Ce qu'il y a de
vraiment
beau dans cette poe?
Madame de Stael - De l'Allegmagne
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? 170 DE LA POE? S1E ALLEMANDE.
de Lily, le Chant de noce dans le vieux cha^teau, peignent
ces animaux, non comme des hommes, a` la manie`re de La
Fontaine, mais comme des cre? atures bizarres dans lesquelles la
nature s'est e? gaye? e. Goethe sait aussi trouver dans le merveil-
leux une source de plaisanteries d'autant plus aimables, qu'au-
cun but se? rieux ne s'y fait apercevoir.
Une chanson, intitule? e l'E? le`ve du Sorcier, me? rite d'e^tre cite? e
sous ce rapport. Le disciple d'un sorcier a entendu son mai^tre
murmurer quelques paroles magiques, a` l'aide desquelles il se
fait servir par un manche a` balai : il les retient, et commande
au balai d'aller lui chercher de l'eau a` la rivie`re pour laver sa
maison. Le balai part et revient, apporte un seau, puis un
autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans disconti-
nuer. L'e? le`ve voudrait l'arre^ter, mais il a oublie? les mots dont
il faut se servir pour cela: le manche a` balai, fide`le a` son of-
fice, va toujours a` la rivie`re, et toujours y puise de l'eau, dont
il arrose et biento^t submergera la maison. L'e? le`ve, dans sa fu-
reur, prend une hache, et coupe en deux le manche a` balai:
alors les deux morceaux du ba^ton deviennent deux domestiques
au lieu d'un, et vont chercher de l'eau, et la re? pandent a` l'envi
dans les appartements avec plus de ze`le que jamais. L'e? le`ve a
beau dire des injures a` ces stupides ba^tons, ils agissent sans
rela^che; et la maison eu^t e? te? perdue si le mai^tre ne fu^t pas
arrive? a` temps pour secourir l'e? le`ve, en se moquant de sa
ridicule pre? somption. L'imitation maladroite des grands secrets
de l'art est tre`s-bien peinte dans cette petite sce`ne.
Il nous reste a` parler de la source ine? puisable des effets poe? -
tiques en Allemagne, la terreur: les revenants etles sorciers
plaisent au peuple comme aux hommes e? claire? s: c'est un reste
de la mythologie du Nord; c'est une disposition qu'inspirent
assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux:
et d'ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les crain-
tes non fonde? es, les superstitions populaires ont toujours une
analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes
les opinions vraies ont a` leur suite une erreur; elle se place dans
l'imagination, comme l'ombre a` co^te? de la re? alite? : c'est un luxe
de croyance qui s'attache d'ordinaire a` la religion comme ii
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? DE I. \ POESIE ALLEMANDE. 171
l'histoire ; je ne sais pourquoi l'on de? daignerait d'en faire usage.
Shakespeare a tire? des effets prodigieux des spectres et de la
magie, et la poe? sie ne saurait e^tre populaire quand elle me? prise
ce qui exerce un empire irre? fle? chi sur l'imagination. Le ge? nie et
le gou^t peuvent pre? sider a` l'emploi de ces contes : il faut qu'il
y ait d'autant plus de talent dans la manie`re de les traiter, que
le fond en est vulgaire; mais peut-e^tre que c'est dans cette
re? union seule que consiste la grande puissance d'un poe`me. 11
est probable que les e? ve? nements raconte? s dans l'Iliade et dans
l'Odysse? e e? taient chante? s par les nourrices avant qu'Home`re eu
fit le chef-d'oeuvre de l'art.
Bu`rger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi
cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du
coeur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde
en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lenore, n'est pas,
je crois, traduite en franc? ais,ou du moins il serait bien diffi-
cile qu'on pu^t en exprimer tous les de? tails, ni par notre prose,
ni par nos vers. Une jeune fille s'effraye de n'avoir point de nou-
velles de son amant, parti pour l'arme? e; la paix se fait; tous
les soldats retournent dans leurs foyers. Les me`res retrouvent
leurs fils, les soeurs leurs fre`res, les e? poux leurs e? pouses; les
trompettes guerrie`res accompagnent les chants de la paix, et la
joie re`gne dans tous les coeurs. Lenore parcourt en vain les
rangs des guerriers; elle n'y voit point son amant; nul ne peut
lui dire ce qu'il est devenu. Elle se de? sespe`re : sa me`re voudrait
la calmer; mais le jeune coeur de Lenore se re? volte contre la
douleur; et, dans son e? garement, elle renie la Providence. Au
moment ou` le blasphe`me est prononce? , l'on sent dans l'histoire
quelque chose de funeste, et de`s cet instant l'a^me est constam-
ment e? branle? e.
A minuit, un chevalier s'arre^te a` la porte de Lenore : elle
entend le hennissement du cheval et le cliquetis des e? perons:
le chevalier frappe; elle descend et reconnai^t son amant. Il lui
demande de le suivre a` l'instant, car il n'y a pas un moment a`
perdre, dit-il, avant de retournera` l'arme? e. Elle s'e? lance; il la
place derrie`re lui sur son cheval, et part avec la promptitude de
l'e? clair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides
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? 172 DE LA l'OE? SIE ALLEMANDE.
et de? serts; la jeune fille est pe? ne? tre? e de terreur, et lui demande
sans cesse raison de la rapidite? de sa course; le chevalier presse
encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds ,
et prononce a` voix basse ces mots : les morts vont vite, les
morts vont vite. Lenore lui re? pond: Ahl laisse en paix les
morts! Mais toutes les fois qu'elle lui adresse des questions in-
quie`tes, il lui re? pe`te les me^mes paroles funestes.
