Nous ne
possédons
une ligne, une surface, un
volume que si notre amour l'occupe.
volume que si notre amour l'occupe.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Comme le spectre extériorise pour nous la composition de la
lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent
de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où
l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis diversité
au sein de l'œuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être
effectivement divers: réunir diverses individualités. Là où un petit
musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il
leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque
dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que
paraît un écuyer, c'est une figure particulière, à la fois
compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et
féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une
musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un
être. Un être ou l'impression que nous donne un aspect momentané de
la nature. Même ce qui est le plus indépendant du sentiment qu'elle
nous fait éprouver, garde sa réalité extérieure et entièrement
définie; le chant d'un oiseau, la sonnerie du cor d'un chasseur, l'air
que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur
silhouette sonore. Certes Wagner allait la rapprocher, s'en servir, la
faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées
musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme
un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.
Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la
nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus qui ne
sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout
de même ces œuvres participent à ce caractère d'être--bien que
merveilleusement--toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes
les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus
grands écrivains ont marqué leurs livres, mais, se regardant
travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont
tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et
supérieure à l'œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une
grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup
dans ses romans une _Comédie Humaine_ ni à ceux qui appelèrent des
poèmes ou des essais disparates _La Légende des siècles_ et _La Bible
de l'Humanité_, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu'il
incarne si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de
Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que
dans les attitudes qu'il prend en face de son œuvre, non pas dans son
_Histoire de France_ ou dans son _Histoire de la Révolution_, mais dans
ses préfaces à ses livres. Préfaces, c'est-à-dire pages écrites
après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre ça et
là quelques phrases commençant d'habitude par un: «Le dirai-je» qui
n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.
L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de
ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème
rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne
songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un
premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore et
s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une tétralogie, dut
éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand jetant sur ses
ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à
celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de
l'Évangile, il s'avisa brusquement, en projetant sur eux une
illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un
cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre,
en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité
ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme
tant de systématisations d'écrivains médiocres qui à grand renfort
de titres et de sous-titres se donnent l'apparence; d'avoir poursuivi un
seul et transcendant dessein. Non fictive, peut-être même plus réelle
d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle
est découverte entre des morceaux qui n'ont plus qu'à se rejoindre.
Unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit
la variété, refroidi l'exécution. Elle surgit (mais s'appliquant
cette fois à l'ensemble) comme tel morceau composé à part, né d'une
inspiration, non exigé par le développement artificiel d'une thèse,
et qui vient s'intégrer au reste. Avant le grand mouvement d'orchestre
qui précède le retour d'Yseult, c'est l'œuvre elle-même qui a
attiré à soi l'air de chalumeau à demi oublié d'un pâtre. Et, sans
doute, autant la progression de l'orchestre à l'approche de la nef,
quand il s'empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe
à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère
leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner
lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l'air d'un
pâtre, l'agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.
Cette joie du reste ne l'abandonne jamais. Chez lui, quelle que soit la
tristesse du poète, elle est consolée, surpassée--c'est-à-dire
malheureusement vite détruite--par l'allégresse du fabricateur. Mais
alors, autant que par l'identité que j'avais remarquée tout à l'heure
entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j'étais troublé par
cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les
grands artistes l'illusion d'une originalité foncière, irréductible
en apparence, reflet d'une réalité plus qu'humaine, en fait produit
d'un labeur industrieux? Si l'art n'est que cela, il n'est pas plus
réel que la vie et je n'avais pas tant de regrets à avoir. Je
continuais à jouer _Tristan. _ Séparé de Wagner, par la cloison
sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie,
j'entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de
marteau de Siegfried, en qui, du reste, plus merveilleusement frappées
étaient ces phrases, l'habileté technique de l'ouvrier ne servait
qu'à leur faire plus librement quitter la terre, oiseaux pareils non au
cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j'avais vu à Balbec
changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se
perdre dans le ciel. Peut-être comme les oiseaux qui montent le plus
haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il
de ces appareils vraiment matériels pour explorer l'infini, de ces
cent-vingt chevaux marque Mystère, où pourtant si haut qu'on plane on
est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant
ronflement du moteur!
Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivi
jusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ont
été, à notre époque, les meilleurs exécutants et parmi lesquels, le
surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma pensée fit un
brusque crochet, et c'est au caractère de Morel, à certaines des
singularités de ce caractère que je me mis à songer. Au reste--et
cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec la neurasthénie
qui le rongeait--Morel avait l'habitude de parler de sa vie, mais en
présentant une image si enténébrée qu'il était très difficile de
rien distinguer. Il se mettait par exemple à la complète disposition
de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il
désirait pouvoir après le dîner aller suivre un cours d'algèbre. M.
de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. «Impossible,
c'est une vieille peinture italienne» (cette plaisanterie n'a aucun
sens transcrite ainsi; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel
l'_Éducation sentimentale_, à l'avant-dernier chapitre duquel
Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne
prononçait jamais le mot «impossible» sans le faire suivre de
ceux-ci: «c'est une vieille peinture italienne»), le cours dure fort
tard et c'est déjà un grand dérangement pour le professeur qui
naturellement serait froissé. »--«Mais il n'y a même pas besoin de
cours, l'algèbre ce n'est pas la natation ni même l'anglais, cela
s'apprend aussi bien dans un livre», répliquait M. de Charlus, qui
avait deviné aussitôt dans le cours d'algèbre une de ces images où
on ne pouvait rien débrouiller du tout. C'était peut-être une
coucherie avec une femme, ou, si Morel cherchait à gagner de l'argent
par des moyens louches et s'était affilié à la police secrète, une
expédition avec des agents de la sûreté, et qui sait, pis encore,
l'attente d'un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de
prostitution. «Bien plus facilement même, dans un livre, répondait
Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours
d'algèbre. » «Alors pourquoi ne l'étudies-tu pas plutôt chez moi où
tu es tellement plus confortablement», aurait pu répondre M. de
Charlus, mais il s'en gardait bien, sachant qu'aussitôt, conservant
seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du
soir, le cours d'algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une
obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put
s'apercevoir qu'il se trompait, en partie du moins, Morel s'occupant
souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta
bien que l'algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel
riposta qu'elle était une distraction pour passer le temps et combattre
la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se
renseigner, à apprendre ce qu'étaient, au vrai, ces mystérieux et
inéluctables cours d'algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais
pour s'occuper de dévider l'écheveau des occupations de Morel, M. de
Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou
faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au
théâtre l'empêchaient d'y penser, ainsi qu'à cette méchanceté
violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé
éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes
villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu'avec un
frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter.
Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante
qu'il me fut donné ce jour-là d'entendre, comme, ayant quitté le
piano, j'étais descendu dans la cour pour aller au-devant d'Albertine
qui n'arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel
et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls,
Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je
ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d'habitude, et extrêmement
étrange. Les paroles ne l'étaient pas moins, fautives au point de vue
du français, mais il connaissait tout imparfaitement. «Voulez-vous
sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue»,
répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n'avait pas
compris ce qu'il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait
immobile devant lui. «Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue,
grand pied de grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce
que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien qui
rentrait en causant avec un de ses amis se fit entendre dans la cour, et
comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai
inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami,
lesquels dans un instant seraient dans la boutique et je remontai pour
éviter Morel qui, bien qu'ayant feint de tant désirer qu'on fît venir
Jupien, (probablement pour effrayer et dominer la petite, par un
chantage ne reposant peut-être sur rien) se hâta de sortir dès qu'il
l'entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles
n'expliqueraient pas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces
scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de
force incalculable dans ce que les militaires appellent en matière
d'offensive le bénéfice de la surprise, et j'avais beau éprouver tant
de calme douceur à savoir qu'Albertine, au lieu de rester au
Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n'en avais pas moins dans
l'oreille l'accent de ces mots dix fois répétés: «grand pied de
grue, grand pied de grue», qui m'avaient bouleversé.
Peu à peu mon agitation se calma. Albertine allait rentrer. Je
l'entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentis que ma vie
n'était plus comme elle aurait pu être, et qu'avoir ainsi une femme
avec qui tout naturellement, quand elle allait être de retour, je
devrais sortir, vers l'embellissement de qui allait être de plus en
plus détournées les forces et l'activité de mon être, faisait de moi
comme une tige accrue, mais alourdie par le fruit opulent en qui passent
toutes ses réserves. Contrastant avec l'anxiété que j'avais encore il
y a une heure, le calme que me causait le retour d'Albertine était plus
vaste que celui que j'avais ressenti le matin avant son départ.
Anticipant sur l'avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu
près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la
présence imminente, importune, inévitable et douce, c'était le calme
(nous dispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d'un
sentiment familial et d'un bonheur domestique. Familial et domestique:
tel fut encore, non moins que le sentiment qui avait amené tant de paix
en moi tandis que j'attendais Albertine, celui que j'éprouvai ensuite
en me promenant avec elle. Elle ôta un instant son gant, soit pour
toucher ma main, soit pour m'éblouir en me laissant voir à son petit
doigt à côté de celle donnée par Mme Bontemps une bague où
s'étendait la large et liquide nappe d'une claire feuille de rubis:
«Encore une nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d'une
générosité! » «Non, celle-là ce n'est pas ma tante, dit-elle en
riant. C'est moi qui l'ai achetée, comme, grâce à vous, je peux faire
de grosses économies. Je ne sais même pas à qui elle a appartenu. Un
voyageur qui n'avait pas d'argent la laissa au propriétaire d'un hôtel
où j'étais descendue au Mans. Il ne savait qu'en faire et l'aurait
vendue bien au-dessous de sa valeur. Mais elle était encore bien trop
chère pour moi. Maintenant que, grâce à vous, je deviens une dame
chic, je lui ai fait demander s'il l'avait encore. Et la voici. » «Cela
fait bien des bagues, Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous
donner? En tous cas celle-ci est très jolie, je ne peux pas distinguer
les ciselures autour du rubis, on dirait une tête d'homme grimaçante.
Mais je n'ai pas une assez bonne vue. » «Vous l'auriez meilleure que
cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distingue pas non plus. »
Jadis il m'était souvent arrivé en lisant des mémoires, un roman, où
un homme sort toujours avec une femme, goûte avec elle, de désirer
pouvoir faire ainsi. J'avais cru parfois y réussir, par exemple en
amenant avec moi la maîtresse de Saint-Loup, en allant dîner avec
elle. Mais j'avais beau appeler à mon secours l'idée que je jouais
bien à ce moment-là le personnage que j'avais envié dans le roman,
cette idée me persuadait que je devais avoir du plaisir auprès de
Rachel et ne m'en donnait pas. C'est que chaque fois que nous voulons
imiter quelque chose qui fut vraiment réel, nous oublions que ce
quelque chose fut produit non par la volonté d'imiter, mais par une
force inconsciente, et réelle, elle aussi; mais cette impression
particulière que n'avait pu me donner tout mon désir d'éprouver un
plaisir délicat à me promener avec Rachel, voici maintenant que je
l'éprouvais sans l'avoir cherchée le moins du monde, mais pour des
raisons tout autres, sincères, profondes; pour citer un exemple, pour
cette raison que ma jalousie m'empêchait d'être loin d'Albertine, et,
du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller se promener sans
moi. Je ne l'éprouvais que maintenant parce que la connaissance est non
des choses extérieures qu'on veut observer, mais des sensations
involontaires, parce qu'autrefois une femme avait beau être dans la
même voiture que moi, elle n'était pas _en réalité_ à côté de
moi, tant que ne l'y recréait pas à tout instant un besoin d'elle
comme j'en avais un d'Albertine, tant que la caresse constante de mon
regard ne lui rendait pas sans cesse ces teintes qui demandent à être
perpétuellement rafraîchies, tant que les sens, même apaisés mais
qui se souviennent, ne mettaient pas sous ces couleurs la saveur et la
consistance, tant qu'unie aux sens et à l'imagination qui les exalte la
jalousie ne maintenait pas cette femme en équilibre auprès de moi par
une attraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation.
Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues dont les
hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me
rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairée par les
chrysanthèmes en attendant l'heure des lampes.
J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussi séparé d'elles derrière
la vitre de l'auto que je l'aurais été derrière la fenêtre de ma
chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte,
illuminée par le beau temps comme une héroïne que mon désir
suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d'un
roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à
Albertine de m'arrêter et déjà n'étaient plus visibles les jeunes
femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé
la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées.
L'émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d'un marchand
de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était
l'émotion qu'on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l'Olympe
n'existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un
tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès
des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de
commettre un sacrilège, ils n'ont fait que leur ajouter, que leur
rendre la qualité, les attributs divers dont elles étaient
dépouillées. «Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle? »
«Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous.
Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas? C'est de Davioud, je
crois. » «Mais comme ma petite Albertine s'instruit! En effet c'est de
Davioud, mais je l'avais oublié. » «Pendant que vous dormez je lis vos
livres, grand paresseux. » «Petite, voilà, vous changez tellement vite
et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais de plus je
n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres,
de se dire que du moins le temps qu'elle passait chez moi n'était pas
entièrement perdu pour elle) que je vous dirais au besoin des choses
qui seraient généralement considérées comme fausses et qui
correspondent à une vérité que je cherche. Vous savez ce que c'est
que l'impressionnisme? » «Très bien. » «Eh! bien! voyez ce que je
veux dire: vous vous rappelez l'église de Marcouville l'Orgueilleuse
qu'Elstir n'aimait pas parce qu'elle était neuve. Est-ce qu'il n'est
pas en contradiction avec son propre impressionnisme quand il retire
ainsi ces monuments de l'impression globale où ils sont compris pour
les amener hors de la lumière où ils sont dissous et examiner en
archéologue leur valeur intrinsèque? Quand il peint, est-ce qu'un
hôpital, une école, une affiche sur un mur ne sont pas de la même
valeur qu'une cathédrale inestimable qui est à côté dans une image
indivisible? Rappelez-vous comme la façade était cuite par le soleil,
comme le relief de ces saints de Marcouville surnageait dans la
lumière. Qu'importe qu'un monument soit neuf s'il paraît vieux et
même s'il ne le paraît pas. Ce que les vieux quartiers contiennent de
poésie a été extrait jusqu'à la dernière goutte, mais certaines
maisons nouvellement bâties pour de petits bourgeois cossus, dans des
quartiers neufs, où la pierre trop blanche est fraîchement sciée, ne
déchirent-elles pas l'air torride de midi en juillet, à l'heure où
les commerçants reviennent déjeuner dans la banlieue, d'un cri aussi
acide que l'odeur des cerises attendant que le déjeuner soit servi dans
la salle à manger obscure, où les prismes de verre pour poser les
couteaux projettent des feux multicolores et aussi beaux que les
verrières de Chartres? » «Ce que vous êtes gentil! Si je deviens
jamais intelligente, ce sera grâce à vous. » «Pourquoi dans une belle
journée détacher ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de
girafe font penser à la chartreuse de Pavie? » «Il m'a rappelé aussi,
dominant comme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que
vous avez, je crois que c'est Saint-Sébastien, où il y a au fond une
ville en amphithéâtre et où on jurerait qu'il y a le Trocadéro? »
«Vous voyez bien! Mais comment avez-vous vu la reproduction de
Mantegna? Vous êtes renversante. » Nous étions arrivés dans des
quartiers plus populaires et l'érection d'une Vénus ancillaire
derrière chaque comptoir faisait de lui comme un autel suburbain au
pied duquel j'aurais voulu passer ma vie.
