«Je vous
envisageais
pourtant depuis un moment, nous
dit-il d'une voix essoufflée.
dit-il d'une voix essoufflée.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Mais pour un physicien la place qu'occupe la plus
petite balle de sureau s'explique par la concordance d'action, le
conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction ou de répulsion qui
gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour
mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de
cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le
besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est
aimé, une pénétration do ce que sait ou suppose--et ne dit
pas--l'interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de
la sienne, la fait tantôt sur et tantôt sous-estimer, le désir
involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du
feu. Tout autant de lois différentes agissant en sens contraire dictent
les réponses plus générales touchant l'innocence, le «platonisme»,
ou au contraire la réalité charnelle des relations qu'on a avec la
personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir.
Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré
l'aggravation de son mal qui le poussait perpétuellement à révéler,
à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails
compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer
que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui Charlus et
qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et
bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme
pour l'heure où il l'avait vu en dernier lieu), soit qu'il dît alors
en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou
par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur.
«Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit
camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en
doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était
sûr? ) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça,
vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il
avait parlé d'une femme. Oui, il est venu ce matin me tirer par les
pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous?
Oh! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais
bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière,
mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »
Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel
comme d'un bon petit camarade et qu'il dît la vérité plus encore
qu'il ne croyait en disant: «Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne
connais pas sa vie. »
En effet disons (en interrompant pendant quelques instants ce récit que
nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons au
moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la
demeure de Madame Verdurin), disons que peu de temps avant cette soirée
le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une
lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette
lettre, laquelle devait par contre-coup me causer de cruels chagrins,
était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif
qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus
ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le
plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici,
mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui
disant: «grande sale! va! », «ma belle chérie, toi tu en es au moins,
etc. ». Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres
femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa.
D'autre part la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus et de
Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait:
«Il me supplie dans ses lettres d'être sage! Tu parles! mon petit chat
blanc», ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins
insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de
Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots «en
être». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps
bien long déjà, appris que lui-même «en était». Or voici que cette
notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il
avait découvert qu'il «en était», il avait cru par là apprendre que
son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or
voici que pour Morel cette expression «en être» prenait une extension
que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel
prouvait, d'après cette lettre, qu'il «en était» en ayant le même
goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M.
de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel
connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les
êtres qui en étaient n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus,
mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de
femmes que d'hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et
le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si
familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence
autant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à la
fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine
d'une définition.
M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire
que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité.
Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en
scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues
sournoises. Mais pour un être de la valeur d'un Bergotte par exemple
ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique
en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant
comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme
Bergotte aient vécu généralement dans la compagnie de personnes
médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à
l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en
rien la nature de sa compagne, dont, par éclairs, la vie située des
milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les
mensonges poussés au delà et surtout dans une direction différente de
ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge,
le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les
relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle
action formulée par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur
ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons
à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonné
semblable à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce
mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir
des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, qui puisse éveiller
en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous
n'aurions jamais connus. Il faut dire, pour ce qui concerne M. de
Charlus, que, s'il fut stupéfait d'apprendre relativement à Morel un
certain nombre de choses que celui-ci lui avait soigneusement cachées,
il eut tort d'en conclure que c'est une erreur de se lier avec des gens
du peuple. On verra en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M.
de Charlus lui-même en train de faire des choses qui eussent encore
plus stupéfié les personnes de sa famille et de ses amis, que n'avait
pu faire pour lui la vie révélée par Léa. (La révélation qui lui
avait été le plus pénible avait été celle d'un voyage que Morel
avait fait avec Léa, alors qu'il avait assuré à M. de Charlus qu'il
était en ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s'était
servi pour échafauder son mensonge de personnes bénévoles à qui il
avait envoyé ses lettres en Allemagne, d'où on les réexpédiait à M.
de Charlus qui d'ailleurs était tellement convaincu que Morel y était
qu'il n'eût même pas regardé le timbre de la poste. ) Mais il est
temps de rattraper le baron qui s'avance, avec Brichot et moi, vers la
porte des Verdurin.
«Et qu'est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami
hébreu que nous voyions à Doville? J'avais pensé que si cela vous
faisait plaisir on pourrait peut-être l'inviter un soir. » En effet M.
de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et
gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou
un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La
surveillance qu'il chargeait un vieux domestique de faire exercer par
une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se
croyaient filés et qu'une femme de chambre ne vivait plus, n'osait plus
sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses.
«Elle peut bien faire ce qu'elle veut! On irait perdre son temps et son
argent à la pister! Comme si sa conduite nous intéressait en quelque
chose! » s'écriait ironiquement le vieux serviteur, car il était si
passionnément attaché à son maître, que bien que ne partageant
nullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait de
chaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s'ils étaient
siens. «C'est la crème des braves gens», disait de ce vieux serviteur
M. de Charlus, car on n'apprécie jamais personne autant que ceux qui
joignent à de grandes vertus celle de les mettre sans compter à la
disposition de nos vices. C'était d'ailleurs des hommes seulement que
M. de Charlus était capable d'éprouver de la jalousie en ce qui
concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C'est
d'ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L'amour de
l'homme qu'ils aiment pour une femme est quelque chose d'autre qui se
passe dans une autre espèce animale (le lion laisse es tigres
tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois, il
est vrai, chez ceux qui font de l'inversion un sacerdoce, cet amour les
dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s'y être livré, non
comme d'une trahison, mais comme d'une déchéance. Un Charlus, autre
que n'était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des
relations avec une femme comme il l'eût été de lire sur une affiche
que, lui, l'interprète de Bach et de Hændel, allait jouer du Puccini.
C'est d'ailleurs pour cela que les jeunes gens qui par intérêt
condescendent à l'amour des Charlus leur affirment que les femmes ne
leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu'ils ne
prennent jamais d'alcool et n'aiment que l'eau de source. Mais M. de
Charlus sur ce point s'écartait un peu de la règle habituelle.
Admirant tout chez Morel, ses succès féminins ne lui portaient pas
ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à
l'écarté. «Mais, mon cher, vous savez, il fait des femmes»,
disait-il d'un air de révélation, de scandale, peut-être d'envie,
surtout d'admiration. «Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les
putains les plus en vue n'ont d'yeux que pour lui. On le remarque
partout, aussi bien dans le métro qu'au théâtre. C'en est embêtant!
Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui
apporte les billets doux d'au moins trois femmes. Et toujours des jolies
encore. Du reste ça n'est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je
le comprends, il est devenu d'une beauté, il a l'air d'une espèce de
Bronzino, il est vraiment admirable. » Mais M. de Charlus aimait à
montrer qu'il aimait Morel, à persuader les autres, peut-être à se
persuader lui-même, qu'il en était aimé. Ils mettent à l'avoir tout
le temps auprès de lui (et malgré le tort que ce petit jeune homme
pouvait faire à la situation mondaine du baron) une sorte
d'amour-propre. Car (et le cas est fréquent des hommes bien posés et
snobs, qui, par vanité, brisent toutes leurs relations pour être vus
partout avec une maîtresse, demi-mondaine ou dame tarée, qu'on ne
reçoit pas, et avec laquelle pourtant il leur semble flatteur d'être
lié) il était arrivé à ce point où l'amour-propre met toute sa
persévérance à détruire les buts qu'il a atteints, soit que, sous
l'influence de l'amour, on trouve un prestige qu'on est seul à
percevoir à des relations ostentatoires avec ce qu'on aime, soit que,
par le fléchissement des ambitions mondaines atteintes, et la marée
montante des curiosités ancillaires d'autant plus absorbantes qu'elles
sont plus platoniques, celles-ci n'aient pas seulement atteint mais
dépassé le niveau où avaient peine à se maintenir les autres.
Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu'à son goût
pour eux l'existence de Morel n'était pas un obstacle, et que même sa
réputation éclatante de pianiste ou sa notoriété naissante de
compositeur et de journaliste pourrait dans certains cas leur être un
appât. Présentait-on au baron un jeune compositeur de tournure
agréable, c'était dans les talents de Morel qu'il cherchait l'occasion
de faire une politesse au nouveau venu. «Vous devriez, lui disait-il,
m'apporter de vos compositions pour que Morel les joue au concert ou en
tournée. Il y a si peu de musique agréable écrite pour le violon.
C'est une aubaine que d'en trouver de nouvelle. Et les étrangers
apprécient beaucoup cela. Même en province il y a des petits cercles
musicaux où on aime la musique avec une ferveur et une intelligence
admirables. » Sans plus de sincérité (car tout cela ne servait que
d'amorce et il était rare que Morel se prêtât à des réalisations),
comme Bloch avait avoué qu'il était un peu poète, «à ses heures»,
avait-il ajouté avec le rire sarcastique dont il accompagnait une
banalité, quand il ne pouvait pas trouver une parole originale, M. de
Charlus me dit: «Dites-donc à ce jeune israélite, puisqu'il fait des
vers, qu'il devrait bien m'en apporter pour Morel. Pour un compositeur
c'est toujours l'écueil, trouver quelque chose de joli à mettre en
musique. On pourrait même penser à un livret. Cela ne serait pas
inintéressant et prendrait une certaine valeur à cause du mérite du
poète, de ma protection, de tout un enchaînement de circonstances
auxiliatrices, parmi lesquelles le talent de Morel tient la première
place, car il compose beaucoup maintenant et il écrit aussi et très
joliment, je vais vous en parler. Quant à son talent d'exécutant (là
vous savez qu'il est tout à fait un maître déjà), vous allez voir ce
soir comme ce gosse joue bien la musique de Vinteuil; il me renverse; à
son âge, avoir une compréhension pareille tout en restant si gamin, si
potache! Oh! ce n'est ce soir qu'une petite répétition. La grande
machine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plus
élégant aujourd'hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu,
dit-il, en employant ce nous, sans doute parce que le Roi dit: nous
voulons. À cause du magnifique programme, j'ai conseillé à Mme
Verdurin d'avoir deux fêtes. L'une dans quelques jours où elle aura
toutes ses relations, l'autre ce soir, où la patronne est, comme on dit
