Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie.
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
de Charlus s'éloigna avec Morel sous prétexte de se faire expliquer
ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que
Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur
intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car bien que
le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal
par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs
et de fort belles que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un
sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment
d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars
des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce
que des jeunes filles y ont souri.
On eût été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que
M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette
soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand
écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient
été: «À propos avez-vous vu le valet de pied, je parle du petit qui
monte sur la voiture? et chez notre cousine Guermantes vous ne
connaissez rien? »--«Actuellement non. »--«Dites donc, devant la porte
d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en
culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a
appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la
conversation. »--«Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis
ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du
premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste je sais qu'il n'y a rien
à faire, un de mes amis a essayé. »--«C'est regrettable, j'avais
trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. »--«Vraiment vous
trouvez ça si bien que ça? Je crois que si vous l'aviez vue un peu
plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a
encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard
de deux mètres, une peau idéale et puis aimant ça. Mais c'est parti
pour la Pologne. »--«Ah c'est un peu loin. »--«Qui sait, ça reviendra
peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de
grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre
à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où
les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort
sensés, ont de très bonnes manières et ne montreraient pas qu'ils
sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un
vieux monsieur qui passe: «C'est Jeanne d'Arc. »
«Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme
Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus au
contraire. Il est agréable et quant à sa réputation, je vous dirai
qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire! Même moi qui pour
notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts,
les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de
traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à
craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant
d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners,
il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la
conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des
chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un
prêtre. Seulement, il ne faut pas qu'il se permette de régenter les
jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit
noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes». Et Mme
Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le
Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les
faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le
principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo,
dans sa petite Église. «Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un
Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition
parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement
sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à
prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des
mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il
en est certaines pas habituelles, que tel sujet particulier, telle
circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la
mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait
que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta: «On ne
peut plus voir Morel sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de
cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d'emmener un
instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque
chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât
mal. Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des
morceaux. Et peut-être même jusqu'à une autre fois. Car Mme Verdurin
avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand
elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce
voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et
lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation--si
fréquente dans ce monde--des personnes qu'il avait invitées et qui
commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de
Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil,
chaque Duchesse allait droit au Baron comme si c'était lui qui avait
reçu et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout:
«Montrez-moi où est la mère Verdurin; croyez-vous que ce soit
indispensable que je me fasse présenter? J'espère au moins qu'elle ne
fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me
brouiller avec tous les miens. Comment! comment, c'est cette femme à
cheveux blancs, mais elle n'a pas trop mauvaise façon. » Entendant
parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait: «Ah! la
fille de la Sonate? Montrez-moi la» et, retrouvant beaucoup d'amies,
elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité
ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer
du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui, quelques
années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde,
et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi
dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré,
éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans
la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier,
se seraient vus à leur entrée accueillis par un salut correct au lieu
du refrain attendu: «Ah! voyez cte gueule, cte binette. Ah! voyez cte
gueule qu'elle a. »
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de
Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la
fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les
souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le Roi
Théodose et la Reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois
pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été
données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme
de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne
connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes
des Ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à
part avec l'Ambassadrice. Celle-ci croyant sa position hors de toute
atteinte--M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le Roi
Théodose et la France--avait conçu, de la préférence que lui
marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du
danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en
l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de
la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus,
commentant dans le «tortillard» la chute de son ami d'enfance,
s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas, en pareille
circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à
obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune et à leur faire
reporter sur la femme du Président de la République et des Ministres
une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées,
c'est-à-dire dont elles eussent été plus près dans leur
contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que
cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui
voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y
succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus pendant que ses invités se
frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier, comme s'il
avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire
quelques mots à Mme Verdurin. Seule la Reine de Naples, en qui vivait
le même noble sang qu'en ses sœurs l'Impératrice Élisabeth et la
Duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle
était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et que
pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la patronne, ne tarit pas
sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,
la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers
comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce
Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le Prince
Albert de Belgique) et qui regretterait tant. Elle se tut en voyant les
musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne
devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de
Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire.
Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les
plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme
et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables
des gens qu'elle aimait le mieux comme son cousin Charlus (fils comme
elle d'une duchesse de Bavière) comme des infortunes qui leur rendaient
plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient en
conséquence qu'elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir.
Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût
dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle
s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat,
avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète,
toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant
Mme Verdurin seule et délaissée et qui ignorait d'ailleurs qu'elle
n'eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour
elle, Reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif
qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sur ce
qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne
sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout,
quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi
Mme Verdurin quitte d'honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu'on
avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que s'il oublia
entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par
les gens «de son monde» à lui qu'il avait invités, il comprit, en
revanche, qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la
«manifestation musicale» elle-même, les mauvaises façons dont ils
usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur
l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des
conversations, voire des rires, des «il paraît qu'il faut être
initié pour comprendre». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille
en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu,
tout à l'heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une
expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui
signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir
brusquement le visage de plus d'une invitée prise en faute, comme une
élève par son professeur en pleine classe. Pour moi l'attitude, si
noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique; car
tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin
de leur indiquer comme un _vade mecum_ le religieux silence qu'il
convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine,
il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains
gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de
gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts de
retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était
maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés; on n'osa plus
proférer un son, bouger une chaise; le respect pour la musique--de par
le prestige de Palamède--avait été subitement inculqué à une' foule
aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un
pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par
des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne
possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et
légèrement rosé, magnifiquement bombés, les cheveux écartés,
moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin
de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état,
isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du
wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique,
évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle
allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions
en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert
commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays
inconnu. Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? J'aurais
bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le
demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une
Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude,
surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté,
invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé à qui
elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus
précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un
pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un
côté nouveau, lorsqu'après avoir tourné un chemin, on se trouve tout
d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont
familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par
là, on se dit tout d'un coup: «mais c'est le petit chemin qui mène à
la petite porte du jardin de mes amis X. . . ; je suis à deux minutes de
chez eux»; et leur fille est en effet là qui est venue vous dire
bonjour au passage; ainsi tout d'un coup, je me reconnus au milieu de
cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et plus
merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée,
harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes,
légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable
sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait
de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi,
si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette
beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification d'ailleurs
n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas
celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il
s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet
endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous
les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu,
mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil
eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers
épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais
différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur
prétendu paradis, de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double
emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait
éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas
connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que
la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa
candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant
consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums
blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer
que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait au milieu
d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est
dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant
moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge
si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate,
teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un
chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu,
le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce
que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus
un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air,
aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,
quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais
suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie,
électrique--d'une qualité si différente, à des pressions tout
autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de
végétaux, de la sonate--changeait à tout instant, effaçant la
promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un
ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un
bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de
cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui
incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que
Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées
à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée
de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse
joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait
pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si
péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout
l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine
manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait
manqué là d'inspiration et en conséquence je manquai aussi là un peu
de force d'attention.
Je regardai la Patronne dont l'immobilité farouche semblait protester
contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des
dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas: «Vous comprenez que je
la connais un peu cette musique, et un peu encore! S'il me fallait
exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini! » Elle ne le
disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression,
ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Us disaient aussi son
courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs,
qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à
l'allégro. Je regardai les musiciens. Le violoncelliste dominait
l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à
laquelle des traits vulgaires donnaient, dam les instants de
maniérisme, une expression involontaire de dégoût; il se penchait sur
sa contre-basse, la palpait avec la même patience domestique que s'il
eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste (encore
enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons du
quadrilatère d'or pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une
sybille, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes
consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un
son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,
dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait
cueilli une à une, des étoiles. Quant à Morel une mèche jusque-là
invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de
faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers
le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de
penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage,
ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était
entièrement enfoui dans celles-ci.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé,
dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique; et je me
rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents
s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la
sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres
n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides
essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal
et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je
ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais
pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des
univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours;
mais en réalité je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier
amour--celui pour Albertine--mes premières velléités de l'aimer, (à
Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où
elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis
le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à
Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été
que des appels; de même, si je considérais maintenant, non plus mon
amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n'y
avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui
préparaient ce plus vaste amour: l'amour pour Albertine. Et je cessai
de suivre la musique, pour me redemander si Albertine avait vu oui ou
non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une
souffrance interne, que la distraction vous a fait un moment oublier.
Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De
tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais
habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre
mémoire; il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou
pu faire ne comporte pas plus pour nous d'élément douloureux qu'un
objet placé à quelque distance, et qui ne nous procure que les
sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le
percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en
termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon cœur,
nous ne le ressentons pas; mais depuis ma blessure de Balbec, c'était
dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire,
qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait
comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que
la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une
incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la
tentation de rompre encore avec Albertine; cet ennui d'avoir à la
retrouver tout à l'heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose
auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était
effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle avant qu'elle eût
eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la
représentais ainsi m'attendant à la maison, comme une femme
bien-aimée trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un
instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre
phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être--tant tout
s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure--avait-elle
été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille--de sa fille,
cause aujourd'hui de tous mes troubles--quand il enveloppait de sa
douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette
phrase qui me calma tant, par le même moelleux arrière-plan de silence
qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même
quand «le Poète parle», on devine que «l'enfant dort». Endormie,
éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer,
Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de
plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de
cette œuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la
pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien
semblait-il être là. On aurait dit que réincarné, l'auteur vivait à
jamais dans sa musique; on sentait la joie avec laquelle il choisissait
la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des doms plus
profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de
peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais
si personnelles que pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les
élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes
qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que
leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler
anonymement aux époques suivantes; elle se déchaîne, elle éclate à
nouveau, et seulement, quand on rejoue les œuvres du novateur à
perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les
règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne
pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure
et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours
pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions,
qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus
récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet
trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil,
connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon
de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son
entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor
insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des mille et une
nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la
lumière, ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux? Ce
Vinteuil, que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand fallait
choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le
sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne
laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités,
les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir
d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou
plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans
les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait
la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient
appeler, ravi, tressaillant, comme au choc d'une étincelle, quand le
sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant,
grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque
musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la
tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle
Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d'années; mais au milieu de
ces instruments qu'il avait animés, il lui avait été donné de
poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa
vie d'homme seulement? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de
la vie, valait-il de lui rien sacrifier, n'était-il pas aussi irréel
qu'elle-même? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas
penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de
la blanche sonate; la timide interrogation à laquelle répondait la
petite phrase, de la supplication haletante pour trouver
l'accomplissement de l'étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si
surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel
matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant ces phrases si différentes
étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un
certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà
et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui étaient
l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la
musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les
colorations inconnues d'un univers inestimable, insoupçonné,
fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de
son œuvre; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient
les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l'une brisant
en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une
armature indivisible des fragments épars, c'était pourtant, l'une si
calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si
pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière,
jaillie devant différents levers de soleil intérieurs et seulement
réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de
recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu
créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond
la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses
œuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les
œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien
trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d'autres
grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des
ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement
trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe.
Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute
autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de
la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il
cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait sous les
différences apparentes, les similitudes profondes, et les ressemblances
voulues qu'il y avait au sein d'une œuvre, quand Vinteuil reprenait à
diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à
changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces
ressemblances-là voulues, œuvre de l'intelligence, forcément
superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces
ressemblances, dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des
couleurs différentes, entre les deux chefs-d'œuvre distincts; car
alors Vinteuil, cherchant à être nouveau, s'interrogeait lui-même, de
toute la puissance de son effort créateur, atteignait sa propre essence
à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même
accent, le sien propre, qu'elle répond. Un tel accent, cet accent de
Vinteuil, est séparé de l'accent des autres musiciens, par une
différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix
de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces
animales: par la différence même qu'il y a entre la pensée de ces
autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la
question qu'il se posait sous tant de formes, son habituelle
spéculation, mais aussi débarrassée de formes analytiques du
raisonnement que si elle s'exerçait dans le monde des anges, de sorte
que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en
langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand,
évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la
mort. Et même en tenant compte de cette originalité acquise qui
m'avait frappé dès l'après-midi, de cette parenté que les
musicographes pourraient trouver entre eux, c'est bien un accent unique
auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs
que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence
irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire
plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce
qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public,
Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui
rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant différent de
celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il
appris, entendu? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une
patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au
plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières œuvres semblait
s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la
sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus
inquiètes, les réponses plus mystérieuses; l'air délavé du matin et
du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel
avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me
parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté
plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de
qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait
choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus
adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que
cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le
musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste le public le
plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les
dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme,
aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On
devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition dans l'ordre sonore,
de la profondeur.
