Frémissant d'une double colère de mauvais mari
à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et
lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et
lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui
voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à
l'Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui
fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il
me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que
d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce même
regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui
prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par
d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît
plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur
Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard: «Voilà un
traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une
retentissante communication à l'Académie de médecine! » Il n'avait osé
insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide,
intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la
Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se
ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois
physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont
les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme
un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de
l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de
l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était
approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse à son mari.
--Naturellement je devine, dit le duc.
--Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande
lignée.
--Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous
n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
--C'était même drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
--Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais
pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces
choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de
sentimentale désenchantée. Je sais que n'importe qui peut aimer
n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la
littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des
journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée
en elle--c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est
justement ce qui le rend «mystérieux».
--Mystérieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine,
dit le comte d'Argencourt.
--Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse avec un
doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante
conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu'il n'y
a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas
pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-être pas du tout
pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi
tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre.
Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air
sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus «intelligent»; il ne
faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en
critiquant le choix de Saint-Loup.
--Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de
la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il
était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde
en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour
les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il
avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait
la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne,
tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il
alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de
ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d'une
façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la
fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son
projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y
avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un
homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de
telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme
lui, Bloch?
--Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était
frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens
ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
--Ah! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote,
mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
--Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
--Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses
charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et
elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle
est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m'a fait
pas moins de chagrin que Charles l'ait épousée, parce que c'était
tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais,
comme M. d'Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu'elle
la trouvât drôle, ou seulement qu'elle trouvât gentil le rieur qu'elle
se mit à regarder d'un air câlin, pour ajouter l'enchantement de la
douceur à celui de l'esprit. Elle continua:
--Oui, n'est-ce pas, ce n'était pas la peine, mais enfin elle n'était
pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimât, tandis que
la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est à mourir de rire. Je
sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier: «Qu'importe
le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse! » Eh bien, Robert a peut-être
l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du
flacon! D'abord, imaginez-vous qu'elle avait la prétention que je fisse
dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C'est un rien, n'est-ce
pas, et elle m'avait annoncé qu'elle resterait couchée à plat ventre sur
les marches. D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait! je ne
connais qu'une scène, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque
chose de pareil: cela s'appelle les _Sept Princesses_.
--Les _Sept Princesses_, oh! oïl, oïl, quel snobisme! s'écria M.
d'Argencourt. Ah! mais attendez, je connais toute la pièce. C'est d'un
de mes compatriotes. Il l'a envoyée au Roi qui n'y a rien compris et m'a
demandé de lui expliquer.
--Ce n'est pas par hasard du Sar Peladan? demanda l'historien de la
Fronde avec une intention de finesse et d'actualité, mais si bas que sa
question passa inaperçue.
--Ah! vous connaissez les _Sept Princesses_? répondit la duchesse à M.
d'Argencourt. Tous mes compliments! Moi je n'en connais qu'une, mais
cela m'a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si
elles sont toutes pareilles à celle que j'ai vue!
«Quelle buse! » pensais-je, irrité de l'accueil glacial qu'elle m'avait
fait. Je trouvais une sorte d'âpre satisfaction à constater sa complète
incompréhension de Maeterlinck. «C'est pour une pareille femme que tous
les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j'ai de la bonté.
Maintenant c'est moi qui ne voudrais pas d'elle. » Tels étaient les mots
que je me disais; ils étaient le contraire de ma pensée; c'étaient de
purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments
où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le
besoin, à défaut d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans
sincérité, comme avec un étranger.
--Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c'était à
se tordre de rire. On ne s'en est pas fait faute, trop même, car la
petite personne n'a pas aimé cela, et dans le fond Robert m'en a
toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait
bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande
jusqu'à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard.
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes,
veuve d'Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la
princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses
neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion,
soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui
donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.
--D'abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien
belle chose! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu'elle
disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle
s'arrêtait; elle ne disait plus rien, mais je n'exagère pas, pendant
cinq minutes.
--Oïl, oïl, oïl! s'écria M. d'Argencourt.
--Avec toute la politesse du monde je me suis permis d'insinuer que cela
étonnerait peut-être un peu. Et elle m'a répondu textuellement: «Il faut
toujours dire une chose comme si on était en train de la composer
soi-même. » Si vous y réfléchissez c'est monumental, cette réponse!
--Mais je croyais qu'elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux
jeunes gens.
--Elle ne se doute pas de ce que c'est, répondit Mme de Guermantes. Du
reste je n'ai pas eu besoin de l'entendre. Il m'a suffi de la voir
arriver avec des lis! J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de
talent quand j'ai vu les lis!
Tout le monde rit.
--Ma tante, vous ne m'en avez pas voulu de ma plaisanterie de l'autre
jour au sujet de la reine de Suède? je viens vous demander l'aman.
--Non, je ne t'en veux pas; je te donne même le droit de goûter si tu as
faim.
--Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de
Villeparisis à l'archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s'était affalé, son
chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d'un air de satisfaction les
assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
--Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec
cette noble assistance, j'accepterai un baba, ils semblent excellents.
--Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M.
d'Argencourt qui, par esprit d'imitation, reprit la plaisanterie de Mme
de Villeparisis.
L'archiviste présenta l'assiette de petits fours à l'historien de la
Fronde.
--Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par
timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui
avaient déjà fait comme lui.
--Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de
Villeparisis, qu'est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui
sortait comme j'entrais? Je dois le connaître parce qu'il m'a fait un
grand salut, mais je ne l'ai pas remis; vous savez, je suis brouillé
avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d'un air de
satisfaction.
--M. Legrandin.
--Ah! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née
Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l'Éprevier.
--Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n'a aucun rapport. Ceux-ci
Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent
qu'à l'être de tout ce que tu voudras. La soeur de celui-ci s'appelle
Mme de Cambremer.
--Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler,
s'écria la duchesse avec indignation, c'est le frère de cette énorme
herbivore que vous avez eu l'étrange idée d'envoyer venir me voir
l'autre jour. Elle est restée une heure, j'ai pensé que je deviendrais
folle. Mais j'ai commencé par croire que c'était elle qui l'était en
voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui
avait l'air d'une vache.
--Écoutez, Oriane, elle m'avait demandé votre jour; je ne pouvais
pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez,
elle n'a pas l'air d'une vache, ajouta-t-il d'un air plaintif, mais non
sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l'assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d'être stimulée par la
contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par
exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c'est ainsi
que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était
souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait
naïvement pour l'aider, sans en avoir l'air, à réussir son tour, comme,
dans un wagon, le compère inavoué d'un joueur de bonneteau.
--Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de
plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien
embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon
salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de
lui répondre: «Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas
être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches», et
d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que
votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait
une fois et qui est assez _bovine_ aussi, de sorte que j'ai failli dire
Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de
vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste
cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance,
selon toutes les règles de l'art. Depuis je ne sais combien de temps
j'étais bombardée de ses cartes, j'en trouvais partout, sur tous les
meubles, comme des prospectus. J'ignorais le but de cette réclame. On ne
voyait chez moi que «Marquis et Marquise de Cambremer» avec une adresse
que je ne me rappelle pas et dont je suis d'ailleurs résolue à ne jamais
me servir.
--Mais c'est très flatteur de ressembler à une reine, dit l'historien de
la Fronde.
--Oh! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce
n'est pas grand'chose! dit M. de Guermantes parce qu'il avait la
prétention d'être un esprit et moderne, et aussi pour n'avoir pas l'air
de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois, qui s'étaient levés, se trouvèrent plus près de
nous.
--Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l'affaire
Dreyfus?
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour
attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le
devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité,
des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France.
Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch
cependant avait dit croire à l'innocence de Dreyfus) était ardemment
antidreyfusard, l'amabilité de l'Ambassadeur, l'air qu'il avait de
donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du
même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.
Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait
point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et
lui étaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui pût
les réunir? Bloch était d'autant plus étonné de l'accord mystérieux qui
semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait
pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement
parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
--Vous n'êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l'ancien ambassadeur,
et je vous en félicite, vous n'êtes pas de ce temps où les études
désintéressées n'existent plus, où on ne vend plus au public que des
obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient
être encouragés si nous avions un gouvernement.
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là
encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties
voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler
dans la même voie que beaucoup, il ne s'était pas cru si exceptionnel.
Il revint à l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l'opinion
de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom
revenait souvent dans les journaux à ce moment-là; ils excitaient plus
la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce
qu'ils n'étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume
spécial, du fond d'une vie différente et d'un silence religieusement
gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin
descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à
un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences
du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir,
avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au
concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement
d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions
du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de
tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se
replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant
fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans
fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper
commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir le
jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait
pas déjeuné. L'homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de
l'expérience et de l'imagination, voudrait approfondir la vie idéale des
gens qu'il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la
vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit:
--Il y a deux officiers mêlés à l'affaire en cours et dont j'ai entendu
parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande
confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est
le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
--Mais, s'écria Bloch, la divine Athèna, fille de Zeus, a mis dans
l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre.
Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart
avait une grande situation dans l'armée, mais sa Moire l'a conduit du
côté qui n'était pas le sien. L'épée des nationalistes tranchera son
corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux
oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts.
M. de Norpois ne répondit pas.
--De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes à
Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
--De l'affaire Dreyfus.
--Ah! diable! A propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus?
Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert! Je vous dirai même qu'au
Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de
boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours. . . .
--Évidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui
a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les Juifs à Jérusalem. . . .
--Ah! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées,
interrompit M. d'Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Très «suffisant», il
détestait d'être interrompu, puis il avait dans son ménage l'habitude
d'être brutal avec elle.
Frémissant d'une double colère de mauvais mari
à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et
lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
--Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem?
dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton
radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey, et
surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait
un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens,
ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort;
personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve
que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec
mon temps, mais enfin, que diable! quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise!
M. de Guermantes prononça ces mots: «quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup» avec emphase. Il savait pourtant bien que c'était une plus
grande chose de s'appeler «le duc de Guermantes». Mais si son
amour-propre avait des tendances à s'exagérer plutôt la supériorité du
titre de duc de Guermantes, ce n'était peut-être pas tant les règles du
bon goût que les lois de l'imagination qui le poussaient à le diminuer.
Chacun voit en plus beau ce qu'il voit à distance, ce qu'il voit chez
les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans
l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non
seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une
ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici, l'une veut
qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste
d'origine. Par là M. de Guermantes pouvait être dans ses expressions,
même quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de très petits
bourgeois qui auraient dit: «Quand on s'appelle le duc de Guermantes»,
tandis qu'un homme lettré, un Swann, un Legrandin, ne l'eussent pas dit.
Un duc peut écrire des romans d'épicier, même sur les moeurs du grand
monde, les parchemins n'étant là de nul secours, et l'épithète
d'aristocratique être méritée par les écrits d'un plébéien. Quel était
dans ce cas le bourgeois à qui M. de Guermantes avait entendu dire:
«Quand on s'appelle», il n'en savait sans doute rien. Mais une autre loi
du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et
s'éloignent certaines maladies dont on n'entend plus parler ensuite, il
naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard
comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe
d'Amérique dont la graine prise après la peluche d'une couverture de
voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes
d'expressions qu'on entend dans la même décade dites par des gens qui ne
se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu'une certaine année
j'entendis Bloch dire en parlant de lui-même: «Comme les gens les plus
charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se
sont aperçus qu'il n'y avait qu'un seul être qu'ils trouvaient
intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c'était Bloch»
et la même phrase dans la bouche de bien d'autres jeunes gens qui ne la
connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre
nom, de même je devais entendre souvent le «quand on s'appelle».
--Que voulez-vous, continua le duc, avec l'esprit qui règne là, c'est
assez compréhensible.
--C'est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de
sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.
--Oui, mais il n'y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de
craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a
plus d'influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur
Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d'esprit.
--Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu'il y a un mot
nouveau pour exprimer un tel genre d'esprit, dit l'archiviste qui était
secrétaire des comités antirevisionnistes. On dit «mentalité». Cela
signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce
qu'on veut dire. C'est le fin du fin et, comme on dit, le «dernier cri».
Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des
questions à M. de Norpois avec une inquiétude qui en éveilla une
différente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant
l'archiviste et faisant l'antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses
reproches s'il se rendait compte qu'elle avait reçu un Juif plus ou
moins affilié au «syndicat».
--Ah! mentalité, j'en prends note, je le resservirai, dit le duc. (Ce
n'était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de
«citations» et qu'il relisait avant les grands dîners. ) Mentalité me
plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu'on lance, mais ils ne
durent pas. Dernièrement, j'ai lu comme cela qu'un écrivain était
«talentueux». Comprenne qui pourra. Puis je ne l'ai plus jamais revu.
--Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l'historien de la
Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d'une commission
au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer
plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner
chez M. Émile Ollivier.
--Moi qui n'ai pas l'honneur, de faire partie du ministère de
l'Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais
avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de
sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de
joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n'ai pas
l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique,
reprit-il, s'écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de
l'Union et du Jockey) . . . vous n'êtes pas du Jockey, monsieur?
demanda-t-il à l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant
une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses
membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j'avoue que je
ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas,
Argencourt.
--Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison
de Dreyfus. Il paraît que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du
ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
--Ah! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M.
d'Argencourt.