Comme on fait à la veille d'une mort prématurée, je dressais le
compte des plaisirs dont me privait le point final qu'Albertine mettait
à ma liberté. À Passy ce fut sur la chaussée même, à cause de
l'encombrement, que des jeunes filles se tenant par la taille
m'émerveillèrent de leur sourire. Je n'eus pas le temps de le bien
distinguer, mais il était peu probable que je le surprisse; dans toute
foule en effet, dans toute foule jeune, il n'est pas rare que l'on
rencontre l'effigie d'un noble profil. De sorte que ces cohues
populaires des jours de fête sont pour le voluptueux aussi précieuses
que pour l'archéologue le désordre d'une terre où une fouille fait
apparaître des médailles antiques. Nous arrivâmes au Bois. Je pensais
que si Albertine n'était pas sortie avec moi, je pourrais en ce moment,
au cirque des Champs-Élysées, entendre la tempête wagnérienne faire
gémir tous les cordages de l'orchestre, attirer à elle comme une
écume légère l'air de chalumeau que j'avais joué tout à l'heure, le
faire voler, le pétrir, le déformer, le diviser, l'entraîner dans un
tourbillon grandissant. Du moins je voulais que notre promenade fût
courte et que nous rentrions de bonne heure, car, sans en parler à
Albertine, j'avais décidé d'aller le soir chez les Verdurin. Ils
m'avaient envoyé dernièrement une invitation que j'avais jetée au
panier avec toutes les autres. Mais je me ravisais pour ce soir, car je
voulais tâcher d'apprendre quelles personnes Albertine avait pu
espérer rencontrer l'après-midi chez eux. À vrai dire j'en étais
arrivé avec Albertine à ce moment où, si tout continue de même, si
les choses se passent normalement, une femme ne sert plus pour nous que
de transition avec une autre femme. Elle tient à notre cœur encore,
mais bien peu; nous avons hâte d'aller chaque soir trouver des
inconnues, et surtout des inconnues connues d'elle, lesquelles pourront
nous raconter sa vie. Elle, en effet, nous avons possédé, épuisé
tout ce qu'elle a consenti à nous livrer d'elle-même. Sa vie, c'est
elle-même encore, mais justement la partie que nous ne connaissons pas,
les choses sur quoi nous l'avons vainement interrogée et que nous
pourrons recueillir sur des lèvres neuves.
Si ma vie avec Albertine devait m'empêcher d'aller à Venise, de
voyager, du moins j'aurais pu tantôt, si j'avais été seul, connaître
les jeunes midinettes éparses dans l'ensoleillement de ce beau dimanche
et dans la beauté de qui je faisais entrer pour une grande part la vie
inconnue qui les animait. Les yeux qu'on voit ne sont-ils pas tout
pénétrés par un regard dont on ne sait pas les images, les souvenirs,
les attentes, les dédains qu'il porte et dont on ne peut pas les
séparer? Cette existence qui est celle de l'être qui passe, ne
donnera-t-elle pas, selon ce qu'elle est, une valeur variable au
froncement de ces sourcils, à la dilatation de ces narines? La
présence d'Albertine me privait d'aller à elles et peut-être ainsi de
cesser de les désirer. Celui qui veut entretenir en soi le désir de
continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux
que les choses habituelles, doit se promener; car les rues, les avenues,
sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas
approcher. Çà et là, entre les arbres, à l'entrée de quelque café,
une servante veillait comme une nymphe à l'orée d'un bois sacré,
tandis qu'au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de
l'arc immense de leurs bicyclettes posées à côté d'elles, comme
trois immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur
lesquels elles accomplissaient leurs voyages mythologiques. Je
remarquais que chaque fois qu'Albertine les regardait un instant, toutes
ces filles, avec une attention profonde, se retournaient aussitôt vers
moi. Mais je n'étais trop tourmenté ni par l'intensité de cette
contemplation, ni par sa brièveté que l'intensité compensait; en
effet, pour cette dernière, il arrivait souvent qu'Albertine, soit
fatigue, soit manière de regarder particulière à un être attentif,
considérait ainsi dans une sorte de méditation, fût-ce mon père,
fût-ce Françoise; et quant à sa vitesse à se retourner vers moi,
elle pouvait être motivée par le fait qu'Albertine, connaissant mes
soupçons, pouvait vouloir, même s'ils n'étaient pas justifiés,
éviter de leur donner prise. Cette attention d'ailleurs, qui m'eût
semblé criminelle de la part d'Albertine (et tout autant si elle avait
eu pour objet des jeunes gens), je l'attachais, sans me croire un
instant coupable et en trouvant presque qu'Albertine l'était en
m'empêchant, par sa présence, de m'arrêter et de descendre vers
elles, sur toutes les midinettes. On trouve innocent de désirer et
atroce que l'autre désire. Et ce contraste entre ce qui concerne ou
bien nous, ou bien celle que nous aimons n'a pas trait au désir
seulement, mais aussi au mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui,
qu'il s'agisse de masquer par exemple les faiblesses quotidiennes d'une
santé qu'on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d'aller
sans froisser autrui à la chose que l'on préfère. Il est l'instrument
de conservation le plus nécessaire et le plus employé. Or c'est lui
que nous avons la prétention de bannir de la vie de celle que nous
aimons, c'est lui que nous épions, que nous flairons, que nous
détestons partout. Il nous bouleverse, il suffit à amener une rupture,
il nous semble cacher les plus grandes fautes, à moins qu'il ne les
cache si bien que nous ne les soupçonnions pas. Étrange état que
celui où nous sommes à ce point sensibles à un agent pathogène que
son pullulement universel rend inoffensif aux autres et si grave pour le
malheureux qui ne se trouve plus avoir d'immunité contre lui.
La vie de ces jolies filles (à cause de mes longues périodes de
réclusion, j'en rencontrais si rarement) me paraissait ainsi qu'à tous
ceux chez qui la facilité des réalisations n'a pas amorti la puissance
de concevoir, quelque chose d'aussi différent de ce que je connaissais,
d'aussi désirable que les villes les plus merveilleuses que promet le
voyage.
La déception éprouvée auprès des femmes que j'avais connues, dans
les villes où j'étais allé, ne m'empêchait pas de me laisser prendre
à l'attrait des nouvelles et de croire à leur réalité; aussi de
même que voir Venise--Venise dont le temps printanier me donnait aussi
la nostalgie et que le mariage avec Albertine m'empêcherait de
connaître--voir Venise dans un panorama que Ski eût peut-être
déclaré plus joli de tons que la ville réelle, ne m'eût en rien
remplacé le voyage à Venise dont la longueur déterminée sans que j'y
fusse pour rien me semblait indispensable à franchir; de même, si
jolie fût-elle, la midinette qu'une entremetteuse m'eût
artificiellement procurée, n'eût nullement pu se substituer pour moi
à celle qui, la taille dégingandée, passait en ce moment sous les
arbres en riant avec une amie. Celle que j'eusse trouvée dans une
maison de passe eût-elle été plus jolie que cela n'eût pas été la
même chose, parce que nous ne regardons pas les yeux d'une fille que
nous ne connaissons pas comme nous ferions d'une petite plaque d'opale
ou d'agate. Nous savons que le petit rayon qui l'irise ou les grains de
brillant qui les font étinceler sont tout ce que nous pouvons voir
d'une pensée, d'une volonté, d'une mémoire où réside la maison
familiale que nous ne connaissons pas, les amis chers que nous envions.
Arriver à nous emparer de tout cela, qui est si difficile, si rétif,
c'est ce qui donne sa valeur au regard bien plus que sa seule beauté
matérielle (par quoi peut être expliqué qu'un même jeune homme
éveille tout un roman dans l'imagination d'une femme qui a entendu dire
qu'il était le Prince de Galles, alors qu'elle ne fait plus attention
à lui quand elle apprend qu'elle s'est trompée); trouver la midinette
dans la maison de passe, c'est la trouver vidée de cette vie inconnue
qui la pénètre et que nous aspirons à posséder avec elle, c'est nous
approcher d'yeux devenus en effet de simples pierres précieuses, d'un
nez dont le froncement est aussi dénué de signification que celui
d'une fleur. Non, cette midinette inconnue et qui passait là, il me
semblait aussi indispensable, si je voulais continuer à croire à sa
réalité, d'essayer ses résistances en y adaptant mes directions, en
allant au-devant d'un affront, en revenant à la charge, en obtenant un
rendez-vous, en l'attendant à la sortie des ateliers, en connaissant
épisode par épisode ce qui composait la vie de cette petite, en
traversant ce dont s'enveloppait pour elle le plaisir que je cherchais
et la distance que ses habitudes différentes et sa vie spéciale
mettaient entre moi et l'attention, la faveur que je voulais atteindre
et capter que de faire un long trajet en chemin de fer si je voulais
croire à la réalité de Venise que je verrais et qui ne serait pas
qu'un spectacle d'exposition universelle. Mais ces similitudes mêmes du
désir et du voyage firent que je me promis de serrer un jour d'un peu
plus près la nature de cette force invisible mais aussi puissante que
les croyances, ou, dans le monde physique, que la pression
atmosphérique, qui portait si haut les cités, les femmes, tant que je
ne les connaissais pas, et qui se dérobait sous elles dès que je les
avais approchées, les faisait tomber aussitôt à plat sur la terre à
terre de la plus triviale réalité.
Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette
qu'elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse
monta sur sa bicyclette, mais sans l'enfourcher comme eût fait un
homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps sembla
s'être accru d'une voile, d'une aile immense; et bientôt nous vîmes
s'éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée,
ange ou péri, poursuivant son voyage.
Voilà ce dont une vie avec Albertine me privait justement. Dont elle me
privait? N'aurais-je pas dû penser: dont elle me gratifiait au
contraire. Si Albertine n'avait pas vécu avec moi, avait été libre,
j'eusse imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets
possibles, probables, de son désir, de son plaisir. Elles me fussent
apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique,
représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au
cœur d'un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les
comédiennes, comme je les aurais haïes! Objet d'horreur, elles eussent
été exceptées pour moi de la beauté de l'univers. Le servage
d'Albertine, en me permettant de ne plus souffrir par elles, les
restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l'aiguillon
qui met au cœur la jalousie, il m'était loisible de les admirer, de
les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. En
enfermant Albertine, j'avais du même coup rendu à l'univers toutes ces
ailes chatoyantes qui bruissent dans les promenades, dans les bals, dans
les théâtres, et qui redevenaient tentatrices pour moi, parce qu'elles
ne pouvaient plus succomber à leur tentation. Elles faisaient la
beauté du monde. Elles avaient fait jadis celle d'Albertine. C'est
parce que je l'avais vue comme un oiseau mystérieux, puis comme une
grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, que je
l'avais trouvée merveilleuse. Une fois captif chez moi, l'oiseau que
j'avais vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la
congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues
on ne sait d'où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes
les chances qu'avaient les autres de l'avoir à eux. Elle avait peu à
peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où je
l'imaginais sans moi accostée par telle femme, ou tel jeune homme, pour
que je la revisse dans la splendeur de la plage, bien que ma jalousie
fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de mon imagination.
Mais malgré ces brusques sursauts où, désirée par d'autres, elle me
redevenait belle, je pouvais très bien diviser son séjour chez moi en
deux périodes, la première où elle était encore, quoique moins
chaque jour, la chatoyante actrice de la plage, La seconde où, devenue
la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait
ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des
couleurs.
Parfois, dans les heures où elle m'était le plus indifférente, me
revenait le souvenir d'un moment lointain où sur la plage, quand je ne
la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j'étais fort
mal et avec qui j'étais presque certain maintenant qu'elle avait eu des
relations, elle éclatait de rire en me regardant d'une façon
insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil
de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle.
C'était une fille magnifique, qui dans le cadre habituel d'eaux
immenses m'avait, elle, précieux à la dame qui l'admirait, infligé ce
définitif affront. Il était définitif, car la dame retournait
peut-être à Balbec, constatait peut-être, sur la plage lumineuse et
bruissante, l'absence d'Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille
vécût chez moi, rien qu'à moi. Les eaux immenses et bleues, l'oubli
des préférences qu'elle avait pour cette jeune fille et qui allaient
à d'autres, s'étaient refermées sur l'avanie que m'avait faite
Albertine, l'enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors
la haine pour cette femme mordait mon cœur; pour Albertine aussi, mais
une haine mêlée d'admiration pour la belle jeune fille adulée, à la
chevelure merveilleuse, et dont l'éclat de rire sur la plage était un
affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et
du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur
d'autrefois. Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais
auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'orages magnifiques et de
regrets; selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je
lui rendais sa liberté dans ma mémoire sur la digue, dans ses gais
costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer,
Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande
valeur, tantôt replongée en lui, m'échappant dans un passé que je ne
pourrais connaître, m'offensant, auprès de son amie, autant que
l'éclaboussure de la vague ou l'étourdissement du soleil, Albertine
remise sur la plage, ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d'amour
amphibie.
Ailleurs une bande nombreuse jouait au ballon. Toutes ces fillettes
avaient voulu profiter du soleil, car ces journées de février, même
quand elles sont si brillantes, ne durent pas tard et la splendeur de
leur lumière ne retarde pas la venue de son déclin. Avant qu'il fût
encore proche, nous eûmes quelque temps de pénombre, parce qu'après
avoir poussé jusqu'à la Seine, où Albertine admira, et par sa
présence m'empêcha d'admirer, les reflets de voiles rouges sur l'eau
hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot
dans l'horizon clair dont Saint-Cloud semblait plus loin la
pétrification fragmentaire, friable et côtelée, nous descendîmes de
voiture et marchâmes longtemps; même pendant quelques instants je lui
donnai le bras, et il me semblait que cet anneau que le sien faisait
sous le mien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait
l'une à l'autre nos deux destinées.
