Enfin les
douleurs
diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta.
de la parole augmenta.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop
l'altération du visage, la déviation de la bouche; ma précaution était
inutile: ma mère s'approcha de grand'mère, embrassa sa main comme celle
de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des
précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de
lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il
connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne
regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne
s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille.
Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas
affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui
fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement
intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus
tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de
bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand'mère à
demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens
ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand'mère que sa
fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard
ébahi, indiscret et de mauvais augure: c'était Françoise. Non qu'elle
n'aimât sincèrement ma grand'mère (même elle avait déçue et presque
scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter
en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain
penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance
deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand
elles sont assemblées, se fortifient: le manque d'éducation des gens du
peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi
douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait
plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de
la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait
l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui
ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand'mère fut couchée,
elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit
déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie
avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à
maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût
encore traversés.
--Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant
l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère
difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme
tu plains ta mère! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable
une indigestion!
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent
passionnément sur ceux de ma grand'mère, ne voulant pas voir le reste de
son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que
nous ne pouvons pas tenir:
--Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère
guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa
pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le
déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand'mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se
faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne
pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte
qu'elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle
accusa injustement Françoise de mal «retaper» son lit. Par un mouvement
convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes
couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une
baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par
les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par
Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que
ma grand'mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux
ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de
trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme, par le même
sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop
Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent
des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre,
celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu,
le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de
sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se
coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de
l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si
heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été
les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son
visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait
l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand'mère
eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas
être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son
jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très
haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eût pas toléré qu'un de
nos gens nous «manquât». Cela avait fait d'elle une si noble, si
impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous
de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur
conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le «sou du franc» et à se
précipiter--si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors--pour me
prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre
paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté--et importé à
Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son
travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie,
et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une
réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle
leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule
raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle
était souffrante. Et en ce moment où ma grand'mère était si mal, la
besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne
voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces
jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait
que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon
papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes
de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la
journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais
aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations
les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait
ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque,
étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se
reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la
stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de
Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra, ou même: bonjour.
A cause des souffrances de ma grand'mère on lui permit la morphine.
Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose
d'albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas
compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que
nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé,
nous ne faisions que l'exaspérer davantage, hâtant peut-être l'heure où
la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été
trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet
homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où
il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se
disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de
grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un
grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un
instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit:
«Faites face à l'Est. » Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de
mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le
rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mère n'avait pas de morphine,
ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement
un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir;
pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de
l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de
rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette
origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour
tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur
pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs
affaires; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble
incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur
qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera
chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son
odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation
empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mère
souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant
les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la
chambre, elle poussait des cris: «Ah! c'est affreux! », mais si elle
apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer
de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les
mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient
rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre:
--Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand
on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos
prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de
son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
--Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me
sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée
contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force
de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le
mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait:
--Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on
va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de
t'embrasser sans que tu aies à bouger?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée,
comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer
le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand'mère toute sa
vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré
en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et
si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un
baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mère essayait, elle
aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que
sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à
la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage,
semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le
reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce
travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand'mère
avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la
traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre
plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer,
en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure
fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture
primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse,
désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre
n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce
tombeau--qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure
contraction--descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus
à quel saint se vouer, comme ma grand'mère toussait et éternuait
beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le
spécialiste X. . . on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du
monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise
croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse
chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma
grand'mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le
praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il
exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien.
Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou
diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit:
«Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez
pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes
nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes: «Mais
débarrasser de quoi? » Bref tous nos nez étaient malades; il ne se
trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son
examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun
de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père
secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le
mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous
étions déjà malades.
La maladie de ma grand'mère donna lieu à diverses personnes de
manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent
tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous
découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous
n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt données par les
personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient
la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé
des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand'mère.
Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles
avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente
musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver,
mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation
douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite.
Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les
fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous
ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours
plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une
même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était
pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le
silence sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade: les
uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mère; selon d'autres il avait
une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulté qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il
serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement
l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'«homme à barbiche» que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement
qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à
celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de
sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement
achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est
rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les
choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple:
«Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes» (et cela
c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes
les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus
parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom
de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je
reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à
l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque
fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme
plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais,
pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à
qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus
adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de
l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses
quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait
plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre
du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. . . . »
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début. » Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux.
Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote. . . .
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
qui courent sur Madame. » C'était, de plus, traiter notre malade sans
respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
l'air d'entendre.
Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
fût-ce aux petits ennuis des autres:
--Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
--Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi. »
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
caressant les mains:
--Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
lui échapper.
--Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
--Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
«Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
grand honneur de me présenter à madame votre _mère_? » en déraillant un
peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
nouvelles. «Ah! elle est bien bonne! » s'écria joyeusement le duc en
attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
camarade M. Bloch, c'est assez farce. » Et tout en s'éloignant avec
Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
une sacrée veine. » Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
toujours dire:
--Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
«elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
venir.
Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
vous dit pas merci. »
--Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
dire à mon père.
--Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
soleil trop chaud.
--Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
--Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
--A Combray.
--Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
--Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
satisfaction d'y avoir pensé.
A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
le père noble, et qui était de venir constater l'agonie ou la mort. Son
nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l'emploi, et
quand la servante disait: M. Dieulafoy, on se croyait chez Molière. A la
dignité de l'attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d'une
taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la
convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote
noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas
une seule condoléance qu'on eût pu croire feinte et ne commettait pas
non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d'un lit de mort,
c'était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur.
Après avoir regardé ma grand'mère sans la fatiguer, et avec un excès de
réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse
quelques mots à mon père, s'inclina respectueusement devant ma mère, à
qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire: «Le professeur
Dieulafoy». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas
importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant
simplement le cachet qu'on lui remit. Il n'avait pas eu l'air de le
voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions
remis tant il avait mis de la souplesse d'un prestidigitateur à le faire
disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de
grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête
pleine d'une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient
que, si cent visites l'attendaient encore, il ne voulait pas avoir l'air
pressé. Car il était le tact, l'intelligence et la bonté mêmes. Cet
homme éminent n'est plus. D'autres médecins, d'autres professeurs ont pu
l'égaler, le dépasser peut-être. Mais l'«emploi» où son savoir, ses dons
physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n'existe plus,
faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n'avait même pas
aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n'était pas ma grand'mère n'existant
pas. Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière, où on la vit,
comme une apparition surnaturelle, s'approcher timidement de la tombe et
semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d'elle, mon père
lui ayant dit: «Le père Norpois est venu à la maison, à l'église, au
cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu
devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup», ma mère, quand
l'ambassadeur s'inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son
visage qui n'avait pas pleuré. Deux jours plus tôt--et pour anticiper
encore avant de revenir à l'instant même auprès du lit où la malade
agonisait--pendant qu'on veillait ma grand'mère morte, Françoise, qui,
ne niant pas absolument les revenants, s'effrayait au moindre bruit,
disait: «Il me semble que c'est elle. » Mais au lieu d'effroi, c'était
une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait
tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère
auprès d'elle.
Pour revenir maintenant à ces heures de l'agonie:
--Vous savez ce que ses soeurs nous ont télégraphié? demanda mon
grand-père à mon cousin.
--Oui, Beethoven, on m'a dit; c'est à encadrer, cela ne m'étonne pas.
--Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant
une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je
l'ai toujours dit. Qu'est-ce qu'il y a, on ne donne plus d'oxygène?
Ma mère dit:
--Mais, alors, maman va recommencer à mal respirer.
Le médecin répondit:
--Oh! non, l'effet de l'oxygène durera encore un bon moment, nous
recommencerons tout à l'heure.