en termes de justice, dessaisie. C'est moi qui ai fait les invitations
et j'ai convoqué quelques personnes d'un autre milieu, qui peuvent
être utiles à Charlie et qu'il sera agréable pour les Verdurin de
connaître. N'est-ce pas, c'est très bien de faire jouer les choses les
plus belles avec les plus grands artistes, mais la manifestation reste
étouffée comme dans du coton, si le public est composé de la
mercière d'en face et de l'épicier du coin. Vous savez ce que je pense
du niveau intellectuel des gens du monde, mais ils peuvent jouer
certains rôles assez importants, entre autres le rôle dévolu pour les
événements publics à la presse et qui est d'être un organe de
divulgation. Vous comprenez ce que je veux dire; j'ai par exemple
invité ma belle-sœur Oriane; il n'est pas certain qu'elle vienne, mais
il est certain en revanche, si elle vient, qu'elle ne comprendra
absolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce qui est
au-dessus de ses moyens, mais de parler, ce qui y est approprié
admirablement et ce dont elle ne se fait pas faute. Conséquence: dès
demain, au lieu du silence de la mercière et de l'épicier,
conversation animée chez les Mortemart où Oriane raconte qu'elle a
entendu des choses merveilleuses, qu'un certain Morel, etc. , rage
indescriptible des personnes non conviées qui diront: «Palamède avait
sans doute jugé que nous étions indignes; d'ailleurs qu'est-ce que
c'est que ces gens chez qui la chose se passait», contre-partie aussi
utile que les louanges d'Oriane, parce que le nom de Morel revient tout
le temps et finit par se graver dans la mémoire comme une leçon qu'on
relit dix fois de suite. Tout cela forme un enchaînement de
circonstances qui peut avoir son prix pour l'artiste, pour la maîtresse
de maison, servir en quelque sorte de mégaphone à une manifestation
qui sera ainsi rendue audible à un public lointain. Vraiment ça en
vaut la peine; vous verrez les progrès qu'a faits Charlie. Et
d'ailleurs on lui a découvert un nouveau, talent, mon cher, il écrit
comme un ange. Comme un ange je vous dis. » M. de Charlus négligeait de
dire que depuis quelque temps il faisait faire à Morel, comme ces
grands seigneurs du XVIIe siècle qui dédaignaient de signer et même
d'écrire leurs libelles, des petits entrefilets bassement calomniateurs
et dirigés contre la comtesse Molé. Semblant déjà insolents à ceux
qui les lisaient, combien étaient-ils plus cruels pour la jeune femme,
qui retrouvait, si adroitement glissés que personne d'autre qu'elle n'y
voyait goutte, des passages de lettres d'elle, textuellement cités,
mais pris dans un sens où ils pouvaient l'affoler comme la plus cruelle
vengeance. La jeune femme en mourut. Mais il se fait tous les jours à
Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé, plus terrible que
l'autre. On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant
la puissance d'un Charlus devenu démodé et bien au-dessus de lui
érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien
protecteur. Du moins cette mode intellectuelle est-elle naïve et
croit-elle de bonne foi au néant d'un génial Charlus, à
l'incontestable autorité d'un stupide Morel? Le baron était moins
innocent dans ses vengeances implacables. De là sans doute ce venin
amer de la bouche, dont l'envahissement semblait donner aux joues la
jaunisse quand il était en colère. «Vous qui connaissiez Bergotte,
reprit M. de Charlus, j'avais jadis pensé que vous auriez pu,
peut-être en lui rafraîchissant la mémoire au sujet des proses du
jouvenceau, collaborer en somme avec moi, m'aider à favoriser un talent
double, de musicien et d'écrivain, qui peut un jour acquérir le
prestige de celui de Berlioz. Vous savez, les Illustres ont souvent
autre chose à penser, ils sont adulés, ils ne s'intéressent guère
qu'à eux-mêmes. Mais Bergotte qui était vraiment simple et serviable
m'avait promis de faire passer au _Gaulois_, ou je ne sais plus où, ces
petites chroniques, moitié d'un humoriste et d'un musicien, qui sont
maintenant très jolies, et je suis vraiment très content que Charlie
ajoute à son violon ce petit brin de plume d'Ingres. Je sais bien que
j'exagère facilement, quand il s'agit de lui, comme toutes les vieilles
mamans-gâteau du Conservatoire. Comment, mon cher, vous ne le saviez
pas. Mais c'est que vous ne connaissez pas mon côté gobeur. Je fais le
pied de grue pendant des heures à la porte des jurys d'examen. Je
m'amuse comme une reine. Quant à la prose de Charlie, Bergotte m'avait
assuré que c'était vraiment tout à fait très bien. »
M. de Charlus, qui l'avait connu depuis longtemps par Swann, était en
effet allé voir Bergotte quelques jours avant sa mort et lui demander
qu'il obtînt pour Morel d'écrire dans un journal des sortes de
chroniques, en partie humoristiques, sur la musique. En y allant M. de
Charlus avait eu un certain remords, car grand admirateur de Bergotte,
il s'était rendu compte qu'il n'allait jamais le voir pour lui-même,
mais pour, grâce à la considération mi-intellectuelle, mi-sociale que
Bergotte avait pour lui, pouvoir faire une grande politesse à Morel, ou
à tel autre de ses amis. Qu'il ne se servît plus du monde que pour
cela ne choquait pas M. de Charlus, mais de Bergotte cela lui avait paru
plus mal, parce qu'il sentait que Bergotte n'était pas utilitaire comme
les gens du monde et méritait mieux. Seulement sa vie était très
prise et il ne trouvait du temps de libre que quand il avait très envie
d'une chose, par exemple si elle se rapportait à Morel. De plus, très
intelligent, la conversation d'un homme intelligent lui était assez
indifférente, surtout celle de Bergotte qui était trop homme de
lettres pour son goût et d'un autre clan, ne se plaçant pas à son
point de vue. Quant à Bergotte il s'était rendu compte de cet
utilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en avait pas
voulu, car il avait été toute sa vie incapable d'une bonté suivie,
mais désireux de faire plaisir, compréhensif, insensible au plaisir de
donner une leçon. Quant au vice de M. de Charlus il ne l'avait partagé
à aucun degré, mais y avait trouvé plutôt un élément de couleur
dans le personnage, le «fas et nefas» pour un artiste, consistant non
dans des exemples moraux, mais dans des souvenirs de Platon ou de
Sodome. «Mais vous, belle jeunesse, on ne vous voit guère quai Conti.
Vous n'en abusez pas! » Je dis que je sortais surtout avec ma cousine.
«Voyez-vous ça! ça sort avec sa cousine, comme c'est pur! » dit M. de
Charlus à Brichot. Et s'adressant de nouveau à moi: «Mais nous ne
vous demandons pas de comptes sur ce que vous faites, mon enfant. Vous
êtes libre de faire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement
de ne pas y avoir de part. Du reste vous avez très bon goût, elle est
charmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la tête
farcie à Doville. On la regrettera ce soir. Mais vous avez peut-être
aussi bien fait de ne pas l'amener. C'est admirable la musique de
Vinteuil. Mais j'ai appris qu'il devait y avoir la fille de l'auteur et
son amie qui sont deux personnes d'une terrible réputation. C'est
toujours embêtant pour une jeune fille. Elles seront là à moins que
ces deux demoiselles n'aient pas pu venir, car elles devaient sans faute
être tout l'après-midi à une répétition d'études que Mme Verdurin
donnait tantôt et où elle n'avait convié que les raseurs, la famille,
les gens qu'il ne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l'heure avant le
dîner Charlie nous a dit que ce que nous appelons les deux demoiselles
Vinteuil, absolument attendues, n'étaient pas venues. » Malgré
l'affreuse douleur que j'avais à rapprocher subitement de l'effet, seul
connu d'abord, la cause, enfin découverte, de l'envie d'Albertine de
venir tantôt, la présence annoncée (mais que j'avais ignorée) de
Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai la liberté d'esprit de noter
que M. de Charlus, qui nous avait dit, il y avait quelques minutes,
n'avoir pas vu Charlie depuis le matin, confessait étourdiment l'avoir
vu avant dîner. Ma souffrance devenait visible: «Mais qu'est-ce que
vous avez? me dit le baron, vous êtes vert; allons, entrons, vous
prenez froid, vous avez mauvaise mine. » Ce n'était pas mon doute
relatif à la vertu d'Albertine que les paroles de M. de Charlus
venaient d'éveiller en moi. Beaucoup d'autres y avaient déjà
pénétré; à chaque nouveau doute on croit que la mesure est comble,
qu'on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve tout de même de la
place, et une fois qu'il est introduit dans notre milieu vital, il y
entre en concurrence avec tant de désirs de croire, avec tant de
raisons d'oublier, qu'assez vite on s'en accommode, on finit par ne plus
s'occuper de lui. Il reste seulement, comme une douleur à demi guérie,
une simple menace de souffrir et qui, envers du désir, de même ordre
que lui, et comme lui devenu centre de nos pensées, irradie en elles à
des distances infinies, de subtiles tristesses, comme le désir des
plaisirs d'une origine méconnaissable, partout où quelque chose peut
s'associer à l'idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se
réveille quand un doute nouveau entier entre en nous; on a beau se dire
presque tout de suite: «je m'arrangerai, il y aura un système pour ne
pas souffrir, ça ne doit pas être vrai», pourtant il y a eu un
premier instant où on a souffert comme si on croyait. Si nous n'avions
que des membres, comme les jambes et les bras, la vie serait
supportable; malheureusement nous portons en nous ce petit organe que
nous appelons cœur, lequel est sujet à certaines maladies au cours
desquelles il est infiniment impressionnable pour tout ce qui concerne
la vie d'une certaine personne et où un mensonge--cette chose
inoffensive et au milieu de laquelle nous vivons si allègrement, qu'il
soit fait par nous-même ou par les autres--venu de cette personne,
donne à ce petit cœur, qu'on devrait pouvoir nous retirer
chirurgicalement, des crises intolérables. Ne parlons pas du cerveau,
car notre pensée a beau raisonner sans fin au cours de ces crises, elle
ne les modifie pas plus que notre attention une rage de dents. Il est
vrai que cette personne est coupable de nous avoir menti, car elle nous
avait juré de nous dire toujours la vérité. Mais nous savons par
nous-même, pour les autres, ce que valent les serments. Et nous avons
voulu y ajouter foi quand ils venaient d'elle qui avait justement tout
intérêt à nous mentir et n'a pas été choisie par nous d'autre part
pour ses vertus. Il est vrai que plus tard elle n'aurait presque plus
besoin de nous mentir--justement quand le cœur sera devenu indifférent
au mensonge--parce que nous ne nous intéresserons plus à sa vie. Nous
le savons, et malgré cela nous sacrifions volontiers la nôtre, soit
que nous nous tuions pour cette personne, soit que nous nous fassions
condamner à mort en l'assassinant, soit simplement que nous dépensions
en quelques soirées pour elle toute notre fortune, ce qui nous oblige
à nous tuer ensuite parce que nous n'avons plus rien. D'ailleurs si
tranquille qu'on se croie quand on aime, on a toujours l'amour dans son
cœur en état d'équilibre instable. Un rien suffit pour le mettre dans
la position du bonheur, on rayonne, on couvre de tendresses non point
celle qu'on aime, mais ceux qui nous ont fait valoir à ses yeux, qui
l'ont gardée contre toute tentation mauvaise; on se croit tranquille,
et il suffit d'un mot: «Gilberte ne viendra pas», «Mademoiselle
Vinteuil est invitée», pour que tout le bonheur préparé vers lequel
on s'élançait s'écroule, pour que le soleil se cache, pour que tourne
la rose des vents et que se déchaîne la tempête intérieure à
laquelle un jour on ne sera plus capable de résister. Ce jour-là, le
jour où le cœur est devenu si fragile, des amis qui nous admirent
souffrent que de tels néants, que certains êtres puissent nous faire
du mal, nous faire mourir. Mais qu'y peuvent-ils? Si un poète est
mourant d'une pneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant
au pneumocoque que ce poète a du talent et qu'ils devraient le laisser
guérir. Le doute en tant qu'il avait trait à Mlle Vinteuil n'était
pas absolument nouveau. Mais dans une certaine mesure, ma jalousie de
l'après-midi, excitée par Léa et ses amies, l'avait aboli. Une fois
ce danger du Trocadéro écarté, j'avais éprouvé, j'avais cru avoir
reconquis à jamais une paix complète. Mais ce qui était surtout
nouveau pour moi c'était une certaine promenade où Andrée m'avait
dit: «Nous sommes allées ici et là, nous n'avons rencontré
personne», et où au contraire Mlle Vinteuil avait évidemment donné
rendez-vous à Albertine chez Mme Verdurin. Maintenant j'eusse laissé
volontiers Albertine sortir seule, aller partout où elle voudrait,
pourvu que j'eusse pu chambrer quelque part Mlle Vinteuil et son amie et
être certain qu'Albertine ne les vît pas. C'est que la jalousie est
généralement partielle, à localisations intermittentes, soit parce
qu'elle est le prolongement douloureux d'une anxiété qui est
provoquée tantôt par une personne, tantôt par une autre que notre
amie pourrait aimer, soit par l'exigüité de notre pensée qui ne peut
réaliser que ce qu'elle se représente et laisse le reste dans un vague
dont on ne peut relativement souffrir.
Au moment où nous allions sonner à la porte de l'hôtel nous fûmes
rattrapés par Saniette qui nous apprit que la princesse Sherbatoff
était morte à six heures et nous dit qu'il ne nous avait pas reconnus
tout de suite.
«Je vous envisageais pourtant depuis un moment, nous
dit-il d'une voix essoufflée. Est-ce pas curieux que j'aie hésité? »
N'est-il pas curieux lui eût semblé une faute et il devenait avec les
formes anciennes du langage d'une exaspérante familiarité. «Vous
êtes pourtant gens qu'on peut avouer pour ses amis. » Sa mine grisâtre
semblait éclairée par le reflet plombé d'un orage. Son essoufflement,
qui ne se produisait, cet été encore, que quand M. Verdurin
l'«engueulait», était maintenant constant. «Je sais qu'une œuvre
inédite de Vinteuil va être exécutée par d'excellents artistes et
singulièrement par Morel. »--«Pourquoi singulièrement? » demanda le
baron qui vit dans cet adverbe une critique. «Notre ami Saniette, se
hâta d'expliquer Brichot qui joua le rôle d'interprète, parle
volontiers, en excellent lettré qu'il est, le langage d'un temps où
singulièrement équivaut à notre «tout particulièrement».