--Je vous trouve tous aussi assommants, les uns que les autres avec
cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue
mondain, tenait toujours à montrer qu'elle ne se laissait mener par
personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue
des Juifs pour la bonne raison que je n'en ai pas dans mes relations et
compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d'autre
part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu'elles sont bien
pensantes, qu'elles n'achètent rien aux marchands juifs ou qu'elles ont
«Mort aux Juifs» écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand
ou Dubois, que nous n'aurions jamais connues, nous soient imposées par
Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard
avant-hier. C'était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes
les personnes qu'on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu'elles sont
contre Dreyfus, et d'autres dont on n'a pas idée qui c'est.
--Non, c'est la femme du ministre de la Guerre. C'est du moins un bruit
qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la
conversation certaines expressions qu'il croyait ancien régime. Enfin en
tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon
cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais
avec un nègre s'il était de mes amis, et je me soucierais de l'opinion
du tiers et du quart comme de l'an quarante, mais enfin tout de même
vous m'avouerez que, quand on s'appelle Saint-Loup, on ne s'amuse pas à
prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d'esprit que
Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que
j'appellerai ces acrobaties de sensibilité, huit jours avant de se
présenter au Cercle! Elle est un peu roide! Non, c'est probablement sa
petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé
qu'il se classerait parmi les «intellectuels». Les intellectuels, c'est
le «tarte à la crème» de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un
assez joli jeu de mots, mais très méchant.
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d'Argencourt: «Mater
Semita» qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines
voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui
lui permettent d'être disséminée à une plus grande distance de son lieu
d'éclosion, c'est encore une plaisanterie.
--Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l'air
_d'une_ érudit, dit-il en montrant l'historien. Mais il est préférable
de n'en pas parler, d'autant plus que le fait est parfaitement faux. Je
ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu'elle
peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu'à la
tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu'il n'y a jamais eu une
goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de
même pas nous la faire à l'oseille, il est bien certain que les
charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit
dans Landerneau. D'autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras
qui mènera tout, et vous savez s'il aime à faire des embarras, dit le
duc qui n'était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains
mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de
l'esbroufe, mais des complications.
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
--Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition
était nécessaire. Je sais qu'en soutenant cette opinion j'ai fait
pousser à plus d'un de mes collègues des cris d'orfraie, mais, à mon
sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On
ne sort pas d'une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on
risque de tomber dans un bourbier. Pour l'officier lui-même, cette
déposition produisit à la première audience une impression des plus
favorables. Quand on l'a vu, bien pris dans le joli uniforme des
chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce
qu'il avait vu, ce qu'il avait cru, dire: «Sur mon honneur de soldat (et
ici la voix de M. de Norpois vibra d'un léger trémolo patriotique) telle
est ma conviction», il n'y a pas à nier que l'impression a été profonde.
«Voilà, il est dreyfusard, il n'y a plus l'ombre d'un doute», pensa
Bloch.
--Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu'il avait pu
rallier d'abord, cela a été sa confrontation avec l'archiviste Gribelin,
quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n'a qu'une parole
(et M. de Norpois accentua avec l'énergie des convictions sincères les
mots qui suivirent), quand on l'entendit, quand on le vit regarder dans
les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et
lui dire d'un ton qui n'admettait pas de réplique: «Voyons, mon colonel,
vous savez bien que je n'ai jamais menti, vous savez bien qu'en ce
moment, comme toujours, je dis la vérité», le vent tourna, M. Picquart
eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel
et bien fiasco.
«Non, décidément il est antidreyfusard, c'est couru, se dit Bloch. Mais
s'il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de
ses révélations et les évoquer comme s'il y trouvait du charme et les
croyait sincères? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre
sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation
avec Gribelin? »
--En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il
ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de
son île! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un
autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela
ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour
eux qu'ils ne puissent pas changer d'innocent.
Tout le monde éclata de rire. «Vous avez entendu le mot d'Oriane?
demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. --Oui, je le
trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc: «Eh bien, moi, je ne
le trouve pas drôle; ou plutôt cela m'est tout à fait égal qu'il soit
drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l'esprit. » M. d'Argencourt
protestait. «Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit», murmura la
duchesse. «C'est sans doute parce que j'ai fait partie des Chambres où
j'ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J'ai
appris à y apprécier surtout la logique. C'est sans doute à cela que je
dois de n'avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont
indifférentes. --Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit,
vous savez bien que personne n'aime plus l'esprit que vous. --Laissez-moi
finir. C'est justement parce que je suis insensible à un certain genre
de facéties, que je prise souvent l'esprit de ma femme. Car il part
généralement d'une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle
formule comme un écrivain. »
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch
comme s'ils eussent été d'accord venait-elle de ce qu'il était tellement
antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l'était pas assez,
il en était l'ennemi tout autant qu'étaient les dreyfusards. Peut-être
parce que l'objet auquel il s'attachait en politique était quelque chose
de plus profond, situé dans un autre plan, et d'où le dreyfusisme
apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de
retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.
Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne
s'appliquant qu'à des questions de forme, de procédé, d'opportunité,
elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu'en
philosophie la pure logique l'est à trancher les questions d'existence,
ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces
sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances
secondaires. Mais où Bloch se trompait, c'est quand il croyait que M. de
Norpois, même moins prudent de caractère et d'esprit moins exclusivement
formel, eût pu, s'il l'avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle
d'Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de
l'affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait
douter que M. de Norpois la connût. Comment l'aurait-il ignorée
puisqu'il connaissait les ministres? Certes, Bloch pensait que la vérité
politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les
plus lucides, mais il s'imaginait, tout comme le gros du public, qu'elle
habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du
président de la République et du président du Conseil, lesquels en
donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique
comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur
d'un cliché radioscopique où le vulgaire croit, que la maladie du
patient s'inscrit en toutes lettres, tandis qu'en fait, ce cliché
fournit un simple élément d'appréciation qui se joindra à beaucoup
d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du médecin et d'où il
tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche
des hommes renseignés et qu'on croit l'atteindre, se dérobe. Même plus
tard, et pour en rester à l'affaire Dreyfus, quand se produisit un fait
aussi éclatant que l'aveu d'Henry, suivi de son suicide, ce fait fut
aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et
par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du
faux et conduit l'interrogatoire; bien plus, parmi les ministres
dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les
mêmes pièces mais dans le même esprit, le rôle d'Henry fut expliqué de
façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice
d'Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de
Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant
en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put
tirer de M. de Norpois c'est que, s'il était vrai que le chef
d'état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète
à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement
regrettable.
--Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, _in petto_ du
moins, vouer son chef d'état-major aux dieux infernaux. Un désaveu
officiel n'eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de
la Guerre s'exprime fort crûment là-dessus _inter pocula_. Il y a du
reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une
agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
--Mais ces pièces sont manifestement fausses, dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu'il n'approuvait pas les
manifestations du Prince Henri d'Orléans:
--D'ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et
encourager des agitations qui dans un sens comme dans l'autre seraient à
déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes,
mais nous n'avons non plus que faire d'un grabuge encouragé par ceux des
éléments de droite qui, au lieu de servir l'idée patriotique, songent à
s'en servir. La France, Dieu merci, n'est pas une république
sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d'un général de
pronunciamento.
