Sans doute à
un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque,
à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire.
un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque,
à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Albertine Disparue - b
Mais la lecture m'était insupportable de ces articles écrits
par des gens qui n'éprouvent pas de réelle douleur. D'une chanson
insignifiante l'un disait: «C'est à pleurer», tandis que moi je
l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un
autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa
descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages
inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y
aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que, sans
la fâcheuse politique, la vie de Paris serait «tout à fait
délicieuse» alors que je savais bien que même sans politique cette
vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse même
avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur
cynégétique disait (on était au mois de mai) «Cette époque est
vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car
il n'y a rien, absolument rien à tirer», et le chroniqueur du
«Salon»: «Devant cette manière d'organiser une exposition on se sent
pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. . . » Si la
force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles
les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs,
en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce
fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou
aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la
princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à
l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu
le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à
pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas
les lire, car le simple geste d'en ouvrir un me rappelait à la fois que
j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne
vivait plus; je les laissais retomber sans avoir la force de les
déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression
identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence
d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au
bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa
d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je
souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était
là; entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du
pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la
flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et
d'autres domaines plus immatériels comme une nuit d'insomnie ou l'émoi
que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré
cela le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma
pensée se rappelait avoir lues, excitaient souvent en moi une jalousie
cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument
valable en faveur de l'immoralité des femmes que de me rendre une
impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transporté alors
dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi
émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient
quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors
je me demandais s'il était certain que les révélations de la
doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité
serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le
voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs
qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus
longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû,
aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays
qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si
elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans
doute, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine
eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est
vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons
notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à
côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa
rêverie un être absent, et qui, même s'il ne le reste que quelques
heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne
change-t-elle pas grand'chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de
partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes
tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût
à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les
enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon
argent tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je
peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour,
par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une
morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être
après sa mort, si cet être était un artiste et mettait un peu de soin
dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de
bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre,
continue à y poursuivre sa vie, même quand l'être d'où elle avait
été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme
Bontemps; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de
voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la
journée. Les gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre,
Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville
qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras
quand celle-ci lui rapportait le linge. «Mais, disait-elle, cette
demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé
l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me
faire par sa lettre et cependant je m'efforçais de le guérir en me
disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir
vicieux quand je reçus un télégramme d'Aimé: «Ai appris les choses
les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver lettre
suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffît à me
faire frémir; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque
personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits
êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce
d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que
lui seul possède. «D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me
dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui
pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je
l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la
rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner,
que Mlle Albertine qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour
aller se baigner avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à
un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir
et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là.
Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient
et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait
dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher,
à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle
aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies et que voyant Mlle
Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle
le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le
long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle
Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles
jouaient à se pousser dans l'eau; là elle ne m'a rien dit de plus,
mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour
vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite
blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce
qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de
bain. Et elle m'a dit: «Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette
demoiselle, elle me disait: (ah! tu me mets aux anges) et elle était si
énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. » J'ai vu encore
la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le
plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très
habile. »
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié
pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis
quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine,
j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait
annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul,
j'avais souffert davantage. Mais du moins l'Albertine que j'avais aimée
restait dans mon cœur. Maintenant à sa place--pour me punir d'avoir
poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que
j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin--ce que je trouvais
c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les
tromperies, là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant
n'avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l'ivresse de sa liberté
reconquise, elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à
mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant,
sur le bord de la Loire et à qui elle disait: «Tu me mets aux anges».
Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous
entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres
sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous
atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant
projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a
exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans les régions
superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences.
Autrefois, quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me
paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière.
Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la
douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à
savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le
faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait; alors descendant
de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au
mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque
dans mon corps, dans mon cœur--bien plus que ne m'eût fait souffrir la
peur de perdre la vie--de cette curiosité à laquelle collaboraient
toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient; et ainsi
c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais
maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi
fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice
d'Albertine, me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal
que j'avais fait à ma grand'mère, le mal que m'avait fait Albertine
fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au
souvenir, car, avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui
est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la
mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au
clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a
pris. Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la
découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais
dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots: «Tu
me mets aux anges», souffrance qui leur donnait une particularité
qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image
d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle
qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en
contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature.
Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies:
«Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c'en est
une aussi» pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord
insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine,
mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne
comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote
d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce
que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n'était
qu'un tout petit peu d'elle, et que le reste qui prenait tant
d'extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement
importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec
d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à
l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays
ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore
qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis
qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle
n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui
s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux
peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues.
Dans l'une d'elles, l'une des jeunes filles lève le pied comme
Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De
l'autre pied elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement
résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue.
Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même
méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de
la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit et
j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais
je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps
nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et
de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais
assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un
amateur sensible à la seule beauté j'aurais reconnu qu'Albertine le
recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en
étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands
sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient
dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant
je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de
l'eau, dans leur double nudité de marbres féminins au milieu d'une
touffe de végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs
nautiques. Me souvenant de ce qu'Albertine était sur mon lit, je
croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de
cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais
même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui
dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit
dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il
n'y a qu'un cygne et qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre
au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant
qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où l'on objective son
expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la face
qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se
concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était
interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait
avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des
abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien;
mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon
cœur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je
voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se
raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait:
«Tu me mets aux anges». Comme elle était vivante au moment où elle
commettait ses fautes, c'est-à-dire au moment où moi-même je me
trouvais, il ne suffisait pas de connaître cette faute, j'aurais voulu
qu'elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je
regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la
marque de ma jalousie, et tout différent du regret déchirant des
moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui
dire: «Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après
m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la
Loire, tu lui disais: «Tu me mets aux anges», j'ai vu la morsure. »
Sans doute je me disais: «Pourquoi me tourmenter? Celle qui a eu du
plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une
personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que
je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu'elle
ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de
son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé,
dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de
la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là
l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière,
cette influence s'étendait à mes rêves d'occultisme, d'immortalité
qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je
désirais. Aussi à ces moments-là si j'avais pu réussir à l'évoquer
en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que
c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie comme le pensait
l'abbé X. je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter: «Je sais
pour la blanchisseuse. Tu lui disais: tu me mets aux anges, j'ai vu la
morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la
blanchisseuse, ce fut--certes quand elle eut un peu duré--cette image
elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est
nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un
changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore
substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce
fractionnement d'Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses
Albertines, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments
revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou
sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce
fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât? Car s'il
n'était pas en lui-même quelque chose de réel, s'il tenait à la
forme successive des heures où elle m'était apparue forme qui restait
celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne
magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il
pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que
chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui
n'ont pas toutes la même valeur morale et que si Albertine vicieuse
avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle
qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre, celle qui
le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si
tristement: «Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai
jamais tout cela» et, quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge
avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié
sincère: «Oh! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est
entendu je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus
seul; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment
que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule
personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances
qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de
l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de
cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme
je l'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai
tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura
que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que, voulant
paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait
pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à
la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir.
Pourtant dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais
qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût
même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai,
involontaires dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré. Je
ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons
d'appeler certaines choses, que cela pouvait signifier cela ou non, mais
le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à
rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué.
D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour
être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je
le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait,
pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille
s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les
baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Quoi qu'elle eût
fait, quoi qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des
sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions
nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché
ses goûts, c'était pour ne pas me faire du chagrin. J'eus la douceur
de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais
connu une autre? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports
avec un autre être sont, avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre
être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.
Cela suffit; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse,
on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard
on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque
cruelle réalité qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette
nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule,
que nous ne pouvons quand elle vieillit, ôter son premier visage à une
personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J'évoquai le beau
regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son
cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette
morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse
fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant
(ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie),
je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là
m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper
aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée,
j'en retrouvais qui avaient semblé perdus: en nouant un foulard
derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à
laquelle je n'avais jamais repensé et où, pour que l'air froid ne pût
pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière
après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma
mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes
ayant appartenu à une morte chérie que nous rapporte la vieille femme
de chambre et qui ont tant de prix pour nous; mon chagrin s'en trouvait
enrichi, et d'autant plus que ce foulard je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol; des
hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais
compte que ce grand amour prolongé pour Albertine, était comme l'ombre
du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses
parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale
qu'il reflétait au delà de la mort. Car je sentais bien que si je
pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle,
d'autre part, si j'en avais mis trop, je ne l'aurais plus aimée; elle
me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était
maintenant ma grand'mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût
rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la
vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de
temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand
elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle
dans lequel j'étais resté sans penser à elle? Or mon souvenir devait
obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs
intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter
après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il
était comme l'ombre de mon amour.
D'autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le
reconnaissais plus; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais
chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le
signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je
l'aimais toujours; car le besoin d'éprouver un grand amour n'était,
tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine,
qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée, que je
pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le
regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le
besoin d'une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure
que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une sœur, lequel
n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins
impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas
dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des
heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une
profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et
en revanche plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un
coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et
alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle
les aurait compris, partagés--et son vice devenait comme une cause
d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me
souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que j'étais
jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce
moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi
qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui
me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne
un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde
de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et
les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi
générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de
peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement
les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui,
lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu
recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant
un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre; mon moi en
quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était
déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une
étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis
longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune
image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles, les larmes
qu'apportaient à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur
les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la
renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes
pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir
et la dernière période d'un amour, n'était pas plutôt le début
d'une maladie de cœur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade
est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils
cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison
qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée--la
complication amenée--par les lettres d'Aimé relativement à
l'établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un
médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que, pour le reste,
mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un
homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans
le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une
contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance
que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte
l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était
morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement
en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver
devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de
sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par
conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa
vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée
de la mort d'Albertine--non plus le souvenir présent de sa vie--qui
faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes
songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour
réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement ce
n'était pas, comme les premiers jours, qu'Albertine si vivante en moi
pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine,
qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si
vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se
suivent l'un l'autre, le noir tunnel, sous lequel ma pensée rêvassait
depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui,
s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, laissant voir au
loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un
souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me
disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui, dans l'obscurité où
je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité? Le
personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne
vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine
viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication
de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus
qu'une faible partie, à demi dépouillée de moi, et comme une fleur
qui s'entr'ouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une
exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient
peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine,
comme il arrive pour toutes les idées trop constantes qui ont besoin
d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre
de 1870 par exemple disent que l'idée de la guerre avait fini par leur
sembler naturelle non parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre,
mais parce qu'ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est
un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque
chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un
instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils
étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur le
blanc momentané se détachât enfin distincte la réalité monstrueuse
que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre
chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine
s'était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,
également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs
de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur,
l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme
sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli
par la morsure de tel de mes soupçons, quand déjà l'image de sa douce
présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son
remède. Pour les trahisons j'en avais souffert, parce qu'en quelque
année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas
anciennes; mais j'en souffris moins quand elles le devinrent,
c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car
l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance
visuelle de la mémoire qui regarde, qu'à la distance réelle des jours
écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut
nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement,
qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée
de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la
sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les
contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je
me rends compte maintenant que pendant cette période là (sans doute à
cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi,
et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me
semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les
commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence),
j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi
nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais
toujours de l'idée qu'elle était vivante) avec une idée que j'aurais
cru tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m'en
aperçusse, formait peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait
à l'idée qu'Albertine était innocente; c'était l'idée qu'elle
était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire
en elle; de même je pris pour point de départ de mes autres idées, la
certitude--souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire--la
certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore.
Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends
compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance
qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de
tout contact, en me forgeant l'illusion 'qu'elle était innocente, aussi
bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée
qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison,
parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler
préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées
de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le
ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours
de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la
signification et le charme d'une route bordée de fleurs aux grappes
violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la
présence d'Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms
de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres
tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette
signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez
grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un
serviteur, le mettra au courant, et après quelques semaines se retire,
de même la connaissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine
serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme
au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette
action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main
forte. C'est parce que cette idée de culpabilité d'Albertine
deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle
deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part, parce qu'elle serait
moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette
culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par
mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et chaque
action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la
certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité.
Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec
l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles,
c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier
Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire rendue plus
claire par une excitation intellectuelle,--telle une lecture,--qui
renouvelait mon chagrin, d'autres fois c'était au contraire mon chagrin
qui était soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux qui
portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre
amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se
produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres
curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après
le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus
soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria; il
avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même
maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une
séparation--d'avec une morte, cette fois--où elle me devenait plus
indifférente. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta
pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui
reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais
une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent
c'était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne
pouvais plus me former aucune idée nette d'Albertine, qu'un nom venait
par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne
croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense
plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une
aiguille. Et, pendant de longues périodes, ces excitations se
trouvaient m'arriver si rarement que j'en venais à rechercher moi-même
les occasions d'un chagrin, d'une crise de jalousie, pour tâcher de me
rattacher au passé, de mieux me souvenir d'elle. Comme le regret d'une
femme n'est qu'un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que
lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui
du vivant d'Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au
premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la
douleur. Mais le plus souvent ces occasions--car une maladie, une
guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plus
prévoyante avait supputé--naissaient à mon insu et me causaient des
chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la
souffrance qu'à leur demander un souvenir.
