Elle avait aussi des choses qui ne
venaient
pas de moi, comme une
belle bague d'or.
belle bague d'or.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
de Charlus et naître en sa
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus. En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc. » Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5. 000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1. 000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1. 000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4. 000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3. 500 francs au lieu de 4. 000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5. 000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je. » «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée. » «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable? » «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas. » «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service. » «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course. » «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer? » «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle. »
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m'ouvrir,
ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étant descendue, Albertine
ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les
fleurs de seringas la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de
sorte qu'interrompant sa lettre (je ne compris pas pourquoi) mon amie
eut le temps d'aller dans ma chambre d'où elle m'appela et de
s'étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai
à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d'un peu confus, en
tout cas d'insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée
et s'était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez
moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant
d'être en train d'écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela
dont je n'ai jamais su si c'était vrai. En général, et sauf cet
incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez
la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle
avant le dîner, je trouvais d'habitude dans l'antichambre son chapeau,
son manteau, son ombrelle qu'elle y avait laissés à tout hasard. Dès
qu'en entrant je les apercevais, l'atmosphère de la maison devenait
respirable. Je sentais qu'au lieu d'un air raréfié, le bonheur la
remplissait. J'étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me
faisait posséder Albertine, je courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de Guermantes, pour que le
temps me semblât moins long, durant cette heure qui précédait le
retour de mon amie, je feuilletais un album d'Elstir, un livre de
Bergotte, la sonate de Vinteuil.
Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s'adresser seulement à la
vue et à l'ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence
éveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais sans
m'en douter sortir de moi les rêves qu'Albertine y avait jadis
suscités quand je ne la connaissais pas encore et qu'avait éteints la
vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou l'image du
peintre comme dans un creuset, j'en nourrissais l'œuvre que je lisais.
Et sans doute celle-ci m'en paraissait plus vivante. Mais Albertine ne
gagnait pas moins à être ainsi transportée de l'un des deux mondes
où nous avons accès et où nous pouvons situer tour à tour un même
objet, à échapper ainsi à l'écrasante pression de la matière pour
se jouer dans les fluides espaces de la pensée. Je me trouvais tout
d'un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse
jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là
l'apparence d'une œuvre d'Elstir ou de Bergotte, j'éprouvais une
exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de
l'imagination et de l'art.
Bientôt on me prévenait qu'elle venait de rentrer; encore avait-on
ordre de ne pas dire son nom si je n'étais pas seul, si j'avais par
exemple avec moi Bloch que je forçais à rester un instant de plus, de
façon à ne pas risquer qu'il rencontrât mon amie. Car je cachais
qu'elle habitait la maison, et même que je la visse jamais chez moi
tant j'avais peur qu'un de mes amis s'amourachât d'elle, ne l'attendît
dehors, ou que dans l'instant d'une rencontre dans le couloir ou
l'antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis
j'entendais le bruissement de la jupe d'Albertine se dirigeant vers sa
chambre, car par discrétion et sans doute aussi par ces égards où,
autrefois, dans nos dîners à la Raspelière, elle s'était ingéniée
pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne
sachant que je n'étais pas seul. Mais ce n'était pas seulement pour
cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais; j'avais connu une
première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une
autre, l'actuelle. Et le changement, je n'en pouvais rendre responsable
que moi-même. Tout ce qu'elle m'eût avoué facilement, puis
volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de
s'épandre dès qu'elle avait cru que je l'aimais, ou, sans peut-être
se dire le nom de l'Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui
veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre
davantage. Depuis ce jour-là, elle m'avait tout caché. Elle se
détournait de ma chambre si elle pensait que j'étais, non pas même
souvent, avec un ami, mais avec une amie, elle dont les yeux
s'intéressaient jadis si vivement quand je parlais d'une jeune fille:
«Il faut tâcher de la faire venir, ça m'amuserait de la connaître».
«Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre». «Justement, ce sera
bien plus drôle». À ce moment-là, j'aurais peut-être pu tout
savoir. Et même quand dans le petit Casino elle avait détaché ses
seins de ceux d'Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma
présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait,
pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors,
elle avait déjà commencé de se figer, les paroles confiantes
n'étaient plus sorties de ses lèvres, ses gestes étaient réservés.
Puis elle avait écarté d'elle tout ce qui aurait pu m'émouvoir. Aux
parties de sa vie que je ne connaissais pas, elle donnait un caractère
dont mon ignorance se faisait complice pour accentuer ce qu'il avait
d'inoffensif. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle
allait droit à sa chambre si je n'étais pas seul, non pas seulement
pour ne pas déranger, mais pour me montrer qu'elle était insoucieuse
des autres. Il y avait une seule chose qu'elle ne ferait jamais plus
pour moi, qu'elle n'aurait faite qu'au temps où cela m'eût été
indifférent, qu'elle aurait faite aisément à cause de cela même,
c'était précisément avouer. J'en serais réduit pour toujours, comme
un juge, à tirer des conclusions incertaines d'imprudences de langage
qui n'étaient peut-être pas inexplicables sans avoir recours à la
culpabilité. Et toujours elle me sentirait jaloux et juge.
Tout en écoutant les pas d'Albertine avec le plaisir confortable de
penser qu'elle ne ressortirait plus de ce soir, j'admirais que, pour
cette jeune fille dont j'avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la
connaissance, rentrer chaque jour chez elle, ce fût précisément
rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que
j'avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle
était venue coucher à l'Hôtel, s'était complété, stabilisé,
remplissait ma demeure jadis vide d'une permanente provision de douceur
domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs et de
laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt dans les moments
où j'étais seul, en imagination et par l'attente du retour, se
nourrissaient paisiblement. Quand j'avais entendu se refermer la porte
de la chambre d'Albertine, si j'avais un ami avec moi, je me hâtais de
le faire sortir, ne le lâchant que quand j'étais bien sûr qu'il
était dans l'escalier dont je descendais au besoin quelques marches. Il
me disait que j'allais prendre mal, me faisant remarquer que notre
maison était glaciale, pleine de courants d'air et qu'on le paierait
bien cher pour qu'il y habitât. De ce froid, on se plaignait parce
qu'il venait seulement de commencer et qu'on n'y était pas habitué
encore, mais, pour cette même raison, il déchaînait en moi une joie
qu'accompagnait le souvenir inconscient des premiers soirs d'hiver où
autrefois revenant de voyage, pour reprendre contact avec les plaisirs
oubliés de Paris, j'allais au café-concert. Aussi est-ce en chantant
qu'après avoir quitté mon ancien camarade, je remontais l'escalier et
rentrais. La belle saison, en s'enfuyant, avait emporté les
oiseaux. Mais d'autres musiciens invisibles, intérieurs, les avaient
remplacés. Et la bise glacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait
délicieusement, par les portes mal jointes de notre appartement, était
comme les beaux jours de l'été par les oiseaux des bois, éperdument
saluée de refrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol
ou de Paulus. Dans le couloir, au-devant de moi venait Albertine.
«Tenez, pendant que j'ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle
est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et ayant encore autour
d'elle le grand voile gris qui descendait de la toque de chinchilla et
que je lui avais donné à Balbec, elle se retirait et rentrait dans sa
chambre, comme si elle eût deviné qu'Andrée, chargée par moi de
veiller sur elle, allait, en me donnant maint détail, en me faisant
mention de la rencontre par elles deux d'une personne de connaissance,
apporter quelque détermination aux régions vagues où s'était
déroulée la promenade qu'elles avaient faite toute la journée et que
je n'avais pu imaginer. Les défauts d'Andrée s'étaient accusés, elle
n'était plus aussi agréable que quand je l'avais connue. Il y avait
maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d'aigre inquiétude,
prête à s'amasser comme à la mer un «grain», si seulement je venais
à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour
moi. Cela n'empêchait pas qu'Andrée pût être meilleure à mon
égard, m'aimer plus--et j'en ai eu souvent la preuve--que des gens plus
aimables. Mais le moindre air de bonheur qu'on avait, s'il n'était pas
causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable
comme le bruit d'une porte qu'on ferme trop fort. Elle admettait les
souffrances où elle n'avait point de part, non les plaisirs; si elle me
voyait malade, elle s'affligeait, me plaignait, m'aurait soigné. Mais
si j'avais une satisfaction aussi insignifiante que de m'étirer d'un
air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de
passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots qui
eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup,
excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être
simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un
agacement qu'elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés
par de plus graves; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant
en chose de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste,
que j'avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à
ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une
instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d'autant plus, mais
je m'amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu'ils m'attaquent
en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais! » Ses
yeux étincelaient. Or, j'appris que le père n'avait rien commis
d'indélicat, qu'Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle
s'était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui
pourrait l'embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de
dépositions qu'elle était imaginairement appelée à faire et, à
force de s'en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même
qu'ils n'étaient pas vrais. Ainsi telle qu'elle était devenue (et,
même sans ses haines courtes et folles), je n'aurais pas désiré la
voir, ne fût-ce qu'à cause de cette malveillante susceptibilité qui
entourait d'une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus
chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu'elle seule pouvait
me donner sur mon amie m'intéressaient trop pour que je négligeasse
une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte
derrière elle; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne
m'avait jamais parlé d'elle. «Qu'ont-elles dit? » «Je ne sais pas,
car j'ai profité de ce qu'Albertine n'était pas seule pour aller
acheter de la laine. » «Acheter de la laine? » «Oui, c'est Albertine
qui me l'avait demandé. » «Raison de plus pour ne pas y aller,
c'était peut-être pour vous éloigner. » «Mais elle me l'avait
demandé avant de rencontrer son amie. » «Ah! » répondais-je en
retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait; mais qui
sait si elle n'avait pas donné d'avance rendez-vous à son amie et
n'avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le
voudrait? D'ailleurs étais-je bien certain que ce n'était pas la
vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité)
qui était la bonne? Andrée était peut-être d'accord avec Albertine.
De l'amour, me disais-je, à Balbec, on en a pour une personne dont
notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions; on sent que
si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement
d'aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui
l'éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l'inspire et
qui use à son tour d'habileté. Elle cherche à nous donner le change
sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car
à celui qui n'est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante
révélerait-elle les mensonges qu'elle cache; nous ne la distinguons
pas des autres; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention.
Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase,
elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais
cette phrase nous la rappelons-nous bien? Il semble que naisse
spontanément en nous, à son égard et quant à l'exactitude de notre
souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains
états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et
pas plus à la cinquantième fois qu'à la première; on dirait qu'on
peut recommencer indéfiniment l'acte sans qu'il s'accompagne jamais
d'un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une
cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante
est au passé dans une audition incertaine qu'il ne dépend pas de nous
de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d'autres qui ne
cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas serait de tout
ignorer pour n'avoir pas le désir de mieux savoir.
Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle
qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie.
D'ailleurs pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons
pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent
bien de ne rien dire, mais le feront-ils? Bloch n'a rien pu promettre
puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des
trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des
«recoupements», saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons
indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire
surveiller. Ainsi succédant--relativement à ce que faisait
Albertine--à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas
rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces
commencements de l'oubli où l'apaisement naît du vague--le petit
fragment de réponse que venait de m'apporter Andrée posait aussitôt
de nouvelles questions; je n'avais réussi, en explorant une parcelle de
la grande zone qui s'étendait autour de moi, qu'à y reculer cet
inconnaissable qu'est pour nous, quand nous cherchons effectivement à
nous la représenter, la vie réelle d'une autre personne. Je continuais
à interroger Andrée tandis qu'Albertine par discrétion et pour me
laisser (devinait-elle cela? ) tout le loisir de la questionner,
prolongeait son déshabillage dans sa chambre. «Je crois que l'oncle et
la tante d'Albertine m'aiment bien», disais-je étourdiment à Andrée
sans penser à son caractère.
Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter; comme un sirop qui
tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il
ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme
toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait
l'année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai
qu'Andrée avait pris quelques années depuis lors) s'éclipsait si vite
chez elle. Mais j'allais la faire involontairement renaître avant
qu'Andrée m'eût quitté pour aller dîner chez elle. «Il y a
quelqu'un qui m'a fait aujourd'hui un immense éloge de vous», lui
disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait
l'air de vraiment m'aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans
le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. «Qui ça? »
demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et,
qui que ce fût, elle était heureuse.
Puis arrivait l'heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait
auprès de moi; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des
jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont
j'avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs
desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été
fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots:
«Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative
à mes _tea gown_ recevoir des nouvelles d'un revenant. »
Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que
Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la
fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez
elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules,
certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla, et dont la vue
m'était douce parce qu'elles étaient les unes et les autres comme les
signes (que d'autres souliers n'eussent pas été) qu'elle habitait chez
moi.
Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une
belle bague d'or. J'y admirais les ailes éployées d'un aigle. «C'est
ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est
quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu'elle me l'a donnée pour
mes vingt ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que
la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession
(telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et
si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne
aux femmes, bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter,
le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable,
détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces
choses, moi, parce qu'en les faisant faire, je cherchais à lui faire
plaisir, nous étions comme des étudiants connaissant tout d'avance des
tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis
que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de
leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un
musée n'étant précédée d'aucun désir, donne seulement une
sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui.
Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux
manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait
aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui
caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un
vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l'écharpe,
et connus dans toutes leurs parties--et pour moi qui étais allé chez
Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la
particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable
façon du grand faiseur--une importance, un charme qu'ils n'avaient
certes pas pour la duchesse rassasiée avant même d'être en état
d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années
auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses
ennuyeuses tournées chez les couturières.
Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car
si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la
plus jolie, avec tous les raffinements qu'y eussent apportés Mme de
Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir
beaucoup. Mais peu importait du moment qu'elle les avait aimées d'abord
et isolément.
Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin
avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car
elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps et
qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n'était pas frivole du reste, lisait beaucoup quand elle était
seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était
devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant
d'ailleurs: «Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais
restée stupide. Ne le niez pas. Vous m'avez ouvert un monde d'idées
que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois
qu'à vous. »
On sait qu'elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée.
L'une ou l'autre avait-elle un sentiment pour moi? Et, en elles-mêmes,
qu'étaient Albertine et Andrée? Pour le savoir, il faudrait vous
immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où
vous passez toujours autres, il faudrait ne plus vous aimer, pour vous
fixer, ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante
arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où
nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu'à
peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous
l'ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un attrait
sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d'or toujours
dissemblables et qui dépassent toujours notre attente! À chaque fois,
une jeune fille ressemble si peu à ce qu'elle était la fois
précédente (mettant en pièces dès que nous l'apercevons le souvenir
que nous avions gardé et le désir que nous nous proposions), que la
stabilité de nature que nous lui prêtons n'est que fictive et pour la
commodité du langage. On nous a dit qu'une belle jeune fille est
tendre, aimante, pleine de sentiments les plus délicats. Notre
imagination le croit sur parole, et quand nous apparaît pour la
première fois, sous la ceinture crespelée de ses cheveux blonds, le
disque de sa figure rose, nous craignons presque que cette trop
vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertu même, ne puisse jamais
être pour nous l'amante que nous avons souhaitée. Du moins, que de
confidences nous lui faisons dès la première heure, sur la foi de
cette noblesse de cœur, que de projets convenus ensemble. Mais quelques
jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose
jeune fille rencontrée nous tient la seconde fois les propos d'une
lubrique furie. Dans les faces successives qu'après une pulsation de
quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n'est
même pas certain qu'un _movimentum_ extérieur à ces jeunes filles
n'ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver pour mes jeunes
filles de Balbec.
On nous vante la douceur, la pureté d'une vierge. Mais après cela on
sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux et on lui
conseille de se montrer plus hardie. En soi-même était-elle plutôt
l'une ou l'autre? Peut-être pas, mais capable d'accéder à tant de
possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie. Pour une
autre, dont tout l'attrait résidait dans quelque chose d'implacable
(que nous comptions fléchir à notre manière), comme, par exemple,
pour la terrible sauteuse de Balbec qui effleurait dans ses bonds les
crânes des vieux messieurs épouvantés, quelle déception quand, dans
la nouvelle face offerte par cette figure, au moment où nous lui
disions des tendresses exaltées par le souvenir de tant de duretés
envers les autres, nous l'entendions, comme entrée de jeu, nous dire
qu'elle était timide, qu'elle ne savait jamais rien dire de sensé à
quelqu'un la première fois, tant elle avait peur, et que ce n'est qu'au
bout d'une quinzaine de jours qu'elle pourrait causer tranquillement
avec nous. L'acier était devenu coton, nous n'aurions plus rien à
essayer de briser, puisque d'elle-même elle perdait toute consistance.
D'elle-même, mais par notre faute peut-être, car les tendres paroles
que nous avions adressées à la Dureté lui avaient peut-être, même
sans qu'elle eût fait de calcul intéressé, suggéré d'être tendre.
Ce qui nous désolait néanmoins n'était qu'à demi maladroit, car la
reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous obliger à
plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je ne dis pas qu'un
jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes filles, nous
n'assignerons pas des caractères très tranchés, mais c'est qu'elles
auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne sera plus pour
notre cœur l'apparition qu'il attendait autre et qui le laisse
bouleversé chaque fois d'incarnations nouvelles. Leur immobilité
viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l'esprit.
Celui-ci ne conclura pas, du reste, d'une façon beaucoup plus
catégorique, car après avoir jugé que tel défaut, prédominant chez
l'une, était heureusement absent de l'autre, il verra que le défaut
avait pour contrepartie une qualité précieuse. De sorte que du faux
jugement de l'intelligence, laquelle n'entre en jeu que quand on cesse
de s'intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes
filles, lesquels ne nous apprendrons pas plus que les surprenants
visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de
notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les
semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne
s'arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments,
nous en avons parlé trop souvent pour le redire que bien souvent un
amour n'est que l'association d'une image de jeune fille (qui sans cela
nous eût été vite insupportable) avec les battements de cœur
inséparables d'une attente interminable, vaine, et d'un «lapin» que
la demoiselle nous a posé. Tout cela n'est pas vrai que pour les jeunes
gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes. Dès le temps où
notre récit est arrivé, il paraît, je l'ai su depuis, que la nièce
de Jupien avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon
mécanicien, venant au renfort de l'amour qu'elle avait pour Morel, lui
avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses
infinies auxquelles elle n'était que trop portée à croire. Et d'autre
part Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus
exerçait envers lui et qu'elle attribuait à la méchanceté, ne
devinant pas l'amour. Elle était du reste bien forcée de constater que
M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et
venant corroborer tout cela, elle entendait des femmes du monde parler
de l'atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait
été entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans
cesser de l'aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de
perfidie, d'ailleurs compensées par une douceur fréquente et une
sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et
immense bonté, mêlée de duretés qu'elle ne connaissait pas. Ainsi
n'avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu'étaient,
chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que
je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.
Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me
faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des
causeries que j'interrompais les unes et les autres pour l'embrasser.
Nos rapports étaient d'une simplicité qui les rendait reposants. Le
vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d'empressement et
d'obéissance pour les seules choses que je réclamais d'elle. Derrière
cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux
pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu'éclatait le concert des
musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer.
N'était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon
habituelle une idée de moi si familière qu'après sa tante j'étais
peut-être la personne qu'elle distinguait le moins de soi-même), la
jeune fille que j'avais vue la première fois à Balbec, sous son polo
plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme
une silhouette profilée sur le flot. Ces effigies gardées intactes
dans la mémoire, quand on les retrouve, on s'étonne de leur
dissemblance d'avec l'être qu'on connaît, on comprend quel travail de
modelage accomplit quotidiennement l'habitude. Dans le charme qu'avait
Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que
m'avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le
long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand
il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en
cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d'où je
l'avais précipitamment emmenée, subsistaient l'émoi, le désarroi
social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de
mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même je ne faisais
pas demander qu'elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis
tout le monde suivait, que j'avais tant de peine à rattraper filant sur
sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me
laissant guère d'espoir qu'elle vînt, et que j'attendais pourtant
toute la nuit. Albertine n'avait-elle pas été devant l'Hôtel comme
une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle
s'avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne,
bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si
convoitée n'était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène,
enfermée chez moi, était à l'abri des désirs de tous, qui désormais
pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans
la sienne, où elle s'occupait à quelque travail de dessin et de
ciselure.
Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans
un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s'en était
rapproché (quand j'avais été chez Elstir), puis l'avait rejoint, au
fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis
à Balbec encore. D'ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au
premier séjour et au second, composés des mêmes villas d'où
sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle
différence! Dans les amies d'Albertine du second séjour, si bien
connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans
leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses
inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire
crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les
tamaris frémissants! Leurs grands yeux s'étaient résorbés depuis,
sans doute parce qu'elles avaient cessé d'être des enfants, mais aussi
parce que ces ravissantes inconnues, ravissantes actrices de la
romanesque première année et sur lesquelles je ne cessais de quêter
des renseignements, n'avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient
devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en
fleurs, desquelles je n'étais pas médiocrement fier d'avoir cueilli,
dérobé à tous, la plus belle rose.
Entre les deux décors si, différents l'un de l'autre, de Balbec, il y
avait l'intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours
desquelles se plaçaient tant de visites d'Albertine. Je la voyais aux
différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions
différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces
interférés, ce long temps révolu où j'étais resté sans la voir, et
sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j'avais devant
moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il
était dû d'ailleurs à la superposition non seulement des images
successives qu'Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes
qualités d'intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les
uns et les autres insoupçonnés de moi qu'Albertine, en une
germination, une multiplication d'elle-même, une efflorescence charnue
aux sombres couleurs, avait ajoutées à une nature jadis à peu près
nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux
auxquels nous avons tant rêvé qu'ils ne nous semblaient qu'une image,
une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre et
dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient
au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui
nous en éloignait, à l'éclairage, ces êtres-là, tandis qu'ils
changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes et il y avait
eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la
figure jadis si simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n'était
pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en
Albertine, mais parfois l'assoupissement de la mer sur la grève par les
nuits de clair de lune.
Quelquefois en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre
dans le cabinet de mon père, mon amie m'ayant demandé la permission de
s'étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue
randonnée du matin et de l'après-midi au grand air que, même si je
n'étais resté qu'un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je
trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.
Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d'un
naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue
tige en fleur qu'on aurait déposée là, et c'était ainsi en effet: le
pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à
ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une
plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la
possibilité de l'amour; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me
manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais
j'étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle
dormait, je n'avais plus à parler, je savais que je n'étais plus
regardé par elle, je n'avais plus besoin de vivre à la surface de
moi-même.
En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait
dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères
d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa
connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange
et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne s'échappait pas à
tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée
inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle
était au dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son
corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette
impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle
était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son
léger souffle.
J'écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un
zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu'était son sommeil.
Tant qu'il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la
regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher,
l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors, c'était un amour devant quelque
chose d'aussi pur, d'aussi immatériel dans sa sensibilité, d'aussi
mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que
sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu'elle dormait un peu
profondément, elle cessait d'être seulement la plante qu'elle avait
été; son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche
volupté, dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter
indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à
mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement
délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue
douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur
le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux.
En entrant dans la chambre, j'étais resté debout sur le seuil, n'osant
pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son
haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et
réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au
moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que
c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la
charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient
bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son
souffle aussi léger réduit à la plus simple expiration de l'air
nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je
m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté
du lit, puis sur le lit même.