En approchant de l'e? glise ou` il la menait, disait-il, pour s'unir
avec elle, l'hiver et les frimas semblent changer la nature elle-
me^me en un affreux pre? sage: des pre^tres portent en pompe un
cercueil, et leur robe noire trai^ne lentement sur la neige, linceul
de la terre; l'effroi de la jeune fille augmente, et toujours sou
amant la rassure avec un me? lange d'ironie et d'insouciance qui
fait fre? mir. Tout ce qu'il dit est prononce? avec une pre? cipitation
monotone, comme si de? ja`, dans son langage, l'on ne sentait plus
l'accent de la vie; il lui promet de la conduire dans la demeure
e? troite et silencieuse ou` leurs noces doivent s'accomplir. On voit
de loin le cimetie`re, a` co^te? de la porte de l'e? glise : le chevalier
frappe a` cette porte, elle s'ouvre ; il s'y pre? cipite avec son cheval,
qu'il fait passer au milieu des pierres fune? raires ; alors le cheva-
lier perd par degre? s l'apparence d'un e^tre vivant ; il se change en
squelette, et la terre s'entr'ouvre pour engloutir sa mai^tresse .
et lui.
Je ne me suis assure? ment pas flatte? e de faire connai^tre, par ce
re? cit abre? ge? , le me? rite e? tonnant de cette romance : toutes les ima-
ges, tous les bruits, en rapport avec la situation de l'a^me , sont
merveilleusement exprime? s par la poe? sie: les syllabes, les rimes,
tout l'art des paroles et de leurs sons est employe? pour exciter la
terreur. La rapidite? des pas du cheval semble plus solennelle et
plus lugubre que la lenteur me^me d'une marche fune`bre. L'e? ner-
gie avec laquelle le chevalier ha^te sa course, cette pe? tulance de
ia mort cause un trouble inexprimable ; et l'on se croit emporte?
par le fanto^me, comme la malheureuse qu'il entrai^ne avec lui
dans l'abi^me.
11 y a quatre traductions de la romance de Le? nore en anglais;
mais la premie`re de toutes, sans comparaison, c'est celle de
M. Spencer, le poe`te anglais qui connai^t le mieux le ve? ritable esprit
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? DE LA POE? SIE ALLEMANDE. 17:',
des langues e? trange`res. L'analogie de l'anglais avec l'allemand
permet d'y faire sentir en entier l'originalite? du style et de la
versification de Burger ; et non-seulement on peut retrouver dans
la traduction le? s me^mes ide? es que dans l'original, mais aussi les
me^mes sensations; et rien n'est plus ne? cessaire pour connai^tre
un ouvrage des beaux-arts. Il serait difficile d'obtenir le me^me
re? sultat en francais, ou` rien de bizarre n'est naturel.
Bu`rger a fait une autre romance moins ce? le`bre, mais aussi
tre`s-originale, intitule? e : le fe? roce Chasseur. Suivi de ses valets
et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche,
au moment ou` les cloches du village annoncent le service divin.
Un chevalier, dont l'armure est blanche, se pre? sente a` lui, et le
conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur ; un autre cheva-
her, reve^tu d'armes noires, lui fait honte de se soumettre a` des
pre? juge? s qui ne conviennent qu'aux vieillards et aux enfants : le
chasseur ce`de aux mauvaises inspirations ; il part, et arrive pre`s
du champ d'une pauvre veuve; elle se jette a` ses pieds pour le
supplier de ne pas de? vaster la moisson, en traversant les ble? s
avec sa suite ; le chevalier aux armes blanches supplie le chas-
seur d'e? couter la pitie? ; le chevalier noir se moque de ce pue? ril
sentiment-, le chasseur prend la fe? rocite? pour de l'e? nergie, et ses
chevaux foulent aux pieds l'espoir 'du pauvre et de l'orphelin.
Enfin, le cerf poursuivi se re? fugie dans la cabane d'un vieil er-
mite; le chasseur veut y mettre le feu pour eu faire sortir sa
proie ; l'ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux
qui menace son humble demeure ; une dernie`re fois, le bon ge? nie,
sous la forme du chevalier blanc, parle encore ; le mauvais ge? -
nie , sous celle du chevalier noir, triomphe; le chasseur tue
l'ermite, et tout a` coup il est change? en fanto^me, et sa propre
meute veut le de? vorer. Une superstition populaire a donne? lieu
a` cette romance: l'on pre? tend qu'a` minuit, dans de certaines
saisons de l'anne? e, ou voit au-dessus de la fore^t ou` cet e? ve? ne-
ment doit s'e^tre passe? , un chasseur dans les nuages, poursuiti
jusqu'au jour par ses chiens furieux.
Ce qu'il y a de vraiment beau dans cette poe? sie de Bu`rger, c'est
la peinture de l'ardente volonte? du chasseur : elle e? tait d'abord
innocente, comme toutes les (acuite? s de l'a^me; mais elle se de-
1"'.