D'ailleurs un mot n'avait même pas besoin, comme Chaumont, de se
rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms
différents suffisait à ma mémoire--comme à un électricien qui se
contente du moindre corps bon conducteur--pour rétablir le contact
entre Albertine et mon cœur) pour qu'il réveillât ce soupçon, pour
être le mot de passe, le magnifique sésame entr'ouvrant la porte d'un
passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir,
à la lettre on ne le possédait plus; on avait été diminué de lui,
on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en
sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté;
certaines phrases par exemple où il y avait le nom d'une rue, d'une
route, où Albertine avait pu se trouver, suffisaient pour incarner une
jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d'un corps, d'une
demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation
particulière. Souvent c'était tout simplement pendant mon sommeil que
par ces «reprises», ces «da capo» du rêve qui tournent d'un seul
coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier,
me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse
mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d'autres et
qui redevenait présente. D'habitude, elle s'accompagnait de toute une
mise, en scène maladroite, mais saisissante qui, me faisant illusion,
mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui
désormais datait de cette nuit-là. D'ailleurs dans l'histoire d'un
amour et de ses luttes contre l'oubli, le rêve ne tient-il pas une
place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des
divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose
les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation
si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une
rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition
toutefois de ne pas la revoir? Car quoi qu'on dise, nous pouvons avoir
parfaitement en rêve l'impression que ce qui se passe est réel. Cela
ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience
qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie
invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d'éclairage
intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs
bien mis en scène me donnant l'illusion de la vie, je croyais vraiment
avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver; mais alors je me
sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je
voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s'était
éteint, impossibilités qui étaient simplement dans mon rêve
l'immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur--comme brusquement on
voit dans la projection manquée d'une lanterne magique une grande
ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages
et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur.
D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de
nouveau me quitter, sans que sa résolution parvînt à m'émouvoir.
C'est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon
sommeil un rayon avertisseur et ce qui logé en Albertine ôtait à ses
actes futurs, au départ qu'elle annonçait, toute importance, c'était
l'idée qu'elle était morte. Souvent ce souvenir qu'Albertine était
morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu'elle était
vivante. Je causais avec elle; pendant que je parlais, ma grand'mère
allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton
était tombée en miettes comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à
cela rien d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des
questions à lui poser relativement à l'établissement de douches de
Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais
cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne
pressait plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et
qu'elle avait seulement la veille embrassé sur les lèvres Mlle
Vinteuil. «Comment? elle est ici? --Oui, il est même temps que je vous
quitte, car je dois aller la voir tout à l'heure. » Et comme, depuis
qu'Albertine était morte, je ne la tenais plus prisonnière chez moi
comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil
m'inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait
qu'elle n'avait fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à
mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure elle ne se
contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil.
Sans doute à
un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque,
à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le
dit, mais cela n'empêchait pas que ma grand'mère qui était morte
continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, et en ce moment
allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j'étais
réveillé, cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait dû me
devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me l'est à expliquer.
Mais je l'avais déjà formée tant de fois au cours de ces périodes
passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais fini par me
familiariser avec elle; la mémoire des rêves peut devenir durable,
s'ils se répètent assez souvent. Et longtemps après mon rêve fini,
je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait dit avoir donné
en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet, elles
avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c'était moi-même
qui les avais prononcées.
Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je
l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli des choses que
j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup
j'étais effrayé de penser qu'à l'être invoqué par la mémoire à
qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait
plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage
auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui
anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois,
sans que j'eusse rêvé, dès mon réveil, je sentais que le vent avait
tourné en moi; il soufflait froid et continu d'une autre direction
venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines,
des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. Un jour
j'essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte, que j'avais
particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient
beaucoup, et bien vite, repris par le charme du livre, je me mis à
souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie;
mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré.
«Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant
d'importance à ce qu'a pu faire Albertine, je ne peux pas conclure que
sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que
je la retrouverai un jour pareil au ciel, si j'appelle de tant de
vœux, attends avec tant d'impatience, accueille avec tant de larmes le
succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de
Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à
mon gré le visage! » D'ailleurs, dans ce roman, il y avait des jeunes
filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées
désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer
clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait
encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi
question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a
aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me
rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si
j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec
indifférence dans mes vieux jours. Si j'apercevais une carte de France
mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour
que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la
Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre
lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de
fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de
France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours
par exemple semblait composé différemment, non plus d'images
immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon
immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient
douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à
certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment en
restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même,
pouvais-je m'étonner, qu'émanant d'une fille probablement pareille à
toute autre, cette force irrésistible sur moi, et pour la production de
laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le
résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de
désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de
souffrances et de plaisirs alternés? Et cela continuait après sa mort,
la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je
me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait
envie d'aller à Saint-Martin le Vêtu, et je la revoyais aussi avec son
polo abaissé sur ses joues, je retrouvais des possibilités de bonheur,
vers lesquelles je m'élançais me disant: «Nous aurions pu aller
ensemble jusqu'à Incarville, jusqu'à Doncières. » Il n'y avait pas
une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette
terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et
cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus
effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah! quelle souffrance
s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec autour
du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable,
d'une barre fixe, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant
successivement à lui de gaies conversations avec ma grand' mère,
l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de
son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les
bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine
n'entrerait jamais plus! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme
cet unique décor de maison des théâtres de province, où l'on joue
depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour
une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une
pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin
dans mon passé. Le fait que cette seule partie restât toujours la
même, avec ses murs, ses bibliothèques, sa glace, au cours de
nouvelles époques de ma vie, me faisait mieux sentir que dans le total,
c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait
ainsi cette impression que les mystères de la vie, de l'amour, de la
mort, auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas
participer, ne sont pas des parties réservées, mais qu'on s'aperçoit
avec une douloureuse fierté qu'ils ont fait corps au cours des années
avec notre propre vie.
J'essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture m'en était
odieuse, et de plus elle n'était pas inoffensive. En effet, en nous de
chaque idée, comme d'un carrefour dans une forêt, partent tant de
routes différentes, qu'au moment où je m'y attendais le moins je me
trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré
_le Secret_ m'avait mené au «secret du Roi» du duc de Broglie, le nom
de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot de Vendredi Saint
m'avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l'étymologie de ce mot
qui paraît l'équivalent de _Calvus mons_, Chaumont. Mais, par quelque
chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j'étais frappé
d'un choc si cruel que dès lors je ne pensais plus qu'à me garer
contre la douleur. Quelques instants après le choc, l'intelligence qui
comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m'en apportait la
raison. Chaumont m'avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme
Bontemps m'avait dit qu'Andrée allait souvent avec Albertine, tandis
qu'Albertine m'avait dit n'avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À
partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les
uns avec les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on
lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout
est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses
découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un
savon.
Sans doute un fait comme celui des Buttes-Chaumont qui à l'époque
m'avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins
grave, moins décisif que l'histoire de la doucheuse ou de la
blanchisseuse. Mais d'abord un souvenir qui vient fortuitement à nous
trouve en nous une puissance intacte d'imaginer, c'est-à-dire dans ce
cas de souffrir, que nous avons usée en partie quand c'est nous au
contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un
souvenir. Mais ces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et la
blanchisseuse) toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire,
comme ces meubles placés dans la pénombre d'une galerie et auxquels,
sans les distinguer on évite pourtant de se cogner, je m'étais
habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n'avais pensé
aux Buttes-Chaumont, ou par exemple au regard d'Albertine dans la glace
du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d'Albertine le soir où je
l'avais tant attendue après la soirée Guermantes, à toutes ces
parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j'aurais voulu
connaître pour qu'elles pussent s'assimiler, s'annexer à lui, y
rejoindre les souvenirs plus doux qu'y formaient une Albertine
intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de
l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre
vie nous cache à peu près tout l'univers, et dans une nuit profonde,
sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus
dangereux ou les plus enivrants de la vie, quelque chose d'anodin qui ne
procure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme au premier
jour avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison
reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans
le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier
beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous
font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui
fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs.
Je me retrouvais au sortir de la soirée chez la princesse de Guermantes
attendant l'arrivée d'Albertine. Les jours anciens recouvrent peu à
peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux
qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous,
comme dans une bibliothèque immense où il y a de plus vieux livres, un
exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que
ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes,
remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier,
alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne
signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors,
et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et
qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles et
qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition
de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable
comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des
soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me
retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant
l'arrivée d'Albertine. Qu'avait-elle fait cette nuit-là? M'avait-elle
trompé? Avec qui? Les révélations d'Aimé, même si je les acceptais,
ne diminuaient en rien pour moi l'intérêt anxieux, désolé, de cette
question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque
souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier, auquel
les solutions des autres ne pouvaient pas s'appliquer. Mais je n'aurais
pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette
nuit là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui
se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois à Balbec Françoise
était allée la chercher, m'avait dit l'avoir trouvée penchée à sa
fenêtre, l'air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu'un.
Mettons que j'apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel
était l'état d'esprit dans lequel Albertine l'attendait, cet état
d'esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur? Ce goût,
quelle importance avait-il pour Albertine? quelle place tenait-il dans
ses préoccupations? Hélas, en me rappelant mes propres agitations,
chaque fois que j'avais remarqué une jeune fille qui me plaisait,
quelquefois seulement quand j'avais entendu parler d'elle sans l'avoir
vue, mon souci de me faire beau, d'être avantagé, mes sueurs froides,
je n'avais pour me torturer qu'à imaginer ce même voluptueux émoi
chez Albertine. Et déjà c'était assez pour me torturer, pour me dire
qu'à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal
et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son
cœur attiré vers d'autres êtres, se détacher du mien, s'incarner
ailleurs. Mais l'importance même que ce désir devait avoir pour elle
et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me
révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le
qualifiait quand elle s'en parlait à elle-même. Dans la souffrance
physique au moins nous n'avons pas à choisir nous-mêmes notre douleur.
La maladie la détermine et nous l'impose. Mais dans la jalousie il nous
faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute
grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir
convenir. Et quelle difficulté plus grande, quand il s'agit d'une
souffrance comme de sentir celle qu'on aimait éprouvant du plaisir avec
des êtres différents de nous qui lui donnent des sensations que nous
ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins par leur
configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre
chose que nous. Ah! qu'Albertine n'avait-elle aimé Saint-Loup! comme il
me semble que j'eusse moins souffert! Certes nous ignorons la
sensibilité particulière de chaque être, mais d'habitude nous ne
savons même pas que nous l'ignorons, car cette sensibilité des autres
nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou
mon bonheur eût dépendu de ce qu'était cette sensibilité; je savais
bien qu'elle m'était inconnue, et qu'elle me fût inconnue m'était
déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait
Albertine, une fois j'eus l'illusion de les voir quand quelque temps
après la mort d'Albertine, Andrée vint chez moi.
Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais que ces
cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c'était sans
doute ce qu'Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi
de ce qu'elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu'elle voyait
par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si
précipitamment revenir de Balbec.
Comme une sombre fleur inconnue qui m'était par delà le tombeau
rapportée des profondeurs d'un être où je n'avais pas su la
découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d'une relique
inestimable, voir devant moi le désir incarné d'Albertine qu'Andrée
était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée
regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu'elle ne lui
manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait
avoir pris aisément son parti d'une séparation définitive que je
n'eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant
j'aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d'Andrée.
Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement,
mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée
m'abandonnait Albertine, mais morte, et ayant perdu pour moi non
seulement sa vie mais rétrospectivement un peu de sa réalité, puisque
je voyais qu'elle n'était pas indispensable, unique pour Andrée qui
avait pu la remplacer par d'autres.
Du vivant d'Albertine, je n'eusse pas osé demander à Andrée des
confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l'amie
de Mlle Vinteuil, n'étant pas certain sur la fin qu'Andrée ne
répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel
interrogatoire, même s'il devait être sans résultat, serait au moins
sans danger. Je parlai à Andrée non sur un ton interrogatif mais comme
si je l'avais su de tout temps, peut-être par Albertine, du goût
qu'elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations
avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en
souriant. De cet aveu, je pouvais tirer de cruelles conséquences;
d'abord parce qu'Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des
jeunes gens à Balbec, n'aurait donné lieu pour personne à la
supposition d'habitudes qu'elle ne niait nullement, de sorte que par
voie d'analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle, je pouvais
penser qu'Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout
autre qu'à moi qu'elle sentait jaloux. Mais d'autre part, Andrée ayant
été la meilleure amie d'Albertine, et celle pour laquelle celle-ci
était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu'Andrée
avait ces goûts, la conclusion qui devait s'imposer à mon esprit
était qu'Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations
ensemble. Certes, comme en présence d'une personne étrangère on n'ose
pas toujours prendre connaissance du présent qu'elle vous remet, et
dont on ne défera l'enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant
qu'Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la
douleur qu'elle m'apportait, et que je sentais bien causer déjà à mes
serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par
bonne éducation je feignais de ne pas m'apercevoir, parlant au
contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j'avais
pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs.
Il me fut particulièrement pénible d'entendre Andrée me dire en
parlant d'Albertine: «Ah! oui, elle aimait bien qu'on alla se promener
dans la vallée de Chevreuse. » À l'univers vague et inexistant où se
passaient les promenades d'Albertine et d'Andrée, il me semblait que
celle-ci venait par une création postérieure et diabolique d'ajouter
une vallée maudite. Je sentais qu'Andrée allait me dire tout ce
qu'elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant par politesse, par
habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me
montrer de plus en plus affectueux, tandis que l'espace que j'avais pu
concéder encore à l'innocence d'Albertine se rétrécissait de plus en
plus, il me semblait m'apercevoir que malgré mes efforts, je gardais
l'aspect figé d'un animal autour duquel un cercle progressivement
resserré est lentement décrit par l'oiseau fascinateur qui ne se
presse pas parce qu'il est sûr d'atteindre quand il le voudra la
victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce
qui reste d'enjouement, de naturel et d'assurance aux personnes qui
veulent faire semblant de ne pas craindre qu'on les hypnotise en les
fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente: «Je ne vous en avais
jamais parlé de peur de vous fâcher, mais maintenant qu'il nous est
doux de parler d'elle, je puis bien vous dire que je savais depuis bien
longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine.
