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Madame de Stael - De l'Allegmagne
Parmi ces apologues, j'en vais traduire un qui me parai^t re-
marquable. << Sous le gouvernement tyrannique des Grecs, il
<< fut une fois de? fendu aux Israe? lites, sous peine de mort,
<< de lire entre eux les lois divines. Rabbi Akiba, malgre? cette
<< de? fense, tenait des assemble? es ou` il faisait lecture de cette loi.
<< Pappus le sut et lui dit: Akiba, ne crains-tu pas les menaces
de ces cruels? -- Je veux te raconter une fable, re? pondit le
<< Rabbi. -- Un renard se promenait sur le bord d'un fleuve ,
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? DKS ECRIVAI1NS MO1ULISTES, 505
<< et vit les poissons qui se rassemblaient avec effroi dans le
fond de la rivie`re. -- D'ou` vient la terreur qui vous agite ? dit
<< le renard. --Les enfants des hommes, re? pondirent les pois-
<<sons, jettent leurs fllets dans les flots, afm de nous prendre,
et nous ta^chons de leur e? chapper. -- Savez-vous ce qu'il faut
faire? dit le renard; venez-la`, sur le rocher, ou` les hommes
ne sauraient vous atteindre. -- Se peut-il, s'e? crie`rent les pois-
<<sons, que tu sois le renard , estime? le plus prudent entre les
<< animaux? tu serais le plus ignorant de tous, si tu nous don-
<< nais se? rieusement un tel conseil. L'onde est pour nous l'e? le? -
>> ment de la vie; et nous est-il possible d'y renoncer, parce
<< que des dangers nous menacent! -- Pappus, l'application de
<< cette fable est facile : la doctrine religieuse est pour nous la
source de tout bien; c'est par elle, c'est pour elle seule que
nous existons; du^t-on nous poursuivre dans son sein, nous
ne voulons point nous soustraire au pe? ril, en nous re? fugiant
dans la mort. >>
La plupart des gens du monde ne conseillent pas mieux que
le renard: quand ils voient les a^mes sensibles agite? es par les
peines du coeur, ils leur proposent toujours de sortir de l'air,
ou` est l'orage, pour entrer dans le vide qui tue.
Engel, comme Mendelsohn, enseigne la morale d'une ma-
nie`re dramatique. Ses fictions sont peu de chose; mais leur rap-
port avec l'a^me est intime. Dans l'une, il peint un vieillard
devenu fou par l'ingratitude de son fils, et le sourire du vieil-
lard, pendant qu'on raconte son malheur, est de? crit avec une
ve? rite? de? chirante. L'homme qui n'a plus la conscience de lui-
me^me fait peur, comme un corps qui marcherait sans vie.
<< C'est un arbre, dit Engcl, dont les branches sont desse? che? es;
<< ses racines tiennent encore a` la terre, mais de? ja` son sommet
<< est atteint par la mort. >> Un jeune homme, a` l'aspect de ce
malheureux, demande a` son pe`re s'il est ici bas une plus af-
freuse destine? e que celle de ce pauvre fou? Toutes les souffran-
ces qui tuent, toutes celles dont notre propre raison est le te? -
moin, ne lui semblent rien a` co^te? de cette de? plorable ignorance
de soi-me^me. Le pe`re laisse son fils de? velopper tout ce que cette
situation a d'horrible ; puis tout a` coup il lui demande si celle M*IUHK DE -UN. . 43
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? 50B DES RCRIVAINS MORALISTES.
du criminel qui l'a cause? e n'est pas encore mille fois plus redou-
table. La gradation des pense? es est tre`s-bien soutenue dans ce
re? cit, et le tableau des angoisses de l'a^me est assez e? loquem-
ment repre? sente? pour redoubler l'effroi que doit causer la plus
terrible de toutes, le remords.
J'ai cite? ailleurs le passage de la Messiade , ou` le poe`te sup-
pose que dans une plane`te e? loigne? e, dont les habitants e? taient
immortels, un ange venait apporter la nouvelle qu'il existait
une terre ou` les cre? atures humaines e? taient sujettesa` lamort.
Klopstock fait une peinture admirable de l'e? tonnement de ces
e^tres, qui ignoraient la douleur de perdre les objets de leur
amour: Engel de? veloppe avec talent une ide? e non moins frap-
pante.
