prudent de s'adresser à des hommes d'expérience mieux outillés pour
résister aux embûches des ennemis de notre alliée britannique que des
diplomates de la jeune école qui donneraient tête baissée dans le
panneau. » La volubilité irritée avec laquelle M. de Norpois prononça
ces dernières paroles venait surtout de ce que les journaux, au lieu de
prononcer son nom comme il leur avait recommandé de le faire, donnaient
comme «grand favori» un jeune ministre des Affaires étrangères.
«Dieu sait si les hommes d'âge sont éloignés de se mettre, à la
suite de je ne sais quelles manœuvres tortueuses, aux lieu et place de
plus ou moins incapables recrues. J'en ai beaucoup connu de tous ces
prétendus diplomates de la méthode empirique qui mettaient tout leur
espoir dans un ballon d'essai que je ne tardais pas à dégonfler. Il
est hors de doute, si le gouvernement a le manque de sagesse de remettre
les rênes de l'État en des mains turbulentes, qu'à l'appel du devoir,
un conscrit répondra toujours présent. Mais qui sait (et M. de Norpois
avait l'air de très bien savoir de qui il parlait) s'il n'en serait pas
de même le jour où l'on irait chercher quelque vétéran plein de
savoir et d'adresse. À mon sens, chacun peut avoir sa manière de voir,
le poste de Constantinople ne devrait être accepté qu'après un
règlement de nos difficultés pendantes avec l'Allemagne. Nous ne
devons rien à personne, et il est inadmissible que tous les six mois on
vienne nous réclamer par des manœuvres dolosives et à notre corps
défendant, je ne sais quel quitus, toujours mis en avant par une presse
de sportulaires. Il faut que cela finisse, et naturellement un homme de
haute valeur et qui a fait ses preuves, un homme qui aurait si je puis
dire l'oreille de l'empereur, jouirait de plus d'autorité que quiconque
pour mettre le point final au conflit. »
Un monsieur qui finissait de dîner salua M. de Norpois.
«Ah! mais c'est le prince Foggi, dit le marquis.
--Ah! je ne sais pas au juste qui vous voulez dire, soupira Mme de
Villeparisis.
--Mais parfaitement si. C'est le prince Odon. C'est le propre
beau-frère de votre cousine Doudeauville. Vous vous rappelez bien que
j'ai chassé avec lui à Bonnétable?
--Ah! Odon, c'est celui qui faisait de la peinture?
--Mais pas du tout, c'est celui qui a épousé la sœur du grand-duc
N. . . »
M. de Norpois disait tout cela sur le ton assez désagréable d'un
professeur mécontent de son élève et, de ses yeux bleus, regardait
fixement Mme de Villeparisis.
Quand le prince eut fini son café et quitta sa table, M. de Norpois se
leva, marcha avec empressement vers lui et d'un geste majestueux, il
s'écarta, et, s'effaçant lui-même, le présenta à Mme de
Villeparisis. Et pendant les quelques minutes que le prince demeura
debout auprès d'eux, M. de Norpois ne cessa un instant de surveiller
Mme de Villeparisis de sa pupille bleue, par complaisance ou sévérité
de vieil amant, et surtout dans la crainte qu'elle ne se livrât à un
des écarts de langage qu'il avait goûtés, mais qu'il redoutait. Dès
qu'elle disait au prince quelque chose d'inexact il rectifiait le propos
et fixait les yeux de la marquise accablée et docile, avec l'intensité
continue d'un magnétiseur.
Un garçon vint me dire que ma mère m'attendait, je la rejoignis et
m'excusai auprès de Mme Sazerat en disant que cela m'avait amusé de
voir Mme de Villeparisis. À ce nom, Mme Sazerat pâlit et sembla près
de s'évanouir. Cherchant à se dominer:
«Mme de Villeparisis, Mlle de Bouillon? me dit-elle.
--Oui.
--Est-ce que je ne pourrais pas l'apercevoir une seconde? C'est le rêve
de ma vie.
--Alors ne perdez pas trop de temps, Madame, car elle ne tardera pas à
avoir fini de dîner. Mais comment peut-elle tant vous intéresser?
--Mais Mme de Villeparisis, c'était en premières noces, la duchesse
d'Havré, belle comme un ange, méchante comme un démon, qui a rendu
fou mon père, l'a ruiné et abandonné aussitôt après. Eh bien! elle
a beau avoir agi avec lui comme la dernière des filles, avoir été
cause que j'ai dû, moi et les miens, vivre petitement à Combray,
maintenant que mon père est mort, ma consolation c'est qu'il ait aimé
la plus belle femme de son époque, et comme je ne l'ai jamais vue,
malgré tout, ce sera une douceur. . . »
Je menai Mme Sazerat, tremblante d'émotion, jusqu'au restaurant et je
lui montrai Mme de Villeparisis.
Mais comme les aveugles qui dirigent leurs yeux ailleurs qu'où il faut,
Mme Sazerat n'arrêta pas ses regards à la table où dînait Mme de
Villeparisis, et, cherchant un autre point de la salle:
--Mais elle doit être partie, je ne la vois pas où vous me dites.
Et elle cherchait toujours, poursuivant la vision détestée, adorée,
qui habitait son imagination depuis si longtemps.
--Mais si, à la seconde table.
--C'est que nous ne comptons pas à partir du même point. Moi, comme je
compte, la seconde table, c'est une table où il y a seulement, à
côté d'un vieux monsieur, une petite bossue, rougeaude, affreuse.