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? 174 DE LA POE? SIE ALLEMANDE.
prave toujours de plus en plus, chaque fois qu'il re? siste a` sa cons-
cience, et ce`de a` ses passions. Il n'avait d'abord que l'enivrement
de la force; il arrive enfin a` celui du crime, et la terre ne peut
plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l'homme
sont tre`s-bien caracte? rise? s par les deux chevaliers blanc et noir;
les mots, toujours les me^mes, que le chevalier blanc prononce
pour arre^ter le chasseur, sont aussi tre`s-inge? nieusement combi-
ne? s. Les anciens et les poetes du moyen a^ge ont parfaitement
connu l'effroi que cause, dans de certaines circonstances, le re-
tour des me^mes paroles ; il semble qu'on re? veille ainsi le senti-
ment de l'inflexible ne? cessite? . Les ombres, les oracles, toutes
les puissances surnaturelles, doivent e^tre monotones ; ce qui est
immuable est uniforme; et c'est un grand art, dans certaines fic-
tions , que d'imiter, par les paroles, la fixite? solennelle que l'i-
magination se repre? sente dans l'empire des te? ne`bres et de la
mort.
On remarque aussi dans Bu`rger une certaine familiarite?
d'expression qui ne nuit point a` la dignite? de la poe? sie, et qui
eu augmente singulie`rement l'effet. Quand on parvient a` rap-
procher de nous la terreur ou l'admiration, sans affaiblir ni
l'une ni l'autre , ces sentiments deviennent ne? cessairement beau-
coup plus forts : c'est me^ler dans l'art de peindre ce que nous
voyons tous les jours a` ce que nous ne voyons jamais , et ce qui
nous est connu nous fait croire a` ce qui nous e? tonne.
Goethe s'est essaye? aussi dans ces sujets, qui effrayent a` la
fois les enfants et les hommes; mais il y a mis des vues profon-
des , et qui donnent pour longtemps a` penser. Te vais ta^cher de
rendre compte de celle de ses poe? sies de revenants, la Fiance? e
fie Corinthe, qui a le plus de re? putation en Allemagne. Je ne
voudrais assure? ment de? fendre en aucune manie`re ni le but de
cette fiction, ni la fiction en elle-me^me; mais il me semble dif-
ficile de n'e^tre pas frappe? de l'imagination qu'elle suppose.
Deux amis, l'un d'Athe`nes et l'autre de Corinthe, ont re? solu
d'unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour
aller voir a` Corinthe celle qui lui est promise , et qu'il ne con-
nai^t pas encore : c'e? tait au moment ou` le christianisme com-
mencait a` s'e? tablir. La famille de l'Athe? nien a garde? son an-
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? DE LA POESIE ALLEMANDE. 175
tienne religion ; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle;
et la me`re, pendant une longue maladie, a consacre? sa fille aux
autels. La soeur cadette est destine? e a` remplacer sa soeur ai^ne? e
qu'on a faite religieuse.
Le jeune homme arrive tard dans la maison, toute la famille
est endormie ; les valets apportent a` souper dans son apparte-
ment , et l'y laissent seul; peu de temps apre`s, un ho^te singulier
entre chez lui; il voit s'avancer jusqu'au milieu de la chambre
une jeune fille reve^tue d'un voile et d'un habit blanc, le front
ceint d'un ruban noir et or, et quand elle aperc? oit le jeune homme,
elle recule intimide? e, et s'e? crie, en e? levant au ciel ses blanches
mains : -- He? las ! suis-je donc devenue de? ja` si e? trange`re a` la mai-
son , dans l'e? troite cellule ou` je suis renferme? e , que j'ignore l'ar-
rive? e d'un nouvel ho^te ? --
Elle veut s'enfuir , le jeune homme la retient ; il apprend que
c'est elle qui lui e? tait destine? e pour e? pouse. Leurs pe`res avaient
jure? de les unir ; tout autre serment lui parai^t nul. -- Reste,
mon enfant, lui-dit-il; reste, et ne sois pas si pa^le d'effroi; par-
tage avec moi les dons de Ge? re`s et de Bacchus ; tu ame`nes l'a-
mour, et biento^t nous e? prouverons combien nos dieux sont fa-
vorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure la jeune fille de
se donner a` lui.
<< Je n'appartiens plus a` la joie , lui re? pond-elle, le dernier
<< pas est accompli; la troupe brillante de nos dieux a disparu ,
<< et dans cette maison silencieuse, on n'adore plus qu'un E^tre
<< invisible dans le ciel, et qu'un Dieu mourant sur la croix. On
<< ne sacrifie plus des taureaux ni des brebis; mais on m'a choi-
<< sie pour victime humaine; ma jeunesse et la nature furent im-
<< mole? es aux autels: e? loigne-toi, jeune homme, e? loigne-toi;
"blanche comme la neige, et glace? e comme elle, est la mai^-
<< tresse infortune? e que ton coeur s'est choisie. >>
A l'heure de minuit, qu'on appelle l'heure des spectres, la
jeune fllle semble plus a` l'aise; elle boit avidement d'un vin cou-
leur de sang, semblable a` celui que prenaient les ombres, dans
l'Odysse? e, pour se retracer leurs souvenirs; mais elle refuse obs-
tine? ment le moindre morceau de pain : elle donne une chai^ne
d'or a` celui dont elle devait e^tre l'e? pouse, et lui demande une
boucle de ses cheveux ; le jeune homme , que ravit la beaute? de
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? 176 DE LA POE? SIE ALLEMANDE.
