tudes qui ne
pouvaient
s'appliquer aux affaires de ce monde.
Madame de Stael - De l'Allegmagne
dain les plus hautes pense?
es, parce qu'elles exigent
une attention re? fle? chie; mais ce qu'on trouverait insupportable,
c'est le superficiel et le commun, car le vide est a` la longue sin-
gulie`rement lourd.
Voltaire sentait si bien l'influence que les syste`mes me? taphy-
siques exercent sur la tendance ge? ne? rale des esprits, que c'est
pour combattre Leibnitz qu'il a compose? Candide. Il prit une
humeur singulie`re contre les causes finales, l'optimisme, le libre
arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui rele`-
vent la dignite? de l'homme, et il fit Candide, cet ouvrage d'une
gaiete? infernale; car il semble e? crit par un e^tre d'une autre na-
ture que nous, indiffe? rent a` notre sort, content de nos souf-
frances, et riant comme un de? mon, ou comme un singe, des
mise`res de cette espe`ce humaine avec laquelle il n'a rien de
commun. Le plus grand poe`te du sie`cle, l'auteur A'^lzire, de
Tancre`de, de Me? rope, de Zai? re et de Brutus, me? connut
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 406 DU PERS1FLAGE.
dans cet e? crit toutes les grandeurs morales qu'il avait si digne-
ment ce? le? bre? es.
Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentait et pensait
dans le ro^le d'un autre, il e? tait admirable; mais quand il reste
dans le sien propre, il est persifleur et cynique. La me^me mobi-
lite? qui lui faisait prendre le caracte`re des personnages qu'il
voulait peindre, ne lui a que trop bien inspire? le langage qui,
dans de certains moments, convenait a` celui de Voltaire.
Candide met en action cette philosophie moqueuse si indul-
gente en apparence, si fe? roce en re? alite? ; il pre? sente la nature
humaine sous le plus de? plorable aspect, et nous offre pour
toute consolation le rire sardonique qui nous affranchit de la
pitie? envers les autres, en nous y faisant renoncer pour nous-
me^mes.
C'est en conse? quence de ce syste`me, que Voltaire a pour but,
dans son Histoire universelle, d'attribuer les actions vertueuses,
comme les grands crimes , a` des e? ve? nements fortuits qui o^tent aux unes tout leur me? rite et tout leur tort aux autres. En effet,
s'il n'y a rien dans l'a^me que ce que les sensations y ont mis,
l'on ne doit plus reconnai^tre que deux choses re? elles et durables
sur la terre, la force et le bien-e^tre, la tactique et la gastrono-
mie; mais si l'on fait gra^ce encore a` l'esprit, tel que la philoso-
phie moderne l'a forme? , il sera biento^t re? duit a` de? sirer qu'un
peu de nature exalte? e reparaisse, pour avoir au moins contre
quoi s'exercer.
Les stoi? ciens ont souvent re? pe? te? qu'il fallait braver tous les
coups du sort, et ne s'occuper que de ce qui de? pend de notre
a^me, nos sentiments et nos pense? es. La philosophie des sensa-
tions aurait un re? sultat tout a` fait inverse; ce sont nos senti-
ments et nos pense? es dont elle nous de? barrasserait, pour tour-
ner tous nos efforts vers le bien-e^tre mate? riel; elle nous dirait:
<< Attachez-vous au moment pre? sent, conside? rez comme des
chime`res tout ce qui sort du cercle des plaisirs ou des affaires
de ce monde, et passez cette courte vie le mieux que vous pour-
rez, en soignant votre sante? , qui est la base du bonheur. >> On
a connu de tout temps ces maximes; mais on les croyait re? ser-
ve? es aux valets dans les come? dies, et de nos jours on a fait la
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DU PERSIFLAGE. 407
doctrine de la raison, fonde? e sur la ne? cessite? , doctrine bien dif-
fe? rente de la re? signation religieuse, car l'une est aussi vulgaire
que l'autre est noble et releve? e.