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité
de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait
dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois
parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce
jugement.
--Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car
il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi
nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent
invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orléans, je
doute fort qu'elle ait été du goût de son père.
--Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus? demanda la duchesse en
souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de
petits fours, l'air scandalisé.
--Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille,
de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable
princesse Clémentine, le _nec plus ultra_, et que son fils le prince
Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n'est pas le prince de
Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
--Il aurait préféré un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui
dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui
avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n'était pas
jalouse: «Si, Monseigneur, de vos bracelets. »
--Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan? dit M. de Norpois à
Mme de Villeparisis pour couper court à l'entretien avec Bloch.
Celui-ci ne déplaisait pas à l'Ambassadeur qui nous dit plus tard, non
sans naïveté et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient
dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu'il avait pourtant
abandonnée: «Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu
vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait: «les Doctes Soeurs»
comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans
la jeunesse actuelle et cela l'était même dans celle qui l'avait
précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier
que lui parût l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien
n'avait que trop duré.
--Non, monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli
sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres? C'est de votre âge,
ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son
ami, et Bloch. Moi aussi j'ai été invitée, dit-elle en affectant par
plaisanterie d'en tirer vanité. On est même venu m'inviter. (On: c'était
la princesse de Sagan. )
--Je n'ai pas de carte d'invitation, dit Bloch, pensant que Mme de
Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait
heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle était venue inviter en
personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une
affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de
lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux
jeunes gens dire qu'ils avaient donné leur démission du cercle de la rue
Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de
Villeparisis de l'y faire recevoir.
--Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces
Sagan? dit-il d'un air sarcastique.
--Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre,
répondit M. d'Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries
parisiennes.
--Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des
_solennités_, des grandes _assises mondaines_ de la saison!
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes:
--Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan?
--Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, lui répondit ironiquement
la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c'était
qu'une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas
mon fort.
--Ah! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de
Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de
questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à
propos de l'affaire Dreyfus; celui-ci déclara qu'à «vue de nez» le
colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux
et qui n'avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire
cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement,
une instruction.
--Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi
que l'élargissement immédiat du prisonnier de l'île du Diable. Mais je
pense que nous n'en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les
fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là,
jusqu'ici, c'est la bouteille à l'encre. Je ne dis pas que d'un côté
comme de l'autre il n'y ait à cacher d'assez vilaines turpitudes. Que
même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client
puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire,
mais vous savez que l'enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin.
Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas
aux mains des factions de gauche et qu'il n'a pas à se rendre pieds et
poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui,
croyez-moi, n'est pas l'armée. Il va de soi que si un fait nouveau se
produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence
saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce
jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait
tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les
coqs-à-l'âne ne suffiront plus.
voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à
l'Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui
fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il
me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que
d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce même
regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui
prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par
d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît
plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur
Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard: «Voilà un
traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une
retentissante communication à l'Académie de médecine! » Il n'avait osé
insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide,
intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la
Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se
ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois
physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont
les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme
un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de
l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de
l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était
approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse à son mari.
--Naturellement je devine, dit le duc.
--Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande
lignée.
--Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous
n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
--C'était même drolatique, interrompit M. de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
--Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais
pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces
choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de
sentimentale désenchantée. Je sais que n'importe qui peut aimer
n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la
littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des
journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée
en elle--c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est
justement ce qui le rend «mystérieux».
--Mystérieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine,
dit le comte d'Argencourt.
--Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse avec un
doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante
conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu'il n'y
a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas
pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-être pas du tout
pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi
tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre.
Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air
sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus «intelligent»; il ne
faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en
critiquant le choix de Saint-Loup.
--Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de
la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il
était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde
en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour
les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il
avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait
la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne,
tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il
alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de
ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d'une
façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la
fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son
projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y
avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un
homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de
telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme
lui, Bloch?
--Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était
frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens
ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
--Ah! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote,
mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
--Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
--Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses
charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et
elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle
est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m'a fait
pas moins de chagrin que Charles l'ait épousée, parce que c'était
tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais,
comme M. d'Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu'elle
la trouvât drôle, ou seulement qu'elle trouvât gentil le rieur qu'elle
se mit à regarder d'un air câlin, pour ajouter l'enchantement de la
douceur à celui de l'esprit. Elle continua:
--Oui, n'est-ce pas, ce n'était pas la peine, mais enfin elle n'était
pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimât, tandis que
la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est à mourir de rire. Je
sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier: «Qu'importe
le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse! » Eh bien, Robert a peut-être
l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du
flacon! D'abord, imaginez-vous qu'elle avait la prétention que je fisse
dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C'est un rien, n'est-ce
pas, et elle m'avait annoncé qu'elle resterait couchée à plat ventre sur
les marches. D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait! je ne
connais qu'une scène, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque
chose de pareil: cela s'appelle les _Sept Princesses_.
--Les _Sept Princesses_, oh! oïl, oïl, quel snobisme! s'écria M.
d'Argencourt. Ah! mais attendez, je connais toute la pièce. C'est d'un
de mes compatriotes. Il l'a envoyée au Roi qui n'y a rien compris et m'a
demandé de lui expliquer.
--Ce n'est pas par hasard du Sar Peladan? demanda l'historien de la
Fronde avec une intention de finesse et d'actualité, mais si bas que sa
question passa inaperçue.
--Ah! vous connaissez les _Sept Princesses_? répondit la duchesse à M.
d'Argencourt. Tous mes compliments! Moi je n'en connais qu'une, mais
cela m'a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si
elles sont toutes pareilles à celle que j'ai vue!
«Quelle buse! » pensais-je, irrité de l'accueil glacial qu'elle m'avait
fait. Je trouvais une sorte d'âpre satisfaction à constater sa complète
incompréhension de Maeterlinck. «C'est pour une pareille femme que tous
les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j'ai de la bonté.
Maintenant c'est moi qui ne voudrais pas d'elle. » Tels étaient les mots
que je me disais; ils étaient le contraire de ma pensée; c'étaient de
purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments
où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le
besoin, à défaut d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans
sincérité, comme avec un étranger.
--Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c'était à
se tordre de rire. On ne s'en est pas fait faute, trop même, car la
petite personne n'a pas aimé cela, et dans le fond Robert m'en a
toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait
bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande
jusqu'à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard.
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes,
veuve d'Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la
princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses
neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion,
soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui
donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.
--D'abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien
belle chose! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu'elle
disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle
s'arrêtait; elle ne disait plus rien, mais je n'exagère pas, pendant
cinq minutes.
--Oïl, oïl, oïl! s'écria M. d'Argencourt.