la jeune fille, la serre dans ses bras avec transport, mais il ne sent
point de coeur battre dans son sein, ses membres sont glace? s. --N'importe, s'e? crie-t-il, je saurai te ranimer, quand le tombeau
me^me t'aurait envoye? e vers moi. --
Et alors commence la sce`ne la plus extraordinaire que l'ima-
gination en de? lire ait pu se figurer; un me? lange d'amour et d'ef-
froi, une union redoutable de la mort etde la vie. Il y a comme
une volupte? fune`bre dans ce tableau, ou` l'amour fait alliance
avec la tombe, ou` la beaute? me^me ne semble qu'une apparition
effrayante.
Enfin , la me`re arrive, et, convaincue qu'une de ses esclaves
s'est introduite chez l'e? tranger, elle veut se livrer a` son juste
courroux; mais tout a`coup la jeune fille grandit jusqu'a` la vou^te comme une ombre, et reproche a` sa me`re d'avoir cause? sa mort,
en lui faisant prendre le voile. -- << Oh! ma me`re , ma me`re ,
n s'e? crie-t-elle d'une voix sombre , pourquoi troublez-vous cette
<< belle nuit de l'hymen? n'e? tait-ce pas assez que, si jeune, vous
m'eussiez fait couvrir d'un linceul et porter dans le tombeau?
<< Une male? diction funeste m'a pousse? e hors de ma froide de-
<< meure; les chants murmure? s par vos pre^tres n'ont pas sou-
<< lage? mon coeur ; le sel et l'eau n'ont point apaise? ma jeunesse:
<< ah ! la terre elle-me^me ne refroidit point l'amour.
<< Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de
" Ve? nus n'e? tait point encore renverse? . Ma me`re , deviez-vous
<< manquera votre parole, pour obe? ir a` des voeux insense? s ? Au-
? cun dieu n'a rec? u vos serments quand vous avez jure? de refu-
<< ser l'hymen a` votre fille. Et toi, beau jeune homme, mainte-
<<nant tu ne peux plus vivre; tu languiras dans ces me^mes lieux
ou` tu as rec? u ma chai^ne, ou` j'ai pris une boucle de ta cheve-
<< lure : demain tes cheveux blanchiront, et tu ne retrouveras ta
<< jeunesse que dans l'empire des ombres.
<< E? coute au moins, ma me`re, la prie`re dernie`re que je t'a-
<< dresse : ordonne qu'un bu^cher soit pre? pare? ; fais ouvrir le cer-
<<cueil e? troit qui me renferme; conduis les amants au repos a`
travers les flammes; et quand l'e? tincelle brillera, et quand
<< les cendres seront bru^lantes, nous nous ha^terons d'aller en-
<<semble rejoindre nos anciens dieux. >> Sans doute un gou^t pur et se? ve`re doit bla^mer beaucouri de
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? HE LA POE? SIE ALLEMANDE. 177
choses dans cette pie`ce; mais quand on la lit dans l'original, il
est impossible de ne pas admirer l'art avec lequel chaque mot
produit une terreur croissante : chaque mot indique , sans l'ex-
pliquer , l'horrible merveilleux de cette situation. Une histoire,
dont rien ne peut donner l'ide? e , est peinte avec des de? tails frap-
pants et naturels, comme s'il s'agissait de quelque chose qui fu^t
arrive? ; et la curiosite? est constamment excite? e, sans qu'on vou-
lu^t sacrifier une seule circonstance pour qu'elle fu^t plus to^t satis-
faite.
Ne? anmoins cette pie`ce est la seule, parmi les poe? sies de? tache? es
des auteurs ce? le`bres de l'Allemagne, contre laquelle le gou^t
franc? ais eu^t quelque chose a` redire : dans toutes les autres, les
deux nations paraissent d'accord. Le poete Jacobi a presque dans
ses vers le piquant et la le? ge`rete? de Gresset. Mattisson a donne? a`
la poe? sie descriptive, dont les traits e? taient souvent trop-vagues,
le caracte`re d'un tableau aussi frappant par le coloris que par
la ressemblance. Le charme pe? ne? trant des poe? sies de Salis fait
aimer leur auteur, comme si l'on e? tait de ses amis, Tiedge est
un poete moral et pur, dont les e? crits portent l'a^me au senti-
ment le plus religieux. Enfin, une foule de poetes devraient en-
core e^tre cite? s , s'il e? tait possible d'indiquer tous les noms di-
gnes de louange, dans un pays ou` la poe? sie est si naturelle a` tous
les esprits cultive? s.
? 170 DE LA POE? S1E ALLEMANDE.
de Lily, le Chant de noce dans le vieux cha^teau, peignent
ces animaux, non comme des hommes, a` la manie`re de La
Fontaine, mais comme des cre? atures bizarres dans lesquelles la
nature s'est e? gaye? e. Goethe sait aussi trouver dans le merveil-
leux une source de plaisanteries d'autant plus aimables, qu'au-
cun but se? rieux ne s'y fait apercevoir.