Il me semblait qu'on n'aurait pas dit cela pour une mourante; que, si ce
bon effet devait durer, c'est qu'on pouvait quelque chose sur sa vie. Le
sifflement de l'oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte
heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée,
inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout
fût fini, le souffle s'arrêtait, soit par ces mêmes changements
d'octaves qu'il y a dans la respiration d'un dormeur, soit par une
intermittence naturelle, un effet de l'anesthésie, le progrès de
l'asphyxie, quelque défaillance du coeur. Le médecin reprit le pouls de
ma grand'mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son
tribut au courant asséché, un nouveau chant s'embranchait à la phrase
interrompue.
l'altération du visage, la déviation de la bouche; ma précaution était
inutile: ma mère s'approcha de grand'mère, embrassa sa main comme celle
de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu'à l'ascenseur, avec des
précautions infinies où il y avait, avec la peur d'être maladroite et de
lui faire mal, l'humilité de qui se sent indigne de toucher ce qu'il
connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne
regarda le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne
s'attristât pas en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille.
Peut-être par crainte d'une douleur trop forte qu'elle n'osa pas
affronter. Peut-être par respect, parce qu'elle ne croyait pas qu'il lui
fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement
intellectuel dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus
tard intacte l'image du vrai visage de sa mère, rayonnant d'esprit et de
bonté. Ainsi montèrent-elles l'une à côté de l'autre, ma grand'mère à
demi cachée dans sa mantille, ma mère détournant les yeux.
Pendant ce temps il y avait une personne qui ne quittait pas des siens
ce qui pouvait se deviner des traits modifiés de ma grand'mère que sa
fille n'osait pas voir, une personne qui attachait sur eux un regard
ébahi, indiscret et de mauvais augure: c'était Françoise. Non qu'elle
n'aimât sincèrement ma grand'mère (même elle avait déçue et presque
scandalisée par la froideur de maman qu'elle aurait voulu voir se jeter
en pleurant dans les bras de sa mère), mais elle avait un certain
penchant à envisager toujours le pire, elle avait gardé de son enfance
deux particularités qui sembleraient devoir s'exclure, mais qui, quand
elles sont assemblées, se fortifient: le manque d'éducation des gens du
peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l'impression, voire l'effroi
douloureux causé en eux par la vue d'un changement physique qu'il serait
plus délicat de ne pas paraître remarquer, et la rudesse insensible de
la paysanne qui arrache les ailes des libellules avant qu'elle ait
l'occasion de tordre le cou aux poulets et manque de la pudeur qui lui
ferait cacher l'intérêt qu'elle éprouve à voir la chair qui souffre.
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand'mère fut couchée,
elle se rendit compte qu'elle parlait beaucoup plus facilement, le petit
déchirement ou encombrement d'un vaisseau qu'avait produit l'urémie
avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à
maman, l'assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût
encore traversés.
--Eh bien! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant
l'autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère
difficulté qu'elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme
tu plains ta mère! tu as l'air de croire que ce n'est pas désagréable
une indigestion!
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent
passionnément sur ceux de ma grand'mère, ne voulant pas voir le reste de
son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que
nous ne pouvons pas tenir:
--Maman, tu seras bientôt guérie, c'est ta fille qui s'y engage.
Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère
guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu'elle accompagna de sa
pensée, de tout son être jusqu'au bord de ses lèvres, elle alla le
déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
Ma grand'mère se plaignait d'une espèce d'alluvion de couvertures qui se
faisait tout le temps du même côté sur sa jambe gauche et qu'elle ne
pouvait pas arriver à soulever. Mais elle ne se rendait pas compte
qu'elle en était elle-même la cause, de sorte que chaque jour elle
accusa injustement Françoise de mal «retaper» son lit. Par un mouvement
convulsif, elle rejetait de ce côté tout le flot de ces écumantes
couvertures de fine laine qui s'y amoncelaient comme les sables dans une
baie bien vite transformée en grève (si on n'y construit une digue) par
les apports successifs du flux.
Ma mère et moi (de qui le mensonge était d'avance percé à jour par
Françoise, perspicace et offensante), nous ne voulions même pas dire que
ma grand'mère fût très malade, comme si cela eût pu faire plaisir aux
ennemis que d'ailleurs elle n'avait pas, et eût été plus affectueux de
trouver qu'elle n'allait pas si mal que ça, en somme, par le même
sentiment instinctif qui m'avait fait supposer qu'Andrée plaignait trop
Albertine pour l'aimer beaucoup. Les mêmes phénomènes se reproduisent
des particuliers à la masse, dans les grandes crises. Dans une guerre,
celui qui n'aime pas son pays n'en dit pas de mal, mais le croit perdu,
le plaint, voit les choses en noir.
Françoise nous rendait un service infini par sa faculté de se passer de
sommeil, de faire les besognes les plus dures. Et si, étant allée se
coucher après plusieurs nuits passées debout, on était obligé de
l'appeler un quart d'heure après qu'elle s'était endormie, elle était si
heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été
les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son
visage de la satisfaction et de la modestie. Seulement quand arrivait
l'heure de la messe, et l'heure du premier déjeuner, ma grand'mère
eût-elle été agonisante, Françoise se fût éclipsée à temps pour ne pas
être en retard. Elle ne pouvait ni ne voulait être suppléée par son
jeune valet de pied. Certes elle avait apporté de Combray une idée très
haute des devoirs de chacun envers nous; elle n'eût pas toléré qu'un de
nos gens nous «manquât». Cela avait fait d'elle une si noble, si
impérieuse, si efficace éducatrice, qu'il n'y avait jamais eu chez nous
de domestiques si corrompus qui n'eussent vite modifié, épuré leur
conception de la vie jusqu'à ne plus toucher le «sou du franc» et à se
précipiter--si peu serviables qu'ils eussent été jusqu'alors--pour me
prendre des mains et ne pas me laisser me fatiguer à porter le moindre
paquet. Mais, à Combray aussi, Françoise avait contracté--et importé à
Paris--l'habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son
travail. Se voir prêter un concours lui semblait recevoir une avanie,
et des domestiques sont restés des semaines sans obtenir d'elle une
réponse à leur salut matinal, sont même partis en vacances sans qu'elle
leur dît adieu et qu'ils devinassent pourquoi, en réalité pour la seule
raison qu'ils avaient voulu faire un peu de sa besogne, un jour qu'elle
était souffrante. Et en ce moment où ma grand'mère était si mal, la
besogne de Françoise lui semblait particulièrement sienne. Elle ne
voulait pas, elle la titulaire, se laisser chiper son rôle dans ces
jours de gala. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait
que faire, et non content d'avoir, à l'exemple de Victor, pris mon
papier dans mon bureau, il s'était mis, de plus, à emporter des volumes
de vers de ma bibliothèque. Il les lisait, une bonne moitié de la
journée, par admiration pour les poètes qui les avaient composés, mais
aussi afin, pendant l'autre partie de son temps, d'émailler de citations
les lettres qu'il écrivait à ses amis de village. Certes, il pensait
ainsi les éblouir. Mais, comme il avait peu de suite dans les idées, il
s'était formé celle-ci que ces poèmes, trouvés dans ma bibliothèque,
étaient chose connue de tout le monde et à quoi il est courant de se
reporter. Si bien qu'écrivant à ces paysans dont il escomptait la
stupéfaction, il entremêlait ses propres réflexions de vers de
Lamartine, comme il eût dit: qui vivra verra, ou même: bonjour.
A cause des souffrances de ma grand'mère on lui permit la morphine.
Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose
d'albumine. Les coups que nous destinions au mal qui s'était installé en
grand'mère portaient toujours à faux; c'était elle, c'était son pauvre
corps interposé qui les recevait, sans qu'elle se plaignît qu'avec un
faible gémissement. Et les douleurs que nous lui causions n'étaient pas
compensées par un bien que nous ne pouvions lui faire. Le mal féroce que
nous aurions voulu exterminer, c'est à peine si nous l'avions frôlé,
nous ne faisions que l'exaspérer davantage, hâtant peut-être l'heure où
la captive serait dévorée. Les jours où la dose d'albumine avait été
trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Chez cet
homme si insignifiant, si commun, il y avait, dans ces courts moments où
il délibérait, où les dangers d'un traitement et d'un autre se
disputaient en lui jusqu'à ce qu'il s'arrêtât à l'un, la sorte de
grandeur d'un général qui, vulgaire dans le reste de la vie, est un
grand stratège, et, dans un moment périlleux, après avoir réfléchi un
instant, conclut pour ce qui militairement est le plus sage et dit:
«Faites face à l'Est. » Médicalement, si peu d'espoir qu'il y eût de
mettre un terme à cette crise d'urémie, il ne fallait pas fatiguer le
rein. Mais, d'autre part, quand ma grand'mère n'avait pas de morphine,
ses douleurs devenaient intolérables, elle recommençait perpétuellement
un certain mouvement qui lui était difficile à accomplir sans gémir;
pour une grande part, la souffrance est une sorte de besoin de
l'organisme de prendre conscience d'un état nouveau qui l'inquiète, de
rendre la sensibilité adéquate à cet état. On peut discerner cette
origine de la douleur dans le cas d'incommodités qui n'en sont pas pour
tout le monde. Dans une chambre remplie d'une fumée à l'odeur
pénétrante, deux hommes grossiers entreront et vaqueront à leurs
affaires; un troisième, d'organisation plus fine, trahira un trouble
incessant. Ses narines ne cesseront de renifler anxieusement l'odeur
qu'il devrait, semble-t-il, essayer de ne pas sentir et qu'il cherchera
chaque fois à faire adhérer, par une connaissance plus exacte, à son
odorat incommodé. De là vient sans doute qu'une vive préoccupation
empêche de se plaindre d'une rage de dents. Quand ma grand'mère
souffrait ainsi, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant
les mèches blanches, et si elle croyait que nous n'étions pas dans la
chambre, elle poussait des cris: «Ah! c'est affreux! », mais si elle
apercevait ma mère, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer
de son visage les traces de douleur, ou, au contraire, répétait les
mêmes plaintes en les accompagnant d'explications qui donnaient
rétrospectivement un autre sens à celles que ma mère avait pu entendre:
--Ah! ma fille, c'est affreux, rester couchée par ce beau soleil quand
on voudrait aller se promener, je pleure de rage contre vos
prescriptions.
Mais elle ne pouvait empêcher le gémissement de ses regards, la sueur de
son front, le sursaut convulsif, aussitôt réprimé, de ses membres.
--Je n'ai pas mal, je me plains parce que je suis mal couchée, je me
sens les cheveux en désordre, j'ai mal au coeur, je me suis cognée
contre le mur.
Et ma mère, au pied du lit, rivée à cette souffrance comme si, à force
de percer de son regard ce front douloureux, ce corps qui recelait le
mal, elle eût dû finir par l'atteindre et l'emporter, ma mère disait:
--Non, ma petite maman, nous ne te laisserons pas souffrir comme ça, on
va trouver quelque chose, prends patience une seconde, me permets-tu de
t'embrasser sans que tu aies à bouger?
Et penchée sur le lit, les jambes fléchissantes, à demi agenouillée,
comme si, à force d'humilité, elle avait plus de chance de faire exaucer
le don passionné d'elle-même, elle inclinait vers ma grand'mère toute sa
vie dans son visage comme, dans un ciboire qu'elle lui tendait, décoré
en reliefs de fossettes et de plissements si passionnés, si désolés et
si doux qu'on ne savait pas s'ils y étaient creusés par le ciseau d'un
baiser, d'un sanglot ou d'un sourire. Ma grand'mère essayait, elle
aussi, de tendre vers maman son visage. Il avait tellement changé que
sans doute, si elle eût eu la force de sortir, on ne l'eût reconnue qu'à
la plume de son chapeau. Ses traits, comme dans des séances de modelage,
semblaient s'appliquer, dans un effort qui la détournait de tout le
reste, à se conformer à certain modèle que nous ne connaissions pas. Ce
travail de statuaire touchait à sa fin et, si la figure de ma grand'mère
avait diminué, elle avait également durci. Les veines qui la
traversaient semblaient celles, non pas d'un marbre, mais d'une pierre
plus rugueuse. Toujours penchée en avant par la difficulté de respirer,
en même temps que repliée sur elle-même par la fatigue, sa figure
fruste, réduite, atrocement expressive, semblait, dans une sculpture
primitive, presque préhistorique, la figure rude, violâtre, rousse,
désespérée de quelque sauvage gardienne de tombeau. Mais toute l'oeuvre
n'était pas accomplie. Ensuite, il faudrait la briser, et puis, dans ce
tombeau--qu'on avait si péniblement gardé, avec cette dure
contraction--descendre.
Dans un de ces moments où, selon l'expression populaire, on ne sait plus
à quel saint se vouer, comme ma grand'mère toussait et éternuait
beaucoup, on suivit le conseil d'un parent qui affirmait qu'avec le
spécialiste X. . . on était hors d'affaire en trois jours. Les gens du
monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise
croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse
chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l'outre d'Éole. Ma
grand'mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le
praticien qui s'était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu'il
exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n'avaient rien.
Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de coeur ou
diabète, c'est une maladie du nez mal comprise. A chacun de nous il dit:
«Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N'attendez
pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes
nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes: «Mais
débarrasser de quoi? » Bref tous nos nez étaient malades; il ne se
trompa qu'en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son
examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun
de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père
secoué par des quintes, il sourit à l'idée qu'un ignorant pût croire le
mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous
étions déjà malades.
La maladie de ma grand'mère donna lieu à diverses personnes de
manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui nous surprirent
tout autant que le genre de hasard par lequel les uns ou les autres nous
découvraient des chaînons de circonstances, ou même d'amitiés, que nous
n'eussions pas soupçonnées. Et les marques d'intérêt données par les
personnes qui venaient sans cesse prendre des nouvelles nous révélaient
la gravité d'un mal que jusque-là nous n'avions pas assez isolé, séparé
des mille impressions douloureuses ressenties auprès ma grand'mère.
Prévenues par dépêche, ses soeurs ne quittèrent pas Combray. Elles
avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d'excellente
musique de chambre, dans l'audition de laquelle elles pensaient trouver,
mieux qu'au chevet de la malade, un recueillement, une élévation
douloureuse, desquels la forme ne laissa pas de paraître insolite.
Madame Sazerat écrivit à maman, mais comme une personne dont les
fiançailles brusquement rompues (la rupture était le dreyfusisme) nous
ont à jamais séparés. En revanche Bergotte vint passer tous les jours
plusieurs heures avec moi.
Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une
même maison où il n'eût pas de frais à faire. Mais autrefois c'était
pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le
silence sans qu'on lui demandât de parler. Car il était très malade: les
uns disaient d'albuminurie, comme ma grand'mère; selon d'autres il avait
une tumeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulté qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuyé à la rampe il trébuchait souvent, et je crois qu'il
serait resté chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entièrement
l'habitude, la possibilité de sortir, lui l'«homme à barbiche» que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole même s'embarrassait souvent.
Mais en même temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettrés à l'époque où Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissémination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est après sa mort seulement
qu'un écrivain devient célèbre. Mais c'était en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait à
celui de ses oeuvres vers la Renommée. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrête à la pierre de
sa tombe. Dans la surdité du sommeil éternel, il n'est pas importuné par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithèse n'était pas entièrement
achevée. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que péniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impétueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entraînaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommée. Une oeuvre est
rarement tout à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
écrivain, obscure encore, n'ait commencé, auprès de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les
choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne
comprenais presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple:
«Les tuyaux d'arrosage admiraient le bel entretien des routes» (et cela
c'était facile, je glissais le long de ces routes) «qui partaient toutes
les cinq minutes de Briand et de Claudel». Alors je ne comprenais plus
parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom
de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était
mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je
reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à
l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque
fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme
plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en avais,
pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à
qui on donne zéro pour la gymnastique, devant un autre enfant plus
adroit. Dès lors j'admirai moins Bergotte dont la limpidité me parut de
l'insuffisance. Il y eut un temps où on reconnaissait bien les choses
quand c'était Fromentin qui les peignait et où on ne les reconnaissait
plus quand c'était Renoir.