Comme nous entrions dans l'antichambre de Mme Verdurin, M. de Charlus me
demanda si je travaillais et comme je lui disais que non, mais que je
m'intéressais beaucoup en ce moment aux vieux services d'argenterie et
de porcelaine, il me dit que je ne pourrais pas en voir de plus beaux
que chez les Verdurin; que d'ailleurs j'aurais pu les voir à la
Raspelière, puisque, sous prétexte que les objets sont aussi des amis,
ils faisaient la folie de tout emporter avec eux; que ce serait moins
commode de tout me sortir un jour de soirée mais que pourtant il
demanderait qu'on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n'en
rien faire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau et
je vis que le sommet de sa tête s'argentait maintenant par places. Mais
tel un arbuste précieux que non seulement l'automne colore, mais dont
on protège certaines feuilles par des enveloppements d'ouate ou des
applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques
cheveux blancs placés à sa cime, qu'un bariolage de plus venant
s'ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches
d'expressions différentes, de fards et d'hypocrisie qui le maquillaient
si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout
le monde le secret qu'il me paraissait crier. J'étais presque gêné
par ses yeux où j'avais peur qu'il ne me surprît à le lire à livre
ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur tous les tons,
avec une inlassable indécence. Mais les secrets sont bien gardés par
ces êtres, car tous ceux qui les approchent sont sourds et aveugles.
Les personnes qui apprenaient la vérité par l'un ou l'autre, par les
Verdurin par exemple, la croyaient, mais cependant seulement tant
qu'elles ne connaissaient pas M. de Charlus. Son visage, loin de
répandre, dissipait les mauvais bruits. Car nous nous faisons de
certaines entités une idée si grande que nous ne pourrions
l'identifier avec les traits familiers d'une personne de connaissance.
Et nous croirons difficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais
au génie d'une personne avec qui nous sommes encore allés la veille à
l'Opéra.
M. de Charlus était en train de donner son par-dessus avec des
recommandations d'habitué. Mais le valet de pied auquel il le tendait
était un nouveau, tout jeune. Or, M. de Charlus perdait souvent
maintenant ce qu'on appelle le Nord et ne se rendait plus compte de ce
qui se fait et ne se fait pas. Le louable désir qu'il avait à Balbec
de montrer que certains sujets ne l'effrayaient pas, de ne pas avoir
peur de déclarer à propos de quelqu'un: «Il est joli garçon», de
dire, en un mot, les mêmes choses qu'aurait pu dire quelqu'un qui
n'aurait pas été comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce
désir en disant au contraire des choses que n'aurait jamais pu dire
quelqu'un qui n'aurait pas été comme lui, choses devant lesquelles son
esprit était si constamment fixé qu'il en oubliait qu'elles ne font
pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde. Aussi
regardant le nouveau valet de pied, il leva l'index en l'air d'un ton
menaçant et croyant faire une excellente plaisanterie: «Vous, je vous
défends de me faire de l'œil comme ça», dit le baron, et se tournant
vers Brichot: «Il a une figure drôlette ce petit-là, il a un nez
amusant», et complétant sa facétie, ou cédant à un désir, il
rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis ne pouvant
plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valet de pied et
lui toucha le bout du nez en disant: «Pif». --«Quelle drôle de
boîte», se dit le valet de pied qui demanda à ses camarades si le
baron était farce ou marteau. «Ce sont des manières qu'il a comme
ça, lui répondit le maître d'hôtel (qui le croyait un peu
«piqué», un peu «dingo»), mais c'est un des amis de madame que j'ai
toujours le mieux estimé, c'est un bon cœur. »
«Est-ce que vous retournerez cette année à Incarville? me demanda
Brichot. Je crois que notre patronne a reloué la Raspelière bien
qu'elle ait eu maille à partir avec ses propriétaires. Mais tout cela
n'est rien, ce sont nuages qui se dissipent», ajouta-t-il du même ton
optimiste que les journaux qui disent: «Il y a eu des fautes de
commises, c'est entendu, mais qui ne commet des fautes? » Or je me
rappelais dans quel état de souffrance j'avais quitté Balbec et je ne
désirais nullement y retourner. Je remettais toujours au lendemain mes
projets avec Albertine. «Mais bien sûr qu'il y reviendra, nous le
voulons, il nous est indispensable», déclara M. de Charlus avec
l'égoïsme autoritaire et incompréhensif de l'amabilité.
À ce moment M. Verdurin vint à notre rencontre. M. Verdurin à qui
nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff nous dit:
«Oui, je sais qu'elle est très mal. » «Mais non, elle est morte à
six heures», s'écria Saniette. «Vous, vous exagérez toujours», dit
brutalement à Saniette M. Verdurin, qui, la soirée n'étant pas
décommandée, préférait l'hypothèse de la maladie, imitant ainsi
sans le savoir le Prince de Guermantes. Saniette, non sans crainte
d'avoir froid, car la porte extérieure s'ouvrait constamment, attendait
avec résignation qu'on lui prît ses affaires. «Qu'est-ce que vous
faites-là dans cette pose de chien couchant? » lui demanda M. Verdurin.
«J'attendais qu'une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse
prendre mon pardessus et me donner un numéro. » «Qu'est-ce que vous
dites? demanda d'un air sévère M. Verdurin: «Qui surveillent aux
vêtements». Est-ce que vous devenez gâteux, on dit «surveiller les
vêtements» s'il faut vous apprendre le français comme aux gens qui
ont eu une attaque. » «Surveiller à quelque chose est la vraie forme,
murmura Saniette d'une voix entrecoupée; l'abbé Le Batteux. . . » «Vous
m'agacez, vous, cria M. Verdurin d'une voix terrible. Comme vous
soufflez! Est-ce que vous venez de monter six étages? » La
grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire
firent passer d'autres personnes avant Saniette et quand il voulut
tendre ses affaires lui répondirent: «Chacun son tour, monsieur, ne
soyez pas si pressé. » «Voilà des hommes d'ordre, voilà des
compétences, très bien, mes braves», dit, avec un sourire de
sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions
à faire passer Saniette après tout le monde. «Venez, dit-il, cet
animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d'air.
Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements!
reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile! » «Il donne dans
la préciosité, ce n'est pas un mauvais garçon», dit Brichot. «Je
n'ai pas dit que c'était un mauvais garçon, j'ai dit que c'était un
imbécile», riposta avec aigreur M. Verdurin.
Cependant Mme Verdurin était en grande conférence avec Cottard et Ski.
Morel venait de refuser (parce que M. de Charlus ne pouvait s'y rendre)
une invitation chez des amis auxquels elle avait pourtant promis le
concours du violoniste. La raison du refus de Morel de jouer à la
soirée des amis des Verdurin, raison à laquelle nous allons tout à
l'heure en voir s'ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force
grâce à une habitude propre en général aux milieux oisifs mais tout
particulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurin surprenait
entre un nouveau et un fidèle un mot dit à mi-voix et pouvant faire
supposer qu'ils se connaissaient, ou avaient envie de se lier («Alors
à vendredi chez les un tel» ou: «Venez à l'atelier le jour que vous
voudrez, j'y suis toujours jusqu'à cinq heures, vous me ferez vraiment
plaisir»), agitée, supposant au nouveau une «situation» qui pouvait
faire de lui une recrue brillante pour le petit clan, la patronne, tout
en faisant semblant de n'avoir rien entendu et en conservant à son beau
regard, cerné par l'habitude de Debussy plus que n'aurait fait celle de
la cocaïne, l'air exténué que lui donnaient les seules ivresses de la
musique, n'en roulait pas moins, sous son front magnifique, bombé par
tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées qui
n'étaient pas exclusivement polyphoniques, et n'y tenant plus, ne
pouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur les
deux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau en
désignant le fidèle: «Vous ne voulez pas venir dîner avec lui samedi
par exemple, ou bien le jour que vous voudrez, avec des gens gentils!
N'en parlez pas trop fort parce que je ne convoquerai pas toute cette
tourbe» (terme désignant pour cinq minutes le petit noyau dédaigné
momentanément pour le nouveau en qui on mettait tant d'espérances).
Mais ce besoin de s'engouer, de faire aussi des rapprochements, avait sa
contre-partie. L'assiduité aux mercredis faisait naître chez les
Verdurin une disposition opposée. C'était le désir de brouiller,
d'éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieux par les
mois passés à la Raspelière, où l'on se voyait du matin au soir. M.
Verdurin s'y ingéniait à prendre quelqu'un en faute, à tendre des
toiles où il pût passer à l'araignée sa compagne quelque mouche
innocente. Faute de griefs on inventait des ridicules. Dès qu'un
fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de lui devant les
autres, on feignait d'être surpris qu'ils n'eussent pas remarqué
combien il avait toujours les dents sales, ou au contraire les brossât,
par manie, vingt fois par jour. Si l'un se permettait d'ouvrir la
fenêtre, ce manque d'éducation faisait que le patron et la patronne
échangeaient un regard révolté. Au bout d'un instant Mme Verdurin
demandait un châle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire
d'un air furieux: «Mais non, je vais fermer la fenêtre, je me demande
qu'est-ce qui s'est permis de l'ouvrir», devant le coupable qui
rougissait jusqu'aux oreilles. On vous reprochait indirectement la
quantité de vin qu'on avait bue. «Ça ne vous fait pas mal. C'est bon
pour un ouvrier. » Les promenades ensemble de deux fidèles qui
n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la patronne
avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que
fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient
pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas la Raspelière (à cause
de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des
dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.
Mme Verdurin était furieuse et décidée à «éclairer» Morel sur le
rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus.
«J'ajoute, continua-t-elle (Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir
à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser et ne pouvait le
tuer pour la peine lui découvrait un défaut grave qui dispensait
honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs
chez moi qui ne me plaisent pas. » C'est qu'en effet Mme Verdurin avait
encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de
ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de
l'honneur qu'il faisait à la patronne en amenant quai Conti des gens
qui en effet n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers
noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on
pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive sur un ton
péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur
quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui
retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de
condescendre à des concessions qui selon lui compromettraient le
résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en
l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne
pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé, d'une
intimité quotidienne, à une cessation complète de relations, mais que
M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est
dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde
est très riche seulement et apparenté à une aristocratie que la
grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du
milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point
d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du
milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari
(car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous
donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque
invisible tant cela se perd dans le ciel) crut devoir justifier une
invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de
monde, «ayant épousé Mlle ***». L'ignorance dont cette assertion
exactement contraire à la réalité témoignait chez Mme Verdurin fit
s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension
les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement,
mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories
où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de
son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations:
«Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a
une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis
peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune
discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il
s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie
sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris
car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait
tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante,
universelle, seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai
aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant
elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la
toute-puissance qu'elle me doit; il a peut-être fallu un peu de
volonté, mais quelle récompense elle a! On est ainsi soi-même, quand
on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin. » Il était trop
évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien; agir est
autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser même avec
ingéniosité. «Mais en ce qui me concerne, je vis en philosophe qui
assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais
n'y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenter Saintine qui a
toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai
même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant,
au milieu du plus grand luxe, qu'on s'amusait jadis quand, tirant le
diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit
grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise, mais je frappe de mon
veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous me remercierez,
car, si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en
matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui
soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur; et je
sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. » Ces
exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des
ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des
habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose,
un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus
grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin de ne pas
admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui
eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa
salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche,
et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin
organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi
qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de
Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin qui sentait atteinte
son autorité de patronne, elles lui causaient encore un grand tort
mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus,
plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même
pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amis.