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun
d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec
elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit
parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la
fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve quand il entonne,
quel que soit le sujet qu'il traite, ce chant singulier dont la
monotonie--car quel que soit le sujet traité, il reste identique à
soi-même--prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais
alors n'est-ce pas que de ces éléments, tout le résidu réel que nous
sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut
transmettre même de l'ami a l'ami, du maître au disciple, de l'amant
à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que
chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où
il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points
extérieurs communs à tous et sans intérêt,--l'art, l'art d'un
Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant
dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que
nous appelons les individus et que sans l'art nous ne connaîtrions
jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous
permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car,
si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils
revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que
nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de
Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais
d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de
cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun
d'eux est; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil;
avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à
laquelle je m'étais donné tout entier; alors il y eut, avant le
mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent
leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions.
Un Duc pour montrer qu'il s'y connaissait déclara: «C'est très
difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un
moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole
humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la
céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir?
J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis,
tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains
êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a
abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique
de ce qu'aurait pu être--s'il n'y avait pas eu l'invention du langage,
la formation des mots, l'analyse des idées--la communication des âmes.
Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites; l'humanité
s'est engagée en d'autres voies, celle du langage parlé et écrit.
Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant, qu'au sortir de ce
paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait
d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu pendant la
musique me souvenir d'eux, les mêler à elle; ou plutôt à la musique
je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui
d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous? » Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. »
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début.
Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la
fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce
culte que dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations
véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir
dément aux profanations qui ont été racontées. (L'adoration pour son
père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute
la volupté de ce sacrilège elles eussent dû se la refuser, mais
celle-ci ne les exprimait pas tout entières. ) Et d'ailleurs elles
étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait au fur
et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et
fumeux embrasement, avait fait place à la flamme d'une amitié haute et
pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par
l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de
Vinteuil. Du moins en passant des années à débrouiller le grimoire
laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces
hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation
d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années,
une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas
consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi
multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui
naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature
aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère,
quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas le sentiment
de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie. L'adultère
introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût
laissée morte. Une bonne fille qui portera par simple convenance le
deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer
l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste Mlle
Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais
j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se
rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie
la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la
folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulu.
Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement
gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard,
comme elle avait gâté son plaisir, elle a dû diminuer sa souffrance.
«Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je
veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. »
Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement
présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle
dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je
suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir
entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.
Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait
pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à
jamais ignorées, l'amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers
plus illisibles que des papyrus, ponctués d'écriture cunéiforme, la
formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie
inconnue, l'espérance mystique de l'Ange écarlate du matin. Et moi
pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été
aussi, elle venait d'être ce soir même encore, en réveillant à
nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait surtout dans l'avenir être
cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation,
qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus
jamais d'entendre, comme la promesse et la preuve qu'il existait autre
chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais
trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie
me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.
Ce qu'elle avait permis, grâce à son labeur, qu'on connût de
Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'œuvre de Vinteuil. À côté de
ce Septuor, certaines phrases de la sonate que seules le public
connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas
comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est
ainsi que nous sommes surpris que pendant des aimées, des morceaux
aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth
aient pu soulever au concert des amateurs fanatiques qui s'exténuaient
à applaudir et à crier _bis_ quand venait de finir ce qui pourtant
n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du
Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans
caractère contenaient déjà cependant en quantités infinitésimales,
et par cela même, peut-être plus assimilables, quelque chose de
l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls
pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés
d'être compris; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs.
Toujours est-il que si elles donnaient un pressentiment confus des
beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il
en était de même pour Vinteuil; si en mourant il n'avait laissé--en
exceptant certaines parties de la sonate--que ce qu'il avait pu
terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur
véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo par exemple, s'il
était mort après le _Pas d'Armes du roi Jean_, la _Fiancée du
Timbalier_ et _Sarah la baigneuse_, sans avoir rien écrit de la
_Légende des siècles_ et des _Contemplations_: ce qui est pour nous
son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que
ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous
n'aurons jamais une idée.
Au reste le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le
talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices, où, comme il
était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé,
étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion
même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique
fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme
Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore
les ingrédients qui y entrent et que les journalistes philosophes,
s'ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamiennes, ou
dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à
Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps; si en effet
le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement
artiste, bien élevé, et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs
avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche,
immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui
existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient
désirer au Baron de donner le plus de retentissement possible aux
succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de
la Légion d'honneur; la cause plus lointaine qui avait rendu cette
réunion possible, était qu'une jeune fille entretenant avec Mlle
Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du Baron,
avait mis au jour toute une série d'œuvres géniales et qui avaient
été une telle révélation qu'une souscription n'allait pas tarder à
être ouverte sous le patronage du Ministre de l'Instruction publique,
en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D'ailleurs à ces
œuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie,
avaient été utiles celles du Baron avec Charlie, sorte de chemin de
traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces
œuvres sans le détour, sinon d'une incompréhension qui persisterait
longtemps, du moins d'une ignorance totale qui eût pu durer des
années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la
vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire
généralement un événement politique, les journalistes philosophes
sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France, qu'on ne
reverra plus de telles soirées, qu'on n'admirera plus Ibsen, Renan,
Dostoïevski, D'Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes
philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces
manifestations officielles, pour trouver quelque chose de décadent à
l'art qu'elles glorifient et qui bien souvent est le plus austère de
tous. Mais il n'est pas de nom parmi les plus révérés de ces
journalistes philosophes, qui n'ait tout naturellement donné lieu à de
telles fêtes étranges, quoique l'étrangeté en fût moins flagrante
et mieux cachée. Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s'y
conjuguaient me frappaient à un autre point de vue; certes j'étais
aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les
connaître séparément, mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui
se rattachaient à Mlle Vinteuil et son amie, me parlant de Combray, me
parlaient aussi d'Albertine, c'est-à-dire de Balbec, puisque c'est
parce que j'avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j'avais
appris l'intimité de son amie avec Albertine, que j'allais tout à
l'heure en rentrant chez moi, trouver au lieu de la solitude, Albertine
qui m'attendait, et que les autres, ceux qui concernaient Morel et M. de
Charlus en me parlant de Balbec, où j'avais vu, sur le quai de
Doncières, se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses
deux côtés, car M. de Charlus c'était un de ces Guermantes, comtes de
Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre,
comme Gilbert le Mauvais dans son Vitrail: enfin Morel était le fils de
ce vieux valet de chambre qui m'avait fait connaître la dame en rose et
permis, tant d'années après, de reconnaître en elle Mme Swann.
M. de Charlus recommença au moment où, la musique finie, ses invités
prirent congé de lui, la même erreur qu'à leur arrivée. Il ne leur
demanda pas d'aller vers la Patronne, de l'associer elle et son mari à
la reconnaissance qu'on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais
un défilé devant le baron seul, et non même sans qu'il s'en rendît
compte, car ainsi qu'il me le dit quelques minutes après: «La forme
même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté
«sacristie» assez amusant. » On prolongeait même les remerciements
par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus
auprès du Baron, pendant que ceux qui ne l'avaient pas encore
félicité de la réussite de sa fête, stagnaient, piétinaient. Plus
d'un mari avait envie de s'en aller; mais sa femme, snob bien que
Duchesse, protestait: «Non, non, quand nous devrions attendre une
heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s'est
donné tant de peine. Il n'y a que lui qui puisse à l'heure actuelle
donner des fêtes pareilles. » Personne n'eût plus pensé à se faire
présenter à Mme Verdurin qu'à l'ouvreuse d'un théâtre où une
grande dame a pour un soir amené toute l'aristocratie. «Étiez-vous
hier chez Eliane de Montmorency, mon cousin? demandait Mme de Mortemart,
désireuse de prolonger l'entretien. » «Eh! bien mon Dieu non; j'aime
bien Eliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je
suis un peu bouché sans doute, ajoutait-il avec un large sourire
épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu'elle allait avoir la
primeur d'une de «Palamède» comme elle en avait souvent d'«Oriane».
«J'ai bien reçu il y a une quinzaine de jours une carte de l'agréable
Eliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency il y avait cette
aimable invitation: «Mon cousin faites-moi la grâce de penser à moi
Vendredi prochain à 9 h. 1/2. » Au-dessous étaient écrits ces deux
mots moins gracieux: «Quatuor Tchèque». Ils me semblèrent
inintelligible, sans plus de rapport en tout cas avec la phrase
précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l'épistolier
en avait commencé une autre par les mots: «Cher ami», la suite
manquant, et n'a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit
économie de papier. J'aime bien Eliane: aussi je ne lui en voulus pas,
je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés
de quatuor tchèque et comme je suis un homme d'ordre je mis au-dessus
de ma cheminée l'invitation de penser à Madame de Montmorency le
Vendredi à 9 h. 1/2. Bien que connu pour ma nature obéissante,
ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau--et le rire s'épanouit
plus largement autour de M. de Charlus qui savait qu'au contraire on le
tenait pour l'homme le plus difficile à vivre,--je fus en retard de
quelques minutes (le temps d'ôter mes vêtements de jour), et sans en
avoir trop de remords, pensant que 9 h. 1/2 était mis pour 10, à dix
heures tapant dans une bonne robe de chambre, les pieds en d'épais
chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Eliane comme elle
me l'avait demandé et avec une intensité qui ne commença à
décroître qu'à dix heures et demie. Dites-lui bien je vous prie que
j'ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu'elle sera
contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout
ensemble. «Et demain, ajouta-t-elle sans penser qu'elle avait dépassé
et de beaucoup le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos
cousins La Rochefoucauld? » «Oh! cela, c'est impossible, ils m'ont
convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à
concevoir a réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte
d'invitation: «Thé dansant». Je passais pour fort adroit quand
j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence
prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire
d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à
danser. Mais même assis confortablement à boire du thé--de la
qualité duquel d'ailleurs je me méfie puisqu'il s'intitule dansant--je
craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits
peut-être que je n'étais à leur âge, renversassent sur mon habit
leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la
mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d'omettre dans la
conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu'il
semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir
qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur
leurs jambes à «faire la queue» les amis qui attendaient avec une
épuisante patience que leur tour fût venu; il faisait même des
critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était
responsable: «Mais, à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces
étranges demi-bols pareils à ceux où quand j'étais jeune homme on
faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche. Quelqu'un m'a dit tout
à l'heure que c'était pour du «café glacé». Mais en fait de café
glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses
à destination mal définie. » Pour dire cela M. de Charlus avait placé
verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi
prudemment son regard désignateur comme s'il craignait d'être entendu
et même vu des maîtres de maison. Mais ce n'était qu'une feinte, car
dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la
Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment: «Et
surtout plus de tasses à café glacé! Donnez-les à celle de vos amies
dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette
pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est
trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. »
«Mais, mon cousin, disait l'invitée en baissant elle aussi la voix et
en regardant d'un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de
fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui, peut-être qu'elle ne sait
pas encore tout très bien. . . » «On le lui apprendra. » «Oh! riait
l'invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur! Elle a de
la chance! Avec vous on est sûr qu'il n'y aura pas de fausse note. »
«En tout cas, il n'y en a pas eu dans la musique. » «Oh! c'était
sublime. Ce sont de ces joies qu'on n'oublie pas. À propos de ce
violoniste de génie, continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que
M. de Charlus s'intéressait au violon «en soi», en connaissez-vous un
que j'ai entendu l'autre jour jouer merveilleusement une sonate de
Fauré, il s'appelle Frank. . . » «Oui, c'est une horreur, répondait M.