J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais
jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau
avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'aucune actrice
n'eût pu imiter, c'était un naturel au deuxième degré que m'offrait
son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était
posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et
droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires
grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux
raphaëlesques d'Elstir. Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en
revanche, de la façon dont j'étais placé, ses paupières paraissaient
si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait
vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son
visage cette continuité parfaite que les yeux n'interrompent pas. Il y
a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté
inaccoutumées pour peu qu'ils n'aient plus de regard.
Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle
était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les
feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants.
Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l'ayant pas fait comme elle le
voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si
volontaires, que j'étais convaincu qu'elle allait s'éveiller.
Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu'elle n'avait pas
quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur
sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais
obligé, en la regardant, d'étouffer le sourire que par leur sérieux,
leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.
Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en
voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués
comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses
paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des
vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa
tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi.
Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles.
Sa respiration peu à peu plus profonde soulevait maintenant
régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses
perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement,
comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement
du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne
me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant
par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans
bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille
d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur,
puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée
libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration
d'Albertine; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son
mouvement régulier: Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.
Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n'avais pour
cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la
sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime
de temps à autre une oscillation légère pareille au battement
intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. Je
choisissais pour la regarder cette face de son visage qu'on ne voyait
jamais et qui était si belle.
On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu'un
soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez
différente de la personne qu'on connaît pour qu'elles constituent une
deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu'une femme
soit accolée, comme Rosita et Doodica, à une autre femme dont la
beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir
l'une il faille se placer de profil, pour l'autre de face. Le bruit de
sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de
l'essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je
pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à
ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme
une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne
m'inquiétais pas des mots qu'elle laissait parfois échapper en
dormant, leur signification m'échappait, et d'ailleurs, quelque
personne inconnue qu'ils eussent désignée, c'était sur ma main, sur
ma joue, que sa main parfois animée d'un léger frisson se crispait un
instant. Je goûtais son sommeil d'un amour désintéressé, apaisant,
comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.
Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup
souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce
même calme apaisant que la nature. Je n'avais pas à lui répondre
comme quand nous causions, et même eussè-je pu me taire, comme je
faisais aussi quand elle parlait, qu'en l'entendant parler je ne
descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à
entendre, à recueillir d'instant en instant, le murmure apaisant comme
une imperceptible brise de sa pure haleine, c'était toute une existence
physiologique qui était devant moi, à moi; aussi longtemps que je
restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté
là à la regarder, à l'écouter.
Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se
faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à
écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand
elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono
qu'elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu'elle dormait, je me disais
que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono
où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût
suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais
le sommeil d'Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je
la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un
pas, pris d'une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie
offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je
ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir
fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir
si Albertine ne s'éveillait pas, j'allais jusqu'au fauteuil. Là, je
m'arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j'étais
resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j'ai eu
tort) jamais je n'ai touché au kimono, mis ma main dans la poche,
regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je
repartais, à pas de loup, revenais près du lit d'Albertine et me
remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je
voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m'eût dit bien
des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une
chambre à l'Hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais
tout naturel de dépenser plus que cela pour elle puisque j'avais son
souffle près de ma joue, dans sa bouche que j'entr'ouvrais sur la
mienne, où contre ma langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir
vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir
s'éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux,
le plaisir même qu'elle habitât chez moi. Sans doute il m'était doux
l'après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon
appartement qu'elle rentrât. Il me l'était plus encore que, quand du
fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l'escalier des
songes, ce fût dans ma chambre qu'elle renaquît à la conscience et à
la vie, qu'elle se demandât un instant «où suis-je», et voyant les
objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait
à peine cligner des yeux, pût se répondre qu'elle était chez elle en
constatant qu'elle s'éveillait chez moi. Dans ce premier moment
délicieux d'incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus
complètement possession d'elle, puisque, au lieu qu'après être
sortie elle entrât dans sa chambre, c'était ma chambre dès qu'elle
serait reconnue par Albertine qui allait l'enserrer, la contenir, sans
que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi
calmes que si elle n'avait pas dormi.
L'hésitation du réveil révélée par son silence, ne l'était pas par
son regard. Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: «Mon» ou
«Mon chéri» suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui en
donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre eût fait:
«Mon Marcel», «Mon chéri Marcel». Je ne permettais plus dès lors
qu'en famille nos parents en m'appelant aussi chéri ôtassent leur prix
d'être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me
les disant elle faisait une petite moue qu'elle changeait d'elle-même
en baiser. Aussi vite qu'elle s'était tout à l'heure endormie, aussi
vite elle s'était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les
deux images sans amener un changement aussi complet; il s'était
produit, essentiel et soudain, quand j'avais appris que mon amie avait
été presque élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m'étais
exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine,
maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de
ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces
mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.
L'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j'aurais
voulu mourir, ce n'était plus d'Albertine ayant une vie inconnue,
c'était une Albertine aussi connue de moi qu'il était possible (et
c'est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de
rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de
mystère), c'était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain,
mais ne désirant rien d'autre--il y avait des instants où en effet
cela semblait ainsi--qu'être avec moi, toute pareille à moi, une
Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l'inconnu.
Quand c'est ainsi d'une heure angoissée relative à un être, quand
c'est de l'incertitude si on pourra le retenir ou s'il s'échappera,
qu'est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui
l'a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand
nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant
Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister
dans mon amour pour elle: en réalité, ces impressions antérieures ne
tiennent qu'une petite place dans un amour de ce genre; dans sa force,
dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un
souvenir paisible, apaisant, où l'on voudrait se tenir et ne plus rien
apprendre de celle qu'on aime, même s'il y avait quelque chose d'odieux
à savoir--bien plus même à ne consulter que ces impressions
antérieures--un tel amour est fait de bien autre chose!
Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était
dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison,
qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la
reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent
avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet
amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse
que d'habitude. D'autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et,
Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou
notre conversation interrompue de baisers; et dans le désir qui seul
nous fait trouver de l'intérêt dans l'existence et le caractère d'une
personne, nous restons si fidèles à notre nature (si en revanche nous
abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour
par nous), qu'une fois m'apercevant dans la glace au moment où
j'embrassais Albertine en l'appelant ma petite fille, l'expression
triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu'il eût
été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce
qu'il serait peut-être un jour auprès d'une autre si jamais je devais
oublier Albertine, me fit penser qu'au-dessus des considérations de
personne (l'instinct voulant que nous considérions l'actuelle comme
seule véritable) je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et
douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté
de la femme. Et pourtant à ce désir, honorant d'un «ex voto» la
jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que
j'avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque
chose qui avait été étranger jusqu'ici à ma vie au moins amoureuse,
s'il n'était pas entièrement nouveau dans ma vie.
C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de
pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur
mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser. Certes, j'eusse été
bien étonné dans ce temps-là si l'on m'avait dit que je n'étais pas
entièrement bon et surtout que je ne chercherais jamais à priver
quelqu'un d'un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car
mon plaisir d'avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins
un plaisir positif que celui d'avoir retiré du monde, où chacun
pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du
moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres.
L'ambition, la gloire m'eussent laissé indifférent. Encore plus
étais-je incapable d'éprouver la haine. Et cependant pour moi, aimer
charnellement c'était tout de même jouir d'un triomphe sur tant de
concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c'était un apaisement plus
que tout.
J'avais beau, avant qu'Albertine fût rentrée, avoir douté d'elle,
l'avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu'en
peignoir elle s'était assise en face de mon fauteuil, ou si, comme
c'était le plus fréquent, j'étais resté couché au pied de mon lit,
je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu'elle m'en
déchargeât, dans l'abdication d'un croyant qui fait sa prière. Toute
la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon
lit, jouer avec moi comme une grosse chatte; son petit nez rose, qu'elle
diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la
finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une
mine mutine et enflammée; elle avait pu laisser tomber une mèche de
ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi
les yeux, décroisant les bras, avoir eu l'air de me dire: «Fais de moi
ce que tu veux»; quand, au moment de me quitter, elle s'approchait pour
me dire bonsoir, c'était leur douceur devenue quasi familiale que je
baisais des deux côtés de son cou puissant qu'alors je ne trouvais
jamais assez brun ni d'assez gros grains, comme si ces solides qualités
eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.
C'était le tour d'Albertine de me dire bonsoir en m'embrassant de
chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux
plumes aiguës et douces. Si incomparables l'un à l'autre que fussent
ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me
faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait
un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que
ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.
«Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant? » me demandait-elle
avant de me quitter. «Où irez-vous? » «Cela dépendra du temps et de
vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit
chéri? Non? Alors, c'était bien la peine de ne pas venir vous
promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez
reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi? » «Naturellement.
Est-ce qu'on pourrait se tromper, est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas
entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu'elle me permette de la
déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir.
Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de
dentelles».
Telle était ma réponse; au milieu des expressions charnelles, on en
reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma
grand'mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon
père qui--de toute autre façon que moi sans doute, car si les choses
se répètent, c'est avec de grandes variations--s'intéressait si fort
au temps qu'il faisait; et pas seulement à mon père, mais de plus en
plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n'eût pu être pour moi
qu'une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon
contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui
j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si
passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque
qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la
journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence
littéraire alors qu'elle avait été la seule personne de la famille
qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était, autre chose que de
passer son temps à «s'amuser», ce qui rendait, même au temps pascal,
la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est
défendue, afin qu'il soit uniquement sanctifié par la prière. Or,
bien que chaque jour j'en trouvasse la cause dans un malaise particulier
qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine,
non pas un être que j'aimais), mais un être plus puissant sur moi
qu'un être aimé, s'était transmigré en moi, despotique au point de
faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins de m'empêcher
d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante
Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon
père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre,
mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me
laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le
temps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que je parlais
maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à
Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand'mère me parlait.
Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous
fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter
à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à
coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels,
effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création
originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes,
et par delà celles-ci le passé de mes parents, mêlait à mon impur
amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et
maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos
parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.
Avant qu'Albertine n'eût obéi et m'eût laissé enlever ses souliers,
j'entr'ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient
si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son
corps que d'y avoir mûri comme deux fruits; et son ventre (dissimulant
la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans
une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux
valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale
que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses
souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l'Homme et de la Femme où cherchent à se
joindre, dans l'innocence des premiers jours et avec l'humilité de
l'argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et
soumise devant l'Homme au côté de qui elle s'éveille, comme
lui-même, encore seul, devant Dieu qui l'a formé. Albertine nouait ses
bras derrière ses cheveux noirs, la hanche enflée, la jambe tombante
en une inflexion de col de cygne qui s'allonge et se recourbe pour
revenir sur lui-même. Il n'y avait que quand elle était tout à fait
sur le côté qu'on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et
si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines
caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l'âpreté
au gain, la fourberie d'une espionne dont la présence chez moi m'eût
fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt
je prenais la figure d'Albertine dans mes mains et je la replaçais de
face.
«Soyez gentil, promettez-moi que si vous ne venez pas demain, vous
travaillerez», disait mon amie en remettant sa chemise. «Oui, mais ne
mettez pas encore votre peignoir». Quelquefois je finissais par
m'endormir à côté d'elle. La chambre s'était refroidie, il fallait
du bois. J'essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n'y arrivais
pas tâtant tous les barreaux de cuivre qui n'étaient pas ceux entre
lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que
Françoise ne nous vît pas l'un à côté de l'autre, je disais: «Non,
remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette.