Un homme a vu pe? rir ce qu'il avait de plus cher, sa femme
et sa fille. Un sentiment d'amertume et de re? volte contre la Pro-
vidence s'est empare? de lui : un vieux ami cherche a` rouvrir son
coeur a` cette douleur profonde, mais re? signe? e, qui s'e? panche
dans le sein de Dieu; il veut lui montrer que la mort est la
source de toutes les jouissances morales de l'homme.
Y aurait-il des affections de pe`re et de fils, si l'existence des
hommes n'e? tait pas tout a` la fois durable et passage`re, fixe? e
par le sentiment, entrai^ne? e par le temps? S'il n'y avait plus de
de? cadence dans le monde, il n'y aurait pas de progre`s: com-
ment donc e? prouverait-on la crainte et l'espe? rance? Enfin, dans
chaque action, dans chaque sentiment, dans chaque pense? e, il
y a la part de la mort. Et non-seulement dans le fait, mais aussi
dans l'imagination me^me, les jouissances et les chagrins qui
tiennent a` l'instabilite? de la vie , sont inse? parables. L'existence
consiste tout entie`re dans ces sentiments de confiance et d'anxie? -
te? , qui remplissent l'a^me errante entre le ciel et la terre, et le
vivre n'a d'autre mobile que le mourir.
Une femme, effraye? e par les orages du Midi, souhaitait d'aller
dans la zone glace? e , ou` l'on n'entend jamais la foudre, ou` l'on
ne voit jamais les e? clairs : -- Nos plaintes sur le sort sont un peu
du me^me genre, dit Eugel. - En effet, il faut de? senchanter la nature, pour en e? carter les pe? rils. Le charme du monde semble
tenir autant a` la douleur qu'au plaisir, a` l'effroi qu'a` l'espe-
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? DES E? CRIVAINS MORALISTES. 507
rance; et l'on dirait que la destine? e humaine est ordonne? e
comme un drame, ou` la terreur et la pitie? sont ne? cessaires.
Ce n'est point, sans doute, assez de ces pense? es pour cicatri-
ser les blessures du coeur; tout ce qu'il e? prouve lui semble un
renversement de la nature, et nul n'a souffert sans croire qu'un
grand de? sordre existait dans l'univers. Mais quand un long es-
pace de temps a permis de re? fle? chir, on trouve quelque repos
dans les conside? rations ge? ne? rales, et l'on s'unit aux lois de l'u-
nivers, en se de? tachant de soi-me^me.
Les moralistes allemands de l'ancienne e? cole sont, pour la
plupart, religieux et sensibles; leur the? orie de la vertu estde? sin-te? resse? e; ils n'admettent point cette doctrine de l'utilite? , qui
conduirait, comme en Chine, a` jeter les enfants dans le fleuve,
si la population devenait trop nombreuse. Leurs ouvrages sont
remplis d'ide? es philosophiques et d'affections me? lancoliques et
tendres; mais ce n'e? tait point assez pour lutter contre la morale
e? goi? ste, arme? e de l'ironie de? daigneuse. Ce n'e? tait point assez
pour re? futer les sophismes dont on s'e? tait servi contre les prin-
cipes les plus vrais et les meilleurs. La sensibilite? douce, et
quelquefois me^me timide, des anciens moralistes allemands, ne
suffisait pas pour combattre avec succe`s la dialectique habile et
le persiflage e? le? gant, qui, comme tous les mauvais sentiments,
ne respectent que la force. Des armes plus ace? re? es sont ne? ces-
saires pour combattre celles que le vice a forge? es: c'est donc avec
raison que les philosophes de la nouvelle e? cole ont pense? qu'il
fallait une doctrine plus se? ve`re, plus e? nergique, plus serre? e dans
ses arguments, pour triompher de la de? pravation du sie`cle.
Certainement tout ce qui est simple suffit a` tout ce qui est
bon; mais quand on vit dans un temps ou` l'on a ta^che? de met-
tre l'esprit du co^te? de l'immoralite? , il faut ta^cher d'avoir le ge? nie
pour de? fenseur de la vertu. Sans doute il est tre`s-indiffe? rent d'e^-
tre accuse? de niaiserie, quand on exprime ce qu'on e? prouve;
mais ce mot de niaiserie fait tant de peur aux gens me? diocres,
qu'on doit, s'il est possible, les pre? server de son atteinte.