de Charlus sans se soucier de la grossièreté d'un démenti qui
impliquait que sa cousine n'avait aucun goût. En fait de violoniste je
vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient
recommencer à s'échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois
baissés et épieurs, car rougissante et cherchant par son zèle à
réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de
donner une soirée pour faire entendre Morel. Or pour elle, cette
soirée n'avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu'elle
allait pourtant prétendre être le sien, et qui était réellement
celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu'une occasion de donner une
soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle
inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation
dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là même que les
journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d'appeler «l'élite»),
altère aussitôt le regard--et l'écriture--plus profondément que ne
ferait la suggestion d'un hypnotiseur. Avant même d'avoir pensé à ce
que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car
si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait eu la
convenance de se taire pendant la musique, personne en revanche n'aurait
eu l'idée de l'écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de
Valcourt ne serait pas des «élues», avait pris par ce fait même
l'air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des
femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu'en
dira-t-on. «N'y aurait-il pas moyen que je donne une soirée pour faire
entendre votre ami? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui tout en
s'adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s'empêcher, comme
fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l'exclue) afin de
s'assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas
entendre. «Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis,» conclut
mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel
avait eu en revanche sur Mme Valcourt un effet tout différent de celui
qu'il avait pour but: «Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce
regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne
dois pas faire partie. » «Vous voulez dire mon protégé», rectifiait
M. de Charlus, qui n'avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical
que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis sans tenir aucun compte
des muettes prières de celle-ci, qui s'excusait elle-même en souriant:
«Mais si. . . dit-il d'une voix forte et capable d'être entendue de tout
le salon, bien qu'il y ait toujours danger à ce genre d'exportation
d'une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcément
subir une déperdition de son pouvoir transcendental et qui resterait en
tous cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-vocce,
le pianissimo de sa question avait été peine perdue, après le
«gueuloir» par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de
Valcourt n'entendit rien pour la raison qu'elle ne comprit pas un seul
mot. Ses inquiétudes diminuèrent et se fussent rapidement éteintes,
si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d'avoir
à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la
laisser de côté si l'autre savait «avant», n'eût de nouveau levé
les paupières dans la direction d'Edith, comme pour ne pas perdre de
vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne
pas trop s'engager. Elle comptait le lendemain de la fête lui écrire
une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu'on
croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par
exemple: «Chère Edith, je m'ennuie après vous, je ne vous attendais
pas trop hier soir (comment m'aurait-elle attendue, se serait dit Edith,
puisque elle ne m'avait pas invitée? ) car je sais que vous n'aimez pas
extrêmement ce genre de réunions qui vous ennuient plutôt. Nous n'en
aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de
Mortemart n'employait ce terme honoré, excepté dans les lettres où
elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous
savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste vous avez
bien fait, car cela a été tout à fait raté comme toutes les choses
improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif
lancé sur elle avait fait comprendre à Edith tout ce que cachait le
langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort
qu'après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et
l'intention de cachotterie qu'il contenait rebondirent sur un jeune
Péruvien que Mme de Mortemart comptait au contraire inviter. Mais
soupçonneux, voyant jusqu'à l'évidence les mystères qu'on faisait
sans prendre garde qu'ils n'étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt
à l'endroit de Mme de Mortemart une haine atroce et se jura de lui
faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés
glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer,
celui où elle recevrait, une note dans les journaux, disant que la
fête était remise, et de publier des comptes-rendus mensongers des
suivantes, dans lesquels figureraient les noms connus de toutes les
personnes que pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir,
même pas à se laisser présenter. Mme de Mortemart avait tort de se
préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de
dénaturer, bien davantage que n'eût fait la présence de celle-ci, la
fête projetée. «Mais mon cousin, dit-elle en réponse à la phrase du
«cadre à approprier» dont son état momentané d'hyperesthésie lui
avait permis de deviner le sens, nous vous éviterons toute peine. Je me
charge très bien de demander à Gilbert de s'occuper de tout. » «Non
surtout pas, d'autant plus qu'il ne sera pas invité. Rien ne se fera
que par moi. Il s'agit avant tout d'exclure les personnes qui ont des
oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus qui avait
compté sur l'attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait
dire qu'à la différence de tant de parentes, «elle avait eu
Palamède», reporta brusquement sa pensée, de ce prestige de M. de
Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller
s'il se mêlait d'exclure et d'inviter. La pensée que le Prince de
Guermantes (à cause duquel en partie elle désirait exclure Mme de
Valcourt qu'il ne recevait pas) ne serait pas convié, l'effrayait. Ses
yeux prirent une expression inquiète. «Est-ce que la lumière un peu
trop vive vous fait mal? » demanda M. de Charlus avec un sérieux
apparent dont l'ironie foncière ne fut pas comprise. «Non pas du tout,
je songeais à la difficulté, non à cause de moi naturellement, mais
des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j'ai eu une
soirée sans l'inviter lui qui n'a jamais quatre chats sans. . . » «Mais
justement on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient
que miauler, je crois que le bruit des conversations vous a empêchée
de comprendre qu'il s'agissait non de faire des politesses grâce à une
soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable
célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop
attendu, mais qu'il ne seyait pas d'exagérer les faveurs faites à
celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres
«listes» d'invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la
consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à
sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se
tournant vers la personne qui venait immédiatement après. «Bonsoir
Madame de Montesquiou, c'était merveilleux, n'est-ce pas? Je n'ai pas
vu Hélène, dites-lui que tout abstention générale, même la plus
noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont
éclatantes, comme c'était ce soir le cas. Se montrer rare, c'est bien,
mais faire passer avant le rare, qui n'est que négatif, le précieux,
c'est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus que personne la
systématique _absence_ là où ce qui l'attend ne la vaut pas, au
contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci, sa présence
eût été une préséance et eût apporté à votre sœur, déjà si
prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une
troisième personne, M. d'Argencourt. Je fus très étonné de voir là,
aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu'il était sec avec lui
autrefois, se faisant présenter Morel et lui disant qu'il espérait
qu'il viendrait le voir, M. d'Argencourt, cet homme si terrible pour
l'espèce d'hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant
entouré. Ce n'était pas certes qu'il fût devenu à cet égard un des
pareils de M. de Charlus. Mais depuis quelque temps il avait à peu
près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu'il adorait.
Intelligente, il lui faisait partager son goût pour les gens
intelligents et souhaitait fort d'avoir M. de Charlus chez elle. Mais
surtout M. d'Argencourt, fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu'il
satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la présenter et la
distraire, ne le pouvait sans danger qu'en l'entourant d'hommes
inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens de
sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient
beaucoup plus intelligent qu'ils n'avaient cru, ce dont sa maîtresse et
lui étaient ravis.
Les autres invitées de M. de Charlus s'en allèrent assez rapidement.
Beaucoup disaient: «Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit
salon où le Baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les
félicitations, et qu'il appelait ainsi lui-même), il faudrait pourtant
que Palamède me voie pour qu'il sache que je suis restée jusqu'à la
fin. » Aucune ne s'occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne
pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me
disant de la femme du docteur: «C'est bien Mme Verdurin, n'est-ce
pas? » Mme d'Arpajon me demanda à portée des oreilles de la maîtresse
de maison: «Est-ce qu'il y a seulement jamais eu un M. Verdurin? » Les
Duchesses, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s'étaient
attendues dans ce lieu qu'elles avaient espéré plus différent de ce
qu'elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant
des fous rires devant les tableaux d'Elstir; pour le reste, qu'elles
trouvaient plus conforme qu'elles n'avaient cru à ce qu'elles
connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en
disant: «Comme Palamède sait bien arranger les choses, il monterait
une féérie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n'en
serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui
félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite
d'une soirée dont certaines n'ignoraient pas le ressort secret,
sans en être embarrassées d'ailleurs, cette société--par souvenir
peut-être de certaines époques de l'histoire où leur famille
était déjà arrivée à un degré identique d'impudeur pleinement
consciente--poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le
respect de l'étiquette. Plusieurs d'entre elles engagèrent sur place
Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil,
mais aucune n'eut même l'idée d'y convier Mme Verdurin. Celle-ci
était au comble de la rage, quand M. de Charlus qui, porté sur un
nuage, ne pouvait s'en apercevoir voulut, par décence, inviter la
Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant
à son goût de littérature qu'à un débordement d'orgueil que ce
doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin: «Hé bien,
êtes-vous contente? Je pense qu'on le serait à moins; vous voyez que
quand je me mêle de donner une fête, cela n'est pas réussi à
moitié.
ce qu'on allait jouer, trouvant surtout une grande douceur, tandis que
Charlie lui montrait sa musique, à étaler ainsi publiquement leur
intimité secrète. Pendant ce temps-là j'étais charmé. Car bien que
le petit clan comportât peu de jeunes filles, on en invitait pas mal
par compensation les jours de grandes soirées. Il y en avait plusieurs
et de fort belles que je connaissais. Elles m'envoyaient de loin un
sourire de bienvenue. L'air était ainsi décoré de moment en moment
d'un beau sourire de jeune fille. C'est l'ornement multiple et épars
des soirées, comme des jours. On se souvient d'une atmosphère parce
que des jeunes filles y ont souri.
On eût été bien étonné si l'on avait noté les propos furtifs que
M. de Charlus avait échangés avec plusieurs hommes importants de cette
soirée. Ces hommes étaient deux ducs, un général éminent, un grand
écrivain, un grand médecin, un grand avocat. Or les propos avaient
été: «À propos avez-vous vu le valet de pied, je parle du petit qui
monte sur la voiture? et chez notre cousine Guermantes vous ne
connaissez rien? »--«Actuellement non. »--«Dites donc, devant la porte
d'entrée, aux voitures, il y avait une jeune personne blonde, en
culotte courte, qui m'a semblé tout à fait sympathique. Elle m'a
appelé très gracieusement ma voiture, j'aurais volontiers prolongé la
conversation. »--«Oui, mais je la crois tout à fait hostile, et puis
ça fait des façons, vous qui aimez que les choses réussissent du
premier coup, vous seriez dégoûté. Du reste je sais qu'il n'y a rien
à faire, un de mes amis a essayé. »--«C'est regrettable, j'avais
trouvé le profil très fin et les cheveux superbes. »--«Vraiment vous
trouvez ça si bien que ça? Je crois que si vous l'aviez vue un peu
plus, vous auriez été désillusionné. Non, c'est au buffet qu'il y a
encore deux mois vous auriez vu une vraie merveille, un grand gaillard
de deux mètres, une peau idéale et puis aimant ça. Mais c'est parti
pour la Pologne. »--«Ah c'est un peu loin. »--«Qui sait, ça reviendra
peut-être. On se retrouve toujours dans la vie. » Il n'y a pas de
grande soirée mondaine, si, pour en avoir une coupe, on sait la prendre
à une profondeur suffisante, qui ne soit pareille à ces soirées où
les médecins invitent leurs malades, lesquels tiennent des propos fort
sensés, ont de très bonnes manières et ne montreraient pas qu'ils
sont fous s'ils ne vous glissaient à l'oreille en vous montrant un
vieux monsieur qui passe: «C'est Jeanne d'Arc. »
«Je trouve que ce serait de notre devoir de l'éclairer, dit Mme
Verdurin à Brichot. Ce que je fais n'est pas contre Charlus au
contraire. Il est agréable et quant à sa réputation, je vous dirai
qu'elle est d'un genre qui ne peut pas me nuire! Même moi qui pour
notre petit clan, pour nos dîners de conversation, déteste les flirts,
les hommes disant des inepties à une femme dans un coin au lieu de
traiter des sujets intéressants, avec Charlus je n'avais pas à
craindre ce qui m'est arrivé avec Swann, avec Elstir, avec tant
d'autres. Avec lui j'étais tranquille, il arrivait là à mes dîners,
il pouvait y avoir toutes les femmes du monde, on était sûr que la
conversation générale n'était pas troublée par des flirts, des
chuchotements. Charlus c'est à part, on est tranquille, c'est comme un
prêtre. Seulement, il ne faut pas qu'il se permette de régenter les
jeunes gens qui viennent ici et de porter le trouble dans notre petit
noyau, sans cela ce sera encore pire qu'un homme à femmes». Et Mme
Verdurin était sincère en proclamant ainsi son indulgence pour le
Charlisme. Comme tout pouvoir ecclésiastique, elle jugeait les
faiblesses humaines moins graves que ce qui pouvait affaiblir le
principe d'autorité, nuire à l'orthodoxie, modifier l'antique credo,
dans sa petite Église. «Sans cela, moi je montre les dents. Voilà un
Monsieur qui a voulu empêcher Charlie de venir à une répétition
parce qu'il n'y était pas convié. Aussi il va avoir un avertissement
sérieux, j'espère que cela lui suffira, sans cela il n'aura qu'à
prendre la porte. Il le chambre, ma parole. » Et usant exactement des
mêmes expressions que presque tout le monde aurait employées, car il
en est certaines pas habituelles, que tel sujet particulier, telle
circonstance donnée, font affluer presque nécessairement à la
mémoire du causeur qui croit exprimer librement sa pensée et ne fait
que répéter machinalement la leçon universelle, elle ajouta: «On ne
peut plus voir Morel sans qu'il soit affublé de ce grand escogriffe, de
cette espèce de garde du corps. » M. Verdurin proposa d'emmener un
instant Charlie pour lui parler, sous prétexte de lui demander quelque
chose. Mme Verdurin craignit qu'il ne fût ensuite troublé et jouât
mal. Il vaudrait mieux retarder cette exécution jusqu'après celle des
morceaux. Et peut-être même jusqu'à une autre fois. Car Mme Verdurin
avait beau tenir à la délicieuse émotion qu'elle éprouverait quand
elle saurait son mari en train d'éclairer Charlie dans une pièce
voisine, elle avait peur, si le coup ratait, qu'il ne se fâchât et
lâchât le 16.
