Nous n'osons pas leur supposer
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique.
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
voyez-vous ça», dit
l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de
rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
l'exercice de l'impertinence, même à l'égard de la noblesse quand elle
n'était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne
pas répondre à un salut; si l'homme poli récidivait, ricaner d'un air
narquois ou rejeter la tête en arrière d'un air furieux; faire semblant
de ne pas connaître un homme âgé qui leur aurait rendu service; réserver
leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait
intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient, telle était l'attitude
de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même
dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce
qu'ayant oublié pendant des mois d'écrire à un bienfaiteur qui vient de
perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle
était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai
que, à l'instar de certaines affections nerveuses dont les
manifestations s'atténuent dans l'âge mûr, ce snobisme devait
généralement cesser de se traduire d'une façon aussi hostile chez ceux
qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois
passée, il est rare qu'on reste confiné dans l'insolence. On avait cru
qu'elle seule existait, on découvre tout d'un coup, si prince qu'on
soit, qu'il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation.
L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifié, et on entre en
conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d'attendre et de qui
le caractère est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils
éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et
l'accueil qu'on leur avait sèchement refusés à vingt ans.
A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en
présente, qu'il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens
et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze
avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince,
que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de
dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire: «Monsieur le
Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc. . . » Ils espéraient se tirer
d'affaire au moyen du fameux «riche mariage», dit encore «gros sac», et
comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'étaient qu'au nombre de
quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
même fiancée. Et le secret était si bien gardé que, quand l'un d'eux
venant au café disait: «Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne
pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d'Ambresac», plusieurs
exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant déjà la chose
faite pour eux-mêmes avec elle, n'ayant pas le sang-froid nécessaire
pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
stupéfaction: «Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi? » ne pouvait
s'empêcher de s'exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber
sa fourchette d'étonnement et de désespoir, car il avait cru que les
mêmes fiançailles de Mlle d'Ambresac allaient bientôt être rendues
publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce
que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de
Bibi. «Alors ça t'amuse de te marier? » ne pouvait-il s'empêcher de
demander une seconde fois à Bibi, lequel, mieux préparé puisqu'il avait
eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'était «presque
officiel», répondait en souriant: «Je suis content non pas de me marier,
ce dont je n'avais guère envie, mais d'épouser Daisy d'Ambresac que je
trouve délicieuse. » Le temps qu'avait duré cette réponse, M. de
Châtellerault s'était ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus
vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss
Foster, les grands partis nº 2 et nº 3, demander patience aux créanciers
qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac était charmante que ce
mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute
sa famille s'il l'avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il
prétendre, jusqu'à dire qu'elle ne les recevrait pas.
Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc. . . , ils
semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se
trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le
délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se
livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M.
le Duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc
presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après
eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes
souverains d'un petit pays où ils avaient le droit, de battre monnaie,
etc. . . Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre
entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il
avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un
banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec
un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les
médecins.
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à
cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe
plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On
ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les
châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que,
d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur
leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce
qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard,
si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et
pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres,
soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage,
avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de
quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre
platoniciens qui l'étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules
religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût
désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le
prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se
jetant sur les militaires.
Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos fut tenu
devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins
forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque
chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d'un air rogue
et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard,
était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située
aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. «Ce
n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas. » La
justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà
entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou
lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son
admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est
pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture
des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les
plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant
seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
France, l'Angleterre et la Russie «cherchaient» l'Allemagne, ont rendu
possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté.
Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les
actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la
psychologie de l'individu médiocre.
En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait
depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un
certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas
les termes connus dans les propos d'un client où les colonnes d'un
journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le
prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à
son interlocuteur le temps de finir sa phrase. «Bien dit, mon prince,
bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça,
c'est ça», s'écria-t-il, dilaté, comme s'expriment les _Mille et une
nuits_, «à la limite de la satisfaction». Mais le prince avait déjà
disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les
événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de
brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du
caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables
dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le
cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous
ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues
erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu,
et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé.
Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres
d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous
les clients. «Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de
Saint-Loup», s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement
un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du
prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et
dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande
salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux
mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où
il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande.
«Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte
devant toi», dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui
courut la fermer en s'excusant sur les garçons: «Je leur dis toujours de
la tenir fermée. »
J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant
la mienne, pour aller à lui. «Pourquoi as-tu bougé? Tu aimes mieux dîner
là que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous
allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. --A
l'instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de
maintenant passeront par la petite salle, voilà tout. » Et pour mieux
montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et
plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles
menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de
respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé
dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que
je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me
montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée
de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute
personnelle.
Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la
tête. J'avais entendu au lieu des mots: «Aile de poulet, très bien, un
peu de champagne; mais pas trop sec», ceux-ci: «J'aimerais mieux de la
glycérine. Oui, chaude, très bien. » J'avais voulu voir quel était
l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête
vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était
tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client,
profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une
consultation. Les médecins comme les boursiers disent «je».
Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce
café, j'avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels,
rapins de toute sorte, résignés au rire qu'excitaient leur cape
prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements
maladroits, allant jusqu'à le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en
souciaient pas, et qui étaient des gens d'une réelle valeur
intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilité. Ils
déplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien
entendu, il ne saurait être question des autres--aux personnes qui ne
peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine).
Généralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux
d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus,
ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et étaient, à l'user, des gens
qu'on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en
était peu dont les parents n'eussent une générosité de coeur, une largeur
d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le
duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse,
leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et
leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
voies imprévues de l'intelligence uniquement prisée) à un colossal
mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les
défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de
qualités, régnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et
alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand
ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu'il soit de
l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'épanouissent serait
trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grâce
que l'étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités
intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et
s'il faut d'abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui
fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c'est tout de
même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que
ce qui est beau au jugement de l'équité, ce qui vaut selon l'esprit et
le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec
justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection
intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie
chose quand il n'y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule
aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d'un
dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
fleurs des prairies, autour de Combray; et que le véritable _opus
francigenum_, dont le secret n'a pas été perdu depuis le XIIIe siècle,
et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges
de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles,
bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette
franchise restées aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore
créatrices.
Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la
porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous
prissions de la «viande de boucherie», les volailles n'étant sans doute
pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une
table près de lui. «Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en
voyant les tables qui bloquaient la mienne. --Pour cela, cela ne fait
rien, si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien
facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
qu'on peut faire pour M. le marquis! --Mais c'est à toi de décider, me
dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s'il t'ennuiera,
il est moins bête que beaucoup. » Je répondis à Robert qu'il me plairait
certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m'en
sentais si heureux, j'aurais autant aimé que nous fussions seuls. «Ah!
il a un manteau bien joli, M. le prince», dit le patron pendant notre
délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
hommes se couchaient. » Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
pain. «Tout de suite, monsieur le baron. --Je ne suis pas baron, lui
répondis-je. --Oh! pardon, monsieur le comte! » Je n'eus pas le temps de
faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
épaules.
--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
demain soir.
--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
tante Guermantes.
--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
propos de cela?
--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
longtemps.
Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
désintéressé, une sorte de plaisir d'art? » Voilà ce que je crains,
aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
mon pardessus.
--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas. » Je dois dire
que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
nous semblent infiniment loin de nous.
Nous n'osons pas leur supposer
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
compagnie. » Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée! ) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal. » Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants. --Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. --Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
l'avocat en touchant son chapeau. Le prince ne goûta pas la phrase de
rapprochement. Il faisait partie d'un groupe aristocratique pour qui
l'exercice de l'impertinence, même à l'égard de la noblesse quand elle
n'était pas de tout premier rang, semblait être la seule occupation. Ne
pas répondre à un salut; si l'homme poli récidivait, ricaner d'un air
narquois ou rejeter la tête en arrière d'un air furieux; faire semblant
de ne pas connaître un homme âgé qui leur aurait rendu service; réserver
leur poignée de main et leur salut aux ducs et aux amis tout à fait
intimes des ducs que ceux-ci leur présentaient, telle était l'attitude
de ces jeunes gens et en particulier du prince de Foix. Une telle
attitude était favorisée par le désordre de la prime jeunesse (où, même
dans la bourgeoisie, on paraît ingrat et on se montre mufle parce
qu'ayant oublié pendant des mois d'écrire à un bienfaiteur qui vient de
perdre sa femme, ensuite on ne le salue plus pour simplifier), mais elle
était surtout inspirée par un snobisme de caste suraigu. Il est vrai
que, à l'instar de certaines affections nerveuses dont les
manifestations s'atténuent dans l'âge mûr, ce snobisme devait
généralement cesser de se traduire d'une façon aussi hostile chez ceux
qui avaient été de si insupportables jeunes gens. La jeunesse une fois
passée, il est rare qu'on reste confiné dans l'insolence. On avait cru
qu'elle seule existait, on découvre tout d'un coup, si prince qu'on
soit, qu'il y a aussi la musique, la littérature, voire la députation.
L'ordre des valeurs humaines s'en trouvera modifié, et on entre en
conversation avec les gens qu'on foudroyait du regard autrefois. Bonne
chance à ceux de ces gens-là qui ont eu la patience d'attendre et de qui
le caractère est assez bien fait--si l'on doit ainsi dire--pour qu'ils
éprouvent du plaisir à recevoir vers la quarantaine la bonne grâce et
l'accueil qu'on leur avait sèchement refusés à vingt ans.