--Avec toute la politesse du monde je me suis permis d'insinuer que cela
étonnerait peut-être un peu. Et elle m'a répondu textuellement: «Il faut
toujours dire une chose comme si on était en train de la composer
soi-même. » Si vous y réfléchissez c'est monumental, cette réponse!
--Mais je croyais qu'elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux
jeunes gens.
--Elle ne se doute pas de ce que c'est, répondit Mme de Guermantes. Du
reste je n'ai pas eu besoin de l'entendre. Il m'a suffi de la voir
arriver avec des lis! J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de
talent quand j'ai vu les lis!
Tout le monde rit.
--Ma tante, vous ne m'en avez pas voulu de ma plaisanterie de l'autre
jour au sujet de la reine de Suède? je viens vous demander l'aman.
--Non, je ne t'en veux pas; je te donne même le droit de goûter si tu as
faim.
--Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de
Villeparisis à l'archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s'était affalé, son
chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d'un air de satisfaction les
assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
--Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec
cette noble assistance, j'accepterai un baba, ils semblent excellents.
--Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M.
d'Argencourt qui, par esprit d'imitation, reprit la plaisanterie de Mme
de Villeparisis.
L'archiviste présenta l'assiette de petits fours à l'historien de la
Fronde.
--Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par
timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui
avaient déjà fait comme lui.
--Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de
Villeparisis, qu'est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui
sortait comme j'entrais? Je dois le connaître parce qu'il m'a fait un
grand salut, mais je ne l'ai pas remis; vous savez, je suis brouillé
avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d'un air de
satisfaction.
--M. Legrandin.
--Ah! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née
Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l'Éprevier.
--Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n'a aucun rapport. Ceux-ci
Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent
qu'à l'être de tout ce que tu voudras. La soeur de celui-ci s'appelle
Mme de Cambremer.
--Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler,
s'écria la duchesse avec indignation, c'est le frère de cette énorme
herbivore que vous avez eu l'étrange idée d'envoyer venir me voir
l'autre jour. Elle est restée une heure, j'ai pensé que je deviendrais
folle. Mais j'ai commencé par croire que c'était elle qui l'était en
voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui
avait l'air d'une vache.
--Écoutez, Oriane, elle m'avait demandé votre jour; je ne pouvais
pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez,
elle n'a pas l'air d'une vache, ajouta-t-il d'un air plaintif, mais non
sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l'assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d'être stimulée par la
contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par
exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c'est ainsi
que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était
souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait
naïvement pour l'aider, sans en avoir l'air, à réussir son tour, comme,
dans un wagon, le compère inavoué d'un joueur de bonneteau.
--Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de
plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien
embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon
salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de
lui répondre: «Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas
être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches», et
d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que
votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait
une fois et qui est assez _bovine_ aussi, de sorte que j'ai failli dire
Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de
vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste
cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance,
selon toutes les règles de l'art. Depuis je ne sais combien de temps
j'étais bombardée de ses cartes, j'en trouvais partout, sur tous les
meubles, comme des prospectus. J'ignorais le but de cette réclame. On ne
voyait chez moi que «Marquis et Marquise de Cambremer» avec une adresse
que je ne me rappelle pas et dont je suis d'ailleurs résolue à ne jamais
me servir.
--Mais c'est très flatteur de ressembler à une reine, dit l'historien de
la Fronde.
--Oh! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce
n'est pas grand'chose! dit M. de Guermantes parce qu'il avait la
prétention d'être un esprit et moderne, et aussi pour n'avoir pas l'air
de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois, qui s'étaient levés, se trouvèrent plus près de
nous.
--Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l'affaire
Dreyfus?
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour
attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le
devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité,
des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France.
Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch
cependant avait dit croire à l'innocence de Dreyfus) était ardemment
antidreyfusard, l'amabilité de l'Ambassadeur, l'air qu'il avait de
donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du
même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.
Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait
point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et
lui étaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui pût
les réunir? Bloch était d'autant plus étonné de l'accord mystérieux qui
semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait
pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement
parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
--Vous n'êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l'ancien ambassadeur,
et je vous en félicite, vous n'êtes pas de ce temps où les études
désintéressées n'existent plus, où on ne vend plus au public que des
obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient
être encouragés si nous avions un gouvernement.
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là
encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties
voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler
dans la même voie que beaucoup, il ne s'était pas cru si exceptionnel.
Il revint à l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l'opinion
de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom
revenait souvent dans les journaux à ce moment-là; ils excitaient plus
la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce
qu'ils n'étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume
spécial, du fond d'une vie différente et d'un silence religieusement
gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin
descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à
un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences
du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir,
avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au
concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement
d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions
du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de
tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se
replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant
fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans
fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper
commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir le
jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait
pas déjeuné. L'homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de
l'expérience et de l'imagination, voudrait approfondir la vie idéale des
gens qu'il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la
vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit:
--Il y a deux officiers mêlés à l'affaire en cours et dont j'ai entendu
parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande
confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est
le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
--Mais, s'écria Bloch, la divine Athèna, fille de Zeus, a mis dans
l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre.
Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart
avait une grande situation dans l'armée, mais sa Moire l'a conduit du
côté qui n'était pas le sien. L'épée des nationalistes tranchera son
corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux
oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts.
M. de Norpois ne répondit pas.
--De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes à
Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
--De l'affaire Dreyfus.
--Ah! diable! A propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus?
Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert! Je vous dirai même qu'au
Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de
boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours. . . .
--Évidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui
a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les Juifs à Jérusalem. . . .
--Ah! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées,
interrompit M. d'Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Très «suffisant», il
détestait d'être interrompu, puis il avait dans son ménage l'habitude
d'être brutal avec elle.
Frémissant d'une double colère de mauvais mari
à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et
lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
--Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem?
dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton
radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey, et
surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait
un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens,
ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort;
personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve
que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec
mon temps, mais enfin, que diable! quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise!
M. de Guermantes prononça ces mots: «quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup» avec emphase. Il savait pourtant bien que c'était une plus
grande chose de s'appeler «le duc de Guermantes». Mais si son
amour-propre avait des tendances à s'exagérer plutôt la supériorité du
titre de duc de Guermantes, ce n'était peut-être pas tant les règles du
bon goût que les lois de l'imagination qui le poussaient à le diminuer.
Chacun voit en plus beau ce qu'il voit à distance, ce qu'il voit chez
les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans
l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non
seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une
ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici, l'une veut
qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste
d'origine. Par là M. de Guermantes pouvait être dans ses expressions,
même quand il voulait parler de la noblesse, tributaire de très petits
bourgeois qui auraient dit: «Quand on s'appelle le duc de Guermantes»,
tandis qu'un homme lettré, un Swann, un Legrandin, ne l'eussent pas dit.