Ce qui perdit M. de Charlus ce soir-là fut la mauvaise éducation--si
fréquente dans ce monde--des personnes qu'il avait invitées et qui
commençaient à arriver. Venues à la fois par amitié pour M. de
Charlus, et avec la curiosité de pénétrer dans un endroit pareil,
chaque Duchesse allait droit au Baron comme si c'était lui qui avait
reçu et disait, juste à un pas des Verdurin, qui entendaient tout:
«Montrez-moi où est la mère Verdurin; croyez-vous que ce soit
indispensable que je me fasse présenter? J'espère au moins qu'elle ne
fera pas mettre mon nom dans le journal demain, il y aurait de quoi me
brouiller avec tous les miens. Comment! comment, c'est cette femme à
cheveux blancs, mais elle n'a pas trop mauvaise façon. » Entendant
parler de Mlle Vinteuil, d'ailleurs absente, plus d'une disait: «Ah! la
fille de la Sonate? Montrez-moi la» et, retrouvant beaucoup d'amies,
elles faisaient bande à part, épiaient, pétillantes de curiosité
ironique, l'entrée des fidèles, trouvaient tout au plus à se montrer
du doigt la coiffure un peu singulière d'une personne qui, quelques
années plus tard, devait la mettre à la mode dans le plus grand monde,
et, somme toute, regrettaient de ne pas trouver ce salon aussi
dissemblable de ceux qu'elles connaissaient, qu'elles avaient espéré,
éprouvant le désappointement de gens du monde qui, étant allés dans
la boîte à Bruant dans l'espoir d'être engueulés par le chansonnier,
se seraient vus à leur entrée accueillis par un salut correct au lieu
du refrain attendu: «Ah! voyez cte gueule, cte binette. Ah! voyez cte
gueule qu'elle a. »
M. de Charlus avait, à Balbec, finement critiqué devant moi Mme de
Vaugoubert qui, malgré sa grande intelligence, avait causé, après la
fortune inespérée, l'irrémédiable disgrâce de son mari. Les
souverains auprès desquels M. de Vaugoubert était accrédité, le Roi
Théodose et la Reine Eudoxie, étant revenus à Paris, mais cette fois
pour un séjour de quelque durée, des fêtes quotidiennes avaient été
données en leur honneur, au cours desquelles la Reine, liée avec Mme
de Vaugoubert qu'elle voyait depuis dix ans dans sa capitale, et ne
connaissant ni la femme du Président de la République, ni les femmes
des Ministres, s'était détournée de celles-ci pour faire bande à
part avec l'Ambassadrice. Celle-ci croyant sa position hors de toute
atteinte--M. de Vaugoubert étant l'auteur de l'alliance entre le Roi
Théodose et la France--avait conçu, de la préférence que lui
marquait la reine, une satisfaction d'orgueil, mais nulle inquiétude du
danger qui la menaçait et qui se réalisa quelques mois plus tard en
l'événement, jugé à tort impossible par le couple trop confiant, de
la brutale mise à la retraite de M. de Vaugoubert. M. de Charlus,
commentant dans le «tortillard» la chute de son ami d'enfance,
s'étonnait qu'une femme intelligente n'eût pas, en pareille
circonstance, fait servir toute son influence sur les souverains à
obtenir d'eux qu'elle parût n'en posséder aucune et à leur faire
reporter sur la femme du Président de la République et des Ministres
une amabilité dont elles eussent été d'autant plus flattées,
c'est-à-dire dont elles eussent été plus près dans leur
contentement, de savoir gré aux Vaugoubert, qu'elles eussent cru que
cette amabilité était spontanée et non pas dictée par eux. Mais qui
voit le tort des autres, pour peu que les circonstances le grisent, y
succombe souvent lui-même. Et M. de Charlus pendant que ses invités se
frayaient un chemin pour venir le féliciter, le remercier, comme s'il
avait été le maître de maison, ne songea pas à leur demander de dire
quelques mots à Mme Verdurin. Seule la Reine de Naples, en qui vivait
le même noble sang qu'en ses sœurs l'Impératrice Élisabeth et la
Duchesse d'Alençon, se mit à causer avec Mme Verdurin comme si elle
était venue pour le plaisir de la voir plus que pour la musique et que
pour M. de Charlus, fit mille déclarations à la patronne, ne tarit pas
sur l'envie qu'elle avait depuis si longtemps de faire sa connaissance,
la complimenta sur sa maison et lui parla des sujets les plus divers
comme si elle était en visite. Elle eût tant voulu amener sa nièce
Élisabeth, disait-elle (celle qui devait peu après épouser le Prince
Albert de Belgique) et qui regretterait tant. Elle se tut en voyant les
musiciens s'installer sur l'estrade et se fit montrer Morel. Elle ne
devait guère se faire d'illusion sur les motifs qui portaient M. de
Charlus à vouloir qu'on entourât le jeune virtuose de tant de gloire.
Mais sa vieille sagesse de souveraine en qui coulait un des sangs les
plus nobles de l'histoire, les plus riches d'expérience, de scepticisme
et d'orgueil, lui faisait seulement considérer les tares inévitables
des gens qu'elle aimait le mieux comme son cousin Charlus (fils comme
elle d'une duchesse de Bavière) comme des infortunes qui leur rendaient
plus précieux l'appui qu'ils pouvaient trouver en elle et faisaient en
conséquence qu'elle avait plus de plaisir encore à le leur fournir.
Elle savait que M. de Charlus serait doublement touché qu'elle se fût
dérangée en pareille circonstance. Seulement, aussi bonne qu'elle
s'était jadis montrée brave, cette femme héroïque qui, reine-soldat,
avait fait elle-même le coup de feu sur les remparts de Gaète,
toujours prête à aller chevaleresquement du côté des faibles, voyant
Mme Verdurin seule et délaissée et qui ignorait d'ailleurs qu'elle
n'eût pas dû quitter la Reine, avait cherché à feindre que pour
elle, Reine de Naples, le centre de cette soirée, le point attractif
qui l'avait fait venir c'était Mme Verdurin. Elle s'excusa sur ce
qu'elle ne pourrait pas rester jusqu'à la fin, devant, quoiqu'elle ne
sortît jamais, aller à une autre soirée, et demandant que surtout,
quand elle s'en irait, on ne se dérangeât pas pour elle, tenant ainsi
Mme Verdurin quitte d'honneurs que celle-ci ne savait du reste pas qu'on
avait à lui rendre.
Il faut rendre pourtant cette justice à M. de Charlus que s'il oublia
entièrement Mme Verdurin et la laissa oublier, jusqu'au scandale, par
les gens «de son monde» à lui qu'il avait invités, il comprit, en
revanche, qu'il ne devait pas laisser ceux-ci garder, en face de la
«manifestation musicale» elle-même, les mauvaises façons dont ils
usaient à l'égard de la Patronne. Morel était déjà monté sur
l'estrade, les artistes se groupaient, que l'on entendait encore des
conversations, voire des rires, des «il paraît qu'il faut être
initié pour comprendre». Aussitôt M. de Charlus, redressant sa taille
en arrière, comme entré dans un autre corps que celui que j'avais vu,
tout à l'heure, arriver en traînaillant chez Mme Verdurin, prit une
expression de prophète et regarda l'assemblée avec un sérieux qui
signifiait que ce n'était pas le moment de rire, et dont on vit rougir
brusquement le visage de plus d'une invitée prise en faute, comme une
élève par son professeur en pleine classe. Pour moi l'attitude, si
noble d'ailleurs, de M. de Charlus avait quelque chose de comique; car
tantôt il foudroyait ses invités de regards enflammés, tantôt, afin
de leur indiquer comme un _vade mecum_ le religieux silence qu'il
convenait d'observer, le détachement de toute préoccupation mondaine,
il présentait lui-même, élevant vers son beau front ses mains
gantées de blanc, un modèle (auquel on devait se conformer) de
gravité, presque déjà d'extase, sans répondre aux saluts de
retardataires assez indécents pour ne pas comprendre que l'heure était
maintenant au Grand Art. Tous furent hypnotisés; on n'osa plus
proférer un son, bouger une chaise; le respect pour la musique--de par
le prestige de Palamède--avait été subitement inculqué à une' foule
aussi mal élevée qu'élégante.
En voyant se ranger sur la petite estrade non pas seulement Morel et un
pianiste, mais d'autres instrumentistes, je crus qu'on commençait par
des œuvres d'autres musiciens que Vinteuil. Car je croyais qu'on ne
possédait de lui que sa sonate pour piano et violon.
Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et
légèrement rosé, magnifiquement bombés, les cheveux écartés,
moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin
de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état,
isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du
wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique,
évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle
allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions
en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert
commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvais en pays
inconnu. Où le situer? Dans l'œuvre de quel auteur étais-je? J'aurais
bien voulu le savoir et, n'ayant près de moi personne à qui le
demander, j'aurais bien voulu être un personnage de ces Mille et une
Nuits que je relisais sans cesse et où dans les moments d'incertitude,
surgit soudain un génie ou une adolescente d'une ravissante beauté,
invisible pour les autres, mais non pour le héros embarrassé à qui
elle révèle exactement ce qu'il désire savoir. Or à ce moment je fus
précisément favorisé d'une telle apparition magique. Comme, dans un
pays qu'on ne croit pas connaître et qu'en effet on a abordé par un
côté nouveau, lorsqu'après avoir tourné un chemin, on se trouve tout
d'un coup déboucher dans un autre dont les moindres coins vous sont
familiers, mais seulement où on n'avait pas l'habitude d'arriver par
là, on se dit tout d'un coup: «mais c'est le petit chemin qui mène à
la petite porte du jardin de mes amis X. . . ; je suis à deux minutes de
chez eux»; et leur fille est en effet là qui est venue vous dire
bonjour au passage; ainsi tout d'un coup, je me reconnus au milieu de
cette musique nouvelle pour moi, en pleine sonate de Vinteuil; et plus
merveilleuse qu'une adolescente, la petite phrase, enveloppée,
harnachée d'argent, toute ruisselante de sonorités brillantes,
légères et douces comme des écharpes, vint à moi, reconnaissable
sous ces parures nouvelles. Ma joie de l'avoir retrouvée s'accroissait
de l'accent si amicalement connu qu'elle prenait pour s'adresser à moi,
si persuasif, si simple, non sans laisser éclater pourtant cette
beauté chatoyante dont elle resplendissait. La signification d'ailleurs
n'était cette fois que de me montrer le chemin, et qui n'était pas
celui de la sonate, car c'était une œuvre inédite de Vinteuil où il
s'était seulement amusé, par une allusion que justifiait à cet
endroit un mot du programme qu'on aurait dû avoir en même temps sous
les yeux, à faire apparaître un instant la petite phrase. À peine
rappelée ainsi, elle disparut et je me retrouvai dans un monde inconnu,
mais je savais maintenant, et tout ne cessa plus de me confirmer, que ce
monde était un de ceux que je n'avais même pu concevoir que Vinteuil
eût créés, car quand, fatigué de la sonate qui était un univers
épuisé pour moi, j'essayais d'en imaginer d'autres aussi beaux mais
différents, je faisais seulement comme ces poètes qui remplissent leur
prétendu paradis, de prairies, de fleurs, de rivières, qui font double
emploi avec celles de la Terre. Ce qui était devant moi me faisait
éprouver autant de joie qu'aurait fait la sonate si je ne l'avais pas
connue, par conséquent, en étant aussi beau, était autre. Tandis que
la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre, divisant sa
candeur légère pour se suspendre à l'emmêlement léger et pourtant
consistant d'un berceau rustique de chèvrefeuilles sur des géraniums
blancs, c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer
que, par un matin d'orage déjà tout empourpré, commençait au milieu
d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est
dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant
moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. Ce rouge
si nouveau, si absent de la tendre, champêtre et candide sonate,
teignait tout le ciel, comme l'aurore, d'un espoir mystérieux. Et un
chant perçait déjà l'air, chant de sept notes, mais le plus inconnu,
le plus différent de tout ce que j'eusse jamais imaginé, de tout ce
que j'eusse jamais pu imaginer, à la fois ineffable et criard, non plus
un roucoulement de colombe comme dans la sonate, mais déchirant l'air,
aussi vif que la nuance écarlate dans laquelle le début était noyé,
quelque chose comme un mystique chant du coq, un appel ineffable mais
suraigu, de l'éternel matin. L'atmosphère froide, lavée de pluie,
électrique--d'une qualité si différente, à des pressions tout
autres, dans un monde si éloigné de celui, virginal et meublé de
végétaux, de la sonate--changeait à tout instant, effaçant la
promesse empourprée de l'Aurore. À midi pourtant, dans un
ensoleillement brûlant et passager, elle semblait s'accomplir en un
bonheur lourd, villageois et presque rustique, où la titubation de
cloches retentissantes et déchaînées (pareilles à celles qui
incendiaient de chaleur la place de l'église à Combray, et que
Vinteuil, qui avait dû souvent les entendre, avait peut-être trouvées
à ce moment-là dans sa mémoire comme une couleur qu'on a à portée
de sa main sur une palette) semblait matérialiser la plus épaisse
joie. À vrai dire, esthétiquement, ce motif de joie ne me plaisait
pas, je le trouvais presque laid, le rythme s'en traînait si
péniblement à terre qu'on aurait pu en imiter presque tout
l'essentiel, rien qu'avec des bruits, en frappant d'une certaine
manière des baguettes sur une table. Il me semblait que Vinteuil avait
manqué là d'inspiration et en conséquence je manquai aussi là un peu
de force d'attention.