Les gens de goût nous disent aujourd'hui que Renoir est un grand peintre
du XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le Temps et qu'il en
a fallu beaucoup, même en plein XIXe, pour que Renoir fût salué grand
artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original,
l'artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par
leur peinture, par leur prose, n'est pas toujours agréable. Quand il est
terminé, le praticien nous dit: Maintenant regardez. Et voici que le
monde (qui n'a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu'un artiste
original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l'ancien,
mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de
celles d'autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous
refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir,
et l'eau, et le ciel: nous avons envie de nous promener dans la forêt
pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une
forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où
manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l'univers
nouveau et périssable qui vient d'être créé. Il durera jusqu'à la
prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou
un nouvel écrivain originaux.
Celui qui avait remplacé pour moi Bergotte me lassait non par
l'incohérence mais par la nouveauté, parfaitement cohérente, de rapports
que je n'avais pas l'habitude de suivre. Le point, toujours le même, où
je me sentait retomber, indiquait l'identité de chaque tour de force à
faire. Du reste, quand une fois sur mille je pouvais suivre l'écrivain
jusqu'au bout de sa phrase, ce que je voyais était toujours d'une
drôlerie, d'une vérité, d'un charme, pareils à ceux que j'avais trouvés
jadis dans la lecture de Bergotte, mais plus délicieux. Je songeais
qu'il n'y avait pas tant d'années qu'un même renouvellement du monde,
pareil à celui que j'attendais de son successeur, c'était Bergotte qui
me l'avait apporté. Et j'arrivais à me demander s'il y avait quelque
vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l'art, qui
n'est pas plus avancé qu'au temps d'Homère, et la science aux progrès
continus. Peut-être l'art ressemblait-il au contraire en cela à la
science; chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur
celui qui l'avait précédé; et qui me disait que dans vingt ans, quand je
saurais accompagner sans fatigue le nouveau d'aujourd'hui, un autre ne
surviendrait pas devant qui l'actuel filerait rejoindre Bergotte?
Je parlai à ce dernier du nouvel écrivain. Il me dégoûta de lui moins en
m'assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu'en me racontant
l'avoir vu, ressemblant, au point de s'y méprendre, à Bloch.
Cette image se profila désormais sur les pages écrites et je ne me crus
plus astreint à la peine de comprendre. Si Bergotte m'avait mal parlé de
lui, c'était moins, je crois, par jalousie de son insuccès que par
ignorance de son oeuvre. Il ne lisait presque rien. Déjà la plus grande
partie de sa pensée avait passé de son cerveau dans ses livres. Il était
amaigri comme s'il avait été opéré d'eux. Son instinct reproducteur ne
l'induisait plus à l'activité, maintenant qu'il avait produit au dehors
presque tout ce qu'il pensait. Il menait la vie végétative d'un
convalescent, d'une accouchée; ses beaux yeux restaient immobiles,
vaguement éblouis, comme les yeux d'un homme étendu au bord de la mer
qui dans une vague rêverie regarde seulement chaque petit flot.
D'ailleurs si j'avais moins d'intérêt à causer avec lui que je n'aurais
eu jadis, de cela je n'éprouvais pas de remords. Il était tellement
homme d'habitude que les plus simples comme les plus luxueuses, une fois
qu'il les avait prises, lui devenaient indispensables pendant un certain
temps. Je ne sais ce qui le fit venir une première fois, mais ensuite
chaque jour ce fut pour la raison qu'il était venu la veille. Il
arrivait à la maison comme il fût allé au café, pour qu'on ne lui parlât
pas, pour qu'il pût--bien rarement--parler, de sorte qu'on aurait pu en
somme trouver un signe qu'il fût ému de notre chagrin ou prît plaisir à
se trouver avec moi, si l'on avait voulu induire quelque chose d'une
telle assiduité. Elle n'était pas indifférente à ma mère, sensible à
tout ce qui pouvait être considéré comme un hommage à sa malade. Et tous
les jours elle me disait: «Surtout n'oublie pas de bien le remercier. »
Nous eûmes--discrète attention de femme, comme le goûter que nous sert
entre deux séances de pose la compagne d'un peintre,--supplément à titre
gracieux de celles que nous faisait son mari, la visite de Mme Cottard.
Elle venait nous offrir sa «camériste», si nous aimions le service d'un
homme, allait se «mettre en campagne» et mieux, devant nos refus, nous
dit qu'elle espérait du moins que ce n'était pas là de notre part une
«défaite», mot qui dans son monde signifie un faux prétexte pour ne pas
accepter une invitation. Elle nous assura que le professeur, qui ne
parlait jamais chez lui de ses malades, était aussi triste que s'il
s'était agi d'elle-même. On verra plus tard que même si cela eût été
vrai, cela eût été à la fois bien peu et beaucoup, de la part du plus
infidèle et plus reconnaissant des maris.
Des offres aussi utiles, et infiniment plus touchantes par la manière
(qui était un mélange de la plus haute intelligence, du plus grand
coeur, et d'un rare bonheur d'expression), me furent adressées par le
grand-duc héritier de Luxembourg. Je l'avais connu à Balbec où il était
venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg, alors qu'il
n'était encore que comte de Nassau. Il avait épousé quelques mois après
la ravissante fille d'une autre princesse de Luxembourg, excessivement
riche parce qu'elle était la fille unique d'un prince à qui appartenait
une immense affaire de farines. Sur quoi le grand-duc de Luxembourg,
qui n'avait pas d'enfants et qui adorait son neveu Nassau, avait fait
approuver par la Chambre qu'il fût déclaré grand-duc héritier. Comme
dans tous les mariages de ce genre, l'origine de la fortune est
l'obstacle, comme elle est aussi la cause efficiente. Je me rappelais ce
comte de Nassau comme un des plus remarquables jeunes gens que j'aie
rencontrés, déjà dévoré alors d'un sombre et éclatant amour pour sa
fiancée. Je fus très touché des lettres qu'il ne cessa de m'écrire
pendant la maladie de ma grand'mère, et maman elle-même, émue, reprenait
tristement un mot de sa mère: Sévigné n'aurait pas mieux dit. Le sixième
jour, maman, pour obéir aux prières de grand'mère, dut la quitter un
moment et faire semblant d'aller se reposer. J'aurais voulu, pour que ma
grand'mère s'endormît, que Françoise restât sans bouger. Malgré mes
supplications, elle sortit de la chambre; elle aimait ma grand'mère;
avec sa clairvoyance et son pessimisme elle la jugeait perdue. Elle
aurait donc voulu lui donner tous les soins possibles. Mais on venait de
dire qu'il y avait un ouvrier électricien, très ancien dans sa maison,
beau-frère de son patron, estimé dans notre immeuble où il venait
travailler depuis de longues années, et surtout de Jupien. On avait
commandé cet ouvrier avant que ma grand'mère tombât malade. Il me
semblait qu'on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le
protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de
délicatesse envers ce brave homme, l'état de ma grand'mère ne comptait
plus. Quand au bout d'un quart d'heure, exaspéré, j'allai la chercher à
la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le «carré» de l'escalier
de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l'avantage de
permettre, si l'un de nous arrivait, de faire semblant qu'on allait se
quitter, mais l'inconvénient d'envoyer d'affreux courants d'air.
Françoise quitta donc l'ouvrier, non sans lui avoir encore crié
quelques compliments, qu'elle avait oubliés, pour sa femme et son
beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la
délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure.