Un duc peut écrire des romans d'épicier, même sur les moeurs du grand
monde, les parchemins n'étant là de nul secours, et l'épithète
d'aristocratique être méritée par les écrits d'un plébéien. Quel était
dans ce cas le bourgeois à qui M. de Guermantes avait entendu dire:
«Quand on s'appelle», il n'en savait sans doute rien. Mais une autre loi
du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et
s'éloignent certaines maladies dont on n'entend plus parler ensuite, il
naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard
comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe
d'Amérique dont la graine prise après la peluche d'une couverture de
voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes
d'expressions qu'on entend dans la même décade dites par des gens qui ne
se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu'une certaine année
j'entendis Bloch dire en parlant de lui-même: «Comme les gens les plus
charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se
sont aperçus qu'il n'y avait qu'un seul être qu'ils trouvaient
intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c'était Bloch»
et la même phrase dans la bouche de bien d'autres jeunes gens qui ne la
connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre
nom, de même je devais entendre souvent le «quand on s'appelle».
--Que voulez-vous, continua le duc, avec l'esprit qui règne là, c'est
assez compréhensible.
--C'est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de
sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.
--Oui, mais il n'y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de
craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a
plus d'influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur
Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d'esprit.
--Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu'il y a un mot
nouveau pour exprimer un tel genre d'esprit, dit l'archiviste qui était
secrétaire des comités antirevisionnistes. On dit «mentalité». Cela
signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce
qu'on veut dire. C'est le fin du fin et, comme on dit, le «dernier cri».
Cependant, ayant entendu le nom de Bloch, il le voyait poser des
questions à M. de Norpois avec une inquiétude qui en éveilla une
différente mais aussi forte chez la marquise. Tremblant devant
l'archiviste et faisant l'antidreyfusarde avec lui, elle craignait ses
reproches s'il se rendait compte qu'elle avait reçu un Juif plus ou
moins affilié au «syndicat».
--Ah! mentalité, j'en prends note, je le resservirai, dit le duc. (Ce
n'était pas une figure, le duc avait un petit carnet rempli de
«citations» et qu'il relisait avant les grands dîners. ) Mentalité me
plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu'on lance, mais ils ne
durent pas. Dernièrement, j'ai lu comme cela qu'un écrivain était
«talentueux». Comprenne qui pourra. Puis je ne l'ai plus jamais revu.
--Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l'historien de la
Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d'une commission
au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer
plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner
chez M. Émile Ollivier.
--Moi qui n'ai pas l'honneur, de faire partie du ministère de
l'Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais
avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de
sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de
joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n'ai pas
l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique,
reprit-il, s'écoutant parler, ni du cercle Volney (je ne suis que de
l'Union et du Jockey) . . . vous n'êtes pas du Jockey, monsieur?
demanda-t-il à l'historien qui, rougissant encore davantage, flairant
une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses
membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Émile Ollivier, j'avoue que je
ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas,
Argencourt.
--Vous savez pourquoi on ne peut pas montrer les preuves de la trahison
de Dreyfus. Il paraît que c'est parce qu'il est l'amant de la femme du
ministre de la Guerre, cela se dit sous le manteau.
--Ah! je croyais de la femme du président du Conseil, dit M.
d'Argencourt.
--Je vous trouve tous aussi assommants, les uns que les autres avec
cette affaire, dit la duchesse de Guermantes qui, au point de vue
mondain, tenait toujours à montrer qu'elle ne se laissait mener par
personne. Elle ne peut pas avoir de conséquence pour moi au point de vue
des Juifs pour la bonne raison que je n'en ai pas dans mes relations et
compte toujours rester dans cette bienheureuse ignorance. Mais, d'autre
part, je trouve insupportable que, sous prétexte qu'elles sont bien
pensantes, qu'elles n'achètent rien aux marchands juifs ou qu'elles ont
«Mort aux Juifs» écrit sur leur ombrelle, une quantité de dames Durand
ou Dubois, que nous n'aurions jamais connues, nous soient imposées par
Marie-Aynard ou par Victurnienne. Je suis allée chez Marie-Aynard
avant-hier. C'était charmant autrefois. Maintenant on y trouve toutes
les personnes qu'on a passé sa vie à éviter, sous prétexte qu'elles sont
contre Dreyfus, et d'autres dont on n'a pas idée qui c'est.
--Non, c'est la femme du ministre de la Guerre. C'est du moins un bruit
qui court les ruelles, reprit le duc qui employait ainsi dans la
conversation certaines expressions qu'il croyait ancien régime. Enfin en
tout cas, personnellement, on sait que je pense tout le contraire de mon
cousin Gilbert. Je ne suis pas un féodal comme lui, je me promènerais
avec un nègre s'il était de mes amis, et je me soucierais de l'opinion
du tiers et du quart comme de l'an quarante, mais enfin tout de même
vous m'avouerez que, quand on s'appelle Saint-Loup, on ne s'amuse pas à
prendre le contrepied des idées de tout le monde qui a plus d'esprit que
Voltaire et même que mon neveu. Et surtout on ne se livre pas à ce que
j'appellerai ces acrobaties de sensibilité, huit jours avant de se
présenter au Cercle! Elle est un peu roide! Non, c'est probablement sa
petite grue qui lui aura monté le bourrichon. Elle lui aura persuadé
qu'il se classerait parmi les «intellectuels». Les intellectuels, c'est
le «tarte à la crème» de ces messieurs. Du reste cela a fait faire un
assez joli jeu de mots, mais très méchant.
Et le duc cita tout bas pour la duchesse et M. d'Argencourt: «Mater
Semita» qui en effet se disait déjà au Jockey, car de toutes les graines
voyageuses, celle à qui sont attachées les ailes les plus solides qui
lui permettent d'être disséminée à une plus grande distance de son lieu
d'éclosion, c'est encore une plaisanterie.
--Nous pourrions demander des explications à monsieur, qui a l'air
_d'une_ érudit, dit-il en montrant l'historien. Mais il est préférable
de n'en pas parler, d'autant plus que le fait est parfaitement faux. Je
ne suis pas si ambitieux que ma cousine Mirepoix qui prétend qu'elle
peut suivre la filiation de sa maison avant Jésus-Christ jusqu'à la
tribu de Lévi, et je me fais fort de démontrer qu'il n'y a jamais eu une
goutte de sang juif dans notre famille. Mais enfin il ne faut tout de
même pas nous la faire à l'oseille, il est bien certain que les
charmantes opinions de monsieur mon neveu peuvent faire assez de bruit
dans Landerneau. D'autant plus que Fezensac est malade, ce sera Duras
qui mènera tout, et vous savez s'il aime à faire des embarras, dit le
duc qui n'était jamais arrivé à connaître le sens précis de certains
mots et qui croyait que faire des embarras voulait dire faire non pas de
l'esbroufe, mais des complications.
Bloch cherchait à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart.