«chose», Morel, un être de plus, l'époux, c'est-à-dire lui
donnèrent quelque chose d'autre, de nouveau, de curieux à aimer en
lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande
maintenant qu'elle n'avait jamais été. Car là où Morel seul, nu pour
ainsi dire, résistait souvent au baron qu'il se sentait sûr de
reconquérir, une fois marié, pour son ménage, son appartement, son
avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de
Charlus plus de surface et de prise. Tout cela et même au besoin, les
soirs où il s'ennuierait, de mettre la guerre entre les époux (le
baron n'avait jamais détesté les tableaux de bataille) plaisait à M.
de Charlus. Moins pourtant que de penser à la dépendance de lui où
vivrait le jeune ménage. L'amour de M. de Charlus pour Morel reprenait
une nouveauté délicieuse quand il se disait: sa femme aussi sera à
moi autant qu'il est à moi, ils n'agiront que de la façon qui ne peut
me fâcher, ils obéiront à mes caprices et ainsi elle sera un signe
(jusqu'ici inconnu de moi) de ce que j'avais presque oublié et qui est
si sensible à mon cœur, que pour tout le monde, pour ceux qui me
verront les protéger, les loger, pour moi-même, Morel est mien. De
cette évidence aux yeux des autres et aux siens, M. de Charlus était
plus heureux, que de tout le reste. Car la possession de ce qu'on aime
est une joie plus grande encore que l'amour. Bien souvent ceux qui
cachent à tous cette possession, ne le font que par la peur que l'objet
chéri ne leur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se
taire, en est diminué.
On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron que son
désir c'était de séduire une jeune fille, en particulier celle-là,
et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et, le viol
accompli, il «ficherait le camp au loin»; mais cela, devant les aveux
d'amour pour la nièce de Jupien que Morel était venu lui faire, M. de
Charlus l'avait oublié. Bien plus, il en était peut-être de même
pour Morel. Il y avait peut-être intervalle véritable entre la nature
de Morel,--telle qu'il l'avait cyniquement avouée, peut-être même
habilement exagérée--et le moment où elle reprendrait le dessus. En
se liant davantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l'aimait.
Il se connaissait si peu qu'il se figurait sans doute l'aimer, même
peut-être l'aimer pour toujours. Certes son premier désir initial, son
projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant de sentiments
superposés que rien ne dit que le violoniste n'eût pas été sincère
en disant que ce vicieux désir n'était pas le mobile véritable de son
acte. Il y eut du reste une période de courte durée où, sans qu'il se
l'avouât exactement, ce mariage lui parut nécessaire. Morel avait à
ce moment-là d'assez fortes crampes à la main et se voyait obligé
d'envisager l'éventualité d'avoir à cesser le violon. Comme en dehors
de son art il était d'une incompréhensible paresse, la nécessité de
se faire entretenir s'imposait et il aimait mieux que ce fût par la
nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant
plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant
par les apprenties toujours nouvelles qu'il chargerait la nièce de
Jupien de lui débaucher que par les belles dames riches auxquelles il
la prostituerait. Que sa future femme pût se refuser de condescendre à
ces complaisances et fût perverse à ce point n'entrait pas un instant
dans les calculs de Morel. D'ailleurs ils passèrent au second plan, y
laissèrent la place à l'amour pur, les crampes ayant cessé. Le violon
suffirait avec les appointements de M. de Charlus, duquel les exigences
se relâcheraient certainement une fois que lui, Morel, serait marié à
la jeune fille. Le mariage était la chose pressée à cause de son
amour, et dans l'intérêt de sa liberté. Il fit demander la main de la
nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n'était-ce pas
nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait
autour d'elle, comme ses cheveux quand ils étaient dénoués, comme la
joie de ses regards répandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui
était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des
paroles de même ordre, parfois même des larmes. C'est donc
sincèrement--si un pareil mot peut s'appliquer à lui--qu'il tenait à
la nièce de Jupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont
aussi ceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans
la vie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissime
bourgeois) qui étaient d'une bassesse sans fard, celle qu'il avait
exposée à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.
Seulement l'enthousiasme vertueux à l'égard d'une personne qui lui
causait un plaisir et les engagements solennels qu'il prenait avec elle
avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait
plus de plaisir, ou même par exemple si l'obligation de faire face aux
promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt de
la part de Morel l'objet d'une antipathie qu'il justifiait à ses
propres yeux, et qui, après quelques troubles neurasthéniques, lui
permettait de se prouver à soi-même, une fois l'euphorie de son
système nerveux reconquise, qu'il était, en considérant même les
choses d'un point de vue purement vertueux, dégagé de toute
obligation. Ainsi à la fin de son séjour à Balbec il avait perdu je
ne sais à quoi tout son argent et, n'ayant pas osé le dire à M. de
Charlus, cherchait quelqu'un à qui en demander. Il avait appris de son
père (qui malgré cela lui avait défendu de devenir jamais «tapeur»)
qu'en pareil cas il est convenable d'écrire à la personne à qui on
veut s'adresser, «qu'on a à lui parler pour affaires», qu'on lui
«demande un rendez-vous pour affaires». Cette formule magique
enchantait tellement Morel qu'il eût, je pense, souhaité perdre de
l'argent, rien que pour le plaisir de demander un rendez-vous «pour
affaires». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n'avait
pas toute la vertu qu'il pensait. Il avait constaté que des gens,
auxquels lui-même n'eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas
répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre «pour parler
affaires». Si l'après-midi s'écoulait sans que Morel eût de
réponse, l'idée ne lui venait pas que, même à tout mettre au mieux,
le 'monsieur sollicité n'était peut-être pas rentré, avait pu avoir
d'autres lettres à écrire, si même il n'était pas parti en voyage,
ou tombé malade, etc. Si Morel recevait par une fortune extraordinaire
un rendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le solliciteur par
ces mots: «Justement j'étais surpris de ne pas avoir de réponse, je
me demandais s'il y avait quelque chose, alors comme ça la santé va
toujours bien, etc. » Donc à Balbec, et sans me dire qu'il avait à lui
parler d'une «affaire», il m'avait demandé de le présenter à ce
même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine
auparavant dans le train. Bloch n'avait pas hésité à lui prêter--ou
plutôt à lui faire prêter, par M. Nissim Bernard--5. 000 francs. De ce
jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux
comment il pourrait rendre service à quelqu'un qui lui avait sauvé la
vie. Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1. 000 francs par mois
à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch qui
se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel,
encore sous l'impression de la bonté de Bloch, lui envoya
immédiatement les 1. 000 francs, mais après cela il trouva sans doute
qu'un emploi différent des 4. 000 francs qui restaient pourrait être
plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La
vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch
ayant oublié lui-même exactement ce qu'il avait prêté à Morel, et
lui ayant réclamé 3. 500 francs au lieu de 4. 000, ce qui eût fait
gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que devant
un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que
son prêteur devait s'estimer bien heureux qu'il ne déposât pas une
plainte contre lui. En disant cela ses yeux flambaient. Il ne se
contenta pas du reste de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n'avaient
pas à lui en vouloir, mais bientôt qu'ils devaient se déclarer
heureux qu'il ne leur en voulût pas. Enfin, M. Nissim Bernard ayant
paraît-il déclaré que Thibaut jouait aussi bien que Morel, celui-ci
trouva qu'il devait l'attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui
nuisant dans sa profession, puis, comme il n'y a plus de justice en
France, surtout contre les Juifs (l'antisémitisme ayant été cher
Morel l'effet naturel du prêt de 5. 000 francs par un israélite), ne
sortit plus qu'avec un revolver chargé. Un tel état nerveux, suivant
une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement
à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être
sans s'en douter pour quelque chose dans ce changement, car souvent il
déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu'une
fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs
propres ailes. Cette idée était, en elle-même, absolument
insuffisante pour détacher Morel de la jeune fille; restant dans
l'esprit de Morel, elle était prête le jour venu à se combiner avec
d'autres idées ayant de l'affinité pour elle et capables, une fois le
mélange réalisé, de devenir un puissant agent de rupture.
Ce n'était pas d'ailleurs très souvent qu'il m'arrivait de rencontrer
M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrés dans la
boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car le plaisir que
j'avais auprès d'elle était tel que j'en venais à oublier non
seulement l'attente anxieuse qui précédait le retour d'Albertine, mais
même l'heure de ce retour.
Je mettrai à part, parmi ces jours où je m'attardais chez Mme de
Guermantes, un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle
signification m'échappa entièrement et ne fut comprise par moi que
longtemps après. Cette fin d'après-midi là, Mme de Guermantes m'avait
donné, parce qu'elle savait que je les aimais, des seringas venus du
Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertine
était rentrée, je croisai dans l'escalier Andrée que l'odeur si
violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.
«Comment, vous êtes déjà rentrées, lui dis-je. » «Il n'y a qu'un
instant, mais Albertine avait à écrire, elle m'a renvoyée. » «Vous
ne pensez pas qu'elle ait quelque projet blâmable? » «Nullement, elle
écrit à sa tante, je crois, mais elle qui n'aime pas les odeurs fortes
ne sera pas enchantée de vos seringas. » «Alors, j'ai eu une mauvaise
idée! Je vais dire à Françoise de les mettre sur le carré de
l'escalier de service. » «Si vous vous imaginez qu'Albertine ne sentira
pas après vous l'odeur de seringa. Avec l'odeur de la tubéreuse, c'est
peut-être la plus entêtante; d'ailleurs je crois que Françoise est
allée faire une course. » «Mais alors moi qui n'ai pas aujourd'hui ma
clef, comment pourrai-je rentrer? » «Oh! vous n'aurez qu'à sonner.
Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-être remontée
dans l'intervalle. »
Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vint m'ouvrir,
ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étant descendue, Albertine
ne savait pas où allumer. Enfin elle put me faire entrer, mais les
fleurs de seringas la mirent en fuite. Je les posai dans la cuisine, de
sorte qu'interrompant sa lettre (je ne compris pas pourquoi) mon amie
eut le temps d'aller dans ma chambre d'où elle m'appela et de
s'étendre sur mon lit. Encore une fois, au moment même, je ne trouvai
à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d'un peu confus, en
tout cas d'insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée
et s'était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez
moi pour ne pas laisser voir son lit en désordre et avait fait semblant
d'être en train d'écrire. Mais on verra tout cela plus tard, tout cela
dont je n'ai jamais su si c'était vrai. En général, et sauf cet
incident unique, tout se passait normalement quand je remontais de chez
la duchesse. Albertine ignorant si je ne désirais pas sortir avec elle
avant le dîner, je trouvais d'habitude dans l'antichambre son chapeau,
son manteau, son ombrelle qu'elle y avait laissés à tout hasard. Dès
qu'en entrant je les apercevais, l'atmosphère de la maison devenait
respirable. Je sentais qu'au lieu d'un air raréfié, le bonheur la
remplissait. J'étais sauvé de ma tristesse, la vue de ces riens me
faisait posséder Albertine, je courais vers elle.
Les jours où je ne descendais pas chez Mme de Guermantes, pour que le
temps me semblât moins long, durant cette heure qui précédait le
retour de mon amie, je feuilletais un album d'Elstir, un livre de
Bergotte, la sonate de Vinteuil.
Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s'adresser seulement à la
vue et à l'ouïe exigent que pour les goûter notre intelligence
éveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais sans
m'en douter sortir de moi les rêves qu'Albertine y avait jadis
suscités quand je ne la connaissais pas encore et qu'avait éteints la
vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien ou l'image du
peintre comme dans un creuset, j'en nourrissais l'œuvre que je lisais.
Et sans doute celle-ci m'en paraissait plus vivante. Mais Albertine ne
gagnait pas moins à être ainsi transportée de l'un des deux mondes
où nous avons accès et où nous pouvons situer tour à tour un même
objet, à échapper ainsi à l'écrasante pression de la matière pour
se jouer dans les fluides espaces de la pensée. Je me trouvais tout
d'un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse
jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là
l'apparence d'une œuvre d'Elstir ou de Bergotte, j'éprouvais une
exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de
l'imagination et de l'art.