Les Allemands, craignant qu'on ne tourne leur loyaute? en ri-
dicule, veulent quelquefois, quoique bien a` contre-coeur, s'es-
sayer a` l'immoralite? , pour se donner un air brillant et de? gage? .
? ?
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? 508 DE L'IGNORANCE.
Les nouveaux philosophes, en e? levant leur style et leurs concep-
tions a` une grande hauteur, ont habilement flatte? l'amour-propre de leurs adeptes, et l'on doit les louer de cet art innocent;
car les Allemands ont besoin de de? daigner pour devenir les plus
forts. Il y a trop de bonhomie dans leur caracte`re, comme dans
leur esprit; ce sont les seuls hommes, peut-e^tre, auxquels on
pu^t conseiller l'orgueil comme un moyen de devenir meilleurs.
On ne saurait nier que les disciples de la nouvelle e? cole n'aient
un peu trop suivi ce conseil; mais ils n'en sont pas moins, a`
quelques exceptions pre`s, les e? crivains les plus e? claire? s et les
plus courageux de leur pays.
-- Quelle de? couverte ont-ils faite? dira-t-on. -- Nul doute que
ce qui e? tait vrai en morale il y a deux mille ans ne le soit en-
core; mais depuis deux mille ans les raisonnements de la
bassesse et de la corruption se sont tellement multiplie? s, que le
philosophe homme de bien doit proportionner ses efforts a` cette
progression funeste. Les ide? es communes ne sauraient lutter
contre l'immoralite? syste? matique; il faut creuser plus avant,
quand les veines exte? rieures des me? taux pre? cieux sont e? puise? es.
On a si souvent vu, de nos jours, la faiblesse unie a` beaucoup
de vertu, qu'on s'est accoutume? a` croire qu'il y avait de l'e? ner-
gie dans l'immoralite? . Les philosophes allemands, et gloire leur
en soit rendue, ont e? te? les premiers, dans le dix-huitie`me sie`-
cle, qui aient mis l'esprit fort du co^te? de la foi, le ge? nie du co^te?
de la morale, et le caracte`re du co^te? du devoir.
CHAPITRE XXI.
De l'ignorance et de la frivolite? d'esprit, dans leurs rapports avec la morale.
L'ignorance, telle qu'elle existait il y a quelques sie`cles, res-
pectait les lumie`res et de? sirait d'en acque? rir; l'ignorance de
notre temps est de? daigneuse, et cherche a` tourner en ridicule
les travaux et les me? ditations des hommes e? claire? s. L'esprit
philosophique a re? pandu dans presque toutes les classes une
certaine facilite? de raisonnement, qui sert a` de? crier tout ce
qu'il y a de grand et de se? rieux dins l-i nature humaine, et
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? DE LIGNORANCE. 50! )
nous en sommes a` cette e? poque de la civilisation ou` toutes les
belles choses de l'a^me tombent en poussie`re.
Quand les barbares du Nord s'empare`rent des plus fertiles
contre? es de l'Europe, ils y apporte`rent des vertus farouches et
ma^les; et, cherchant a` se perfectionner eux-me^mes, ils deman-
daient au Midi le soleil, les arts et les sciences. Mais les barba-
res police? s n'estiment que l'habilete? dans les affaires de ce
monde, et ne s'instruisent que juste ce qu'il faut pour se jouer
par quelques phrases du recueillement de toute une vie.
Ceux qui nient la perfectibilite? de l'esprit humain pre? tendent
qu'en toutes choses les progre`s et la de? cadence se suivent tour a`
tour, et que la roue de la pense? e tourne comme celle de la for-
tune. Quel triste spectacle que ces ge? ne? rations s'occupant sur
la terre, comme Sisyphe dans les enfers, a` des travaux constam-
ment inutiles! Et que serait donc la destine? e dela race humaine,
si elle ressemblait au supplice le plus cruel que l'imagination
des poetes ait conc? u ? Mais il n'en est pas ainsi, et l'on peut aper-
cevoir un dessein toujours le me^me, toujours suivi, toujours
progressif, dans l'histoire de l'homme.
Lalutte entre les inte? re^ts de ce monde et les sentiments e? leve? s
a existe? detout temps, dans les nations comme dans les individus.