--C'est elle! »
Cependant, Mme de Villeparisis ayant demandé à M. de Norpois de faire
asseoir le prince Foggi, une aimable conversation suivit entre eux
trois, on parla politique, le prince déclara qu'il était indifférent
au sort du cabinet, et qu'il resterait encore une bonne semaine à
Venise. Il espérait que d'ici là toute crise ministérielle serait
évitée. Le prince Foggi crut au premier instant que ces questions de
politique n'intéressaient pas M. de Norpois, car celui-ci, qui
jusque-là s'était exprimé avec tant de véhémence, s'était mis
soudain à garder un silence presque angélique qui semblait ne pouvoir
s'épanouir, si la voix revenait, qu'en un chant innocent et mélodieux
de Mendelssohn ou de César Franck. Le prince pensait aussi que ce
silence était dû à la réserve d'un Français qui devant un Italien
ne veut pas parler des affaires de l'Italie. Or l'erreur du prince
était complète. Le silence, l'air d'indifférence étaient restés
chez M. de Norpois non la marque de la réserve mais le prélude
coutumier d'une immixtion dans des affaires importantes. Le marquis
n'ambitionnait rien moins, comme nous l'avons vu, que Constantinople,
avec un règlement préalable des affaires allemandes, pour lequel il
comptait forcer la main au cabinet de Rome. Le marquis jugeait en effet
que de sa part un acte d'une portée internationale pouvait être le
digne couronnement de sa carrière, peut-être même le commencement de
nouveaux honneurs, de fonctions difficiles auxquelles il n'avait pas
renoncé. Car la vieillesse nous rend d'abord incapables d'entreprendre
mais non de désirer. Ce n'est que dans une troisième période que ceux
qui vivent très vieux ont renoncé au désir, comme ils ont dû
abandonner l'action. Ils ne se présentent même plus à des élections
futiles où ils tentèrent si souvent de réussir, comme celle de
président de la République. Ils se contentent de sortir, de manger, de
lire les journaux, ils se survivent à eux-mêmes.
Le prince, pour mettre le marquis à l'aise et lui montrer qu'il le
considérait comme un compatriote, se mit à parler des successeurs
possibles du président du Conseil actuel. Successeurs dont la tâche
serait difficile. Quand le prince Foggi eut cité plus de vingt noms
d'hommes politiques qui lui semblaient ministrables, noms que l'ancien
ambassadeur écouta les paupières à demi abaissées sur ses yeux bleus
et sans faire un mouvement, M. de Norpois rompit enfin le silence pour
prononcer ces mots qui devaient pendant vingt ans alimenter la
conversation des chancelleries, et ensuite, quand on les eut oubliées,
être exhumés par quelque personnalité signant «un Renseigné» ou
«Testis» ou «Machiavel» dans un journal où l'oubli même où ils
étaient tombés leur vaut le bénéfice de faire à nouveau sensation.
Donc le prince Foggi venait de citer plus de vingt noms devant le
diplomate aussi immobile et muet qu'un homme sourd quand M. de Norpois
leva légèrement la tête, et, dans la forme où avaient été
rédigées ses interventions diplomatiques les plus grosses de
conséquence, quoique cette fois-ci avec une audace accrue et une
brièveté moindre demanda finement: «Et est-ce que personne n'a
prononcé le nom de M. Giolitti? » À ces mots les écailles du prince
Foggi tombèrent; il entendit un murmure céleste. Puis aussitôt M. de
Norpois se mit à parler de choses et autres, ne craignit pas de faire
quelque bruit, comme, lorsque la dernière note d'un sublime aria de
Bach est terminée, on ne craint plus de parler à haute voix, d'aller
chercher ses vêtements au vestiaire. Il rendit même la cassure plus
nette en priant le prince de mettre ses hommages aux pieds de Leurs
Majestés le Roi et la Reine quand il aurait l'occasion de les voir,
phrase de départ qui correspondait à ce qu'est à la fin d'un concert:
ces mots hurlés «Le cocher Auguste de la rue de Belloy. » Nous
ignorons quelles furent exactement les impressions du prince Foggi. Il
était assurément ravi d'avoir entendu ce chef-d'œuvre: «Et M.
Giolitti est-ce que personne n'a prononcé son nom? » Car M. de Norpois,
chez qui l'âge avait éteint ou désordonné les qualités les plus
belles, en revanche avait perfectionné en vieillissant les «airs de
bravoure», comme certains musiciens âgés, en déclin pour tout le
reste, acquièrent jusqu'au dernier jour, pour la musique de chambre,
une virtuosité parfaite qu'ils ne possédaient pas jusque-là.
Toujours est-il que le prince Foggi qui comptait passer quinze jours à
Venise rentra à Rome le jour même et fut reçu quelques jours après
en audience par le Roi au sujet de propriétés que, nous croyons
l'avoir déjà dit, le prince possédait en Sicile. Le cabinet végéta
plus longtemps qu'on n'aurait cru. À sa chute, le roi consulta divers
hommes d'état sur le chef qu'il convenait de donner au nouveau cabinet.
Puis il fit appeler M. Giolitti qui accepta. Trois mois après un
journal raconta l'entrevue du prince Foggi avec M. de Norpois. La
conversation était rapportée comme nous l'avons fait, avec la
différence qu'au lieu de dire: «M. de Norpois demanda finement», on
lisait «dit avec ce fin et charmant sourire qu'on lui connaît». M. de
Norpois jugea que «finement» avait déjà une force explosive
suffisante pour un diplomate et que cette adjonction était pour le
moins intempestive. Il avait bien demandé que le quai d'Orsay
démentît officiellement, mais le quai d'Orsay ne savait où donner de
la tête. En effet depuis que l'entrevue avait été dévoilée, M.