Naturellement une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger
était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les
Verdurin. Or ces parias étaient souvent des gens qui tiennent ce qu'on
appelle le haut du pavé, mais qui pour M. de Charlus avaient cessé de
le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son
imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller
avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils
n'étaient plus ses amis. Si par exemple le coupable était un homme
d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du
XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui
comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille
n'était rien. «Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le
titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il
n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le
troisième. Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoille, les
Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est le 12e
duc de Guermantes et 17e prince de Cordoue. Les Montesquiou descendent
d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était
prouvé? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième
dessous. » Était-il brouillé au contraire avec un gentilhomme
possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances,
apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est
venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par
exemple, tout était changé, la famille seule comptait. «Je vous
demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII.
Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient
permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit. » De
plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause
de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation,
de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique
d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus
profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait
joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement
marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence
montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne? La comtesse
déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir.
Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus
violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus
terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et
qui fondait, on va le voir de grands espoirs sur elle et s'était
réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les
gens les plus nobles, comme la patronne disait, «de France et de
Navarre», proposa tout de suite d'inviter «Madame de Molé». --«Ah!
mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de
Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet,
Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors
que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers
mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms
de l'aristocratie et que vous me citez les plus obscurs des noms des
gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de
petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles
reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur
Guermantes à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il
y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je
veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à
bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans
loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de
jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul
qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et
la princesse de Guermantes c'est juste le contraire. C'est comme une
personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah
Bernhardt. En tous cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce
serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois
des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est
mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour
égaler les deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours
paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit,
faire rire les poules. La Molé! Voilà un nom qu'il ne faut plus
prononcer ou bien je n'ai qu'à me retirer», ajouta-t-il avec un
sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade
malgré ce malade lui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la
collaboration d'un homéopathe. D'autre part certaines personnes jugées
négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et
non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de haute naissance, pouvait se
passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon
de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à
trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans
compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui
avait infligé, non sans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j'ai
dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des
personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient
des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour
cause de révisionisme ou d'antirévisionisme, puis avait été
critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante
et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la Patrie;
pourrai-je le demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se
rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé
l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose? Que je l'aie
fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes
peut facilement être imaginée, et même si on se reporte ensuite à
une période ultérieure sembler, du point de vue mondain, parfaitement
juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine
étrangère destinée à détruire le Service des Renseignements, à
briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français,
à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de
La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin
d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant
l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach
et M. Hervieu sont «de mèche», disait-elle. On n'accusera pas
l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à
l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les
mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le
monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas
laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme
du goût sexuel où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il
peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter
son choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg
Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société; la
raison disparut avec le Nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin,
à la faveur du Dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de
valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain, parce
qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les
autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne
les comprennent plus. La génération même qui les a éprouvées
change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement
calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter une partie des
exclus, la cause de l'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se
soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été
républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était
antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre le
patriotisme prendrait une autre forme et d'un écrivain chauvin on ne
s'occuperait même pas s'il a été ou non dreyfusard. C'est ainsi que
à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme
Verdurin avait arraché petit à petite comme l'oiseau fait son nid, les
bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un
jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui
restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle
avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les
merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût
des gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme
Bergotte l'avait été chez Mme Swann.
petite balle de sureau s'explique par la concordance d'action, le
conflit ou l'équilibre, de lois d'attraction ou de répulsion qui
gouvernent des mondes bien plus grands. Ne mentionnons ici que pour
mémoire le désir de paraître naturel et hardi, le geste instinctif de
cacher un rendez-vous secret, un mélange de pudeur et d'ostentation, le
besoin de confesser ce qui vous est si agréable et de montrer qu'on est
aimé, une pénétration do ce que sait ou suppose--et ne dit
pas--l'interlocuteur, pénétration qui, allant au delà ou en deçà de
la sienne, la fait tantôt sur et tantôt sous-estimer, le désir
involontaire de jouer avec le feu et la volonté de faire la part du
feu. Tout autant de lois différentes agissant en sens contraire dictent
les réponses plus générales touchant l'innocence, le «platonisme»,
ou au contraire la réalité charnelle des relations qu'on a avec la
personne qu'on dit avoir vue le matin quand on l'a vue le soir.
Toutefois, d'une façon générale, disons que M. de Charlus, malgré
l'aggravation de son mal qui le poussait perpétuellement à révéler,
à insinuer, parfois tout simplement à inventer des détails
compromettants, cherchait pendant cette période de sa vie à affirmer
que Charlie n'était pas de la même sorte d'homme que lui Charlus et
qu'il n'existait entre eux que de l'amitié. Cela n'empêchait pas (et
bien que ce fût peut-être vrai) que parfois il se contredît (comme
pour l'heure où il l'avait vu en dernier lieu), soit qu'il dît alors
en s'oubliant la vérité, ou proférât un mensonge, pour se vanter, ou
par sentimentalisme, ou trouvant spirituel d'égarer l'interlocuteur.
«Vous savez qu'il est pour moi, continua le baron, un bon petit
camarade, pour qui j'ai la plus grande affection, comme je suis sûr (en
doutait-il donc, qu'il éprouvât le besoin de dire qu'il en était
sûr? ) qu'il a pour moi, mais il n'y a entre nous rien d'autre, pas ça,
vous entendez bien, pas ça, dit le baron aussi naturellement que s'il
avait parlé d'une femme. Oui, il est venu ce matin me tirer par les
pieds. Il sait pourtant que je déteste qu'on me voie couché. Pas vous?
Oh! c'est une horreur, ça dérange, on est laid à faire peur, je sais
bien que je n'ai plus vingt-cinq ans et je ne pose pas pour la rosière,
mais on garde sa petite coquetterie tout de même. »
Il est possible que le baron fût sincère quand il parlait de Morel
comme d'un bon petit camarade et qu'il dît la vérité plus encore
qu'il ne croyait en disant: «Je ne sais pas ce qu'il fait, je ne
connais pas sa vie. »
En effet disons (en interrompant pendant quelques instants ce récit que
nous reprendrons aussitôt après cette parenthèse que nous ouvrons au
moment où M. de Charlus, Brichot et moi nous nous dirigeons vers la
demeure de Madame Verdurin), disons que peu de temps avant cette soirée
le baron fut plongé dans la douleur et dans la stupéfaction par une
lettre qu'il ouvrit par mégarde et qui était adressée à Morel. Cette
lettre, laquelle devait par contre-coup me causer de cruels chagrins,
était écrite par l'actrice Léa, célèbre pour le goût exclusif
qu'elle avait pour les femmes. Or sa lettre à Morel (que M. de Charlus
ne soupçonnait même pas la connaître) était écrite sur le ton le
plus passionné. Sa grossièreté empêche qu'elle soit reproduite ici,
mais on peut mentionner que Léa ne lui parlait qu'au féminin en lui
disant: «grande sale! va! », «ma belle chérie, toi tu en es au moins,
etc. ». Et dans cette lettre il était question de plusieurs autres
femmes qui ne semblaient pas être moins amies de Morel que de Léa.
D'autre part la moquerie de Morel à l'égard de M. de Charlus et de
Léa à l'égard d'un officier qui l'entretenait et dont elle disait:
«Il me supplie dans ses lettres d'être sage! Tu parles! mon petit chat
blanc», ne révélait pas à M. de Charlus une réalité moins
insoupçonnée de lui que n'étaient les rapports si particuliers de
Morel avec Léa. Le baron était surtout troublé par ces mots «en
être». Après l'avoir d'abord ignoré, il avait enfin, depuis un temps
bien long déjà, appris que lui-même «en était». Or voici que cette
notion qu'il avait acquise se trouvait remise en question. Quand il
avait découvert qu'il «en était», il avait cru par là apprendre que
son goût, comme dit Saint-Simon, n'était pas celui des femmes. Or
voici que pour Morel cette expression «en être» prenait une extension
que M. de Charlus n'avait pas connue, tant et si bien que Morel
prouvait, d'après cette lettre, qu'il «en était» en ayant le même
goût que des femmes pour des femmes mêmes. Dès lors la jalousie de M.
de Charlus n'avait plus de raison de se borner aux hommes que Morel
connaissait, mais allait s'étendre aux femmes elles-mêmes. Ainsi les
êtres qui en étaient n'étaient pas seulement ceux qu'il avait crus,
mais toute une immense partie de la planète, composée aussi bien de
femmes que d'hommes, aimant non seulement les hommes mais les femmes, et
le baron, devant la signification nouvelle d'un mot qui lui était si
familier, se sentait torturé par une inquiétude de l'intelligence
autant que du cœur, née de ce double mystère, où il y avait à la
fois de l'agrandissement de sa jalousie et de l'insuffisance soudaine
d'une définition.
M. de Charlus n'avait jamais été dans la vie qu'un amateur. C'est dire
que des incidents de ce genre ne pouvaient lui être d'aucune utilité.
Il faisait dériver l'impression pénible qu'il en pouvait ressentir, en
scènes violentes où il savait être éloquent, ou en intrigues
sournoises. Mais pour un être de la valeur d'un Bergotte par exemple
ils eussent pu être précieux. C'est même peut-être ce qui explique
en partie (puisque nous agissons à l'aveuglette, mais en choisissant
comme les bêtes la plante qui nous est favorable) que des êtres comme
Bergotte aient vécu généralement dans la compagnie de personnes
médiocres, fausses et méchantes. La beauté de celles-ci suffit à
l'imagination de l'écrivain, exalte sa bonté, mais ne transforme en
rien la nature de sa compagne, dont, par éclairs, la vie située des
milliers de mètres au-dessous, les relations invraisemblables, les
mensonges poussés au delà et surtout dans une direction différente de
ce qu'on aurait pu croire, apparaissent de temps à autre. Le mensonge,
le mensonge parfait, sur les gens que nous connaissons, sur les
relations que nous avons eues avec eux, sur notre mobile dans telle
action formulée par nous d'une façon toute différente, le mensonge sur
ce que nous sommes, sur ce que nous aimons, sur ce que nous éprouvons
à l'égard de l'être qui nous aime et qui croit nous avoir façonné
semblable à lui parce qu'il nous embrasse toute la journée, ce
mensonge-là est une des seules choses au monde qui puisse nous ouvrir
des perspectives sur du nouveau, sur de l'inconnu, qui puisse éveiller
en nous des sens endormis pour la contemplation d'univers que nous
n'aurions jamais connus. Il faut dire, pour ce qui concerne M. de
Charlus, que, s'il fut stupéfait d'apprendre relativement à Morel un
certain nombre de choses que celui-ci lui avait soigneusement cachées,
il eut tort d'en conclure que c'est une erreur de se lier avec des gens
du peuple. On verra en effet, dans le dernier volume de cet ouvrage, M.
de Charlus lui-même en train de faire des choses qui eussent encore
plus stupéfié les personnes de sa famille et de ses amis, que n'avait
pu faire pour lui la vie révélée par Léa. (La révélation qui lui
avait été le plus pénible avait été celle d'un voyage que Morel
avait fait avec Léa, alors qu'il avait assuré à M. de Charlus qu'il
était en ce moment-là à étudier la musique en Allemagne. Il s'était
servi pour échafauder son mensonge de personnes bénévoles à qui il
avait envoyé ses lettres en Allemagne, d'où on les réexpédiait à M.
de Charlus qui d'ailleurs était tellement convaincu que Morel y était
qu'il n'eût même pas regardé le timbre de la poste. ) Mais il est
temps de rattraper le baron qui s'avance, avec Brichot et moi, vers la
porte des Verdurin.
«Et qu'est devenu, ajouta-t-il en se tournant vers moi, votre jeune ami
hébreu que nous voyions à Doville? J'avais pensé que si cela vous
faisait plaisir on pourrait peut-être l'inviter un soir. » En effet M.
de Charlus, se contentant de faire espionner sans vergogne les faits et
gestes de Morel par une agence policière, absolument comme un mari ou
un amant, ne laissait pas de faire attention aux autres jeunes gens. La
surveillance qu'il chargeait un vieux domestique de faire exercer par
une agence sur Morel était si peu discrète, que les valets de pied se
croyaient filés et qu'une femme de chambre ne vivait plus, n'osait plus
sortir dans la rue, croyant toujours avoir un policier à ses trousses.