Les niais s'imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux
sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l'âme humaine;
ils devraient au contraire comprendre que c'est en descendant en
profondeur dans une individualité qu'ils auraient chance de comprendre
ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de
Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut
sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était
gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre
pour aider «les pauvres Russes» «puisqu'on est alliance», disait-elle.
Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours
eu «de si bonnes paroles pour nous»; c'était un effet du même code qui
l'eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait
qu'il allait «contrarier sa digestion», et qui faisait que, si près de
la mort de ma grand'mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait
coupable la France, restée neutre à l'égard du Japon, elle eût cru la
commettre, en n'allant pas s'excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier
électricien qui avait pris tant de dérangement.
Nous fûmes heureusement très vite débarrassés de la fille de Françoise
qui eut à s'absenter plusieurs semaines. Aux conseils habituels qu'on
donnait, à Combray, à la famille d'un malade: «Vous n'avez pas essayé
d'un petit voyage, le changement d'air, retrouver l'appétit, etc. . . . »
elle avait ajouté l'idée presque unique qu'elle s'était spécialement
forgée et qu'ainsi elle répétait chaque fois qu'on la voyait, sans se
lasser, et comme pour l'enfoncer dans la tête des autres: «Elle aurait
dû se soigner _radicalement_ dès le début. » Elle ne préconisait pas un
genre de cure plutôt qu'un autre, pourvu que cette cure fût _radicale_.
Quant à Françoise, elle voyait qu'on donnait peu de médicaments à ma
grand'mère. Comme, selon elle, ils ne servent qu'à vous abîmer
l'estomac, elle en était heureuse, mais plus encore humiliée. Elle avait
dans le Midi des cousins--riches relativement--dont la fille, tombée
malade en pleine adolescence, était morte à vingt-trois ans; pendant
quelques années le père et la mère s'étaient ruinés en remèdes, en
docteurs différents, en pérégrinations d'une «station» thermale à une
autre, jusqu'au décès. Or cela paraissait à Françoise, pour ces
parents-là, une espèce de luxe, comme s'ils avaient eu des chevaux de
courses, un château. Eux-mêmes, si affligés qu'ils fussent, tiraient une
certaine vanité de tant de dépenses. Ils n'avaient plus rien, ni surtout
le bien le plus précieux, leur enfant, mais ils aimaient à répéter
qu'ils avaient fait pour elle autant et plus que les gens les plus
riches. Les rayons ultra-violets, à l'action desquels on avait,
plusieurs fois par jour, pendant des mois, soumis la malheureuse, les
flattaient particulièrement. Le père, enorgueilli dans sa douleur par
une espèce de gloire, en arrivait quelquefois à parler de sa fille comme
d'une étoile de l'Opéra pour laquelle il se fût ruiné. Françoise n'était
pas insensible à tant de mise en scène; celle qui entourait la maladie
de ma grand'mère lui semblait un peu pauvre, bonne pour une maladie sur
un petit théâtre de province.
Il y eut un moment où les troubles de l'urémie se portèrent sur les yeux
de ma grand'mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Ses
yeux n'étaient nullement ceux d'une aveugle et restaient les mêmes. Et
je compris seulement qu'elle ne voyait pas, à l'étrangeté d'un certain
sourire d'accueil qu'elle avait dès qu'on ouvrait la porte, jusqu'à ce
qu'on lui eût pris la main pour lui dire bonjour, sourire qui
commençait trop tôt et restait stéréotypé sur ses lèvres, fixe, mais
toujours de face et tâchant à être vu de partout, parce qu'il n'y avait
plus l'aide du regard pour le régler, lui indiquer le moment, la
direction, le mettre au point, le faire varier au fur et à mesure du
changement de place ou d'expression de la personne qui venait d'entrer;
parce qu'il restait seul, sans sourire des yeux qui eût détourné un peu
de lui l'attention du visiteur, et prenait par là, dans sa gaucherie,
une importance excessive, donnant l'impression d'une amabilité exagérée.
Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux
oreilles. Pendant quelques jours, ma grand'mère fut sourde. Et comme
elle avait peur d'être surprise par l'entrée soudaine de quelqu'un
qu'elle n'aurait pas entendu venir, à tout moment (bien que couchée du
côté du mur) elle détournait brusquement la tête vers la porte. Mais le
mouvement de son cou était maladroit, car on ne se fait pas en quelques
jours à cette transposition, sinon de regarder les bruits, du moins
d'écouter avec les yeux.
Enfin les douleurs diminuèrent, mais l'embarras
de la parole augmenta. On était obligé de faire répéter à ma grand'mère
à peu près tout ce qu'elle disait.
Maintenant ma grand'mère, sentant qu'on ne la comprenait plus, renonçait
à prononcer un seul mot et restait immobile. Quand elle m'apercevait,
elle avait une sorte de sursaut comme ceux qui tout d'un coup manquent
d'air, elle voulait me parler, mais n'articulait que des sons
inintelligibles. Alors, domptée par son impuissance même, elle laissait
retomber sa tête, s'allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de
marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s'occupant d'une action
toute matérielle comme de s'essuyer les doigts avec son mouchoir. Elle
ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation
constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l'empêchait,
autant qu'on pouvait, de le faire, de peur qu'elle ne se rendît compte
de sa paralysie. Un jour qu'on l'avait laissée un instant seule, je la
trouvai, debout, en chemise de nuit, qui essayait d'ouvrir la fenêtre.
A Balbec, un jour où on avait sauvé malgré elle une veuve qui s'était
jetée à l'eau, elle m'avait dit (mue peut-être par un de ces
pressentiments que nous lisons parfois dans le mystère si obscur
pourtant de notre vie organique, mais où il semble que se reflète
l'avenir) qu'elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d'arracher
une désespérée à la mort qu'elle a voulue et de la rendre à son martyre.
Nous n'eûmes que le temps de saisir ma grand'mère, elle soutint contre
ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans
un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint
impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure
qu'avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu'on avait jeté sur
elle.
Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, plaintif, hagard, ce
n'était plus son regard d'autrefois, c'était le regard maussade d'une
vieille femme qui radote. . . .
A force de lui demander si elle ne désirait pas être coiffée, Françoise
finit par se persuader que la demande venait de ma grand'mère. Elle
apporta des brosses, des peignes, de l'eau de Cologne, un peignoir. Elle
disait: «Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée, que je la peigne; si
faible qu'on soit on peut toujours être peignée. » C'est-à-dire, on n'est
jamais trop faible pour qu'une autre personne ne puisse, en ce qui la
concerne, vous peigner. Mais quand j'entrai dans la chambre, je vis
entre les mains cruelles de Françoise, ravie comme si elle était en
train de rendre la santé à ma grand'mère, sous l'éplorement d'une
vieille chevelure qui n'avait pas la force de supporter le contact du
peigne, une tête qui, incapable de garder la pose qu'on lui donnait,
s'écroulait dans un tourbillon incessant où l'épuisement des forces
alternait avec la douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait
avoir terminé s'approchait et je n'osai pas la hâter en lui disant:
«C'est assez», de peur qu'elle ne me désobéît. Mais en revanche je me
précipitai quand, pour que ma grand'mère vît si elle se trouvait bien
coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus
d'abord heureux d'avoir pu l'arracher à temps de ses mains, avant que ma
grand'mère, de qui on avait soigneusement éloigné tout miroir, eût
aperçu par mégarde une image d'elle-même qu'elle ne pouvait se figurer.
Mais, hélas! quand, un instant après, je me penchai vers elle pour
baiser ce beau front qu'on avait tant fatigué, elle me regarda d'un air
étonné, méfiant, scandalisé: elle ne m'avait pas reconnu.
Selon notre médecin c'était un symptôme que la congestion du cerveau
augmentait. Il fallait le dégager.