Barrère télégraphiait plusieurs fois par heure avec Paris pour se
plaindre qu'il y eût un ambassadeur officieux au Quirinal et pour
rapporter le mécontentement que ce fait avait produit dans l'Europe
entière. Ce mécontentement n'existait pas, mais les divers
ambassadeurs étaient trop polis pour démentir M. Barrère leur
assurant que sûrement tout le monde était révolté. M. Barrère
n'écoutant que sa pensée prenait ce silence courtois pour une
adhésion. Aussitôt il télégraphiait à Paris: «Je me suis entretenu
une heure durant avec le marquis Visconti-Venosta, etc. » Ses
secrétaires étaient sur les dents.
Pourtant M. de Norpois avait à sa dévotion un très ancien journal
français et qui même en 1870, quand il était ministre de France dans
un pays allemand, lui avait rendu grand service. Ce journal était
(surtout le premier article, non signé) admirablement rédigé. Mais il
intéressait mille fois davantage quand ce premier article (dit
premier-Paris dans ces temps lointains et appelé aujourd'hui on ne sait
pourquoi «éditorial») était au contraire mal tourné, avec des
répétitions de mots infinies. Chacun sentait alors avec émotion que
l'article avait été «inspiré». Peut-être par M. de Norpois,
peut-être par tel autre grand maître de l'heure. Pour donner une idée
anticipée des événements d'Italie, montrons comment M. de Norpois se
servit de ce journal en 1870, inutilement trouvera-t-on, puisque la
guerre eut lieu tout de même, très efficacement, pensait M. de
Norpois, dont l'axiome était qu'il faut avant tout préparer l'opinion.
Ses articles où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes
optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la
veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation
était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l'ombre
naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux,
l'éditorial suivant: «L'opinion semble prévaloir dans les cercles
autorisés, que depuis hier, dans le milieu de l'après-midi, la
situation, sans avoir bien entendu un caractère alarmant, pourrait
être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme
susceptible d'être considérée comme critique. M. le marquis de
Norpois aurait eu plusieurs entretiens avec le ministre de Prusse, afin
d'examiner dans un esprit de fermeté et de conciliation, et d'une
façon tout à fait concrète, les différents motifs de friction
existants, si l'on peut parler ainsi. La nouvelle n'a malheureusement
pas été reçue par nous à l'heure où nous mettons sous presse que
Leurs Excellences aient pu se mettre d'accord sur une formule pouvant
servir de base à un instrument diplomatique. »
_Dernière heure_: «On a appris avec satisfaction dans les cercles bien
informés, qu'une légère détente semble s'être produite dans les
rapports franco-prussiens. On attacherait une importance toute
particulière au fait que M. de Norpois aurait rencontré «unter den
Linden» le ministre d'Angleterre avec qui il s'est entretenu une
vingtaine de minutes. Cette nouvelle est considérée comme
satisfaisante. » (On avait ajouté entre parenthèses après
satisfaisante le mot allemand équivalent: _befriedigend_). Et le
lendemain on lisait dans l'éditorial: «Il semblerait, malgré toute la
souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre
hommage pour l'habile énergie avec laquelle il a su défendre les
droits imprescriptibles de la France, qu'une rupture n'a plus pour ainsi
dire presque aucune chance d'être évitée. »
Le journal ne pouvait pas se dispenser de faire suivre un pareil
éditorial de quelques commentaires, envoyés bien entendu par M. de
Norpois. On a peut-être remarqué dans les pages précédentes que le
«conditionnel» était une des formes grammaticales préférées de
l'ambassadeur, dans la littérature diplomatique. («On attacherait une
importance particulière», pour «il paraît qu'on attache une
importance particulière». ) Mais le présent de l'indicatif pris non
pas dans son sens habituel mais dans celui de l'ancien optatif, n'était
pas moins cher à M. de Norpois. Les commentaires qui suivaient
l'éditorial étaient ceux-ci:
«Jamais le public n'a fait preuve d'un calme aussi admirable» (M. de
Norpois aurait bien voulu que ce fût vrai, mais craignait tout le
contraire). «Il est las des agitations stériles et a appris avec
satisfaction, que le gouvernement de Sa Majesté prendrait ses
responsabilités selon les éventualités qui pourraient se produire. Le
public n'en demande «(optatif)» pas davantage. À son beau sang-froid
qui est déjà un indice de succès, nous ajouterons encore une nouvelle
bien faite pour rassurer l'opinion publique, s'il en était besoin. On
assure en effet que M. de Norpois qui pour raison de santé devait
depuis longtemps venir faire à Paris une petite cure, aurait quitté
Berlin où il ne jugeait plus sa présence utile. _Dernière heure_: Sa
Majesté l'Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de
conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la guerre et le
maréchal Bazaine en qui l'opinion publique a une confiance
particulière. S. M. l'Empereur a décommandé le dîner qu'il devait
offrir à sa belle-sœur la duchesse d'Albe. Cette mesure a produit
partout, dès qu'elle a été connue, une impression particulièrement
favorable. L'empereur a passé en revue les troupes dont l'enthousiasme
est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé
dès l'arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité,
prêts à partir dans la direction du Rhin. »
*
* *
Parfois au crépuscule en rentrant à l'hôtel je sentais que
l'Albertine d'autrefois invisible à moi-même était pourtant enfermée
au fond de moi comme aux plombs d'une Venise intérieure, dont parfois
un incident faisait glisser le couvercle durci jusqu'à me donner une
ouverture sur ce passé.
Ainsi par exemple un soir une lettre de mon coulissier rouvrit un
instant pour moi les portes de la prison où Albertine était en moi
vivante, mais si loin, si profondément qu'elle me restait inaccessible.