A propos du prince de Foix il convient de dire, puisque l'occasion s'en
présente, qu'il appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens
et à un groupe plus restreint de quatre. La coterie de douze à quinze
avait cette caractéristique, à laquelle échappait, je crois, le prince,
que ces jeunes gens présentaient chacun un double aspect. Pourris de
dettes, ils semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs,
malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire: «Monsieur le
Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc. . . » Ils espéraient se tirer
d'affaire au moyen du fameux «riche mariage», dit encore «gros sac», et
comme les grosses dots qu'ils convoitaient n'étaient qu'au nombre de
quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la
même fiancée. Et le secret était si bien gardé que, quand l'un d'eux
venant au café disait: «Mes excellents bons, je vous aime trop pour ne
pas vous annoncer mes fiançailles avec Mlle d'Ambresac», plusieurs
exclamations retentissaient, nombre d'entre eux, croyant déjà la chose
faite pour eux-mêmes avec elle, n'ayant pas le sang-froid nécessaire
pour étouffer au premier moment le cri de leur rage et de leur
stupéfaction: «Alors ça te fait plaisir de te marier, Bibi? » ne pouvait
s'empêcher de s'exclamer le prince de Châtellerault, qui laissait tomber
sa fourchette d'étonnement et de désespoir, car il avait cru que les
mêmes fiançailles de Mlle d'Ambresac allaient bientôt être rendues
publiques, mais avec lui, Châtellerault. Et pourtant, Dieu sait tout ce
que son père avait adroitement conté aux Ambresac contre la mère de
Bibi. «Alors ça t'amuse de te marier? » ne pouvait-il s'empêcher de
demander une seconde fois à Bibi, lequel, mieux préparé puisqu'il avait
eu tout le temps de choisir son attitude depuis que c'était «presque
officiel», répondait en souriant: «Je suis content non pas de me marier,
ce dont je n'avais guère envie, mais d'épouser Daisy d'Ambresac que je
trouve délicieuse. » Le temps qu'avait duré cette réponse, M. de
Châtellerault s'était ressaisi, mais il songeait qu'il fallait au plus
vite faire volte-face en direction de Mlle de la Canourque ou de Miss
Foster, les grands partis nº 2 et nº 3, demander patience aux créanciers
qui attendaient le mariage Ambresac, et enfin expliquer aux gens
auxquels il avait dit aussi que Mlle d'Ambresac était charmante que ce
mariage était bon pour Bibi, mais que lui se serait brouillé avec toute
sa famille s'il l'avait épousée. Mme de Soléon avait été, allait-il
prétendre, jusqu'à dire qu'elle ne les recevrait pas.
Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc. . . , ils
semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu'ils se
trouvaient dans le monde, ils n'étaient plus jugés d'après le
délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se
livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M.
le Duc un tel, et n'étaient comptés que d'après leurs quartiers. Un duc
presque milliardaire et qui semblait tout réunir en soi passait après
eux parce que, chefs de famille, ils étaient anciennement princes
souverains d'un petit pays où ils avaient le droit, de battre monnaie,
etc. . . Souvent, dans ce café, l'un baissait les yeux quand un autre
entrait, de façon à ne pas forcer l'arrivant à le saluer. C'est qu'il
avait, dans sa poursuite imaginative de la richesse, invité à dîner un
banquier. Chaque fois qu'un homme entre, dans ces conditions, en
rapports avec un banquier, celui-ci lui fait perdre une centaine de
mille francs, ce qui n'empêche pas l'homme du monde de recommencer avec
un autre. On continue de brûler des cierges et de consulter les
médecins.
Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à
cette coterie élégante d'une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe
plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On
ne les invitait jamais l'un sans l'autre, on les appelait les quatre
gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les
châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que,
d'autant plus qu'ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur
leur intimité. Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce
qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c'est que plus tard,
si l'on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en
revanche chacun d'eux l'avait entièrement ignoré des trois autres. Et
pourtant chacun d'eux avait bien cherché à s'instruire sur les autres,
soit pour assouvir un désir, ou plutôt une rancune, empêcher un mariage,
avoir barre sur l'ami découvert. Un cinquième (car dans les groupes de
quatre on est toujours plus de quatre) s'était joint aux quatre
platoniciens qui l'étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules
religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût
désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le
prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l'intervalle se
jetant sur les militaires.
Malgré la manière d'être du prince, le fait que le propos fut tenu
devant lui sans lui être directement adressé rendit sa colère moins
forte qu'elle n'eût été sans cela. De plus, cette soirée avait quelque
chose d'exceptionnel. Enfin l'avocat n'avait pas plus de chance d'entrer
en relations avec le prince de Foix que le cocher qui avait conduit ce
noble seigneur. Aussi ce dernier crut-il pouvoir répondre d'un air rogue
et à la cantonade à cet interlocuteur qui, à la faveur du brouillard,
était comme un compagnon de voyage rencontré dans quelque plage située
aux confins du monde, battue des vents ou ensevelie dans les brumes. «Ce
n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas. » La
justesse de cette pensée frappa le patron parce qu'il l'avait déjà
entendu exprimer plusieurs fois ce soir.
En effet, il avait l'habitude de comparer toujours ce qu'il entendait ou
lisait à un certain texte déjà connu et sentait s'éveiller son
admiration s'il ne voyait pas de différences. Cet état d'esprit n'est
pas négligeable car, appliqué aux conversations politiques, à la lecture
des journaux, il forme l'opinion publique, et par là rend possibles les
plus grands événements. Beaucoup de patrons de cafés allemands admirant
seulement leur consommateur ou leur journal, quand ils disaient que la
France, l'Angleterre et la Russie «cherchaient» l'Allemagne, ont rendu
possible, au moment d'Agadir, une guerre qui d'ailleurs n'a pas éclaté.
Les historiens, s'ils n'ont pas eu tort de renoncer à expliquer les
actes des peuples par la volonté des rois, doivent la remplacer par la
psychologie de l'individu médiocre.
En politique, le patron du café où je venais d'arriver n'appliquait
depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu'à un
certain nombre de morceaux sur l'affaire Dreyfus. S'il ne retrouvait pas
les termes connus dans les propos d'un client où les colonnes d'un
journal, il déclarait l'article assommant, ou le client pas franc. Le
prince de Foix l'émerveilla au contraire au point qu'il laissa à peine à
son interlocuteur le temps de finir sa phrase. «Bien dit, mon prince,
bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c'est ça,
c'est ça», s'écria-t-il, dilaté, comme s'expriment les _Mille et une
nuits_, «à la limite de la satisfaction». Mais le prince avait déjà
disparu dans la petite salle. Puis, comme la vie reprend même après les
événements les plus singuliers, ceux qui sortaient de la mer de
brouillard commandaient les uns leur consommation, les autres leur
souper; et parmi ceux-ci des jeunes gens du Jockey qui, à cause du
caractère anormal du jour, n'hésitèrent pas à s'installer à deux tables
dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près de moi. Tel le
cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous
ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues
erreurs dans l'océan de brume, une familiarité dont j'étais seul exclu,
et à laquelle devait ressembler celle qui régnait dans l'arche de Noé.
Tout à coup, je vis le patron s'infléchir en courbettes, les maîtres
d'hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous
les clients. «Vite, appelez-moi Cyprien, une table pour M. le marquis de
Saint-Loup», s'écriait le patron, pour qui Robert n'était pas seulement
un grand seigneur jouissant d'un véritable prestige, même aux yeux du
prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et
dépensait dans ce restaurant beaucoup d'argent. Les clients de la grande
salle regardaient avec curiosité, ceux de la petite hélaient à qui mieux
mieux leur ami qui finissait de s'essuyer les pieds. Mais au moment où
il allait pénétrer dans la petite salle, il m'aperçut dans la grande.
«Bon Dieu, cria-t-il, qu'est-ce que tu fais là, et avec la porte ouverte
devant toi», dit-il, non sans jeter un regard furieux au patron qui
courut la fermer en s'excusant sur les garçons: «Je leur dis toujours de
la tenir fermée. »
J'avais été obligé de déranger ma table et d'autres qui étaient devant
la mienne, pour aller à lui. «Pourquoi as-tu bougé? Tu aimes mieux dîner
là que dans la petite salle? Mais, mon pauvre petit, tu vas geler. Vous
allez me faire le plaisir de condamner cette porte, dit-il au patron. --A
l'instant même, M. le Marquis, les clients qui viendront à partir de
maintenant passeront par la petite salle, voilà tout. » Et pour mieux
montrer son zèle, il commanda pour cette opération un maître d'hôtel et
plusieurs garçons, et tout en faisant sonner très haut de terribles
menaces si elle n'était pas menée à bien. Il me donnait des marques de
respect excessives pour que j'oubliasse qu'elles n'avaient pas commencé
dès mon arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup, et pour que
je ne crusse pas cependant qu'elles étaient dues à l'amitié que me
montrait son riche et aristocratique client, il m'adressait à la dérobée
de petits sourires où semblait se déclarer une sympathie toute
personnelle.
Derrière moi le propos d'un consommateur me fit tourner une seconde la
tête. J'avais entendu au lieu des mots: «Aile de poulet, très bien, un
peu de champagne; mais pas trop sec», ceux-ci: «J'aimerais mieux de la
glycérine. Oui, chaude, très bien. » J'avais voulu voir quel était
l'ascète qui s'infligeait un tel menu. Je retournai vivement la tête
vers Saint-Loup pour ne pas être reconnu de l'étrange gourmet. C'était
tout simplement un docteur, que je connaissais, à qui un client,
profitant du brouillard pour le chambrer dans ce café, demandait une
consultation. Les médecins comme les boursiers disent «je».
Cependant je regardais Robert et je songeais à ceci. Il y avait dans ce
café, j'avais connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels,
rapins de toute sorte, résignés au rire qu'excitaient leur cape
prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements
maladroits, allant jusqu'à le provoquer pour montrer qu'ils ne s'en
souciaient pas, et qui étaient des gens d'une réelle valeur
intellectuelle et morale, d'une profonde sensibilité. Ils
déplaisaient--les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien
entendu, il ne saurait être question des autres--aux personnes qui ne
peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine).