«Elle peut bien faire ce qu'elle veut! On irait perdre son temps et son
argent à la pister! Comme si sa conduite nous intéressait en quelque
chose! » s'écriait ironiquement le vieux serviteur, car il était si
passionnément attaché à son maître, que bien que ne partageant
nullement les goûts du baron, il finissait, tant il mettait de
chaleureuse ardeur à les servir, par en parler comme s'ils étaient
siens. «C'est la crème des braves gens», disait de ce vieux serviteur
M. de Charlus, car on n'apprécie jamais personne autant que ceux qui
joignent à de grandes vertus celle de les mettre sans compter à la
disposition de nos vices. C'était d'ailleurs des hommes seulement que
M. de Charlus était capable d'éprouver de la jalousie en ce qui
concernait Morel. Les femmes ne lui en inspiraient aucune. C'est
d'ailleurs la règle presque générale pour les Charlus. L'amour de
l'homme qu'ils aiment pour une femme est quelque chose d'autre qui se
passe dans une autre espèce animale (le lion laisse es tigres
tranquilles), ne les gêne pas et les rassure plutôt. Quelquefois, il
est vrai, chez ceux qui font de l'inversion un sacerdoce, cet amour les
dégoûte. Ils en veulent alors à leur ami de s'y être livré, non
comme d'une trahison, mais comme d'une déchéance. Un Charlus, autre
que n'était le baron, eût été indigné de voir Morel avoir des
relations avec une femme comme il l'eût été de lire sur une affiche
que, lui, l'interprète de Bach et de Hændel, allait jouer du Puccini.
C'est d'ailleurs pour cela que les jeunes gens qui par intérêt
condescendent à l'amour des Charlus leur affirment que les femmes ne
leur inspirent que du dégoût, comme ils diraient au médecin qu'ils ne
prennent jamais d'alcool et n'aiment que l'eau de source. Mais M. de
Charlus sur ce point s'écartait un peu de la règle habituelle.
Admirant tout chez Morel, ses succès féminins ne lui portaient pas
ombrage, lui causaient une même joie que ses succès au concert ou à
l'écarté. «Mais, mon cher, vous savez, il fait des femmes»,
disait-il d'un air de révélation, de scandale, peut-être d'envie,
surtout d'admiration. «Il est extraordinaire, ajoutait-il. Partout les
putains les plus en vue n'ont d'yeux que pour lui. On le remarque
partout, aussi bien dans le métro qu'au théâtre. C'en est embêtant!
Je ne peux pas aller avec lui au restaurant sans que le garçon lui
apporte les billets doux d'au moins trois femmes. Et toujours des jolies
encore. Du reste ça n'est pas extraordinaire. Je le regardais hier, je
le comprends, il est devenu d'une beauté, il a l'air d'une espèce de
Bronzino, il est vraiment admirable. » Mais M. de Charlus aimait à
montrer qu'il aimait Morel, à persuader les autres, peut-être à se
persuader lui-même, qu'il en était aimé. Ils mettent à l'avoir tout
le temps auprès de lui (et malgré le tort que ce petit jeune homme
pouvait faire à la situation mondaine du baron) une sorte
d'amour-propre. Car (et le cas est fréquent des hommes bien posés et
snobs, qui, par vanité, brisent toutes leurs relations pour être vus
partout avec une maîtresse, demi-mondaine ou dame tarée, qu'on ne
reçoit pas, et avec laquelle pourtant il leur semble flatteur d'être
lié) il était arrivé à ce point où l'amour-propre met toute sa
persévérance à détruire les buts qu'il a atteints, soit que, sous
l'influence de l'amour, on trouve un prestige qu'on est seul à
percevoir à des relations ostentatoires avec ce qu'on aime, soit que,
par le fléchissement des ambitions mondaines atteintes, et la marée
montante des curiosités ancillaires d'autant plus absorbantes qu'elles
sont plus platoniques, celles-ci n'aient pas seulement atteint mais
dépassé le niveau où avaient peine à se maintenir les autres.
Quant aux autres jeunes gens, M. de Charlus trouvait qu'à son goût
pour eux l'existence de Morel n'était pas un obstacle, et que même sa
réputation éclatante de pianiste ou sa notoriété naissante de
compositeur et de journaliste pourrait dans certains cas leur être un
appât. Présentait-on au baron un jeune compositeur de tournure
agréable, c'était dans les talents de Morel qu'il cherchait l'occasion
de faire une politesse au nouveau venu. «Vous devriez, lui disait-il,
m'apporter de vos compositions pour que Morel les joue au concert ou en
tournée. Il y a si peu de musique agréable écrite pour le violon.
C'est une aubaine que d'en trouver de nouvelle. Et les étrangers
apprécient beaucoup cela. Même en province il y a des petits cercles
musicaux où on aime la musique avec une ferveur et une intelligence
admirables. » Sans plus de sincérité (car tout cela ne servait que
d'amorce et il était rare que Morel se prêtât à des réalisations),
comme Bloch avait avoué qu'il était un peu poète, «à ses heures»,
avait-il ajouté avec le rire sarcastique dont il accompagnait une
banalité, quand il ne pouvait pas trouver une parole originale, M. de
Charlus me dit: «Dites-donc à ce jeune israélite, puisqu'il fait des
vers, qu'il devrait bien m'en apporter pour Morel. Pour un compositeur
c'est toujours l'écueil, trouver quelque chose de joli à mettre en
musique. On pourrait même penser à un livret. Cela ne serait pas
inintéressant et prendrait une certaine valeur à cause du mérite du
poète, de ma protection, de tout un enchaînement de circonstances
auxiliatrices, parmi lesquelles le talent de Morel tient la première
place, car il compose beaucoup maintenant et il écrit aussi et très
joliment, je vais vous en parler. Quant à son talent d'exécutant (là
vous savez qu'il est tout à fait un maître déjà), vous allez voir ce
soir comme ce gosse joue bien la musique de Vinteuil; il me renverse; à
son âge, avoir une compréhension pareille tout en restant si gamin, si
potache! Oh! ce n'est ce soir qu'une petite répétition. La grande
machine doit avoir lieu dans quelques jours. Mais ce sera bien plus
élégant aujourd'hui. Aussi nous sommes ravis que vous soyez venu,
dit-il, en employant ce nous, sans doute parce que le Roi dit: nous
voulons. À cause du magnifique programme, j'ai conseillé à Mme
Verdurin d'avoir deux fêtes. L'une dans quelques jours où elle aura
toutes ses relations, l'autre ce soir, où la patronne est, comme on dit
en termes de justice, dessaisie. C'est moi qui ai fait les invitations
et j'ai convoqué quelques personnes d'un autre milieu, qui peuvent
être utiles à Charlie et qu'il sera agréable pour les Verdurin de
connaître. N'est-ce pas, c'est très bien de faire jouer les choses les
plus belles avec les plus grands artistes, mais la manifestation reste
étouffée comme dans du coton, si le public est composé de la
mercière d'en face et de l'épicier du coin. Vous savez ce que je pense
du niveau intellectuel des gens du monde, mais ils peuvent jouer
certains rôles assez importants, entre autres le rôle dévolu pour les
événements publics à la presse et qui est d'être un organe de
divulgation. Vous comprenez ce que je veux dire; j'ai par exemple
invité ma belle-sœur Oriane; il n'est pas certain qu'elle vienne, mais
il est certain en revanche, si elle vient, qu'elle ne comprendra
absolument rien. Mais on ne lui demande pas de comprendre, ce qui est
au-dessus de ses moyens, mais de parler, ce qui y est approprié
admirablement et ce dont elle ne se fait pas faute. Conséquence: dès
demain, au lieu du silence de la mercière et de l'épicier,
conversation animée chez les Mortemart où Oriane raconte qu'elle a
entendu des choses merveilleuses, qu'un certain Morel, etc. , rage
indescriptible des personnes non conviées qui diront: «Palamède avait
sans doute jugé que nous étions indignes; d'ailleurs qu'est-ce que
c'est que ces gens chez qui la chose se passait», contre-partie aussi
utile que les louanges d'Oriane, parce que le nom de Morel revient tout
le temps et finit par se graver dans la mémoire comme une leçon qu'on
relit dix fois de suite. Tout cela forme un enchaînement de
circonstances qui peut avoir son prix pour l'artiste, pour la maîtresse
de maison, servir en quelque sorte de mégaphone à une manifestation
qui sera ainsi rendue audible à un public lointain. Vraiment ça en
vaut la peine; vous verrez les progrès qu'a faits Charlie. Et
d'ailleurs on lui a découvert un nouveau, talent, mon cher, il écrit
comme un ange. Comme un ange je vous dis. » M. de Charlus négligeait de
dire que depuis quelque temps il faisait faire à Morel, comme ces
grands seigneurs du XVIIe siècle qui dédaignaient de signer et même
d'écrire leurs libelles, des petits entrefilets bassement calomniateurs
et dirigés contre la comtesse Molé. Semblant déjà insolents à ceux
qui les lisaient, combien étaient-ils plus cruels pour la jeune femme,
qui retrouvait, si adroitement glissés que personne d'autre qu'elle n'y
voyait goutte, des passages de lettres d'elle, textuellement cités,
mais pris dans un sens où ils pouvaient l'affoler comme la plus cruelle
vengeance. La jeune femme en mourut. Mais il se fait tous les jours à
Paris, dirait Balzac, une sorte de journal parlé, plus terrible que
l'autre. On verra plus tard que cette presse verbale réduisit à néant
la puissance d'un Charlus devenu démodé et bien au-dessus de lui
érigea un Morel qui ne valait pas la millionième partie de son ancien
protecteur. Du moins cette mode intellectuelle est-elle naïve et
croit-elle de bonne foi au néant d'un génial Charlus, à
l'incontestable autorité d'un stupide Morel? Le baron était moins
innocent dans ses vengeances implacables. De là sans doute ce venin
amer de la bouche, dont l'envahissement semblait donner aux joues la
jaunisse quand il était en colère. «Vous qui connaissiez Bergotte,
reprit M. de Charlus, j'avais jadis pensé que vous auriez pu,
peut-être en lui rafraîchissant la mémoire au sujet des proses du
jouvenceau, collaborer en somme avec moi, m'aider à favoriser un talent
double, de musicien et d'écrivain, qui peut un jour acquérir le
prestige de celui de Berlioz. Vous savez, les Illustres ont souvent
autre chose à penser, ils sont adulés, ils ne s'intéressent guère
qu'à eux-mêmes. Mais Bergotte qui était vraiment simple et serviable
m'avait promis de faire passer au _Gaulois_, ou je ne sais plus où, ces
petites chroniques, moitié d'un humoriste et d'un musicien, qui sont
maintenant très jolies, et je suis vraiment très content que Charlie
ajoute à son violon ce petit brin de plume d'Ingres. Je sais bien que
j'exagère facilement, quand il s'agit de lui, comme toutes les vieilles
mamans-gâteau du Conservatoire. Comment, mon cher, vous ne le saviez
pas. Mais c'est que vous ne connaissez pas mon côté gobeur. Je fais le
pied de grue pendant des heures à la porte des jurys d'examen. Je
m'amuse comme une reine. Quant à la prose de Charlie, Bergotte m'avait
assuré que c'était vraiment tout à fait très bien. »
M. de Charlus, qui l'avait connu depuis longtemps par Swann, était en
effet allé voir Bergotte quelques jours avant sa mort et lui demander
qu'il obtînt pour Morel d'écrire dans un journal des sortes de
chroniques, en partie humoristiques, sur la musique. En y allant M. de
Charlus avait eu un certain remords, car grand admirateur de Bergotte,
il s'était rendu compte qu'il n'allait jamais le voir pour lui-même,
mais pour, grâce à la considération mi-intellectuelle, mi-sociale que
Bergotte avait pour lui, pouvoir faire une grande politesse à Morel, ou
à tel autre de ses amis. Qu'il ne se servît plus du monde que pour
cela ne choquait pas M. de Charlus, mais de Bergotte cela lui avait paru
plus mal, parce qu'il sentait que Bergotte n'était pas utilitaire comme
les gens du monde et méritait mieux. Seulement sa vie était très
prise et il ne trouvait du temps de libre que quand il avait très envie
d'une chose, par exemple si elle se rapportait à Morel. De plus, très
intelligent, la conversation d'un homme intelligent lui était assez
indifférente, surtout celle de Bergotte qui était trop homme de
lettres pour son goût et d'un autre clan, ne se plaçant pas à son
point de vue. Quant à Bergotte il s'était rendu compte de cet
utilitarisme des visites de M. de Charlus, mais ne lui en avait pas
voulu, car il avait été toute sa vie incapable d'une bonté suivie,
mais désireux de faire plaisir, compréhensif, insensible au plaisir de
donner une leçon. Quant au vice de M. de Charlus il ne l'avait partagé
à aucun degré, mais y avait trouvé plutôt un élément de couleur
dans le personnage, le «fas et nefas» pour un artiste, consistant non
dans des exemples moraux, mais dans des souvenirs de Platon ou de
Sodome. «Mais vous, belle jeunesse, on ne vous voit guère quai Conti.