Depuis sa mort je ne m'étais plus occupé des spéculations que j'avais
faites afin d'avoir plus d'argent pour elle. Or le temps avait passé;
de grandes sagesses de l'époque précédente étaient démenties par
celle-ci, comme il était arrivé autrefois de M. Thiers disant que les
chemins de fer ne pourraient jamais réussir. Les titres dont M. de
Norpois nous avait dit: «Leur revenu n'est pas très élevé sans
doute, mais du moins le capital ne sera jamais déprécié», étaient
le plus souvent ceux qui avaient le plus baissé. Il me fallait payer
des différences considérables et d'un coup de tête je me décidai à
tout vendre et me trouvai ne plus posséder que le cinquième à peine
de ce que j'avais du vivant d'Albertine. On le sut à Combray dans ce
qui restait de notre famille et de nos relations, et, comme on savait
que je fréquentais le marquis de Saint-Loup et les Guermantes on se
dit: «Voilà où mènent les idées de grandeur. » On y eût été bien
étonné d'apprendre que c'était pour une jeune fille de condition
aussi modeste qu'Albertine que j'avais fait ces spéculations.
D'ailleurs dans cette vie de Combray où chacun est à jamais classé
suivant les revenus qu'on lui connaît, comme dans une caste indienne,
on n'eût pu se faire une idée de cette grande liberté qui régnait
dans le monde des Guermantes où on n'attachait aucune importance à la
fortune, et où la pauvreté était considérée comme aussi
désagréable, mais nullement plus diminuante et n'affectant pas plus la
situation sociale qu'une maladie d'estomac. Sans doute se figurait-on au
contraire à Combray que Saint-Loup et M. de Guermantes devaient être
des nobles ruinés, aux châteaux hypothéqués, à qui je prêtais de
l'argent, tandis que si j'avais été ruiné ils eussent été les
premiers à m'offrir vraiment de me venir en aide. Quant à ma ruine
relative, j'en étais d'autant plus ennuyé que mes curiosités
vénitiennes s'étaient concentrées depuis peu sur une jeune marchande
de verrerie à la carnation de fleur qui fournissait aux yeux ravis
toute une gamme de tons orangés et me donnait un tel désir de la
revoir chaque jour que, sentant que nous quitterions bientôt Venise, ma
mère et moi, j'étais résolu à tâcher de lui faire à Paris une
situation quelconque qui me permît de ne pas me séparer d'elle. La
beauté de ses dix-sept ans était si noble, si radieuse, que c'était
un vrai Titien à acquérir avant de s'en aller. Et le peu qui me
restait de fortune suffirait-il à la tenter assez pour qu'elle quittât
son pays et vînt vivre à Paris pour moi seul? Mais comme je finissais
la lettre du coulissier, une phrase où il disait: «Je soignerai vos
reports» me rappela une expression presque aussi hypocritement
professionnelle que la baigneuse de Balbec avait employée en parlant à
Aimé d'Albertine: «C'est moi qui la soignais» avait-elle dit, et ces
mots qui ne m'étaient jamais revenus à l'esprit firent jouer comme un
Sésame les gonds du cachot. Mais au bout d'un instant ils se
refermèrent sur l'emmurée--que je n'étais pas coupable de ne pas
vouloir rejoindre, puisque je ne parvenais plus à la voir, à me la
rappeler, et que les êtres n'existent pour nous que par l'idée que
nous avons d'eux--que m'avait un instant rendue si touchante le
délaissement que pourtant elle ignorait, que j'avais l'espace d'un
éclair envié le temps déjà lointain où je souffrais nuit et jour du
compagnonnage de son souvenir. Une autre fois à San Giorgio dei
Schiavoni un aigle auprès d'un des apôtres et stylisé de la même
façon réveilla le souvenir et presque la souffrance causée par les
deux bagues dont Françoise m'avait découvert la similitude et dont je
n'avais jamais su qui les avait données à Albertine. Un soir enfin une
circonstance telle se produisit qu'il sembla que mon amour aurait dû
renaître. Au moment où notre gondole s'arrêta aux marches de
l'hôtel, le portier me remit une dépêche que l'employé du
télégraphe était déjà venu trois fois pour m'apporter, car à cause
de l'inexactitude du nom du destinataire (que je compris pourtant à
travers les déformations des employés italiens être le mien), on
demandait un accusé de réception certifiant que le télégramme était
bien pour moi. Je l'ouvris dès que je fus dans ma chambre, et, jetant
un coup d'œil sur ce libellé rempli de mots mal transmis, je pus lire
néanmoins: «Mon ami, vous me croyez morte, pardonnez-moi, je suis
très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand
revenez-vous? Tendrement. Albertine. » Alors il se passa d'une façon
inverse la même chose que pour ma grand'mère: quand j'avais appris en
fait que ma grand'mère était morte, je n'avais d'abord eu aucun
chagrin. Et je n'avais souffert effectivement de sa mort que quand des
souvenirs involontaires l'avaient rendue vivante pour moi. Maintenant
qu'Albertine dans ma pensée ne vivait plus pour moi, la nouvelle
qu'elle était vivante ne me causa pas la joie que j'aurais cru.
Albertine n'avait été pour moi qu'un faisceau de pensées, elle avait
survécu à sa mort matérielle tant que ces pensées vivaient en moi;
en revanche maintenant que ces pensées étaient mortes, Albertine ne
ressuscitait nullement pour moi, avec son corps. Et en m'apercevant que
je n'avais pas de joie qu'elle fût vivante, que je ne l'aimais plus,
j'aurais dû être plus bouleversé que quelqu'un qui se regardant dans
une glace, après des mois de voyage, ou de maladie, s'aperçoit qu'il a
les cheveux blancs et une figure nouvelle d'homme mûr ou de vieillard.