D'ailleurs cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà;
Albertine vous adorait. » Je dis à Andrée que c'eût été une grande
curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir, même
simplement en se bornant à des caresses qui ne la gênassent pas trop
devant moi, faire cela avec celles des amies d'Albertine qui avaient ces
goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d'Albertine,
pour savoir. «Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous
dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu'aucune de
celles que vous dites ait ces goûts. » Me rapprochant malgré moi du
monstre qui m'attirait, je répondis: «Comment! vous n'allez pas me
faire croire que de toute votre bande il n'y avait qu'Albertine avec qui
vous fissiez cela! --Mais je ne l'ai jamais fait avec Albertine. --Voyons,
ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins
trois ans, je n'y trouve rien de mal, au contraire. Justement à propos
du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme
Verdurin, vous vous souvenez peut-être. . . » Avant que j'eusse terminé
ma phrase, je vis dans les yeux d'Andrée, qu'il faisait pointus comme
ces pierres qu'à cause de cela les joailliers ont de la peine à
employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de
privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu'une pièce soit
commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce
regard inquiet disparut, tout était rentré dans l'ordre, mais je
sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu'arrangé
facticement pour moi. À ce moment je m'aperçus dans la glace; je fus
frappé d'une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n'avais
pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n'eusse eu qu'une
ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète.
C'était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait
à peine, qu'Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux
de revenir à Paris. «Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n'est
pas vrai, pour la simple raison que vous ne le trouveriez pas mal. Je
vous jure que je n'ai jamais rien fait avec Albertine, et j'ai la
conviction qu'elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit
cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé», me dit-elle
d'un air interrogateur et méfiant. «Enfin soit, puisque vous ne voulez
pas me le dire», répondis-je. Je préférais avoir l'air de ne pas
vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je
prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont.
«J'ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un
endroit qui a quelque chose de particulièrement mal? » Je lui demandai
si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui à une certaine époque
avait intimement connu Albertine. Mais Andrée me déclara qu'après une
infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un
service était la seule chose qu'elle refuserait toujours de faire pour
moi. «Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous
ai dit d'elle, inutile de m'en faire une ennemie. Elle sait ce que je
pense d'elle, mais j'ai toujours mieux aimé éviter avec elle les
brouilles violentes qui n'amènent que des raccommodements. Et puis elle
est dangereuse. Mais vous comprenez que quand on a lu la lettre que j'ai
eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle
perfidie, rien, même les plus belles actions du monde, ne peut effacer
le souvenir de cela. » En somme si Andrée ayant ces goûts au point de
ne s'en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande
affection que très certainement elle avait, malgré cela Andrée
n'avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait
toujours ignoré qu'Albertine eût de tels goûts, c'est qu'Albertine ne
les avait pas, et n'avait eu avec personne, les relations que plus
qu'avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée
fut partie, je m'aperçus que son affirmation si nette m'avait apporté
du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquel
Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait
encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu'Albertine lui avait sans
doute, pendant sa vie, demandé de nier.
Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu'en voyageant
dans un pays ils ont rencontré quelqu'un qui leur a raconté la vie
d'une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et
le récit qu'il leur fait, c'est précisément leur roman. Ainsi la vie
de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de
Padoue. Combien nous voudrions quand, nous aimons, c'est-à-dire quand
l'existence d'une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un
tel narrateur informé! Et certes il existe. Nous-même, ne
racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou
telle femme, à un de nos amis, ou à un étranger, qui ne connaissait
rien de ses amours et nous écoute avec curiosité? L'homme que j'étais
quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann,
cet être-là existait qui eût pu me parler d'Albertine, cet être-là
existe toujours. . . mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait
que, si j'avais pu trouver des femmes qui l'eussent connue, j'eusse
appris tout ce que j'ignorais. Pourtant à des étrangers, il eût dû
sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même
ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée? C'est ainsi que l'on
croit que l'ami d'un ministre doit savoir la vérité sur certaines
affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul à
l'user, l'ami a appris que chaque fois qu'il parlait politique au
ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au
plus ce qu'il y avait dans les journaux, ou que s'il a eu quelque ennui,
ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois
à un «ce n'est pas en mon pouvoir» sur lequel l'ami est lui-même
sans pouvoir. Je me disais: «Si j'avais pu connaître tels témoins! »
desquels, si je les avais connus, je n'aurais probablement pas pu
obtenir plus que d'Andrée, dépositaire elle-même d'un secret qu'elle
ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il
ne fut plus jaloux, cessa d'être curieux de ce qu'Odette avait pu faire
avec Forcheville, même après ma jalousie passée connaître la
blanchisseuse d'Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer
sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le
désir vient toujours d'un prestige préalable, comme il était advenu
pour Gilberte, pour la duchesse de Guermantes, ce furent dans ces
quartiers où avait autrefois vécu Albertine, les femmes de son milieu
que je recherchai et dont seules j'eusse pu désirer la présence. Même
sans rien pouvoir en apprendre, c'étaient les seules femmes vers
lesquelles je me sentais attiré, étant celles qu'Albertine avait
connues ou qu'elle aurait pu connaître, femmes de son milieu ou des
milieux où elle se plaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le
prestige de lui ressembler ou d'être de celles qui lui eussent plu. Me
rappelant ainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle
avait sans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi un
sentiment cruel de jalousie ou de regret, qui plus tard quand mon
chagrin s'apaisa se mua en une curiosité non exempte de charme. Et
parmi ces dernières surtout les filles du peuple, à cause de cette
vie, si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur.
Sans doute c'est seulement par la pensée qu'on possède des choses, et
on ne possède pas un tableau parce qu'on l'a dans sa salle à manger si
on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu'on y réside sans
même le regarder. Mais enfin j'avais autrefois l'illusion de ressaisir
Balbec, quand à Paris Albertine venait me voir et que je la tenais dans
mes bras. De même je prenais un contact, bien étroit et furtif
d'ailleurs, avec la vie d'Albertine, l'atmosphère des ateliers, une
conversation de comptoir, l'âme des taudis, quand j'embrassais une
ouvrière. Andrée, ces autres femmes, tout cela par rapport à
Albertine--comme Albertine avait été elle-même par rapport à
Balbec--étaient de ces substituts de plaisirs se remplaçant l'un
l'autre, en dégradation successive, qui nous permettent de nous passer
de celui que nous ne pouvons plus atteindre, voyage à Balbec, ou amour
d'Albertine (comme le fait d'aller au Louvre voir un Titien qui y fut
jadis console de ne pouvoir aller à Venise), de ces plaisirs qui
séparés les uns des autres par des nuances indiscernables, font de
notre vie comme une suite de zones concentriques, contiguës,
harmoniques et dégradées, autour d'un désir premier qui a donné le
ton, éliminé ce qui ne se fond pas avec lui et répandu la teinte
maîtresse (comme cela m'était arrivé aussi par exemple pour la
duchesse de Guermantes et pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient
pour le désir, que je savais ne plus pouvoir exaucer, d'avoir auprès
de moi Albertine, ce qu'un soir, avant que je connusse Albertine
autrement que de vue, avait été l'ensoleillement tortueux et frais
d'une grappe de raisin.
Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités
physiques et sociales d'Albertine, malgré lesquelles je l'avais aimée,
orientaient au contraire mon désir vers ce qu'il eût autrefois le
moins naturellement choisi: des brunes de la petite bourgeoisie. Certes
ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c'était cet
immense désir que mon amour pour Albertine n'avait pu assouvir, cet
immense désir de connaître la vie que j'éprouvais autrefois sur les
routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m'avait fait
tant souffrir quand, supposant qu'il existait aussi au cœur
d'Albertine, j'avais voulu la priver des moyens de le contenter avec
d'autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l'idée de son
désir, comme cette idée était aussitôt éveillée par le mien, ces
deux immenses appétits coïncidaient, j'aurais voulu que nous pussions
nous y livrer ensemble, je me disais: cette fille lui aurait plu, et par
ce brusque détour pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop
triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le
côté de Méséglise et celui de Guermantes avaient établi les assises
de mon goût pour la campagne et m'eussent empêché de trouver un
charme profond dans un pays où il n'y aurait pas eu de vieille église,
de bleuets, de boutons d'or, c'est de même en les rattachant en moi à
un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait
exclusivement rechercher un certain genre de femmes; je recommençais,
comme avant de l'aimer, à avoir besoin d'harmoniques d'elle qui fussent
interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je
n'aurais pu me plaire maintenant auprès d'une blonde et fière
duchesse, parce qu'elle n'eût éveillé en moi aucune des émotions qui
partaient d'Albertine, de mon désir d'elle, de la jalousie que j'avais
eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nos sensations
pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de
différent d'elles, un sentiment, qui ne pourra pas trouver dans le
plaisir de satisfaction mais qui s'ajoute au désir, l'enfle, le fait
s'accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l'amour
qu'avait éprouvé Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus
souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque
chose de plus réel, comme aux boutons d'or, aux aubépines le souvenir
de Combray donnait plus de réalité qu'aux fleurs nouvelles. Même
d'Andrée, je ne me disais plus avec rage: «Albertine l'aimait», mais
au contraire pour m'expliquer à moi-même mon désir, d'un air
attendri: «Albertine l'aimait bien. » Je comprenais maintenant les
veufs qu'on croit consolés et qui prouvent au contraire qu'ils sont
inconsolables, parce qu'ils se remarient avec leur belle-sœur. Ainsi
mon amour finissant semblait rendre possible pour moi de nouvelles
amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour
elles-mêmes qui plus tard sentant le goût de leur amant s'affaiblir
conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d'entremetteuses,
parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles
fillettes. Même autrefois, mon temps était divisé par périodes où
je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents
donnés par l'une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une
tendresse presque pure jusqu'à ce que le besoin de caresses plus
savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances
avaient pris fin, ou du moins l'une des périodes se prolongeait
indéfiniment. Ce que j'aurais voulu, c'est que la nouvelle venue vînt
habiter chez moi, et me donnât le soir avant de me quitter un baiser
familial de sœur. De sorte que j'aurais pu croire--si je n'avais fait
l'expérience de la présence insupportable d'une autre--que je
regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu'un amour,
une habitude qu'une personne. J'aurais voulu aussi que les nouvelles
venues pussent me jouer du Vinteuil comme Albertine, parler comme elle
avec moi d'Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait
pas le sien, pensais-je, soit qu'un amour auquel s'annexaient tous ces
épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une
vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un
flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave
après, possède plus de ressources qu'un amour pour une femme qui ne
sait que se donner, comme un orchestre plus qu'un piano, soit que plus
profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait
Albertine, la tendresse d'une fille assez cultivée et qui fût en même
temps une sœur, ne fût--comme le besoin de femmes du même milieu
qu'Albertine--qu'une reviviscence du souvenir d'Albertine, du souvenir
de mon amour pour elle. Et une fois de plus j'éprouvais d'abord que le
souvenir n'est pas inventif, qu'il est impuissant à désirer rien
d'autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé, ensuite
qu'il est spirituel de sorte que la réalité ne peut lui fournir
l'état qu'il cherche, enfin que, s'appliquant à une personne morte, la
renaissance qu'il incarne est moins celle du besoin d'aimer auquel il
fait croire que celle du besoin de l'absente. De sorte que la
ressemblance avec Albertine, de la femme que j'avais choisie la
ressemblance même, si j'arrivais à l'obtenir, de sa tendresse avec
celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que
j'avais sans le savoir cherché de ce qui était indispensable pour que
renaquît mon bonheur, c'est-à-dire Albertine elle-même, le temps que
nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais
sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Paris m'apparaissait
innombrablement fleuri de toutes les fillettes, non que je désirais,
mais qui plongeaient leurs racines dans l'obscurité du désir et des
soirées inconnues d'Albertine. C'était telle de celles dont elle
m'avait dit tout au début quand elle ne se méfiait pas de moi: «Elle
est ravissante cette petite, comme elle a de jolis cheveux. » Toutes les
curiosités que j'avais eues autrefois de sa vie quand je ne la
connaissais encore que de vue, et d'autre part tous mes désirs de la
vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertine avec
d'autres femmes, peut-être parce qu'ainsi, elles parties, je serais
resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses
hésitations, son incertitude en se demandant s'il valait la peine de
passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l'autre était
partie, peut-être sa déception, j'eusse éclairé, j'eusse ramené à
de justes proportions la jalousie que m'inspirait Albertine, parce que
la voyant ainsi les éprouver, j'aurais pris la mesure et découvert la
limite de ses plaisirs. De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle
nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son
goût! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la
raison de cette obstination, tout d'un coup le souvenir me revint d'une
phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m'avait donné
un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m'avoir laissé
l'embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je
trouvais ignoble qu'une femme eût des relations avec une autre femme.
Hélas, peut-être Albertine s'était-elle toujours rappelé cette
phrase imprudente.