À nos pieds, nos ombres parallèles, rapprochées et jointes, faisaient
un dessin ravissant. Sans doute il me semblait déjà merveilleux à la
maison qu'Albertine habitât avec moi, que ce fût elle qui s'étendît
sur mon lit. Mais c'en était comme l'exportation au dehors, en pleine
nature, que devant ce lac du Bois que j'aimais tant, au pied des arbres,
ce fût justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de
son buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté de la mienne
sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel sans
doute, mais non pas moins intime, qu'au rapprochement, à la fusion de
nos corps, à celle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la
voiture. Et elle s'engagea pour le retour dans de petites allées
sinueuses où les arbres d'hiver habillés de lierre et de ronces, comme
des ruines, semblaient conduire à la demeure d'un magicien. À peine
sortis de leur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois,
le plein jour si clair encore que je croyais avoir le temps de faire
tout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instants
seulement après, au moment où notre voiture approchait de l'Arc de
Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d'effroi que
j'aperçus au-dessus de Paris la lune pleine et prématurée comme le
cadran d'une horloge arrêtée qui nous fait croire qu'on s'est mis en
retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. Pour Albertine, c'était
aussi revenir chez moi. La présence des femmes, si aimées
soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer, ne donne pas cette
paix que je goûtais dans la présence d'Albertine assise au fond de la
voiture à côté de moi, présence qui nous acheminait non au vide où
l'on est séparé, mais à la réunion plus stable encore et mieux
enclose dans mon chez-moi, qui était aussi son chez-elle, symbole
matériel de la possession que j'avais d'elle. Certes pour posséder il
faut avoir désiré.
Nous ne possédons une ligne, une surface, un
volume que si notre amour l'occupe. Mais Albertine n'avait pas été
pour moi pendant notre promenade, comme avait été jadis Rachel, une
vaine poussière de chair et d'étoffe. L'imagination de mes yeux, de
mes lèvres, de mes mains, avait à Balbec si solidement construit, si
tendrement poli son corps que maintenant dans cette voiture, pour
toucher ce corps, pour le contenir, je n'avais pas besoin de me serrer
contre Albertine, ni même de la voir, il me suffisait de l'entendre, et
si elle se taisait de la savoir auprès de moi; mes sens tressés
ensemble l'enveloppaient tout entière et quand, arrivée devant la
maison, tout naturellement elle descendit, je m'arrêtai un instant pour
dire au chauffeur de revenir me prendre, mais mes regards
l'enveloppaient encore tandis qu'elle s'enfonçait devant moi sous la
voûte, et c'était toujours ce même calme inerte et domestique que je
goûtais à la voir ainsi lourde, empourprée, opulente et captive,
rentrer tout naturellement avec moi, comme une femme que j'avais à moi,
et, protégée par les murs, disparaître dans notre maison.
Malheureusement elle semblait s'y trouver en prison et être de l'avis
de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle
n'était pas contente d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt
répondit qu'«il n'est pas de belle prison», si j'en jugeais par l'air
triste et las qu'elle eut ce soir-là pendant notre dîner en
tête-à-tête dans sa chambre. Je ne le remarquai pas d'abord; et
c'était moi qui me désolais de penser que s'il n'y avait pas eu
Albertine (car avec elle j'eusse trop souffert de la jalousie dans un
hôtel où elle eût toute la journée subi le contact de tant
d'êtres), je pourrais en ce moment dîner à Venise dans une de ces
petites salles à manger surbaissées comme une cale de navire, et où
on voit le grand canal par de petites fenêtres cintrées qu'entourent
des moulures mauresques.
Je dois ajouter qu'Albertine admirait beaucoup chez moi un grand bronze
de Barbedienne qu'avec beaucoup de raison Bloch trouvait fort laid. Il
en avait peut-être moins de s'étonner que je l'eusse gardé. Je
n'avais jamais cherché comme lui à faire des ameublements artistiques,
à composer des pièces, j'étais trop paresseux pour cela, trop
indifférent à ce que j'avais l'habitude d'avoir sous les yeux. Puisque
mon goût ne s'en souciait pas, j'avais le droit de ne pas nuancer mon
intérieur. J'aurais peut-être pu malgré cela ôter le bronze. Mais
les choses laides et cossues sont fort utiles, car elles ont auprès des
personnes qui ne nous comprennent pas, qui n'ont pas notre goût et dont
nous pouvons être amoureux, un prestige que n'aurait pas une fière
chose qui ne révèle pas sa beauté. Or les êtres qui ne nous
comprennent pas sont justement les seuls à l'égard desquels il puisse
nous être utile d'user d'un prestige que notre intelligence suffit à
nous assurer auprès d'êtres supérieurs. Albertine avait beau
commencer à avoir du goût, elle avait encore un certain respect pour
le bronze, et ce respect rejaillissait sur moi en une considération
qui, venant d'Albertine, m'importait infiniment plus que de garder un
bronze un peu déshonorant, puisque j'aimais Albertine.
Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d'un coup de me peser et
je souhaitais de le prolonger encore, parce qu'il me semblait apercevoir
qu'Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute chaque fois que je
lui avais demandé si elle ne se déplaisait pas chez moi, elle m'avait
toujours répondu qu'elle ne savait pas où elle pourrait être plus
heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de
nostalgie, d'énervement.
Certes si elle avait les goûts que je lui avais crus, cet empêchement
de jamais les satisfaire devait être aussi incitant pour elle qu'il
était calmant pour moi, calmant au point que j'eusse trouvé
l'hypothèse que je l'avais accusée injustement la plus vraisemblable
si dans celle-ci je n'eusse eu beaucoup de peine à expliquer cette
application extraordinaire que mettait Albertine à ne jamais être
seule, à ne jamais être libre, à ne pas s'arrêter un instant devant
la porte quand elle rentrait, à se faire accompagner ostensiblement,
chaque fois qu'elle allait téléphoner, par quelqu'un qui pût me
répéter ses paroles, par Françoise, par Andrée, à me laisser
toujours seul, sans avoir l'air que ce fût exprès, avec cette
dernière, quand elles étaient sorties ensemble pour que je pusse me
faire faire un rapport détaillé sur leur sortie. Avec cette
merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements vite réprimés
d'impatience, qui me firent me demander si Albertine n'aurait pas formé
le projet de secouer sa chaîne. Des faits accessoires étayaient ma
supposition. Ainsi, un jour où j'étais sorti seul, ayant rencontré,
près de Passy, Gisèle, nous causâmes de choses et d'autres. Bientôt
assez heureux de pouvoir le lui apprendre, je lui dis que je voyais
constamment Albertine. Gisèle me demanda où elle pourrait la trouver
car elle avait justement quelque chose à lui dire. «Quoi donc? » «Des
choses qui se rapportaient à de petites camarades à elle. » «Quelles
camarades? Je pourrai peut-être vous renseigner, ce qui ne vous
empêchera pas de la voir. » «Oh! des camarades d'autrefois, je ne me
rappelle pas les noms», répondit Gisèle d'un air vague, en battant en
retraite. Elle me quitta croyant avoir parlé avec une prudence telle
que rien ne pouvait me paraître que très clair. Mais le mensonge est
si peu exigeant, a besoin de si peu de chose pour se manifester! S'il
s'était agi de camarades d'autrefois, dont elle ne savait même pas les
noms, pourquoi aurait-elle eu «justement» besoin d'en parler à
Albertine. Cet adverbe assez parent d'une expression chère à Madame
Cottard: «cela tombe à pic», ne pouvait s'appliquer qu'à une chose
particulière, opportune, peut-être urgente, se rapportant à des
êtres déterminés. D'ailleurs rien que la façon d'ouvrir la bouche
comme quand on va bâiller, d'un air vague, en me disant (en reculant
presque avec son corps, comme elle faisait machine en arrière à partir
de ce moment dans notre conversation): «Ah! je ne sais pas, je ne me
rappelle pas les noms», faisait aussi bien de sa figure, et,
s'accordant avec elle, de sa voix, une figure de mensonge, que l'air
tout autre, serré, animé, à l'avant, de «j'ai justement» signifiait
une vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m'eût-il
servi? Certes elle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine. Et
certes les mensonges d'Albertine m'étaient plus douloureux. Mais
d'abord il y avait entre eux un point commun: le fait même du mensonge
qui, dans certains cas, est une évidence. Non pas de la réalité qui
se cache dans ce mensonge. On sait bien que chaque assassin en
particulier s'imagine avoir tout si bien combiné qu'il ne sera pas
pris, et parmi les menteurs, plus particulièrement les femmes qu'on
aime. On ignore où elle est allée, ce qu'elle y a fait. Mais au moment
même où elle parle, où elle parle d'une autre chose sous laquelle il
y a cela, qu'elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément, et
la jalousie redoublée puisqu'on sent le mensonge, et qu'on n'arrive pas
à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensonge était
donnée par bien des particularités qu'on a déjà vues au cours de ce
récit, mais principalement par ceci que quand elle mentait son récit
péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par
excès au contraire de petits faits destinés à le rendre
vraisemblable. Le vraisemblable, malgré l'idée que se fait le menteur,
n'est pas du tout le vrai. Dès qu'en écoutant quelque chose de vrai,
on entend quelque chose qui est seulement vraisemblable, qui l'est
peut-être plus que le vrai, qui l'est peut-être trop, l'oreille un peu
musicienne sent que ce n'est pas cela, comme pour un vers faux, ou un
mot lu à haute voix pour un autre. L'oreille le sent, et si l'on aime,
le cœur s'alarme. Que ne songe-t-on alors, quand on change toute sa vie
parce qu'on ne sait pas si une femme est passée rue de Berri ou rue
Washington, que ne songe-t-on que ces quelques mètres de différence,
et la femme elle-même, seront réduits au cent millionième
(c'est-à-dire à une grandeur que nous ne pouvons percevoir), si
seulement nous avons la sagesse de rester quelques années sans voir
cette femme et que ce qui était Gulliver en bien plus grand deviendra
une lilliputienne qu'aucun microscope--au moins du cœur--car celui de
la mémoire indifférente est plus puissant et moins fragile--ne pourra
plus percevoir! Quoi qu'il en soit, s'il y avait un point commun--le
mensonge même==entre ceux d'Albertine et de Gisèle, pourtant Gisèle
ne mentait pas de la même manière qu'Albertine, ni non plus de la
même manière qu'Andrée, mais leurs mensonges respectifs
s'emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une
grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable
de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple,
où le malheureux auteur n'arrivera jamais, malgré la diversité des
personnalités composantes, à savoir s'il est ou non floué. Le
directeur du journal ou de la revue ment avec une attitude de
sincérité d'autant plus solennelle qu'il a besoin de dissimuler en
mainte occasion qu'il fait exactement la même chose et se livre aux
mêmes pratiques mercantiles que celles qu'il a flétries chez les
autres directeurs de journaux ou de théâtres, chez les autres
éditeurs, quand il a pris pour bannière, levé contre eux l'étendard
de la Sincérité. Avoir proclamé (comme chef d'un parti politique,
comme n'importe quoi) qu'il est atroce de mentir, oblige le plus souvent
à mentir plus que les autres, sans quitter pour cela le masque
solennel, sans déposer la tiare auguste de la sincérité. L'associé
de l'«homme sincère» ment autrement et de façon plus ingénue. Il
trompe son auteur comme il trompe sa femme, avec des trucs de
vaudeville. Le secrétaire de la rédaction, honnête homme et grossier,
ment tout simplement, comme un architecte qui vous promet que votre
maison sera prête, à une époque où elle ne sera pas commencée. Le
rédacteur en chef, âme angélique, voltige au milieu des trois autres,
et sans savoir de quoi il s'agit, leur porte, par scrupule fraternel et
tendre solidarité, le secours précieux d'une parole insoupçonnable.
Ces quatre personnes vivent dans une perpétuelle dissension que
l'arrivée de l'auteur fait cesser. Par-dessus les querelles
particulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire de venir en
aide au «corps» menacé. Sans m'en rendre compte, j'avais depuis
longtemps joué le rôle de cet auteur vis-à-vis de la «petite
bande». Si Gisèle avait pensé, quand elle avait dit: «justement»,
à telle camarade d'Albertine disposée à voyager avec elle dès que
mon amie, sous un prétexte ou un autre, m'aurait quitté, et à
prévenir Albertine que l'heure était venue ou sonnerait bientôt,
Gisèle se serait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire; il
était donc bien inutile de lui poser des questions. Des rencontres
comme celles de Gisèle n'étaient pas seules à accentuer mes doutes.
Par exemple, j'admirais les peintures d'Albertine. Les peintures
d'Albertine, touchantes distractions de la captive, m'émurent tant que
je la félicitai. «Non, c'est très mauvais, mais je n'ai jamais pris
une seule leçon de dessin. » «Mais un soir vous m'aviez fait dire à
Balbec que vous étiez restée à prendre une leçon de dessin. » e lui
rappelai le jour et je lui dis que j'avais bien compris tout de suite
qu'on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine
rougit. «C'est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin,
je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne
vous mens plus jamais. » J'aurais tant voulu savoir quels étaient les
nombreux mensonges du début, mais je savais d'avance que ses aveux
seraient de nouveaux mensonges. Aussi je me contentai de l'embrasser. Je
lui demandai seulement un de ces mensonges. Elle répondit: «Eh bien!
par exemple que l'air de la mer me faisait mal. » Je cessai d'insister
devant ce mauvais vouloir.
Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux était sans
doute de lui faire croire que j'allais moi-même la rompre. En tous cas,
ce projet mensonger je ne pouvais le lui confier en ce moment, elle
était revenue avec trop de gentillesse du Trocadéro tout à l'heure;
ce que je pouvais faire, bien loin de l'affliger d'une menace de
rupture, c'était tout au plus de taire les rêves de perpétuelle vie
commune que formait mon cœur reconnaissant. En la regardant, j'avais de
la peine à me retenir de les épancher en elle, et peut-être s'en
apercevait-elle. Malheureusement leur expression n'est pas contagieuse.