Cela bouleverse parce que cela veut dire: l'homme que j'étais, le jeune
homme blond n'existe plus, je suis un autre. Or l'impression que
j'éprouvais ne prouvait-elle pas un changement aussi profond, une mort
aussi totale du moi ancien et la substitution aussi complète d'un moi
nouveau à ce moi ancien, que la vue d'un visage ridé surmonté d'une
perruque blanche remplaçant le visage de jadis? Mais on ne s'afflige
pas plus d'être devenu un autre, les années ayant passé et dans
l'ordre de la succession des temps, qu'on ne s'afflige à une même
époque d'être tour à tour les êtres contradictoires, le méchant, le
sensible, le délicat, le mufle, le désintéressé, l'ambitieux qu'on
est tour à tour chaque journée. Et la raison pour laquelle on ne s'en
afflige pas est la même, c'est que le moi éclipsé--momentanément
dans le dernier cas et quand il s'agit du caractère, pour toujours dans
le premier cas et quand il s'agit des passions--n'est pas là pour
déplorer l'autre, l'autre qui est à ce moment-là, ou désormais, tout
vous; le mufle sourit de sa muflerie, car il est le mufle et l'oublieux
ne s'attriste pas de son manque de mémoire, précisément parce qu'il a
oublié.
J'aurais été incapable de ressusciter Albertine parce que je l'étais
de me ressusciter moi-même, de ressusciter mon moi d'alors. La vie
selon son habitude qui est, par des travaux incessants d'infiniment
petits, de changer la face du monde ne m'avait pas dit au lendemain de
la mort d'Albertine: «Sois un autre», mais, par des changements trop
imperceptibles pour me permettre de me rendre compte du fait même du
changement, avait presque tout renouvelé en moi, de sorte que ma
pensée était déjà habituée à son nouveau maître--mon nouveau
moi--quand elle s'aperçut qu'il était changé; c'était à celui-ci
qu'elle tenait. Ma tendresse pour Albertine, ma jalousie tenaient, on
l'a vu, à l'irradiation par association d'idées de certaines
impressions douces ou douloureuses, au souvenir de Mlle Vinteuil à
Montjouvain, aux doux baisers du soir qu'Albertine me donnait dans le
cou. Mais au fur et à mesure que ces impressions s'étaient affaiblies,
l'immense champ d'impressions qu'elles coloraient d'une teinte
angoissante ou douce avait repris des tons neutres. Une fois que l'oubli
se fut emparé de quelques points dominants de souffrance et de plaisir,
la résistance de mon amour était vaincue, je n'aimais plus Albertine.
J'essayais de me la rappeler. J'avais eu un juste pressentiment, quand,
deux jours après le départ d'Albertine j'avais été épouvanté
d'avoir pu vivre quarante-huit heures sans elle. Il en avait été de
même lorsque j'avais écrit autrefois à Gilberte en me disant: si cela
continue deux ans, je ne l'aimerai plus. Et si, quand Swann m'avait
demandé de revoir Gilberte, cela m'avait paru l'incommodité
d'accueillir une morte, pour Albertine la mort--ou ce que j'avais cru la
mort--avait fait la même œuvre que pour Gilberte la rupture
prolongée. La mort n'agit que comme l'absence. Le monstre à
l'apparition duquel mon amour avait frissonné, l'oubli, avait bien,
comme je l'avais cru, fini par le dévorer. Non seulement cette nouvelle
qu'elle était vivante ne réveilla pas mon amour, non seulement elle me
permit de constater combien était déjà avancé mon retour vers
l'indifférence, mais elle lui fit instantanément subir une
accélération si brusque que je me demandai rétrospectivement si jadis
la nouvelle contraire, celle de la mort d'Albertine, n'avait pas
inversement, en parachevant l'œuvre de son départ, exalté mon amour
et retardé son déclin. Et maintenant que la savoir vivante et pouvoir
être réuni à elle me la rendait tout d'un coup si peu précieuse, je
me demandais si les insinuations de Françoise, la rupture elle-même,
et jusqu'à la mort (imaginaire, mais crue réelle) n'avaient pas
prolongé mon amour, tant les efforts des tiers et même du destin, nous
séparant d'une femme, ne font que nous attacher à elle. Maintenant
c'était le contraire qui se produisait. D'ailleurs j'essayai de me la
rappeler et peut-être parce que je n'avais plus qu'un signe à faire
pour l'avoir à moi, le souvenir qui me vint fut celui d'une fille fort
grosse, hommasse, dans le visage fané de laquelle saillait déjà,
comme une graine, le profil de Mme Bontemps. Ce qu'elle avait pu faire
avec Andrée ou d'autres ne m'intéressait plus. Je ne souffrais plus du
mal que j'avais cru si longtemps inguérissable et au fond j'aurais pu
le prévoir. Certes le regret d'une maîtresse, la jalousie survivante
sont des maladies physiques au même titre que la tuberculose ou la
leucémie. Pourtant entre les maux physiques il y a lieu de distinguer
ceux qui sont causés par un agent purement physique, et ceux qui
n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de l'intelligence. Si
la partie de l'intelligence qui sert de lien de transmission est la
mémoire,--c'est-à-dire si la cause est anéantie ou éloignée--, si
cruelle que soit la souffrance, si profond que paraisse le trouble
apporté dans l'organisme, il est bien rare, la pensée ayant un pouvoir
de renouvellement ou plutôt une impuissance de conservation que n'ont
pas les tissus, que le pronostic ne soit pas favorable. Au bout du même
temps où un malade atteint du cancer sera mort, il est bien rare qu'un
veuf, un père inconsolables ne soient pas guéris. Je l'étais. Est-ce
pour cette fille que je revoyais en ce moment si bouffie et qui avait
certainement vieilli comme avaient vieilli les filles qu'elle avait
aimées, est-ce pour elle qu'il fallait renoncer à l'éclatante fille
qui était mon souvenir d'hier, mon espoir de demain (à qui je ne
pourrais rien donner non plus qu'à aucune autre, si j'épousais
Albertine), renoncer à cette Albertine nouvelle non point «telle que
l'ont vue les enfers» mais fidèle, et «même un peu farouche»?