Ce qui<<st singulier, c'est d'avoir su tirer d'une philosophie
aussi commune la the? orie de l'e? le? gance; notre pauvre nature est
souvent e? goi? ste et vulgaire, il faut s'en affliger; mais c'est s'en
vanter qui est nouveau. L'indiffe? rence et le de? dain pour les cho-
ses exalte? es sont devenus le type de la gra^ce, et les plaisanteries
ont e? te? dirige? es contre l'inte? re^t vif qu'on peut mettre a` tout ce
qui n'a pas dans ce monde un re? sultat positif.
Le principe raisonne? dela frivolite? du coeur et de l'esprit,
c'est la me? taphysique qui rapporte toutes nos ide? es a` nos sensa-
tions; car il ne nous vient rien que de superficiel par le dehors,
et la vie se? rieuse est au fond de l'a^me. Si la fatalite? mate? rialiste,
admise comme the? orie de l'esprit humain, conduisait au de? gou^t
de tout ce qui est exte? rieur, comme a` l'incre? dulite? sur tout ce
qui est intime, il y aurait encore dans ces syste`mes une certaine
noblesse inactive, une indolence orientale qui pourrait avoir
quelque grandeur, et des philosophes grecs ont trouve? le moyen
de mettre presque de la dignite? dans l'apathie; mais l'empire
des sensations, en affaiblissant par degre? s le sentiment, a laisse?
subsister l'activite? de l'inte? re^t personnel, et ce ressort des actions
a e? te? d'autant plus puissant, qu'on avait brise? tous les autres.
A l'incre? dulite? de l'esprit, a` l'e? goi? sme du coeur, il faut encore
ajouter la doctrine sur la conscience qu'Helve? tius a de? veloppe? e,
lorsqu'il a dit que les actions vertueuses en elles-me^mes avaient
pour but d'obtenir les jouissances physiques qu'on peut gou^ter
ici-bas; il en est re? sulte? qu'on a conside? re? comme une espe`ce
de duperie les sacrifices qu'on pourrait faire au culte ide? al de
quelque opinion ou de quelque sentiment que ce soit; et
comme rien ne parai^t plus redoutable aux hommes que de pas-
ser pour dupes, ils se sont ha^te? s de jeter du ridicule sur tous les
enthousiasmes qui tournaient mal; car ceux qui e? taient re? com-
pense? s par les succe`s e? chappaient a` la moquerie: le bonheur a
toujours raison aupre`s des mate? rialistes.
L'incre? dulite? dogmatique, c'est-a`-dire celle qui re? voque en
doute tout ce qui n'est pas prouve? par les sensations, est la
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 408 ORSERVATIONS GE? NE? RALES
source de la grande ironie de l'homme envers lui-me^me: toute
la de? gradation morale vient de la`. Cette philosophie doit sans
doute e^tre conside? re? e autant comme l'effet que comme la cause
de la disposition actuelle des esprits; ne? anmoins il est un mal
dont elle est le premier auteur, elle a donne? a` l'insouciance de
la le? ge`rete? l'apparence d'un raisonnement re? fle? chi; elle fournit
des arguments spe? cieux a` l'e? goi? sme, et fait conside? rer les sen-
timents les plus nobles comme une maladie accidentelle dont
les circonstances exte? rieures seules sont la cause.
Il importe donc d'examiner si la nation qui s'est constamment
de? fendue dela me? taphysique dont on a tire? detelles conse? quen-
ces, n'avait pas raison en principe , et plus encore dans l'appli-
cation qu'elle a faite de ce principe au de? veloppement des facul-
te? s et a` la conduite morale de l'homme.
CHAPITRE V.
Observations ge? ne? rales sur la philosophie allemande.
La philosophie spe? culative a toujours trouve? beaucoup de
partisans parmi les nations germaniques, et la philosophie expe? -
rimentale parmi les nations latines. Les Romains, tre`s-habiles
dans les affaires de la vie, n'e? taient point me? taphysiciens; ils
n'ont rien su a` cet e? gard que par leurs rapports avec la Gre`ce . et
les nations civilise? es par eux ont he? rite? , pour la plupart, de leurs
connaissances dans la politique, et de leur indiffe? rence pour les
e?
tudes qui ne pouvaient s'appliquer aux affaires de ce monde.