Le cas d'une vieille femme maniérée comme M. de Charlus qui, à force
de ne voir dans son imagination qu'un fier jeune homme, croit devenir
lui-même fier jeune homme et d'autant plus qu'il devient plus maniéré
et plus risible, ce cas est plus général, et c'est l'infortune d'un
amant épris de ne pas se rendre compte que, tandis qu'il voit une
figure belle devant lui, sa maîtresse voit sa figure à lui qui n'est
pas rendue plus belle, au contraire, quand la déforme le plaisir qu'y
fait naître la vue de la beauté. Et l'amour n'épuise même pas toute
la généralité de ce cas; nous ne voyons pas notre corps, que les
autres voient, et nous «suivons» notre pensée, l'objet invisible aux
autres qui est devant nous. Cet objet-là parfois l'artiste le fait voir
dans son œuvre. De là vient que les admirateurs de celle-ci sont
désillusionnés par l'auteur dans le visage de qui cette beauté
intérieure s'est imparfaitement reflétée.
Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour
nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être
nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle
disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait
quelque chose de pénible d'une autre façon que je ne peux dire en ce
récit. C'est terrible d'avoir la vie d'une autre personne attachée à
la sienne comme une bombe qu'on tiendrait sans qu'on puisse la lâcher
sans crime. Mais qu'on prenne comme comparaison les hauts et les bas,
les dangers, l'inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des
choses fausses et vraisemblables qu'on ne pourra plus expliquer,
sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, je
plaignais M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la
scène de l'après-midi me fit sentir le côté gauche de ma poitrine
bien plus gros que l'autre); en laissant de côté les relations qu'ils
avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer au début que
Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient
dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu'aux jours de
mélancolie où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans
pouvoir fournir d'explications, l'insultait de sa méfiance, à l'aide
de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçait de
résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le
plus retors de l'intérêt le plus immédiat. Tout ceci n'est que
comparaison. Albertine n'était pas folle.
* * *
J'appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fit beaucoup de
peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis
longtemps. Non pas celle évidemment qu'il avait eue d'abord et qui
était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des
maladies assez courtes. Mais la médecine s'est annexé l'art de les
prolonger. Les remèdes, la rémission qu'ils procurent, le malaise que
leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que
l'habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que
les enfants toussent régulièrement par quintes, longtemps après
qu'ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes agissent
moins,--on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont
commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La
nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C'est une grande
merveille que la médecine égalant presque la nature puisse forcer à
garder le lit, à continuer sous peine de mort l'usage d'un médicament.
Dès lors la maladie artificiellement greffée a pris racine, est
devenue une maladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence
que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la
médecine, car elle ignore le secret de la guérison.
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui.
D'ailleurs, il n'avait jamais aimé le monde, ou l'avait aimé un seul
jour pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon, qui
était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu'on ne peut
obtenir, mais aussitôt qu'on a obtenu. Il vivait si simplement qu'on ne
soupçonnait pas à quel point il était riche, et l'eût-on su qu'on se
fût trompé encore, l'ayant cru alors avare alors que personne ne fut
jamais si généreux. Il l'était surtout avec des femmes, des fillettes
pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu
de chose. Il s'excusait à ses propres yeux parce qu'il savait ne
pouvoir jamais si bien produire que dans l'atmosphère de se sentir
amoureux. L'amour, c'est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la
chair, aide au travail des lettres parce qu'il anéantit les autres
plaisirs, par exemple les plaisirs de la société, ceux qui sont les
mêmes pour tout le monde. Et même si cet amour amène des
désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la
surface de l'âme qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le
désir n'est donc pas inutile à l'écrivain pour l'éloigner des autres
hommes d'abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques
mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a
tendance à s'immobiliser. On n'arrive pas à être heureux mais on fait
des remarques sur les raisons qui empêchent de l'être et qui nous
fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception.
Les rêves ne sont pas réalisables, nous le savons; nous n'en
formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d'en former
pour les voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se
disait-il: «Je dépense plus que des multimillionnaires pour des
fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu'elles me donnent me
font écrire un livre qui me rapporte de l'argent. » Économiquement ce
raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque
agrément à transmuter ainsi l'or en caresses et les caresses en or.
Nous avons vu au moment de la mort de ma grand'mère que la vieillesse
fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n'y a que la
conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les
femmes qui ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les
femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué,
un objet de contemplation. En tout cas, maintenant, il n'était plus
question de rien de tout cela. J'ai dit que Bergotte ne sortait plus de
chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c'était tout
enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment
de s'exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s'en
excusait auprès des rares amis qu'il laissait pénétrer auprès de lui
et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement: «Que
voulez-vous, mon cher, Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage». Il
allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui
offrait une image anticipée de la grande quand peu à peu la chaleur se
retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin,
car si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des
hommes, encore faut-il qu'il y ait des hommes. Si certaines espèces
d'animaux résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand il n'y
aura plus d'hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré
jusque-là, brusquement elle s'éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas
les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme
les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des
divers peuples humains sans l'avoir appris.
Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait
d'insomnies, et ce qui est pire, dès qu'il s'endormait, de cauchemars
qui, s'il s'éveillait, faisaient qu'il évitait de se rendormir.
Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que
grâce à eux, grâce à la contradiction qu'ils présentent avec la
réalité qu'on a devant soi à l'état de veille, ils nous donnent, au
plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi.
Mais les cauchemars de Bergotte n'étaient pas cela. Quand il parlait de
cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se
passaient dans son cerveau. Maintenant, c'est comme venus du dehors de
lui qu'il percevait une main munie d'un torchon mouillé qui, passée
sur sa figure par une femme méchante, s'efforçait de le réveiller,
d'intolérables chatouillements sur les hanches, la rage--parce que
Bergotte avait murmuré en dormant qu'il conduisait mal--d'un cocher fou
furieux qui se jetait sur l'écrivain et lui mordait les doigts, les lui
sciait. Enfin dès que dans son sommeil l'obscurité était suffisante,
la nature faisait une espèce de répétition sans costumes de l'attaque
d'apoplexie qui l'emporterait: Bergotte entrait en voiture sous le
porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige
foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l'aider
à descendre, il restait assis ne pouvant se soulever, dresser ses
jambes. Il essayait de s'accrocher au pilier de pierre qui était devant
lui, mais n'y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout.
Il consulta les médecins qui, flattés d'être appelés par lui, virent
dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu'il n'avait
rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui
conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien),
de profiter davantage du soleil «indispensable à la vie» (il n'avait
dû quelques années de mieux relatif qu'à sa claustration chez lui),
de s'alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses
cauchemars). Un de ses médecins étant doué de l'esprit de
contradiction et de taquinerie, dès que Bergotte le voyait en l'absence
des autres, et pour ne pas le froisser, lui soumettait comme des idées
de lui ce que les autres lui avaient conseillé: le médecin
contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner
quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent
avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que
devant l'évidence des objections matérielles que faisait Bergotte, le
docteur contredisant était obligé dans la même phrase de se
contredire lui-même, mais, pour des raisons nouvelles, renforçait la
même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme
qui se piquait d'esprit, surtout devant un des maîtres de la plume et
qui, si Bergotte insinuait: «Il me semble pourtant que le Dr X. . .
m'avait dit--autrefois bien entendu--que cela pouvait me congestionner
le rein et le cerveau. . . », souriait malicieusement, levait le doigt et
prononçait: «J'ai dit user, je n'ai pas dit abuser. Bien entendu tout
remède, si on exagère, devient une arme à double tranchant. » Il y a
dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme
dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu'aucune autorisation
du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons
que les bains froids nous font mal, nous les aimons, nous trouverons
toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu'ils
ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que,
par sagesse, il s'était défendu depuis des années. Au bout de
quelques semaines, les accidents d'autrefois avaient reparu, les
récents s'étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les
minutes, à laquelle s'ajoutait l'insomnie coupée de brefs cauchemars,
Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec
excès, de différents narcotiques, lisant avec confiance le prospectus
accompagnant chacun d'eux, prospectus qui proclamait la nécessité du
sommeil mais insinuait que tous les produits qui l'amènent (sauf celui
contenu dans le flacon qu'il enveloppait et qui ne produisait jamais
d'intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le remède pire
que le mal. Bergotte les essaya tous. Certains sont d'une autre famille
que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés par exemple de
l'amyle et de l'éthyle. On n'absorbe le produit nouveau, d'une
composition toute différente, qu'avec la délicieuse attente de
l'inconnu. Le cœur bat comme à un premier rendez-vous. Vers quels
genres ignorés de sommeil, de rêves, le nouveau venu va-t-il nous
conduire? Il est maintenant en nous, il a la direction de notre pensée.
De quelle façon allons-nous nous endormir? Et une fois que nous le
serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels
gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il? Quel
groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage?
Nous mènera-t-il au malaise? À la béatitude? À la mort? Celle de
Bergotte survint la veille de ce jour-là et où il s'était ainsi
confié à un de ces amis (ami? ennemi? ) trop puissant. Il mourut dans
les circonstances suivantes. Une crise d'urémie assez légère était
cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit
que dans la _Vue de Delft_ de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye
pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait
connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait
pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même. Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à
l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut
pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice,
et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le
Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce
qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il
remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le
sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de
mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard,
comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux
petit pan de mur. «C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes
derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches
de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit
pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui
échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant
l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment
donné le premier pour le second. «Je ne voudrais pourtant pas, se
disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition. »
Il se répétait: «Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de
mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit: «C'est une simple indigestion que m'ont donnée
ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup
l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les
visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire?
Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux,
n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que
tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix
d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune
raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous
croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être
polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de
recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera
importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur
jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à
jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces
obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent
appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous
sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner
revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi
parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y
avait tracées,--ces lois dont tout travail profond de l'intelligence
nous rapproche et qui sont invisibles seulement--et encore! --pour les
sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est
sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses
livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes
éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa
résurrection.
J'appris, ai-je dit, ce jour-là que Bergotte était mort. Et j'admirais
l'inexactitude des journaux qui--reproduisant les uns et les autres une
même note--disaient qu'il était mort la veille. Or la veille,
Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela
l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec
elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien.
Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais
comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un
an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait
accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois,
que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce
qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents:
parfois celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de
nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément,
que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux
pouvoir; plus souvent le génie ou la beauté célèbre consentent, mais
humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous
gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant. Je
devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux
d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré
Bergotte, mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant
elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard
l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle
disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que
les formes de l'évidence--ce que nous voyons, ce que nous apprenons
d'une manière irréfutable--qu'elle semait ainsi dans les intervalles
de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas
alors la fausseté et dont je n'ai eu que beaucoup plus tard la
perception.
lumière, l'harmonie d'un Wagner, la couleur d'un Elstir nous permettent
de connaître cette essence qualitative des sensations d'un autre où
l'amour pour un autre être ne nous fait pas pénétrer. Puis diversité
au sein de l'œuvre même, par le seul moyen qu'il y a d'être
effectivement divers: réunir diverses individualités. Là où un petit
musicien prétendrait qu'il peint un écuyer, un chevalier, alors qu'il
leur ferait chanter la même musique, au contraire, sous chaque
dénomination, Wagner met une réalité différente, et chaque fois que
paraît un écuyer, c'est une figure particulière, à la fois
compliquée et simpliste, qui, avec un entrechoc de lignes joyeux et
féodal, s'inscrit dans l'immensité sonore. D'où la plénitude d'une
musique que remplissent en effet tant de musiques dont chacune est un
être. Un être ou l'impression que nous donne un aspect momentané de
la nature. Même ce qui est le plus indépendant du sentiment qu'elle
nous fait éprouver, garde sa réalité extérieure et entièrement
définie; le chant d'un oiseau, la sonnerie du cor d'un chasseur, l'air
que joue un pâtre sur son chalumeau, découpent à l'horizon leur
silhouette sonore. Certes Wagner allait la rapprocher, s'en servir, la
faire entrer dans un orchestre, l'asservir aux plus hautes idées
musicales, mais en respectant toutefois son originalité première comme
un huchier les fibres, l'essence particulière du bois qu'il sculpte.
Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de la
nature a sa place à côté de l'action, à côté d'individus qui ne
sont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout
de même ces œuvres participent à ce caractère d'être--bien que
merveilleusement--toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes
les grandes œuvres du XIXe siècle, du XIXe siècle dont les plus
grands écrivains ont marqué leurs livres, mais, se regardant
travailler comme s'ils étaient à la fois l'ouvrier et le juge, ont
tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle extérieure et
supérieure à l'œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une
grandeur qu'elle n'a pas. Sans s'arrêter à celui qui a vu après coup
dans ses romans une _Comédie Humaine_ ni à ceux qui appelèrent des
poèmes ou des essais disparates _La Légende des siècles_ et _La Bible
de l'Humanité_, ne peut-on pas dire pourtant de ce dernier qu'il
incarne si bien le XIXe siècle, que les plus grandes beautés de
Michelet, il ne faut pas tant les chercher dans son œuvre même que
dans les attitudes qu'il prend en face de son œuvre, non pas dans son
_Histoire de France_ ou dans son _Histoire de la Révolution_, mais dans
ses préfaces à ses livres. Préfaces, c'est-à-dire pages écrites
après eux, où il les considère, et auxquelles il faut joindre ça et
là quelques phrases commençant d'habitude par un: «Le dirai-je» qui
n'est pas une précaution de savant, mais une cadence de musicien.
L'autre musicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant de
ses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thème
rétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il ne
songeait pas au moment où il l'avait composé, puis ayant composé un
premier opéra mythologique, puis un second, puis d'autres encore et
s'apercevant tout à coup qu'il venait de faire une tétralogie, dut
éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand jetant sur ses
ouvrages le regard à la fois d'un étranger et d'un père, trouvant à
celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicité de
l'Évangile, il s'avisa brusquement, en projetant sur eux une
illumination rétrospective, qu'ils seraient plus beaux réunis en un
cycle où les mêmes personnages reviendraient et ajouta à son œuvre,
en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plus sublime. Unité
ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée en poussière comme
tant de systématisations d'écrivains médiocres qui à grand renfort
de titres et de sous-titres se donnent l'apparence; d'avoir poursuivi un
seul et transcendant dessein. Non fictive, peut-être même plus réelle
d'être ultérieure, d'être née d'un moment d'enthousiasme où elle
est découverte entre des morceaux qui n'ont plus qu'à se rejoindre.