C'était elle qui était maintenant ce qu'Albertine avait été
autrefois: mon amour pour Albertine n'avait été qu'une forme
passagère de ma dévotion à la jeunesse. Nous croyons aimer une jeune
fille, et nous n'aimons hélas! en elle que cette aurore dont son visage
reflète momentanément la rougeur. La nuit passa. Au matin je rendis la
dépêche au portier de l'hôtel en disant qu'on me l'avait remise par
erreur et qu'elle n'était pas pour moi. Il me dit que maintenant
qu'elle avait été ouverte il aurait des difficultés, qu'il valait
mieux que je la gardasse; je la remis dans ma poche, mais je me promis
de faire comme si je ne l'avais jamais reçue. J'avais définitivement
cessé d'aimer Albertine. De sorte que cet amour après s'être
tellement écarté de ce que j'avais prévu, d'après mon amour pour
Gilberte, après m'avoir fait faire un détour si long et si douloureux,
finissait lui aussi, après y avoir fait exception, par rentrer tout
comme mon amour pour Gilberte, dans la loi générale de l'oubli.
Mais alors je songeai: je tenais à Albertine plus qu'à moi-même; je
ne tiens plus à elle maintenant parce que pendant un certain temps j'ai
cessé de la voir. Mais mon désir de ne pas être séparé de moi-même
par la mort, de ressusciter après la mort, ce désir-là n'était pas
comme le désir de ne jamais être séparé d'Albertine, il durait
toujours. Cela tenait-il à ce que je me croyais plus précieux qu'elle,
à ce que quand je l'aimais je m'aimais davantage? Non, cela tenait à
ce que cessant de la voir j'avais cessé de l'aimer, et que je n'avais
pas cessé de m'aimer parce que mes liens quotidiens avec moi-même
n'avaient pas été rompus comme l'avaient été ceux avec Albertine.
Mais si ceux avec mon corps, avec moi-même l'étaient aussi. . . ? Certes
il en serait de même. Notre amour de la vie n'est qu'une vieille
liaison dont nous ne savons pas nous débarrasser. Sa force est dans sa
permanence. Mais la mort qui la rompt nous guérira du désir de
l'immortalité.
Après le déjeuner, quand je n'allais pas errer seul dans Venise, je
montais me préparer dans ma chambre pour sortir avec ma mère. Aux
brusques à-coups des coudes du mur qui lui faisaient rentrer ses
angles, je sentais les restrictions édictées par la mer, la parcimonie
du sol. Et en descendant pour rejoindre maman qui m'attendait, à cette
heure où à Combray il faisait si bon goûter le soleil tout proche,
dans l'obscurité conservée par les volets clos, ici du haut en bas de
l'escalier de marbre dont on ne savait pas plus que dans une peinture de
la Renaissance, s'il était dressé dans un palais ou sur une galère,
la même fraîcheur et le même sentiment de la splendeur du dehors
étaient donnés grâce au velum qui se mouvait devant les fenêtres
perpétuellement ouvertes et par lesquelles, dans un incessant courant
d'air, l'ombre tiède et le soleil verdâtre filaient comme sur une
surface flottante et évoquaient le voisinage mobile, l'illumination, la
miroitante instabilité du flot.
Le soir, je sortais seul, au milieu de la ville enchantée où je me
trouvais au milieu de quartiers nouveaux comme un personnage des Mille
et une Nuits. Il était bien rare que je ne découvrisse pas au hasard
de mes promenades quelque place inconnue et spacieuse dont aucun guide,
aucun voyageur ne m'avait parlé.
Je m'étais engagé dans un réseau de petites ruelles, de calli
divisant en tous sens, de leurs rainures, le morceau de Venise découpé
entre un canal et la lagune, comme s'il avait cristallisé suivant ces
formes innombrables, ténues et minutieuses. Tout à coup, au bout d'une
de ces petites rues, il semblait que dans la matière cristallisée se
fût produite une distension. Un vaste et somptueux campo à qui je
n'eusse assurément pas, dans ce réseau de petites rues, pu deviner
cette importance, ni même trouver une place, s'étendait devant moi
entouré de charmants palais pâles de clair de lune. C'était un de ces
ensembles architecturaux vers lesquels, dans une autre ville, les rues
se dirigent, vous conduisent et le désignent. Ici, il semblait exprès
caché dans un entre-croisement de ruelles, comme ces palais des contes
orientaux où on mène la nuit un personnage qui, ramené chez lui avant
le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit
par croire qu'il n'est allé qu'en rêve.
Le lendemain je partais à la recherche de ma belle place nocturne, je
suivais des calli qui se ressemblaient toutes et se refusaient à me
donner le moindre renseignement, sauf pour m'égarer mieux. Parfois un
vague indice que je croyais reconnaître me faisait supposer que
j'allais voir apparaître, dans sa claustration, sa solitude et son
silence, la belle place exilée. À ce moment, quelque mauvais génie
qui avait pris l'apparence d'une nouvelle calli me faisait rebrousser
chemin malgré moi, et je me trouvais brusquement ramené au Grand
Canal. Et comme il n'y a pas, entre le souvenir d'un rêve et le
souvenir d'une réalité de grandes différences, je finissais par me
demander si ce n'était pas pendant mon sommeil que s'était produit
dans un sombre morceau de cristallisation vénitienne cet étrange
flottement qui offrait une vaste place, entourée de palais romantiques,
à la méditation du clair de lune.