Généralement on reconnaissait ensuite que, s'ils avaient contre eux
d'avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des
gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus,
ils avaient beaucoup d'esprit, de coeur et étaient, à l'user, des gens
qu'on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en
était peu dont les parents n'eussent une générosité de coeur, une largeur
d'esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le
duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse,
leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et
leur apologie d'un christianisme aboutissant infailliblement (par les
voies imprévues de l'intelligence uniquement prisée) à un colossal
mariage d'argent. Mais enfin chez Saint-Loup, de quelque façon que les
défauts des parents se fussent combinés en une création nouvelle de
qualités, régnait la plus charmante ouverture d'esprit et de coeur. Et
alors, il faut bien le dire à la gloire immortelle de la France, quand
ces qualités-là se trouvent chez un pur Français, qu'il soit de
l'aristocratie ou du peuple, elles fleurissent--s'épanouissent serait
trop dire car la mesure y persiste et la restriction--avec une grâce
que l'étranger, si estimable soit-il, ne nous offre pas. Les qualités
intellectuelles et morales, certes les autres les possèdent aussi, et
s'il faut d'abord traverser ce qui déplaît et ce qui choque et ce qui
fait sourire, elles ne sont pas moins précieuses. Mais c'est tout de
même une jolie chose et qui est peut-être exclusivement française, que
ce qui est beau au jugement de l'équité, ce qui vaut selon l'esprit et
le coeur, soit d'abord charmant aux yeux, coloré avec grâce, ciselé avec
justesse, réalise aussi dans sa matière et dans sa forme la perfection
intérieure. Je regardais Saint-Loup, et je me disais que c'est une jolie
chose quand il n'y a pas de disgrâce physique pour servir de vestibule
aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d'un
dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les
fleurs des prairies, autour de Combray; et que le véritable _opus
francigenum_, dont le secret n'a pas été perdu depuis le XIIIe siècle,
et qui ne périrait pas avec nos églises, ce ne sont pas tant les anges
de pierre de Saint-André-des-Champs que les petits Français, nobles,
bourgeois ou paysans, au visage sculpté avec cette délicatesse et cette
franchise restées aussi traditionnelles qu'au porche fameux, mais encore
créatrices.
Après être parti un instant pour veiller lui-même à la fermeture de la
porte et à la commande du dîner (il insista beaucoup pour que nous
prissions de la «viande de boucherie», les volailles n'étant sans doute
pas fameuses), le patron revint nous dire que M. le prince de Foix
aurait bien voulu que M. le marquis lui permît de venir dîner à une
table près de lui. «Mais elles sont toutes prises, répondit Robert en
voyant les tables qui bloquaient la mienne. --Pour cela, cela ne fait
rien, si ça pouvait être agréable à M. le marquis, il me serait bien
facile de prier ces personnes de changer de place. Ce sont des choses
qu'on peut faire pour M. le marquis! --Mais c'est à toi de décider, me
dit Saint-Loup, Foix est un bon garçon, je ne sais pas s'il t'ennuiera,
il est moins bête que beaucoup. » Je répondis à Robert qu'il me plairait
certainement, mais que pour une fois où je dînais avec lui et où je m'en
sentais si heureux, j'aurais autant aimé que nous fussions seuls. «Ah!
il a un manteau bien joli, M. le prince», dit le patron pendant notre
délibération. «Oui, je le connais», répondit Saint-Loup. Je voulais
raconter à Robert que M. de Charlus avait dissimulé à sa belle-soeur
qu'il me connût et lui demander quelle pouvait en être la raison, mais
j'en fus empêché par l'arrivée de M. de Foix. Venant pour voir si sa
requête était accueillie, nous l'aperçûmes qui se tenait à deux pas.
Robert nous présenta, mais ne cacha pas à son ami qu'ayant à causer avec
moi, il préférait qu'on nous laissât tranquilles. Le prince s'éloigna en
ajoutant au salut d'adieu qu'il me fit, un sourire qui montrait
Saint-Loup et semblait s'excuser sur la volonté de celui-ci de la
brièveté d'une présentation qu'il eût souhaitée plus longue. Mais à ce
moment Robert semblant frappé d'une idée subite s'éloigna avec son
camarade, après m'avoir dit: «Assieds-toi toujours et commence à dîner,
j'arrive», et il disparut dans la petite salle. Je fus peiné d'entendre
les jeunes gens chics, que je ne connaissais pas, raconter les histoires
les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc
héritier de Luxembourg (ex-comte de Nassau) que j'avais connu à Balbec
et qui m'avait donné des preuves si délicates de sympathie pendant la
maladie de ma grand'mère. L'un prétendait qu'il avait dit à la duchesse
de Guermantes: «J'exige que tout le monde se lève quand ma femme passe»
et que la duchesse avait répondu (ce qui eût été non seulement dénué
d'esprit mais d'exactitude, la grand'mère de la jeune princesse ayant
toujours été la plus honnête femme du monde): «Il faut qu'on se lève
quand passe ta femme, cela changera de sa grand'mère car pour elle les
hommes se couchaient. » Puis on raconta qu'étant allé voir cette année sa
tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand
Hôtel, il s'était plaint au directeur (mon ami) qu'il n'eût pas hissé le
fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Or, ce fanion étant moins
connu et de moins d'usage que les drapeaux d'Angleterre ou d'Italie, il
avait fallu plusieurs jours pour se le procurer, au vif mécontentement
du jeune grand-duc. Je ne crus pas un mot de cette histoire, mais me
promis, dès que j'irais à Balbec, d'interroger le directeur de l'hôtel
de façon à m'assurer qu'elle était une invention pure. En attendant
Saint-Loup, je demandai au patron du restaurant de me faire donner du
pain. «Tout de suite, monsieur le baron. --Je ne suis pas baron, lui
répondis-je. --Oh! pardon, monsieur le comte! » Je n'eus pas le temps de
faire entendre une seconde protestation, après laquelle je fusse
sûrement devenu «monsieur le marquis»; aussi vite qu'il l'avait annoncé,
Saint-Loup réapparut dans l'entrée tenant à la main le grand manteau de
vigogne du prince à qui je compris qu'il l'avait demandé pour me tenir
chaud. Il me fit signe de loin de ne pas me déranger, il avança, il
aurait fallu qu'on bougeât encore ma table ou que je changeasse de place
pour qu'il pût s'asseoir. Dès qu'il entra dans la grande salle, il monta
légèrement sur les banquettes de velours rouge qui en faisaient le tour
en longeant le mur et où en dehors de moi n'étaient assis que trois ou
quatre jeunes gens du Jockey, connaissances à lui qui n'avaient pu
trouver place dans la petite salle. Entre les tables, des fils
électriques étaient tendus à une certaine hauteur; sans s'y embarrasser
Saint-Loup les sauta adroitement comme un cheval de course un obstacle;
confus qu'elle s'exerçât uniquement pour moi et dans le but de m'éviter
un mouvement bien simple, j'étais en même temps émerveillé de cette
sûreté avec laquelle mon ami accomplissait cet exercice de voltige; et
je n'étais pas le seul; car encore qu'ils l'eussent sans doute
médiocrement goûté de la part d'un moins aristocratique et moins
généreux client, le patron et les garçons restaient fascinés, comme des
connaisseurs au pesage; un commis, comme paralysé, restait immobile avec
un plat que des dîneurs attendaient à côté; et quand Saint-Loup, ayant à
passer derrière ses amis, grimpa sur le rebord du dossier et s'y avança
en équilibre, des applaudissements discrets éclatèrent dans le fond de
la salle. Enfin arrivé à ma hauteur, il arrêta net son élan avec la
précision d'un chef devant la tribune d'un souverain, et s'inclinant, me
tendit avec un air de courtoisie et de soumission le manteau de vigogne,
qu'aussitôt après, s'étant assis à côté de moi, sans que j'eusse eu un
mouvement à faire, il arrangea, en châle léger et chaud, sur mes
épaules.
--Dis-moi pendant que j'y pense, me dit Robert, mon oncle Charlus a
quelque chose à te dire. Je lui ai promis que je t'enverrais chez lui
demain soir.
--Justement j'allais te parler de lui. Mais demain soir je dîne chez ta
tante Guermantes.
--Oui, il y a un gueuleton à tout casser, demain, chez Oriane. Je ne
suis pas convié. Mais mon oncle Palamède voudrait que tu n'y ailles pas.
Tu ne peux pas te décommander? En tout cas, va chez mon oncle Palamède
après. Je crois qu'il tient à te voir. Voyons, tu peux bien y être vers
onze heures. Onze heures, n'oublie pas, je me charge de le prévenir. Il
est très susceptible. Si tu n'y vas pas, il t'en voudra. Et cela finit
toujours de bonne heure chez Oriane. Si tu ne fais qu'y dîner, tu peux
très bien être à onze heures chez mon oncle. Du reste, moi, il aurait
fallu que je visse Oriane, pour mon poste au Maroc que je voudrais
changer. Elle est si gentille pour ces choses-là et elle peut tout sur
le général de Saint-Joseph de qui ça dépend. Mais ne lui en parle pas.
J'ai dit un mot à la princesse de Parme, ça marchera tout seul. Ah! le
Maroc, très intéressant. Il y aurait beaucoup à te parler. Hommes très
fins là-bas. On sent la parité d'intelligence.
--Tu ne crois pas que les Allemands puissent aller jusqu'à la guerre à
propos de cela?