Je regardai la Patronne dont l'immobilité farouche semblait protester
contre les battements de mesure exécutés par les têtes ignorantes des
dames du Faubourg. Mme Verdurin ne disait pas: «Vous comprenez que je
la connais un peu cette musique, et un peu encore! S'il me fallait
exprimer tout ce que je ressens, vous n'en auriez pas fini! » Elle ne le
disait pas. Mais sa taille droite et immobile, ses yeux sans expression,
ses mèches fuyantes, le disaient pour elle. Us disaient aussi son
courage, que les musiciens pouvaient y aller, ne pas ménager ses nerfs,
qu'elle ne flancherait pas à l'andante, qu'elle ne crierait pas à
l'allégro. Je regardai les musiciens. Le violoncelliste dominait
l'instrument qu'il serrait entre ses genoux, inclinant sa tête à
laquelle des traits vulgaires donnaient, dam les instants de
maniérisme, une expression involontaire de dégoût; il se penchait sur
sa contre-basse, la palpait avec la même patience domestique que s'il
eût épluché un chou, tandis que près de lui la harpiste (encore
enfant) en jupe courte, dépassée de tous côtés par les rayons du
quadrilatère d'or pareil à ceux qui, dans la chambre magique d'une
sybille, figureraient arbitrairement l'éther selon les formes
consacrées, semblait aller y chercher, çà et là, au point exigé, un
son délicieux, de la même manière que, petite déesse allégorique,
dressée devant le treillage d'or de la voûte céleste, elle y aurait
cueilli une à une, des étoiles. Quant à Morel une mèche jusque-là
invisible et confondue dans sa chevelure venait de se détacher et de
faire boucle sur son front. Je tournai imperceptiblement la tête vers
le public pour me rendre compte de ce que M. de Charlus avait l'air de
penser de cette mèche. Mais mes yeux ne rencontrèrent que le visage,
ou plutôt que les mains de Mme Verdurin, car celui-là était
entièrement enfoui dans celles-ci.
Mais bien vite, le motif triomphant des cloches ayant été chassé,
dispersé par d'autres, je fus repris par cette musique; et je me
rendais compte que si, au sein de ce septuor, des éléments différents
s'exposaient tour à tour pour se combiner à la fin, de même, la
sonate de Vinteuil et, comme je le sus plus tard, ses autres œuvres
n'avaient toutes été, par rapport à ce septuor, que de timides
essais, délicieux mais bien frêles, auprès du chef-d'œuvre triomphal
et complet qui m'était en ce moment révélé. Et de même encore, je
ne pouvais m'empêcher, par comparaison, de me rappeler que j'avais
pensé aux autres mondes qu'avait pu créer Vinteuil comme à des
univers aussi complètement clos qu'avait été chacun de mes amours;
mais en réalité je devais bien m'avouer qu'au sein de mon dernier
amour--celui pour Albertine--mes premières velléités de l'aimer, (à
Balbec tout au début, puis après la partie de furet, puis la nuit où
elle avait couché à l'hôtel, puis à Paris le dimanche de brume, puis
le soir de la fête Guermantes, puis de nouveau à Balbec, et enfin à
Paris où ma vie était étroitement unie à la sienne) n'avaient été
que des appels; de même, si je considérais maintenant, non plus mon
amour pour Albertine, mais toute ma vie, mes autres amours eux aussi n'y
avaient été que de minces et timides essais, des appels, qui
préparaient ce plus vaste amour: l'amour pour Albertine. Et je cessai
de suivre la musique, pour me redemander si Albertine avait vu oui ou
non Mlle Vinteuil ces jours-ci, comme on interroge de nouveau une
souffrance interne, que la distraction vous a fait un moment oublier.
Car c'est en moi que se passaient les actions possibles d'Albertine. De
tous les êtres que nous connaissons, nous possédons un double, mais
habituellement situé à l'horizon de notre imagination, de notre
mémoire; il nous reste relativement extérieur, et ce qu'il a fait ou
pu faire ne comporte pas plus pour nous d'élément douloureux qu'un
objet placé à quelque distance, et qui ne nous procure que les
sensations indolores de la vue. Ce qui affecte ces êtres-là, nous le
percevons d'une façon contemplative, nous pouvons le déplorer en
termes appropriés qui donnent aux autres l'idée de notre bon cœur,
nous ne le ressentons pas; mais depuis ma blessure de Balbec, c'était
dans mon cœur, à une grande profondeur, difficile à extraire,
qu'était le double d'Albertine. Ce que je voyais d'elle me lésait
comme un malade dont les sens seraient si fâcheusement transposés que
la vue d'une couleur serait intérieurement éprouvée par lui comme une
incision en pleine chair. Heureusement que je n'avais pas cédé à la
tentation de rompre encore avec Albertine; cet ennui d'avoir à la
retrouver tout à l'heure, quand je rentrerais, était bien peu de chose
auprès de l'anxiété que j'aurais eue si la séparation s'était
effectuée à ce moment où j'avais un doute sur elle avant qu'elle eût
eu le temps de me devenir indifférente. Au moment où je me la
représentais ainsi m'attendant à la maison, comme une femme
bien-aimée trouvant le temps long, s'étant peut-être endormie un
instant dans sa chambre, je fus caressé au passage par une tendre
phrase familiale et domestique du septuor. Peut-être--tant tout
s'entrecroise et se superpose dans notre vie intérieure--avait-elle
été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille--de sa fille,
cause aujourd'hui de tous mes troubles--quand il enveloppait de sa
douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette
phrase qui me calma tant, par le même moelleux arrière-plan de silence
qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même
quand «le Poète parle», on devine que «l'enfant dort». Endormie,
éveillée, je la retrouverais ce soir, quand il me plairait de rentrer,
Albertine, ma petite enfant. Et pourtant, me dis-je, quelque chose de
plus mystérieux que l'amour d'Albertine semblait promis au début de
cette œuvre, dans ces premiers cris d'aurore. J'essayai de chasser la
pensée de mon amie pour ne plus songer qu'au musicien. Aussi bien
semblait-il être là. On aurait dit que réincarné, l'auteur vivait à
jamais dans sa musique; on sentait la joie avec laquelle il choisissait
la couleur de tel timbre, l'assortissait aux autres. Car à des doms plus
profonds, Vinteuil joignait celui que peu de musiciens, et même peu de
peintres ont possédé, d'user de couleurs non seulement si stables mais
si personnelles que pas plus que le temps n'altère leur fraîcheur, les
élèves qui imitent celui qui les a trouvées, et les maîtres mêmes
qui le dépassent, ne font pâlir leur originalité. La révolution que
leur apparition a accomplie ne voit pas ses résultats s'assimiler
anonymement aux époques suivantes; elle se déchaîne, elle éclate à
nouveau, et seulement, quand on rejoue les œuvres du novateur à
perpétuité. Chaque timbre se soulignait d'une couleur que toutes les
règles du monde apprises par les musiciens les plus savants ne
pourraient pas imiter, en sorte que Vinteuil, quoique venu à son heure
et fixé à son rang dans l'évolution musicale, le quitterait toujours
pour venir prendre la tête dès qu'on jouerait une de ses productions,
qui devrait de paraître éclose après celle de musiciens plus
récents, à ce caractère en apparence contradictoire et en effet
trompeur, de durable nouveauté. Une page symphonique de Vinteuil,
connue déjà au piano et qu'on entendait à l'orchestre, comme un rayon
de jour d'été que le prisme de la fenêtre décompose avant son
entrée dans une salle à manger obscure, dévoilait comme un trésor
insoupçonné et multicolore toutes les pierreries des mille et une
nuits. Mais comment comparer à cet immobile éblouissement de la
lumière, ce qui était vie, mouvement perpétuel et heureux? Ce
Vinteuil, que j'avais connu si timide et si triste, avait, quand fallait
choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et, dans tout le
sens du mot, un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne
laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités,
les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir
d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou
plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans
les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait
la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient
appeler, ravi, tressaillant, comme au choc d'une étincelle, quand le
sublime naissait de lui-même de la rencontre des cuivres, haletant,
grisé, affolé, vertigineux, tandis qu'il peignait sa grande fresque
musicale, comme Michel-Ange attaché à son échelle et lançant, la
tête en bas, de tumultueux coups de brosse au plafond de la chapelle
Sixtine. Vinteuil était mort depuis nombre d'années; mais au milieu de
ces instruments qu'il avait animés, il lui avait été donné de
poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa
vie d'homme seulement? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de
la vie, valait-il de lui rien sacrifier, n'était-il pas aussi irréel
qu'elle-même? À mieux écouter ce septuor, je ne le pouvais pas
penser. Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de
la blanche sonate; la timide interrogation à laquelle répondait la
petite phrase, de la supplication haletante pour trouver
l'accomplissement de l'étrange promesse qui avait retenti, si aigre, si
surnaturelle, si brève, faisant vibrer la rougeur encore inerte du ciel
matinal, au-dessus de la mer. Et pourtant ces phrases si différentes
étaient faites des mêmes éléments, car de même qu'il y avait un
certain univers, perceptible pour nous en ces parcelles dispersées çà
et là, dans telles demeures, dans tels musées, et qui étaient
l'univers d'Elstir, celui qu'il voyait, celui où il vivait, de même la
musique de Vinteuil étendait, notes par notes, touches par touches, les
colorations inconnues d'un univers inestimable, insoupçonné,
fragmenté par les lacunes que laissaient entre elles les auditions de
son œuvre; ces deux interrogations si dissemblables qui commandaient
les mouvements si différents de la sonate et du septuor, l'une brisant
en courts appels une ligne continue et pure, l'autre ressoudant en une
armature indivisible des fragments épars, c'était pourtant, l'une si
calme et timide, presque détachée et comme philosophique, l'autre si
pressante, anxieuse, implorante, c'était pourtant une même prière,
jaillie devant différents levers de soleil intérieurs et seulement
réfractée à travers les milieux différents de pensées autres, de
recherches d'art en progrès au cours d'années où il avait voulu
créer quelque chose de nouveau. Prière, espérance qui était au fond
la même, reconnaissable sous ces déguisements dans les diverses
œuvres de Vinteuil, et d'autre part qu'on ne trouvait que dans les
œuvres de Vinteuil. Ces phrases-là, les musicographes pourraient bien
trouver leur apparentement, leur généalogie, dans les œuvres d'autres
grands musiciens, mais seulement pour des raisons accessoires, des
ressemblances extérieures, des analogies plutôt ingénieusement
trouvées par le raisonnement que senties par l'impression directe.
Celle que donnaient ces phrases de Vinteuil était différente de toute
autre, comme si, en dépit des conclusions qui semblent se dégager de
la science, l'individuel existait. Et c'était justement quand il
cherchait puissamment à être nouveau, qu'on reconnaissait sous les
différences apparentes, les similitudes profondes, et les ressemblances
voulues qu'il y avait au sein d'une œuvre, quand Vinteuil reprenait à
diverses reprises une même phrase, la diversifiait, s'amusait à
changer son rythme, à la faire reparaître sous sa forme première, ces
ressemblances-là voulues, œuvre de l'intelligence, forcément
superficielles, n'arrivaient jamais à être aussi frappantes que ces
ressemblances, dissimulées, involontaires, qui éclataient sous des
couleurs différentes, entre les deux chefs-d'œuvre distincts; car
alors Vinteuil, cherchant à être nouveau, s'interrogeait lui-même, de
toute la puissance de son effort créateur, atteignait sa propre essence
à ces profondeurs où, quelque question qu'on lui pose, c'est du même
accent, le sien propre, qu'elle répond. Un tel accent, cet accent de
Vinteuil, est séparé de l'accent des autres musiciens, par une
différence bien plus grande que celle que nous percevons entre la voix
de deux personnes, même entre le beuglement et le cri de deux espèces
animales: par la différence même qu'il y a entre la pensée de ces
autres musiciens et les éternelles investigations de Vinteuil, la
question qu'il se posait sous tant de formes, son habituelle
spéculation, mais aussi débarrassée de formes analytiques du
raisonnement que si elle s'exerçait dans le monde des anges, de sorte
que nous pouvons en mesurer la profondeur, mais sans plus la traduire en
langage humain que ne le peuvent les esprits désincarnés quand,
évoqués par un médium, celui-ci les interroge sur les secrets de la
mort. Et même en tenant compte de cette originalité acquise qui
m'avait frappé dès l'après-midi, de cette parenté que les
musicographes pourraient trouver entre eux, c'est bien un accent unique
auquel s'élèvent, auquel reviennent malgré eux ces grands chanteurs
que sont les musiciens originaux, et qui est une preuve de l'existence
irréductiblement individuelle de l'âme. Que Vinteuil essayât de faire
plus solennel, plus grand, ou de faire plus vif et plus gai, de faire ce
qu'il apercevait se reflétant en beau dans l'esprit du public,
Vinteuil, malgré lui, submergeait tout cela sous une lame de fond qui
rend son chant éternel et aussitôt reconnu. Ce chant différent de
celui des autres, semblable à tous les siens, où Vinteuil l'avait-il
appris, entendu? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une
patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où
viendra, appareillant pour la terre, un autre grand artiste. Tout au
plus, de cette patrie, Vinteuil dans ses dernières œuvres semblait
s'être rapproché. L'atmosphère n'y était plus la même que dans la
sonate, les phrases interrogatives s'y faisaient plus pressantes, plus
inquiètes, les réponses plus mystérieuses; l'air délavé du matin et
du soir semblait y influencer jusqu'aux cordes des instruments. Morel
avait beau jouer merveilleusement, les sons que rendait son violon me
parurent singulièrement perçants, presque criards. Cette âcreté
plaisait et, comme dans certaines voix, on y sentait une sorte de
qualité morale et de supériorité intellectuelle. Mais cela pouvait
choquer. Quand la vision de l'univers se modifie, s'épure, devient plus
adéquate au souvenir de la patrie intérieure, il est bien naturel que
cela se traduise par une altération générale des sonorités chez le
musicien, comme de la couleur chez le peintre. Au reste le public le
plus intelligent ne s'y trompe pas puisque l'on déclara plus tard les
dernières œuvres de Vinteuil les plus profondes. Or aucun programme,
aucun sujet n'apportait un élément intellectuel de jugement. On
devinait donc qu'il s'agissait d'une transposition dans l'ordre sonore,
de la profondeur.
Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun
d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec
elle; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit
parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire il la
fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve quand il entonne,
quel que soit le sujet qu'il traite, ce chant singulier dont la
monotonie--car quel que soit le sujet traité, il reste identique à
soi-même--prouve la fixité des éléments composants de son âme. Mais
alors n'est-ce pas que de ces éléments, tout le résidu réel que nous
sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut
transmettre même de l'ami a l'ami, du maître au disciple, de l'amant
à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que
chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où
il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points
extérieurs communs à tous et sans intérêt,--l'art, l'art d'un
Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant
dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que
nous appelons les individus et que sans l'art nous ne connaîtrions
jamais? Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous
permissent de traverser l'immensité, ne nous serviraient à rien, car,
si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils
revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que
nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de
Jouvence, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais
d'avoir d'autres yeux, de voir l'univers avec les yeux d'un autre, de
cent autres, de voir les cent univers que chacun d'eux voit, que chacun
d'eux est; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil;
avec leurs pareils, nous volons vraiment d'étoiles en étoiles.
L'andante venait de finir sur une phrase remplie d'une tendresse à
laquelle je m'étais donné tout entier; alors il y eut, avant le
mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent
leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions.
Un Duc pour montrer qu'il s'y connaissait déclara: «C'est très
difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un
moment avec moi. Mais qu'étaient leurs paroles, qui, comme toute parole
humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la
céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m'entretenir?
J'étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis,
tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains
êtres sont les derniers témoins d'une forme de vie que la nature a
abandonnée, je me demandais si la musique n'était pas l'exemple unique
de ce qu'aurait pu être--s'il n'y avait pas eu l'invention du langage,
la formation des mots, l'analyse des idées--la communication des âmes.
Elle est comme une possibilité qui n'a pas eu de suites; l'humanité
s'est engagée en d'autres voies, celle du langage parlé et écrit.
Mais ce retour à l'inanalysé était si enivrant, qu'au sortir de ce
paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait
d'une insignifiance extraordinaire. Les êtres, j'avais pu pendant la
musique me souvenir d'eux, les mêler à elle; ou plutôt à la musique
je n'avais guère mêlé le souvenir que d'une seule personne, celui
d'Albertine. Et la phrase qui finissait l'andante me semblait si sublime
que je me disais qu'il était malheureux qu'Albertine ne sût pas, et,
si elle avait su, n'eût pas compris quel honneur c'était pour elle
d'être mêlée à quelque chose de si grand qui nous réunissait et
dont elle avait semblé emprunter la voix pathétique. Mais, une fois la
musique interrompue, les êtres qui étaient là semblaient trop fades.
On passa quelques rafraîchissements. M. de Charlus interpellait de
temps en temps un domestique: «Comment allez-vous? Avez-vous reçu mon
pneumatique? Viendrez-vous? » Sans doute il y avait dans ces
interpellations la liberté du grand seigneur qui croit flatter et qui
est plus peuple que le bourgeois, mais aussi la rouerie du coupable qui
croit que ce dont on fait étalage est par cela même jugé innocent. Et
il ajoutait, sur le ton Guermantes de Mme de Villeparisis: «C'est un
brave petit, c'est une bonne nature, je l'emploie souvent chez moi. »
Mais ses habiletés tournaient contre le Baron, car on trouvait
extraordinaires ses amabilités si intimes et ses pneumatiques à des
valets de pied. Ceux-ci en étaient d'ailleurs moins flattés que
gênés, pour leurs camarades. Cependant le septuor qui avait
recommencé avançait vers sa fin; à plusieurs reprises telle ou telle
phrase de la sonate revenait, mais chaque fois changée, sur un rythme,
un accompagnement différents, la même et pourtant autre, comme
renaissent les choses dans la vie; et c'était une de ces phrases qui,
sans qu'on puisse comprendre quelle affinité leur assigne comme demeure
unique et nécessaire le passé d'un certain musicien, ne se trouvent
que dans son œuvre, et apparaissent constamment dans celle-ci, dont
elles sont les fées, les dryades, les divinités familières; j'en
avais d'abord distingué dans le septuor deux ou trois qui me
rappelaient la sonate. Bientôt--baignée dans le brouillard violet qui
s'élevait surtout dans la dernière partie de l'œuvre de Vinteuil, si
bien que, même quand il introduisait quelque part une danse, elle
restait captive dans une opale--j'aperçus une autre phrase de la
sonate, restant si lointaine encore que je la reconnaissais à peine;
hésitante, elle s'approcha, disparut comme effarouchée, puis revint,
s'enlaça à d'autres, venues, comme je le sus plus tard, d'autres
œuvres, en appela d'autres qui devenaient à leur tour attirantes et
persuasives, aussitôt qu'elles étaient apprivoisées, et entraient
dans la ronde, dans la ronde divine mais restée invisible pour la
plupart des auditeurs, lesquels, n'ayant devant eux qu'un voile épais
au travers duquel ils ne voyaient rien, ponctuaient arbitrairement
d'exclamations admiratives un ennui continu dont ils pensaient mourir.
Puis elles s'éloignèrent, sauf une que je vis repasser jusqu'à cinq
et six fois, sans que je pusse apercevoir son visage, mais si
caressante, si différente--comme sans doute la petite phrase de la
sonate pour Swann--de ce qu'aucune femme m'avait jamais fait désirer,
que cette phrase-là qui m'offrait d'une voix si douce, un bonheur qu'il
eût vraiment valu la peine d'obtenir, c'est peut-être--cette créature
invisible dont je ne connaissais pas le langage et que je comprenais si
bien--la seule Inconnue qu'il m'ait été jamais donné de rencontrer.
Puis cette phrase se défit, se transforma, comme faisait la petite
phrase de la sonate, et devint le mystérieux appel du début.
Une
phrase d'un caractère douloureux s'opposa à lui, mais si profonde, si
vague, si interne, presque si organique et viscérale qu'on ne savait
pas à chacune de ses reprises, si c'était celles d'un thème ou d'une
névralgie. Bientôt les deux motifs luttèrent ensemble dans un corps
à corps où parfois l'un disparaissait entièrement, où ensuite on
n'apercevait plus qu'un morceau de l'autre. Corps à corps d'énergies
seulement, à vrai dire; car si ces êtres s'affrontaient, c'était
débarrassés de leur corps physique, de leur apparence, de leur nom, et
trouvant chez moi un spectateur intérieur, insoucieux lui aussi des
noms et du particulier, pour s'intéresser à leur combat immatériel et
dynamique et en suivre avec passion les péripéties sonores. Enfin le
motif joyeux resta triomphant; ce n'était plus un appel presque inquiet
lancé derrière un ciel vide, c'était une joie ineffable qui semblait
venir du Paradis, une joie aussi différente de celle de la sonate que
d'un ange doux et grave de Bellini, jouant du théorbe, pourrait être,
vêtu d'une robe d'écarlate, quelque archange de Mantegna sonnant dans
un buccin. Je savais bien que cette nuance nouvelle de la joie, cet
appel vers une joie supra-terrestre, je ne l'oublierais jamais. Mais
serait-elle jamais réalisable pour moi? Cette question me paraissait
d'autant plus importante que cette phrase était ce qui aurait pu le
mieux caractériser--comme tranchant avec tout le reste de ma vie, avec
le monde visible--ces impressions qu'à des intervalles éloignés je
retrouvais dans ma vie comme les points de repère, les amorces, pour la
construction d'une vie véritable: l'impression éprouvée devant les
clochers de Martinville, devant une rangée d'arbres près de Balbec. En
tout cas pour en revenir à l'accent particulier de cette phrase, comme
il était singulier que le pressentiment le plus différent de ce
qu'assigne la vie terre à terre, l'approximation la plus hardie des
allégresses de l'au delà se fût justement matérialisée dans le
triste petit bourgeois bienséant que nous rencontrions au mois de Marie
à Combray; mais surtout comment se faisait-il que cette révélation,
la plus étrange que j'eusse encore reçue, d'un type inconnu de joie,
j'eusse pu la recevoir de lui, puisque, disait-on, quand il était mort,
il n'avait laissé que sa sonate, que le reste demeurait inexistant en
d'indéchiffrables notations. Indéchiffrables, mais qui pourtant
avaient fini par être déchiffrées, à force de patience,
d'intelligence et de respect, par la seule personne qui avait assez
vécu auprès de Vinteuil pour bien connaître sa manière de
travailler, pour deviner ses indications d'orchestre: l'amie de Mlle
Vinteuil. Du vivant même du grand musicien, elle avait appris de la
fille le culte que celle-ci avait pour son père. C'est à cause de ce
culte que dans ces moments où l'on va à l'opposé de ses inclinations
véritables, les deux jeunes filles avaient pu trouver un plaisir
dément aux profanations qui ont été racontées. (L'adoration pour son
père était la condition même du sacrilège de sa fille. Et sans doute
la volupté de ce sacrilège elles eussent dû se la refuser, mais
celle-ci ne les exprimait pas tout entières. ) Et d'ailleurs elles
étaient allées se raréfiant jusqu'à disparaître tout à fait au fur
et à mesure que les relations charnelles et maladives, ce trouble et
fumeux embrasement, avait fait place à la flamme d'une amitié haute et
pure. L'amie de Mlle Vinteuil était quelquefois traversée par
l'importune pensée qu'elle avait peut-être précipité la mort de
Vinteuil. Du moins en passant des années à débrouiller le grimoire
laissé par Vinteuil, en établissant la lecture certaine de ces
hiéroglyphes inconnus, l'amie de Mlle Vinteuil eut la consolation
d'assurer au musicien dont elle avait assombri les dernières années,
une gloire immortelle et compensatrice. De relations qui ne sont pas
consacrées par les lois découlent des liens de parenté aussi
multiples, aussi complexes, plus solides seulement, que ceux qui
naissent du mariage. Sans même s'arrêter à des relations d'une nature
aussi particulière, ne voyons-nous pas tous les jours que l'adultère,
quand il est fondé sur l'amour véritable, n'ébranle pas le sentiment
de famille, les devoirs de parenté, mais les revivifie. L'adultère
introduit l'esprit dans la lettre que bien souvent le mariage eût
laissée morte. Une bonne fille qui portera par simple convenance le
deuil du second mari de sa mère n'aura pas assez de larmes pour pleurer
l'homme que sa mère avait entre tous choisi comme amant. Du reste Mlle
Vinteuil n'avait agi que par sadisme, ce qui ne l'excusait pas, mais
j'eus plus tard une certaine douceur à le penser. Elle devait bien se
rendre compte, me disais-je, au moment où elle profanait avec son amie
la photographie de son père, que tout cela n'était que maladif, de la
folie, et pas la vraie et joyeuse méchanceté qu'elle aurait voulu.
Cette idée que c'était une simulation de méchanceté seulement
gâtait son plaisir. Mais si cette idée a pu lui revenir plus tard,
comme elle avait gâté son plaisir, elle a dû diminuer sa souffrance.
«Ce n'était pas moi, dut-elle se dire, j'étais aliénée. Moi, je
veux encore prier pour mon père, ne pas désespérer de sa bonté. »
Seulement il est possible que cette idée, qui s'était certainement
présentée à elle dans le plaisir, ne se soit pas présentée à elle
dans la souffrance. J'aurais voulu pouvoir la mettre dans son esprit. Je
suis sûr que je lui aurais fait du bien et que j'aurais pu rétablir
entre elle et le souvenir de son père une communication assez douce.
Comme dans les illisibles carnets où un chimiste de génie, qui ne sait
pas la mort si proche, note des découvertes qui resteront peut-être à
jamais ignorées, l'amie de Mlle Vinteuil avait dégagé, de papiers
plus illisibles que des papyrus, ponctués d'écriture cunéiforme, la
formule éternellement vraie, à jamais féconde, de cette joie
inconnue, l'espérance mystique de l'Ange écarlate du matin. Et moi
pour qui, moins pourtant que pour Vinteuil peut-être, elle avait été
aussi, elle venait d'être ce soir même encore, en réveillant à
nouveau ma jalousie d'Albertine, elle devait surtout dans l'avenir être
cause de tant de souffrances, c'était grâce à elle, par compensation,
qu'avait pu venir jusqu'à moi l'étrange appel que je ne cesserais plus
jamais d'entendre, comme la promesse et la preuve qu'il existait autre
chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais
trouvé dans tous les plaisirs et dans l'amour même, et que si ma vie
me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli.