Vous n'en abusez pas! » Je dis que je sortais surtout avec ma cousine.
«Voyez-vous ça! ça sort avec sa cousine, comme c'est pur! » dit M. de
Charlus à Brichot. Et s'adressant de nouveau à moi: «Mais nous ne
vous demandons pas de comptes sur ce que vous faites, mon enfant. Vous
êtes libre de faire tout ce qui vous amuse. Nous regrettons seulement
de ne pas y avoir de part. Du reste vous avez très bon goût, elle est
charmante votre cousine, demandez à Brichot, il en avait la tête
farcie à Doville. On la regrettera ce soir. Mais vous avez peut-être
aussi bien fait de ne pas l'amener. C'est admirable la musique de
Vinteuil. Mais j'ai appris qu'il devait y avoir la fille de l'auteur et
son amie qui sont deux personnes d'une terrible réputation. C'est
toujours embêtant pour une jeune fille. Elles seront là à moins que
ces deux demoiselles n'aient pas pu venir, car elles devaient sans faute
être tout l'après-midi à une répétition d'études que Mme Verdurin
donnait tantôt et où elle n'avait convié que les raseurs, la famille,
les gens qu'il ne fallait pas avoir ce soir. Or tout à l'heure avant le
dîner Charlie nous a dit que ce que nous appelons les deux demoiselles
Vinteuil, absolument attendues, n'étaient pas venues. » Malgré
l'affreuse douleur que j'avais à rapprocher subitement de l'effet, seul
connu d'abord, la cause, enfin découverte, de l'envie d'Albertine de
venir tantôt, la présence annoncée (mais que j'avais ignorée) de
Mlle Vinteuil et de son amie, je gardai la liberté d'esprit de noter
que M. de Charlus, qui nous avait dit, il y avait quelques minutes,
n'avoir pas vu Charlie depuis le matin, confessait étourdiment l'avoir
vu avant dîner. Ma souffrance devenait visible: «Mais qu'est-ce que
vous avez? me dit le baron, vous êtes vert; allons, entrons, vous
prenez froid, vous avez mauvaise mine. » Ce n'était pas mon doute
relatif à la vertu d'Albertine que les paroles de M. de Charlus
venaient d'éveiller en moi. Beaucoup d'autres y avaient déjà
pénétré; à chaque nouveau doute on croit que la mesure est comble,
qu'on ne pourra pas le supporter, puis on lui trouve tout de même de la
place, et une fois qu'il est introduit dans notre milieu vital, il y
entre en concurrence avec tant de désirs de croire, avec tant de
raisons d'oublier, qu'assez vite on s'en accommode, on finit par ne plus
s'occuper de lui. Il reste seulement, comme une douleur à demi guérie,
une simple menace de souffrir et qui, envers du désir, de même ordre
que lui, et comme lui devenu centre de nos pensées, irradie en elles à
des distances infinies, de subtiles tristesses, comme le désir des
plaisirs d'une origine méconnaissable, partout où quelque chose peut
s'associer à l'idée de celle que nous aimons. Mais la douleur se
réveille quand un doute nouveau entier entre en nous; on a beau se dire
presque tout de suite: «je m'arrangerai, il y aura un système pour ne
pas souffrir, ça ne doit pas être vrai», pourtant il y a eu un
premier instant où on a souffert comme si on croyait. Si nous n'avions
que des membres, comme les jambes et les bras, la vie serait
supportable; malheureusement nous portons en nous ce petit organe que
nous appelons cœur, lequel est sujet à certaines maladies au cours
desquelles il est infiniment impressionnable pour tout ce qui concerne
la vie d'une certaine personne et où un mensonge--cette chose
inoffensive et au milieu de laquelle nous vivons si allègrement, qu'il
soit fait par nous-même ou par les autres--venu de cette personne,
donne à ce petit cœur, qu'on devrait pouvoir nous retirer
chirurgicalement, des crises intolérables. Ne parlons pas du cerveau,
car notre pensée a beau raisonner sans fin au cours de ces crises, elle
ne les modifie pas plus que notre attention une rage de dents. Il est
vrai que cette personne est coupable de nous avoir menti, car elle nous
avait juré de nous dire toujours la vérité. Mais nous savons par
nous-même, pour les autres, ce que valent les serments. Et nous avons
voulu y ajouter foi quand ils venaient d'elle qui avait justement tout
intérêt à nous mentir et n'a pas été choisie par nous d'autre part
pour ses vertus. Il est vrai que plus tard elle n'aurait presque plus
besoin de nous mentir--justement quand le cœur sera devenu indifférent
au mensonge--parce que nous ne nous intéresserons plus à sa vie. Nous
le savons, et malgré cela nous sacrifions volontiers la nôtre, soit
que nous nous tuions pour cette personne, soit que nous nous fassions
condamner à mort en l'assassinant, soit simplement que nous dépensions
en quelques soirées pour elle toute notre fortune, ce qui nous oblige
à nous tuer ensuite parce que nous n'avons plus rien. D'ailleurs si
tranquille qu'on se croie quand on aime, on a toujours l'amour dans son
cœur en état d'équilibre instable. Un rien suffit pour le mettre dans
la position du bonheur, on rayonne, on couvre de tendresses non point
celle qu'on aime, mais ceux qui nous ont fait valoir à ses yeux, qui
l'ont gardée contre toute tentation mauvaise; on se croit tranquille,
et il suffit d'un mot: «Gilberte ne viendra pas», «Mademoiselle
Vinteuil est invitée», pour que tout le bonheur préparé vers lequel
on s'élançait s'écroule, pour que le soleil se cache, pour que tourne
la rose des vents et que se déchaîne la tempête intérieure à
laquelle un jour on ne sera plus capable de résister. Ce jour-là, le
jour où le cœur est devenu si fragile, des amis qui nous admirent
souffrent que de tels néants, que certains êtres puissent nous faire
du mal, nous faire mourir. Mais qu'y peuvent-ils? Si un poète est
mourant d'une pneumonie infectieuse, se figure-t-on ses amis expliquant
au pneumocoque que ce poète a du talent et qu'ils devraient le laisser
guérir. Le doute en tant qu'il avait trait à Mlle Vinteuil n'était
pas absolument nouveau. Mais dans une certaine mesure, ma jalousie de
l'après-midi, excitée par Léa et ses amies, l'avait aboli. Une fois
ce danger du Trocadéro écarté, j'avais éprouvé, j'avais cru avoir
reconquis à jamais une paix complète. Mais ce qui était surtout
nouveau pour moi c'était une certaine promenade où Andrée m'avait
dit: «Nous sommes allées ici et là, nous n'avons rencontré
personne», et où au contraire Mlle Vinteuil avait évidemment donné
rendez-vous à Albertine chez Mme Verdurin. Maintenant j'eusse laissé
volontiers Albertine sortir seule, aller partout où elle voudrait,
pourvu que j'eusse pu chambrer quelque part Mlle Vinteuil et son amie et
être certain qu'Albertine ne les vît pas. C'est que la jalousie est
généralement partielle, à localisations intermittentes, soit parce
qu'elle est le prolongement douloureux d'une anxiété qui est
provoquée tantôt par une personne, tantôt par une autre que notre
amie pourrait aimer, soit par l'exigüité de notre pensée qui ne peut
réaliser que ce qu'elle se représente et laisse le reste dans un vague
dont on ne peut relativement souffrir.
Au moment où nous allions sonner à la porte de l'hôtel nous fûmes
rattrapés par Saniette qui nous apprit que la princesse Sherbatoff
était morte à six heures et nous dit qu'il ne nous avait pas reconnus
tout de suite.
«Je vous envisageais pourtant depuis un moment, nous
dit-il d'une voix essoufflée. Est-ce pas curieux que j'aie hésité? »
N'est-il pas curieux lui eût semblé une faute et il devenait avec les
formes anciennes du langage d'une exaspérante familiarité. «Vous
êtes pourtant gens qu'on peut avouer pour ses amis. » Sa mine grisâtre
semblait éclairée par le reflet plombé d'un orage. Son essoufflement,
qui ne se produisait, cet été encore, que quand M. Verdurin
l'«engueulait», était maintenant constant. «Je sais qu'une œuvre
inédite de Vinteuil va être exécutée par d'excellents artistes et
singulièrement par Morel. »--«Pourquoi singulièrement? » demanda le
baron qui vit dans cet adverbe une critique. «Notre ami Saniette, se
hâta d'expliquer Brichot qui joua le rôle d'interprète, parle
volontiers, en excellent lettré qu'il est, le langage d'un temps où
singulièrement équivaut à notre «tout particulièrement».
Comme nous entrions dans l'antichambre de Mme Verdurin, M. de Charlus me
demanda si je travaillais et comme je lui disais que non, mais que je
m'intéressais beaucoup en ce moment aux vieux services d'argenterie et
de porcelaine, il me dit que je ne pourrais pas en voir de plus beaux
que chez les Verdurin; que d'ailleurs j'aurais pu les voir à la
Raspelière, puisque, sous prétexte que les objets sont aussi des amis,
ils faisaient la folie de tout emporter avec eux; que ce serait moins
commode de tout me sortir un jour de soirée mais que pourtant il
demanderait qu'on me montrât ce que je voudrais. Je le priai de n'en
rien faire. M. de Charlus déboutonna son pardessus, ôta son chapeau et
je vis que le sommet de sa tête s'argentait maintenant par places. Mais
tel un arbuste précieux que non seulement l'automne colore, mais dont
on protège certaines feuilles par des enveloppements d'ouate ou des
applications de plâtre, M. de Charlus ne recevait de ces quelques
cheveux blancs placés à sa cime, qu'un bariolage de plus venant
s'ajouter à ceux du visage. Et pourtant, même sous les couches
d'expressions différentes, de fards et d'hypocrisie qui le maquillaient
si mal, le visage de M. de Charlus continuait à taire à presque tout
le monde le secret qu'il me paraissait crier. J'étais presque gêné
par ses yeux où j'avais peur qu'il ne me surprît à le lire à livre
ouvert, par sa voix qui me paraissait le répéter sur tous les tons,
avec une inlassable indécence. Mais les secrets sont bien gardés par
ces êtres, car tous ceux qui les approchent sont sourds et aveugles.
Les personnes qui apprenaient la vérité par l'un ou l'autre, par les
Verdurin par exemple, la croyaient, mais cependant seulement tant
qu'elles ne connaissaient pas M. de Charlus. Son visage, loin de
répandre, dissipait les mauvais bruits. Car nous nous faisons de
certaines entités une idée si grande que nous ne pourrions
l'identifier avec les traits familiers d'une personne de connaissance.
Et nous croirons difficilement aux vices, comme nous ne croirons jamais
au génie d'une personne avec qui nous sommes encore allés la veille à
l'Opéra.