Une chanson, intitule? e l'E? le`ve du Sorcier, me? rite d'e^tre cite? e
sous ce rapport. Le disciple d'un sorcier a entendu son mai^tre
murmurer quelques paroles magiques, a` l'aide desquelles il se
fait servir par un manche a` balai : il les retient, et commande
au balai d'aller lui chercher de l'eau a` la rivie`re pour laver sa
maison. Le balai part et revient, apporte un seau, puis un
autre, puis un autre encore, et toujours ainsi sans disconti-
nuer. L'e? le`ve voudrait l'arre^ter, mais il a oublie? les mots dont
il faut se servir pour cela: le manche a` balai, fide`le a` son of-
fice, va toujours a` la rivie`re, et toujours y puise de l'eau, dont
il arrose et biento^t submergera la maison. L'e? le`ve, dans sa fu-
reur, prend une hache, et coupe en deux le manche a` balai:
alors les deux morceaux du ba^ton deviennent deux domestiques
au lieu d'un, et vont chercher de l'eau, et la re? pandent a` l'envi
dans les appartements avec plus de ze`le que jamais. L'e? le`ve a
beau dire des injures a` ces stupides ba^tons, ils agissent sans
rela^che; et la maison eu^t e? te? perdue si le mai^tre ne fu^t pas
arrive? a` temps pour secourir l'e? le`ve, en se moquant de sa
ridicule pre? somption. L'imitation maladroite des grands secrets
de l'art est tre`s-bien peinte dans cette petite sce`ne.
Il nous reste a` parler de la source ine? puisable des effets poe? -
tiques en Allemagne, la terreur: les revenants etles sorciers
plaisent au peuple comme aux hommes e? claire? s: c'est un reste
de la mythologie du Nord; c'est une disposition qu'inspirent
assez naturellement les longues nuits des climats septentrionaux:
et d'ailleurs, quoique le christianisme combatte toutes les crain-
tes non fonde? es, les superstitions populaires ont toujours une
analogie quelconque avec la religion dominante. Presque toutes
les opinions vraies ont a` leur suite une erreur; elle se place dans
l'imagination, comme l'ombre a` co^te? de la re? alite? : c'est un luxe
de croyance qui s'attache d'ordinaire a` la religion comme ii
? ? Generated for (University of Chicago) on 2014-12-22 00:48 GMT / http://hdl. handle. net/2027/hvd. hwnks5 Public Domain, Google-digitized / http://www. hathitrust. org/access_use#pd-google
? DE I. \ POESIE ALLEMANDE. 171
l'histoire ; je ne sais pourquoi l'on de? daignerait d'en faire usage.
Shakespeare a tire? des effets prodigieux des spectres et de la
magie, et la poe? sie ne saurait e^tre populaire quand elle me? prise
ce qui exerce un empire irre? fle? chi sur l'imagination. Le ge? nie et
le gou^t peuvent pre? sider a` l'emploi de ces contes : il faut qu'il
y ait d'autant plus de talent dans la manie`re de les traiter, que
le fond en est vulgaire; mais peut-e^tre que c'est dans cette
re? union seule que consiste la grande puissance d'un poe`me. 11
est probable que les e? ve? nements raconte? s dans l'Iliade et dans
l'Odysse? e e? taient chante? s par les nourrices avant qu'Home`re eu
fit le chef-d'oeuvre de l'art.
Bu`rger est de tous les Allemands celui qui a le mieux saisi
cette veine de superstition qui conduit si loin dans le fond du
coeur. Aussi ses romances sont-elles connues de tout le monde
en Allemagne. La plus fameuse de toutes, Lenore, n'est pas,
je crois, traduite en franc? ais,ou du moins il serait bien diffi-
cile qu'on pu^t en exprimer tous les de? tails, ni par notre prose,
ni par nos vers. Une jeune fille s'effraye de n'avoir point de nou-
velles de son amant, parti pour l'arme? e; la paix se fait; tous
les soldats retournent dans leurs foyers. Les me`res retrouvent
leurs fils, les soeurs leurs fre`res, les e? poux leurs e? pouses; les
trompettes guerrie`res accompagnent les chants de la paix, et la
joie re`gne dans tous les coeurs. Lenore parcourt en vain les
rangs des guerriers; elle n'y voit point son amant; nul ne peut
lui dire ce qu'il est devenu. Elle se de? sespe`re : sa me`re voudrait
la calmer; mais le jeune coeur de Lenore se re? volte contre la
douleur; et, dans son e? garement, elle renie la Providence. Au
moment ou` le blasphe`me est prononce? , l'on sent dans l'histoire
quelque chose de funeste, et de`s cet instant l'a^me est constam-
ment e? branle? e.
A minuit, un chevalier s'arre^te a` la porte de Lenore : elle
entend le hennissement du cheval et le cliquetis des e? perons:
le chevalier frappe; elle descend et reconnai^t son amant. Il lui
demande de le suivre a` l'instant, car il n'y a pas un moment a`
perdre, dit-il, avant de retournera` l'arme? e. Elle s'e? lance; il la
place derrie`re lui sur son cheval, et part avec la promptitude de
l'e? clair. Il traverse au galop, pendant la nuit, des pays arides
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? 172 DE LA l'OE? SIE ALLEMANDE.
et de? serts; la jeune fille est pe? ne? tre? e de terreur, et lui demande
sans cesse raison de la rapidite? de sa course; le chevalier presse
encore plus les pas de son cheval par ses cris sombres et sourds ,
et prononce a` voix basse ces mots : les morts vont vite, les
morts vont vite. Lenore lui re? pond: Ahl laisse en paix les
morts! Mais toutes les fois qu'elle lui adresse des questions in-
quie`tes, il lui re? pe`te les me^mes paroles funestes.