--Non, cela les ennuie, et au fond c'est très juste. Mais l'empereur est
pacifique. Ils nous font toujours croire qu'ils veulent la guerre pour
nous forcer à céder. Cf. Poker. Le prince de Monaco, agent de Guillaume
II, vient nous dire en confidence que l'Allemagne se jette sur nous si
nous ne cédons pas. Alors nous cédons. Mais si nous ne cédions pas, il
n'y aurait aucune espèce de guerre. Tu n'as qu'à penser quelle chose
comique serait une guerre aujourd'hui. Ce serait plus catastrophique que
le _Déluge_ et le _Götter Dämmerung_. Seulement cela durerait moins
longtemps.
Il me parla d'amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous
les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques
mois qu'il devait passer à la campagne et dût revenir seulement
quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs);
mais les mots qu'il jeta ainsi dans la chaleur de coeur que j'avais ce
soir-là y allumaient une douce rêverie. Nos rares tête-à-tête, et
celui-là surtout, ont fait depuis époque dans ma mémoire. Pour lui,
comme pour moi, ce fut le soir de l'amitié. Pourtant celle que je
ressentais en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords)
n'était guère, je le craignais, celle qu'il lui eût plu d'inspirer. Tout
rempli encore du plaisir que j'avais eu à le voir s'avancer au petit
galop et toucher gracieusement au but, je sentais que ce plaisir tenait
à ce que chacun des mouvements développés le long du mur, sur la
banquette, avait sa signification, sa cause, dans la nature individuelle
de Saint-Loup peut-être, mais plus encore dans celle que par la
naissance et par l'éducation il avait héritée de sa race.
Une certitude du goût dans l'ordre non du beau mais des manières, et qui
en présence d'une circonstance nouvelle faisait saisir tout de suite à
l'homme élégant--comme à un musicien à qui on demande de jouer un
morceau inconnu--le sentiment, le mouvement qu'elle réclame et y adapter
le mécanisme, la technique qui conviennent le mieux; puis permettait à
ce goût de s'exercer sans la contrainte d'aucune autre considération,
dont tant de jeunes bourgeois eussent été paralysés, aussi bien par peur
d'être ridicules aux yeux des autres en manquant aux convenances, que de
paraître trop empressés à ceux de leurs amis, et que remplaçait chez
Robert un dédain que certes il n'avait jamais éprouvé dans son coeur,
mais qu'il avait reçu par héritage en son corps, et qui avait plié les
façons de ses ancêtres à une familiarité qu'ils croyaient ne pouvoir que
flatter et ravir celui à qui elle s'adressait; enfin une noble
libéralité qui, ne tenant aucun compte de tant d'avantages matériels
(des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de
lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori,
situation que soulignait l'empressement envers lui non pas seulement de
la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui
faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre effectivement
et symboliquement trépignées, pareilles à un chemin somptueux qui ne
plaisait à mon ami qu'en lui permettant de venir vers moi avec plus de
grâce et de rapidité; telles étaient les qualités, toutes essentielles à
l'aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût
été le mien, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à
travers une oeuvre d'art la puissance industrieuse, efficiente qui l'a
créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert
avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux
de cavaliers sculptés sur une frise. «Hélas, eût pensé Robert, est-ce la
peine que j'aie passé ma jeunesse à mépriser la naissance, à honorer
seulement la justice et l'esprit, à choisir, en dehors des amis qui
m'étaient imposés, des compagnons gauches et mal vêtus s'ils avaient de
l'éloquence, pour que le seul être qui apparaisse en moi, dont on garde
un précieux souvenir, soit non celui que ma volonté, en s'efforçant et
en méritant, a modelé à ma ressemblance, mais un être qui n'est pas mon
oeuvre, qui n'est même pas moi, que j'ai toujours méprisé et cherché à
vaincre; est-ce la peine que j'aie aimé mon ami préféré comme je l'ai
fait, pour que le plus grand plaisir qu'il trouve en moi soit celui d'y
découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir
qui n'est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement
le croire, un plaisir d'amitié, mais un plaisir intellectuel et
désintéressé, une sorte de plaisir d'art? » Voilà ce que je crains,
aujourd'hui que Saint-Loup ait quelquefois pensé. Il s'est trompé, dans
ce cas. S'il n'avait pas, comme il avait fait, aimé quelque chose de
plus élevé que la souplesse innée de son corps, s'il n'avait pas été si
longtemps détaché de l'orgueil nobiliaire, il y eût eu plus
d'application et de lourdeur dans son agilité même, une vulgarité
importante dans ses manières. Comme à Mme de Villeparisis il avait fallu
beaucoup de sérieux pour qu'elle donnât dans sa conversation et dans ses
Mémoires le sentiment de la frivolité, lequel est intellectuel, de même,
pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d'aristocratie, il
fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts
objets, et, résorbée dans son corps, s'y fût fixée en lignes
inconscientes et nobles. Par là sa distinction d'esprit n'était pas
absente d'une distinction physique qui, la première faisant défaut,
n'eût pas été complète. Un artiste n'a pas besoin d'exprimer directement
sa pensée dans son ouvrage pour que celui-ci en reflète la qualité; on a
même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation
de l'athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d'un
créateur. Et je savais bien aussi que ce n'était pas qu'une oeuvre d'art
que j'admirais en ce jeune cavalier déroulant le long du mur la frise de
sa course; le jeune prince (descendant de Catherine de Foix, reine de
Navarre et petite-fille de Charles VII) qu'il venait de quitter à mon
profit, la situation de naissance et de fortune qu'il inclinait devant
moi, les ancêtres dédaigneux et souples qui survivaient dans l'assurance
et l'agilité, la courtoisie avec laquelle il venait disposer autour de
mon corps frileux le manteau de vigogne, tout cela n'était-ce pas comme
des amis plus anciens que moi dans sa vie, par lesquels j'eusse cru que
nous dussions toujours être séparés, et qu'il me sacrifiait au contraire
par un choix que l'on ne peut faire que dans les hauteurs de
l'intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de
Robert étaient l'image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié?
Ce que la familiarité d'un Guermantes--au lieu de la distinction qu'elle
avait chez Robert, parce que le dédain héréditaire n'y était que le
vêtement, devenu grâce inconsciente, d'une réelle humilité morale--eût
décelé de morgue vulgaire, j'avais pu en prendre conscience, non en M.
de Charlus chez lequel les défauts de caractère que jusqu'ici je
comprenais mal s'étaient superposés aux habitudes aristocratiques, mais
chez le duc de Guermantes. Lui aussi pourtant, dans l'ensemble commun
qui avait tant déplu à ma grand'mère quand autrefois elle l'avait
rencontré chez Mme de Villeparisis, offrait des parties de grandeur
ancienne, et qui me furent sensibles quand j'allai dîner chez lui, le
lendemain de la soirée que j'avais passée avec Saint-Loup.
Elles ne m'étaient apparues ni chez lui ni chez la duchesse, quand je
les avais vus d'abord chez leur tante, pas plus que je n'avais vu le
premier jour les différences qui séparaient la Berma de ses camarades,
encore que chez celle-ci les particularités fussent infiniment plus
saisissantes que chez des gens du monde, puisqu'elles deviennent plus
marquées au fur et à mesure que les objets sont plus réels, plus
concevables à l'intelligence. Mais enfin si légères que soient les
nuances sociales (et au point que lorsqu'un peintre véridique comme
Sainte-Beuve veut marquer successivement les nuances qu'il y eut entre
le salon de Mme Geoffrin, de Mme Récamier et de Mme de Boigne, ils
apparaissent tous si semblables que la principale vérité qui, à l'insu
de l'auteur, ressort de ses études, c'est le néant de la vie de salon),
pourtant, en vertu de la même raison que pour la Berma, quand les
Guermantes me furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur
originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination, je pus la
recueillir, tout impondérable qu'elle fût.
La duchesse ne m'ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante,
je me demandais si, avec les bruits de divorce qui couraient, il
assisterait au dîner. Mais je fus bien vite fixé car parmi les valets de
pied qui se tenaient debout dans l'antichambre et qui (puisqu'ils
avaient dû jusqu'ici me considérer à peu près comme les enfants de
l'ébéniste, c'est-à-dire peut-être avec plus de sympathie que leur
maître mais comme incapable d'être reçu chez lui) devaient chercher la
cause de cette révolution, je vis se glisser M. de Guermantes qui
guettait mon arrivée pour me recevoir sur le seuil et m'ôter lui-même
mon pardessus.
--Mme de Guermantes va être tout ce qu'il y a de plus heureuse, me
dit-il d'un ton habilement persuasif. Permettez-moi de vous débarrasser
de vos frusques (il trouvait à la fois bon enfant et comique de parler
le langage du peuple). Ma femme craignait un peu une défection de votre
part, bien que vous eussiez donné votre jour. Depuis ce matin nous nous
disions l'un à l'autre: «Vous verrez qu'il ne viendra pas. » Je dois dire
que Mme de Guermantes a vu plus juste que moi. Vous n'êtes pas un homme
commode à avoir et j'étais persuadé que vous nous feriez faux bond.
Et le duc était si mauvais mari, si brutal même, disait-on, qu'on lui
savait gré, comme on sait gré de leur douceur aux méchants, de ces mots
«Mme de Guermantes» avec lesquels il avait l'air d'étendre sur la
duchesse une aile protectrice pour qu'elle ne fasse qu'un avec lui.
Cependant me saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir
de me guider et de m'introduire dans les salons. Telle expression
courante peu claire dans la bouche d'un paysan si elle montre la
survivance d'une tradition locale, la trace d'un événement historique,
peut-être ignorés de celui qui y fait allusion; de même cette politesse
de M. de Guermantes, et qu'il allait me témoigner pendant toute la
soirée, me charma comme un reste d'habitudes plusieurs fois séculaires,
d'habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Les gens des temps passés
nous semblent infiniment loin de nous.