Cottard hésitait. Françoise espéra un instant qu'on mettrait des
ventouses «clarifiées». Elle en chercha les effets dans mon dictionnaire
mais ne put les trouver. Eût-elle bien dit scarifiées au lieu de
clarifiées qu'elle n'eût pas trouvé davantage cet adjectif, car elle ne
le cherchait pas plus à la lettre _s_ qu'à la lettre _c_; elle disait en
effet clarifiées mais écrivait (et par conséquent croyait que c'était
écrit) «esclarifiées». Cottard, ce qui la déçut, donna, sans beaucoup
d'espoir, la préférence aux sangsues. Quand, quelques heures après,
j'entrai chez ma grand'mère, attachés à sa nuque, à ses tempes, à ses
oreilles, les petits serpents noirs se tordaient dans sa chevelure
ensanglantée, comme dans celle de Méduse. Mais dans son visage pâle et
pacifié, entièrement immobile, je vis grands ouverts, lumineux et
calmes, ses beaux yeux d'autrefois (peut-être encore plus surchargés
d'intelligence qu'ils n'étaient avant sa maladie, parce que, comme elle
ne pouvait pas parler, ne devait pas bouger, c'est à ses yeux seuls
qu'elle confiait sa pensée, la pensée qui tantôt tient en nous une place
immense, nous offrant des trésors insoupçonnés, tantôt semble réduite à
rien, puis peut renaître comme par génération spontanée par quelques
gouttes de sang qu'on tire), ses yeux, doux et liquides comme de
l'huile, sur lesquels le feu rallumé qui brûlait éclairait devant la
malade l'univers reconquis. Son calme n'était plus la sagesse du
désespoir mais de l'espérance. Elle comprenait qu'elle allait mieux,
voulait être prudente, ne pas remuer, et me fit seulement le don d'un
beau sourire pour que je susse qu'elle se sentait mieux, et me pressa
légèrement la main.
Je savais quel dégoût ma grand'mère avait de voir certaines bêtes, à
plus forte raison d'être touchée par elles. Je savais que c'était en
considération d'une utilité supérieure qu'elle supportait les sangsues.
Aussi Françoise m'exaspérait-elle en lui répétant avec ces petits rires
qu'on a avec un enfant qu'on veut faire jouer: «Oh! les petites bébêtes
qui courent sur Madame. » C'était, de plus, traiter notre malade sans
respect, comme si elle était tombée en enfance. Mais ma grand'mère, dont
la figure avait pris la calme bravoure d'un stoïcien, n'avait même pas
l'air d'entendre.
Hélas! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en
plus grave. Je fus surpris qu'à ce moment où ma grand'mère était si mal,
Françoise disparût à tout moment. C'est qu'elle s'était commandé une
toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière. Dans
la vie de la plupart des femmes, tout, même le plus grand chagrin,
aboutit à une question d'essayage.
Quelques jours plus tard, comme je dormais, ma mère vint m'appeler au
milieu de la nuit. Avec les douces attentions que, dans les grandes
circonstances, les gens qu'une profonde douleur accable témoignent
fût-ce aux petits ennuis des autres:
--Pardonne-moi de venir troubler ton sommeil, me dit-elle.
--Je ne dormais pas, répondis-je en m'éveillant.
Je le disais de bonne foi. La grande modification qu'amène en nous le
réveil est moins de nous introduire dans la vie claire de la conscience
que de nous faire perdre le souvenir de la lumière un peu plus tamisée
où reposait notre intelligence, comme au fond opalin des eaux. Les
pensées à demi voilées sur lesquelles nous voguions il y a un instant
encore entraînaient en nous un mouvement parfaitement suffisant pour que
nous ayons pu les désigner sous le nom de veille. Mais les réveils
trouvent alors une interférence de mémoire. Peu après, nous les
qualifions sommeil parce que nous ne nous les rappelons plus. Et quand
luit cette brillante étoile, qui, à l'instant du réveil, éclaire
derrière le dormeur son sommeil tout entier, elle lui fait croire
pendant quelques secondes que c'était non du sommeil, mais de la veille;
étoile filante à vrai dire, qui emporte avec sa lumière l'existence
mensongère, mais les aspects aussi du songe et permet seulement à celui
qui s'éveille de se dire: «J'ai dormi. »
D'une voix si douce qu'elle semblait craindre de me faire mal, ma mère
me demanda si cela ne me fatiguerait pas trop de me lever, et me
caressant les mains:
--Mon pauvre petit, ce n'est plus maintenant que sur ton papa et sur ta
maman que tu pourras compter.
Nous entrâmes dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, un
autre être que ma grand'mère, une espèce de bête qui se serait affublée
de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses
convulsions secouait les couvertures. Les paupières étaient closes et
c'est parce qu'elles fermaient mal plutôt que parce qu'elles s'ouvraient
qu'elle laissaient voir un coin de prunelle, voilé, chassieux, reflétant
l'obscurité d'une vision organique et d'une souffrance interne. Toute
cette agitation ne s'adressait pas à nous qu'elle ne voyait pas, ni ne
connaissait. Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait là, ma
grand'mère où était-elle? On reconnaissait pourtant la forme de son nez,
sans proportion maintenant avec le reste de la figure, mais au coin
duquel un grain de beauté restait attaché, sa main qui écartait les
couvertures d'un geste qui eût autrefois signifié que ces couvertures la
gênaient et qui maintenant ne signifiait rien.
Maman me demanda d'aller chercher un peu d'eau et de vinaigre pour
imbiber le front de grand'mère. C'était la seule chose qui la
rafraîchissait, croyait maman qui la voyait essayer d'écarter ses
cheveux. Mais on me fit signe par la porte de venir. La nouvelle que ma
grand'mère était à toute extrémité s'était immédiatement répandue dans
la maison. Un de ces «extras» qu'on fait venir dans les périodes
exceptionnelles pour soulager la fatigue des domestiques, ce qui fait
que les agonies ont quelque chose des fêtes, venait d'ouvrir au duc de
Guermantes, lequel, resté dans l'antichambre, me demandait; je ne pus
lui échapper.
--Je viens, mon cher monsieur, d'apprendre ces nouvelles macabres. Je
voudrais en signe de sympathie serrer la main à monsieur votre père.
Je m'excusai sur la difficulté de le déranger en ce moment. M. de
Guermantes tombait comme au moment où on part en voyage. Mais il sentait
tellement l'importance de la politesse qu'il nous faisait, que cela lui
cachait le reste et qu'il voulait absolument entrer au salon. En
général, il avait l'habitude de tenir à l'accomplissement entier des
formalités dont il avait décidé d'honorer quelqu'un et il s'occupait peu
que les malles fussent faites ou le cercueil prêt.
--Avez-vous fait venir Dieulafoy? Ah! c'est une grave erreur. Et si vous
me l'aviez demandé, il serait venu pour moi, il ne me refuse rien, bien
qu'il ait refusé à la duchesse de Chartres. Vous voyez, je me mets
carrément au-dessus d'une princesse du sang. D'ailleurs devant la mort
nous sommes tous égaux, ajouta-t-il, non pour me persuader que ma
grand'mère devenait son égale, mais ayant peut-être senti qu'une
conversation prolongée relativement à son pouvoir sur Dieulafoy et à sa
prééminence sur la duchesse de Chartres ne serait pas de très bon goût.
Son conseil du reste ne m'étonnait pas. Je savais que, chez les
Guermantes, on citait toujours le nom de Dieulafoy (avec un peu plus de
respect seulement) comme celui d'un «fournisseur» sans rival. Et la
vieille duchesse de Mortemart, née Guermantes (il est impossible de
comprendre pourquoi dès qu'il s'agit d'une duchesse on dit presque
toujours: «la vieille duchesse de» ou tout au contraire, d'un air fin et
Watteau, si elle est jeune, la «petite duchesse de»), préconisait
presque mécaniquement, en clignant de l'oeil, dans les cas graves
«Dieulafoy, Dieulafoy», comme si on avait besoin d'un glacier «Poiré
Blanche» ou pour des petits fours «Rebattet, Rebattet». Mais j'ignorais
que mon père venait précisément de faire demander Dieulafoy.