Bientôt on me prévenait qu'elle venait de rentrer; encore avait-on
ordre de ne pas dire son nom si je n'étais pas seul, si j'avais par
exemple avec moi Bloch que je forçais à rester un instant de plus, de
façon à ne pas risquer qu'il rencontrât mon amie. Car je cachais
qu'elle habitait la maison, et même que je la visse jamais chez moi
tant j'avais peur qu'un de mes amis s'amourachât d'elle, ne l'attendît
dehors, ou que dans l'instant d'une rencontre dans le couloir ou
l'antichambre, elle pût faire un signe et donner un rendez-vous. Puis
j'entendais le bruissement de la jupe d'Albertine se dirigeant vers sa
chambre, car par discrétion et sans doute aussi par ces égards où,
autrefois, dans nos dîners à la Raspelière, elle s'était ingéniée
pour que je ne fusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne
sachant que je n'étais pas seul. Mais ce n'était pas seulement pour
cela, je le comprenais tout à coup. Je me souvenais; j'avais connu une
première Albertine, puis brusquement elle avait été changée en une
autre, l'actuelle. Et le changement, je n'en pouvais rendre responsable
que moi-même. Tout ce qu'elle m'eût avoué facilement, puis
volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cessé de
s'épandre dès qu'elle avait cru que je l'aimais, ou, sans peut-être
se dire le nom de l'Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui
veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre
davantage. Depuis ce jour-là, elle m'avait tout caché. Elle se
détournait de ma chambre si elle pensait que j'étais, non pas même
souvent, avec un ami, mais avec une amie, elle dont les yeux
s'intéressaient jadis si vivement quand je parlais d'une jeune fille:
«Il faut tâcher de la faire venir, ça m'amuserait de la connaître».
«Mais elle a ce que vous appelez mauvais genre». «Justement, ce sera
bien plus drôle». À ce moment-là, j'aurais peut-être pu tout
savoir. Et même quand dans le petit Casino elle avait détaché ses
seins de ceux d'Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma
présence, mais de celle de Cottard, lequel lui aurait fait,
pensait-elle sans doute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors,
elle avait déjà commencé de se figer, les paroles confiantes
n'étaient plus sorties de ses lèvres, ses gestes étaient réservés.
Puis elle avait écarté d'elle tout ce qui aurait pu m'émouvoir. Aux
parties de sa vie que je ne connaissais pas, elle donnait un caractère
dont mon ignorance se faisait complice pour accentuer ce qu'il avait
d'inoffensif. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle
allait droit à sa chambre si je n'étais pas seul, non pas seulement
pour ne pas déranger, mais pour me montrer qu'elle était insoucieuse
des autres. Il y avait une seule chose qu'elle ne ferait jamais plus
pour moi, qu'elle n'aurait faite qu'au temps où cela m'eût été
indifférent, qu'elle aurait faite aisément à cause de cela même,
c'était précisément avouer. J'en serais réduit pour toujours, comme
un juge, à tirer des conclusions incertaines d'imprudences de langage
qui n'étaient peut-être pas inexplicables sans avoir recours à la
culpabilité. Et toujours elle me sentirait jaloux et juge.
Tout en écoutant les pas d'Albertine avec le plaisir confortable de
penser qu'elle ne ressortirait plus de ce soir, j'admirais que, pour
cette jeune fille dont j'avais cru autrefois ne pouvoir jamais faire la
connaissance, rentrer chaque jour chez elle, ce fût précisément
rentrer chez moi. Le plaisir fait de mystère et de sensualité que
j'avais éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle
était venue coucher à l'Hôtel, s'était complété, stabilisé,
remplissait ma demeure jadis vide d'une permanente provision de douceur
domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs et de
laquelle tous mes sens, tantôt effectivement, tantôt dans les moments
où j'étais seul, en imagination et par l'attente du retour, se
nourrissaient paisiblement. Quand j'avais entendu se refermer la porte
de la chambre d'Albertine, si j'avais un ami avec moi, je me hâtais de
le faire sortir, ne le lâchant que quand j'étais bien sûr qu'il
était dans l'escalier dont je descendais au besoin quelques marches. Il
me disait que j'allais prendre mal, me faisant remarquer que notre
maison était glaciale, pleine de courants d'air et qu'on le paierait
bien cher pour qu'il y habitât. De ce froid, on se plaignait parce
qu'il venait seulement de commencer et qu'on n'y était pas habitué
encore, mais, pour cette même raison, il déchaînait en moi une joie
qu'accompagnait le souvenir inconscient des premiers soirs d'hiver où
autrefois revenant de voyage, pour reprendre contact avec les plaisirs
oubliés de Paris, j'allais au café-concert. Aussi est-ce en chantant
qu'après avoir quitté mon ancien camarade, je remontais l'escalier et
rentrais. La belle saison, en s'enfuyant, avait emporté les
oiseaux. Mais d'autres musiciens invisibles, intérieurs, les avaient
remplacés. Et la bise glacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait
délicieusement, par les portes mal jointes de notre appartement, était
comme les beaux jours de l'été par les oiseaux des bois, éperdument
saluée de refrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol
ou de Paulus. Dans le couloir, au-devant de moi venait Albertine.
«Tenez, pendant que j'ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle
est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et ayant encore autour
d'elle le grand voile gris qui descendait de la toque de chinchilla et
que je lui avais donné à Balbec, elle se retirait et rentrait dans sa
chambre, comme si elle eût deviné qu'Andrée, chargée par moi de
veiller sur elle, allait, en me donnant maint détail, en me faisant
mention de la rencontre par elles deux d'une personne de connaissance,
apporter quelque détermination aux régions vagues où s'était
déroulée la promenade qu'elles avaient faite toute la journée et que
je n'avais pu imaginer. Les défauts d'Andrée s'étaient accusés, elle
n'était plus aussi agréable que quand je l'avais connue. Il y avait
maintenant chez elle, à fleur de peau, une sorte d'aigre inquiétude,
prête à s'amasser comme à la mer un «grain», si seulement je venais
à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour
moi. Cela n'empêchait pas qu'Andrée pût être meilleure à mon
égard, m'aimer plus--et j'en ai eu souvent la preuve--que des gens plus
aimables. Mais le moindre air de bonheur qu'on avait, s'il n'était pas
causé par elle, lui produisait une impression nerveuse, désagréable
comme le bruit d'une porte qu'on ferme trop fort. Elle admettait les
souffrances où elle n'avait point de part, non les plaisirs; si elle me
voyait malade, elle s'affligeait, me plaignait, m'aurait soigné. Mais
si j'avais une satisfaction aussi insignifiante que de m'étirer d'un
air de béatitude en fermant un livre et en disant: «Ah! je viens de
passer deux heures charmantes à lire tel livre amusant», ces mots qui
eussent fait plaisir à ma mère, à Albertine, à Saint-Loup,
excitaient chez Andrée une espèce de réprobation, peut-être
simplement de malaise nerveux. Mes satisfactions lui causaient un
agacement qu'elle ne pouvait cacher. Ces défauts étaient complétés
par de plus graves; un jour que je parlais de ce jeune homme si savant
en chose de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste,
que j'avais rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à
ricaner: «Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une
instruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d'autant plus, mais
je m'amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu'ils m'attaquent
en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition je ferais! » Ses
yeux étincelaient. Or, j'appris que le père n'avait rien commis
d'indélicat, qu'Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle
s'était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui
pourrait l'embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de
dépositions qu'elle était imaginairement appelée à faire et, à
force de s'en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même
qu'ils n'étaient pas vrais. Ainsi telle qu'elle était devenue (et,
même sans ses haines courtes et folles), je n'aurais pas désiré la
voir, ne fût-ce qu'à cause de cette malveillante susceptibilité qui
entourait d'une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus
chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu'elle seule pouvait
me donner sur mon amie m'intéressaient trop pour que je négligeasse
une occasion si rare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte
derrière elle; elles avaient rencontré une amie, et Albertine ne
m'avait jamais parlé d'elle. «Qu'ont-elles dit? » «Je ne sais pas,
car j'ai profité de ce qu'Albertine n'était pas seule pour aller
acheter de la laine. » «Acheter de la laine? » «Oui, c'est Albertine
qui me l'avait demandé. » «Raison de plus pour ne pas y aller,
c'était peut-être pour vous éloigner. » «Mais elle me l'avait
demandé avant de rencontrer son amie. » «Ah! » répondais-je en
retrouvant la respiration. Aussitôt mon soupçon me reprenait; mais qui
sait si elle n'avait pas donné d'avance rendez-vous à son amie et
n'avait pas combiné un prétexte pour être seule quand elle le
voudrait? D'ailleurs étais-je bien certain que ce n'était pas la
vieille hypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité)
qui était la bonne? Andrée était peut-être d'accord avec Albertine.
De l'amour, me disais-je, à Balbec, on en a pour une personne dont
notre jalousie semble plutôt avoir pour objet les actions; on sent que
si elle vous les disait toutes, on guérirait peut-être facilement
d'aimer. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui
l'éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l'inspire et
qui use à son tour d'habileté. Elle cherche à nous donner le change
sur ce qui pourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car
à celui qui n'est pas averti, pourquoi une phrase insignifiante
révélerait-elle les mensonges qu'elle cache; nous ne la distinguons
pas des autres; dite avec frayeur, elle est écoutée sans attention.
Plus tard, quand nous serons seuls, nous reviendrons sur cette phrase,
elle ne nous semblera pas tout à fait adéquate à la réalité. Mais
cette phrase nous la rappelons-nous bien? Il semble que naisse
spontanément en nous, à son égard et quant à l'exactitude de notre
souvenir, un doute du genre de ceux qui font qu'au cours de certains
états nerveux on ne peut jamais se rappeler si on a tiré le verrou, et
pas plus à la cinquantième fois qu'à la première; on dirait qu'on
peut recommencer indéfiniment l'acte sans qu'il s'accompagne jamais
d'un souvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer une
cinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétante
est au passé dans une audition incertaine qu'il ne dépend pas de nous
de renouveler. Alors nous exerçons notre attention sur d'autres qui ne
cachent rien et le seul remède dont nous ne voulons pas serait de tout
ignorer pour n'avoir pas le désir de mieux savoir.
Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle
qui en est l'objet comme une défiance qui autorise la tromperie.
D'ailleurs pour tâcher d'apprendre quelque chose, c'est nous qui avons
pris l'initiative de mentir, de tromper. Andrée, Aimé, nous promettent
bien de ne rien dire, mais le feront-ils? Bloch n'a rien pu promettre
puisqu'il ne savait pas et, pour peu qu'elle cause avec chacun des
trois, Albertine, à l'aide de ce que Saint-Loup eût appelé des
«recoupements», saura que nous lui mentons quand nous nous prétendons
indifférents à ses actes et moralement incapables de la faire
surveiller. Ainsi succédant--relativement à ce que faisait
Albertine--à mon infini doute habituel, trop indéterminé pour ne pas
rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sont au chagrin ces
commencements de l'oubli où l'apaisement naît du vague--le petit
fragment de réponse que venait de m'apporter Andrée posait aussitôt
de nouvelles questions; je n'avais réussi, en explorant une parcelle de
la grande zone qui s'étendait autour de moi, qu'à y reculer cet
inconnaissable qu'est pour nous, quand nous cherchons effectivement à
nous la représenter, la vie réelle d'une autre personne. Je continuais
à interroger Andrée tandis qu'Albertine par discrétion et pour me
laisser (devinait-elle cela? ) tout le loisir de la questionner,
prolongeait son déshabillage dans sa chambre. «Je crois que l'oncle et
la tante d'Albertine m'aiment bien», disais-je étourdiment à Andrée
sans penser à son caractère.
Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter; comme un sirop qui
tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenait amère. Il
ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîté que, comme
toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse, elle déployait
l'année de mon premier séjour à Balbec et qui maintenant (il est vrai
qu'Andrée avait pris quelques années depuis lors) s'éclipsait si vite
chez elle. Mais j'allais la faire involontairement renaître avant
qu'Andrée m'eût quitté pour aller dîner chez elle. «Il y a
quelqu'un qui m'a fait aujourd'hui un immense éloge de vous», lui
disais-je. Aussitôt un rayon de joie illuminait son regard, elle avait
l'air de vraiment m'aimer. Elle évitait de me regarder mais riait dans
le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. «Qui ça? »
demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disais et,
qui que ce fût, elle était heureuse.
Puis arrivait l'heure de partir, elle me quittait. Albertine revenait
auprès de moi; elle s'était déshabillée, elle portait quelqu'un des
jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises dont
j'avais demandé la description à Mme de Guermantes et pour plusieurs
desquelles certaines précisions supplémentaires m'avaient été
fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots:
«Après votre longue éclipse, j'ai cru en lisant votre lettre relative
à mes _tea gown_ recevoir des nouvelles d'un revenant. »
Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants que
Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que, par la
fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme de Guermantes portait chez
elle le soir, de même qu'un peu plus tard Albertine eut des mules,
certaines en chevreau doré, d'autres en chinchilla, et dont la vue
m'était douce parce qu'elles étaient les unes et les autres comme les
signes (que d'autres souliers n'eussent pas été) qu'elle habitait chez
moi.
Elle avait aussi des choses qui ne venaient pas de moi, comme une
belle bague d'or. J'y admirais les ailes éployées d'un aigle. «C'est
ma tante qui me l'a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est
quelquefois gentille. Cela me vieillit parce qu'elle me l'a donnée pour
mes vingt ans. »
Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que
la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession
(telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages si difficiles et
si désirables), la pauvreté, plus généreuse que l'opulence, donne
aux femmes, bien plus que la toilette qu'elles ne peuvent pas acheter,
le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable,
détaillée, approfondie. Elle, parce qu'elle n'avait pu s'offrir ces
choses, moi, parce qu'en les faisant faire, je cherchais à lui faire
plaisir, nous étions comme des étudiants connaissant tout d'avance des
tableaux qu'ils sont avides d'aller voir à Dresde ou à Vienne. Tandis
que les femmes riches, au milieu de la multitude de leurs chapeaux et de
leurs robes, sont comme ces visiteurs à qui, la promenade dans un
musée n'étant précédée d'aucun désir, donne seulement une
sensation d'étourdissement, de fatigue et d'ennui.
Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet, aux
manches doublées de rose, prenaient pour Albertine qui les avait
aperçus, convoités et, grâce à l'exclusivisme et à la minutie qui
caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du reste dans un
vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, ou l'écharpe,
et connus dans toutes leurs parties--et pour moi qui étais allé chez
Mme de Guermantes tâcher de me faire expliquer en quoi consistait la
particularité, la supériorité, le chic de la chose, et l'inimitable
façon du grand faiseur--une importance, un charme qu'ils n'avaient
certes pas pour la duchesse rassasiée avant même d'être en état
d'appétit, ou même pour moi si je les avais vus quelques années
auparavant en accompagnant telle ou telle femme élégante en une de ses
ennuyeuses tournées chez les couturières.
Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Car
si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en son genre la
plus jolie, avec tous les raffinements qu'y eussent apportés Mme de
Guermantes ou Mme Swann, de ces choses elle commençait à avoir
beaucoup. Mais peu importait du moment qu'elle les avait aimées d'abord
et isolément.
Quand on a été épris d'un peintre, puis d'un autre, on peut à la fin
avoir pour tout le musée une admiration qui n'est pas glaciale, car
elle est faite d'amours successives, chacune exclusive en son temps et
qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.
Elle n'était pas frivole du reste, lisait beaucoup quand elle était
seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi. Elle était
devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en se trompant
d'ailleurs: «Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais
restée stupide. Ne le niez pas. Vous m'avez ouvert un monde d'idées
que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois
qu'à vous. »
On sait qu'elle avait parlé semblablement de mon influence sur Andrée.
L'une ou l'autre avait-elle un sentiment pour moi? Et, en elles-mêmes,
qu'étaient Albertine et Andrée? Pour le savoir, il faudrait vous
immobiliser, ne plus vivre dans cette attente perpétuelle de vous où
vous passez toujours autres, il faudrait ne plus vous aimer, pour vous
fixer, ne plus connaître votre interminable et toujours déconcertante
arrivée, ô jeunes filles, ô rayon successif dans le tourbillon où
nous palpitons de vous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu'à
peine, dans la vitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nous
l'ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si un attrait
sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d'or toujours
dissemblables et qui dépassent toujours notre attente! À chaque fois,
une jeune fille ressemble si peu à ce qu'elle était la fois
précédente (mettant en pièces dès que nous l'apercevons le souvenir
que nous avions gardé et le désir que nous nous proposions), que la
stabilité de nature que nous lui prêtons n'est que fictive et pour la
commodité du langage. On nous a dit qu'une belle jeune fille est
tendre, aimante, pleine de sentiments les plus délicats. Notre
imagination le croit sur parole, et quand nous apparaît pour la
première fois, sous la ceinture crespelée de ses cheveux blonds, le
disque de sa figure rose, nous craignons presque que cette trop
vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertu même, ne puisse jamais
être pour nous l'amante que nous avons souhaitée. Du moins, que de
confidences nous lui faisons dès la première heure, sur la foi de
cette noblesse de cœur, que de projets convenus ensemble. Mais quelques
jours après, nous regrettons de nous être tant confiés, car la rose
jeune fille rencontrée nous tient la seconde fois les propos d'une
lubrique furie. Dans les faces successives qu'après une pulsation de
quelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n'est
même pas certain qu'un _movimentum_ extérieur à ces jeunes filles
n'ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriver pour mes jeunes
filles de Balbec.
On nous vante la douceur, la pureté d'une vierge. Mais après cela on
sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux et on lui
conseille de se montrer plus hardie. En soi-même était-elle plutôt
l'une ou l'autre? Peut-être pas, mais capable d'accéder à tant de
possibilités diverses dans le courant vertigineux de la vie. Pour une
autre, dont tout l'attrait résidait dans quelque chose d'implacable
(que nous comptions fléchir à notre manière), comme, par exemple,
pour la terrible sauteuse de Balbec qui effleurait dans ses bonds les
crânes des vieux messieurs épouvantés, quelle déception quand, dans
la nouvelle face offerte par cette figure, au moment où nous lui
disions des tendresses exaltées par le souvenir de tant de duretés
envers les autres, nous l'entendions, comme entrée de jeu, nous dire
qu'elle était timide, qu'elle ne savait jamais rien dire de sensé à
quelqu'un la première fois, tant elle avait peur, et que ce n'est qu'au
bout d'une quinzaine de jours qu'elle pourrait causer tranquillement
avec nous. L'acier était devenu coton, nous n'aurions plus rien à
essayer de briser, puisque d'elle-même elle perdait toute consistance.
D'elle-même, mais par notre faute peut-être, car les tendres paroles
que nous avions adressées à la Dureté lui avaient peut-être, même
sans qu'elle eût fait de calcul intéressé, suggéré d'être tendre.
Ce qui nous désolait néanmoins n'était qu'à demi maladroit, car la
reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nous obliger à
plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je ne dis pas qu'un
jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunes filles, nous
n'assignerons pas des caractères très tranchés, mais c'est qu'elles
auront cessé de nous intéresser, que leur entrée ne sera plus pour
notre cœur l'apparition qu'il attendait autre et qui le laisse
bouleversé chaque fois d'incarnations nouvelles. Leur immobilité
viendra de notre indifférence qui les livrera au jugement de l'esprit.
Celui-ci ne conclura pas, du reste, d'une façon beaucoup plus
catégorique, car après avoir jugé que tel défaut, prédominant chez
l'une, était heureusement absent de l'autre, il verra que le défaut
avait pour contrepartie une qualité précieuse. De sorte que du faux
jugement de l'intelligence, laquelle n'entre en jeu que quand on cesse
de s'intéresser, sortiront définis des caractères stables de jeunes
filles, lesquels ne nous apprendrons pas plus que les surprenants
visages apparus chaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de
notre attente, nos amies se présentaient tous les jours, toutes les
semaines, trop différentes pour nous permettre, la course ne
s'arrêtant pas, de classer, de donner des rangs. Pour nos sentiments,
nous en avons parlé trop souvent pour le redire que bien souvent un
amour n'est que l'association d'une image de jeune fille (qui sans cela
nous eût été vite insupportable) avec les battements de cœur
inséparables d'une attente interminable, vaine, et d'un «lapin» que
la demoiselle nous a posé. Tout cela n'est pas vrai que pour les jeunes
gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes. Dès le temps où
notre récit est arrivé, il paraît, je l'ai su depuis, que la nièce
de Jupien avait changé d'opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Mon
mécanicien, venant au renfort de l'amour qu'elle avait pour Morel, lui
avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses
infinies auxquelles elle n'était que trop portée à croire. Et d'autre
part Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus
exerçait envers lui et qu'elle attribuait à la méchanceté, ne
devinant pas l'amour. Elle était du reste bien forcée de constater que
M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et
venant corroborer tout cela, elle entendait des femmes du monde parler
de l'atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avait
été entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sans
cesser de l'aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de
perfidie, d'ailleurs compensées par une douceur fréquente et une
sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et
immense bonté, mêlée de duretés qu'elle ne connaissait pas. Ainsi
n'avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu'étaient,
chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moi sur Andrée que
je voyais pourtant tous les jours, et sur Albertine qui vivait avec moi.
Les soirs où cette dernière ne me lisait pas à haute voix, elle me
faisait de la musique ou entamait avec moi des parties de dames, ou des
causeries que j'interrompais les unes et les autres pour l'embrasser.
Nos rapports étaient d'une simplicité qui les rendait reposants. Le
vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d'empressement et
d'obéissance pour les seules choses que je réclamais d'elle. Derrière
cette jeune fille, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux
pieds de mes rideaux à Balbec pendant qu'éclatait le concert des
musiciens, se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer.
N'était-elle pas, en effet (elle au fond de qui résidait de façon
habituelle une idée de moi si familière qu'après sa tante j'étais
peut-être la personne qu'elle distinguait le moins de soi-même), la
jeune fille que j'avais vue la première fois à Balbec, sous son polo
plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme
une silhouette profilée sur le flot. Ces effigies gardées intactes
dans la mémoire, quand on les retrouve, on s'étonne de leur
dissemblance d'avec l'être qu'on connaît, on comprend quel travail de
modelage accomplit quotidiennement l'habitude. Dans le charme qu'avait
Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivait encore le désir que
m'avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le
long de la plage, et comme Rachel gardait pour Saint-Loup, même quand
il le lui eût fait quitter, le prestige de la vie de théâtre, en
cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loin de Balbec, d'où je
l'avais précipitamment emmenée, subsistaient l'émoi, le désarroi
social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de
mer. Elle était si bien encagée que certains soirs même je ne faisais
pas demander qu'elle quittât sa chambre pour la mienne, elle que jadis
tout le monde suivait, que j'avais tant de peine à rattraper filant sur
sa bicyclette, et que le liftier même ne pouvait me ramener, ne me
laissant guère d'espoir qu'elle vînt, et que j'attendais pourtant
toute la nuit. Albertine n'avait-elle pas été devant l'Hôtel comme
une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle
s'avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne,
bousculant les habitués, dominant ses amies, et cette actrice si
convoitée n'était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène,
enfermée chez moi, était à l'abri des désirs de tous, qui désormais
pouvaient la chercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans
la sienne, où elle s'occupait à quelque travail de dessin et de
ciselure.
Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertine semblait dans
un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s'en était
rapproché (quand j'avais été chez Elstir), puis l'avait rejoint, au
fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, à Paris, puis
à Balbec encore. D'ailleurs, entre les deux tableaux de Balbec, au
premier séjour et au second, composés des mêmes villas d'où
sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelle
différence! Dans les amies d'Albertine du second séjour, si bien
connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettement gravés dans
leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches et mystérieuses
inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît mon cœur, faire
crier sur le sable la porte de leur chalet et en froisser au passage les
tamaris frémissants! Leurs grands yeux s'étaient résorbés depuis,
sans doute parce qu'elles avaient cessé d'être des enfants, mais aussi
parce que ces ravissantes inconnues, ravissantes actrices de la
romanesque première année et sur lesquelles je ne cessais de quêter
des renseignements, n'avaient plus pour moi de mystère. Elles étaient
devenues obéissantes à mes caprices, de simples jeunes filles en
fleurs, desquelles je n'étais pas médiocrement fier d'avoir cueilli,
dérobé à tous, la plus belle rose.
Entre les deux décors si, différents l'un de l'autre, de Balbec, il y
avait l'intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours
desquelles se plaçaient tant de visites d'Albertine. Je la voyais aux
différentes années de ma vie occupant par rapport à moi des positions
différentes qui me faisaient sentir la beauté des espaces
interférés, ce long temps révolu où j'étais resté sans la voir, et
sur la diaphane profondeur desquels la rose personne que j'avais devant
moi se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il
était dû d'ailleurs à la superposition non seulement des images
successives qu'Albertine avait été pour moi, mais encore des grandes
qualités d'intelligence et de cœur, des défauts de caractère, les
uns et les autres insoupçonnés de moi qu'Albertine, en une
germination, une multiplication d'elle-même, une efflorescence charnue
aux sombres couleurs, avait ajoutées à une nature jadis à peu près
nulle, maintenant difficile à approfondir. Car les êtres, même ceux
auxquels nous avons tant rêvé qu'ils ne nous semblaient qu'une image,
une figure de Benozzo Gozzoli se détachant sur un fond verdâtre et
dont nous étions disposés à croire que les seules variations tenaient
au point où nous étions placés pour les regarder, à la distance qui
nous en éloignait, à l'éclairage, ces êtres-là, tandis qu'ils
changent par rapport à nous, changent aussi en eux-mêmes et il y avait
eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la
figure jadis si simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n'était
pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en
Albertine, mais parfois l'assoupissement de la mer sur la grève par les
nuits de clair de lune.
Quelquefois en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre
dans le cabinet de mon père, mon amie m'ayant demandé la permission de
s'étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue
randonnée du matin et de l'après-midi au grand air que, même si je
n'étais resté qu'un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je
trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.
Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d'un
naturel qu'on n'aurait pu inventer, je lui trouvais l'air d'une longue
tige en fleur qu'on aurait déposée là, et c'était ainsi en effet: le
pouvoir de rêver que je n'avais qu'en son absence, je le retrouvais à
ces instants auprès d'elle, comme si en dormant elle était devenue une
plante. Par là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la
possibilité de l'amour; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me
manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais
j'étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle
dormait, je n'avais plus à parler, je savais que je n'étais plus
regardé par elle, je n'avais plus besoin de vivre à la surface de
moi-même.
En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait
dépouillé, l'un après l'autre, ses différents caractères
d'humanité qui m'avaient déçu depuis le jour où j'avais fait sa
connaissance. Elle n'était plus animée que de la vie inconsciente des
végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange
et qui cependant m'appartenait davantage. Son moi ne s'échappait pas à
tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée
inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d'elle
était au dehors, elle s'était réfugiée, enclose, résumée, dans son
corps. En la tenant sous mon regard, dans mes mains, j'avais cette
impression de la posséder tout entière que je n'avais pas quand elle
était réveillée. Sa vie m'était soumise, exhalait vers moi son
léger souffle.
J'écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce comme un
zéphyr marin, féerique comme ce clair de lune qu'était son sommeil.
Tant qu'il persistait, je pouvais rêver à elle, et pourtant la
regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, la toucher,
l'embrasser. Ce que j'éprouvais alors, c'était un amour devant quelque
chose d'aussi pur, d'aussi immatériel dans sa sensibilité, d'aussi
mystérieux que si j'avais été devant les créatures inanimées que
sont les beautés de la nature. Et en effet, dès qu'elle dormait un peu
profondément, elle cessait d'être seulement la plante qu'elle avait
été; son sommeil au bord duquel je rêvais, avec une fraîche
volupté, dont je ne me fusse jamais lassé et que j'eusse pu goûter
indéfiniment, c'était pour moi tout un paysage. Son sommeil mettait à
mes côtés quelque chose d'aussi calme, d'aussi sensuellement
délicieux que ces nuits de pleine lune dans la baie de Balbec devenue
douce comme un lac, où les branches bougent à peine, où, étendu sur
le sable, l'on écouterait sans fin se briser le reflux.
En entrant dans la chambre, j'étais resté debout sur le seuil, n'osant
pas faire de bruit et je n'en entendais pas d'autre que celui de son
haleine venant expirer sur ses lèvres à intervalles intermittents et
réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au
moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que
c'était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la
charmante captive, étendue là sous mes yeux. Des voitures passaient
bruyamment dans la rue, son front restait aussi immobile, aussi pur, son
souffle aussi léger réduit à la plus simple expiration de l'air
nécessaire. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, je
m'avançais prudemment, je m'asseyais sur la chaise qui était à côté
du lit, puis sur le lit même.
J'ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais
jamais d'aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau
avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu'aucune actrice
n'eût pu imiter, c'était un naturel au deuxième degré que m'offrait
son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était
posée à côté d'elle sur le lit et parfois une mèche isolée et
droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires
grêles et pâles qu'on aperçoit tout droits au fond des tableaux
raphaëlesques d'Elstir. Si les lèvres d'Albertine étaient closes, en
revanche, de la façon dont j'étais placé, ses paupières paraissaient
si peu jointes que j'aurais presque pu me demander si elle dormait
vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son
visage cette continuité parfaite que les yeux n'interrompent pas. Il y
a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté
inaccoutumées pour peu qu'ils n'aient plus de regard.
Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle
était parcourue d'une agitation légère et inexplicable comme les
feuillages qu'une brise inattendue convulse pendant quelques instants.
Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l'ayant pas fait comme elle le
voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si
volontaires, que j'étais convaincu qu'elle allait s'éveiller.
Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu'elle n'avait pas
quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur
sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j'étais
obligé, en la regardant, d'étouffer le sourire que par leur sérieux,
leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.
Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en
voir bien d'autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués
comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses
paupières comme un doux nid d'alcyon. Des races, des atavismes, des
vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu'elle déplaçait sa
tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi.
Il me semblait posséder non pas une, mais d'innombrables jeunes filles.
Sa respiration peu à peu plus profonde soulevait maintenant
régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses
perles, déplacées d'une manière différente par le même mouvement,
comme ces barques, ces chaînes d'amarre que fait osciller le mouvement
du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne
me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant
par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans
bruit sur le lit, je me couchais au long d'elle, je prenais sa taille
d'un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur,
puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée
libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration
d'Albertine; moi-même, j'étais déplacé légèrement par son
mouvement régulier: Je m'étais embarqué sur le sommeil d'Albertine.
Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n'avais pour
cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la
sienne, comme une rame qu'on laisse traîner et à laquelle on imprime
de temps à autre une oscillation légère pareille au battement
intermittent de l'aile qu'ont les oiseaux qui dorment en l'air. Je
choisissais pour la regarder cette face de son visage qu'on ne voyait
jamais et qui était si belle.
On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu'un
soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez
différente de la personne qu'on connaît pour qu'elles constituent une
deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu'une femme
soit accolée, comme Rosita et Doodica, à une autre femme dont la
beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir
l'une il faille se placer de profil, pour l'autre de face. Le bruit de
sa respiration devenant plus fort pouvait donner l'illusion de
l'essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je
pouvais l'embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à
ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme
une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne
m'inquiétais pas des mots qu'elle laissait parfois échapper en
dormant, leur signification m'échappait, et d'ailleurs, quelque
personne inconnue qu'ils eussent désignée, c'était sur ma main, sur
ma joue, que sa main parfois animée d'un léger frisson se crispait un
instant. Je goûtais son sommeil d'un amour désintéressé, apaisant,
comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.
Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous faire beaucoup
souffrir pour que dans les heures de rémission ils vous procurent ce
même calme apaisant que la nature. Je n'avais pas à lui répondre
comme quand nous causions, et même eussè-je pu me taire, comme je
faisais aussi quand elle parlait, qu'en l'entendant parler je ne
descendais pas tout de même aussi avant en elle. Continuant à
entendre, à recueillir d'instant en instant, le murmure apaisant comme
une imperceptible brise de sa pure haleine, c'était toute une existence
physiologique qui était devant moi, à moi; aussi longtemps que je
restais jadis couché sur la plage, au clair de lune, je serais resté
là à la regarder, à l'écouter.
Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que la tempête se
faisait sentir jusque dans la baie et je me mettais comme elle à
écouter le grondement de son souffle qui ronflait. Quelquefois quand
elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjà presque, son kimono
qu'elle jetait sur mon fauteuil. Pendant qu'elle dormait, je me disais
que toutes ses lettres étaient dans la poche intérieure de ce kimono
où elle les mettait toujours. Une signature, un rendez-vous donné eût
suffi pour prouver un mensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais
le sommeil d'Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je
la contemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais un
pas, pris d'une curiosité ardente, sentant le secret de cette vie
offert, floche et sans défense dans ce fauteuil. Peut-être faisais-je
ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finit par devenir
fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sans cesse pour voir
si Albertine ne s'éveillait pas, j'allais jusqu'au fauteuil. Là, je
m'arrêtais, je restais longtemps à regarder le kimono comme j'étais
resté longtemps à regarder Albertine. Mais (et peut-être j'ai eu
tort) jamais je n'ai touché au kimono, mis ma main dans la poche,
regardé les lettres. À la fin voyant que je ne me déciderais pas, je
repartais, à pas de loup, revenais près du lit d'Albertine et me
remettais à la regarder dormir, elle qui ne me dirait rien alors que je
voyais sur un bras du fauteuil ce kimono qui peut-être m'eût dit bien
des choses. Et de même que les gens louent cent francs par jour une
chambre à l'Hôtel de Balbec pour respirer l'air de la mer, je trouvais
tout naturel de dépenser plus que cela pour elle puisque j'avais son
souffle près de ma joue, dans sa bouche que j'entr'ouvrais sur la
mienne, où contre ma langue passait sa vie.
Mais ce plaisir de la voir dormir et qui était aussi doux que la sentir
vivre, un autre y mettait fin et qui était celui de la voir
s'éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux,
le plaisir même qu'elle habitât chez moi. Sans doute il m'était doux
l'après-midi, quand elle descendait de voiture, que ce fût dans mon
appartement qu'elle rentrât. Il me l'était plus encore que, quand du
fond du sommeil elle remontait les derniers degrés de l'escalier des
songes, ce fût dans ma chambre qu'elle renaquît à la conscience et à
la vie, qu'elle se demandât un instant «où suis-je», et voyant les
objets dont elle était entourée, la lampe dont la lumière lui faisait
à peine cligner des yeux, pût se répondre qu'elle était chez elle en
constatant qu'elle s'éveillait chez moi. Dans ce premier moment
délicieux d'incertitude il me semblait que je prenais à nouveau plus
complètement possession d'elle, puisque, au lieu qu'après être
sortie elle entrât dans sa chambre, c'était ma chambre dès qu'elle
serait reconnue par Albertine qui allait l'enserrer, la contenir, sans
que les yeux de mon amie manifestassent aucun trouble, restant aussi
calmes que si elle n'avait pas dormi.