M. de Charlus était en train de donner son par-dessus avec des
recommandations d'habitué. Mais le valet de pied auquel il le tendait
était un nouveau, tout jeune. Or, M. de Charlus perdait souvent
maintenant ce qu'on appelle le Nord et ne se rendait plus compte de ce
qui se fait et ne se fait pas. Le louable désir qu'il avait à Balbec
de montrer que certains sujets ne l'effrayaient pas, de ne pas avoir
peur de déclarer à propos de quelqu'un: «Il est joli garçon», de
dire, en un mot, les mêmes choses qu'aurait pu dire quelqu'un qui
n'aurait pas été comme lui, il lui arrivait maintenant de traduire ce
désir en disant au contraire des choses que n'aurait jamais pu dire
quelqu'un qui n'aurait pas été comme lui, choses devant lesquelles son
esprit était si constamment fixé qu'il en oubliait qu'elles ne font
pas partie de la préoccupation habituelle de tout le monde. Aussi
regardant le nouveau valet de pied, il leva l'index en l'air d'un ton
menaçant et croyant faire une excellente plaisanterie: «Vous, je vous
défends de me faire de l'œil comme ça», dit le baron, et se tournant
vers Brichot: «Il a une figure drôlette ce petit-là, il a un nez
amusant», et complétant sa facétie, ou cédant à un désir, il
rabattit son index horizontalement, hésita un instant, puis ne pouvant
plus se contenir, le poussa irrésistiblement droit au valet de pied et
lui toucha le bout du nez en disant: «Pif». --«Quelle drôle de
boîte», se dit le valet de pied qui demanda à ses camarades si le
baron était farce ou marteau. «Ce sont des manières qu'il a comme
ça, lui répondit le maître d'hôtel (qui le croyait un peu
«piqué», un peu «dingo»), mais c'est un des amis de madame que j'ai
toujours le mieux estimé, c'est un bon cœur. »
«Est-ce que vous retournerez cette année à Incarville? me demanda
Brichot. Je crois que notre patronne a reloué la Raspelière bien
qu'elle ait eu maille à partir avec ses propriétaires. Mais tout cela
n'est rien, ce sont nuages qui se dissipent», ajouta-t-il du même ton
optimiste que les journaux qui disent: «Il y a eu des fautes de
commises, c'est entendu, mais qui ne commet des fautes? » Or je me
rappelais dans quel état de souffrance j'avais quitté Balbec et je ne
désirais nullement y retourner. Je remettais toujours au lendemain mes
projets avec Albertine. «Mais bien sûr qu'il y reviendra, nous le
voulons, il nous est indispensable», déclara M. de Charlus avec
l'égoïsme autoritaire et incompréhensif de l'amabilité.
À ce moment M. Verdurin vint à notre rencontre. M. Verdurin à qui
nous fîmes nos condoléances pour la princesse Sherbatoff nous dit:
«Oui, je sais qu'elle est très mal. » «Mais non, elle est morte à
six heures», s'écria Saniette. «Vous, vous exagérez toujours», dit
brutalement à Saniette M. Verdurin, qui, la soirée n'étant pas
décommandée, préférait l'hypothèse de la maladie, imitant ainsi
sans le savoir le Prince de Guermantes. Saniette, non sans crainte
d'avoir froid, car la porte extérieure s'ouvrait constamment, attendait
avec résignation qu'on lui prît ses affaires. «Qu'est-ce que vous
faites-là dans cette pose de chien couchant? » lui demanda M. Verdurin.
«J'attendais qu'une des personnes qui surveillent aux vêtements puisse
prendre mon pardessus et me donner un numéro. » «Qu'est-ce que vous
dites? demanda d'un air sévère M. Verdurin: «Qui surveillent aux
vêtements». Est-ce que vous devenez gâteux, on dit «surveiller les
vêtements» s'il faut vous apprendre le français comme aux gens qui
ont eu une attaque. » «Surveiller à quelque chose est la vraie forme,
murmura Saniette d'une voix entrecoupée; l'abbé Le Batteux. . . » «Vous
m'agacez, vous, cria M. Verdurin d'une voix terrible. Comme vous
soufflez! Est-ce que vous venez de monter six étages? » La
grossièreté de M. Verdurin eut pour effet que les hommes du vestiaire
firent passer d'autres personnes avant Saniette et quand il voulut
tendre ses affaires lui répondirent: «Chacun son tour, monsieur, ne
soyez pas si pressé. » «Voilà des hommes d'ordre, voilà des
compétences, très bien, mes braves», dit, avec un sourire de
sympathie, M. Verdurin, afin de les encourager dans leurs dispositions
à faire passer Saniette après tout le monde. «Venez, dit-il, cet
animal-là veut nous faire prendre la mort dans son cher courant d'air.
Nous allons nous chauffer un peu au salon. Surveiller aux vêtements!
reprit-il quand nous fûmes au salon, quel imbécile! » «Il donne dans
la préciosité, ce n'est pas un mauvais garçon», dit Brichot. «Je
n'ai pas dit que c'était un mauvais garçon, j'ai dit que c'était un
imbécile», riposta avec aigreur M. Verdurin.
Cependant Mme Verdurin était en grande conférence avec Cottard et Ski.
Morel venait de refuser (parce que M. de Charlus ne pouvait s'y rendre)
une invitation chez des amis auxquels elle avait pourtant promis le
concours du violoniste. La raison du refus de Morel de jouer à la
soirée des amis des Verdurin, raison à laquelle nous allons tout à
l'heure en voir s'ajouter de bien plus graves, avait pu prendre sa force
grâce à une habitude propre en général aux milieux oisifs mais tout
particulièrement au petit noyau. Certes, si Mme Verdurin surprenait
entre un nouveau et un fidèle un mot dit à mi-voix et pouvant faire
supposer qu'ils se connaissaient, ou avaient envie de se lier («Alors
à vendredi chez les un tel» ou: «Venez à l'atelier le jour que vous
voudrez, j'y suis toujours jusqu'à cinq heures, vous me ferez vraiment
plaisir»), agitée, supposant au nouveau une «situation» qui pouvait
faire de lui une recrue brillante pour le petit clan, la patronne, tout
en faisant semblant de n'avoir rien entendu et en conservant à son beau
regard, cerné par l'habitude de Debussy plus que n'aurait fait celle de
la cocaïne, l'air exténué que lui donnaient les seules ivresses de la
musique, n'en roulait pas moins, sous son front magnifique, bombé par
tant de quatuors et les migraines consécutives, des pensées qui
n'étaient pas exclusivement polyphoniques, et n'y tenant plus, ne
pouvant plus attendre une seconde sa piqûre, elle se jetait sur les
deux causeurs, les entraînait à part, et disait au nouveau en
désignant le fidèle: «Vous ne voulez pas venir dîner avec lui samedi
par exemple, ou bien le jour que vous voudrez, avec des gens gentils!
N'en parlez pas trop fort parce que je ne convoquerai pas toute cette
tourbe» (terme désignant pour cinq minutes le petit noyau dédaigné
momentanément pour le nouveau en qui on mettait tant d'espérances).
Mais ce besoin de s'engouer, de faire aussi des rapprochements, avait sa
contre-partie. L'assiduité aux mercredis faisait naître chez les
Verdurin une disposition opposée. C'était le désir de brouiller,
d'éloigner. Il avait été fortifié, rendu presque furieux par les
mois passés à la Raspelière, où l'on se voyait du matin au soir. M.
Verdurin s'y ingéniait à prendre quelqu'un en faute, à tendre des
toiles où il pût passer à l'araignée sa compagne quelque mouche
innocente. Faute de griefs on inventait des ridicules. Dès qu'un
fidèle était sorti une demi-heure, on se moquait de lui devant les
autres, on feignait d'être surpris qu'ils n'eussent pas remarqué
combien il avait toujours les dents sales, ou au contraire les brossât,
par manie, vingt fois par jour. Si l'un se permettait d'ouvrir la
fenêtre, ce manque d'éducation faisait que le patron et la patronne
échangeaient un regard révolté. Au bout d'un instant Mme Verdurin
demandait un châle, ce qui donnait le prétexte à M. Verdurin de dire
d'un air furieux: «Mais non, je vais fermer la fenêtre, je me demande
qu'est-ce qui s'est permis de l'ouvrir», devant le coupable qui
rougissait jusqu'aux oreilles. On vous reprochait indirectement la
quantité de vin qu'on avait bue. «Ça ne vous fait pas mal. C'est bon
pour un ouvrier. » Les promenades ensemble de deux fidèles qui
n'avaient pas préalablement demandé son autorisation à la patronne
avaient pour conséquence des commentaires infinis, si innocentes que
fussent ces promenades. Celles de M. de Charlus avec Morel ne l'étaient
pas. Seul le fait que le baron n'habitait pas la Raspelière (à cause
de la vie de garnison de Morel) retarda le moment de la satiété, des
dégoûts, des vomissements. Il était pourtant prêt à venir.
Mme Verdurin était furieuse et décidée à «éclairer» Morel sur le
rôle ridicule et odieux que lui faisait jouer M. de Charlus.
«J'ajoute, continua-t-elle (Mme Verdurin, quand elle se sentait devoir
à quelqu'un une reconnaissance qui allait lui peser et ne pouvait le
tuer pour la peine lui découvrait un défaut grave qui dispensait
honnêtement de la lui témoigner), j'ajoute qu'il se donne des airs
chez moi qui ne me plaisent pas. » C'est qu'en effet Mme Verdurin avait
encore une raison plus grave que le lâchage de Morel à la soirée de
ses amis d'en vouloir à M. de Charlus. Celui-ci, pénétré de
l'honneur qu'il faisait à la patronne en amenant quai Conti des gens
qui en effet n'y seraient pas venus pour elle, avait, dès les premiers
noms que Mme Verdurin avait proposés comme ceux de personnes qu'on
pourrait inviter, prononcé la plus catégorique exclusive sur un ton
péremptoire où se mêlait à l'orgueil rancunier du grand seigneur
quinteux, le dogmatisme de l'artiste expert en matière de fêtes et qui
retirerait sa pièce et refuserait son concours plutôt que de
condescendre à des concessions qui selon lui compromettraient le
résultat d'ensemble. M. de Charlus n'avait donné son permis, en
l'entourant de réserves, qu'à Saintine, à l'égard duquel, pour ne
pas s'encombrer de sa femme, Mme de Guermantes avait passé, d'une
intimité quotidienne, à une cessation complète de relations, mais que
M. de Charlus, le trouvant intelligent, voyait toujours. Certes, c'est
dans un milieu bourgeois mâtiné de petite noblesse, où tout le monde
est très riche seulement et apparenté à une aristocratie que la
grande aristocratie ne connaît pas, que Saintine, jadis la fleur du
milieu Guermantes, était allé chercher fortune et, croyait-il, point
d'appui. Mais Mme Verdurin, sachant les prétentions nobiliaires du
milieu de la femme, et ne se rendant pas compte de la situation du mari
(car c'est ce qui est presque immédiatement au-dessus de nous qui nous
donne l'impression de la hauteur et non ce qui nous est presque
invisible tant cela se perd dans le ciel) crut devoir justifier une
invitation pour Saintine en faisant valoir qu'il connaissait beaucoup de
monde, «ayant épousé Mlle ***». L'ignorance dont cette assertion
exactement contraire à la réalité témoignait chez Mme Verdurin fit
s'épanouir en un rire d'indulgent mépris et de large compréhension
les lèvres peintes du baron. Il dédaigna de répondre directement,
mais comme il échafaudait volontiers en matière mondaine des théories
où se retrouvaient la fertilité de son intelligence et la hauteur de
son orgueil, avec la frivolité héréditaire de ses préoccupations:
«Saintine aurait dû me consulter avant de se marier, dit-il, il y a
une eugénique sociale comme il y en a une physiologique, et j'en suis
peut-être le seul docteur. Le cas de Saintine ne soulevait aucune
discussion, il était clair qu'en faisant le mariage qu'il a fait, il
s'attachait un poids mort, et mettait sa flamme sous le boisseau. Sa vie
sociale était finie. Je le lui aurais expliqué et il m'aurait compris
car il est intelligent. Inversement, il y avait telle personne qui avait
tout ce qu'il fallait pour avoir une situation élevée, dominante,
universelle, seulement un terrible câble la retenait à terre. Je l'ai
aidée, mi par pression, mi par force, à rompre l'amarre, et maintenant
elle a conquis, avec une joie triomphante, la liberté, la
toute-puissance qu'elle me doit; il a peut-être fallu un peu de
volonté, mais quelle récompense elle a! On est ainsi soi-même, quand
on sait m'écouter, l'accoucheur de son destin. » Il était trop
évident que M. de Charlus n'avait pas su agir sur le sien; agir est
autre chose que parler, même avec éloquence, et que penser même avec
ingéniosité. «Mais en ce qui me concerne, je vis en philosophe qui
assiste avec curiosité aux réactions sociales que j'ai prédites, mais
n'y aide pas. Aussi ai-je continué à fréquenter Saintine qui a
toujours eu pour moi la déférence chaleureuse qui convenait. J'ai
même dîné chez lui dans sa nouvelle demeure où on s'assomme autant,
au milieu du plus grand luxe, qu'on s'amusait jadis quand, tirant le
diable par la queue, il assemblait la meilleure compagnie dans un petit
grenier. Vous pouvez donc l'inviter, j'autorise, mais je frappe de mon
veto tous les autres noms que vous me proposez. Et vous me remercierez,
car, si je suis expert en fait de mariages, je ne le suis pas moins en
matière de fêtes. Je sais les personnalités ascendantes qui
soulèvent une réunion, lui donnent de l'essor, de la hauteur; et je
sais aussi le nom qui rejette à terre, qui fait tomber à plat. » Ces
exclusions de M. de Charlus n'étaient pas toujours fondées sur des
ressentiments de toqué ou des raffinements d'artiste, mais sur des
habiletés d'acteur. Quand il tenait sur quelqu'un, sur quelque chose,
un couplet tout à fait réussi, il désirait le faire entendre au plus
grand nombre de personnes possible, mais en ayant soin de ne pas
admettre dans la seconde fournée des invités de la première qui
eussent pu constater que le morceau n'avait pas changé. Il refaisait sa
salle à nouveau, justement parce qu'il ne renouvelait pas son affiche,
et quand il tenait dans la conversation un succès, eût au besoin
organisé des tournées et donné des représentations en province. Quoi
qu'il en fût des motifs variés de ces exclusions, celles de M. de
Charlus ne froissaient pas seulement Mme Verdurin qui sentait atteinte
son autorité de patronne, elles lui causaient encore un grand tort
mondain, et cela pour deux raisons. La première est que M. de Charlus,
plus susceptible encore que Jupien, se brouillait sans qu'on sût même
pourquoi avec les personnes le mieux faites pour être de ses amis.