Ce qu'elle avait permis, grâce à son labeur, qu'on connût de
Vinteuil, c'était à vrai dire toute l'œuvre de Vinteuil. À côté de
ce Septuor, certaines phrases de la sonate que seules le public
connaissait, apparaissaient comme tellement banales qu'on ne pouvait pas
comprendre comment elles avaient pu exciter tant d'admiration. C'est
ainsi que nous sommes surpris que pendant des aimées, des morceaux
aussi insignifiants que la Romance à l'Étoile, la Prière d'Élisabeth
aient pu soulever au concert des amateurs fanatiques qui s'exténuaient
à applaudir et à crier _bis_ quand venait de finir ce qui pourtant
n'est que fade pauvreté pour nous qui connaissons Tristan, l'Or du
Rhin, les Maîtres Chanteurs. Il faut supposer que ces mélodies sans
caractère contenaient déjà cependant en quantités infinitésimales,
et par cela même, peut-être plus assimilables, quelque chose de
l'originalité des chefs-d'œuvre qui rétrospectivement comptent seuls
pour nous, mais que leur perfection même eût peut-être empêchés
d'être compris; elles ont pu leur préparer le chemin dans les cœurs.
Toujours est-il que si elles donnaient un pressentiment confus des
beautés futures, elles laissaient celles-ci dans un inconnu complet. Il
en était de même pour Vinteuil; si en mourant il n'avait laissé--en
exceptant certaines parties de la sonate--que ce qu'il avait pu
terminer, ce qu'on eût connu de lui eût été, auprès de sa grandeur
véritable, aussi peu de chose que pour Victor Hugo par exemple, s'il
était mort après le _Pas d'Armes du roi Jean_, la _Fiancée du
Timbalier_ et _Sarah la baigneuse_, sans avoir rien écrit de la
_Légende des siècles_ et des _Contemplations_: ce qui est pour nous
son œuvre véritable fût resté purement virtuel, aussi inconnu que
ces univers jusqu'auxquels notre perception n'atteint pas, dont nous
n'aurons jamais une idée.
Au reste le contraste apparent, cette union profonde entre le génie (le
talent aussi et même la vertu) et la gaine de vices, où, comme il
était arrivé pour Vinteuil, il est si fréquemment contenu, conservé,
étaient lisibles, comme en une vulgaire allégorie, dans la réunion
même des invités au milieu desquels je me retrouvai quand la musique
fut finie. Cette réunion, bien que limitée cette fois au salon de Mme
Verdurin, ressemblait à beaucoup d'autres, dont le gros public ignore
les ingrédients qui y entrent et que les journalistes philosophes,
s'ils sont un peu informés, appellent parisiennes, ou panamiennes, ou
dreyfusardes, sans se douter qu'elles peuvent se voir aussi bien à
Pétersbourg, à Berlin, à Madrid et dans tous les temps; si en effet
le sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, homme véritablement
artiste, bien élevé, et snob, quelques duchesses et trois ambassadeurs
avec leurs femmes étaient ce soir chez Mme Verdurin, le motif proche,
immédiat, de cette présence résidait dans les relations qui
existaient entre M. de Charlus et Morel, relations qui faisaient
désirer au Baron de donner le plus de retentissement possible aux
succès artistiques de sa jeune idole, et d'obtenir pour lui la croix de
la Légion d'honneur; la cause plus lointaine qui avait rendu cette
réunion possible, était qu'une jeune fille entretenant avec Mlle
Vinteuil des relations parallèles à celles de Charlie et du Baron,
avait mis au jour toute une série d'œuvres géniales et qui avaient
été une telle révélation qu'une souscription n'allait pas tarder à
être ouverte sous le patronage du Ministre de l'Instruction publique,
en vue de faire élever une statue à Vinteuil. D'ailleurs à ces
œuvres, tout autant que les relations de Mlle Vinteuil avec son amie,
avaient été utiles celles du Baron avec Charlie, sorte de chemin de
traverse, de raccourci, grâce auquel le monde allait rejoindre ces
œuvres sans le détour, sinon d'une incompréhension qui persisterait
longtemps, du moins d'une ignorance totale qui eût pu durer des
années. Chaque fois que se produit un événement accessible à la
vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire
généralement un événement politique, les journalistes philosophes
sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France, qu'on ne
reverra plus de telles soirées, qu'on n'admirera plus Ibsen, Renan,
Dostoïevski, D'Annunzio, Tolstoï, Wagner, Strauss. Car les journalistes
philosophes tirent argument des dessous équivoques de ces
manifestations officielles, pour trouver quelque chose de décadent à
l'art qu'elles glorifient et qui bien souvent est le plus austère de
tous. Mais il n'est pas de nom parmi les plus révérés de ces
journalistes philosophes, qui n'ait tout naturellement donné lieu à de
telles fêtes étranges, quoique l'étrangeté en fût moins flagrante
et mieux cachée. Pour cette fête-ci, les éléments impurs qui s'y
conjuguaient me frappaient à un autre point de vue; certes j'étais
aussi à même que personne de les dissocier, ayant appris à les
connaître séparément, mais surtout il arrivait que les uns, ceux qui
se rattachaient à Mlle Vinteuil et son amie, me parlant de Combray, me
parlaient aussi d'Albertine, c'est-à-dire de Balbec, puisque c'est
parce que j'avais vu jadis Mlle Vinteuil à Montjouvain et que j'avais
appris l'intimité de son amie avec Albertine, que j'allais tout à
l'heure en rentrant chez moi, trouver au lieu de la solitude, Albertine
qui m'attendait, et que les autres, ceux qui concernaient Morel et M. de
Charlus en me parlant de Balbec, où j'avais vu, sur le quai de
Doncières, se nouer leurs relations, me parlaient de Combray et de ses
deux côtés, car M. de Charlus c'était un de ces Guermantes, comtes de
Combray, habitant Combray sans y avoir de logis, entre ciel et terre,
comme Gilbert le Mauvais dans son Vitrail: enfin Morel était le fils de
ce vieux valet de chambre qui m'avait fait connaître la dame en rose et
permis, tant d'années après, de reconnaître en elle Mme Swann.
M. de Charlus recommença au moment où, la musique finie, ses invités
prirent congé de lui, la même erreur qu'à leur arrivée. Il ne leur
demanda pas d'aller vers la Patronne, de l'associer elle et son mari à
la reconnaissance qu'on lui témoignait. Ce fut un long défilé, mais
un défilé devant le baron seul, et non même sans qu'il s'en rendît
compte, car ainsi qu'il me le dit quelques minutes après: «La forme
même de la manifestation artistique a revêtu ensuite un côté
«sacristie» assez amusant. » On prolongeait même les remerciements
par des propos différents qui permettaient de rester un instant de plus
auprès du Baron, pendant que ceux qui ne l'avaient pas encore
félicité de la réussite de sa fête, stagnaient, piétinaient. Plus
d'un mari avait envie de s'en aller; mais sa femme, snob bien que
Duchesse, protestait: «Non, non, quand nous devrions attendre une
heure, il ne faut pas partir sans avoir remercié Palamède qui s'est
donné tant de peine. Il n'y a que lui qui puisse à l'heure actuelle
donner des fêtes pareilles. » Personne n'eût plus pensé à se faire
présenter à Mme Verdurin qu'à l'ouvreuse d'un théâtre où une
grande dame a pour un soir amené toute l'aristocratie. «Étiez-vous
hier chez Eliane de Montmorency, mon cousin? demandait Mme de Mortemart,
désireuse de prolonger l'entretien. » «Eh! bien mon Dieu non; j'aime
bien Eliane, mais je ne comprends pas le sens de ses invitations. Je
suis un peu bouché sans doute, ajoutait-il avec un large sourire
épanoui, cependant que Mme de Mortemart sentait qu'elle allait avoir la
primeur d'une de «Palamède» comme elle en avait souvent d'«Oriane».
«J'ai bien reçu il y a une quinzaine de jours une carte de l'agréable
Eliane. Au-dessus du nom contesté de Montmorency il y avait cette
aimable invitation: «Mon cousin faites-moi la grâce de penser à moi
Vendredi prochain à 9 h. 1/2. » Au-dessous étaient écrits ces deux
mots moins gracieux: «Quatuor Tchèque». Ils me semblèrent
inintelligible, sans plus de rapport en tout cas avec la phrase
précédente que ces lettres au dos desquelles on voit que l'épistolier
en avait commencé une autre par les mots: «Cher ami», la suite
manquant, et n'a pas pris une autre feuille, soit distraction, soit
économie de papier. J'aime bien Eliane: aussi je ne lui en voulus pas,
je me contentai de ne pas tenir compte des mots étranges et déplacés
de quatuor tchèque et comme je suis un homme d'ordre je mis au-dessus
de ma cheminée l'invitation de penser à Madame de Montmorency le
Vendredi à 9 h. 1/2. Bien que connu pour ma nature obéissante,
ponctuelle et douce, comme Buffon dit du chameau--et le rire s'épanouit
plus largement autour de M. de Charlus qui savait qu'au contraire on le
tenait pour l'homme le plus difficile à vivre,--je fus en retard de
quelques minutes (le temps d'ôter mes vêtements de jour), et sans en
avoir trop de remords, pensant que 9 h. 1/2 était mis pour 10, à dix
heures tapant dans une bonne robe de chambre, les pieds en d'épais
chaussons, je me mis au coin de mon feu à penser à Eliane comme elle
me l'avait demandé et avec une intensité qui ne commença à
décroître qu'à dix heures et demie. Dites-lui bien je vous prie que
j'ai strictement obéi à son audacieuse requête. Je pense qu'elle sera
contente. » Mme de Mortemart se pâma de rire, et M. de Charlus tout
ensemble. «Et demain, ajouta-t-elle sans penser qu'elle avait dépassé
et de beaucoup le temps qu'on pouvait lui concéder, irez-vous chez nos
cousins La Rochefoucauld? » «Oh! cela, c'est impossible, ils m'ont
convié comme vous, je le vois, à la chose la plus impossible à
concevoir a réaliser et qui s'appelle, si j'en crois la carte
d'invitation: «Thé dansant». Je passais pour fort adroit quand
j'étais jeune, mais je doute que j'eusse pu sans manquer à la décence
prendre mon thé en dansant. Or je n'ai jamais aimé manger ni boire
d'une façon malpropre. Vous me direz qu'aujourd'hui je n'ai plus à
danser. Mais même assis confortablement à boire du thé--de la
qualité duquel d'ailleurs je me méfie puisqu'il s'intitule dansant--je
craindrais que des invités plus jeunes que moi, et moins adroits
peut-être que je n'étais à leur âge, renversassent sur mon habit
leur tasse, ce qui interromprait pour moi le plaisir de vider la
mienne. » Et M. de Charlus ne se contentait même pas d'omettre dans la
conversation Mme Verdurin et de parler de sujets de toute sorte qu'il
semblait avoir plaisir à développer et varier, pour le cruel plaisir
qui avait toujours été le sien, de faire rester indéfiniment sur
leurs jambes à «faire la queue» les amis qui attendaient avec une
épuisante patience que leur tour fût venu; il faisait même des
critiques sur toute la partie de la soirée dont Mme Verdurin était
responsable: «Mais, à propos de tasse, qu'est-ce que c'est que ces
étranges demi-bols pareils à ceux où quand j'étais jeune homme on
faisait venir des sorbets de chez Poiré Blanche. Quelqu'un m'a dit tout
à l'heure que c'était pour du «café glacé». Mais en fait de café
glacé, je n'ai vu ni café ni glace. Quelles curieuses petites choses
à destination mal définie. » Pour dire cela M. de Charlus avait placé
verticalement sur sa bouche ses mains gantées de blanc et arrondi
prudemment son regard désignateur comme s'il craignait d'être entendu
et même vu des maîtres de maison. Mais ce n'était qu'une feinte, car
dans quelques instants il allait dire les mêmes critiques à la
Patronne elle-même, et un peu plus tard lui enjoindre insolemment: «Et
surtout plus de tasses à café glacé! Donnez-les à celle de vos amies
dont vous désirez enlaidir la maison. Mais surtout qu'elle ne les mette
pas dans le salon, car on pourrait s'oublier et croire qu'on s'est
trompé de pièce puisque ce sont exactement des pots de chambre. »
«Mais, mon cousin, disait l'invitée en baissant elle aussi la voix et
en regardant d'un air interrogateur M. de Charlus, non par crainte de
fâcher Mme Verdurin, mais de le fâcher lui, peut-être qu'elle ne sait
pas encore tout très bien. . . » «On le lui apprendra. » «Oh! riait
l'invitée, elle ne peut pas trouver un meilleur professeur! Elle a de
la chance! Avec vous on est sûr qu'il n'y aura pas de fausse note. »
«En tout cas, il n'y en a pas eu dans la musique. » «Oh! c'était
sublime. Ce sont de ces joies qu'on n'oublie pas. À propos de ce
violoniste de génie, continuait-elle, croyant, dans sa naïveté, que
M. de Charlus s'intéressait au violon «en soi», en connaissez-vous un
que j'ai entendu l'autre jour jouer merveilleusement une sonate de
Fauré, il s'appelle Frank. . . » «Oui, c'est une horreur, répondait M.