L'hésitation du réveil révélée par son silence, ne l'était pas par
son regard. Dès qu'elle retrouvait la parole elle disait: «Mon» ou
«Mon chéri» suivis l'un ou l'autre de mon nom de baptême, ce qui en
donnant au narrateur le même nom qu'à l'auteur de ce livre eût fait:
«Mon Marcel», «Mon chéri Marcel». Je ne permettais plus dès lors
qu'en famille nos parents en m'appelant aussi chéri ôtassent leur prix
d'être unique aux mots délicieux que me disait Albertine. Tout en me
les disant elle faisait une petite moue qu'elle changeait d'elle-même
en baiser. Aussi vite qu'elle s'était tout à l'heure endormie, aussi
vite elle s'était réveillée.
Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le fait de
regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe qui
l'éclaire autrement que le soleil, quand debout elle s'avançait le
long de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonome
d'Albertine, n'étaient la cause importante, la différence qu'il y
avait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voir au
début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparer les
deux images sans amener un changement aussi complet; il s'était
produit, essentiel et soudain, quand j'avais appris que mon amie avait
été presque élevée par l'amie de Mlle Vinteuil. Si jadis je m'étais
exalté en croyant voir du mystère dans les yeux d'Albertine,
maintenant je n'étais heureux que dans les moments où de ces yeux, de
ces joues mêmes, réfléchissantes comme des yeux, tantôt si douces
mais vite bourrues, je parvenais à expulser tout mystère.
L'image que je cherchais, où je me reposais, contre laquelle j'aurais
voulu mourir, ce n'était plus d'Albertine ayant une vie inconnue,
c'était une Albertine aussi connue de moi qu'il était possible (et
c'est pour cela que cet amour ne pouvait être durable à moins de
rester malheureux, car par définition il ne contentait pas le besoin de
mystère), c'était une Albertine ne reflétant pas un monde lointain,
mais ne désirant rien d'autre--il y avait des instants où en effet
cela semblait ainsi--qu'être avec moi, toute pareille à moi, une
Albertine image de ce qui précisément était mien et non de l'inconnu.
Quand c'est ainsi d'une heure angoissée relative à un être, quand
c'est de l'incertitude si on pourra le retenir ou s'il s'échappera,
qu'est né un amour, cet amour porte la marque de cette révolution qui
l'a créé, il rappelle bien peu ce que nous avions vu jusque-là quand
nous pensions à ce même être. Et mes premières impressions devant
Albertine, au bord des flots, pouvaient pour une petite part subsister
dans mon amour pour elle: en réalité, ces impressions antérieures ne
tiennent qu'une petite place dans un amour de ce genre; dans sa force,
dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et son refuge vers un
souvenir paisible, apaisant, où l'on voudrait se tenir et ne plus rien
apprendre de celle qu'on aime, même s'il y avait quelque chose d'odieux
à savoir--bien plus même à ne consulter que ces impressions
antérieures--un tel amour est fait de bien autre chose!
Quelquefois j'éteignais la lumière avant qu'elle entrât. C'était
dans l'obscurité, à peine guidée par la lumière d'un tison,
qu'elle se couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules la
reconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souvent
avaient peur de la trouver changée. De sorte qu'à la faveur de cet
amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse
que d'habitude. D'autres fois, je me déshabillais, je me couchais, et,
Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenions notre partie ou
notre conversation interrompue de baisers; et dans le désir qui seul
nous fait trouver de l'intérêt dans l'existence et le caractère d'une
personne, nous restons si fidèles à notre nature (si en revanche nous
abandonnons successivement les différents êtres aimés tour à tour
par nous), qu'une fois m'apercevant dans la glace au moment où
j'embrassais Albertine en l'appelant ma petite fille, l'expression
triste et passionnée de mon propre visage, pareil à ce qu'il eût
été autrefois auprès de Gilberte dont je ne me souvenais plus, à ce
qu'il serait peut-être un jour auprès d'une autre si jamais je devais
oublier Albertine, me fit penser qu'au-dessus des considérations de
personne (l'instinct voulant que nous considérions l'actuelle comme
seule véritable) je remplissais les devoirs d'une dévotion ardente et
douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté
de la femme. Et pourtant à ce désir, honorant d'un «ex voto» la
jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que
j'avais de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de moi, quelque
chose qui avait été étranger jusqu'ici à ma vie au moins amoureuse,
s'il n'était pas entièrement nouveau dans ma vie.
C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de
pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur
mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser. Certes, j'eusse été
bien étonné dans ce temps-là si l'on m'avait dit que je n'étais pas
entièrement bon et surtout que je ne chercherais jamais à priver
quelqu'un d'un plaisir. Je me connaissais sans doute bien mal alors, car
mon plaisir d'avoir Albertine à demeure chez moi était beaucoup moins
un plaisir positif que celui d'avoir retiré du monde, où chacun
pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleur qui si, du
moins, elle ne me donnait pas de grande joie, en privait les autres.
L'ambition, la gloire m'eussent laissé indifférent. Encore plus
étais-je incapable d'éprouver la haine. Et cependant pour moi, aimer
charnellement c'était tout de même jouir d'un triomphe sur tant de
concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c'était un apaisement plus
que tout.
J'avais beau, avant qu'Albertine fût rentrée, avoir douté d'elle,
l'avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une fois qu'en
peignoir elle s'était assise en face de mon fauteuil, ou si, comme
c'était le plus fréquent, j'étais resté couché au pied de mon lit,
je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pour qu'elle m'en
déchargeât, dans l'abdication d'un croyant qui fait sa prière. Toute
la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement en boule sur mon
lit, jouer avec moi comme une grosse chatte; son petit nez rose, qu'elle
diminuait encore au bout avec un regard coquet qui lui donnait la
finesse de certaines personnes un peu grasses, avait pu lui donner une
mine mutine et enflammée; elle avait pu laisser tomber une mèche de
ses longs cheveux noirs sur sa joue de cire rosée et fermant à demi
les yeux, décroisant les bras, avoir eu l'air de me dire: «Fais de moi
ce que tu veux»; quand, au moment de me quitter, elle s'approchait pour
me dire bonsoir, c'était leur douceur devenue quasi familiale que je
baisais des deux côtés de son cou puissant qu'alors je ne trouvais
jamais assez brun ni d'assez gros grains, comme si ces solides qualités
eussent été en rapport avec quelque bonté loyale chez Albertine.
C'était le tour d'Albertine de me dire bonsoir en m'embrassant de
chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile aux
plumes aiguës et douces. Si incomparables l'un à l'autre que fussent
ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans ma bouche, en me
faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, me remettait
un viatique, me laissait une provision de calme presque aussi doux que
ma mère imposant le soir à Combray ses lèvres sur mon front.
«Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant? » me demandait-elle
avant de me quitter. «Où irez-vous? » «Cela dépendra du temps et de
vous. Avez-vous seulement écrit quelque chose tantôt, mon petit
chéri? Non? Alors, c'était bien la peine de ne pas venir vous
promener. Dites, à propos, tantôt quand je suis rentrée, vous avez
reconnu mon pas, vous avez deviné que c'était moi? » «Naturellement.
Est-ce qu'on pourrait se tromper, est-ce qu'on ne reconnaîtrait pas
entre mille les pas de sa petite bécasse. Qu'elle me permette de la
déchausser avant qu'elle aille se coucher, cela me fera bien plaisir.
Vous êtes si gentille et si rose dans toute cette blancheur de
dentelles».
Telle était ma réponse; au milieu des expressions charnelles, on en
reconnaîtra d'autres qui étaient propres à ma mère et à ma
grand'mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon
père qui--de toute autre façon que moi sans doute, car si les choses
se répètent, c'est avec de grandes variations--s'intéressait si fort
au temps qu'il faisait; et pas seulement à mon père, mais de plus en
plus à ma tante Léonie. Sans cela, Albertine n'eût pu être pour moi
qu'une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans mon
contrôle. Ma tante Léonie, toute confite en dévotion et avec qui
j'aurais bien juré que je n'avais pas un seul point commun, moi si
passionné de plaisirs, tout différent en apparence de cette maniaque
qui n'en avait jamais connu aucun et disait son chapelet toute la
journée, moi qui souffrais de ne pouvoir réaliser une existence
littéraire alors qu'elle avait été la seule personne de la famille
qui n'eût pu encore comprendre que lire c'était, autre chose que de
passer son temps à «s'amuser», ce qui rendait, même au temps pascal,
la lecture permise, le dimanche où toute occupation sérieuse est
défendue, afin qu'il soit uniquement sanctifié par la prière. Or,
bien que chaque jour j'en trouvasse la cause dans un malaise particulier
qui me faisait si souvent rester couché, un être (non pas Albertine,
non pas un être que j'aimais), mais un être plus puissant sur moi
qu'un être aimé, s'était transmigré en moi, despotique au point de
faire taire parfois mes soupçons jaloux ou du moins de m'empêcher
d'aller vérifier s'ils étaient fondés ou non, c'était ma tante
Léonie. C'était assez que je ressemblasse avec exagération à mon
père jusqu'à ne pas me contenter de consulter comme lui le baromètre,
mais à devenir moi-même un baromètre vivant, c'était assez que je me
laissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer le
temps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que je parlais
maintenant à Albertine, tantôt comme l'enfant que j'avais été à
Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand'mère me parlait.
Quand nous avons dépassé un certain âge, l'âme de l'enfant que nous
fûmes et l'âme des morts dont nous sommes sortis viennent nous jeter
à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant à
coopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et dans lesquels,
effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en une création
originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes,
et par delà celles-ci le passé de mes parents, mêlait à mon impur
amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et
maternelle. Nous devons recevoir dès une certaine heure tous nos
parents arrivés de si loin et assemblés autour de nous.
Avant qu'Albertine n'eût obéi et m'eût laissé enlever ses souliers,
j'entr'ouvrais sa chemise. Les deux petits seins haut remontés étaient
si ronds qu'ils avaient moins l'air de faire partie intégrante de son
corps que d'y avoir mûri comme deux fruits; et son ventre (dissimulant
la place qui chez l'homme s'enlaidit comme du crampon resté fiché dans
une statue descellée) se refermait à la jonction des cuisses, par deux
valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale
que celle de l'horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses
souliers, se couchait près de moi.
Ô grandes attitudes de l'Homme et de la Femme où cherchent à se
joindre, dans l'innocence des premiers jours et avec l'humilité de
l'argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée et
soumise devant l'Homme au côté de qui elle s'éveille, comme
lui-même, encore seul, devant Dieu qui l'a formé. Albertine nouait ses
bras derrière ses cheveux noirs, la hanche enflée, la jambe tombante
en une inflexion de col de cygne qui s'allonge et se recourbe pour
revenir sur lui-même. Il n'y avait que quand elle était tout à fait
sur le côté qu'on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et
si belle de face) que je ne pouvais souffrir, crochu comme en certaines
caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l'âpreté
au gain, la fourberie d'une espionne dont la présence chez moi m'eût
fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt
je prenais la figure d'Albertine dans mes mains et je la replaçais de
face.
«Soyez gentil, promettez-moi que si vous ne venez pas demain, vous
travaillerez», disait mon amie en remettant sa chemise. «Oui, mais ne
mettez pas encore votre peignoir». Quelquefois je finissais par
m'endormir à côté d'elle. La chambre s'était refroidie, il fallait
du bois. J'essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n'y arrivais
pas tâtant tous les barreaux de cuivre qui n'étaient pas ceux entre
lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du lit pour que
Françoise ne nous vît pas l'un à côté de l'autre, je disais: «Non,
remontez une seconde, je ne peux pas trouver la sonnette.