Cette disposition se montre en France dans sa plus grande
force; les Italiens et les Espagnols y ont aussi participe? : mais
l'imagination du Midi a quelquefois de? vie? de la raison pratique,
pour s'occuper des the? ories purement abstraites.
La grandeur d'a^me des Romains donnait a` leur patriotisme et
a` leur morale un caracte`re sublime; mais c'est aux institutions
re? publicaines qu'il faut l'attribuer. Quand la liberte? n'a plus
existe? a` Rome, on y a vu re? gner presque sans partage un luxe
e? goi? ste et sensuel, une politique adroite qui devait porter tous
les esprits vers l'observation et l'expe? rience. Les Romains ne
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? SUR LA PHILOSOPHIE ALLIMIWDE. 409
garde`rent de l'e? tude qu'ils avaient faite dela litte? rature et de la
philosophie des Grecs que le gou^t des arts, et ce gou^t me^me
de? ge? ne? ra biento^t en jouissances grossie`res.
L'influence de Rome ne s'exerc? a pas sur les peuples septen-
trionaux. Ils ont e? te? civilise? s presque en entier par le christia-
nisme , et leur antique religion, qui contenait en elle les prin-
cipes de la chevalerie, ne ressemblait en rien au paganisme du
Midi. Il y avait un esprit de de? vouement he? roi? que et ge? ne? reux,
un enthousiasme pour les femmes qui faisait de l'amour un no-
ble culte; enfln la rigueur du climat empe^chant l'homme de se
plonger dans les de? lices de la nature, il en gou^tait d'autant mieux
les plaisirs de l'a^me. On pourrait m'objecter que les Grecs avaient la me^me reli-
gion et le me^me climat que les Romains, et qu'ils se sont pour-
tant livre? s plus qu'aucun autre peuple a` la philosophie spe? cula-
tive: mais ne peut-on pas attribuer aux Indiens quelques-uns
des syste`mes intellectuels de? veloppe? s chez les Grecs? La philo-
sophie ide? aliste de Pythagore et de Platon ne s'accorde gue`re
avec le paganisme tel que nous le connaissons; aussi les tradi-
tions historiques portent-elles a` croire que c'est a` travers l'E? gypte
que les peuples du midi de l'Europe ont rec? u l'influence de
l'Orient. La philosophie d'E? picure est la seule vraiment origi-
naire de la Gre`ce.
Quoi qu'il en soit de ces conjectures, il est certain que la spi-
ritualite? de l'a^me et toutes les pense? es qui en de? rivent ont e? te?
facilement naturalise? es chez les nations du Nord, et que parmi
ces nations les Allemands se sont toujours montre? s plus enclins
qu'aucun autre peuple a` la philosophie contemplative. Leur
Bacon et leur Descartes, c'est Leibnitz. On trouve dans ce beauge? nie toutes les qualite? s dont les philosophes allemands en ge? ne? -
ral se font gloire d'approcher : e? rudition immense, bonne foi
parfaite, enthousiasme cache? sous des formes se? ve`res. Il avait
profonde? ment e? tudie? la the? ologie, la jurisprudence, l'histoire,
les langues, les mathe? matiques, la physique, la chimie: car il
e? tait convaincu que l'universalite? des connaissances est ne? ces-
saire pour e^tre supe? rieur dans une partie quelconque : enfin tout
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 410 ORSERVATIONS GENERALES
manifestait en lui ces vertus qui tiennent a` la hauteur de la pense? e, et qui me? ritent a` la fois l'admiration et le respect.