En approchant de l'e? glise ou` il la menait, disait-il, pour s'unir
avec elle, l'hiver et les frimas semblent changer la nature elle-
me^me en un affreux pre? sage: des pre^tres portent en pompe un
cercueil, et leur robe noire trai^ne lentement sur la neige, linceul
de la terre; l'effroi de la jeune fille augmente, et toujours sou
amant la rassure avec un me? lange d'ironie et d'insouciance qui
fait fre? mir. Tout ce qu'il dit est prononce? avec une pre? cipitation
monotone, comme si de? ja`, dans son langage, l'on ne sentait plus
l'accent de la vie; il lui promet de la conduire dans la demeure
e? troite et silencieuse ou` leurs noces doivent s'accomplir. On voit
de loin le cimetie`re, a` co^te? de la porte de l'e? glise : le chevalier
frappe a` cette porte, elle s'ouvre ; il s'y pre? cipite avec son cheval,
qu'il fait passer au milieu des pierres fune? raires ; alors le cheva-
lier perd par degre? s l'apparence d'un e^tre vivant ; il se change en
squelette, et la terre s'entr'ouvre pour engloutir sa mai^tresse .
et lui.
Je ne me suis assure? ment pas flatte? e de faire connai^tre, par ce
re? cit abre? ge? , le me? rite e? tonnant de cette romance : toutes les ima-
ges, tous les bruits, en rapport avec la situation de l'a^me , sont
merveilleusement exprime? s par la poe? sie: les syllabes, les rimes,
tout l'art des paroles et de leurs sons est employe? pour exciter la
terreur. La rapidite? des pas du cheval semble plus solennelle et
plus lugubre que la lenteur me^me d'une marche fune`bre. L'e? ner-
gie avec laquelle le chevalier ha^te sa course, cette pe? tulance de
ia mort cause un trouble inexprimable ; et l'on se croit emporte?
par le fanto^me, comme la malheureuse qu'il entrai^ne avec lui
dans l'abi^me.
11 y a quatre traductions de la romance de Le? nore en anglais;
mais la premie`re de toutes, sans comparaison, c'est celle de
M. Spencer, le poe`te anglais qui connai^t le mieux le ve? ritable esprit
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? DE LA POE? SIE ALLEMANDE. 17:',
des langues e? trange`res. L'analogie de l'anglais avec l'allemand
permet d'y faire sentir en entier l'originalite? du style et de la
versification de Burger ; et non-seulement on peut retrouver dans
la traduction le? s me^mes ide? es que dans l'original, mais aussi les
me^mes sensations; et rien n'est plus ne? cessaire pour connai^tre
un ouvrage des beaux-arts. Il serait difficile d'obtenir le me^me
re? sultat en francais, ou` rien de bizarre n'est naturel.
Bu`rger a fait une autre romance moins ce? le`bre, mais aussi
tre`s-originale, intitule? e : le fe? roce Chasseur. Suivi de ses valets
et de sa meute nombreuse, il part pour la chasse un dimanche,
au moment ou` les cloches du village annoncent le service divin.
Un chevalier, dont l'armure est blanche, se pre? sente a` lui, et le
conjure de ne pas profaner le jour du Seigneur ; un autre cheva-
her, reve^tu d'armes noires, lui fait honte de se soumettre a` des
pre? juge? s qui ne conviennent qu'aux vieillards et aux enfants : le
chasseur ce`de aux mauvaises inspirations ; il part, et arrive pre`s
du champ d'une pauvre veuve; elle se jette a` ses pieds pour le
supplier de ne pas de? vaster la moisson, en traversant les ble? s
avec sa suite ; le chevalier aux armes blanches supplie le chas-
seur d'e? couter la pitie? ; le chevalier noir se moque de ce pue? ril
sentiment-, le chasseur prend la fe? rocite? pour de l'e? nergie, et ses
chevaux foulent aux pieds l'espoir 'du pauvre et de l'orphelin.
Enfin, le cerf poursuivi se re? fugie dans la cabane d'un vieil er-
mite; le chasseur veut y mettre le feu pour eu faire sortir sa
proie ; l'ermite embrasse ses genoux, il veut attendrir le furieux
qui menace son humble demeure ; une dernie`re fois, le bon ge? nie,
sous la forme du chevalier blanc, parle encore ; le mauvais ge? -
nie , sous celle du chevalier noir, triomphe; le chasseur tue
l'ermite, et tout a` coup il est change? en fanto^me, et sa propre
meute veut le de? vorer. Une superstition populaire a donne? lieu
a` cette romance: l'on pre? tend qu'a` minuit, dans de certaines
saisons de l'anne? e, ou voit au-dessus de la fore^t ou` cet e? ve? ne-
ment doit s'e^tre passe? , un chasseur dans les nuages, poursuiti
jusqu'au jour par ses chiens furieux.