La superstition met quelquefois les hommes e? claire? s du parti de
l'incre? dulite? , et quelquefois, au contraire, ce sont les lumie`res
me^mes qui e? veillent toutes les croyances du coeur. Maintenant,
les philosophes se re? fugient dans la religion, pour trouver en elle
la source des conceptions hautes et des sentiments de? sinte? resse? s;
a` cette e? poque, pre? pare? e par les sie`cles, l'alliance de la philoso-
phie et de la religion peut e^tre intime et since`re. Les ignorants
ne sont plus , comme jadis, des hommes ennemis du doute, et
de? cide? s a` repousser toutes les fausses lueurs qui troubleraient
leurs espe? rances religieuses et leur de? vouement chevaleresque;
les ignorants de nos jours sont incre? dules, le? gers, superficiels;
ils savent tout ce que l'e? goi? sme a besoin de savoir, et leur igno-
rance ne porte que sur ces e? tudes sublimes qui font nai^tre dans
l'a^me un sentiment d'admiration pour la nature et pour la Di-
vinite? .
Les occupations guerrie`res remplissaient jadis la vie desno<<3.
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? 510 DE L IGNORANCE.
bles, et formaient leur esprit par l'action; mais lorsque, de nos
jours, les hommes de la premie`re classe n'ont aucune fonction
dans l'E? tat, et n'e? tudient profonde? ment aucune science, toute
l'activite? de leur esprit, qui devrait e^tre employe? e dans le cercle
des affaires ou des travaux intellectuels, se dirige sur l'observa-
tion des manie`res et la connaissance des anecdotes.
Les jeunes gens, a` peine sortis de l'e? cole, se ha^tent de prendre
possession de l'oisivete? comme de la robe virile; les hommes et
les femmes s'e? pient les uns les autres dans les moindres de? tails;
non pas pre? cise? ment par me? chancete? , mais pour avoir quelque
chose a` dire quand ils n'ont rien a` penser. Ce genre de causti-
cite? journalie`re de? truit la bienveillance et la loyaute? . On n'est
pas content de soi-me^me quand on abuse de l'hospitalite? donne? e
ou rec? ue pour critiquer ceux avec qui l'on passe sa vie, et l'on
empe^che ainsi toute affection profonde de nai^tre ou de subsister;
car en e? coutant des moqueries sur ceux qui nous sont chers, on
fle? trit ce que l'affection a de pur et d'exalte? : les sentiments dans
lesquels on n'est pas d'une ve? rite? parfaite, font plus de mal que
l'indiffe? rence.
Chacun a en soi un co^te? ridicule; il n'y a que de loin qu'un
caracte`re semble complet; mais ce qui faitl'existence individuelle
e? tant toujours une singularite? quelconque, cette singularite? pre^te
a` la plaisanterie : aussi, l'homme qui la craint avant tout cher-
che-t-il , autant qu'il est possible, a` faire disparai^tre en lui ce qui
pourrait le signaler de quelque manie`re, soit en bien, soit en mal.
Cette nature efface? e, de quelque bon gou^t qu'elle paraisse, a bien
aussi ses ridicules; mais peu de gens ont l'esprit assez fin pour
les saisir.
La moquerie a cela de particulier, qu'elle nuit essentiellement
a` ce qui est bon, mais point a` ce qui est fort. La puissance a
quelque chose d'a^pre et de triomphant qui tue le ridicule; d'ail-
leurs, les esprits frivoles respectent te prudence de la chair, selon
l'expression d'un moraliste du seizie`me sie`cle; et l'on est e? tonne?
de trouver toute la profondeur de l'inte? re^t personnel dans ces
hommes qui semblaient incapables de suivre une ide? e ou un sen-
timent, quand il n'en pouvait rien re? sulter d'avantageux pour
leurs calculs de fortune ou de vanite? .
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? i>e L'IGNORANCE. ,sil
La frivolite? d'esprit ne porte point a` ne? gliger les affaires de ce
monde. On trouve, au contraire, une bien plus noble insou-
ciance a` cet e? gard dans les caracte`res se? rieux que dans les hom-
mes d'une nature le? ge`re; car la le? ge`rete? de ceux-ci ne consiste
le plus souvent qu'a` de? daigner les ide? es ge? ne? rales, pour mieux
s'occuper de ce qui ne concerne qu'eux-me^mes.
Il y a quelquefois de la me? chancete? dans les gens d'esprit; mais
le ge? nie est presque toujours plein de bonte? . La me? chancete?
vient, non pas de ce qu'on a trop d'esprit, mais de ce qu'on n'en
a pas assez. Si l'on pouvait parler sur les ide?