Je ramenais avec moi les filles qui m'eussent le moins plu, je lissais
des bandeaux à la vierge, j'admirais un petit nez bien modelé, une
pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femme que je ne
faisais qu'apercevoir sur une route de Balbec, dans une rue de Paris,
j'avais senti ce que mon désir avait d'individuel et que c'était le
fausser que de chercher à l'assouvir avec un autre objet. Mais la vie,
en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m'avait
appris que, faute d'un être, il faut se contenter d'un autre--et je
sentais que ce que j'avais demandé à Albertine, une autre, Mlle de
Stermaria, eût pu me le donner. Mais ç'avait été Albertine; et entre
la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de
son corps un entrelacement de souvenirs s'était fait tellement
inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse
toute cette broderie des souvenirs du corps d'Albertine. Elle seule
pouvait me donner ce bonheur. L'idée de son unicité n'était plus un
_a priori_ métaphysique puisé dans ce qu'Albertine avait d'individuel,
comme jadis pour les passantes, mais un _a posteriori_ constitué par
l'imbrication contingente et indissoluble de mes souvenirs. Je ne
pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d'elle, sans
souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme
choisie, de la tendresse demandée avec le bonheur que j'avais connu ne
me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu'il pût
renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis
qu'Albertine était partie, et que j'avais cru combler en serrant des
femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m'avaient jamais
parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des mémoires de Saint-Simon,
elles n'avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles
n'avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses
importantes parce qu'elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de
l'acte sexuel lui-même et de se donner l'illusion de l'amour, mais en
réalité parce qu'elles faisaient partie du souvenir d'Albertine et que
c'était elle que j'aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient
d'Albertine me faisait mieux ressentir ce que d'elle il leur manquait et
qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était
morte. Et ainsi mon amour pour Albertine qui m'avait attiré vers ces
femmes me les rendait indifférentes, et peut-être mon regret
d'Albertine et la persistance de ma jalousie qui avaient déjà
dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes
n'auraient sans doute jamais changé beaucoup, si leur existence,
isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes
souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des
états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus
vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans
l'espace. Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une
psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne
seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du temps et
d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; l'oubli dont je commençais à
sentir la force et qui est un si puissant instrument d'adaptation à la
réalité parce qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant
qui est en constante contradiction avec elle. Et j'aurais vraiment bien
pu deviner plus tôt qu'un jour je n'aimerais plus Albertine. Quand
j'avais compris, par la différence qu'il y avait entre ce que
l'importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour
les autres, que mon amour était moins un amour pour elle, qu'un amour
en moi, j'aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère
subjectif de mon amour et qu'étant un état mental, il pouvait
notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que
n'ayant avec cette personne aucun lien véritable, n'ayant aucun soutien
en dehors de soi, il devrait comme tout état mental, même les plus
durables, se trouver un jour hors d'usage, être «remplacé» et que ce
jour-là tout ce qui semblait m'attacher si doucement, indissolublement,
au souvenir d'Albertine n'existerait plus pour moi. C'est le malheur des
êtres de n'être pour nous que des planches de collections fort usables
dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des
projets qui ont l'ardeur de la pensée; mais la pensée se fatigue, le
souvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers à
la première venue la chambre d'Albertine, comme j'avais sans aucun
chagrin donné à Albertine la bille d'agate ou d'autres présents de
Gilberte.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 01 (OF 2) ***
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par des gens qui n'éprouvent pas de réelle douleur. D'une chanson
insignifiante l'un disait: «C'est à pleurer», tandis que moi je
l'aurais écoutée avec tant d'allégresse si Albertine avait vécu. Un
autre, grand écrivain cependant, parce qu'il avait été acclamé à sa
descente d'un train, disait qu'il avait reçu là des témoignages
inoubliables, alors que moi, si maintenant je les avais reçus, je n'y
aurais même pas pensé un instant. Et un troisième assurait que, sans
la fâcheuse politique, la vie de Paris serait «tout à fait
délicieuse» alors que je savais bien que même sans politique cette
vie ne pouvait m'être qu'atroce, et m'eût semblé délicieuse même
avec la politique, si j'eusse retrouvé Albertine. Le chroniqueur
cynégétique disait (on était au mois de mai) «Cette époque est
vraiment douloureuse, disons mieux, sinistre, pour le vrai chasseur, car
il n'y a rien, absolument rien à tirer», et le chroniqueur du
«Salon»: «Devant cette manière d'organiser une exposition on se sent
pris d'un immense découragement, d'une tristesse infinie. . . » Si la
force de ce que je sentais me faisait paraître mensongères et pâles
les expressions de ceux qui n'avaient pas de vrais bonheurs ou malheurs,
en revanche les lignes les plus insignifiantes qui, de si loin que ce
fût, pouvaient se rattacher ou à la Normandie, ou à la Touraine, ou
aux établissements hydrothérapiques, ou à la Berma, ou à la
princesse de Guermantes, ou à l'amour, ou à l'absence, ou à
l'infidélité, remettaient brusquement devant moi, sans que j'eusse eu
le temps de me détourner, l'image d'Albertine, et je me remettais à
pleurer. D'ailleurs, d'habitude, ces journaux je ne pouvais même pas
les lire, car le simple geste d'en ouvrir un me rappelait à la fois que
j'en accomplissais de semblables quand Albertine vivait, et qu'elle ne
vivait plus; je les laissais retomber sans avoir la force de les
déplier jusqu'au bout. Chaque impression évoquait une impression
identique mais blessée parce qu'en avait été retranchée l'existence
d'Albertine, de sorte que je n'avais jamais le courage de vivre jusqu'au
bout ces minutes mutilées. Même, quand peu à peu Albertine cessa
d'être présente à ma pensée et toute-puissante sur mon cœur, je
souffrais tout d'un coup s'il me fallait, comme au temps où elle était
là; entrer dans sa chambre, chercher de la lumière, m'asseoir près du
pianola. Divisée en petits dieux familiers, elle habita longtemps la
flamme de la bougie, le bouton de la porte, le dossier d'une chaise, et
d'autres domaines plus immatériels comme une nuit d'insomnie ou l'émoi
que me donnait la première visite d'une femme qui m'avait plu. Malgré
cela le peu de phrases que mes yeux lisaient dans une journée ou que ma
pensée se rappelait avoir lues, excitaient souvent en moi une jalousie
cruelle. Pour cela elles avaient moins besoin de me fournir un argument
valable en faveur de l'immoralité des femmes que de me rendre une
impression ancienne liée à l'existence d'Albertine. Transporté alors
dans un moment oublié dont l'habitude d'y penser n'avait pas pour moi
émoussé la force, et où Albertine vivait encore, ses fautes prenaient
quelque chose de plus voisin, de plus angoissant, de plus atroce. Alors
je me demandais s'il était certain que les révélations de la
doucheuse fussent fausses. Une bonne manière de savoir la vérité
serait d'envoyer Aimé en Touraine, passer quelques jours dans le
voisinage de la villa de Mme Bontemps. Si Albertine aimait les plaisirs
qu'une femme prend avec les femmes, si c'est pour n'être pas plus
longtemps privée d'eux qu'elle m'avait quitté, elle avait dû,
aussitôt libre, essayer de s'y livrer et y réussir, dans un pays
qu'elle connaissait et où elle n'aurait pas choisi de se retirer si
elle n'avait pas pensé y trouver plus de facilités que chez moi. Sans
doute, il n'y avait rien d'extraordinaire à ce que la mort d'Albertine
eût si peu changé mes préoccupations. Quand notre maîtresse est
vivante, une grande partie des pensées qui forment ce que nous appelons
notre amour nous viennent pendant les heures où elle n'est pas à
côté de nous. Ainsi l'on prend l'habitude d'avoir pour objet de sa
rêverie un être absent, et qui, même s'il ne le reste que quelques
heures, pendant ces heures-là n'est qu'un souvenir. Aussi la mort ne
change-t-elle pas grand'chose. Quand Aimé revint, je lui demandai de
partir pour Châtellerault, et ainsi non seulement par mes pensées, mes
tristesses, l'émoi que me donnait un nom relié de si loin que ce fût
à un certain être, mais encore par toutes mes actions, par les
enquêtes auxquelles je procédais, par l'emploi que je faisais de mon
argent tout entier destiné à connaître les actions d'Albertine, je
peux dire que toute cette année-là ma vie resta remplie par un amour,
par une véritable liaison. Et celle qui en était l'objet était une
morte. On dit quelquefois qu'il peut subsister quelque chose d'un être
après sa mort, si cet être était un artiste et mettait un peu de soin
dans son œuvre. C'est peut-être de la même manière qu'une sorte de
bouture prélevée sur un être et greffée au cœur d'un autre,
continue à y poursuivre sa vie, même quand l'être d'où elle avait
été détachée a péri. Aimé alla loger à côté de la villa de Mme
Bontemps; il fit la connaissance d'une femme de chambre, d'un loueur de
voitures chez qui Albertine allait souvent en prendre une pour la
journée. Les gens n'avaient rien remarqué. Dans une seconde lettre,
Aimé me disait avoir appris d'une petite blanchisseuse de la ville
qu'Albertine avait une manière particulière de lui serrer le bras
quand celle-ci lui rapportait le linge. «Mais, disait-elle, cette
demoiselle ne lui avait jamais fait autre chose. » J'envoyai à Aimé
l'argent qui payait son voyage, qui payait le mal qu'il venait de me
faire par sa lettre et cependant je m'efforçais de le guérir en me
disant que c'était là une familiarité qui ne prouvait aucun désir
vicieux quand je reçus un télégramme d'Aimé: «Ai appris les choses
les plus intéressantes. Ai plein de nouvelles pour prouver lettre
suit. » Le lendemain vint une lettre dont l'enveloppe suffît à me
faire frémir; j'avais reconnu qu'elle était d'Aimé, car chaque
personne même la plus humble a sous sa dépendance ces petits
êtres familiers à la fois vivants et couchés dans une espèce
d'engourdissement sur le papier, les caractères de son écriture que
lui seul possède. «D'abord la petite blanchisseuse n'a rien voulu me
dire, elle assurait que Mlle Albertine n'avait jamais fait que lui
pincer le bras. Mais pour la faire parler je l'ai emmenée dîner, je
l'ai fait boire. Alors elle m'a raconté que Mlle Albertine la
rencontrait souvent au bord de la Loire, quand elle allait se baigner,
que Mlle Albertine qui avait l'habitude de se lever de grand matin pour
aller se baigner avait l'habitude de la retrouver au bord de l'eau, à
un endroit où les arbres sont si épais que personne ne peut vous voir
et d'ailleurs il n'y a personne qui peut vous voir à cette heure-là.
Puis la blanchisseuse amenait ses petites amies et elles se baignaient
et après, comme il faisait très chaud déjà là-bas et que ça tapait
dur même sous les arbres, elles restaient dans l'herbe à se sécher,
à jouer, à se caresser. La petite blanchisseuse m'a avoué qu'elle
aimait beaucoup à s'amuser avec ses petites amies et que voyant Mlle
Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle
le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec sa langue le
long du cou et des bras, même sur la plante des pieds que Mlle
Albertine lui tendait. La blanchisseuse se déshabillait aussi, et elles
jouaient à se pousser dans l'eau; là elle ne m'a rien dit de plus,
mais tout dévoué à vos ordres et voulant faire n'importe quoi pour
vous faire plaisir, j'ai emmené coucher avec moi la petite
blanchisseuse. Elle m'a demandé si je voulais qu'elle me fît ce
qu'elle faisait à Mlle Albertine quand celle-ci ôtait son costume de
bain. Et elle m'a dit: «Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette
demoiselle, elle me disait: (ah! tu me mets aux anges) et elle était si
énervée qu'elle ne pouvait s'empêcher de me mordre. » J'ai vu encore
la trace sur le bras de la petite blanchisseuse. Et je comprends le
plaisir de Mlle Albertine car cette petite-là est vraiment très
habile. »
J'avais bien souffert à Balbec quand Albertine m'avait dit son amitié
pour Mlle Vinteuil. Mais Albertine était là pour me consoler. Puis
quand, pour avoir trop cherché à connaître les actions d'Albertine,
j'avais réussi à la faire partir de chez moi, quand Françoise m'avait
annoncé qu'elle n'était plus là et que je m'étais trouvé seul,
j'avais souffert davantage. Mais du moins l'Albertine que j'avais aimée
restait dans mon cœur. Maintenant à sa place--pour me punir d'avoir
poussé plus loin une curiosité à laquelle, contrairement à ce que
j'avais supposé, la mort n'avait pas mis fin--ce que je trouvais
c'était une jeune fille différente, multipliant les mensonges et les
tromperies, là où l'autre m'avait si doucement rassuré en me jurant
n'avoir jamais connu ces plaisirs que, dans l'ivresse de sa liberté
reconquise, elle était partie goûter jusqu'à la pâmoison, jusqu'à
mordre cette petite blanchisseuse qu'elle retrouvait au soleil levant,
sur le bord de la Loire et à qui elle disait: «Tu me mets aux anges».
Une Albertine différente, non pas seulement dans le sens où nous
entendons le mot différent quand il s'agit des autres. Si les autres
sont différents de ce que nous avons cru, cette différence ne nous
atteignant pas profondément, et le pendule de l'intuition ne pouvant
projeter hors de lui qu'une oscillation égale à celle qu'il a
exécutée dans le sens intérieur, ce n'est que dans les régions
superficielles d'eux-mêmes que nous situons ces différences.
Autrefois, quand j'apprenais qu'une femme aimait les femmes, elle ne me
paraissait pas pour cela une femme autre, d'une essence particulière.
Mais s'il s'agit d'une femme qu'on aime, pour se débarrasser de la
douleur qu'on éprouve à l'idée que cela peut être, on cherche à
savoir non seulement ce qu'elle a fait, mais ce qu'elle ressentait en le
faisant, quelle idée elle avait de ce qu'elle faisait; alors descendant
de plus en plus avant, par la profondeur de la douleur, on atteint au
mystère, à l'essence. Je souffrais jusqu'au fond de moi-même, jusque
dans mon corps, dans mon cœur--bien plus que ne m'eût fait souffrir la
peur de perdre la vie--de cette curiosité à laquelle collaboraient
toutes les forces de mon intelligence et de mon inconscient; et ainsi
c'est dans les profondeurs mêmes d'Albertine que je projetais
maintenant tout ce que j'apprenais d'elle. Et la douleur qu'avait ainsi
fait pénétrer en moi à une telle profondeur la réalité du vice
d'Albertine, me rendit bien plus tard un dernier office. Comme le mal
que j'avais fait à ma grand'mère, le mal que m'avait fait Albertine
fut un dernier lien entre elle et moi et qui survécut même au
souvenir, car, avec la conservation d'énergie que possède tout ce qui
est physique, la souffrance n'a même pas besoin des leçons de la
mémoire. Ainsi un homme qui a oublié les belles nuits passées au
clair de lune dans les bois, souffre encore des rhumatismes qu'il y a
pris. Ces goûts niés par elle et qu'elle avait, ces goûts dont la
découverte était venue à moi, non dans un froid raisonnement mais
dans la brûlante souffrance ressentie à la lecture de ces mots: «Tu
me mets aux anges», souffrance qui leur donnait une particularité
qualitative, ces goûts ne s'ajoutaient pas seulement à l'image
d'Albertine comme s'ajoute au bernard-l'ermite la coquille nouvelle
qu'il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en
contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature.