Ce qu'il y a de vraiment beau dans cette poe? sie de Bu`rger, c'est
la peinture de l'ardente volonte? du chasseur : elle e? tait d'abord
innocente, comme toutes les (acuite? s de l'a^me; mais elle se de-
1"'.
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? 174 DE LA POE? SIE ALLEMANDE.
prave toujours de plus en plus, chaque fois qu'il re? siste a` sa cons-
cience, et ce`de a` ses passions. Il n'avait d'abord que l'enivrement
de la force; il arrive enfin a` celui du crime, et la terre ne peut
plus le porter. Les bons et les mauvais penchants de l'homme
sont tre`s-bien caracte? rise? s par les deux chevaliers blanc et noir;
les mots, toujours les me^mes, que le chevalier blanc prononce
pour arre^ter le chasseur, sont aussi tre`s-inge? nieusement combi-
ne? s. Les anciens et les poetes du moyen a^ge ont parfaitement
connu l'effroi que cause, dans de certaines circonstances, le re-
tour des me^mes paroles ; il semble qu'on re? veille ainsi le senti-
ment de l'inflexible ne? cessite? . Les ombres, les oracles, toutes
les puissances surnaturelles, doivent e^tre monotones ; ce qui est
immuable est uniforme; et c'est un grand art, dans certaines fic-
tions , que d'imiter, par les paroles, la fixite? solennelle que l'i-
magination se repre? sente dans l'empire des te? ne`bres et de la
mort.
On remarque aussi dans Bu`rger une certaine familiarite?
d'expression qui ne nuit point a` la dignite? de la poe? sie, et qui
eu augmente singulie`rement l'effet. Quand on parvient a` rap-
procher de nous la terreur ou l'admiration, sans affaiblir ni
l'une ni l'autre , ces sentiments deviennent ne? cessairement beau-
coup plus forts : c'est me^ler dans l'art de peindre ce que nous
voyons tous les jours a` ce que nous ne voyons jamais , et ce qui
nous est connu nous fait croire a` ce qui nous e? tonne.
Goethe s'est essaye? aussi dans ces sujets, qui effrayent a` la
fois les enfants et les hommes; mais il y a mis des vues profon-
des , et qui donnent pour longtemps a` penser. Te vais ta^cher de
rendre compte de celle de ses poe? sies de revenants, la Fiance? e
fie Corinthe, qui a le plus de re? putation en Allemagne. Je ne
voudrais assure? ment de? fendre en aucune manie`re ni le but de
cette fiction, ni la fiction en elle-me^me; mais il me semble dif-
ficile de n'e^tre pas frappe? de l'imagination qu'elle suppose.
Deux amis, l'un d'Athe`nes et l'autre de Corinthe, ont re? solu
d'unir ensemble leur fils et leur fille. Le jeune homme part pour
aller voir a` Corinthe celle qui lui est promise , et qu'il ne con-
nai^t pas encore : c'e? tait au moment ou` le christianisme com-
mencait a` s'e? tablir. La famille de l'Athe? nien a garde? son an-
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? DE LA POESIE ALLEMANDE. 175
tienne religion ; celle du Corinthien adopte la croyance nouvelle;
et la me`re, pendant une longue maladie, a consacre? sa fille aux
autels. La soeur cadette est destine? e a` remplacer sa soeur ai^ne? e
qu'on a faite religieuse.
Le jeune homme arrive tard dans la maison, toute la famille
est endormie ; les valets apportent a` souper dans son apparte-
ment , et l'y laissent seul; peu de temps apre`s, un ho^te singulier
entre chez lui; il voit s'avancer jusqu'au milieu de la chambre
une jeune fille reve^tue d'un voile et d'un habit blanc, le front
ceint d'un ruban noir et or, et quand elle aperc? oit le jeune homme,
elle recule intimide? e, et s'e? crie, en e? levant au ciel ses blanches
mains : -- He? las ! suis-je donc devenue de? ja` si e? trange`re a` la mai-
son , dans l'e? troite cellule ou` je suis renferme? e , que j'ignore l'ar-
rive? e d'un nouvel ho^te ? --
Elle veut s'enfuir , le jeune homme la retient ; il apprend que
c'est elle qui lui e? tait destine? e pour e? pouse. Leurs pe`res avaient
jure? de les unir ; tout autre serment lui parai^t nul. -- Reste,
mon enfant, lui-dit-il; reste, et ne sois pas si pa^le d'effroi; par-
tage avec moi les dons de Ge? re`s et de Bacchus ; tu ame`nes l'a-
mour, et biento^t nous e? prouverons combien nos dieux sont fa-
vorables aux plaisirs. Le jeune homme conjure la jeune fille de
se donner a` lui.