La veille de notre départ, nous voulûmes pousser jusqu'à Padoue où
se trouvaient ces Vices et ces Vertus dont Swann m'avait donné les
reproductions; après avoir traversé en plein soleil le jardin de
l'Arena, j'entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et
les fonds des fresques sont si bleus qu'il semble que la radieuse
journée ait passé le seuil, elle aussi, avec le visiteur et soit venue
un instant mettre à l'ombre et au frais son ciel pur, à peine un peu
plus foncé d'être débarrassé des dorures de la lumière, comme en
ces courts répits dont s'interrompent les plus beaux jours, quand, sans
qu'on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné son regard ailleurs
pour un moment, l'azur, plus doux encore, s'assombrit. Dans ce ciel, sur
la pierre bleuie, des anges volaient avec une telle ardeur céleste, ou
au moins enfantine, qu'ils semblaient des volatiles d'une espèce
particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans
l'histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques et qui ne
manquent pas de volter devant les saints quand ceux-ci se promènent; il
y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d'eux, et, comme ce
sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit
s'élevant, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à
exécuter des loopings, fondant vers le sol la tête en bas à grand
renfort d'ailes qui leur permettent de se maintenir dans des conditions
contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plutôt penser
à une variété d'oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros
s'exerçant au vol plané qu'aux anges de l'art de la Renaissance et des
époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et
dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages
célestes qui ne seraient pas ailés.
*
* *
Quand j'appris, le jour même où nous allions rentrer à Paris, que Mme
Putbus et par conséquent sa femme de chambre, venaient d'arriver à
Venise, je demandai à ma mère de remettre notre départ de quelques
jours; l'air qu'elle eut de ne pas prendre ma prière en considération
ni même au sérieux, réveilla dans mes nerfs excités par le printemps
vénitien ce vieux désir de résistance à un complot imaginaire tramé
contre moi par mes parents (qui se figuraient que je serais bien forcé
à obéir), cette Volonté de lutte, ce désir qui me poussait jadis à
imposer brusquement ma volonté à ceux que j'aimais le plus, quitte à
me conformer à la leur, après que j'avais réussi à les faire céder.
Je dis à ma mère que je ne partirais pas, mais elle, croyant plus
habile de ne pas avoir l'air de penser que je disais cela sérieusement
ne me répondit même pas. Je repris qu'elle verrait bien si c'était
sérieux ou non. Et quand fut venue l'heure où, suivie de toutes mes
affaires, elle partit pour la gare, je me fis apporter une consommation
sur la terrasse, devant le canal et m'y installai, regardant se coucher
le soleil tandis que sur une barque arrêtée en face de l'hôtel un
musicien chantait «sole mio».
Le soleil continuait de descendre. Ma mère ne devait pas être loin de
la gare. Bientôt, elle serait partie, je resterais seul à Venise, seul
avec la tristesse de la savoir peinée par moi, et sans sa présence
pour me consoler. L'heure du train approchait. Ma solitude irrévocable
était si prochaine qu'elle me semblait déjà commencée et totale. Car
je me sentais seul. Les choses m'étaient devenues étrangères. Je
n'avais plus assez de calme pour sortir de mon cœur palpitant et
introduire en elles quelque stabilité. La ville que j'avais devant moi
avait cessé d'être Venise. Sa personnalité, son nom, me semblaient
comme des fictions menteuses que je n'avais plus le courage d'inculquer
aux pierres. Les palais m'apparaissaient réduits à leurs simples
parties, quantités de marbres pareilles à toutes les autres, et l'eau
comme une combinaison d'hydrogène et d'oxygène, éternelle, aveugle,
antérieure et extérieure à Venise, ignorante des Doges et de Turner.
Et cependant ce lieu quelconque était étrange comme un lieu où on
vient d'arriver, qui ne vous connaît pas encore--comme un lieu d'où
l'on est parti et qui vous a déjà oublié. Je ne pouvais plus rien lui
dire de moi, je ne pouvais rien laisser de moi poser sur lui, il me
laissait contracté, je n'étais plus qu'un cœur qui battait, et qu'une
attention suivant anxieusement le développement de «sole mio».
J'avais beau raccrocher désespérément ma pensée à la belle coudée
caractéristique du Rialto, il m'apparaissait avec la médiocrité de
l'évidence comme un pont non seulement inférieur, mais aussi étranger
à l'idée que j'avais de lui, qu'un acteur dont, malgré sa perruque
blonde et son vêtement noir, nous savons bien qu'en son essence il
n'est pas Hamlet. Tels les palais, le canal, le Rialto, se trouvaient
dévêtus de l'idée qui faisait leur individualité et dissous en leurs
vulgaires éléments matériels. Mais en même temps ce lieu médiocre
me semblait lointain. Dans le bassin de l'arsenal, à cause d'un
élément scientifique lui aussi, la latitude, il y avait cette
singularité des choses, qui, même semblables en apparence à celles de
notre pays, se révèlent étrangères, en exil sous d'autres cieux; je
sentais que cet horizon si voisin que j'aurais pu atteindre en une
heure, c'était une courbure de la terre tout autre que celle des mers
de France, une courbure lointaine qui se trouvait, par l'artifice du
voyage, amarrée près de moi; si bien que ce bassin de l'arsenal à la
fois insignifiant et lointain me remplissait de ce mélange de dégoût
et d'effroi que j'avais éprouvé tout enfant la première fois que
j'accompagnai ma mère aux bains Deligny; en effet dans le site
fantastique composé par une eau sombre que ne couvraient pas le ciel, ni
le soleil et que cependant borné par des cabines on sentait communiquer
avec d'invisibles profondeurs couvertes de corps humains en caleçon, je
m'étais demandé si ces profondeurs, cachées aux mortels par des
baraquements qui ne les laissaient pas soupçonner de la rue, n'étaient
pas l'entrée des mers glaciales qui commençaient là, si les pôles
n'y étaient pas compris et si cet étroit espace n'était pas
précisément la mer libre du pôle. Cette Venise sans sympathie pour
moi où j'allais rester seul, ne me semblait pas moins isolée, moins
irréelle, et c'était ma détresse que le chant de «sole mio»,
s'élevant comme une déploration de la Venise que j'avais connue,
semblait prendre à témoin. Sans doute il aurait fallu cesser de
l'écouter si j'avais voulu pouvoir rejoindre encore ma mère et prendre
le train avec elle, il aurait fallu décider sans perdre une seconde que
je partais, mais c'est justement ce que je ne pouvais pas; je restais
immobile, sans être capable non seulement de me lever, mais même de
décider que je me lèverais.