Ses ouvrages peuvent e^tre divise? s en trois branches, les scien-
ces exactes, la philosophie the? ologique, et la philosophie de
l'a^me. Tout le monde sait queLeitmitz e? tait le rival de Newton
dans la the? orie du calcul. La connaissance des mathe? matiques
sert beaucoup aux e? tudes me? taphysiques; le raisonnement abs-
trait n'existe dans sa perfection que dans l'alge`bre et la ge? ome? -
trie: nous chercherons a` de? montrer ailleurs les inconve? nients de
ce raisonnement quand on veut y soumettre ce qui tient d'une
manie`re quelconque a` la sensibilite? ; mais il donne a` l'esprit
humain une force d'attention qui le rend beaucoup plus capable
de s'analyser lui-me^me. Il faut aussi connai^tre les lois et les
forces de l'univers, pour e? tudier l'homme sous tous les rapports.
Il y a une telle analogie et une telle diffe? rence entre le monde
physique et le monde moral, les ressemblances et les diversite? s
se pre^tent de telles lumie`res, qu'il est impossible d'e^tre un sa-
vant du premier ordre sans le secours de la philosophie spe? cu-
lative, ni un philosophe spe? culatif sans avoir e? tudie? les scien-
ces positives.
Locke et Condillac ne s'e? taient pas assez occupe? s de ces scien-
ces; mais Leibnitz avait a` cet e? gard une supe? riorite? incontestable.
Descartes e? tait aussi un tre`s-grand mathe? maticien, et il esta`
remarquer que la plupart des philosophes partisans de l'ide? alisme
ont tous fait un immense usage de leurs faculte? s intellectuelles.
L'exercice de l'esprit, comme celui du coeur, donne un sentiment
de l'activite? interne, dont tous les e^tres qui s'abandonnent aux
impressions qui viennent du dehors sont rarement capables.
La premie`re classe des e? crits de Leibnitz contient ceux qu'on
pourrait appeler the? ologiques, parce qu'ils portent sur des ve? ri-
te? s qui sont du ressort de la religion, et la the? orie de l'esprit
humain est renferme? e dans la seconde. Dans la premie`re classe,
il s'agit de l'origine du bien et du mal, de la prescience divine,
enfin de ces questions primitives qui de? passent l'intelligence hu-
maine. Je ne pre? tends point bla^mer, en m'exprimant ainsi, les
grands hommes qui, depuis Pythagoreet Platon jusqu'a` nous,
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? SCH LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 41 t
ont e? te? attire? s vers ces hautes spe? culations philosophiques. Le
ge? nie ne s'impose de bornes a` lui-me^me qu'apre`s avoir lutte?
longtemps contre cette dure ne? cessite? . Qui peut avoir la faculte?
de penser, et ne pas essayer a` connai^tre l'origine et le but des
choses de ce monde?
Tout ce qui a vie sur la terre, excepte? l'homme, semble s'i-
gnorer soi-me^me. Lui seul sait qu'il mourra, et cette terrible
ve? rite? re? veille son inte? re^t pour toutes les grandes pense? es qui
s'y rattachent. De`s qu'on est capable de re? flexion, on re? sout,
ou pluto^t on croit re? soudre a` sa manie`re les questions philoso-
phiques qui peuvent expliquer la destine? e humaine; mais il
n'a e? te? accorde? a` personne de la comprendre dans son ensemble. Chacun en saisit un co^te? diffe? rent, chaque homme a sa
philosophie, comme sa poe? tique, comme son amour. Cette
philosophie est d'accord avec la tendance particulie`re de son ca-
racte`re et de son esprit. Quand on s'e? le`ve jusqu'a` l'infini, mille
explications peuvent e^tre e? galement vraies, quoique diverses,
parce que des questions sans bornes ont des milliers de faces,
dont une seule peut occuper la dure? e entie`re de l'existence.
Si le myste`re de l'univers est au-dessus de la porte? e del'homme,
ne? anmoins l'e? tude de ce myste`re donne plus d'e? tendue a` l'esprit;
il en est de la me? taphysique comme de l'alchimie : en cherchant
la pierre philosophale, en s'attachanta` de? couvrir l'impossible,
on rencontre sur la route des ve? rite? s qui nous seraient reste? es
inconnues :d'ailleurs on ne peut empe^cher un e^tre me? ditatif de
s'occuper au moins quelque temps de la philosophie transcen-
dante; cet e? lan dela nature spirituelle ne saurait e^tre combattu
qu'en la de? gradant.