Unité qui s'ignorait, donc vitale et non logique, qui n'a pas proscrit
la variété, refroidi l'exécution. Elle surgit (mais s'appliquant
cette fois à l'ensemble) comme tel morceau composé à part, né d'une
inspiration, non exigé par le développement artificiel d'une thèse,
et qui vient s'intégrer au reste. Avant le grand mouvement d'orchestre
qui précède le retour d'Yseult, c'est l'œuvre elle-même qui a
attiré à soi l'air de chalumeau à demi oublié d'un pâtre. Et, sans
doute, autant la progression de l'orchestre à l'approche de la nef,
quand il s'empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe
à son ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélère
leur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans doute Wagner
lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoire l'air d'un
pâtre, l'agrégea à son œuvre, lui donna toute sa signification.
Cette joie du reste ne l'abandonne jamais. Chez lui, quelle que soit la
tristesse du poète, elle est consolée, surpassée--c'est-à-dire
malheureusement vite détruite--par l'allégresse du fabricateur. Mais
alors, autant que par l'identité que j'avais remarquée tout à l'heure
entre la phrase de Vinteuil et celle de Wagner, j'étais troublé par
cette habileté vulcanienne. Serait-ce elle qui donnerait chez les
grands artistes l'illusion d'une originalité foncière, irréductible
en apparence, reflet d'une réalité plus qu'humaine, en fait produit
d'un labeur industrieux? Si l'art n'est que cela, il n'est pas plus
réel que la vie et je n'avais pas tant de regrets à avoir. Je
continuais à jouer _Tristan. _ Séparé de Wagner, par la cloison
sonore, je l'entendais exulter, m'inviter à partager sa joie,
j'entendais redoubler le rire immortellement jeune et les coups de
marteau de Siegfried, en qui, du reste, plus merveilleusement frappées
étaient ces phrases, l'habileté technique de l'ouvrier ne servait
qu'à leur faire plus librement quitter la terre, oiseaux pareils non au
cygne de Lohengrin mais à cet aéroplane que j'avais vu à Balbec
changer son énergie en élévation, planer au-dessus des flots, et se
perdre dans le ciel. Peut-être comme les oiseaux qui montent le plus
haut, qui volent le plus vite, ont une aile plus puissante, fallait-il
de ces appareils vraiment matériels pour explorer l'infini, de ces
cent-vingt chevaux marque Mystère, où pourtant si haut qu'on plane on
est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant
ronflement du moteur!
Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivi
jusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ont
été, à notre époque, les meilleurs exécutants et parmi lesquels, le
surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma pensée fit un
brusque crochet, et c'est au caractère de Morel, à certaines des
singularités de ce caractère que je me mis à songer. Au reste--et
cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec la neurasthénie
qui le rongeait--Morel avait l'habitude de parler de sa vie, mais en
présentant une image si enténébrée qu'il était très difficile de
rien distinguer. Il se mettait par exemple à la complète disposition
de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il
désirait pouvoir après le dîner aller suivre un cours d'algèbre. M.
de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. «Impossible,
c'est une vieille peinture italienne» (cette plaisanterie n'a aucun
sens transcrite ainsi; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel
l'_Éducation sentimentale_, à l'avant-dernier chapitre duquel
Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne
prononçait jamais le mot «impossible» sans le faire suivre de
ceux-ci: «c'est une vieille peinture italienne»), le cours dure fort
tard et c'est déjà un grand dérangement pour le professeur qui
naturellement serait froissé. »--«Mais il n'y a même pas besoin de
cours, l'algèbre ce n'est pas la natation ni même l'anglais, cela
s'apprend aussi bien dans un livre», répliquait M. de Charlus, qui
avait deviné aussitôt dans le cours d'algèbre une de ces images où
on ne pouvait rien débrouiller du tout. C'était peut-être une
coucherie avec une femme, ou, si Morel cherchait à gagner de l'argent
par des moyens louches et s'était affilié à la police secrète, une
expédition avec des agents de la sûreté, et qui sait, pis encore,
l'attente d'un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison de
prostitution. «Bien plus facilement même, dans un livre, répondait
Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un cours
d'algèbre. » «Alors pourquoi ne l'étudies-tu pas plutôt chez moi où
tu es tellement plus confortablement», aurait pu répondre M. de
Charlus, mais il s'en gardait bien, sachant qu'aussitôt, conservant
seulement le même caractère nécessaire de réserver les heures du
soir, le cours d'algèbre imaginé se fût changé immédiatement en une
obligatoire leçon de danse ou de dessin. En quoi M. de Charlus put
s'apercevoir qu'il se trompait, en partie du moins, Morel s'occupant
souvent chez le baron à résoudre des équations. M. de Charlus objecta
bien que l'algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel
riposta qu'elle était une distraction pour passer le temps et combattre
la neurasthénie. Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se
renseigner, à apprendre ce qu'étaient, au vrai, ces mystérieux et
inéluctables cours d'algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais
pour s'occuper de dévider l'écheveau des occupations de Morel, M. de
Charlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçues ou
faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, les soirées au
théâtre l'empêchaient d'y penser, ainsi qu'à cette méchanceté
violente et sournoise que Morel avait à la fois, disait-on, laissé
éclater et dissimulée dans les milieux successifs, les différentes
villes par où il avait passé, et où on ne parlait de lui qu'avec un
frisson, en baissant la voix, et sans oser rien raconter.
Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchante
qu'il me fut donné ce jour-là d'entendre, comme, ayant quitté le
piano, j'étais descendu dans la cour pour aller au-devant d'Albertine
qui n'arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel
et celle que je croyais devoir être bientôt sa femme étaient seuls,
Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que je
ne lui connaissais pas, paysan, refoulé d'habitude, et extrêmement
étrange. Les paroles ne l'étaient pas moins, fautives au point de vue
du français, mais il connaissait tout imparfaitement. «Voulez-vous
sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue»,
répétait-il à la pauvre petite qui certainement au début n'avait pas
compris ce qu'il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait
immobile devant lui. «Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue,
grand pied de grue, allez chercher votre oncle pour que je lui dise ce
que vous êtes, putain. » Juste à ce moment la voix de Jupien qui
rentrait en causant avec un de ses amis se fit entendre dans la cour, et
comme je savais que Morel était extrêmement poltron, je trouvai
inutile de joindre mes forces à celles de Jupien et de son ami,
lesquels dans un instant seraient dans la boutique et je remontai pour
éviter Morel qui, bien qu'ayant feint de tant désirer qu'on fît venir
Jupien, (probablement pour effrayer et dominer la petite, par un
chantage ne reposant peut-être sur rien) se hâta de sortir dès qu'il
l'entendit dans la cour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles
n'expliqueraient pas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces
scènes auxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de
force incalculable dans ce que les militaires appellent en matière
d'offensive le bénéfice de la surprise, et j'avais beau éprouver tant
de calme douceur à savoir qu'Albertine, au lieu de rester au
Trocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n'en avais pas moins dans
l'oreille l'accent de ces mots dix fois répétés: «grand pied de
grue, grand pied de grue», qui m'avaient bouleversé.
Peu à peu mon agitation se calma. Albertine allait rentrer. Je
l'entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentis que ma vie
n'était plus comme elle aurait pu être, et qu'avoir ainsi une femme
avec qui tout naturellement, quand elle allait être de retour, je
devrais sortir, vers l'embellissement de qui allait être de plus en
plus détournées les forces et l'activité de mon être, faisait de moi
comme une tige accrue, mais alourdie par le fruit opulent en qui passent
toutes ses réserves. Contrastant avec l'anxiété que j'avais encore il
y a une heure, le calme que me causait le retour d'Albertine était plus
vaste que celui que j'avais ressenti le matin avant son départ.
Anticipant sur l'avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu
près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la
présence imminente, importune, inévitable et douce, c'était le calme
(nous dispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d'un
sentiment familial et d'un bonheur domestique. Familial et domestique:
tel fut encore, non moins que le sentiment qui avait amené tant de paix
en moi tandis que j'attendais Albertine, celui que j'éprouvai ensuite
en me promenant avec elle. Elle ôta un instant son gant, soit pour
toucher ma main, soit pour m'éblouir en me laissant voir à son petit
doigt à côté de celle donnée par Mme Bontemps une bague où
s'étendait la large et liquide nappe d'une claire feuille de rubis:
«Encore une nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d'une
générosité! » «Non, celle-là ce n'est pas ma tante, dit-elle en
riant. C'est moi qui l'ai achetée, comme, grâce à vous, je peux faire
de grosses économies. Je ne sais même pas à qui elle a appartenu. Un
voyageur qui n'avait pas d'argent la laissa au propriétaire d'un hôtel
où j'étais descendue au Mans. Il ne savait qu'en faire et l'aurait
vendue bien au-dessous de sa valeur. Mais elle était encore bien trop
chère pour moi. Maintenant que, grâce à vous, je deviens une dame
chic, je lui ai fait demander s'il l'avait encore. Et la voici. » «Cela
fait bien des bagues, Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous
donner? En tous cas celle-ci est très jolie, je ne peux pas distinguer
les ciselures autour du rubis, on dirait une tête d'homme grimaçante.
Mais je n'ai pas une assez bonne vue. » «Vous l'auriez meilleure que
cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distingue pas non plus. »
Jadis il m'était souvent arrivé en lisant des mémoires, un roman, où
un homme sort toujours avec une femme, goûte avec elle, de désirer
pouvoir faire ainsi. J'avais cru parfois y réussir, par exemple en
amenant avec moi la maîtresse de Saint-Loup, en allant dîner avec
elle. Mais j'avais beau appeler à mon secours l'idée que je jouais
bien à ce moment-là le personnage que j'avais envié dans le roman,
cette idée me persuadait que je devais avoir du plaisir auprès de
Rachel et ne m'en donnait pas. C'est que chaque fois que nous voulons
imiter quelque chose qui fut vraiment réel, nous oublions que ce
quelque chose fut produit non par la volonté d'imiter, mais par une
force inconsciente, et réelle, elle aussi; mais cette impression
particulière que n'avait pu me donner tout mon désir d'éprouver un
plaisir délicat à me promener avec Rachel, voici maintenant que je
l'éprouvais sans l'avoir cherchée le moins du monde, mais pour des
raisons tout autres, sincères, profondes; pour citer un exemple, pour
cette raison que ma jalousie m'empêchait d'être loin d'Albertine, et,
du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller se promener sans
moi. Je ne l'éprouvais que maintenant parce que la connaissance est non
des choses extérieures qu'on veut observer, mais des sensations
involontaires, parce qu'autrefois une femme avait beau être dans la
même voiture que moi, elle n'était pas _en réalité_ à côté de
moi, tant que ne l'y recréait pas à tout instant un besoin d'elle
comme j'en avais un d'Albertine, tant que la caresse constante de mon
regard ne lui rendait pas sans cesse ces teintes qui demandent à être
perpétuellement rafraîchies, tant que les sens, même apaisés mais
qui se souviennent, ne mettaient pas sous ces couleurs la saveur et la
consistance, tant qu'unie aux sens et à l'imagination qui les exalte la
jalousie ne maintenait pas cette femme en équilibre auprès de moi par
une attraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation.
Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues dont les
hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me
rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairée par les
chrysanthèmes en attendant l'heure des lampes.
J'avais à peine le temps d'apercevoir, aussi séparé d'elles derrière
la vitre de l'auto que je l'aurais été derrière la fenêtre de ma
chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte,
illuminée par le beau temps comme une héroïne que mon désir
suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d'un
roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à
Albertine de m'arrêter et déjà n'étaient plus visibles les jeunes
femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé
la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées.
L'émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d'un marchand
de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était
l'émotion qu'on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l'Olympe
n'existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un
tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès
des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de
commettre un sacrilège, ils n'ont fait que leur ajouter, que leur
rendre la qualité, les attributs divers dont elles étaient
dépouillées. «Comment vous a semblé le Trocadéro, petite folle? »
«Je suis rudement contente de l'avoir quitté pour venir avec vous.
Comme monument c'est assez moche, n'est-ce pas? C'est de Davioud, je
crois. » «Mais comme ma petite Albertine s'instruit! En effet c'est de
Davioud, mais je l'avais oublié. » «Pendant que vous dormez je lis vos
livres, grand paresseux. » «Petite, voilà, vous changez tellement vite
et vous devenez tellement intelligente (c'était vrai, mais de plus je
n'étais pas fâché qu'elle eût la satisfaction, à défaut d'autres,
de se dire que du moins le temps qu'elle passait chez moi n'était pas
entièrement perdu pour elle) que je vous dirais au besoin des choses
qui seraient généralement considérées comme fausses et qui
correspondent à une vérité que je cherche. Vous savez ce que c'est
que l'impressionnisme? » «Très bien. » «Eh! bien! voyez ce que je
veux dire: vous vous rappelez l'église de Marcouville l'Orgueilleuse
qu'Elstir n'aimait pas parce qu'elle était neuve. Est-ce qu'il n'est
pas en contradiction avec son propre impressionnisme quand il retire
ainsi ces monuments de l'impression globale où ils sont compris pour
les amener hors de la lumière où ils sont dissous et examiner en
archéologue leur valeur intrinsèque? Quand il peint, est-ce qu'un
hôpital, une école, une affiche sur un mur ne sont pas de la même
valeur qu'une cathédrale inestimable qui est à côté dans une image
indivisible? Rappelez-vous comme la façade était cuite par le soleil,
comme le relief de ces saints de Marcouville surnageait dans la
lumière. Qu'importe qu'un monument soit neuf s'il paraît vieux et
même s'il ne le paraît pas. Ce que les vieux quartiers contiennent de
poésie a été extrait jusqu'à la dernière goutte, mais certaines
maisons nouvellement bâties pour de petits bourgeois cossus, dans des
quartiers neufs, où la pierre trop blanche est fraîchement sciée, ne
déchirent-elles pas l'air torride de midi en juillet, à l'heure où
les commerçants reviennent déjeuner dans la banlieue, d'un cri aussi
acide que l'odeur des cerises attendant que le déjeuner soit servi dans
la salle à manger obscure, où les prismes de verre pour poser les
couteaux projettent des feux multicolores et aussi beaux que les
verrières de Chartres? » «Ce que vous êtes gentil! Si je deviens
jamais intelligente, ce sera grâce à vous. » «Pourquoi dans une belle
journée détacher ses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de
girafe font penser à la chartreuse de Pavie? » «Il m'a rappelé aussi,
dominant comme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que
vous avez, je crois que c'est Saint-Sébastien, où il y a au fond une
ville en amphithéâtre et où on jurerait qu'il y a le Trocadéro? »
«Vous voyez bien! Mais comment avez-vous vu la reproduction de
Mantegna? Vous êtes renversante. » Nous étions arrivés dans des
quartiers plus populaires et l'érection d'une Vénus ancillaire
derrière chaque comptoir faisait de lui comme un autel suburbain au
pied duquel j'aurais voulu passer ma vie.