Nous n'osons pas leur supposer
d'intentions profondes au delà de ce qu'ils expriment formellement; nous
sommes étonnés quand nous rencontrons un sentiment à peu près pareil à
ceux que nous éprouvons chez un héros d'Homère ou une habile feinte
tactique chez Hannibal pendant la bataille de Cannes, où il laissa
enfoncer son flanc pour envelopper son adversaire par surprise; on
dirait que nous nous imaginons ce poète épique et ce général aussi
éloignés de nous qu'un animal vu dans un jardin zoologique. Même chez
tels personnages de la cour de Louis XIV, quand nous trouvons des
marques de courtoisie dans des lettres écrites par eux à quelque homme
de rang inférieur et qui ne peut leur être utile à rien, elles nous
laissent surpris parce qu'elles nous révèlent tout à coup chez ces
grands seigneurs tout un monde de croyances qu'ils n'expriment jamais
directement mais qui les gouvernent, et en particulier la croyance qu'il
faut par politesse feindre certains sentiments et exercer avec le plus
grand scrupule certaines fonctions d'amabilité.
Cet éloignement imaginaire du passé est peut-être une des raisons qui
permettent de comprendre que même de grands écrivains aient trouvé une
beauté géniale aux oeuvres de médiocres mystificateurs comme Ossian. Nous
sommes si étonnés que des bardes lointains puissent avoir des idées
modernes, que nous nous émerveillons si, dans ce que nous croyons un
vieux chant gaélique, nous en rencontrons une que nous n'eussions
trouvée qu'ingénieuse chez un contemporain. Un traducteur de talent n'a
qu'à ajouter à un Ancien qu'il restitue plus ou moins fidèlement, des
morceaux qui, signés d'un nom contemporain et publiés à part,
paraîtraient seulement agréables: aussitôt il donne une émouvante
grandeur à son poète, lequel joue ainsi sur le clavier de plusieurs
siècles. Ce traducteur n'était capable que d'un livre médiocre, si ce
livre eût été publié comme un original de lui. Donné pour une
traduction, il semble celle d'un chef-d'oeuvre. Le passé non seulement
n'est pas fugace, il reste sur place. Ce n'est pas seulement des mois
après le commencement d'une guerre que des lois votées sans hâte peuvent
agir efficacement sur elle, ce n'est pas seulement quinze ans après un
crime resté obscur qu'un magistrat peut encore trouver les éléments qui
serviront à l'éclaircir; après des siècles et des siècles, le savant qui
étudie dans une région lointaine la toponymie, les coutumes des
habitants, pourra saisir encore en elles telle légende bien antérieure
au christianisme, déjà incomprise, sinon même oubliée au temps
d'Hérodote et qui dans l'appellation donnée à une roche, dans un rite
religieux, demeure au milieu du présent comme une émanation plus dense,
immémoriale et stable. Il y en avait une aussi, bien moins antique,
émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires
de M. de Guermantes, du moins dans l'esprit qui les dirigeait. Je devais
la goûter encore, comme une odeur ancienne, quand je la retrouvai un peu
plus tard au salon. Car je n'y étais pas allé tout de suite.
En quittant le vestibule, j'avais dit à M. de Guermantes que j'avais un
grand désir de voir ses Elstir. «Je suis à vos ordres, M. Elstir est-il
donc de vos amis? Je suis fort marri car je le connais un peu, c'est un
homme aimable, ce que nos pères appelaient l'honnête homme, j'aurais pu
lui demander de me faire la grâce de venir, et le prier à dîner. Il
aurait certainement été très flatté de passer la soirée en votre
compagnie. » Fort peu ancien régime quand il s'efforçait ainsi de l'être,
le duc le redevenait ensuite sans le vouloir. M'ayant demandé si je
désirais qu'il me montrât ces tableaux, il me conduisit, s'effaçant
gracieusement devant chaque porte, s'excusant quand, pour me montrer le
chemin, il était obligé de passer devant, petite scène qui (depuis le
temps où Saint-Simon raconte qu'un ancêtre des Guermantes lui fit les
honneurs de son hôtel avec les mêmes scrupules dans l'accomplissement
des devoirs frivoles du gentilhomme) avait dû, avant de glisser jusqu'à
nous, être jouée par bien d'autres Guermantes pour bien d'autres
visiteurs. Et comme j'avais dit au duc que je serais bien aise d'être
seul un moment devant les tableaux, il s'était retiré discrètement en me
disant que je n'aurais qu'à venir le retrouver au salon.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait
l'heure du dîner; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les
fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la
projection, la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne
traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de
peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme
les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le
cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner
l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire
tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant
qu'aucun verre coloré eût encore été placé. Parmi ces tableaux,
quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde
m'intéressaient plus que les autres en ce qu'ils recréaient ces
illusions d'optique qui nous prouvent que nous n'identifierions pas les
objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Que de fois
en voiture ne découvrons-nous pas une longue rue claire qui commence à
quelques mètres de nous, alors que nous n'avons devant nous qu'un pan de
mur violemment éclairé qui nous a donné le mirage de la profondeur. Dès
lors n'est-il pas logique, non par artifice de symbolisme mais par
retour sincère à la racine même de l'impression, de représenter une
chose par cette autre que dans l'éclair d'une illusion première nous
avons prise pour elle? Les surfaces et les volumes sont en réalité
indépendants des noms d'objets que notre mémoire leur impose quand nous
les avons reconnus. Elstir tâchait d'arracher à ce qu'il venait de
sentir ce qu'il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet
agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Les gens qui détestaient ces «horreurs» s'étonnaient qu'Elstir admirât
Chardin, Perroneau, tant de peintres qu'eux, les gens du monde,
aimaient. Ils ne se rendaient pas compte qu'Elstir avait pour son compte
refait devant le réel (avec l'indice particulier de son goût pour
certaines recherches) le même effort qu'un Chardin ou un Perroneau, et
qu'en conséquence, quand il cessait de travailler pour lui-même, il
admirait en eux des tentatives du même genre, des sortes de fragments
anticipés d'oeuvres de lui. Mais les gens du monde n'ajoutaient pas par
la pensée à l'oeuvre d'Elstir cette perspective du Temps qui leur
permettait d'aimer ou tout au moins de regarder sans gêne la peinture de
Chardin. Pourtant les plus vieux auraient pu se dire qu'au cours de leur
vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en
éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu'ils jugeaient un
chef-d'oeuvre d'Ingres et ce qu'ils croyaient devoir rester à jamais une
horreur (par exemple l'_Olympia_ de Manet) diminuer jusqu'à ce que les
deux toiles eussent l'air jumelles. Mais on ne profite d'aucune leçon
parce qu'on ne sait pas descendre jusqu'au général et qu'on se figure
toujours se trouver en présence d'une expérience qui n'a pas de
précédents dans le passé.
Je fus émus de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et
d'une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son
salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une
fête populaire au bord de l'eau où il n'avait évidemment que faire, et
qui prouvait que pour Elstir il n'était pas seulement un modèle
habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu'il aimait, comme
autrefois Carpaccio tels seigneurs notoires--et parfaitement
ressemblants--de Venise, à faire figurer dans ses peintures; de même
encore que Beethoven trouvait du plaisir à inscrire en tête d'une oeuvre
préférée le nom chéri de l'archiduc Rodolphe. Cette fête au bord de
l'eau avait quelque chose d'enchanteur. La rivière, les robes des
femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des
autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu'Elstir avait découpé
dans une merveilleuse après-midi. Ce qui ravissait dans la robe d'une
femme cessant un moment de danser, à cause de la chaleur et de
l'essoufflement, était chatoyant aussi, et de la même manière, dans la
toile d'une voile arrêtée, dans l'eau du petit port, dans le ponton de
bois, dans les feuillages et dans le ciel. Comme dans un des tableaux
que j'avais vus à Balbec, l'hôpital, aussi beau sous son ciel de lapis
que la cathédrale elle-même, semblait, plus hardi qu'Elstir théoricien,
qu'Elstir homme de goût et amoureux du moyen âge, chanter: «Il n'y a pas
de gothique, il n'y a pas de chef-d'oeuvre, l'hôpital sans style vaut le
glorieux portail», de même j'entendais: «La dame un peu vulgaire qu'un
dilettante en promenade éviterait de regarder, excepterait du tableau
poétique que la nature compose devant lui, cette femme est belle aussi,
sa robe reçoit la même lumière que la voile du bateau, et il n'y a pas
de choses plus ou moins précieuses, la robe commune et la voile en
elle-même jolie sont deux miroirs du même reflet, tout le prix est dans
les regards du peintre. » Or celui-ci avait su immortellement arrêter le
mouvement des heures à cet instant lumineux où la dame avait eu chaud et
avait cessé de danser, où l'arbre était cerné d'un pourtour d'ombre, où
les voiles semblaient glisser sur un vernis d'or. Mais justement parce
que l'instant pesait sur nous avec tant de force, cette toile si fixée
donnait l'impression la plus fugitive, on sentait que la dame allait
bientôt s'en retourner, les bateaux disparaître, l'ombre changer de
place, la nuit venir, que le plaisir finit, que la vie passe et que les
instants, montrés à la fois par tant de lumières qui y voisinent
ensemble, ne se retrouvent pas. Je reconnaissais encore un aspect, tout
autre il est vrai, de ce qu'est l'instant, dans quelques aquarelles à
sujets mythologiques, datant des débuts d'Elstir et dont était aussi
orné ce salon. Les gens du monde «avancés» allaient «jusqu'à» cette
manière-là, mais pas plus loin. Ce n'était certes pas ce qu'Elstir avait
fait de mieux, mais déjà la sincérité avec laquelle le sujet avait été
pensé ôtait sa froideur. C'est ainsi que, par exemple, les Muses étaient
représentées comme le seraient des êtres appartenant à une espèce
fossile mais qu'il n'eût pas été rare, aux temps mythologiques, de voir
passer le soir, par deux ou par trois, le long de quelque sentier
montagneux. Quelquefois un poète, d'une race ayant aussi une
individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une
certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la
nature, des créatures d'espèces différentes mais amies et qui vont de
compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d'une
longue course en montagne, qu'un Centaure, qu'il a rencontré, touché de
sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Dans plus d'une autre,
l'immense paysage (où la scène mythique, les héros fabuleux tiennent une
place minuscule et sont comme perdus) est rendu, des sommets à la mer,
avec une exactitude qui donne plus que l'heure, jusqu'à la minute qu'il
est, grâce au degré précis du déclin du soleil, à la fidélité fugitive
des ombres. Par là l'artiste donne, en l'instantanéisant, une sorte de
réalité historique vécue au symbole de la fable, le peint, et le relate
au passé défini.