Quand la petite blanchisseuse avait dû dire à ses petites amies:
«Imaginez-vous, je ne l'aurais pas cru, eh bien, la demoiselle c'en est
une aussi» pour moi ce n'était pas seulement un vice d'abord
insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine,
mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne
comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote
d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce
que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n'était
qu'un tout petit peu d'elle, et que le reste qui prenait tant
d'extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement
importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec
d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à
l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays
ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore
qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis
qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle
n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui
s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux
peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues.
Dans l'une d'elles, l'une des jeunes filles lève le pied comme
Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De
l'autre pied elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement
résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue.
Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même
méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de
la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit et
j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais
je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps
nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et
de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais
assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un
amateur sensible à la seule beauté j'aurais reconnu qu'Albertine le
recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en
étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands
sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient
dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant
je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de
l'eau, dans leur double nudité de marbres féminins au milieu d'une
touffe de végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs
nautiques. Me souvenant de ce qu'Albertine était sur mon lit, je
croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de
cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais
même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui
dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit
dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il
n'y a qu'un cygne et qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre
au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant
qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où l'on objective son
expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la face
qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se
concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était
interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait
avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des
abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien;
mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon
cœur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je
voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se
raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait:
«Tu me mets aux anges». Comme elle était vivante au moment où elle
commettait ses fautes, c'est-à-dire au moment où moi-même je me
trouvais, il ne suffisait pas de connaître cette faute, j'aurais voulu
qu'elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je
regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la
marque de ma jalousie, et tout différent du regret déchirant des
moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui
dire: «Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après
m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la
Loire, tu lui disais: «Tu me mets aux anges», j'ai vu la morsure. »
Sans doute je me disais: «Pourquoi me tourmenter? Celle qui a eu du
plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une
personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que
je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu'elle
ne se dit rien. » Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de
son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé,
dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de
la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là
l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière,
cette influence s'étendait à mes rêves d'occultisme, d'immortalité
qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je
désirais. Aussi à ces moments-là si j'avais pu réussir à l'évoquer
en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que
c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie comme le pensait
l'abbé X. je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter: «Je sais
pour la blanchisseuse. Tu lui disais: tu me mets aux anges, j'ai vu la
morsure. » Ce qui vint à mon secours contre cette image de la
blanchisseuse, ce fut--certes quand elle eut un peu duré--cette image
elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est
nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un
changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore
substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce
fractionnement d'Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses
Albertines, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments
revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou
sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce
fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât? Car s'il
n'était pas en lui-même quelque chose de réel, s'il tenait à la
forme successive des heures où elle m'était apparue forme qui restait
celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne
magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il
pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que
chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui
n'ont pas toutes la même valeur morale et que si Albertine vicieuse
avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle
qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre, celle qui
le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si
tristement: «Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai
jamais tout cela» et, quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge
avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié
sincère: «Oh! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est
entendu je ne chercherai pas à vous revoir. » Alors je ne fus plus
seul; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment
que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule
personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances
qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de
l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de
cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme
je l'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai
tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura
que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que, voulant
paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait
pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à
la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir.
Pourtant dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais
qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût
même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai,
involontaires dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré. Je
ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons
d'appeler certaines choses, que cela pouvait signifier cela ou non, mais
le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à
rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué.
D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour
être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je
le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait,
pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille
s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les
baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Quoi qu'elle eût
fait, quoi qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des
sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions
nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché
ses goûts, c'était pour ne pas me faire du chagrin. J'eus la douceur
de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais
connu une autre? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports
avec un autre être sont, avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre
être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.
Cela suffit; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse,
on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard
on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque
cruelle réalité qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette
nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule,
que nous ne pouvons quand elle vieillit, ôter son premier visage à une
personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J'évoquai le beau
regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son
cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette
morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse
fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant
(ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie),
je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là
m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper
aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée,
j'en retrouvais qui avaient semblé perdus: en nouant un foulard
derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à
laquelle je n'avais jamais repensé et où, pour que l'air froid ne pût
pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière
après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma
mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes
ayant appartenu à une morte chérie que nous rapporte la vieille femme
de chambre et qui ont tant de prix pour nous; mon chagrin s'en trouvait
enrichi, et d'autant plus que ce foulard je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol; des
hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais
compte que ce grand amour prolongé pour Albertine, était comme l'ombre
du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses
parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale
qu'il reflétait au delà de la mort. Car je sentais bien que si je
pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle,
d'autre part, si j'en avais mis trop, je ne l'aurais plus aimée; elle
me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était
maintenant ma grand'mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût
rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la
vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de
temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand
elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle
dans lequel j'étais resté sans penser à elle? Or mon souvenir devait
obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs
intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter
après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il
était comme l'ombre de mon amour.
D'autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le
reconnaissais plus; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais
chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le
signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je
l'aimais toujours; car le besoin d'éprouver un grand amour n'était,
tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine,
qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée, que je
pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le
regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le
besoin d'une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure
que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une sœur, lequel
n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins
impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas
dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des
heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une
profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et
en revanche plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un
coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et
alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle
les aurait compris, partagés--et son vice devenait comme une cause
d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me
souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que j'étais
jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce
moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi
qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui
me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne
un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde
de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et
les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi
générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de
peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement
les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui,
lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu
recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant
un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre; mon moi en
quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était
déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une
étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis
longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune
image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles, les larmes
qu'apportaient à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur
les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la
renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes
pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir
et la dernière période d'un amour, n'était pas plutôt le début
d'une maladie de cœur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade
est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils
cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison
qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée--la
complication amenée--par les lettres d'Aimé relativement à
l'établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un
médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que, pour le reste,
mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un
homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans
le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une
contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance
que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte
l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était
morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement
en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver
devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de
sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par
conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa
vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée
de la mort d'Albertine--non plus le souvenir présent de sa vie--qui
faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes
songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour
réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement ce
n'était pas, comme les premiers jours, qu'Albertine si vivante en moi
pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine,
qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si
vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se
suivent l'un l'autre, le noir tunnel, sous lequel ma pensée rêvassait
depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui,
s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, laissant voir au
loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un
souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me
disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui, dans l'obscurité où
je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité? Le
personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne
vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine
viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication
de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus
qu'une faible partie, à demi dépouillée de moi, et comme une fleur
qui s'entr'ouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une
exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient
peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine,
comme il arrive pour toutes les idées trop constantes qui ont besoin
d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre
de 1870 par exemple disent que l'idée de la guerre avait fini par leur
sembler naturelle non parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre,
mais parce qu'ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est
un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque
chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un
instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils
étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur le
blanc momentané se détachât enfin distincte la réalité monstrueuse
que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre
chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine
s'était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,
également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs
de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur,
l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme
sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli
par la morsure de tel de mes soupçons, quand déjà l'image de sa douce
présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son
remède. Pour les trahisons j'en avais souffert, parce qu'en quelque
année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas
anciennes; mais j'en souffris moins quand elles le devinrent,
c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car
l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance
visuelle de la mémoire qui regarde, qu'à la distance réelle des jours
écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut
nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement,
qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée
de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la
sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les
contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je
me rends compte maintenant que pendant cette période là (sans doute à
cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi,
et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me
semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les
commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence),
j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi
nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais
toujours de l'idée qu'elle était vivante) avec une idée que j'aurais
cru tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m'en
aperçusse, formait peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait
à l'idée qu'Albertine était innocente; c'était l'idée qu'elle
était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire
en elle; de même je pris pour point de départ de mes autres idées, la
certitude--souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire--la
certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore.
Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends
compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance
qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de
tout contact, en me forgeant l'illusion 'qu'elle était innocente, aussi
bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée
qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison,
parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler
préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées
de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le
ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours
de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la
signification et le charme d'une route bordée de fleurs aux grappes
violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la
présence d'Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms
de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres
tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette
signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez
grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un
serviteur, le mettra au courant, et après quelques semaines se retire,
de même la connaissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine
serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme
au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette
action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main
forte. C'est parce que cette idée de culpabilité d'Albertine
deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle
deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part, parce qu'elle serait
moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette
culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par
mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et chaque
action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la
certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité.
Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec
l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles,
c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier
Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire rendue plus
claire par une excitation intellectuelle,--telle une lecture,--qui
renouvelait mon chagrin, d'autres fois c'était au contraire mon chagrin
qui était soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux qui
portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre
amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se
produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres
curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après
le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus
soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria; il
avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même
maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une
séparation--d'avec une morte, cette fois--où elle me devenait plus
indifférente. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta
pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui
reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais
une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent
c'était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne
pouvais plus me former aucune idée nette d'Albertine, qu'un nom venait
par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne
croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense
plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une
aiguille. Et, pendant de longues périodes, ces excitations se
trouvaient m'arriver si rarement que j'en venais à rechercher moi-même
les occasions d'un chagrin, d'une crise de jalousie, pour tâcher de me
rattacher au passé, de mieux me souvenir d'elle. Comme le regret d'une
femme n'est qu'un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que
lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui
du vivant d'Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au
premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la
douleur. Mais le plus souvent ces occasions--car une maladie, une
guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plus
prévoyante avait supputé--naissaient à mon insu et me causaient des
chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la
souffrance qu'à leur demander un souvenir.
D'ailleurs un mot n'avait même pas besoin, comme Chaumont, de se
rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms
différents suffisait à ma mémoire--comme à un électricien qui se
contente du moindre corps bon conducteur--pour rétablir le contact
entre Albertine et mon cœur) pour qu'il réveillât ce soupçon, pour
être le mot de passe, le magnifique sésame entr'ouvrant la porte d'un
passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir,
à la lettre on ne le possédait plus; on avait été diminué de lui,
on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en
sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté;
certaines phrases par exemple où il y avait le nom d'une rue, d'une
route, où Albertine avait pu se trouver, suffisaient pour incarner une
jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d'un corps, d'une
demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation
particulière. Souvent c'était tout simplement pendant mon sommeil que
par ces «reprises», ces «da capo» du rêve qui tournent d'un seul
coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier,
me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse
mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d'autres et
qui redevenait présente. D'habitude, elle s'accompagnait de toute une
mise, en scène maladroite, mais saisissante qui, me faisant illusion,
mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui
désormais datait de cette nuit-là. D'ailleurs dans l'histoire d'un
amour et de ses luttes contre l'oubli, le rêve ne tient-il pas une
place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des
divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose
les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation
si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une
rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition
toutefois de ne pas la revoir? Car quoi qu'on dise, nous pouvons avoir
parfaitement en rêve l'impression que ce qui se passe est réel. Cela
ne serait impossible que pour des raisons tirées de notre expérience
qui à ce moment-là nous est cachée. De sorte que cette vie
invraisemblable nous semble vraie. Parfois, par un défaut d'éclairage
intérieur lequel, vicieux, faisait manquer la pièce, mes souvenirs
bien mis en scène me donnant l'illusion de la vie, je croyais vraiment
avoir donné rendez-vous à Albertine, la retrouver; mais alors je me
sentais incapable de marcher vers elle, de proférer les mots que je
voulais lui dire, de rallumer pour la voir le flambeau qui s'était
éteint, impossibilités qui étaient simplement dans mon rêve
l'immobilité, le mutisme, la cécité du dormeur--comme brusquement on
voit dans la projection manquée d'une lanterne magique une grande
ombre, qui devrait être cachée, effacer la silhouette des personnages
et qui est celle de la lanterne elle-même, ou celle de l'opérateur.
D'autres fois Albertine se trouvait dans mon rêve, et voulait de
nouveau me quitter, sans que sa résolution parvînt à m'émouvoir.
C'est que de ma mémoire avait pu filtrer dans l'obscurité de mon
sommeil un rayon avertisseur et ce qui logé en Albertine ôtait à ses
actes futurs, au départ qu'elle annonçait, toute importance, c'était
l'idée qu'elle était morte. Souvent ce souvenir qu'Albertine était
morte se combinait sans la détruire avec la sensation qu'elle était
vivante. Je causais avec elle; pendant que je parlais, ma grand'mère
allait et venait dans le fond de la chambre. Une partie de son menton
était tombée en miettes comme un marbre rongé, mais je ne trouvais à
cela rien d'extraordinaire. Je disais à Albertine que j'aurais des
questions à lui poser relativement à l'établissement de douches de
Balbec et à une certaine blanchisseuse de Touraine, mais je remettais
cela à plus tard puisque nous avions tout le temps et que rien ne
pressait plus. Elle me promettait qu'elle ne faisait rien de mal et
qu'elle avait seulement la veille embrassé sur les lèvres Mlle
Vinteuil. «Comment? elle est ici? --Oui, il est même temps que je vous
quitte, car je dois aller la voir tout à l'heure. » Et comme, depuis
qu'Albertine était morte, je ne la tenais plus prisonnière chez moi
comme dans les derniers temps de sa vie, sa visite à Mlle Vinteuil
m'inquiétait. Je ne voulais pas le laisser voir. Albertine me disait
qu'elle n'avait fait que l'embrasser, mais elle devait recommencer à
mentir comme au temps où elle niait tout. Tout à l'heure elle ne se
contenterait probablement pas d'embrasser Mlle Vinteuil.
Sans doute à
un certain point de vue j'avais tort de m'en inquiéter ainsi, puisque,
à ce qu'on dit, les morts ne peuvent rien sentir, rien faire. On le
dit, mais cela n'empêchait pas que ma grand'mère qui était morte
continuait pourtant à vivre depuis plusieurs années, et en ce moment
allait et venait dans la chambre. Et sans doute, une fois que j'étais
réveillé, cette idée d'une morte qui continue à vivre aurait dû me
devenir aussi impossible à comprendre qu'elle me l'est à expliquer.