On a re? fute? avec succe`s l'harmonie pre? e?
une attention re? fle? chie; mais ce qu'on trouverait insupportable,
c'est le superficiel et le commun, car le vide est a` la longue sin-
gulie`rement lourd.
Voltaire sentait si bien l'influence que les syste`mes me? taphy-
siques exercent sur la tendance ge? ne? rale des esprits, que c'est
pour combattre Leibnitz qu'il a compose? Candide. Il prit une
humeur singulie`re contre les causes finales, l'optimisme, le libre
arbitre, enfin contre toutes les opinions philosophiques qui rele`-
vent la dignite? de l'homme, et il fit Candide, cet ouvrage d'une
gaiete? infernale; car il semble e? crit par un e^tre d'une autre na-
ture que nous, indiffe? rent a` notre sort, content de nos souf-
frances, et riant comme un de? mon, ou comme un singe, des
mise`res de cette espe`ce humaine avec laquelle il n'a rien de
commun. Le plus grand poe`te du sie`cle, l'auteur A'^lzire, de
Tancre`de, de Me? rope, de Zai? re et de Brutus, me? connut
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 406 DU PERS1FLAGE.
dans cet e? crit toutes les grandeurs morales qu'il avait si digne-
ment ce? le? bre? es.
Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentait et pensait
dans le ro^le d'un autre, il e? tait admirable; mais quand il reste
dans le sien propre, il est persifleur et cynique. La me^me mobi-
lite? qui lui faisait prendre le caracte`re des personnages qu'il
voulait peindre, ne lui a que trop bien inspire? le langage qui,
dans de certains moments, convenait a` celui de Voltaire.
Candide met en action cette philosophie moqueuse si indul-
gente en apparence, si fe? roce en re? alite? ; il pre? sente la nature
humaine sous le plus de? plorable aspect, et nous offre pour
toute consolation le rire sardonique qui nous affranchit de la
pitie? envers les autres, en nous y faisant renoncer pour nous-
me^mes.
C'est en conse? quence de ce syste`me, que Voltaire a pour but,
dans son Histoire universelle, d'attribuer les actions vertueuses,
comme les grands crimes , a` des e? ve? nements fortuits qui o^tent aux unes tout leur me? rite et tout leur tort aux autres. En effet,
s'il n'y a rien dans l'a^me que ce que les sensations y ont mis,
l'on ne doit plus reconnai^tre que deux choses re? elles et durables
sur la terre, la force et le bien-e^tre, la tactique et la gastrono-
mie; mais si l'on fait gra^ce encore a` l'esprit, tel que la philoso-
phie moderne l'a forme? , il sera biento^t re? duit a` de? sirer qu'un
peu de nature exalte? e reparaisse, pour avoir au moins contre
quoi s'exercer.
Les stoi? ciens ont souvent re? pe? te? qu'il fallait braver tous les
coups du sort, et ne s'occuper que de ce qui de? pend de notre
a^me, nos sentiments et nos pense? es. La philosophie des sensa-
tions aurait un re? sultat tout a` fait inverse; ce sont nos senti-
ments et nos pense? es dont elle nous de? barrasserait, pour tour-
ner tous nos efforts vers le bien-e^tre mate? riel; elle nous dirait:
<< Attachez-vous au moment pre? sent, conside? rez comme des
chime`res tout ce qui sort du cercle des plaisirs ou des affaires
de ce monde, et passez cette courte vie le mieux que vous pour-
rez, en soignant votre sante? , qui est la base du bonheur. >> On
a connu de tout temps ces maximes; mais on les croyait re? ser-
ve? es aux valets dans les come? dies, et de nos jours on a fait la
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DU PERSIFLAGE. 407
doctrine de la raison, fonde? e sur la ne? cessite? , doctrine bien dif-
fe? rente de la re? signation religieuse, car l'une est aussi vulgaire
que l'autre est noble et releve? e.