Comme on fait à la veille d'une mort prématurée, je dressais le
compte des plaisirs dont me privait le point final qu'Albertine mettait
à ma liberté. À Passy ce fut sur la chaussée même, à cause de
l'encombrement, que des jeunes filles se tenant par la taille
m'émerveillèrent de leur sourire. Je n'eus pas le temps de le bien
distinguer, mais il était peu probable que je le surprisse; dans toute
foule en effet, dans toute foule jeune, il n'est pas rare que l'on
rencontre l'effigie d'un noble profil. De sorte que ces cohues
populaires des jours de fête sont pour le voluptueux aussi précieuses
que pour l'archéologue le désordre d'une terre où une fouille fait
apparaître des médailles antiques. Nous arrivâmes au Bois. Je pensais
que si Albertine n'était pas sortie avec moi, je pourrais en ce moment,
au cirque des Champs-Élysées, entendre la tempête wagnérienne faire
gémir tous les cordages de l'orchestre, attirer à elle comme une
écume légère l'air de chalumeau que j'avais joué tout à l'heure, le
faire voler, le pétrir, le déformer, le diviser, l'entraîner dans un
tourbillon grandissant. Du moins je voulais que notre promenade fût
courte et que nous rentrions de bonne heure, car, sans en parler à
Albertine, j'avais décidé d'aller le soir chez les Verdurin. Ils
m'avaient envoyé dernièrement une invitation que j'avais jetée au
panier avec toutes les autres. Mais je me ravisais pour ce soir, car je
voulais tâcher d'apprendre quelles personnes Albertine avait pu
espérer rencontrer l'après-midi chez eux. À vrai dire j'en étais
arrivé avec Albertine à ce moment où, si tout continue de même, si
les choses se passent normalement, une femme ne sert plus pour nous que
de transition avec une autre femme. Elle tient à notre cœur encore,
mais bien peu; nous avons hâte d'aller chaque soir trouver des
inconnues, et surtout des inconnues connues d'elle, lesquelles pourront
nous raconter sa vie. Elle, en effet, nous avons possédé, épuisé
tout ce qu'elle a consenti à nous livrer d'elle-même. Sa vie, c'est
elle-même encore, mais justement la partie que nous ne connaissons pas,
les choses sur quoi nous l'avons vainement interrogée et que nous
pourrons recueillir sur des lèvres neuves.
Si ma vie avec Albertine devait m'empêcher d'aller à Venise, de
voyager, du moins j'aurais pu tantôt, si j'avais été seul, connaître
les jeunes midinettes éparses dans l'ensoleillement de ce beau dimanche
et dans la beauté de qui je faisais entrer pour une grande part la vie
inconnue qui les animait. Les yeux qu'on voit ne sont-ils pas tout
pénétrés par un regard dont on ne sait pas les images, les souvenirs,
les attentes, les dédains qu'il porte et dont on ne peut pas les
séparer? Cette existence qui est celle de l'être qui passe, ne
donnera-t-elle pas, selon ce qu'elle est, une valeur variable au
froncement de ces sourcils, à la dilatation de ces narines? La
présence d'Albertine me privait d'aller à elles et peut-être ainsi de
cesser de les désirer. Celui qui veut entretenir en soi le désir de
continuer à vivre et la croyance en quelque chose de plus délicieux
que les choses habituelles, doit se promener; car les rues, les avenues,
sont pleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas
approcher. Çà et là, entre les arbres, à l'entrée de quelque café,
une servante veillait comme une nymphe à l'orée d'un bois sacré,
tandis qu'au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de
l'arc immense de leurs bicyclettes posées à côté d'elles, comme
trois immortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur
lesquels elles accomplissaient leurs voyages mythologiques. Je
remarquais que chaque fois qu'Albertine les regardait un instant, toutes
ces filles, avec une attention profonde, se retournaient aussitôt vers
moi. Mais je n'étais trop tourmenté ni par l'intensité de cette
contemplation, ni par sa brièveté que l'intensité compensait; en
effet, pour cette dernière, il arrivait souvent qu'Albertine, soit
fatigue, soit manière de regarder particulière à un être attentif,
considérait ainsi dans une sorte de méditation, fût-ce mon père,
fût-ce Françoise; et quant à sa vitesse à se retourner vers moi,
elle pouvait être motivée par le fait qu'Albertine, connaissant mes
soupçons, pouvait vouloir, même s'ils n'étaient pas justifiés,
éviter de leur donner prise. Cette attention d'ailleurs, qui m'eût
semblé criminelle de la part d'Albertine (et tout autant si elle avait
eu pour objet des jeunes gens), je l'attachais, sans me croire un
instant coupable et en trouvant presque qu'Albertine l'était en
m'empêchant, par sa présence, de m'arrêter et de descendre vers
elles, sur toutes les midinettes. On trouve innocent de désirer et
atroce que l'autre désire. Et ce contraste entre ce qui concerne ou
bien nous, ou bien celle que nous aimons n'a pas trait au désir
seulement, mais aussi au mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui,
qu'il s'agisse de masquer par exemple les faiblesses quotidiennes d'une
santé qu'on veut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d'aller
sans froisser autrui à la chose que l'on préfère. Il est l'instrument
de conservation le plus nécessaire et le plus employé. Or c'est lui
que nous avons la prétention de bannir de la vie de celle que nous
aimons, c'est lui que nous épions, que nous flairons, que nous
détestons partout. Il nous bouleverse, il suffit à amener une rupture,
il nous semble cacher les plus grandes fautes, à moins qu'il ne les
cache si bien que nous ne les soupçonnions pas. Étrange état que
celui où nous sommes à ce point sensibles à un agent pathogène que
son pullulement universel rend inoffensif aux autres et si grave pour le
malheureux qui ne se trouve plus avoir d'immunité contre lui.
La vie de ces jolies filles (à cause de mes longues périodes de
réclusion, j'en rencontrais si rarement) me paraissait ainsi qu'à tous
ceux chez qui la facilité des réalisations n'a pas amorti la puissance
de concevoir, quelque chose d'aussi différent de ce que je connaissais,
d'aussi désirable que les villes les plus merveilleuses que promet le
voyage.
La déception éprouvée auprès des femmes que j'avais connues, dans
les villes où j'étais allé, ne m'empêchait pas de me laisser prendre
à l'attrait des nouvelles et de croire à leur réalité; aussi de
même que voir Venise--Venise dont le temps printanier me donnait aussi
la nostalgie et que le mariage avec Albertine m'empêcherait de
connaître--voir Venise dans un panorama que Ski eût peut-être
déclaré plus joli de tons que la ville réelle, ne m'eût en rien
remplacé le voyage à Venise dont la longueur déterminée sans que j'y
fusse pour rien me semblait indispensable à franchir; de même, si
jolie fût-elle, la midinette qu'une entremetteuse m'eût
artificiellement procurée, n'eût nullement pu se substituer pour moi
à celle qui, la taille dégingandée, passait en ce moment sous les
arbres en riant avec une amie. Celle que j'eusse trouvée dans une
maison de passe eût-elle été plus jolie que cela n'eût pas été la
même chose, parce que nous ne regardons pas les yeux d'une fille que
nous ne connaissons pas comme nous ferions d'une petite plaque d'opale
ou d'agate. Nous savons que le petit rayon qui l'irise ou les grains de
brillant qui les font étinceler sont tout ce que nous pouvons voir
d'une pensée, d'une volonté, d'une mémoire où réside la maison
familiale que nous ne connaissons pas, les amis chers que nous envions.
Arriver à nous emparer de tout cela, qui est si difficile, si rétif,
c'est ce qui donne sa valeur au regard bien plus que sa seule beauté
matérielle (par quoi peut être expliqué qu'un même jeune homme
éveille tout un roman dans l'imagination d'une femme qui a entendu dire
qu'il était le Prince de Galles, alors qu'elle ne fait plus attention
à lui quand elle apprend qu'elle s'est trompée); trouver la midinette
dans la maison de passe, c'est la trouver vidée de cette vie inconnue
qui la pénètre et que nous aspirons à posséder avec elle, c'est nous
approcher d'yeux devenus en effet de simples pierres précieuses, d'un
nez dont le froncement est aussi dénué de signification que celui
d'une fleur. Non, cette midinette inconnue et qui passait là, il me
semblait aussi indispensable, si je voulais continuer à croire à sa
réalité, d'essayer ses résistances en y adaptant mes directions, en
allant au-devant d'un affront, en revenant à la charge, en obtenant un
rendez-vous, en l'attendant à la sortie des ateliers, en connaissant
épisode par épisode ce qui composait la vie de cette petite, en
traversant ce dont s'enveloppait pour elle le plaisir que je cherchais
et la distance que ses habitudes différentes et sa vie spéciale
mettaient entre moi et l'attention, la faveur que je voulais atteindre
et capter que de faire un long trajet en chemin de fer si je voulais
croire à la réalité de Venise que je verrais et qui ne serait pas
qu'un spectacle d'exposition universelle. Mais ces similitudes mêmes du
désir et du voyage firent que je me promis de serrer un jour d'un peu
plus près la nature de cette force invisible mais aussi puissante que
les croyances, ou, dans le monde physique, que la pression
atmosphérique, qui portait si haut les cités, les femmes, tant que je
ne les connaissais pas, et qui se dérobait sous elles dès que je les
avais approchées, les faisait tomber aussitôt à plat sur la terre à
terre de la plus triviale réalité.
Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sa bicyclette
qu'elle arrangeait. Une fois la réparation faite, la jeune coureuse
monta sur sa bicyclette, mais sans l'enfourcher comme eût fait un
homme. Pendant un instant la bicyclette tangua, et le jeune corps sembla
s'être accru d'une voile, d'une aile immense; et bientôt nous vîmes
s'éloigner à toute vitesse la jeune créature mi-humaine, mi-ailée,
ange ou péri, poursuivant son voyage.
Voilà ce dont une vie avec Albertine me privait justement. Dont elle me
privait? N'aurais-je pas dû penser: dont elle me gratifiait au
contraire. Si Albertine n'avait pas vécu avec moi, avait été libre,
j'eusse imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets
possibles, probables, de son désir, de son plaisir. Elles me fussent
apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique,
représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au
cœur d'un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les
comédiennes, comme je les aurais haïes! Objet d'horreur, elles eussent
été exceptées pour moi de la beauté de l'univers. Le servage
d'Albertine, en me permettant de ne plus souffrir par elles, les
restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l'aiguillon
qui met au cœur la jalousie, il m'était loisible de les admirer, de
les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. En
enfermant Albertine, j'avais du même coup rendu à l'univers toutes ces
ailes chatoyantes qui bruissent dans les promenades, dans les bals, dans
les théâtres, et qui redevenaient tentatrices pour moi, parce qu'elles
ne pouvaient plus succomber à leur tentation. Elles faisaient la
beauté du monde. Elles avaient fait jadis celle d'Albertine. C'est
parce que je l'avais vue comme un oiseau mystérieux, puis comme une
grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, que je
l'avais trouvée merveilleuse. Une fois captif chez moi, l'oiseau que
j'avais vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la
congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues
on ne sait d'où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes
les chances qu'avaient les autres de l'avoir à eux. Elle avait peu à
peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où je
l'imaginais sans moi accostée par telle femme, ou tel jeune homme, pour
que je la revisse dans la splendeur de la plage, bien que ma jalousie
fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de mon imagination.
Mais malgré ces brusques sursauts où, désirée par d'autres, elle me
redevenait belle, je pouvais très bien diviser son séjour chez moi en
deux périodes, la première où elle était encore, quoique moins
chaque jour, la chatoyante actrice de la plage, La seconde où, devenue
la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait
ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour lui rendre des
couleurs.
Parfois, dans les heures où elle m'était le plus indifférente, me
revenait le souvenir d'un moment lointain où sur la plage, quand je ne
la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j'étais fort
mal et avec qui j'étais presque certain maintenant qu'elle avait eu des
relations, elle éclatait de rire en me regardant d'une façon
insolente. La mer polie et bleue bruissait tout autour. Dans le soleil
de la plage, Albertine, au milieu de ses amies, était la plus belle.
C'était une fille magnifique, qui dans le cadre habituel d'eaux
immenses m'avait, elle, précieux à la dame qui l'admirait, infligé ce
définitif affront. Il était définitif, car la dame retournait
peut-être à Balbec, constatait peut-être, sur la plage lumineuse et
bruissante, l'absence d'Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille
vécût chez moi, rien qu'à moi. Les eaux immenses et bleues, l'oubli
des préférences qu'elle avait pour cette jeune fille et qui allaient
à d'autres, s'étaient refermées sur l'avanie que m'avait faite
Albertine, l'enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors
la haine pour cette femme mordait mon cœur; pour Albertine aussi, mais
une haine mêlée d'admiration pour la belle jeune fille adulée, à la
chevelure merveilleuse, et dont l'éclat de rire sur la plage était un
affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et
du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur
d'autrefois. Et ainsi alternait, avec l'ennui un peu lourd que j'avais
auprès d'elle, un désir frémissant, plein d'orages magnifiques et de
regrets; selon qu'elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je
lui rendais sa liberté dans ma mémoire sur la digue, dans ses gais
costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer,
Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande
valeur, tantôt replongée en lui, m'échappant dans un passé que je ne
pourrais connaître, m'offensant, auprès de son amie, autant que
l'éclaboussure de la vague ou l'étourdissement du soleil, Albertine
remise sur la plage, ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d'amour
amphibie.
Ailleurs une bande nombreuse jouait au ballon. Toutes ces fillettes
avaient voulu profiter du soleil, car ces journées de février, même
quand elles sont si brillantes, ne durent pas tard et la splendeur de
leur lumière ne retarde pas la venue de son déclin. Avant qu'il fût
encore proche, nous eûmes quelque temps de pénombre, parce qu'après
avoir poussé jusqu'à la Seine, où Albertine admira, et par sa
présence m'empêcha d'admirer, les reflets de voiles rouges sur l'eau
hivernale et bleue, une maison blottie au loin comme un seul coquelicot
dans l'horizon clair dont Saint-Cloud semblait plus loin la
pétrification fragmentaire, friable et côtelée, nous descendîmes de
voiture et marchâmes longtemps; même pendant quelques instants je lui
donnai le bras, et il me semblait que cet anneau que le sien faisait
sous le mien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait
l'une à l'autre nos deux destinées.