Mais je l'avais déjà formée tant de fois au cours de ces périodes
passagères de folie que sont nos rêves, que j'avais fini par me
familiariser avec elle; la mémoire des rêves peut devenir durable,
s'ils se répètent assez souvent. Et longtemps après mon rêve fini,
je restais tourmenté de ce baiser qu'Albertine m'avait dit avoir donné
en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet, elles
avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c'était moi-même
qui les avais prononcées.
Toute la journée, je continuais à causer avec Albertine, je
l'interrogeais, je lui pardonnais, je réparais l'oubli des choses que
j'avais toujours voulu lui dire pendant sa vie. Et tout d'un coup
j'étais effrayé de penser qu'à l'être invoqué par la mémoire à
qui s'adressaient tous ces propos, aucune réalité ne correspondait
plus, qu'étaient détruites les différentes parties du visage
auxquelles la poussée continue de la volonté de vivre, aujourd'hui
anéantie, avait seule donné l'unité d'une personne. D'autres fois,
sans que j'eusse rêvé, dès mon réveil, je sentais que le vent avait
tourné en moi; il soufflait froid et continu d'une autre direction
venue du fond du passé, me rapportant la sonnerie d'heures lointaines,
des sifflements de départ que je n'entendais pas d'habitude. Un jour
j'essayai de prendre un livre, un roman de Bergotte, que j'avais
particulièrement aimé. Les personnages sympathiques m'y plaisaient
beaucoup, et bien vite, repris par le charme du livre, je me mis à
souhaiter comme un plaisir personnel que la femme méchante fût punie;
mes yeux se mouillèrent quand le bonheur des fiancés fut assuré.
«Mais alors, m'écriai-je avec désespoir, de ce que j'attache tant
d'importance à ce qu'a pu faire Albertine, je ne peux pas conclure que
sa personnalité est quelque chose de réel qui ne peut être aboli, que
je la retrouverai un jour pareil au ciel, si j'appelle de tant de
vœux, attends avec tant d'impatience, accueille avec tant de larmes le
succès d'une personne qui n'a jamais existé que dans l'imagination de
Bergotte, que je n'ai jamais vue, dont je suis libre de me figurer à
mon gré le visage! » D'ailleurs, dans ce roman, il y avait des jeunes
filles séduisantes, des correspondances amoureuses, des allées
désertes où l'on se rencontre, cela me rappelait qu'on peut aimer
clandestinement, cela réveillait ma jalousie, comme si Albertine avait
encore pu se promener dans des allées désertes. Et il y était aussi
question d'un homme qui revoit après cinquante ans une femme qu'il a
aimée jeune, ne la reconnaît pas, s'ennuie auprès d'elle. Et cela me
rappelait que l'amour ne dure pas toujours et me bouleversait comme si
j'étais destiné à être séparé d'Albertine et à la retrouver avec
indifférence dans mes vieux jours. Si j'apercevais une carte de France
mes yeux effrayés s'arrangeaient à ne pas rencontrer la Touraine pour
que je ne fusse pas jaloux, et, pour que je ne fusse pas malheureux, la
Normandie où étaient marqués au moins Balbec et Doncières, entre
lesquels je situais tous ces chemins que nous avions couverts tant de
fois ensemble. Au milieu d'autres noms de villes ou de villages de
France, noms qui n'étaient que visibles ou audibles, le nom de Tours
par exemple semblait composé différemment, non plus d'images
immatérielles, mais de substances vénéneuses qui agissaient de façon
immédiate sur mon cœur dont elles accéléraient et rendaient
douloureux les battements. Et si cette force s'étendait jusqu'à
certains noms, devenus par elle si différents des autres, comment en
restant plus près de moi, en me bornant à Albertine elle-même,
pouvais-je m'étonner, qu'émanant d'une fille probablement pareille à
toute autre, cette force irrésistible sur moi, et pour la production de
laquelle n'importe quelle autre femme eût pu servir, eût été le
résultat d'un enchevêtrement et de la mise en contact de rêves, de
désirs, d'habitudes, de tendresses, avec l'interférence requise de
souffrances et de plaisirs alternés? Et cela continuait après sa mort,
la mémoire suffisant à entretenir la vie réelle, qui est mentale. Je
me rappelais Albertine descendant de wagon et me disant qu'elle avait
envie d'aller à Saint-Martin le Vêtu, et je la revoyais aussi avec son
polo abaissé sur ses joues, je retrouvais des possibilités de bonheur,
vers lesquelles je m'élançais me disant: «Nous aurions pu aller
ensemble jusqu'à Incarville, jusqu'à Doncières. » Il n'y avait pas
une station près de Balbec où je ne la revisse, de sorte que cette
terre, comme un pays mythologique conservé, me rendait vivantes et
cruelles les légendes les plus anciennes, les plus charmantes, les plus
effacées par ce qui avait suivi de mon amour. Ah! quelle souffrance
s'il me fallait jamais coucher à nouveau dans ce lit de Balbec autour
du cadre de cuivre duquel, comme autour d'un pivot immuable,
d'une barre fixe, s'était déplacée, avait évolué ma vie, appuyant
successivement à lui de gaies conversations avec ma grand' mère,
l'horreur de sa mort, les douces caresses d'Albertine, la découverte de
son vice, et maintenant une vie nouvelle où, apercevant les
bibliothèques vitrées où se reflétait la mer, je savais qu'Albertine
n'entrerait jamais plus! N'était-il pas, cet hôtel de Balbec, comme
cet unique décor de maison des théâtres de province, où l'on joue
depuis des années les pièces les plus différentes, qui a servi pour
une comédie, pour une première tragédie, pour une deuxième, pour une
pièce purement poétique, cet hôtel qui remontait déjà assez loin
dans mon passé. Le fait que cette seule partie restât toujours la
même, avec ses murs, ses bibliothèques, sa glace, au cours de
nouvelles époques de ma vie, me faisait mieux sentir que dans le total,
c'était le reste, c'était moi-même qui avais changé, et me donnait
ainsi cette impression que les mystères de la vie, de l'amour, de la
mort, auxquels les enfants croient dans leur optimisme ne pas
participer, ne sont pas des parties réservées, mais qu'on s'aperçoit
avec une douloureuse fierté qu'ils ont fait corps au cours des années
avec notre propre vie.
J'essayais parfois de prendre les journaux. Mais la lecture m'en était
odieuse, et de plus elle n'était pas inoffensive. En effet, en nous de
chaque idée, comme d'un carrefour dans une forêt, partent tant de
routes différentes, qu'au moment où je m'y attendais le moins je me
trouvais devant un nouveau souvenir. Le titre de la mélodie de Fauré
_le Secret_ m'avait mené au «secret du Roi» du duc de Broglie, le nom
de Broglie à celui de Chaumont, ou bien le mot de Vendredi Saint
m'avait fait penser au Golgotha, le Golgotha à l'étymologie de ce mot
qui paraît l'équivalent de _Calvus mons_, Chaumont. Mais, par quelque
chemin que je fusse arrivé à Chaumont, à ce moment j'étais frappé
d'un choc si cruel que dès lors je ne pensais plus qu'à me garer
contre la douleur. Quelques instants après le choc, l'intelligence qui
comme le bruit du tonnerre, ne voyage pas aussi vite, m'en apportait la
raison. Chaumont m'avait fait penser aux Buttes-Chaumont où Mme
Bontemps m'avait dit qu'Andrée allait souvent avec Albertine, tandis
qu'Albertine m'avait dit n'avoir jamais vu les Buttes-Chaumont. À
partir d'un certain âge nos souvenirs sont tellement entre-croisés les
uns avec les autres que la chose à laquelle on pense, le livre qu'on
lit n'a presque plus d'importance. On a mis de soi-même partout, tout
est fécond, tout est dangereux, et on peut faire d'aussi précieuses
découvertes que dans les Pensées de Pascal dans une réclame pour un
savon.
Sans doute un fait comme celui des Buttes-Chaumont qui à l'époque
m'avait paru futile, était en lui-même, contre Albertine, bien moins
grave, moins décisif que l'histoire de la doucheuse ou de la
blanchisseuse. Mais d'abord un souvenir qui vient fortuitement à nous
trouve en nous une puissance intacte d'imaginer, c'est-à-dire dans ce
cas de souffrir, que nous avons usée en partie quand c'est nous au
contraire qui avons volontairement appliqué notre esprit à recréer un
souvenir. Mais ces derniers (les souvenirs concernant la doucheuse et la
blanchisseuse) toujours présents quoique obscurcis dans ma mémoire,
comme ces meubles placés dans la pénombre d'une galerie et auxquels,
sans les distinguer on évite pourtant de se cogner, je m'étais
habitué à eux. Au contraire il y avait longtemps que je n'avais pensé
aux Buttes-Chaumont, ou par exemple au regard d'Albertine dans la glace
du casino de Balbec, ou au retard inexpliqué d'Albertine le soir où je
l'avais tant attendue après la soirée Guermantes, à toutes ces
parties de sa vie qui restaient hors de mon cœur et que j'aurais voulu
connaître pour qu'elles pussent s'assimiler, s'annexer à lui, y
rejoindre les souvenirs plus doux qu'y formaient une Albertine
intérieure et vraiment possédée. Soulevant un coin du voile lourd de
l'habitude (l'habitude abêtissante qui pendant tout le cours de notre
vie nous cache à peu près tout l'univers, et dans une nuit profonde,
sous leur étiquette inchangée, substitue aux poisons les plus
dangereux ou les plus enivrants de la vie, quelque chose d'anodin qui ne
procure pas de délices), un tel souvenir me revenait comme au premier
jour avec cette fraîche et perçante nouveauté d'une saison
reparaissante, d'un changement dans la routine de nos heures, qui, dans
le domaine des plaisirs aussi, si nous montons en voiture par un premier
beau jour de printemps, ou sortons de chez nous au lever du soleil, nous
font remarquer nos actions insignifiantes avec une exaltation lucide qui
fait prévaloir cette intense minute sur le total des jours antérieurs.
Je me retrouvais au sortir de la soirée chez la princesse de Guermantes
attendant l'arrivée d'Albertine. Les jours anciens recouvrent peu à
peu ceux qui les ont précédés, sont eux-mêmes ensevelis sous ceux
qui les suivent. Mais chaque jour ancien est resté déposé en nous,
comme dans une bibliothèque immense où il y a de plus vieux livres, un
exemplaire que sans doute personne n'ira jamais demander. Pourtant que
ce jour ancien, traversant la translucidité des époques suivantes,
remonte à la surface et s'étende en nous qu'il couvre tout entier,
alors pendant un moment, les noms reprennent leur ancienne
signification, les êtres leur ancien visage, nous notre âme d'alors,
et nous sentons, avec une souffrance vague mais devenue supportable et
qui ne durera pas, les problèmes devenus depuis longtemps insolubles et
qui nous angoissaient tant alors. Notre moi est fait de la superposition
de nos états successifs. Mais cette superposition n'est pas immuable
comme la stratification d'une montagne. Perpétuellement des
soulèvements font affleurer à la surface des couches anciennes. Je me
retrouvais après la soirée chez la princesse de Guermantes, attendant
l'arrivée d'Albertine. Qu'avait-elle fait cette nuit-là? M'avait-elle
trompé? Avec qui? Les révélations d'Aimé, même si je les acceptais,
ne diminuaient en rien pour moi l'intérêt anxieux, désolé, de cette
question inattendue, comme si chaque Albertine différente, chaque
souvenir nouveau, posait un problème de jalousie particulier, auquel
les solutions des autres ne pouvaient pas s'appliquer. Mais je n'aurais
pas voulu savoir seulement avec quelle femme elle avait passé cette
nuit là, mais quel plaisir particulier cela lui représentait, ce qui
se passait à ce moment-là en elle. Quelquefois à Balbec Françoise
était allée la chercher, m'avait dit l'avoir trouvée penchée à sa
fenêtre, l'air inquiet, chercheur, comme si elle attendait quelqu'un.
Mettons que j'apprisse que la jeune fille attendue était Andrée, quel
était l'état d'esprit dans lequel Albertine l'attendait, cet état
d'esprit caché derrière le regard inquiet et chercheur? Ce goût,
quelle importance avait-il pour Albertine? quelle place tenait-il dans
ses préoccupations? Hélas, en me rappelant mes propres agitations,
chaque fois que j'avais remarqué une jeune fille qui me plaisait,
quelquefois seulement quand j'avais entendu parler d'elle sans l'avoir
vue, mon souci de me faire beau, d'être avantagé, mes sueurs froides,
je n'avais pour me torturer qu'à imaginer ce même voluptueux émoi
chez Albertine. Et déjà c'était assez pour me torturer, pour me dire
qu'à côté de cela des conversations sérieuses avec moi sur Stendhal
et Victor Hugo avaient dû bien peu peser pour elle, pour sentir son
cœur attiré vers d'autres êtres, se détacher du mien, s'incarner
ailleurs. Mais l'importance même que ce désir devait avoir pour elle
et les réserves qui se formaient autour de lui ne pouvaient pas me
révéler ce que, qualitativement, il était, bien plus, comment elle le
qualifiait quand elle s'en parlait à elle-même. Dans la souffrance
physique au moins nous n'avons pas à choisir nous-mêmes notre douleur.
La maladie la détermine et nous l'impose. Mais dans la jalousie il nous
faut essayer en quelque sorte des souffrances de tout genre et de toute
grandeur, avant de nous arrêter à celle qui nous paraît pouvoir
convenir. Et quelle difficulté plus grande, quand il s'agit d'une
souffrance comme de sentir celle qu'on aimait éprouvant du plaisir avec
des êtres différents de nous qui lui donnent des sensations que nous
ne sommes pas capables de lui donner, ou qui du moins par leur
configuration, leur aspect, leurs façons, lui représentent tout autre
chose que nous. Ah! qu'Albertine n'avait-elle aimé Saint-Loup! comme il
me semble que j'eusse moins souffert! Certes nous ignorons la
sensibilité particulière de chaque être, mais d'habitude nous ne
savons même pas que nous l'ignorons, car cette sensibilité des autres
nous est indifférente. Pour ce qui concernait Albertine, mon malheur ou
mon bonheur eût dépendu de ce qu'était cette sensibilité; je savais
bien qu'elle m'était inconnue, et qu'elle me fût inconnue m'était
déjà une douleur. Les désirs, les plaisirs inconnus que ressentait
Albertine, une fois j'eus l'illusion de les voir quand quelque temps
après la mort d'Albertine, Andrée vint chez moi.