Ce qui<<st singulier, c'est d'avoir su tirer d'une philosophie
aussi commune la the? orie de l'e? le? gance; notre pauvre nature est
souvent e? goi? ste et vulgaire, il faut s'en affliger; mais c'est s'en
vanter qui est nouveau. L'indiffe? rence et le de? dain pour les cho-
ses exalte? es sont devenus le type de la gra^ce, et les plaisanteries
ont e? te? dirige? es contre l'inte? re^t vif qu'on peut mettre a` tout ce
qui n'a pas dans ce monde un re? sultat positif.
Le principe raisonne? dela frivolite? du coeur et de l'esprit,
c'est la me? taphysique qui rapporte toutes nos ide? es a` nos sensa-
tions; car il ne nous vient rien que de superficiel par le dehors,
et la vie se? rieuse est au fond de l'a^me. Si la fatalite? mate? rialiste,
admise comme the? orie de l'esprit humain, conduisait au de? gou^t
de tout ce qui est exte? rieur, comme a` l'incre? dulite? sur tout ce
qui est intime, il y aurait encore dans ces syste`mes une certaine
noblesse inactive, une indolence orientale qui pourrait avoir
quelque grandeur, et des philosophes grecs ont trouve? le moyen
de mettre presque de la dignite? dans l'apathie; mais l'empire
des sensations, en affaiblissant par degre? s le sentiment, a laisse?
subsister l'activite? de l'inte? re^t personnel, et ce ressort des actions
a e? te? d'autant plus puissant, qu'on avait brise? tous les autres.
A l'incre? dulite? de l'esprit, a` l'e? goi? sme du coeur, il faut encore
ajouter la doctrine sur la conscience qu'Helve? tius a de? veloppe? e,
lorsqu'il a dit que les actions vertueuses en elles-me^mes avaient
pour but d'obtenir les jouissances physiques qu'on peut gou^ter
ici-bas; il en est re? sulte? qu'on a conside? re? comme une espe`ce
de duperie les sacrifices qu'on pourrait faire au culte ide? al de
quelque opinion ou de quelque sentiment que ce soit; et
comme rien ne parai^t plus redoutable aux hommes que de pas-
ser pour dupes, ils se sont ha^te? s de jeter du ridicule sur tous les
enthousiasmes qui tournaient mal; car ceux qui e? taient re? com-
pense? s par les succe`s e? chappaient a` la moquerie: le bonheur a
toujours raison aupre`s des mate? rialistes.
L'incre? dulite? dogmatique, c'est-a`-dire celle qui re? voque en
doute tout ce qui n'est pas prouve? par les sensations, est la
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 408 ORSERVATIONS GE? NE? RALES
source de la grande ironie de l'homme envers lui-me^me: toute
la de? gradation morale vient de la`. Cette philosophie doit sans
doute e^tre conside? re? e autant comme l'effet que comme la cause
de la disposition actuelle des esprits; ne? anmoins il est un mal
dont elle est le premier auteur, elle a donne? a` l'insouciance de
la le? ge`rete? l'apparence d'un raisonnement re? fle? chi; elle fournit
des arguments spe? cieux a` l'e? goi? sme, et fait conside? rer les sen-
timents les plus nobles comme une maladie accidentelle dont
les circonstances exte? rieures seules sont la cause.
Il importe donc d'examiner si la nation qui s'est constamment
de? fendue dela me? taphysique dont on a tire? detelles conse? quen-
ces, n'avait pas raison en principe , et plus encore dans l'appli-
cation qu'elle a faite de ce principe au de? veloppement des facul-
te? s et a` la conduite morale de l'homme.
CHAPITRE V.
Observations ge? ne? rales sur la philosophie allemande.
La philosophie spe? culative a toujours trouve? beaucoup de
partisans parmi les nations germaniques, et la philosophie expe? -
rimentale parmi les nations latines. Les Romains, tre`s-habiles
dans les affaires de la vie, n'e? taient point me? taphysiciens; ils
n'ont rien su a` cet e? gard que par leurs rapports avec la Gre`ce . et
les nations civilise? es par eux ont he? rite? , pour la plupart, de leurs
connaissances dans la politique, et de leur indiffe? rence pour les
e?
tudes qui ne pouvaient s'appliquer aux affaires de ce monde.