Pendant que je regardais les peintures d'Elstir, les coups de sonnette
des invités qui arrivaient avaient tinté, ininterrompus, et m'avaient
bercé doucement. Mais le silence qui leur succéda et qui durait déjà
depuis très longtemps finit--moins rapidement il est vrai--par
m'éveiller de ma rêverie, comme celui qui succède à la musique de Lindor
tire Bartholo de son sommeil. J'eus peur qu'on m'eût oublié, qu'on fût à
table et j'allai rapidement vers le salon. A la porte du cabinet des
Elstir je trouvai un domestique qui attendait, vieux ou poudré, je ne
sais, l'air d'un ministre espagnol, mais me témoignant du même respect
qu'il eût mis aux pieds d'un roi. Je sentis à son air qu'il m'eût
attendu une heure encore, et je pensai avec effroi au retard que j'avais
apporté au dîner, alors surtout que j'avais promis d'être à onze heures
chez M. de Charlus.
Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet
de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand
je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain
était le jour de sortie d'elle et de lui, qu'il pourrait passer toute la
journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duchesse) me
conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de
mauvaise humeur. Il m'accueillit au contraire avec une joie évidemment
en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère,
inspirée et par son estomac qu'un tel retard avait affamé, et par la
conscience d'une impatience pareille chez tous ses invités lesquels
remplissaient complètement le salon. Je sus, en effet, plus tard, qu'on
m'avait attendu près de trois quarts d'heure. Le duc de Guermantes pensa
sans doute que prolonger le supplice général de deux minutes ne
l'aggraverait pas, et que la politesse l'ayant poussé à reculer si
longtemps le moment de se mettre à table, cette politesse serait plus
complète si en ne faisant pas servir immédiatement il réussissait à me
persuader que je n'étais pas en retard et qu'on n'avait pas attendu pour
moi. Aussi me demanda-t-il, comme si nous avions une heure avant le
dîner et si certains invités n'étaient pas encore là, comment je
trouvais les Elstir. Mais en même temps et sans laisser apercevoir ses
tiraillements d'estomac, pour ne pas perdre une seconde de plus, de
concert avec la duchesse il procédait aux présentations. Alors seulement
je m'aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu'à
ce jour--sauf le stage dans le salon de Mme Swann--avais été habitué
chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la
défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un
changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup
Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m'entouraient,
entièrement décolletées (leur chair apparaissait des deux côtés d'une
sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d'une rose), ne me
dirent bonjour qu'en coulant vers moi de longs regards caressants comme
si la timidité seule les eût empêchées de m'embrasser. Beaucoup n'en
étaient pas moins fort honnêtes au point de vue des moeurs; beaucoup, non
toutes, car les plus vertueuses n'avaient pas pour celles qui étaient
légères cette répulsion qu'eût éprouvée ma mère. Les caprices de la
conduite, niés par de saintes amies, malgré l'évidence, semblaient, dans
le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu'on
avait su conserver. On feignait d'ignorer que le corps d'une maîtresse
de maison était manié par qui voulait, pourvu que le «salon» fût demeuré
intact. Comme le duc se gênait fort peu avec ses invités (de qui et à
qui il n'avait plus dès longtemps rien à apprendre), mais beaucoup avec
moi dont le genre de supériorité, lui étant inconnu, lui causait un peu
le même genre de respect qu'aux grands seigneurs de la cour de Louis XIV
les ministres bourgeois, il considérait évidemment que le fait de ne pas
connaître ses convives n'avait aucune importance, sinon pour eux, du
moins pour moi, et, tandis que je me préoccupais à cause de lui de
l'effet que je ferais sur eux, il se souciait seulement de celui qu'ils
feraient sur moi.
Tout d'abord, d'ailleurs, se produisit un double petit imbroglio. Au
moment même, en effet, où j'étais entré dans le salon, M. de Guermantes,
sans même me laisser le temps de dire bonjour à la duchesse, m'avait
mené, comme pour faire une bonne surprise à cette personne à laquelle il
semblait dire: «Voici votre ami, vous voyez je vous l'amène par la peau
du cou», vers une dame assez petite. Or, bien avant que, poussé par le
duc, je fusse arrivé devant elle, cette dame n'avait cessé de m'adresser
avec ses larges et doux yeux noirs les mille sourires entendus que nous
adressons à une vieille connaissance qui peut-être ne nous reconnaît
pas. Comme c'était justement mon cas et que je ne parvenais pas à me
rappeler qui elle était, je détournais la tête tout en m'avançant de
façon à ne pas avoir à répondre jusqu'à ce que la présentation m'eût
tiré d'embarras. Pendant ce temps, la dame continuait à tenir en
équilibre instable son sourire destiné à moi. Elle avait l'air d'être
pressée de s'en débarrasser et que je dise enfin: «Ah! madame, je crois
bien! Comme maman sera heureuse que nous nous soyons retrouvés! » J'étais
aussi impatient de savoir son nom qu'elle d'avoir vu que je la saluais
enfin en pleine connaissance de cause et que son sourire indéfiniment
prolongé, comme un sol dièse, pouvait enfin cesser. Mais M. de
Guermantes s'y prit si mal, au moins à mon avis, qu'il me sembla qu'il
n'avait nommé que moi et que j'ignorais toujours qui était la
pseudo-inconnue, laquelle n'eut pas le bon esprit de se nommer tant les
raisons de notre intimité, obscures pour moi, lui paraissaient claires.
En effet, dès que je fus auprès d'elle elle ne me tendit pas sa main,
mais prit familièrement la mienne et me parla sur le même ton que si
j'eusse été aussi au courant qu'elle des bons souvenirs à quoi elle se
reportait mentalement. Elle me dit combien Albert, que je compris être
son fils, allait regretter de n'avoir pu venir. Je cherchai parmi mes
anciens camarades lequel s'appelait Albert, je ne trouvai que Bloch,
mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère que j'avais devant moi puisque
celle-ci était morte depuis de longues années. Je m'efforçais vainement
à deviner le passé commun à elle et à moi auquel elle se reportait en
pensée. Mais je ne l'apercevais pas mieux, à travers le jais
translucide des larges et douces prunelles qui ne laissaient passer que
le sourire, qu'on ne distingue un paysage situé derrière une vitre noire
même enflammée de soleil. Elle me demanda si mon père ne se fatiguait
pas trop, si je ne voudrais pas un jour aller au théâtre avec Albert, si
j'étais moins souffrant, et comme mes réponses, titubant dans
l'obscurité mentale où je me trouvais, ne devinrent distinctes que pour
dire que je n'étais pas bien ce soir, elle avança elle-même une chaise
pour moi en faisant mille frais auxquels ne m'avaient jamais habitué les
autres amis de mes parents. Enfin le mot de l'énigme me fut donné par le
duc: «Elle vous trouve charmant», murmura-t-il à mon oreille, laquelle
fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C'étaient
ceux que Mme de Villeparisis nous avait dits, à ma grand'mère et à moi,
quand nous avions fait la connaissance de la princesse de Luxembourg.
Alors je compris tout, la dame présente n'avait rien de commun avec Mme
de Luxembourg, mais au langage de celui qui me la servait je discernai
l'espèce de la bête. C'était une Altesse. Elle ne connaissait nullement
ma famille ni moi-même, mais issue de la race la plus noble et possédant
la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle
avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa
gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si
humble extraction fût-il, qu'elle ne le méprisait pas. A vrai dire, les
sourires auraient pu me le faire deviner, j'avais vu la princesse de
Luxembourg acheter des petits pains de seigle sur la plage pour en
donner à ma grand'mère, comme à une biche du Jardin d'acclimatation.
Mais ce n'était encore que la seconde princesse du sang à qui j'étais
présenté, et j'étais excusable de ne pas avoir dégagé les traits
généraux de l'amabilité des grands. D'ailleurs eux-mêmes n'avaient-ils
pas pris la peine de m'avertir de ne pas trop compter sur cette
amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui m'avait fait tant de
bonjours avec la main à l'Opéra-comique, avait eu l'air furieux que je
la saluasse dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un
louis à quelqu'un, pensent qu'avec celui-là ils sont en règle pour
toujours. Quant à M. de Charlus, ses hauts et ses bas étaient encore
plus contrastés. Enfin j'ai connu, on le verra, des altesses et des
majestés d'une autre sorte, reines qui jouent à la reine, et parlent non
selon les habitudes de leurs congénères, mais comme les reines dans
Sardou.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à me présenter, c'est que le
fait qu'il y ait dans une réunion quelqu'un d'inconnu à une Altesse
royale est intolérable et ne peut se prolonger une seconde. C'était
cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à ma
grand'mère. D'ailleurs, par un reste hérité de la vie des cours qui
s'appelle la politesse mondaine et qui n'est pas superficiel, mais où,
par un retournement du dehors au dedans, c'est la superficie qui devient
essentielle et profonde, le duc et la duchesse de Guermantes
considéraient comme un devoir plus essentiel que ceux, assez souvent
négligés, au moins par l'un d'eux, de la charité, de la chasteté, de la
pitié et de la justice, celui, plus inflexible, de ne guère parler à la
princesse de Parme qu'à la troisième personne.