Pour la première fois elle me semblait belle, je me disais que ces
cheveux presque crépus, ces yeux sombres et cernés, c'était sans
doute ce qu'Albertine avait tant aimé, la matérialisation devant moi
de ce qu'elle portait dans sa rêverie amoureuse, de ce qu'elle voyait
par les regards anticipateurs du désir le jour où elle avait voulu si
précipitamment revenir de Balbec.
Comme une sombre fleur inconnue qui m'était par delà le tombeau
rapportée des profondeurs d'un être où je n'avais pas su la
découvrir, il me semblait, exhumation inespérée d'une relique
inestimable, voir devant moi le désir incarné d'Albertine qu'Andrée
était pour moi, comme Vénus était le désir de Jupiter. Andrée
regrettait Albertine, mais je sentis tout de suite qu'elle ne lui
manquait pas. Éloignée de force de son amie par la mort, elle semblait
avoir pris aisément son parti d'une séparation définitive que je
n'eusse pas osé lui demander quand Albertine était vivante, tant
j'aurais craint de ne pas arriver à obtenir le consentement d'Andrée.
Elle semblait au contraire accepter sans difficulté ce renoncement,
mais précisément au moment où il ne pouvait plus me profiter. Andrée
m'abandonnait Albertine, mais morte, et ayant perdu pour moi non
seulement sa vie mais rétrospectivement un peu de sa réalité, puisque
je voyais qu'elle n'était pas indispensable, unique pour Andrée qui
avait pu la remplacer par d'autres.
Du vivant d'Albertine, je n'eusse pas osé demander à Andrée des
confidences sur le caractère de leur amitié entre elles et avec l'amie
de Mlle Vinteuil, n'étant pas certain sur la fin qu'Andrée ne
répétât pas à Albertine tout ce que je lui disais. Maintenant un tel
interrogatoire, même s'il devait être sans résultat, serait au moins
sans danger. Je parlai à Andrée non sur un ton interrogatif mais comme
si je l'avais su de tout temps, peut-être par Albertine, du goût
qu'elle-même Andrée avait pour les femmes et de ses propres relations
avec Mlle Vinteuil. Elle avoua tout cela sans aucune difficulté, en
souriant. De cet aveu, je pouvais tirer de cruelles conséquences;
d'abord parce qu'Andrée, si affectueuse et coquette avec bien des
jeunes gens à Balbec, n'aurait donné lieu pour personne à la
supposition d'habitudes qu'elle ne niait nullement, de sorte que par
voie d'analogie, en découvrant cette Andrée nouvelle, je pouvais
penser qu'Albertine les eût confessées avec la même facilité à tout
autre qu'à moi qu'elle sentait jaloux. Mais d'autre part, Andrée ayant
été la meilleure amie d'Albertine, et celle pour laquelle celle-ci
était probablement revenue exprès de Balbec, maintenant qu'Andrée
avait ces goûts, la conclusion qui devait s'imposer à mon esprit
était qu'Albertine et Andrée avaient toujours eu des relations
ensemble. Certes, comme en présence d'une personne étrangère on n'ose
pas toujours prendre connaissance du présent qu'elle vous remet, et
dont on ne défera l'enveloppe que quand ce donataire sera parti, tant
qu'Andrée fut là je ne rentrai pas en moi-même pour y examiner la
douleur qu'elle m'apportait, et que je sentais bien causer déjà à mes
serviteurs physiques, les nerfs, le cœur, de grands troubles dont par
bonne éducation je feignais de ne pas m'apercevoir, parlant au
contraire le plus gracieusement du monde avec la jeune fille que j'avais
pour hôte sans détourner mes regards vers ces incidents intérieurs.
Il me fut particulièrement pénible d'entendre Andrée me dire en
parlant d'Albertine: «Ah! oui, elle aimait bien qu'on alla se promener
dans la vallée de Chevreuse. » À l'univers vague et inexistant où se
passaient les promenades d'Albertine et d'Andrée, il me semblait que
celle-ci venait par une création postérieure et diabolique d'ajouter
une vallée maudite. Je sentais qu'Andrée allait me dire tout ce
qu'elle faisait avec Albertine, et, tout en essayant par politesse, par
habileté, par amour-propre, peut-être par reconnaissance, de me
montrer de plus en plus affectueux, tandis que l'espace que j'avais pu
concéder encore à l'innocence d'Albertine se rétrécissait de plus en
plus, il me semblait m'apercevoir que malgré mes efforts, je gardais
l'aspect figé d'un animal autour duquel un cercle progressivement
resserré est lentement décrit par l'oiseau fascinateur qui ne se
presse pas parce qu'il est sûr d'atteindre quand il le voudra la
victime qui ne lui échappera plus. Je la regardais pourtant, et avec ce
qui reste d'enjouement, de naturel et d'assurance aux personnes qui
veulent faire semblant de ne pas craindre qu'on les hypnotise en les
fixant, je dis à Andrée cette phrase incidente: «Je ne vous en avais
jamais parlé de peur de vous fâcher, mais maintenant qu'il nous est
doux de parler d'elle, je puis bien vous dire que je savais depuis bien
longtemps les relations de ce genre que vous aviez avec Albertine.
D'ailleurs cela vous fera plaisir quoique vous le sachiez déjà;
Albertine vous adorait. » Je dis à Andrée que c'eût été une grande
curiosité pour moi si elle avait voulu me laisser la voir, même
simplement en se bornant à des caresses qui ne la gênassent pas trop
devant moi, faire cela avec celles des amies d'Albertine qui avaient ces
goûts, et je nommai Rosemonde, Berthe, toutes les amies d'Albertine,
pour savoir. «Outre que pour rien au monde je ne ferais ce que vous
dites devant vous, me répondit Andrée, je ne crois pas qu'aucune de
celles que vous dites ait ces goûts. » Me rapprochant malgré moi du
monstre qui m'attirait, je répondis: «Comment! vous n'allez pas me
faire croire que de toute votre bande il n'y avait qu'Albertine avec qui
vous fissiez cela! --Mais je ne l'ai jamais fait avec Albertine. --Voyons,
ma petite Andrée, pourquoi nier des choses que je sais depuis au moins
trois ans, je n'y trouve rien de mal, au contraire. Justement à propos
du soir où elle voulait tant aller le lendemain avec vous chez Mme
Verdurin, vous vous souvenez peut-être. . . » Avant que j'eusse terminé
ma phrase, je vis dans les yeux d'Andrée, qu'il faisait pointus comme
ces pierres qu'à cause de cela les joailliers ont de la peine à
employer, passer un regard préoccupé, comme ces têtes de
privilégiés qui soulèvent un coin du rideau avant qu'une pièce soit
commencée et qui se sauvent aussitôt pour ne pas être aperçus. Ce
regard inquiet disparut, tout était rentré dans l'ordre, mais je
sentais que tout ce que je verrais maintenant ne serait plus qu'arrangé
facticement pour moi. À ce moment je m'aperçus dans la glace; je fus
frappé d'une certaine ressemblance entre moi et Andrée. Si je n'avais
pas cessé depuis longtemps de me raser et que je n'eusse eu qu'une
ombre de moustache, cette ressemblance eût été presque complète.
C'était peut-être en regardant, à Balbec, ma moustache qui repoussait
à peine, qu'Albertine avait subitement eu ce désir impatient, furieux
de revenir à Paris. «Mais je ne peux pourtant pas dire ce qui n'est
pas vrai, pour la simple raison que vous ne le trouveriez pas mal. Je
vous jure que je n'ai jamais rien fait avec Albertine, et j'ai la
conviction qu'elle détestait ces choses-là. Les gens qui vous ont dit
cela vous ont menti, peut-être dans un but intéressé», me dit-elle
d'un air interrogateur et méfiant. «Enfin soit, puisque vous ne voulez
pas me le dire», répondis-je. Je préférais avoir l'air de ne pas
vouloir donner une preuve que je ne possédais pas. Pourtant je
prononçai vaguement et à tout hasard le nom des Buttes-Chaumont.
«J'ai pu aller aux Buttes-Chaumont avec Albertine, mais est-ce un
endroit qui a quelque chose de particulièrement mal? » Je lui demandai
si elle ne pourrait pas en parler à Gisèle qui à une certaine époque
avait intimement connu Albertine. Mais Andrée me déclara qu'après une
infamie que venait de lui faire dernièrement Gisèle, lui demander un
service était la seule chose qu'elle refuserait toujours de faire pour
moi. «Si vous la voyez, ajouta-t-elle, ne lui dites pas ce que je vous
ai dit d'elle, inutile de m'en faire une ennemie. Elle sait ce que je
pense d'elle, mais j'ai toujours mieux aimé éviter avec elle les
brouilles violentes qui n'amènent que des raccommodements. Et puis elle
est dangereuse. Mais vous comprenez que quand on a lu la lettre que j'ai
eue il y a huit jours sous les yeux et où elle mentait avec une telle
perfidie, rien, même les plus belles actions du monde, ne peut effacer
le souvenir de cela. » En somme si Andrée ayant ces goûts au point de
ne s'en cacher nullement, et Albertine ayant eu pour elle la grande
affection que très certainement elle avait, malgré cela Andrée
n'avait jamais eu de relations charnelles avec Albertine et avait
toujours ignoré qu'Albertine eût de tels goûts, c'est qu'Albertine ne
les avait pas, et n'avait eu avec personne, les relations que plus
qu'avec aucune autre elle aurait eues avec Andrée. Aussi quand Andrée
fut partie, je m'aperçus que son affirmation si nette m'avait apporté
du calme. Mais peut-être était-elle dictée par le devoir, auquel
Andrée se croyait obligée envers la morte dont le souvenir existait
encore en elle, de ne pas laisser croire ce qu'Albertine lui avait sans
doute, pendant sa vie, demandé de nier.
Les romanciers prétendent souvent dans une introduction qu'en voyageant
dans un pays ils ont rencontré quelqu'un qui leur a raconté la vie
d'une personne. Ils laissent alors la parole à cet ami de rencontre, et
le récit qu'il leur fait, c'est précisément leur roman. Ainsi la vie
de Fabrice del Dongo fut racontée à Stendhal par un chanoine de
Padoue. Combien nous voudrions quand, nous aimons, c'est-à-dire quand
l'existence d'une autre personne nous semble mystérieuse, trouver un
tel narrateur informé! Et certes il existe. Nous-même, ne
racontons-nous pas souvent, sans aucune passion, la vie de telle ou
telle femme, à un de nos amis, ou à un étranger, qui ne connaissait
rien de ses amours et nous écoute avec curiosité? L'homme que j'étais
quand je parlais à Bloch de la princesse de Guermantes, de Mme Swann,
cet être-là existait qui eût pu me parler d'Albertine, cet être-là
existe toujours. . . mais nous ne le rencontrons jamais. Il me semblait
que, si j'avais pu trouver des femmes qui l'eussent connue, j'eusse
appris tout ce que j'ignorais. Pourtant à des étrangers, il eût dû
sembler que personne autant que moi ne pouvait connaître sa vie. Même
ne connaissais-je pas sa meilleure amie, Andrée? C'est ainsi que l'on
croit que l'ami d'un ministre doit savoir la vérité sur certaines
affaires ou ne pourra pas être impliqué dans un procès. Seul à
l'user, l'ami a appris que chaque fois qu'il parlait politique au
ministre, celui-ci restait dans des généralités et lui disait tout au
plus ce qu'il y avait dans les journaux, ou que s'il a eu quelque ennui,
ses démarches multipliées auprès du ministre ont abouti chaque fois
à un «ce n'est pas en mon pouvoir» sur lequel l'ami est lui-même
sans pouvoir. Je me disais: «Si j'avais pu connaître tels témoins! »
desquels, si je les avais connus, je n'aurais probablement pas pu
obtenir plus que d'Andrée, dépositaire elle-même d'un secret qu'elle
ne voulait pas livrer. Différant en cela encore de Swann qui, quand il
ne fut plus jaloux, cessa d'être curieux de ce qu'Odette avait pu faire
avec Forcheville, même après ma jalousie passée connaître la
blanchisseuse d'Albertine, des personnes de son quartier, y reconstituer
sa vie, ses intrigues, cela seul avait du charme pour moi. Et comme le
désir vient toujours d'un prestige préalable, comme il était advenu
pour Gilberte, pour la duchesse de Guermantes, ce furent dans ces
quartiers où avait autrefois vécu Albertine, les femmes de son milieu
que je recherchai et dont seules j'eusse pu désirer la présence. Même
sans rien pouvoir en apprendre, c'étaient les seules femmes vers
lesquelles je me sentais attiré, étant celles qu'Albertine avait
connues ou qu'elle aurait pu connaître, femmes de son milieu ou des
milieux où elle se plaisait, en un mot celles qui avaient pour moi le
prestige de lui ressembler ou d'être de celles qui lui eussent plu. Me
rappelant ainsi soit Albertine elle-même, soit le type pour lequel elle
avait sans doute une préférence, ces femmes éveillaient en moi un
sentiment cruel de jalousie ou de regret, qui plus tard quand mon
chagrin s'apaisa se mua en une curiosité non exempte de charme. Et
parmi ces dernières surtout les filles du peuple, à cause de cette
vie, si différente de celle que je connaissais, et qui est la leur.