Ma pensée, sans doute pour ne pas envisager une résolution à prendre,
s'occupait tout entière à suivre le déroulement des phrases
successives de «sole mio» en chantant mentalement avec le chanteur, à
prévoir pour chacune d'elles l'élan qui allait l'emporter, à m'y
laisser aller avec elle, avec elle aussi à retomber ensuite.
Sans doute ce chant insignifiant entendu cent fois ne m'intéressait
nullement. Je ne pouvais faire plaisir à personne ni à moi-même en
l'écoutant aussi religieusement jusqu'au bout. Enfin aucun des motifs,
connus d'avance par moi, de cette vulgaire romance ne pouvait me fournir
la résolution dont j'avais besoin; bien plus, chacune de ces phrases,
quand elle passait à son tour, devenait un obstacle à prendre
efficacement cette résolution, ou plutôt elle m'obligeait à la
résolution contraire de ne pas partir, car elle me faisait passer
l'heure. Par là cette occupation sans plaisir en elle-même d'écouter
«sole mio» se chargeait d'une tristesse profonde, presque
désespérée. Je sentais bien qu'en réalité, c'était la résolution
de ne pas partir que je prenais par le fait de rester là sans bouger;
mais me dire «Je ne pars pas», qui ne m'était pas possible sous cette
forme directe, me le devenait sous cette autre: «Je vais entendre
encore une phrase de «sole mio»; mais la signification pratique de ce
langage figuré ne m'échappait pas et, tout en me disant: «Je ne fais
en somme qu'écouter une phrase de plus», je savais que cela voulait
dire: «Je resterai seul à Venise. » Et c'est peut-être cette
tristesse comme une sorte de froid engourdissant qui faisait le charme
désespéré mais fascinateur de ce chant. Chaque note que lançait la
voix du chanteur avec une force et une ostentation presque musculaires
venait me frapper en plein cœur; quand la phrase était consommée et
que le morceau semblait fini, le chanteur n'en avait pas assez et
reprenait plus haut comme s'il avait besoin de proclamer une fois de
plus ma solitude et mon désespoir.
Ma mère devait être arrivée à la gare. Bientôt elle serait partie.
J'étais étreint par l'angoisse que me causait, avec la vue du canal
devenu tout petit depuis que l'âme de Venise s'en était échappée, de
ce Rialto banal qui n'était plus le Rialto, ce chant de désespoir que
devenait «sole mio» et qui, ainsi clamé devant les palais
inconsistants, achevait de les mettre en miettes et consommait la ruine
de Venise; j'assistais à la lente réalisation de mon malheur construit
artistement, sans hâte, note par note, par le chanteur que regardait
avec étonnement le soleil arrêté derrière Saint-Georges-le-Majeur,
si bien que cette lumière crépusculaire devait faire à jamais dans ma
mémoire avec le frisson de mon émotion et la voix de bronze du
chanteur, un alliage équivoque, immuable et poignant.
Ainsi restais-je immobile avec une volonté dissoute, sans décision
apparente; sans doute à ces moments-là elle est déjà prise: nos amis
eux-mêmes peuvent souvent la prévoir. Mais nous, nous ne le pouvons
pas, sans quoi tant de souffrances nous seraient épargnées.
Mais enfin, d'antres plus obscurs que ceux d'où s'élance la comète
qu'on peut prédire,--grâce à l'insoupçonnable puissance défensive
de l'habitude invétérée, grâce aux réserves cachées que par une
impulsion subite elle jette au dernier moment dans la mêlée,--mon
action surgit enfin: je pris mes jambes à mon cou et j'arrivai, les
portières déjà fermées, mais à temps pour retrouver ma mère rouge
d'émotion, se retenant pour ne pas pleurer, car elle croyait que je ne
viendrais plus. Puis le train partit et nous vîmes Padoue et Vérone
venir au-devant de nous, nous dire adieu presque jusqu'à la gare et,
quand nous nous fûmes éloignés, regagner,--elles qui ne partaient pas
et allaient reprendre leur vie,--l'une sa plaine, l'autre sa colline.
Les heures passaient. Ma mère ne se pressait pas de lire deux lettres
qu'elle tenait à la main et avait seulement ouvertes et tâchait que
moi-même je ne tirasse pas tout de suite mon portefeuille pour y
prendre celle que le concierge de l'hôtel m'avait remise. Ma mère
craignait toujours que je ne trouvasse les voyages trop longs, trop
fatigants, et reculait le plus tard possible, pour m'occuper pendant les
dernières heures, le moment où elle chercherait pour moi de nouvelles
distractions, déballerait les œufs durs, me passerait les journaux,
déferait le paquet de livres qu'elle avait achetés sans me le dire.
Nous avions traversé Milan depuis longtemps lorsqu'elle se décida à
lire la première des deux lettres. Je regardai d'abord ma mère qui la
lisait avec étonnement, puis levait la tête, et ses yeux semblaient se
poser tour à tour sur des souvenirs distincts, incompatibles, et
qu'elle ne pouvait parvenir à rapprocher.