--Il est hors de conteste, répondit M. de Norpois, que sa déposition
était nécessaire. Je sais qu'en soutenant cette opinion j'ai fait
pousser à plus d'un de mes collègues des cris d'orfraie, mais, à mon
sens, le gouvernement avait le devoir de laisser parler le colonel. On
ne sort pas d'une pareille impasse par une simple pirouette, ou alors on
risque de tomber dans un bourbier. Pour l'officier lui-même, cette
déposition produisit à la première audience une impression des plus
favorables. Quand on l'a vu, bien pris dans le joli uniforme des
chasseurs, venir sur un ton parfaitement simple et franc raconter ce
qu'il avait vu, ce qu'il avait cru, dire: «Sur mon honneur de soldat (et
ici la voix de M. de Norpois vibra d'un léger trémolo patriotique) telle
est ma conviction», il n'y a pas à nier que l'impression a été profonde.
«Voilà, il est dreyfusard, il n'y a plus l'ombre d'un doute», pensa
Bloch.
--Mais ce qui lui a aliéné entièrement les sympathies qu'il avait pu
rallier d'abord, cela a été sa confrontation avec l'archiviste Gribelin,
quand on entendit ce vieux serviteur, cet homme qui n'a qu'une parole
(et M. de Norpois accentua avec l'énergie des convictions sincères les
mots qui suivirent), quand on l'entendit, quand on le vit regarder dans
les yeux son supérieur, ne pas craindre de lui tenir la dragée haute et
lui dire d'un ton qui n'admettait pas de réplique: «Voyons, mon colonel,
vous savez bien que je n'ai jamais menti, vous savez bien qu'en ce
moment, comme toujours, je dis la vérité», le vent tourna, M. Picquart
eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel
et bien fiasco.
«Non, décidément il est antidreyfusard, c'est couru, se dit Bloch. Mais
s'il croit Picquart un traître qui ment, comment peut-il tenir compte de
ses révélations et les évoquer comme s'il y trouvait du charme et les
croyait sincères? Et si au contraire il voit en lui un juste qui délivre
sa conscience, comment peut-il le supposer mentant dans sa confrontation
avec Gribelin? »
--En tout cas, si ce Dreyfus est innocent, interrompit la duchesse, il
ne le prouve guère. Quelles lettres idiotes, emphatiques, il écrit de
son île! Je ne sais pas si M. Esterhazy vaut mieux que lui, mais il a un
autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela
ne doit pas faire plaisir aux partisans de M. Dreyfus. Quel malheur pour
eux qu'ils ne puissent pas changer d'innocent.
Tout le monde éclata de rire. «Vous avez entendu le mot d'Oriane?
demanda vivement le duc de Guermantes à Mme de Villeparisis. --Oui, je le
trouve très drôle. » Cela ne suffisait pas au duc: «Eh bien, moi, je ne
le trouve pas drôle; ou plutôt cela m'est tout à fait égal qu'il soit
drôle ou non. Je ne fais aucun cas de l'esprit. » M. d'Argencourt
protestait. «Il ne pense pas un mot de ce qu'il dit», murmura la
duchesse. «C'est sans doute parce que j'ai fait partie des Chambres où
j'ai entendu des discours brillants qui ne signifiaient rien. J'ai
appris à y apprécier surtout la logique. C'est sans doute à cela que je
dois de n'avoir pas été réélu. Les choses drôles me sont
indifférentes. --Basin, ne faites pas le Joseph Prudhomme, mon petit,
vous savez bien que personne n'aime plus l'esprit que vous. --Laissez-moi
finir. C'est justement parce que je suis insensible à un certain genre
de facéties, que je prise souvent l'esprit de ma femme. Car il part
généralement d'une observation juste. Elle raisonne comme un homme, elle
formule comme un écrivain. »
Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch
comme s'ils eussent été d'accord venait-elle de ce qu'il était tellement
antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l'était pas assez,
il en était l'ennemi tout autant qu'étaient les dreyfusards. Peut-être
parce que l'objet auquel il s'attachait en politique était quelque chose
de plus profond, situé dans un autre plan, et d'où le dreyfusisme
apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne mérite pas de
retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.
Peut-être, plutôt, parce que les maximes de sa sagesse politique ne
s'appliquant qu'à des questions de forme, de procédé, d'opportunité,
elles étaient aussi impuissantes à résoudre les questions de fond qu'en
philosophie la pure logique l'est à trancher les questions d'existence,
ou que cette sagesse même lui fît trouver dangereux de traiter de ces
sujets et que, par prudence, il ne voulût parler que de circonstances
secondaires. Mais où Bloch se trompait, c'est quand il croyait que M. de
Norpois, même moins prudent de caractère et d'esprit moins exclusivement
formel, eût pu, s'il l'avait voulu, lui dire la vérité sur le rôle
d'Henry, de Picquart, de du Paty de Clam, sur tous les points de
l'affaire. La vérité, en effet, sur toutes ces choses, Bloch ne pouvait
douter que M. de Norpois la connût. Comment l'aurait-il ignorée
puisqu'il connaissait les ministres? Certes, Bloch pensait que la vérité
politique peut être approximativement reconstituée par les cerveaux les
plus lucides, mais il s'imaginait, tout comme le gros du public, qu'elle
habite toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du
président de la République et du président du Conseil, lesquels en
donnent connaissance aux ministres. Or, même quand la vérité politique
comporte des documents, il est rare que ceux-ci aient plus que la valeur
d'un cliché radioscopique où le vulgaire croit, que la maladie du
patient s'inscrit en toutes lettres, tandis qu'en fait, ce cliché
fournit un simple élément d'appréciation qui se joindra à beaucoup
d'autres sur lesquels s'appliquera le raisonnement du médecin et d'où il
tirera son diagnostic. Aussi la vérité politique, quand on se rapproche
des hommes renseignés et qu'on croit l'atteindre, se dérobe. Même plus
tard, et pour en rester à l'affaire Dreyfus, quand se produisit un fait
aussi éclatant que l'aveu d'Henry, suivi de son suicide, ce fait fut
aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et
par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du
faux et conduit l'interrogatoire; bien plus, parmi les ministres
dreyfusards eux-mêmes, et de même nuance, jugeant non seulement sur les
mêmes pièces mais dans le même esprit, le rôle d'Henry fut expliqué de
façon entièrement opposée, les uns voyant en lui un complice
d'Esterhazy, les autres assignant au contraire ce rôle à du Paty de
Clam, se ralliant ainsi à une thèse de leur adversaire Cuignet et étant
en complète opposition avec leur partisan Reinach. Tout ce que Bloch put
tirer de M. de Norpois c'est que, s'il était vrai que le chef
d'état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète
à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement
regrettable.
--Tenez pour assuré que le ministre de la Guerre a dû, _in petto_ du
moins, vouer son chef d'état-major aux dieux infernaux. Un désaveu
officiel n'eût pas été à mon sens une superfétation. Mais le ministre de
la Guerre s'exprime fort crûment là-dessus _inter pocula_. Il y a du
reste certains sujets sur lesquels il est fort imprudent de créer une
agitation dont on ne peut ensuite rester maître.