A défaut d'être encore jamais de ma vie allé à Parme (ce que je désirais
depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse,
qui, je le savais, possédait le plus beau palais de cette cité unique où
tout d'ailleurs devait être homogène, isolée qu'elle était du reste du
monde, entre les parois polies, dans l'atmosphère, étouffante comme un
soir d'été sans air sur une place de petite ville italienne, de son nom
compact et trop doux, cela aurait dû substituer tout d'un coup à ce que
je tâchais de me figurer ce qui existait réellement à Parme, en une
sorte d'arrivée fragmentaire et sans avoir bougé; c'était, dans
l'algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation
à cette inconnue. Mais si j'avais depuis des années--comme un parfumeur
à un bloc uni de matière grasse--fait absorber à ce nom de princesse de
Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès que je vis la
princesse, que j'aurais été jusque-là convaincu être au moins la
Sanseverina, une seconde opération commença, laquelle ne fut, à vrai
dire, parachevée que quelques mois plus tard, et qui consista, à l'aide
de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle
de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y
incorporer à la place l'image d'une petite femme noire, occupée
d'oeuvres, d'une amabilité tellement humble qu'on comprenait tout de
suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine. Du
reste, pareille, à quelques différences près, aux autres grandes dames,
elle était aussi peu stendhalienne que, par exemple, à Paris, dans le
quartier de l'Europe, la rue de Parme, qui ressemble beaucoup moins au
nom de Parme qu'à toutes les rues avoisinantes, et fait moins penser à
la Chartreuse où meurt Fabrice qu'à la salle des pas perdus de la gare
Saint-Lazare.
Son amabilité tenait à deux causes. L'une, générale, était l'éducation
que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée
à toutes les familles royales de l'Europe, mais encore--contraste avec
la maison ducale de Parme--plus riche qu'aucune princesse régnante) lui
avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes
orgueilleusement humbles d'un snobisme évangélique; et maintenant chaque
trait du visage de la fille, la courbe de ses épaules, les mouvements de
ses bras semblaient répéter: «Rappelle-toi que si Dieu t'a fait naître
sur les marches d'un trône, tu ne dois pas en profiter pour mépriser
ceux à qui la divine Providence a voulu (qu'elle en soit louée! ) que tu
fusses supérieure par la naissance et par les richesses. Au contraire,
sois bonne pour les petits. Tes aïeux étaient princes de Clèves et de
Juliers dès 647; Dieu a voulu dans sa bonté que tu possédasses presque
toutes les actions du canal de Suez et trois fois autant de Royal Dutch
qu'Edmond de Rothschild; ta filiation en ligne directe est établie par
les généalogistes depuis l'an 63 de l'ère chrétienne; tu as pour
belles-soeurs deux impératrices. Aussi n'aie jamais l'air en parlant de
te rappeler de si grands privilèges, non qu'ils soient précaires (car on
ne peut rien changer à l'ancienneté de la race et on aura toujours
besoin de pétrole), mais il est inutile d'enseigner que tu es mieux née
que quiconque et que tes placements sont de premier ordre, puisque tout
le monde le sait. Sois secourable aux malheureux. Fournis à tous ceux
que la bonté céleste t'a fait la grâce de placer au-dessous de toi ce
que tu peux leur donner sans déchoir de ton rang, c'est-à-dire des
secours en argent, même des soins d'infirmière, mais bien entendu jamais
d'invitations à tes soirées, ce qui ne leur ferait aucun bien, mais, en
diminuant ton prestige, ôterait de son efficacité à ton action
bienfaisante. »
Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la
princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les
signes extérieurs du langage muet, qu'elle ne se croyait pas supérieure
aux personnes au milieu de qui elle se trouvait. Elle avait avec chacun
cette charmante politesse qu'ont avec les inférieurs les gens bien
élevés et à tout moment, pour se rendre utile, poussait sa chaise dans
le but de laisser plus de place, tenait mes gants, m'offrait tous ces
services, indignes des fières bourgeoises, et que rendent bien
volontiers les souveraines, ou, instinctivement et par pli
professionnel, les anciens domestiques.
Déjà, en effet, le duc, qui semblait pressé d'achever les présentations,
m'avait entraîné vers une autre des filles fleurs. En entendant son nom
je lui dis que j'avais passé devant son château, non loin de Balbec.
«Oh! comme j'aurais été heureuse de vous le montrer», dit-elle presque à
voix basse comme pour se montrer plus modeste, mais d'un ton senti, tout
pénétré du regret de l'occasion manquée d'un plaisir tout spécial, et
elle ajouta avec un regard insinuant: «J'espère que tout n'est pas
perdu. Et je dois dire que ce qui vous aurait intéressé davantage c'eût
été le château de ma tante Brancas; il a été construit par Mansard;
c'est la perle de la province. » Ce n'était pas seulement elle qui eût
été contente de montrer son château, mais sa tante Brancas n'eût pas été
moins ravie de me faire les honneurs du sien, à ce que m'assura cette
dame qui pensait évidemment que, surtout dans un temps où la terre tend
à passer aux mains de financiers qui ne savent pas vivre, il importe que
les grands maintiennent les hautes traditions de l'hospitalité
seigneuriale, par des paroles qui n'engagent à rien. C'était aussi parce
qu'elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les
choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l'interlocuteur, à lui
donner la plus haute idée de lui-même, à ce qu'il crût qu'il flattait
ceux à qui il écrivait, qu'il honorait ses hôtes, qu'on brûlait de le
connaître. Vouloir donner aux autres cette idée agréable d'eux-mêmes
existe à vrai dire quelquefois même dans la bourgeoisie elle-même. On y
rencontre cette disposition bienveillante, à titre de qualité
individuelle compensatrice d'un défaut, non pas, hélas, chez les amis
les plus sûrs, mais du moins chez les plus agréables compagnes. Elle
fleurit en tout cas tout isolément. Dans une partie importante de
l'aristocratie, au contraire, ce trait de caractère a cessé d'être
individuel; cultivé par l'éducation, entretenu par l'idée d'une grandeur
propre qui ne peut craindre de s'humilier, qui ne connaît pas de
rivales, sait que par aménité elle peut faire des heureux et se complaît
à en faire, il est devenu le caractère générique d'une classe. Et même
ceux que des défauts personnels trop opposés empêchent de le garder dans
leur coeur en portent la trace inconsciente dans leur vocabulaire ou leur
gesticulation.
--C'est une très bonne femme, me dit M. de Guermantes de la princesse de
Parme, et qui sait être «grande dame» comme personne.
Pendant que j'étais présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui
donnait de nombreux signes d'agitation: c'était le comte Hannibal de
Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n'avait pas eu le temps de s'informer
des convives et quand j'étais entré au salon, voyant en moi un invité
qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par
conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer,
il installa son monocle sous l'arcade cintrée de ses sourcils, pensant
que celui-ci l'aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d'homme
j'étais. Il savait que Mme de Guermantes avait, apanage précieux des
femmes vraiment supérieures, ce qu'on appelle un «salon», c'est-à-dire
ajoutait parfois aux gens de son monde quelque notabilité que venait de
mettre en vue la découverte d'un remède ou la production d'un
chef-d'oeuvre. Le faubourg Saint-Germain restait encore sous l'impression
d'avoir appris qu'à la réception pour le roi et la reine d'Angleterre,
la duchesse n'avait pas craint de convier M. Detaille. Les femmes
d'esprit du faubourg se consolaient malaisément de n'avoir pas été
invitées tant elles eussent été délicieusement intéressées d'approcher
ce génie étrange. Mme de Courvoisier prétendait qu'il y avait aussi M.
Ribot, mais c'était une invention destinée à faire croire qu'Oriane
cherchait à faire nommer son mari ambassadeur. Enfin, pour comble de
scandale, M. de Guermantes, avec une galanterie digne du maréchal de
Saxe, s'était présenté au foyer de la Comédie-Française et avait prié
Mlle Reichenberg de venir réciter des vers devant le roi, ce qui avait
eu lieu et constituait un fait sans précédent dans les annales des
raouts. Au souvenir de tant d'imprévu, qu'il approuvait d'ailleurs
pleinement, étant lui-même autant qu'un ornement et, de la même façon
que la duchesse de Guermantes, mais dans le sexe masculin, une
consécration pour un salon, M. de Bréauté se demandant qui je pouvais
bien être sentait un champ très vaste ouvert à ses investigations. Un
instant le nom de M. Widor passa devant son esprit; mais il jugea que
j'étais bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant
pour être «reçu». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout
simplement en moi le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on
lui avait parlé; et il se préparait à me demander des nouvelles du roi
Oscar par qui il avait été à plusieurs reprises fort bien accueilli;
mais quand le duc, pour me présenter, eut dit mon nom à M. de Bréauté,
celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus
dès lors que, me trouvant là, je ne fusse quelque célébrité. Oriane
décidément n'en faisait pas d'autres et savait l'art d'attirer les
hommes en vue dans son salon, au pourcentage de un pour cent bien
entendu, sans quoi elle l'eût déclassé. M. de Bréauté commença donc à se
pourlécher les babines et à renifler de ses narines friandes, mis en
appétit non seulement par le bon dîner qu'il était sûr de faire, mais
par le caractère de la réunion que ma présence ne pouvait manquer de
rendre intéressante et qui lui fournirait un sujet de conversation
piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il n'était pas
encore fixé sur le point de savoir si c'était moi dont on venait
d'expérimenter le sérum contre le cancer ou de mettre en répétition le
prochain lever de rideau au Théâtre-Français, mais grand intellectuel,
grand amateur de «récits de voyages», il ne cessait pas de multiplier
devant moi les révérences, les signes d'intelligence, les sourires
filtrés par son monocle; soit dans l'idée fausse qu'un homme de valeur
l'estimerait davantage s'il parvenait à lui inculquer l'illusion que
pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée
n'étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance; soit
tout simplement par besoin et difficulté d'exprimer sa satisfaction,
dans l'ignorance de la langue qu'il devait me parler, en somme comme
s'il se fût trouvé en présence de quelqu'un des «naturels» d'une terre
inconnue où aurait atterri son radeau et avec lesquels, par espoir du
profit, il tâcherait, tout en observant curieusement leurs coutumes et
sans interrompre les démonstrations d'amitié ni pousser comme eux de
grands cris, de troquer des oeufs d'autruche et des épices contre des
verroteries. Après avoir répondu de mon mieux à sa joie, je serrai la
main du duc de Châtellerault que j'avais déjà rencontré chez Mme de
Villeparisis, de laquelle il me dit que c'était une fine mouche. Il
était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil
busqué, les points où la peau de la joue s'altère, tout ce qui se voit
déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et
le XVIIe siècle. Mais comme je n'aimais plus la duchesse, sa
réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour moi. Je lisais
le crochet que faisait le nez du duc de Châtellerault comme la signature
d'un peintre que j'aurais longtemps étudié, mais qui ne m'intéressait
plus du tout. Puis je dis aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le
malheur de mes phalanges qui n'en sortirent que meurtries, je les
laissai s'engager dans l'étau qu'était une poignée de mains à
l'allemande, accompagnée d'un sourire ironique ou bonhomme du prince de
Faffenheim, l'ami de M. de Norpois, et que, par la manie de surnoms
propre à ce milieu, on appelait si universellement le prince Von, que
lui-même signait prince Von, ou, quand il écrivait à des intimes, Von.