À nos pieds, nos ombres parallèles, rapprochées et jointes, faisaient
un dessin ravissant. Sans doute il me semblait déjà merveilleux à la
maison qu'Albertine habitât avec moi, que ce fût elle qui s'étendît
sur mon lit. Mais c'en était comme l'exportation au dehors, en pleine
nature, que devant ce lac du Bois que j'aimais tant, au pied des arbres,
ce fût justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de
son buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté de la mienne
sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel sans
doute, mais non pas moins intime, qu'au rapprochement, à la fusion de
nos corps, à celle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la
voiture. Et elle s'engagea pour le retour dans de petites allées
sinueuses où les arbres d'hiver habillés de lierre et de ronces, comme
des ruines, semblaient conduire à la demeure d'un magicien. À peine
sortis de leur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois,
le plein jour si clair encore que je croyais avoir le temps de faire
tout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instants
seulement après, au moment où notre voiture approchait de l'Arc de
Triomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d'effroi que
j'aperçus au-dessus de Paris la lune pleine et prématurée comme le
cadran d'une horloge arrêtée qui nous fait croire qu'on s'est mis en
retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. Pour Albertine, c'était
aussi revenir chez moi. La présence des femmes, si aimées
soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer, ne donne pas cette
paix que je goûtais dans la présence d'Albertine assise au fond de la
voiture à côté de moi, présence qui nous acheminait non au vide où
l'on est séparé, mais à la réunion plus stable encore et mieux
enclose dans mon chez-moi, qui était aussi son chez-elle, symbole
matériel de la possession que j'avais d'elle. Certes pour posséder il
faut avoir désiré.
Nous ne possédons une ligne, une surface, un
volume que si notre amour l'occupe. Mais Albertine n'avait pas été
pour moi pendant notre promenade, comme avait été jadis Rachel, une
vaine poussière de chair et d'étoffe. L'imagination de mes yeux, de
mes lèvres, de mes mains, avait à Balbec si solidement construit, si
tendrement poli son corps que maintenant dans cette voiture, pour
toucher ce corps, pour le contenir, je n'avais pas besoin de me serrer
contre Albertine, ni même de la voir, il me suffisait de l'entendre, et
si elle se taisait de la savoir auprès de moi; mes sens tressés
ensemble l'enveloppaient tout entière et quand, arrivée devant la
maison, tout naturellement elle descendit, je m'arrêtai un instant pour
dire au chauffeur de revenir me prendre, mais mes regards
l'enveloppaient encore tandis qu'elle s'enfonçait devant moi sous la
voûte, et c'était toujours ce même calme inerte et domestique que je
goûtais à la voir ainsi lourde, empourprée, opulente et captive,
rentrer tout naturellement avec moi, comme une femme que j'avais à moi,
et, protégée par les murs, disparaître dans notre maison.
Malheureusement elle semblait s'y trouver en prison et être de l'avis
de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle
n'était pas contente d'être dans une aussi belle demeure que Liancourt
répondit qu'«il n'est pas de belle prison», si j'en jugeais par l'air
triste et las qu'elle eut ce soir-là pendant notre dîner en
tête-à-tête dans sa chambre. Je ne le remarquai pas d'abord; et
c'était moi qui me désolais de penser que s'il n'y avait pas eu
Albertine (car avec elle j'eusse trop souffert de la jalousie dans un
hôtel où elle eût toute la journée subi le contact de tant
d'êtres), je pourrais en ce moment dîner à Venise dans une de ces
petites salles à manger surbaissées comme une cale de navire, et où
on voit le grand canal par de petites fenêtres cintrées qu'entourent
des moulures mauresques.
Je dois ajouter qu'Albertine admirait beaucoup chez moi un grand bronze
de Barbedienne qu'avec beaucoup de raison Bloch trouvait fort laid. Il
en avait peut-être moins de s'étonner que je l'eusse gardé. Je
n'avais jamais cherché comme lui à faire des ameublements artistiques,
à composer des pièces, j'étais trop paresseux pour cela, trop
indifférent à ce que j'avais l'habitude d'avoir sous les yeux. Puisque
mon goût ne s'en souciait pas, j'avais le droit de ne pas nuancer mon
intérieur. J'aurais peut-être pu malgré cela ôter le bronze. Mais
les choses laides et cossues sont fort utiles, car elles ont auprès des
personnes qui ne nous comprennent pas, qui n'ont pas notre goût et dont
nous pouvons être amoureux, un prestige que n'aurait pas une fière
chose qui ne révèle pas sa beauté. Or les êtres qui ne nous
comprennent pas sont justement les seuls à l'égard desquels il puisse
nous être utile d'user d'un prestige que notre intelligence suffit à
nous assurer auprès d'êtres supérieurs. Albertine avait beau
commencer à avoir du goût, elle avait encore un certain respect pour
le bronze, et ce respect rejaillissait sur moi en une considération
qui, venant d'Albertine, m'importait infiniment plus que de garder un
bronze un peu déshonorant, puisque j'aimais Albertine.
Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d'un coup de me peser et
je souhaitais de le prolonger encore, parce qu'il me semblait apercevoir
qu'Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute chaque fois que je
lui avais demandé si elle ne se déplaisait pas chez moi, elle m'avait
toujours répondu qu'elle ne savait pas où elle pourrait être plus
heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de
nostalgie, d'énervement.
Certes si elle avait les goûts que je lui avais crus, cet empêchement
de jamais les satisfaire devait être aussi incitant pour elle qu'il
était calmant pour moi, calmant au point que j'eusse trouvé
l'hypothèse que je l'avais accusée injustement la plus vraisemblable
si dans celle-ci je n'eusse eu beaucoup de peine à expliquer cette
application extraordinaire que mettait Albertine à ne jamais être
seule, à ne jamais être libre, à ne pas s'arrêter un instant devant
la porte quand elle rentrait, à se faire accompagner ostensiblement,
chaque fois qu'elle allait téléphoner, par quelqu'un qui pût me
répéter ses paroles, par Françoise, par Andrée, à me laisser
toujours seul, sans avoir l'air que ce fût exprès, avec cette
dernière, quand elles étaient sorties ensemble pour que je pusse me
faire faire un rapport détaillé sur leur sortie. Avec cette
merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements vite réprimés
d'impatience, qui me firent me demander si Albertine n'aurait pas formé
le projet de secouer sa chaîne. Des faits accessoires étayaient ma
supposition. Ainsi, un jour où j'étais sorti seul, ayant rencontré,
près de Passy, Gisèle, nous causâmes de choses et d'autres. Bientôt
assez heureux de pouvoir le lui apprendre, je lui dis que je voyais
constamment Albertine. Gisèle me demanda où elle pourrait la trouver
car elle avait justement quelque chose à lui dire. «Quoi donc? » «Des
choses qui se rapportaient à de petites camarades à elle. » «Quelles
camarades? Je pourrai peut-être vous renseigner, ce qui ne vous
empêchera pas de la voir. » «Oh! des camarades d'autrefois, je ne me
rappelle pas les noms», répondit Gisèle d'un air vague, en battant en
retraite. Elle me quitta croyant avoir parlé avec une prudence telle
que rien ne pouvait me paraître que très clair. Mais le mensonge est
si peu exigeant, a besoin de si peu de chose pour se manifester! S'il
s'était agi de camarades d'autrefois, dont elle ne savait même pas les
noms, pourquoi aurait-elle eu «justement» besoin d'en parler à
Albertine. Cet adverbe assez parent d'une expression chère à Madame
Cottard: «cela tombe à pic», ne pouvait s'appliquer qu'à une chose
particulière, opportune, peut-être urgente, se rapportant à des
êtres déterminés. D'ailleurs rien que la façon d'ouvrir la bouche
comme quand on va bâiller, d'un air vague, en me disant (en reculant
presque avec son corps, comme elle faisait machine en arrière à partir
de ce moment dans notre conversation): «Ah! je ne sais pas, je ne me
rappelle pas les noms», faisait aussi bien de sa figure, et,
s'accordant avec elle, de sa voix, une figure de mensonge, que l'air
tout autre, serré, animé, à l'avant, de «j'ai justement» signifiait
une vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m'eût-il
servi? Certes elle ne mentait pas de la même manière qu'Albertine. Et
certes les mensonges d'Albertine m'étaient plus douloureux. Mais
d'abord il y avait entre eux un point commun: le fait même du mensonge
qui, dans certains cas, est une évidence. Non pas de la réalité qui
se cache dans ce mensonge. On sait bien que chaque assassin en
particulier s'imagine avoir tout si bien combiné qu'il ne sera pas
pris, et parmi les menteurs, plus particulièrement les femmes qu'on
aime. On ignore où elle est allée, ce qu'elle y a fait. Mais au moment
même où elle parle, où elle parle d'une autre chose sous laquelle il
y a cela, qu'elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément, et
la jalousie redoublée puisqu'on sent le mensonge, et qu'on n'arrive pas
à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensonge était
donnée par bien des particularités qu'on a déjà vues au cours de ce
récit, mais principalement par ceci que quand elle mentait son récit
péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par
excès au contraire de petits faits destinés à le rendre
vraisemblable. Le vraisemblable, malgré l'idée que se fait le menteur,
n'est pas du tout le vrai. Dès qu'en écoutant quelque chose de vrai,
on entend quelque chose qui est seulement vraisemblable, qui l'est
peut-être plus que le vrai, qui l'est peut-être trop, l'oreille un peu
musicienne sent que ce n'est pas cela, comme pour un vers faux, ou un
mot lu à haute voix pour un autre. L'oreille le sent, et si l'on aime,
le cœur s'alarme. Que ne songe-t-on alors, quand on change toute sa vie
parce qu'on ne sait pas si une femme est passée rue de Berri ou rue
Washington, que ne songe-t-on que ces quelques mètres de différence,
et la femme elle-même, seront réduits au cent millionième
(c'est-à-dire à une grandeur que nous ne pouvons percevoir), si
seulement nous avons la sagesse de rester quelques années sans voir
cette femme et que ce qui était Gulliver en bien plus grand deviendra
une lilliputienne qu'aucun microscope--au moins du cœur--car celui de
la mémoire indifférente est plus puissant et moins fragile--ne pourra
plus percevoir! Quoi qu'il en soit, s'il y avait un point commun--le
mensonge même==entre ceux d'Albertine et de Gisèle, pourtant Gisèle
ne mentait pas de la même manière qu'Albertine, ni non plus de la
même manière qu'Andrée, mais leurs mensonges respectifs
s'emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une
grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable
de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple,
où le malheureux auteur n'arrivera jamais, malgré la diversité des
personnalités composantes, à savoir s'il est ou non floué. Le
directeur du journal ou de la revue ment avec une attitude de
sincérité d'autant plus solennelle qu'il a besoin de dissimuler en
mainte occasion qu'il fait exactement la même chose et se livre aux
mêmes pratiques mercantiles que celles qu'il a flétries chez les
autres directeurs de journaux ou de théâtres, chez les autres
éditeurs, quand il a pris pour bannière, levé contre eux l'étendard
de la Sincérité. Avoir proclamé (comme chef d'un parti politique,
comme n'importe quoi) qu'il est atroce de mentir, oblige le plus souvent
à mentir plus que les autres, sans quitter pour cela le masque
solennel, sans déposer la tiare auguste de la sincérité. L'associé
de l'«homme sincère» ment autrement et de façon plus ingénue. Il
trompe son auteur comme il trompe sa femme, avec des trucs de
vaudeville. Le secrétaire de la rédaction, honnête homme et grossier,
ment tout simplement, comme un architecte qui vous promet que votre
maison sera prête, à une époque où elle ne sera pas commencée. Le
rédacteur en chef, âme angélique, voltige au milieu des trois autres,
et sans savoir de quoi il s'agit, leur porte, par scrupule fraternel et
tendre solidarité, le secours précieux d'une parole insoupçonnable.
Ces quatre personnes vivent dans une perpétuelle dissension que
l'arrivée de l'auteur fait cesser. Par-dessus les querelles
particulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire de venir en
aide au «corps» menacé. Sans m'en rendre compte, j'avais depuis
longtemps joué le rôle de cet auteur vis-à-vis de la «petite
bande». Si Gisèle avait pensé, quand elle avait dit: «justement»,
à telle camarade d'Albertine disposée à voyager avec elle dès que
mon amie, sous un prétexte ou un autre, m'aurait quitté, et à
prévenir Albertine que l'heure était venue ou sonnerait bientôt,
Gisèle se serait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire; il
était donc bien inutile de lui poser des questions. Des rencontres
comme celles de Gisèle n'étaient pas seules à accentuer mes doutes.
Par exemple, j'admirais les peintures d'Albertine. Les peintures
d'Albertine, touchantes distractions de la captive, m'émurent tant que
je la félicitai. «Non, c'est très mauvais, mais je n'ai jamais pris
une seule leçon de dessin. » «Mais un soir vous m'aviez fait dire à
Balbec que vous étiez restée à prendre une leçon de dessin. » e lui
rappelai le jour et je lui dis que j'avais bien compris tout de suite
qu'on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine
rougit. «C'est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin,
je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne
vous mens plus jamais. » J'aurais tant voulu savoir quels étaient les
nombreux mensonges du début, mais je savais d'avance que ses aveux
seraient de nouveaux mensonges. Aussi je me contentai de l'embrasser. Je
lui demandai seulement un de ces mensonges. Elle répondit: «Eh bien!
par exemple que l'air de la mer me faisait mal. » Je cessai d'insister
devant ce mauvais vouloir.
Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux était sans
doute de lui faire croire que j'allais moi-même la rompre. En tous cas,
ce projet mensonger je ne pouvais le lui confier en ce moment, elle
était revenue avec trop de gentillesse du Trocadéro tout à l'heure;
ce que je pouvais faire, bien loin de l'affliger d'une menace de
rupture, c'était tout au plus de taire les rêves de perpétuelle vie
commune que formait mon cœur reconnaissant. En la regardant, j'avais de
la peine à me retenir de les épancher en elle, et peut-être s'en
apercevait-elle. Malheureusement leur expression n'est pas contagieuse.