<< Je n'appartiens plus a` la joie , lui re? pond-elle, le dernier
<< pas est accompli; la troupe brillante de nos dieux a disparu ,
<< et dans cette maison silencieuse, on n'adore plus qu'un E^tre
<< invisible dans le ciel, et qu'un Dieu mourant sur la croix. On
<< ne sacrifie plus des taureaux ni des brebis; mais on m'a choi-
<< sie pour victime humaine; ma jeunesse et la nature furent im-
<< mole? es aux autels: e? loigne-toi, jeune homme, e? loigne-toi;
"blanche comme la neige, et glace? e comme elle, est la mai^-
<< tresse infortune? e que ton coeur s'est choisie. >>
A l'heure de minuit, qu'on appelle l'heure des spectres, la
jeune fllle semble plus a` l'aise; elle boit avidement d'un vin cou-
leur de sang, semblable a` celui que prenaient les ombres, dans
l'Odysse? e, pour se retracer leurs souvenirs; mais elle refuse obs-
tine? ment le moindre morceau de pain : elle donne une chai^ne
d'or a` celui dont elle devait e^tre l'e? pouse, et lui demande une
boucle de ses cheveux ; le jeune homme , que ravit la beaute? de
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? 176 DE LA POE? SIE ALLEMANDE.
la jeune fille, la serre dans ses bras avec transport, mais il ne sent
point de coeur battre dans son sein, ses membres sont glace? s. --N'importe, s'e? crie-t-il, je saurai te ranimer, quand le tombeau
me^me t'aurait envoye? e vers moi. --
Et alors commence la sce`ne la plus extraordinaire que l'ima-
gination en de? lire ait pu se figurer; un me? lange d'amour et d'ef-
froi, une union redoutable de la mort etde la vie. Il y a comme
une volupte? fune`bre dans ce tableau, ou` l'amour fait alliance
avec la tombe, ou` la beaute? me^me ne semble qu'une apparition
effrayante.
Enfin , la me`re arrive, et, convaincue qu'une de ses esclaves
s'est introduite chez l'e? tranger, elle veut se livrer a` son juste
courroux; mais tout a`coup la jeune fille grandit jusqu'a` la vou^te comme une ombre, et reproche a` sa me`re d'avoir cause? sa mort,
en lui faisant prendre le voile. -- << Oh! ma me`re , ma me`re ,
n s'e? crie-t-elle d'une voix sombre , pourquoi troublez-vous cette
<< belle nuit de l'hymen? n'e? tait-ce pas assez que, si jeune, vous
m'eussiez fait couvrir d'un linceul et porter dans le tombeau?
<< Une male? diction funeste m'a pousse? e hors de ma froide de-
<< meure; les chants murmure? s par vos pre^tres n'ont pas sou-
<< lage? mon coeur ; le sel et l'eau n'ont point apaise? ma jeunesse:
<< ah ! la terre elle-me^me ne refroidit point l'amour.
<< Ce jeune homme me fut promis quand le temple serein de
" Ve? nus n'e? tait point encore renverse? . Ma me`re , deviez-vous
<< manquera votre parole, pour obe? ir a` des voeux insense? s ? Au-
? cun dieu n'a rec? u vos serments quand vous avez jure? de refu-
<< ser l'hymen a` votre fille. Et toi, beau jeune homme, mainte-
<<nant tu ne peux plus vivre; tu languiras dans ces me^mes lieux
ou` tu as rec? u ma chai^ne, ou` j'ai pris une boucle de ta cheve-
<< lure : demain tes cheveux blanchiront, et tu ne retrouveras ta
<< jeunesse que dans l'empire des ombres.
<< E? coute au moins, ma me`re, la prie`re dernie`re que je t'a-
<< dresse : ordonne qu'un bu^cher soit pre? pare? ; fais ouvrir le cer-
<<cueil e? troit qui me renferme; conduis les amants au repos a`
travers les flammes; et quand l'e? tincelle brillera, et quand
<< les cendres seront bru^lantes, nous nous ha^terons d'aller en-
<<semble rejoindre nos anciens dieux. >> Sans doute un gou^t pur et se? ve`re doit bla^mer beaucouri de
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? HE LA POE? SIE ALLEMANDE. 177
choses dans cette pie`ce; mais quand on la lit dans l'original, il
est impossible de ne pas admirer l'art avec lequel chaque mot
produit une terreur croissante : chaque mot indique , sans l'ex-
pliquer , l'horrible merveilleux de cette situation. Une histoire,
dont rien ne peut donner l'ide? e , est peinte avec des de? tails frap-
pants et naturels, comme s'il s'agissait de quelque chose qui fu^t
arrive? ; et la curiosite? est constamment excite? e, sans qu'on vou-
lu^t sacrifier une seule circonstance pour qu'elle fu^t plus to^t satis-
faite.
Ne? anmoins cette pie`ce est la seule, parmi les poe? sies de? tache? es
des auteurs ce? le`bres de l'Allemagne, contre laquelle le gou^t
franc? ais eu^t quelque chose a` redire : dans toutes les autres, les
deux nations paraissent d'accord. Le poete Jacobi a presque dans
ses vers le piquant et la le? ge`rete? de Gresset. Mattisson a donne? a`
la poe? sie descriptive, dont les traits e? taient souvent trop-vagues,
le caracte`re d'un tableau aussi frappant par le coloris que par
la ressemblance. Le charme pe? ne? trant des poe? sies de Salis fait
aimer leur auteur, comme si l'on e? tait de ses amis, Tiedge est
un poete moral et pur, dont les e? crits portent l'a^me au senti-
ment le plus religieux. Enfin, une foule de poetes devraient en-
core e^tre cite? s , s'il e? tait possible d'indiquer tous les noms di-
gnes de louange, dans un pays ou` la poe? sie est si naturelle a` tous
les esprits cultive? s.