Cette disposition se montre en France dans sa plus grande
force; les Italiens et les Espagnols y ont aussi participe? : mais
l'imagination du Midi a quelquefois de? vie? de la raison pratique,
pour s'occuper des the? ories purement abstraites.
La grandeur d'a^me des Romains donnait a` leur patriotisme et
a` leur morale un caracte`re sublime; mais c'est aux institutions
re? publicaines qu'il faut l'attribuer. Quand la liberte? n'a plus
existe? a` Rome, on y a vu re? gner presque sans partage un luxe
e? goi? ste et sensuel, une politique adroite qui devait porter tous
les esprits vers l'observation et l'expe? rience. Les Romains ne
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? SUR LA PHILOSOPHIE ALLIMIWDE. 409
garde`rent de l'e? tude qu'ils avaient faite dela litte? rature et de la
philosophie des Grecs que le gou^t des arts, et ce gou^t me^me
de? ge? ne? ra biento^t en jouissances grossie`res.
L'influence de Rome ne s'exerc? a pas sur les peuples septen-
trionaux. Ils ont e? te? civilise? s presque en entier par le christia-
nisme , et leur antique religion, qui contenait en elle les prin-
cipes de la chevalerie, ne ressemblait en rien au paganisme du
Midi. Il y avait un esprit de de? vouement he? roi? que et ge? ne? reux,
un enthousiasme pour les femmes qui faisait de l'amour un no-
ble culte; enfln la rigueur du climat empe^chant l'homme de se
plonger dans les de? lices de la nature, il en gou^tait d'autant mieux
les plaisirs de l'a^me. On pourrait m'objecter que les Grecs avaient la me^me reli-
gion et le me^me climat que les Romains, et qu'ils se sont pour-
tant livre? s plus qu'aucun autre peuple a` la philosophie spe? cula-
tive: mais ne peut-on pas attribuer aux Indiens quelques-uns
des syste`mes intellectuels de? veloppe? s chez les Grecs? La philo-
sophie ide? aliste de Pythagore et de Platon ne s'accorde gue`re
avec le paganisme tel que nous le connaissons; aussi les tradi-
tions historiques portent-elles a` croire que c'est a` travers l'E? gypte
que les peuples du midi de l'Europe ont rec? u l'influence de
l'Orient. La philosophie d'E? picure est la seule vraiment origi-
naire de la Gre`ce.
Quoi qu'il en soit de ces conjectures, il est certain que la spi-
ritualite? de l'a^me et toutes les pense? es qui en de? rivent ont e? te?
facilement naturalise? es chez les nations du Nord, et que parmi
ces nations les Allemands se sont toujours montre? s plus enclins
qu'aucun autre peuple a` la philosophie contemplative. Leur
Bacon et leur Descartes, c'est Leibnitz. On trouve dans ce beauge? nie toutes les qualite? s dont les philosophes allemands en ge? ne? -
ral se font gloire d'approcher : e? rudition immense, bonne foi
parfaite, enthousiasme cache? sous des formes se? ve`res. Il avait
profonde? ment e? tudie? la the? ologie, la jurisprudence, l'histoire,
les langues, les mathe? matiques, la physique, la chimie: car il
e? tait convaincu que l'universalite? des connaissances est ne? ces-
saire pour e^tre supe? rieur dans une partie quelconque : enfin tout
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? 410 ORSERVATIONS GENERALES
manifestait en lui ces vertus qui tiennent a` la hauteur de la pense? e, et qui me? ritent a` la fois l'admiration et le respect.
Ses ouvrages peuvent e^tre divise? s en trois branches, les scien-
ces exactes, la philosophie the? ologique, et la philosophie de
l'a^me. Tout le monde sait queLeitmitz e? tait le rival de Newton
dans la the? orie du calcul. La connaissance des mathe? matiques
sert beaucoup aux e? tudes me? taphysiques; le raisonnement abs-
trait n'existe dans sa perfection que dans l'alge`bre et la ge? ome? -
trie: nous chercherons a` de? montrer ailleurs les inconve? nients de
ce raisonnement quand on veut y soumettre ce qui tient d'une
manie`re quelconque a` la sensibilite? ; mais il donne a` l'esprit
humain une force d'attention qui le rend beaucoup plus capable
de s'analyser lui-me^me. Il faut aussi connai^tre les lois et les
forces de l'univers, pour e? tudier l'homme sous tous les rapports.