A ce moment ma mère, qui attendait avec impatience des ballons d'oxygène
qui devaient rendre plus aisée la respiration de ma grand'mère, entra
elle-même dans l'antichambre où elle ne savait guère trouver M. de
Guermantes. J'aurais voulu le cacher n'importe où. Mais persuadé que
rien n'était plus essentiel, ne pouvait d'ailleurs la flatter davantage
et n'était plus indispensable à maintenir sa réputation de parfait
gentilhomme, il me prit violemment par le bras et malgré que je me
défendisse comme contre un viol par des: «Monsieur, monsieur, monsieur»
répétés, il m'entraîna vers maman en me disant: «Voulez-vous me faire le
grand honneur de me présenter à madame votre _mère_? » en déraillant un
peu sur le mot mère. Et il trouvait tellement que l'honneur était pour
elle qu'il ne pouvait s'empêcher de sourire tout en faisant une figure
de circonstance. Je ne pus faire autrement que de le nommer, ce qui
déclancha aussitôt de sa part des courbettes, des entrechats, et il
allait commencer toute la cérémonie complète du salut. Il pensait même
entrer en conversation, mais ma mère, noyée dans sa douleur, me dit de
venir vite, et ne répondit même pas aux phrases de M. de Guermantes qui,
s'attendant à être reçu en visite et se trouvant au contraire laissé
seul dans l'antichambre, eût fini par sortir si, au même moment, il
n'avait vu entrer Saint-Loup arrivé le matin même et accouru aux
nouvelles. «Ah! elle est bien bonne! » s'écria joyeusement le duc en
attrapant son neveu par sa manche qu'il faillit arracher, sans se
soucier de la présence de ma mère qui retraversait l'antichambre.
Saint-Loup n'était pas fâché, je crois, malgré son sincère chagrin,
d'éviter de me voir, étant donné ses dispositions pour moi. Il partit,
entraîné par son oncle qui, ayant quelque chose de très important à lui
dire et ayant failli pour cela partir à Doncières, ne pouvait pas en
croire sa joie d'avoir pu économiser un tel dérangement. «Ah! si on
m'avait dit que je n'avais qu'à traverser la cour et que je te
trouverais ici, j'aurais cru à une vaste blague; comme dirait ton
camarade M. Bloch, c'est assez farce. » Et tout en s'éloignant avec
Robert, qu'il tenait par l'épaule: «C'est égal, répétait-il, on voit
bien que je viens de toucher de la corde de pendu ou tout comme; j'ai
une sacrée veine. » Ce n'est pas que le duc de Guermantes fût mal élevé,
au contraire. Mais il était de ces hommes incapables de se mettre à la
place des autres, de ces hommes ressemblant en cela à la plupart des
médecins et aux croquemorts, et qui, après avoir pris une figure de
circonstance et dit: «ce sont des instants très pénibles», vous avoir au
besoin embrassé et conseillé le repos, ne considèrent plus une agonie
ou un enterrement que comme une réunion mondaine plus ou moins
restreinte où, avec une jovialité comprimée un moment, ils cherchent des
yeux la personne à qui ils peuvent parler de leurs petites affaires,
demander de les présenter à une autre ou «offrir une place» dans leur
voiture pour les «ramener». Le duc de Guermantes, tout en se félicitant
du «bon vent» qui l'avait poussé vers son neveu, resta si étonné de
l'accueil pourtant si naturel de ma mère, qu'il déclara plus tard
qu'elle était aussi désagréable que mon père était poli, qu'elle avait
des «absences» pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les
choses qu'on lui disait et qu'à son avis elle n'était pas dans son
assiette et peut-être même n'avait pas toute sa tête à elle. Il voulut
bien cependant, à ce qu'on me dit, mettre cela en partie sur le compte
des circonstances et déclarer que ma mère lui avait paru très «affectée»
par cet événement. Mais il avait encore dans les jambes tout le reste
des saluts et révérences à reculons qu'on l'avait empêché de mener à
leur fin et se rendait d'ailleurs si peu compte de ce que c'était que le
chagrin de maman, qu'il demanda, la veille de l'enterrement, si je
n'essayais pas de la distraire.
Un beau-frère de ma grand'mère, qui était religieux, et que je ne
connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre,
et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l'autorisation, vint ce
jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de
prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de
la malade. A un moment où ma grand'mère était sans connaissance, la vue
de la tristesse de ce prêtre me fit mal, et je le regardai. Il parut
surpris de ma pitié et il se produisit alors quelque chose de singulier.
Il joignit ses mains sur sa figure comme un homme absorbé dans une
méditation douloureuse, mais, comprenant que j'allais détourner de lui
les yeux, je vis qu'il avait laissé un petit écart entre ses doigts. Et,
au moment où mes regards le quittaient, j'aperçus son oeil aigu qui
avait profité de cet abri de ses mains pour observer si ma douleur était
sincère. Il était embusqué là comme dans l'ombre d'un confessionnal. Il
s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le
grillage qu'il avait laissé entr'ouvert. Je l'ai revu plus tard, et
jamais entre nous il ne fut question de cette minute. Il fut tacitement
convenu que je n'avais pas remarqué qu'il m'épiait. Chez le prêtre comme
chez l'aliéniste, il y a toujours quelque chose du juge d'instruction.
D'ailleurs quel est l'ami, si cher soit-il, dans le passé, commun avec
le nôtre, de qui il n'y ait pas de ces minutes dont nous ne trouvions
plus commode de nous persuader qu'il a dû les oublier?
Le médecin fit une piqûre de morphine et pour rendre la respiration
moins pénible demanda des ballons d'oxygène. Ma mère, le docteur, la
soeur les tenaient dans leurs mains; dès que l'un était fini, on leur en
passait un autre. J'étais sorti un moment de la chambre. Quand je
rentrai je me trouvai comme devant un miracle. Accompagnée en sourdine
par un murmure incessant, ma grand'mère semblait nous adresser un long
chant heureux qui remplissait la chambre, rapide et musical. Je compris
bientôt qu'il n'était guère moins inconscient, qu'il était aussi
purement mécanique, que le râle de tout à l'heure. Peut-être
reflétait-il dans une faible mesure quelque bien-être apporté par la
morphine. Il résultait surtout, l'air ne passant plus tout à fait de la
même façon dans les bronches, d'un changement de registre de la
respiration. Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine,
le souffle de ma grand'mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif,
léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à
l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se
mêlait-il, dans ce chant, quelques-uns de ces soupirs plus humains qui,
libérés à l'approche de la mort, font croire à des impressions de
souffrance ou de bonheur chez ceux qui déjà ne sentent plus, et venaient
ajouter un accent plus mélodieux, mais sans changer son rythme, à cette
longue phrase qui s'élevait, montait encore, puis retombait pour
s'élancer de nouveau de la poitrine allégée, à la poursuite de
l'oxygène. Puis, parvenu si haut, prolongé avec tant de force, le chant,
mêlé d'un murmure de supplication dans la volupté, semblait à certains
moments s'arrêter tout à fait comme une source s'épuise.
Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si
inutile, mais ne possédait pas l'art si simple, de l'exprimer. Jugeant
ma grand'mère tout à fait perdue, c'était ses impressions à elle,
Françoise, qu'elle tenait à nous faire connaître. Et elle ne savait que
répéter: «Cela me fait quelque chose», du même ton dont elle disait,
quand elle avait pris trop de soupe aux choux: «J'ai comme un poids sur
l'estomac», ce qui dans les deux cas était plus naturel qu'elle ne
semblait le croire. Si faiblement traduit, son chagrin n'en était pas
moins très grand, aggravé d'ailleurs par l'ennui que sa fille, retenue à
Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la «cambrousse» et
où elle se sentait devenir «pétrousse»), ne pût vraisemblablement
revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être
quelque chose de superbe. Sachant que nous nous épanchions peu, elle
avait à tout hasard convoqué d'avance Jupien pour tous les soirs de la
semaine. Elle savait qu'il ne serait pas libre à l'heure de
l'enterrement. Elle voulait du moins, au retour, le lui «raconter».