Encore cette abréviation-là se comprenait-elle à la rigueur, à cause de
la longueur d'un nom composé. On se rendait moins compte des raisons qui
faisaient remplacer Elisabeth tantôt par Lili, tantôt par Bebeth, comme
dans un autre monde pullulaient les Kikim. On s'explique que des hommes,
cependant assez oisifs et frivoles en général, eussent adopté «Quiou»
pour ne pas perdre, en disant Montesquiou, leur temps. Mais on voit
moins ce qu'ils en gagnaient à prénommer un de leurs cousins Dinand au
lieu de Ferdinand. Il ne faudrait pas croire du reste que pour donner
des prénoms les Guermantes procédassent invariablement par la répétition
d'une syllabe. Ainsi deux soeurs, la comtesse de Montpeyroux et la
vicomtesse de Vélude, lesquelles étaient toutes d'une énorme grosseur,
ne s'entendaient jamais appeler, sans s'en fâcher le moins du monde et
sans que personne songeât à en sourire, tant l'habitude était ancienne,
que «Petite» et «Mignonne». Mme de Guermantes, qui adorait Mme de
Montpeyroux, eût, si celle-ci eût été gravement atteinte, demandé avec
des larmes à sa soeur: «On me dit que «Petite» est très mal. » Mme de
l'Éclin portant les cheveux en bandeaux qui lui cachaient entièrement
les oreilles, on ne l'appelait jamais que «ventre affamé». Quelquefois
on se contentait d'ajouter un _a_ au nom ou au prénom du mari pour
désigner la femme. L'homme le plus avare, le plus sordide, le plus
inhumain du faubourg ayant pour prénom Raphaël, sa charmante, sa fleur
sortant aussi du rocher signait toujours Raphaëla; mais ce sont là
seulement simples échantillons de règles innombrables dont nous pourrons
toujours, si l'occasion s'en présente, expliquer quelques-unes. Ensuite
je demandai au duc de me présenter au prince d'Agrigente. «Comment, vous
ne connaissez pas cet excellent Gri-gri», s'écria M. de Guermantes, et
il dit mon nom à M. d'Agrigente. Celui de ce dernier, si souvent cité
par Françoise, m'était toujours apparu comme une transparente verrerie,
sous laquelle je voyais, frappés au bord de la mer violette par les
rayons obliques d'un soleil d'or, les cubes roses d'une cité antique
dont je ne doutais pas que le prince--de passage à Paris par un bref
miracle--ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement
patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on me
présenta, et qui pirouetta pour me dire bonjour avec une lourde
désinvolture qu'il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom
que d'une oeuvre d'art qu'il eût possédée, sans porter sur soi aucun
reflet d'elle, sans peut-être l'avoir jamais regardée. Le prince
d'Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier
et qui pût faire penser à Agrigente, que c'en était à supposer que son
nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu
le pouvoir d'attirer à soit tout ce qu'il aurait pu y avoir de vague
poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l'enfermer après cette
opération dans les syllabes enchantées. Si l'opération avait eu lieu,
elle avait été en tout cas bien faite, car il ne restait plus un atome
de charme à retirer de ce parent des Guermantes. De sorte qu'il se
trouvait à la fois le seul homme au monde qui fût prince d'Agrigente et
peut-être l'homme au monde qui l'était le moins. Il était d'ailleurs
fort heureux de l'être, mais comme un banquier est heureux d'avoir de
nombreuses actions d'une mine, sans se soucier d'ailleurs si cette mine
répond au joli nom de mine Ivanhoe et de mine Primerose, ou si elle
s'appelle seulement la mine Premier. Cependant, tandis que s'achevaient
les présentations si longues à raconter mais qui, commencées dès mon
entrée au salon, n'avaient duré que quelques instants, et que Mme de
Guermantes, d'un ton presque suppliant, me disait: «Je suis sûre que
Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l'une à l'autre, nous voulons
que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous
fatiguer pour que vous reveniez souvent», le duc, d'un mouvement assez
gauche et timoré, donna (ce qu'il aurait bien voulu faire depuis une
heure remplie pour moi par la contemplation des Elstir) le signe qu'on
pouvait servir.
Il faut ajouter qu'un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la
femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant
arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de
Grouchy, descendant de celui du Premier Empire et duquel on a dit
faussement que son absence au début de Waterloo avait été la cause
principale de la défaite de Napoléon, était d'une excellente famille,
insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse. Ainsi
le prince de Guermantes, qui devait être bien des années plus tard moins
difficile pour lui-même, avait-il coutume de dire à ses nièces: «Quel
malheur pour cette pauvre Mme de Guermantes (la vicomtesse de
Guermantes, mère de Mme de Grouchy) qu'elle n'ait jamais pu marier ses
enfants. --Mais, mon oncle, l'aînée a épousé M. de Grouchy. --Je n'appelle
pas cela un mari! Enfin, on prétend que l'oncle François a demandé la
cadette, cela fera qu'elles ne seront pas toutes restées filles. »
Aussitôt l'ordre de servir donné, dans un vaste déclic giratoire,
multiple et simultané, les portes de la salle à manger s'ouvrirent à
deux battants; un maître d'hôtel qui avait l'air d'un maître des
cérémonies s'inclina devant la princesse de Parme et annonça la
nouvelle: «Madame est servie», d'un ton pareil à celui dont il aurait
dit: «Madame se meurt», mais qui ne jeta aucune tristesse dans
l'assemblée, car ce fut d'un air folâtre, et comme l'été à Robinson, que
les couples s'avancèrent l'un derrière l'autre vers la salle à manger,
se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied
poussaient derrière eux leur chaise; la dernière, Mme de Guermantes
s'avança vers moi, pour que je la conduisisse à table et sans que
j'éprouvasse l'ombre de la timidité que j'aurais pu craindre, car, en
chasseresse à qui une grande adresse musculaire a rendu la grâce facile,
voyant sans doute que je m'étais mis du côté qu'il ne fallait pas, elle
pivota avec tant de justesse autour de moi que je trouvai son bras sur
le mien et le plus naturellement encadré dans un rythme de mouvements
précis et nobles. Je leur obéis avec d'autant plus d'aisance que les
Guermantes n'y attachaient pas plus d'importance qu'au savoir un vrai
savant, chez qui on est moins intimidé que chez un ignorant; d'autres
portes s'ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner
avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l'arrivée
tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les
rouages en action.
C'est timide et non majestueusement souverain qu'avait été ce signe du
duc, auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse,
obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. L'indécision du
geste ne nuisit pas pour moi à l'effet du spectacle qui lui était
subordonné. Car je sentais que ce qui l'avait rendu hésitant et
embarrassé était la crainte de me laisser voir qu'on n'attendait que moi
pour dîner et qu'on m'avait attendu longtemps, de même que Mme de
Guermantes avait peur qu'ayant regardé tant de tableaux, on ne me
fatiguât et ne m'empêchât de prendre mes aises en me présentant à jet
continu. De sorte que c'était le manque de grandeur dans le geste qui
dégageait la grandeur véritable. De même que cette indifférence du duc à
son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en
lui-même mais qu'il voulait honorer. Ce n'est pas que M. de Guermantes
ne fût par certains côtés fort ordinaire, et n'eût même des ridicules
d'homme trop riche, l'orgueil d'un parvenu qu'il n'était pas.
Mais de même qu'un fonctionnaire ou qu'un prêtre voient leur médiocre
talent multiplié à l'infini (comme une vague par toute la mer qui se
presse derrière elle) par ces forces auxquelles ils s'appuient,
l'administration française et l'église catholique, de même M. de
Guermantes était porté par cette autre force, la politesse
aristocratique la plus vraie. Cette politesse exclut bien des gens. Mme
de Guermantes n'eût pas reçu Mme de Cambremer ou M. de Forcheville. Mais
du moment que quelqu'un, comme c'était mon cas, paraissait susceptible
d'être agrégé au milieu Guermantes, cette politesse découvrait des
trésors de simplicité hospitalière plus magnifiques encore s'il est
possible que ces vieux salons, ces merveilleux meubles restés là.