Il y a une telle analogie et une telle diffe? rence entre le monde
physique et le monde moral, les ressemblances et les diversite? s
se pre^tent de telles lumie`res, qu'il est impossible d'e^tre un sa-
vant du premier ordre sans le secours de la philosophie spe? cu-
lative, ni un philosophe spe? culatif sans avoir e? tudie? les scien-
ces positives.
Locke et Condillac ne s'e? taient pas assez occupe? s de ces scien-
ces; mais Leibnitz avait a` cet e? gard une supe? riorite? incontestable.
Descartes e? tait aussi un tre`s-grand mathe? maticien, et il esta`
remarquer que la plupart des philosophes partisans de l'ide? alisme
ont tous fait un immense usage de leurs faculte? s intellectuelles.
L'exercice de l'esprit, comme celui du coeur, donne un sentiment
de l'activite? interne, dont tous les e^tres qui s'abandonnent aux
impressions qui viennent du dehors sont rarement capables.
La premie`re classe des e? crits de Leibnitz contient ceux qu'on
pourrait appeler the? ologiques, parce qu'ils portent sur des ve? ri-
te? s qui sont du ressort de la religion, et la the? orie de l'esprit
humain est renferme? e dans la seconde. Dans la premie`re classe,
il s'agit de l'origine du bien et du mal, de la prescience divine,
enfin de ces questions primitives qui de? passent l'intelligence hu-
maine. Je ne pre? tends point bla^mer, en m'exprimant ainsi, les
grands hommes qui, depuis Pythagoreet Platon jusqu'a` nous,
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:49 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? SCH LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 41 t
ont e? te? attire? s vers ces hautes spe? culations philosophiques. Le
ge? nie ne s'impose de bornes a` lui-me^me qu'apre`s avoir lutte?
longtemps contre cette dure ne? cessite? . Qui peut avoir la faculte?
de penser, et ne pas essayer a` connai^tre l'origine et le but des
choses de ce monde?
Tout ce qui a vie sur la terre, excepte? l'homme, semble s'i-
gnorer soi-me^me. Lui seul sait qu'il mourra, et cette terrible
ve? rite? re? veille son inte? re^t pour toutes les grandes pense? es qui
s'y rattachent. De`s qu'on est capable de re? flexion, on re? sout,
ou pluto^t on croit re? soudre a` sa manie`re les questions philoso-
phiques qui peuvent expliquer la destine? e humaine; mais il
n'a e? te? accorde? a` personne de la comprendre dans son ensemble. Chacun en saisit un co^te? diffe? rent, chaque homme a sa
philosophie, comme sa poe? tique, comme son amour. Cette
philosophie est d'accord avec la tendance particulie`re de son ca-
racte`re et de son esprit. Quand on s'e? le`ve jusqu'a` l'infini, mille
explications peuvent e^tre e? galement vraies, quoique diverses,
parce que des questions sans bornes ont des milliers de faces,
dont une seule peut occuper la dure? e entie`re de l'existence.
Si le myste`re de l'univers est au-dessus de la porte? e del'homme,
ne? anmoins l'e? tude de ce myste`re donne plus d'e? tendue a` l'esprit;
il en est de la me? taphysique comme de l'alchimie : en cherchant
la pierre philosophale, en s'attachanta` de? couvrir l'impossible,
on rencontre sur la route des ve? rite? s qui nous seraient reste? es
inconnues :d'ailleurs on ne peut empe^cher un e^tre me? ditatif de
s'occuper au moins quelque temps de la philosophie transcen-
dante; cet e? lan dela nature spirituelle ne saurait e^tre combattu
qu'en la de? gradant.
On a re? fute? avec succe`s l'harmonie pre? e?