Sans doute c'est seulement par la pensée qu'on possède des choses, et
on ne possède pas un tableau parce qu'on l'a dans sa salle à manger si
on ne sait pas le comprendre, ni un pays parce qu'on y réside sans
même le regarder. Mais enfin j'avais autrefois l'illusion de ressaisir
Balbec, quand à Paris Albertine venait me voir et que je la tenais dans
mes bras. De même je prenais un contact, bien étroit et furtif
d'ailleurs, avec la vie d'Albertine, l'atmosphère des ateliers, une
conversation de comptoir, l'âme des taudis, quand j'embrassais une
ouvrière. Andrée, ces autres femmes, tout cela par rapport à
Albertine--comme Albertine avait été elle-même par rapport à
Balbec--étaient de ces substituts de plaisirs se remplaçant l'un
l'autre, en dégradation successive, qui nous permettent de nous passer
de celui que nous ne pouvons plus atteindre, voyage à Balbec, ou amour
d'Albertine (comme le fait d'aller au Louvre voir un Titien qui y fut
jadis console de ne pouvoir aller à Venise), de ces plaisirs qui
séparés les uns des autres par des nuances indiscernables, font de
notre vie comme une suite de zones concentriques, contiguës,
harmoniques et dégradées, autour d'un désir premier qui a donné le
ton, éliminé ce qui ne se fond pas avec lui et répandu la teinte
maîtresse (comme cela m'était arrivé aussi par exemple pour la
duchesse de Guermantes et pour Gilberte). Andrée, ces femmes, étaient
pour le désir, que je savais ne plus pouvoir exaucer, d'avoir auprès
de moi Albertine, ce qu'un soir, avant que je connusse Albertine
autrement que de vue, avait été l'ensoleillement tortueux et frais
d'une grappe de raisin.
Associées maintenant au souvenir de mon amour, les particularités
physiques et sociales d'Albertine, malgré lesquelles je l'avais aimée,
orientaient au contraire mon désir vers ce qu'il eût autrefois le
moins naturellement choisi: des brunes de la petite bourgeoisie. Certes
ce qui commençait partiellement à renaître en moi, c'était cet
immense désir que mon amour pour Albertine n'avait pu assouvir, cet
immense désir de connaître la vie que j'éprouvais autrefois sur les
routes de Balbec, dans les rues de Paris, ce désir qui m'avait fait
tant souffrir quand, supposant qu'il existait aussi au cœur
d'Albertine, j'avais voulu la priver des moyens de le contenter avec
d'autres que moi. Maintenant que je pouvais supporter l'idée de son
désir, comme cette idée était aussitôt éveillée par le mien, ces
deux immenses appétits coïncidaient, j'aurais voulu que nous pussions
nous y livrer ensemble, je me disais: cette fille lui aurait plu, et par
ce brusque détour pensant à elle et à sa mort, je me sentais trop
triste pour pouvoir poursuivre plus loin mon désir. Comme autrefois le
côté de Méséglise et celui de Guermantes avaient établi les assises
de mon goût pour la campagne et m'eussent empêché de trouver un
charme profond dans un pays où il n'y aurait pas eu de vieille église,
de bleuets, de boutons d'or, c'est de même en les rattachant en moi à
un passé plein de charme que mon amour pour Albertine me faisait
exclusivement rechercher un certain genre de femmes; je recommençais,
comme avant de l'aimer, à avoir besoin d'harmoniques d'elle qui fussent
interchangeables avec mon souvenir devenu peu à peu moins exclusif. Je
n'aurais pu me plaire maintenant auprès d'une blonde et fière
duchesse, parce qu'elle n'eût éveillé en moi aucune des émotions qui
partaient d'Albertine, de mon désir d'elle, de la jalousie que j'avais
eue de ses amours, de mes souffrances, de sa mort. Car nos sensations
pour être fortes ont besoin de déclencher en nous quelque chose de
différent d'elles, un sentiment, qui ne pourra pas trouver dans le
plaisir de satisfaction mais qui s'ajoute au désir, l'enfle, le fait
s'accrocher désespérément au plaisir. Au fur et à mesure que l'amour
qu'avait éprouvé Albertine pour certaines femmes ne me faisait plus
souffrir, il rattachait ces femmes à mon passé, leur donnait quelque
chose de plus réel, comme aux boutons d'or, aux aubépines le souvenir
de Combray donnait plus de réalité qu'aux fleurs nouvelles. Même
d'Andrée, je ne me disais plus avec rage: «Albertine l'aimait», mais
au contraire pour m'expliquer à moi-même mon désir, d'un air
attendri: «Albertine l'aimait bien. » Je comprenais maintenant les
veufs qu'on croit consolés et qui prouvent au contraire qu'ils sont
inconsolables, parce qu'ils se remarient avec leur belle-sœur. Ainsi
mon amour finissant semblait rendre possible pour moi de nouvelles
amours, et Albertine, comme ces femmes longtemps aimées pour
elles-mêmes qui plus tard sentant le goût de leur amant s'affaiblir
conservent leur pouvoir en se contentant du rôle d'entremetteuses,
parait pour moi, comme la Pompadour pour Louis XV, de nouvelles
fillettes. Même autrefois, mon temps était divisé par périodes où
je désirais telle femme, ou telle autre. Quand les plaisirs violents
donnés par l'une étaient apaisés, je souhaitais celle qui donnait une
tendresse presque pure jusqu'à ce que le besoin de caresses plus
savantes ramenât le désir de la première. Maintenant ces alternances
avaient pris fin, ou du moins l'une des périodes se prolongeait
indéfiniment. Ce que j'aurais voulu, c'est que la nouvelle venue vînt
habiter chez moi, et me donnât le soir avant de me quitter un baiser
familial de sœur. De sorte que j'aurais pu croire--si je n'avais fait
l'expérience de la présence insupportable d'une autre--que je
regrettais plus un baiser que certaines lèvres, un plaisir qu'un amour,
une habitude qu'une personne. J'aurais voulu aussi que les nouvelles
venues pussent me jouer du Vinteuil comme Albertine, parler comme elle
avec moi d'Elstir. Tout cela était impossible. Leur amour ne vaudrait
pas le sien, pensais-je, soit qu'un amour auquel s'annexaient tous ces
épisodes, des visites aux musées, des soirées au concert, toute une
vie compliquée qui permet des correspondances, des conversations, un
flirt préliminaire aux relations elles-mêmes, une amitié grave
après, possède plus de ressources qu'un amour pour une femme qui ne
sait que se donner, comme un orchestre plus qu'un piano, soit que plus
profondément, mon besoin du même genre de tendresse que me donnait
Albertine, la tendresse d'une fille assez cultivée et qui fût en même
temps une sœur, ne fût--comme le besoin de femmes du même milieu
qu'Albertine--qu'une reviviscence du souvenir d'Albertine, du souvenir
de mon amour pour elle. Et une fois de plus j'éprouvais d'abord que le
souvenir n'est pas inventif, qu'il est impuissant à désirer rien
d'autre, même rien de mieux que ce que nous avons possédé, ensuite
qu'il est spirituel de sorte que la réalité ne peut lui fournir
l'état qu'il cherche, enfin que, s'appliquant à une personne morte, la
renaissance qu'il incarne est moins celle du besoin d'aimer auquel il
fait croire que celle du besoin de l'absente. De sorte que la
ressemblance avec Albertine, de la femme que j'avais choisie la
ressemblance même, si j'arrivais à l'obtenir, de sa tendresse avec
celle d'Albertine, ne me faisaient que mieux sentir l'absence de ce que
j'avais sans le savoir cherché de ce qui était indispensable pour que
renaquît mon bonheur, c'est-à-dire Albertine elle-même, le temps que
nous avions vécu ensemble, le passé à la recherche duquel j'étais
sans le savoir. Certes, par les jours clairs, Paris m'apparaissait
innombrablement fleuri de toutes les fillettes, non que je désirais,
mais qui plongeaient leurs racines dans l'obscurité du désir et des
soirées inconnues d'Albertine. C'était telle de celles dont elle
m'avait dit tout au début quand elle ne se méfiait pas de moi: «Elle
est ravissante cette petite, comme elle a de jolis cheveux. » Toutes les
curiosités que j'avais eues autrefois de sa vie quand je ne la
connaissais encore que de vue, et d'autre part tous mes désirs de la
vie se confondaient en cette seule curiosité, voir Albertine avec
d'autres femmes, peut-être parce qu'ainsi, elles parties, je serais
resté seul avec elle, le dernier et le maître. Et en voyant ses
hésitations, son incertitude en se demandant s'il valait la peine de
passer la soirée avec telle ou telle, sa satiété quand l'autre était
partie, peut-être sa déception, j'eusse éclairé, j'eusse ramené à
de justes proportions la jalousie que m'inspirait Albertine, parce que
la voyant ainsi les éprouver, j'aurais pris la mesure et découvert la
limite de ses plaisirs. De combien de plaisirs, de quelle douce vie elle
nous a privés, me disais-je, par cette farouche obstination à nier son
goût! Et comme une fois de plus je cherchais quelle avait pu être la
raison de cette obstination, tout d'un coup le souvenir me revint d'une
phrase que je lui avais dite à Balbec le jour où elle m'avait donné
un crayon. Comme je lui reprochais de ne pas m'avoir laissé
l'embrasser, je lui avais dit que je trouvais cela aussi naturel que je
trouvais ignoble qu'une femme eût des relations avec une autre femme.
Hélas, peut-être Albertine s'était-elle toujours rappelé cette
phrase imprudente.
Je ramenais avec moi les filles qui m'eussent le moins plu, je lissais
des bandeaux à la vierge, j'admirais un petit nez bien modelé, une
pâleur espagnole. Certes autrefois, même pour une femme que je ne
faisais qu'apercevoir sur une route de Balbec, dans une rue de Paris,
j'avais senti ce que mon désir avait d'individuel et que c'était le
fausser que de chercher à l'assouvir avec un autre objet. Mais la vie,
en me découvrant peu à peu la permanence de nos besoins, m'avait
appris que, faute d'un être, il faut se contenter d'un autre--et je
sentais que ce que j'avais demandé à Albertine, une autre, Mlle de
Stermaria, eût pu me le donner. Mais ç'avait été Albertine; et entre
la satisfaction de mes besoins de tendresse et les particularités de
son corps un entrelacement de souvenirs s'était fait tellement
inextricable que je ne pouvais plus arracher à un désir de tendresse
toute cette broderie des souvenirs du corps d'Albertine. Elle seule
pouvait me donner ce bonheur. L'idée de son unicité n'était plus un
_a priori_ métaphysique puisé dans ce qu'Albertine avait d'individuel,
comme jadis pour les passantes, mais un _a posteriori_ constitué par
l'imbrication contingente et indissoluble de mes souvenirs. Je ne
pouvais plus désirer une tendresse sans avoir besoin d'elle, sans
souffrir de son absence. Aussi la ressemblance même de la femme
choisie, de la tendresse demandée avec le bonheur que j'avais connu ne
me faisait que mieux sentir tout ce qui leur manquait pour qu'il pût
renaître. Ce même vide que je sentais dans ma chambre depuis
qu'Albertine était partie, et que j'avais cru combler en serrant des
femmes contre moi, je le retrouvais en elles. Elles ne m'avaient jamais
parlé, elles, de la musique de Vinteuil, des mémoires de Saint-Simon,
elles n'avaient pas mis un parfum trop fort pour venir me voir, elles
n'avaient pas joué à mêler leurs cils aux miens, toutes choses
importantes parce qu'elles permettent, semble-t-il, de rêver autour de
l'acte sexuel lui-même et de se donner l'illusion de l'amour, mais en
réalité parce qu'elles faisaient partie du souvenir d'Albertine et que
c'était elle que j'aurais voulu trouver. Ce que ces femmes avaient
d'Albertine me faisait mieux ressentir ce que d'elle il leur manquait et
qui était tout, et qui ne serait plus jamais puisque Albertine était
morte. Et ainsi mon amour pour Albertine qui m'avait attiré vers ces
femmes me les rendait indifférentes, et peut-être mon regret
d'Albertine et la persistance de ma jalousie qui avaient déjà
dépassé par leur durée mes prévisions les plus pessimistes
n'auraient sans doute jamais changé beaucoup, si leur existence,
isolée du reste de ma vie, avait seulement été soumise au jeu de mes
souvenirs, aux actions et réactions d'une psychologie applicable à des
états immobiles, et n'avait pas été entraînée vers un système plus
vaste où les âmes se meuvent dans le temps comme les corps dans
l'espace. Comme il y a une géométrie dans l'espace, il y a une
psychologie dans le temps, où les calculs d'une psychologie plane ne
seraient plus exacts parce qu'on n'y tiendrait pas compte du temps et
d'une des formes qu'il revêt, l'oubli; l'oubli dont je commençais à
sentir la force et qui est un si puissant instrument d'adaptation à la
réalité parce qu'il détruit peu à peu en nous le passé survivant
qui est en constante contradiction avec elle. Et j'aurais vraiment bien
pu deviner plus tôt qu'un jour je n'aimerais plus Albertine. Quand
j'avais compris, par la différence qu'il y avait entre ce que
l'importance de sa personne et de ses actions était pour moi et pour
les autres, que mon amour était moins un amour pour elle, qu'un amour
en moi, j'aurais pu déduire diverses conséquences de ce caractère
subjectif de mon amour et qu'étant un état mental, il pouvait
notamment survivre assez longtemps à la personne, mais aussi que
n'ayant avec cette personne aucun lien véritable, n'ayant aucun soutien
en dehors de soi, il devrait comme tout état mental, même les plus
durables, se trouver un jour hors d'usage, être «remplacé» et que ce
jour-là tout ce qui semblait m'attacher si doucement, indissolublement,
au souvenir d'Albertine n'existerait plus pour moi. C'est le malheur des
êtres de n'être pour nous que des planches de collections fort usables
dans notre pensée. Justement à cause de cela on fonde sur eux des
projets qui ont l'ardeur de la pensée; mais la pensée se fatigue, le
souvenir se détruit, le jour viendrait où je donnerais volontiers à
la première venue la chambre d'Albertine, comme j'avais sans aucun
chagrin donné à Albertine la bille d'agate ou d'autres présents de
Gilberte.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ALBERTINE DISPARUE VOL 01 (OF 2) ***
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