Naturellement une des premières punitions qu'on pouvait leur infliger
était de ne pas les laisser inviter à une fête qu'il donnait chez les
Verdurin. Or ces parias étaient souvent des gens qui tiennent ce qu'on
appelle le haut du pavé, mais qui pour M. de Charlus avaient cessé de
le tenir du jour qu'il avait été brouillé avec eux. Car son
imagination, autant qu'à supposer des torts aux gens pour se brouiller
avec eux, était ingénieuse à leur ôter toute importance dès qu'ils
n'étaient plus ses amis. Si par exemple le coupable était un homme
d'une famille extrêmement ancienne, mais dont le duché ne date que du
XIXe siècle, les Montesquiou par exemple, du jour au lendemain ce qui
comptait pour M. de Charlus c'était l'ancienneté du duché, la famille
n'était rien. «Ils ne sont même pas ducs, s'écriait-il. C'est le
titre de l'abbé de Montesquiou qui a indûment passé à un parent, il
n'y a même pas quatre-vingts ans. Le duc actuel, si duc il y a, est le
troisième. Parlez-moi des gens comme les Uzès, les La Trémoille, les
Luynes, qui sont les 10e, les 14e ducs, comme mon frère qui est le 12e
duc de Guermantes et 17e prince de Cordoue. Les Montesquiou descendent
d'une ancienne famille, qu'est-ce que ça prouverait, même si c'était
prouvé? Ils descendent tellement qu'ils sont dans le quatorzième
dessous. » Était-il brouillé au contraire avec un gentilhomme
possesseur d'un duché ancien, ayant les plus magnifiques alliances,
apparenté aux familles souveraines, mais à qui ce grand éclat est
venu très vite sans que la famille remonte très haut, un Luynes par
exemple, tout était changé, la famille seule comptait. «Je vous
demande un peu, M. Alberti qui ne se décrasse que sous Louis XIII.
Qu'est-ce que ça peut nous fiche que des faveurs de cour leur aient
permis d'entasser des duchés auxquels ils n'avaient aucun droit. » De
plus, chez M. de Charlus, la chute suivait de près la faveur à cause
de cette disposition propre aux Guermantes d'exiger de la conversation,
de l'amitié, ce qu'elle ne peut donner, plus la crainte symptomatique
d'être l'objet de médisances. Et la chute était d'autant plus
profonde que la faveur avait été plus grande. Or personne n'en avait
joui auprès du baron d'une pareille à celle qu'il avait ostensiblement
marquée à la comtesse Molé. Par quelle marque d'indifférence
montra-t-elle un beau jour qu'elle en avait été indigne? La comtesse
déclara toujours qu'elle n'avait jamais pu arriver à le découvrir.
Toujours est-il que son nom seul excitait chez le baron les plus
violentes colères, les philippiques les plus éloquentes mais les plus
terribles. Mme Verdurin, pour qui Mme Molé avait été très aimable et
qui fondait, on va le voir de grands espoirs sur elle et s'était
réjouie à l'avance de l'idée que la comtesse verrait chez elle les
gens les plus nobles, comme la patronne disait, «de France et de
Navarre», proposa tout de suite d'inviter «Madame de Molé». --«Ah!
mon Dieu, tous les goûts sont dans la nature, avait répondu M. de
Charlus, et si vous avez, madame, du goût pour causer avec Mme Pipelet,
Mme Gibout et Mme Joseph Prudhomme, je ne demande pas mieux, mais alors
que ce soit un soir où je ne serai pas là. Je vois dès les premiers
mots que nous ne parlons pas la même langue, puisque je parlais de noms
de l'aristocratie et que vous me citez les plus obscurs des noms des
gens de robe, de petits roturiers retors, cancaniers, malfaisants, de
petites dames qui se croient des protectrices des arts parce qu'elles
reprennent une octave au-dessous les manières de ma belle-sœur
Guermantes à la façon du geai qui croit imiter le paon. J'ajoute qu'il
y aurait une espèce d'indécence à introduire dans une fête que je
veux bien donner chez Mme Verdurin une personne que j'ai retranchée à
bon escient de ma familiarité, une pécore sans naissance, sans
loyauté, sans esprit, qui a la folie de croire qu'elle est capable de
jouer les duchesses de Guermantes et les princesses de Guermantes, cumul
qui en lui-même est une sottise, puisque la duchesse de Guermantes et
la princesse de Guermantes c'est juste le contraire. C'est comme une
personne qui prétendrait être à la fois Reichenberg et Sarah
Bernhardt. En tous cas, même si ce n'était pas contradictoire, ce
serait profondément ridicule. Que je puisse, moi, sourire quelquefois
des exagérations de l'une et m'attrister des limites de l'autre, c'est
mon droit. Mais cette petite grenouille bourgeoise voulant s'enfler pour
égaler les deux grandes dames qui en tout cas laissent toujours
paraître l'incomparable distinction de la race, c'est, comme on dit,
faire rire les poules. La Molé! Voilà un nom qu'il ne faut plus
prononcer ou bien je n'ai qu'à me retirer», ajouta-t-il avec un
sourire, sur le ton d'un médecin qui, voulant le bien de son malade
malgré ce malade lui-même, entend bien ne pas se laisser imposer la
collaboration d'un homéopathe. D'autre part certaines personnes jugées
négligeables par M. de Charlus pouvaient en effet l'être pour lui et
non pour Mme Verdurin. M. de Charlus, de haute naissance, pouvait se
passer des gens les plus élégants dont l'assemblée eût fait du salon
de Mme Verdurin un des premiers de Paris. Or celle-ci commençait à
trouver qu'elle avait déjà bien des fois manqué le coche, sans
compter l'énorme retard que l'erreur mondaine de l'affaire Dreyfus lui
avait infligé, non sans lui rendre service pourtant. Je ne sais si j'ai
dit combien la duchesse de Guermantes avait vu avec déplaisir des
personnes de son monde qui, subordonnant tout à l'Affaire, excluaient
des femmes élégantes et en recevaient qui ne l'étaient pas, pour
cause de révisionisme ou d'antirévisionisme, puis avait été
critiquée à son tour par ces mêmes dames, comme tiède, mal pensante
et subordonnant aux étiquettes mondaines les intérêts de la Patrie;
pourrai-je le demander au lecteur comme à un ami à qui on ne se
rappelle plus, après tant d'entretiens, si on a pensé ou trouvé
l'occasion de le mettre au courant d'une certaine chose? Que je l'aie
fait ou non, l'attitude, à ce moment-là, de la duchesse de Guermantes
peut facilement être imaginée, et même si on se reporte ensuite à
une période ultérieure sembler, du point de vue mondain, parfaitement
juste. M. de Cambremer considérait l'affaire Dreyfus comme une machine
étrangère destinée à détruire le Service des Renseignements, à
briser la discipline, à affaiblir l'armée, à diviser les Français,
à préparer l'invasion. La littérature étant, hors quelques fables de
La Fontaine, étrangère au marquis, il laissait à sa femme le soin
d'établir que la littérature cruellement observatrice, en créant
l'irrespect, avait procédé à un chambardement parallèle. M. Reinach
et M. Hervieu sont «de mèche», disait-elle. On n'accusera pas
l'affaire Dreyfus d'avoir prémédité d'aussi noirs desseins à
l'encontre du monde. Mais là certainement elle a brisé les cadres. Les
mondains qui ne veulent pas laisser la politique s'introduire dans le
monde sont aussi prévoyants que les militaires qui ne veulent pas
laisser la politique pénétrer dans l'armée. Il en est du monde comme
du goût sexuel où l'on ne sait pas jusqu'à quelles perversions il
peut arriver quand une fois on a laissé des raisons esthétiques dicter
son choix. La raison qu'elles étaient nationalistes donna au faubourg
Saint-Germain l'habitude de recevoir des dames d'une autre société; la
raison disparut avec le Nationalisme, l'habitude subsista. Mme Verdurin,
à la faveur du Dreyfusisme, avait attiré chez elle des écrivains de
valeur qui momentanément ne lui furent d'aucun usage mondain, parce
qu'ils étaient dreyfusards. Mais les passions politiques sont comme les
autres, elles ne durent pas. De nouvelles générations viennent qui ne
les comprennent plus. La génération même qui les a éprouvées
change, éprouve des passions politiques qui, n'étant pas exactement
calquées sur les précédentes, lui font réhabiliter une partie des
exclus, la cause de l'exclusivisme ayant changé. Les monarchistes ne se
soucièrent plus pendant l'affaire Dreyfus que quelqu'un eût été
républicain, voire radical, voire anticlérical, s'il était
antisémite et nationaliste. Si jamais il devait survenir une guerre le
patriotisme prendrait une autre forme et d'un écrivain chauvin on ne
s'occuperait même pas s'il a été ou non dreyfusard. C'est ainsi que
à chaque crise politique, à chaque rénovation artistique, Mme
Verdurin avait arraché petit à petite comme l'oiseau fait son nid, les
bribes successives, provisoirement inutilisables, de ce qui serait un
jour son salon. L'affaire Dreyfus avait passé, Anatole France lui
restait. La force de Mme Verdurin, c'était l'amour sincère qu'elle
avait de l'art, la peine qu'elle se donnait pour les fidèles, les
merveilleux dîners qu'elle donnait pour eux seuls, sans qu'il y eût
des gens du monde conviés. Chacun d'eux était traité chez elle comme
Bergotte l'avait été chez Mme Swann.