--Mais ces pièces sont manifestement fausses, dit Bloch.
M. de Norpois ne répondit pas, mais déclara qu'il n'approuvait pas les
manifestations du Prince Henri d'Orléans:
--D'ailleurs elles ne peuvent que troubler la sérénité du prétoire et
encourager des agitations qui dans un sens comme dans l'autre seraient à
déplorer. Certes il faut mettre le holà aux menées antimilitaristes,
mais nous n'avons non plus que faire d'un grabuge encouragé par ceux des
éléments de droite qui, au lieu de servir l'idée patriotique, songent à
s'en servir. La France, Dieu merci, n'est pas une république
sud-américaine et le besoin ne se fait pas sentir d'un général de
pronunciamento.
Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité
de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait
dans l'affaire civile actuellement en cours. En revanche M. de Norpois
parut prendre plaisir à donner des détails sur les suites de ce
jugement.
--Si c'est une condamnation, dit-il, elle sera probablement cassée, car
il est rare que, dans un procès où les dépositions de témoins sont aussi
nombreuses, il n'y ait pas de vices de forme que les avocats puissent
invoquer. Pour en finir sur l'algarade du prince Henri d'Orléans, je
doute fort qu'elle ait été du goût de son père.
--Vous croyez que Chartres est pour Dreyfus? demanda la duchesse en
souriant, les yeux ronds, les joues roses, le nez dans son assiette de
petits fours, l'air scandalisé.
--Nullement, je voulais seulement dire qu'il y a dans toute la famille,
de ce côté-là, un sens politique dont on a pu voir, chez l'admirable
princesse Clémentine, le _nec plus ultra_, et que son fils le prince
Ferdinand a gardé comme un précieux héritage. Ce n'est pas le prince de
Bulgarie qui eût serré le commandant Esterhazy dans ses bras.
--Il aurait préféré un simple soldat, murmura Mme de Guermantes, qui
dînait souvent avec le Bulgare chez le prince de Joinville et qui lui
avait répondu une fois, comme il lui demandait si elle n'était pas
jalouse: «Si, Monseigneur, de vos bracelets. »
--Vous n'allez pas ce soir au bal de Mme de Sagan? dit M. de Norpois à
Mme de Villeparisis pour couper court à l'entretien avec Bloch.
Celui-ci ne déplaisait pas à l'Ambassadeur qui nous dit plus tard, non
sans naïveté et sans doute à cause des quelques traces qui subsistaient
dans le langage de Bloch de la mode néo-homérique qu'il avait pourtant
abandonnée: «Il est assez amusant, avec sa manière de parler un peu
vieux jeu, un peu solennelle. Pour un peu il dirait: «les Doctes Soeurs»
comme Lamartine ou Jean-Baptiste Rousseau. C'est devenu assez rare dans
la jeunesse actuelle et cela l'était même dans celle qui l'avait
précédée. Nous-mêmes nous étions un peu romantiques. » Mais si singulier
que lui parût l'interlocuteur, M. de Norpois trouvait que l'entretien
n'avait que trop duré.
--Non, monsieur, je ne vais plus au bal, répondit-elle avec un joli
sourire de vieille femme. Vous y allez, vous autres? C'est de votre âge,
ajouta-t-elle en englobant dans un même regard M. de Châtellerault, son
ami, et Bloch. Moi aussi j'ai été invitée, dit-elle en affectant par
plaisanterie d'en tirer vanité. On est même venu m'inviter. (On: c'était
la princesse de Sagan. )
--Je n'ai pas de carte d'invitation, dit Bloch, pensant que Mme de
Villeparisis allait lui en offrir une, et que Mme de Sagan serait
heureuse de recevoir l'ami d'une femme qu'elle était venue inviter en
personne.
La marquise ne répondit rien, et Bloch n'insista pas, car il avait une
affaire plus sérieuse à traiter avec elle et pour laquelle il venait de
lui demander un rendez-vous pour le surlendemain. Ayant entendu les deux
jeunes gens dire qu'ils avaient donné leur démission du cercle de la rue
Royale où on entrait comme dans un moulin, il voulait demander à Mme de
Villeparisis de l'y faire recevoir.
--Est-ce que ce n'est pas assez faux chic, assez snob à côté, ces
Sagan? dit-il d'un air sarcastique.
--Mais pas du tout, c'est ce que nous faisons de mieux dans le genre,
répondit M. d'Argencourt qui avait adopté toutes les plaisanteries
parisiennes.
--Alors, dit Bloch à demi ironiquement, c'est ce qu'on appelle une des
_solennités_, des grandes _assises mondaines_ de la saison!
Mme de Villeparisis dit gaiement à Mme de Guermantes:
--Voyons, est-ce une grande solennité mondaine, le bal de Mme de Sagan?
--Ce n'est pas à moi qu'il faut demander cela, lui répondit ironiquement
la duchesse, je ne suis pas encore arrivée à savoir ce que c'était
qu'une solennité mondaine. Du reste, les choses mondaines ne sont pas
mon fort.
--Ah! je croyais le contraire, dit Bloch qui se figurait que Mme de
Guermantes avait parlé sincèrement.
Il continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de
questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à
propos de l'affaire Dreyfus; celui-ci déclara qu'à «vue de nez» le
colonel du Paty de Clam lui faisait l'effet d'un cerveau un peu fumeux
et qui n'avait peut-être pas été très heureusement choisi pour conduire
cette chose délicate, qui exige tant de sang-froid et de discernement,
une instruction.
--Je sais que le parti socialiste réclame sa tête à cor et à cri, ainsi
que l'élargissement immédiat du prisonnier de l'île du Diable. Mais je
pense que nous n'en sommes pas encore réduits à passer ainsi sous les
fourches caudines de MM. Gérault-Richard et consorts. Cette affaire-là,
jusqu'ici, c'est la bouteille à l'encre. Je ne dis pas que d'un côté
comme de l'autre il n'y ait à cacher d'assez vilaines turpitudes. Que
même certains protecteurs plus ou moins désintéressés de votre client
puissent avoir de bonnes intentions, je ne prétends pas le contraire,
mais vous savez que l'enfer en est pavé, ajouta-t-il avec un regard fin.
Il est essentiel que le gouvernement donne l'impression qu'il n'est pas
aux mains des factions de gauche et qu'il n'a pas à se rendre pieds et
poings liés aux sommations de je ne sais quelle armée prétorienne qui,
croyez-moi, n'est pas l'armée. Il va de soi que si un fait nouveau se
produisait, une procédure de révision serait entamée. La conséquence
saute aux yeux. Réclamer cela, c'est enfoncer une porte ouverte. Ce
jour-là le gouvernement saura parler haut et clair ou il laisserait
tomber en quenouille ce qui est sa prérogative essentielle. Les
coqs-à-l'âne ne suffiront plus.