de Charlus sans se soucier de la grossièreté d'un démenti qui
impliquait que sa cousine n'avait aucun goût. En fait de violoniste je
vous conseille de vous en tenir au mien. » Les regards allaient
recommencer à s'échanger entre M. de Charlus et sa cousine, à la fois
baissés et épieurs, car rougissante et cherchant par son zèle à
réparer sa gaffe, Mme de Mortemart allait proposer à M. de Charlus de
donner une soirée pour faire entendre Morel. Or pour elle, cette
soirée n'avait pas le but de mettre en lumière un talent, but qu'elle
allait pourtant prétendre être le sien, et qui était réellement
celui de M. de Charlus. Elle ne voyait là qu'une occasion de donner une
soirée particulièrement élégante, et déjà calculait qui elle
inviterait et qui elle laisserait de côté. Ce triage, préoccupation
dominante des gens qui donnent des fêtes (ceux-là même que les
journaux mondains ont le toupet ou la bêtise d'appeler «l'élite»),
altère aussitôt le regard--et l'écriture--plus profondément que ne
ferait la suggestion d'un hypnotiseur. Avant même d'avoir pensé à ce
que Morel jouerait (préoccupation jugée secondaire et avec raison, car
si même tout le monde, à cause de M. de Charlus, avait eu la
convenance de se taire pendant la musique, personne en revanche n'aurait
eu l'idée de l'écouter), Mme de Mortemart, ayant décidé que Mme de
Valcourt ne serait pas des «élues», avait pris par ce fait même
l'air de conjuration, de complot qui ravale si bas celles mêmes des
femmes du monde qui pourraient le plus aisément se moquer du qu'en
dira-t-on. «N'y aurait-il pas moyen que je donne une soirée pour faire
entendre votre ami? » dit à voix basse Mme de Mortemart, qui tout en
s'adressant uniquement à M. de Charlus, ne put s'empêcher, comme
fascinée, de jeter un regard sur Mme de Valcourt (l'exclue) afin de
s'assurer que celle-ci était à une distance suffisante pour ne pas
entendre. «Non, elle ne peut pas distinguer ce que je dis,» conclut
mentalement Mme de Mortemart, rassurée par son propre regard, lequel
avait eu en revanche sur Mme Valcourt un effet tout différent de celui
qu'il avait pour but: «Tiens, se dit Mme de Valcourt en voyant ce
regard, Marie-Thérèse arrange avec Palamède quelque chose dont je ne
dois pas faire partie. » «Vous voulez dire mon protégé», rectifiait
M. de Charlus, qui n'avait pas plus de pitié pour le savoir grammatical
que pour les dons musicaux de sa cousine. Puis sans tenir aucun compte
des muettes prières de celle-ci, qui s'excusait elle-même en souriant:
«Mais si. . . dit-il d'une voix forte et capable d'être entendue de tout
le salon, bien qu'il y ait toujours danger à ce genre d'exportation
d'une personnalité fascinante dans un cadre qui lui fait forcément
subir une déperdition de son pouvoir transcendental et qui resterait en
tous cas à approprier. » Madame de Mortemart se dit que le mezzo-vocce,
le pianissimo de sa question avait été peine perdue, après le
«gueuloir» par où avait passé la réponse. Elle se trompa. Mme de
Valcourt n'entendit rien pour la raison qu'elle ne comprit pas un seul
mot. Ses inquiétudes diminuèrent et se fussent rapidement éteintes,
si Mme de Mortemart, craignant de se voir déjouée et craignant d'avoir
à inviter Mme de Valcourt, avec qui elle était trop liée pour la
laisser de côté si l'autre savait «avant», n'eût de nouveau levé
les paupières dans la direction d'Edith, comme pour ne pas perdre de
vue un danger menaçant, non sans les rabaisser vivement de façon à ne
pas trop s'engager. Elle comptait le lendemain de la fête lui écrire
une de ces lettres, complément du regard révélateur, lettres qu'on
croit habiles et qui sont comme un aveu sans réticences et signé. Par
exemple: «Chère Edith, je m'ennuie après vous, je ne vous attendais
pas trop hier soir (comment m'aurait-elle attendue, se serait dit Edith,
puisque elle ne m'avait pas invitée? ) car je sais que vous n'aimez pas
extrêmement ce genre de réunions qui vous ennuient plutôt. Nous n'en
aurions pas moins été très honorés de vous avoir (jamais Mme de
Mortemart n'employait ce terme honoré, excepté dans les lettres où
elle cherchait à donner à un mensonge une apparence de vérité). Vous
savez que vous êtes toujours chez vous à la maison. Du reste vous avez
bien fait, car cela a été tout à fait raté comme toutes les choses
improvisées en deux heures, etc. » Mais déjà le nouveau regard furtif
lancé sur elle avait fait comprendre à Edith tout ce que cachait le
langage compliqué de M. de Charlus. Ce regard fut même si fort
qu'après avoir frappé Mme de Valcourt, le secret évident et
l'intention de cachotterie qu'il contenait rebondirent sur un jeune
Péruvien que Mme de Mortemart comptait au contraire inviter. Mais
soupçonneux, voyant jusqu'à l'évidence les mystères qu'on faisait
sans prendre garde qu'ils n'étaient pas pour lui, il éprouva aussitôt
à l'endroit de Mme de Mortemart une haine atroce et se jura de lui
faire mille mauvaises farces, comme de faire envoyer cinquante cafés
glacés chez elle le jour où elle ne recevrait pas, de faire insérer,
celui où elle recevrait, une note dans les journaux, disant que la
fête était remise, et de publier des comptes-rendus mensongers des
suivantes, dans lesquels figureraient les noms connus de toutes les
personnes que pour des raisons variées, on ne tient pas à recevoir,
même pas à se laisser présenter. Mme de Mortemart avait tort de se
préoccuper de Mme de Valcourt. M. de Charlus allait se charger de
dénaturer, bien davantage que n'eût fait la présence de celle-ci, la
fête projetée. «Mais mon cousin, dit-elle en réponse à la phrase du
«cadre à approprier» dont son état momentané d'hyperesthésie lui
avait permis de deviner le sens, nous vous éviterons toute peine. Je me
charge très bien de demander à Gilbert de s'occuper de tout. » «Non
surtout pas, d'autant plus qu'il ne sera pas invité. Rien ne se fera
que par moi. Il s'agit avant tout d'exclure les personnes qui ont des
oreilles pour ne pas entendre. » La cousine de M. de Charlus qui avait
compté sur l'attrait de Morel pour donner une soirée où elle pourrait
dire qu'à la différence de tant de parentes, «elle avait eu
Palamède», reporta brusquement sa pensée, de ce prestige de M. de
Charlus, sur tant de personnes avec lesquelles il allait la brouiller
s'il se mêlait d'exclure et d'inviter. La pensée que le Prince de
Guermantes (à cause duquel en partie elle désirait exclure Mme de
Valcourt qu'il ne recevait pas) ne serait pas convié, l'effrayait. Ses
yeux prirent une expression inquiète. «Est-ce que la lumière un peu
trop vive vous fait mal? » demanda M. de Charlus avec un sérieux
apparent dont l'ironie foncière ne fut pas comprise. «Non pas du tout,
je songeais à la difficulté, non à cause de moi naturellement, mais
des miens, que cela pourrait créer si Gilbert apprend que j'ai eu une
soirée sans l'inviter lui qui n'a jamais quatre chats sans. . . » «Mais
justement on commencera par supprimer les quatre chats qui ne pourraient
que miauler, je crois que le bruit des conversations vous a empêchée
de comprendre qu'il s'agissait non de faire des politesses grâce à une
soirée, mais de procéder aux rites habituels à toute véritable
célébration. » Puis, jugeant, non que la personne suivante avait trop
attendu, mais qu'il ne seyait pas d'exagérer les faveurs faites à
celle qui avait eu en vue beaucoup moins Morel que ses propres
«listes» d'invitation, M. de Charlus, comme un médecin qui arrête la
consultation quand il juge être resté le temps suffisant, signifia à
sa cousine de se retirer, non en lui disant au revoir, mais en se
tournant vers la personne qui venait immédiatement après. «Bonsoir
Madame de Montesquiou, c'était merveilleux, n'est-ce pas? Je n'ai pas
vu Hélène, dites-lui que tout abstention générale, même la plus
noble, autant dire la sienne, comporte des exceptions, si celles-ci sont
éclatantes, comme c'était ce soir le cas. Se montrer rare, c'est bien,
mais faire passer avant le rare, qui n'est que négatif, le précieux,
c'est mieux encore. Pour votre sœur, dont je prise plus que personne la
systématique _absence_ là où ce qui l'attend ne la vaut pas, au
contraire, à une manifestation mémorable comme celle-ci, sa présence
eût été une préséance et eût apporté à votre sœur, déjà si
prestigieuse, un prestige supplémentaire. » Puis il passa à une
troisième personne, M. d'Argencourt. Je fus très étonné de voir là,
aussi aimable et flagorneur avec M. de Charlus qu'il était sec avec lui
autrefois, se faisant présenter Morel et lui disant qu'il espérait
qu'il viendrait le voir, M. d'Argencourt, cet homme si terrible pour
l'espèce d'hommes dont était M. de Charlus. Or il en vivait maintenant
entouré. Ce n'était pas certes qu'il fût devenu à cet égard un des
pareils de M. de Charlus. Mais depuis quelque temps il avait à peu
près abandonné sa femme pour une jeune femme du monde qu'il adorait.
Intelligente, il lui faisait partager son goût pour les gens
intelligents et souhaitait fort d'avoir M. de Charlus chez elle. Mais
surtout M. d'Argencourt, fort jaloux et un peu impuissant, sentant qu'il
satisfaisait mal sa conquête et voulant à la fois la présenter et la
distraire, ne le pouvait sans danger qu'en l'entourant d'hommes
inoffensifs, à qui il faisait ainsi jouer le rôle de gardiens de
sérail. Ceux-ci le trouvaient devenu très aimable et le déclaraient
beaucoup plus intelligent qu'ils n'avaient cru, ce dont sa maîtresse et
lui étaient ravis.
Les autres invitées de M. de Charlus s'en allèrent assez rapidement.
Beaucoup disaient: «Je ne voudrais pas aller à la sacristie (le petit
salon où le Baron, ayant Charlie à côté de lui, recevait les
félicitations, et qu'il appelait ainsi lui-même), il faudrait pourtant
que Palamède me voie pour qu'il sache que je suis restée jusqu'à la
fin. » Aucune ne s'occupait de Mme Verdurin. Plusieurs feignirent de ne
pas la reconnaître et de dire adieu par erreur à Mme Cottard, en me
disant de la femme du docteur: «C'est bien Mme Verdurin, n'est-ce
pas? » Mme d'Arpajon me demanda à portée des oreilles de la maîtresse
de maison: «Est-ce qu'il y a seulement jamais eu un M. Verdurin? » Les
Duchesses, ne trouvant rien des étrangetés auxquelles elles s'étaient
attendues dans ce lieu qu'elles avaient espéré plus différent de ce
qu'elles connaissaient, se rattrapaient, faute de mieux, en étouffant
des fous rires devant les tableaux d'Elstir; pour le reste, qu'elles
trouvaient plus conforme qu'elles n'avaient cru à ce qu'elles
connaissaient déjà, elles en faisaient honneur à M. de Charlus en
disant: «Comme Palamède sait bien arranger les choses, il monterait
une féérie dans une remise ou dans un cabinet de toilette que ça n'en
serait pas moins ravissant. » Les plus nobles étaient celles qui
félicitaient avec le plus de ferveur M. de Charlus de la réussite
d'une soirée dont certaines n'ignoraient pas le ressort secret,
sans en être embarrassées d'ailleurs, cette société--par souvenir
peut-être de certaines époques de l'histoire où leur famille
était déjà arrivée à un degré identique d'impudeur pleinement
consciente--poussant le mépris des scrupules presque aussi loin que le
respect de l'étiquette. Plusieurs d'entre elles engagèrent sur place
Charlie pour des soirs où il viendrait jouer le septuor de Vinteuil,
mais aucune n'eut même l'idée d'y convier Mme Verdurin. Celle-ci
était au comble de la rage, quand M. de Charlus qui, porté sur un
nuage, ne pouvait s'en apercevoir voulut, par décence, inviter la
Patronne à partager sa joie. Et ce fut peut-être plutôt en se livrant
à son goût de littérature qu'à un débordement d'orgueil que ce
doctrinaire des fêtes artistes dit à Mme Verdurin: «Hé bien,
êtes-vous contente? Je pense qu'on le serait à moins; vous voyez que
quand je me mêle de donner une fête, cela n'est pas réussi à
moitié.