Le cas d'une vieille femme maniérée comme M. de Charlus qui, à force
de ne voir dans son imagination qu'un fier jeune homme, croit devenir
lui-même fier jeune homme et d'autant plus qu'il devient plus maniéré
et plus risible, ce cas est plus général, et c'est l'infortune d'un
amant épris de ne pas se rendre compte que, tandis qu'il voit une
figure belle devant lui, sa maîtresse voit sa figure à lui qui n'est
pas rendue plus belle, au contraire, quand la déforme le plaisir qu'y
fait naître la vue de la beauté. Et l'amour n'épuise même pas toute
la généralité de ce cas; nous ne voyons pas notre corps, que les
autres voient, et nous «suivons» notre pensée, l'objet invisible aux
autres qui est devant nous. Cet objet-là parfois l'artiste le fait voir
dans son œuvre. De là vient que les admirateurs de celle-ci sont
désillusionnés par l'auteur dans le visage de qui cette beauté
intérieure s'est imparfaitement reflétée.
Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour
nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être
nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle
disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait
quelque chose de pénible d'une autre façon que je ne peux dire en ce
récit. C'est terrible d'avoir la vie d'une autre personne attachée à
la sienne comme une bombe qu'on tiendrait sans qu'on puisse la lâcher
sans crime. Mais qu'on prenne comme comparaison les hauts et les bas,
les dangers, l'inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des
choses fausses et vraisemblables qu'on ne pourra plus expliquer,
sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, je
plaignais M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la
scène de l'après-midi me fit sentir le côté gauche de ma poitrine
bien plus gros que l'autre); en laissant de côté les relations qu'ils
avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer au début que
Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient
dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu'aux jours de
mélancolie où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans
pouvoir fournir d'explications, l'insultait de sa méfiance, à l'aide
de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçait de
résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le
plus retors de l'intérêt le plus immédiat. Tout ceci n'est que
comparaison. Albertine n'était pas folle.
* * *
J'appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fit beaucoup de
peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie durait depuis
longtemps. Non pas celle évidemment qu'il avait eue d'abord et qui
était naturelle. La nature ne semble guère capable de donner que des
maladies assez courtes. Mais la médecine s'est annexé l'art de les
prolonger. Les remèdes, la rémission qu'ils procurent, le malaise que
leur interruption fait renaître, composent un simulacre de maladie que
l'habitude du patient finit par stabiliser, par styliser, de même que
les enfants toussent régulièrement par quintes, longtemps après
qu'ils sont guéris de la coqueluche. Puis les remèdes agissent
moins,--on les augmente, ils ne font plus aucun bien, mais ils ont
commencé à faire du mal grâce à cette indisposition durable. La
nature ne leur aurait pas offert une durée si longue. C'est une grande
merveille que la médecine égalant presque la nature puisse forcer à
garder le lit, à continuer sous peine de mort l'usage d'un médicament.
Dès lors la maladie artificiellement greffée a pris racine, est
devenue une maladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence
que les maladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée la
médecine, car elle ignore le secret de la guérison.
Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui.
D'ailleurs, il n'avait jamais aimé le monde, ou l'avait aimé un seul
jour pour le mépriser comme tout le reste et de la même façon, qui
était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu'on ne peut
obtenir, mais aussitôt qu'on a obtenu. Il vivait si simplement qu'on ne
soupçonnait pas à quel point il était riche, et l'eût-on su qu'on se
fût trompé encore, l'ayant cru alors avare alors que personne ne fut
jamais si généreux. Il l'était surtout avec des femmes, des fillettes
pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu
de chose. Il s'excusait à ses propres yeux parce qu'il savait ne
pouvoir jamais si bien produire que dans l'atmosphère de se sentir
amoureux. L'amour, c'est trop dire, le plaisir un peu enfoncé dans la
chair, aide au travail des lettres parce qu'il anéantit les autres
plaisirs, par exemple les plaisirs de la société, ceux qui sont les
mêmes pour tout le monde. Et même si cet amour amène des
désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la
surface de l'âme qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le
désir n'est donc pas inutile à l'écrivain pour l'éloigner des autres
hommes d'abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques
mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a
tendance à s'immobiliser. On n'arrive pas à être heureux mais on fait
des remarques sur les raisons qui empêchent de l'être et qui nous
fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception.
Les rêves ne sont pas réalisables, nous le savons; nous n'en
formerions peut-être pas sans le désir, et il est utile d'en former
pour les voir échouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte se
disait-il: «Je dépense plus que des multimillionnaires pour des
fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu'elles me donnent me
font écrire un livre qui me rapporte de l'argent. » Économiquement ce
raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque
agrément à transmuter ainsi l'or en caresses et les caresses en or.
Nous avons vu au moment de la mort de ma grand'mère que la vieillesse
fatiguée aimait le repos. Or dans le monde il n'y a que la
conversation. Elle y est stupide, mais a le pouvoir de supprimer les
femmes qui ne sont plus que questions et réponses. Hors du monde les
femmes redeviennent ce qui est si reposant pour le vieillard fatigué,
un objet de contemplation. En tout cas, maintenant, il n'était plus
question de rien de tout cela. J'ai dit que Bergotte ne sortait plus de
chez lui, et quand il se levait une heure dans sa chambre, c'était tout
enveloppé de châles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment
de s'exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s'en
excusait auprès des rares amis qu'il laissait pénétrer auprès de lui
et montrant ses tartans, ses couvertures, il disait gaiement: «Que
voulez-vous, mon cher, Anaxagore l'a dit, la vie est un voyage». Il
allait ainsi se refroidissant progressivement, petite planète qui
offrait une image anticipée de la grande quand peu à peu la chaleur se
retirera de la terre, puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin,
car si avant dans les générations futures que brillent les œuvres des
hommes, encore faut-il qu'il y ait des hommes. Si certaines espèces
d'animaux résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand il n'y
aura plus d'hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte ait duré
jusque-là, brusquement elle s'éteindra à tout jamais. Ce ne sont pas
les derniers animaux qui le liront, car il est peu probable que, comme
les apôtres à la Pentecôte, ils puissent comprendre le langage des
divers peuples humains sans l'avoir appris.
Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait
d'insomnies, et ce qui est pire, dès qu'il s'endormait, de cauchemars
qui, s'il s'éveillait, faisaient qu'il évitait de se rendormir.
Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que
grâce à eux, grâce à la contradiction qu'ils présentent avec la
réalité qu'on a devant soi à l'état de veille, ils nous donnent, au
plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi.
Mais les cauchemars de Bergotte n'étaient pas cela. Quand il parlait de
cauchemars, autrefois il entendait des choses désagréables qui se
passaient dans son cerveau. Maintenant, c'est comme venus du dehors de
lui qu'il percevait une main munie d'un torchon mouillé qui, passée
sur sa figure par une femme méchante, s'efforçait de le réveiller,
d'intolérables chatouillements sur les hanches, la rage--parce que
Bergotte avait murmuré en dormant qu'il conduisait mal--d'un cocher fou
furieux qui se jetait sur l'écrivain et lui mordait les doigts, les lui
sciait. Enfin dès que dans son sommeil l'obscurité était suffisante,
la nature faisait une espèce de répétition sans costumes de l'attaque
d'apoplexie qui l'emporterait: Bergotte entrait en voiture sous le
porche du nouvel hôtel des Swann, voulait descendre. Un vertige
foudroyant le clouait sur sa banquette, le concierge essayait de l'aider
à descendre, il restait assis ne pouvant se soulever, dresser ses
jambes. Il essayait de s'accrocher au pilier de pierre qui était devant
lui, mais n'y trouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout.
Il consulta les médecins qui, flattés d'être appelés par lui, virent
dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu'il n'avait
rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui
conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien),
de profiter davantage du soleil «indispensable à la vie» (il n'avait
dû quelques années de mieux relatif qu'à sa claustration chez lui),
de s'alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses
cauchemars). Un de ses médecins étant doué de l'esprit de
contradiction et de taquinerie, dès que Bergotte le voyait en l'absence
des autres, et pour ne pas le froisser, lui soumettait comme des idées
de lui ce que les autres lui avaient conseillé: le médecin
contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faire ordonner
quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt, et souvent
avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins de la cause que
devant l'évidence des objections matérielles que faisait Bergotte, le
docteur contredisant était obligé dans la même phrase de se
contredire lui-même, mais, pour des raisons nouvelles, renforçait la
même prohibition. Bergotte revenait à un des premiers médecins, homme
qui se piquait d'esprit, surtout devant un des maîtres de la plume et
qui, si Bergotte insinuait: «Il me semble pourtant que le Dr X. . .
m'avait dit--autrefois bien entendu--que cela pouvait me congestionner
le rein et le cerveau. . . », souriait malicieusement, levait le doigt et
prononçait: «J'ai dit user, je n'ai pas dit abuser. Bien entendu tout
remède, si on exagère, devient une arme à double tranchant. » Il y a
dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme
dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu'aucune autorisation
du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons
que les bains froids nous font mal, nous les aimons, nous trouverons
toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu'ils
ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que,
par sagesse, il s'était défendu depuis des années. Au bout de
quelques semaines, les accidents d'autrefois avaient reparu, les
récents s'étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les
minutes, à laquelle s'ajoutait l'insomnie coupée de brefs cauchemars,
Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec
excès, de différents narcotiques, lisant avec confiance le prospectus
accompagnant chacun d'eux, prospectus qui proclamait la nécessité du
sommeil mais insinuait que tous les produits qui l'amènent (sauf celui
contenu dans le flacon qu'il enveloppait et qui ne produisait jamais
d'intoxication) étaient toxiques et par là rendaient le remède pire
que le mal. Bergotte les essaya tous. Certains sont d'une autre famille
que ceux auxquels nous sommes habitués, dérivés par exemple de
l'amyle et de l'éthyle. On n'absorbe le produit nouveau, d'une
composition toute différente, qu'avec la délicieuse attente de
l'inconnu. Le cœur bat comme à un premier rendez-vous. Vers quels
genres ignorés de sommeil, de rêves, le nouveau venu va-t-il nous
conduire? Il est maintenant en nous, il a la direction de notre pensée.
De quelle façon allons-nous nous endormir? Et une fois que nous le
serons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quels
gouffres inexplorés le maître tout-puissant nous conduira-t-il? Quel
groupement nouveau de sensations allons-nous connaître dans ce voyage?
Nous mènera-t-il au malaise? À la béatitude? À la mort? Celle de
Bergotte survint la veille de ce jour-là et où il s'était ainsi
confié à un de ces amis (ami? ennemi? ) trop puissant. Il mourut dans
les circonstances suivantes. Une crise d'urémie assez légère était
cause qu'on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit
que dans la _Vue de Delft_ de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye
pour une exposition hollandaise), tableau qu'il adorait et croyait
connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu'il ne se rappelait
pas) était si bien peint, qu'il était, si on le regardait seul, comme
une précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même. Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à
l'exposition. Dès les premières marches qu'il eut à gravir, il fut
pris d'étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice,
et qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Venise, ou d'une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le
Ver Meer qu'il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce
qu'il connaissait, mais où, grâce à l'article du critique, il
remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le
sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de
mur jaune. Ses étourdissements augmentaient; il attachait son regard,
comme un enfant à un papillon jaune qu'il veut saisir, au précieux
petit pan de mur. «C'est ainsi que j'aurais dû écrire, disait-il. Mes
derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches
de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit
pan de mur jaune. » Cependant la gravité de ses étourdissements ne lui
échappait pas. Dans une céleste balance lui apparaissait, chargeant
l'un des plateaux, sa propre vie, tandis que l'autre contenait le petit
pan de mur si bien peint en jaune. Il sentait qu'il avait imprudemment
donné le premier pour le second. «Je ne voudrais pourtant pas, se
disait-il, être pour les journaux du soir le fait divers de cette
exposition. »
Il se répétait: «Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de
mur jaune. » Cependant il s'abattit sur un canapé circulaire; aussi
brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à
l'optimisme, se dit: «C'est une simple indigestion que m'ont donnée
ces pommes de terre pas assez cuites, ce n'est rien. » Un nouveau coup
l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les
visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais? Qui peut le dire?
Certes les expériences spirites, pas plus que les dogmes religieux,
n'apportent la preuve que l'âme subsiste. Ce qu'on peut dire, c'est que
tout se passe dans notre vie comme si nous y entrions avec le faix
d'obligations contractées dans une vie antérieure; il n'y a aucune
raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous
croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être
polis, ni pour l'artiste cultivé à ce qu'il se croie obligé de
recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera
importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur
jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à
jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces
obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent
appartenir à un monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le
sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous
sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d'y retourner
revivre sous l'empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi
parce que nous en portions l'enseignement en nous, sans savoir qui les y
avait tracées,--ces lois dont tout travail profond de l'intelligence
nous rapproche et qui sont invisibles seulement--et encore! --pour les
sots. De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est
sans invraisemblance.
On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses
livres disposés trois par trois veillaient comme des anges aux ailes
éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa
résurrection.
J'appris, ai-je dit, ce jour-là que Bergotte était mort. Et j'admirais
l'inexactitude des journaux qui--reproduisant les uns et les autres une
même note--disaient qu'il était mort la veille. Or la veille,
Albertine l'avait rencontré, me raconta-t-elle le soir même, et cela
l'avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec
elle. C'est sans doute avec elle qu'il avait eu son dernier entretien.
Elle le connaissait par moi qui ne le voyais plus depuis longtemps, mais
comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, j'avais, un
an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il m'avait
accordé ce que j'avais demandé, tout en souffrant un peu, je crois,
que je ne le revisse que pour faire plaisir à une autre personne, ce
qui confirmait mon indifférence pour lui. Ces cas sont fréquents:
parfois celui ou celle qu'on implore non pour le plaisir de causer de
nouveau avec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément,
que notre protégée croit que nous nous sommes targués d'un faux
pouvoir; plus souvent le génie ou la beauté célèbre consentent, mais
humiliés dans leur gloire, blessés dans leur affection, ne nous
gardent plus qu'un sentiment amoindri, douloureux, un peu méprisant. Je
devinai longtemps après que j'avais faussement accusé les journaux
d'inexactitude, car ce jour-là Albertine n'avait nullement rencontré
Bergotte, mais je n'en avais point eu un seul instant le soupçon tant
elle me l'avait conté avec naturel, et je n'appris que bien plus tard
l'art charmant qu'elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu'elle
disait, ce qu'elle avouait avait tellement les mêmes caractères que
les formes de l'évidence--ce que nous voyons, ce que nous apprenons
d'une manière irréfutable--qu'elle semait ainsi dans les intervalles
de la vie les épisodes d'une autre vie dont je ne soupçonnais pas
alors la fausseté et dont je n'ai eu que beaucoup plus tard la
perception.