Depuis plusieurs nuits mon père, mon grand-père, un de nos cousins
veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu
finissait par prendre un masque d'indifférence, et l'interminable
oisiveté autour de cette agonie leur faisait tenir ces mêmes propos qui
sont inséparables d'un séjour prolongé dans un wagon de chemin de fer.
D'ailleurs ce cousin (le neveu de ma grand'tante) excitait chez moi
autant d'antipathie qu'il méritait et obtenait généralement d'estime.
On le «trouvait» toujours dans les circonstances graves, et il était si
assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu'il était
délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille
et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases
d'usage de ne pas venir à l'enterrement. Je savais d'avance que maman,
qui pensait aux autres au milieu de la plus immense douleur, lui dirait
sous une tout autre forme ce qu'il avait l'habitude de s'entendre
toujours dire:
--Promettez-moi que vous ne viendrez pas «demain». Faites-le pour
«elle». Au moins n'allez pas «là-bas». Elle vous avait demandé de ne pas
venir.
Rien n'y faisait; il était toujours le premier à la «maison», à cause de
quoi on lui avait donné, dans un autre milieu, le surnom, que nous
ignorions, de «ni fleurs ni couronnes». Et avant d'aller à «tout», il
avait toujours «pensé à tout», ce qui lui valait ces mots: «Vous, on ne
vous dit pas merci. »
--Quoi? demanda d'une voix forte mon grand-père qui était devenu un peu
sourd et qui n'avait pas entendu quelque chose que mon cousin venait de
dire à mon père.
--Rien, répondit le cousin. Je disais seulement que j'avais reçu ce
matin une lettre de Combray où il fait un temps épouvantable et ici un
soleil trop chaud.
--Et pourtant le baromètre est très bas, dit mon père.
--Où ça dites-vous qu'il fait mauvais temps? demanda mon grand-père.
--A Combray.
--Ah! cela ne m'étonne pas, chaque fois qu'il fait mauvais ici il fait
beau à Combray, et _vice versa_. Mon Dieu! vous parlez de Combray:
a-t-on pensé à prévenir Legrandin?
--Oui, ne vous tourmentez pas, c'est fait, dit mon cousin dont les joues
bronzées par une barbe trop forte sourirent imperceptiblement de la
satisfaction d'y avoir pensé.
A ce moment, mon père se précipita, je crus qu'il y avait du mieux ou du
pire. C'était seulement le docteur Dieulafoy qui venait d'arriver. Mon
père alla le recevoir dans le salon voisin, comme l'acteur qui doit
venir jouer. On l'avait fait demander non pour soigner, mais pour
constater, en espèce de notaire. Le docteur Dieulafoy a pu en effet être
un grand médecin, un professeur merveilleux; à ces rôles divers où il
excella, il en joignait un autre dans lequel il fut pendant quarante ans
sans rival, un rôle aussi original que le raisonneur, le scaramouche ou
le père noble, et qui était de venir constater l'agonie ou la mort. Son
nom déjà présageait la dignité avec laquelle il tiendrait l'emploi, et
quand la servante disait: M. Dieulafoy, on se croyait chez Molière. A la
dignité de l'attitude concourait sans se laisser voir la souplesse d'une
taille charmante. Un visage en soi-même trop beau était amorti par la
convenance à des circonstances douloureuses. Dans sa noble redingote
noire, le professeur entrait, triste sans affectation, ne donnait pas
une seule condoléance qu'on eût pu croire feinte et ne commettait pas
non plus la plus légère infraction au tact. Aux pieds d'un lit de mort,
c'était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur.
Après avoir regardé ma grand'mère sans la fatiguer, et avec un excès de
réserve qui était une politesse au médecin traitant, il dit à voix basse
quelques mots à mon père, s'inclina respectueusement devant ma mère, à
qui je sentis que mon père se retenait pour ne pas dire: «Le professeur
Dieulafoy». Mais déjà celui-ci avait détourné la tête, ne voulant pas
importuner, et sortit de la plus belle façon du monde, en prenant
simplement le cachet qu'on lui remit. Il n'avait pas eu l'air de le
voir, et nous-mêmes nous demandâmes un moment si nous le lui avions
remis tant il avait mis de la souplesse d'un prestidigitateur à le faire
disparaître, sans pour cela perdre rien de sa gravité plutôt accrue de
grand consultant à la longue redingote à revers de soie, à la belle tête
pleine d'une noble commisération. Sa lenteur et sa vivacité montraient
que, si cent visites l'attendaient encore, il ne voulait pas avoir l'air
pressé. Car il était le tact, l'intelligence et la bonté mêmes. Cet
homme éminent n'est plus. D'autres médecins, d'autres professeurs ont pu
l'égaler, le dépasser peut-être. Mais l'«emploi» où son savoir, ses dons
physiques, sa haute éducation le faisaient triompher, n'existe plus,
faute de successeurs qui aient su le tenir. Maman n'avait même pas
aperçu M. Dieulafoy, tout ce qui n'était pas ma grand'mère n'existant
pas. Je me souviens (et j'anticipe ici) qu'au cimetière, où on la vit,
comme une apparition surnaturelle, s'approcher timidement de la tombe et
semblant regarder un être envolé qui était déjà loin d'elle, mon père
lui ayant dit: «Le père Norpois est venu à la maison, à l'église, au
cimetière, il a manqué une commission très importante pour lui, tu
devrais lui dire un mot, cela le toucherait beaucoup», ma mère, quand
l'ambassadeur s'inclina vers elle, ne put que pencher avec douceur son
visage qui n'avait pas pleuré. Deux jours plus tôt--et pour anticiper
encore avant de revenir à l'instant même auprès du lit où la malade
agonisait--pendant qu'on veillait ma grand'mère morte, Françoise, qui,
ne niant pas absolument les revenants, s'effrayait au moindre bruit,
disait: «Il me semble que c'est elle. » Mais au lieu d'effroi, c'était
une douceur infinie que ces mots éveillèrent chez ma mère qui aurait
tant voulu que les morts revinssent, pour avoir quelquefois sa mère
auprès d'elle.
Pour revenir maintenant à ces heures de l'agonie:
--Vous savez ce que ses soeurs nous ont télégraphié? demanda mon
grand-père à mon cousin.
--Oui, Beethoven, on m'a dit; c'est à encadrer, cela ne m'étonne pas.
--Ma pauvre femme qui les aimait tant, dit mon grand-père en essuyant
une larme. Il ne faut pas leur en vouloir. Elles sont folles à lier, je
l'ai toujours dit. Qu'est-ce qu'il y a, on ne donne plus d'oxygène?
Ma mère dit:
--Mais, alors, maman va recommencer à mal respirer.
Le médecin répondit:
--Oh! non, l'effet de l'oxygène durera encore un bon moment, nous
recommencerons tout à l'heure.
Il me semblait qu'on n'aurait pas dit cela pour une mourante; que, si ce
bon effet devait durer, c'est qu'on pouvait quelque chose sur sa vie. Le
sifflement de l'oxygène cessa pendant quelques instants. Mais la plainte
heureuse de la respiration jaillissait toujours, légère, tourmentée,
inachevée, sans cesse recommençante. Par moments, il semblait que tout
fût fini, le souffle s'arrêtait, soit par ces mêmes changements
d'octaves qu'il y a dans la respiration d'un dormeur, soit par une
intermittence naturelle, un effet de l'anesthésie, le progrès de
l'asphyxie, quelque défaillance du coeur. Le médecin reprit le pouls de
ma grand'mère, mais déjà, comme si un affluent venait apporter son
tribut au courant asséché, un nouveau chant s'embranchait à la phrase
interrompue.
