de Guermantes était trop heureux d'avoir
trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
Saint-Germain.
trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
Saint-Germain.
Proust - Le Cote de Guermantes - v3
C'est fort possible.
Le
pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
république, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
sans tout son état-major. » A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les
mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule
toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation
étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour
Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé
passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie,
même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de
l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de
Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte
qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison,
quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle
était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une
peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas
savoir assimiler les idées et les gens. A ce titre ma présence excitait
son attention et sa cupidité aussi bien que l'eût fait une nouvelle
manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine
qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou
ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret
du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à
tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait
du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme
apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux,
excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de
saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces
«bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout
simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait
tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.
L'esprit des Guermantes--entité aussi inexistante que la quadrature du
cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le
posséder--était une réputation comme les rillettes de Tours ou les
biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant
pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du
teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son
sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu
envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle
sorte d'esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l'esprit
des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des
hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les
arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient
préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu
être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou
de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception),
si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur
carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un
diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour
laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce
que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers
passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire,
ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs.
L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les
collèges électoraux des facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il
n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure
d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à
glands d'or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs,
les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent
l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.
Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il
n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme
Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité,
enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur
lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps
fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la
rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées,
qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien
vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate
doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise
enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de
nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que
cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon.
L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières,
d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser
(quelles idées d'homme du monde! ) s'il leur cachait la duchesse de
Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où
l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas
qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil
des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance
d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal,
fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le «veto»
retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule,
aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du
peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui
faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi
pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui
formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé
volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était
incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu
centralisé.
Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de
la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire
de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la
Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé
d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui
n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient
peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le
rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de
l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres
éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les
journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes
bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin? Puisque
être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une
recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné
leur démission de la «carrière» ou de l'armée, qui ne s'étaient pas
représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner
et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils
avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même
au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse
des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il,
quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de
certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus
puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon
tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été
enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare
floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes
d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes
de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de
Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence,
c'était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de
l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent--l'esprit.
Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de
l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit
Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé
présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air
elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir,
l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du
genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par
exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même
manière de prononcer, d'énoncer, et par voie de conséquence de penser,
ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux
mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour
conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible,
mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux
Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait
chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau
le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en
rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu
d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut
ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle
«imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: «Oh! non, il
ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec
lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme
cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient: «Dieu
qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite
elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges! »
Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux tout à fait
remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
disaient avec admiration: «Ah! on peut dire que vous le _tenez_» ou «que
tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de
Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de
raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien
que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé,
comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu'à présenter dans leur
conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux
d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non
seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains
les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune
fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc,
à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un
événement. Le coeur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui
recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait
de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les
«reconnaissances» d'une invasion non espérée, traversant lentement la
cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau
et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. «Tiens,
Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses
visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre,
qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes
n'osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc,
je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d'un
air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix
devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler. --Vraiment, vous
êtes pressée? eh bien, j'irai chez vous», répondait la maîtresse de
maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse
saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années
sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine
bonjour, par discrétion. A peine étaient-ils partis que le duc demandait
aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser
à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la
méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane. «Qu'est-ce
que c'était que cette petite dame en chapeau rose? --Mais, mon cousin,
vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née
Lamarzelle. --Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait
tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
s'embêter. Oriane? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de
ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne. » La
duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté
d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était
parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait
se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d'un coup
avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que,
quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut
prononcé. . . --C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de
voir. --Ah! quel talent! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse
d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne
bougeant pas de chez la princesse d'Épinay, où elle s'abaissait
volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en
rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal
était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par
discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de
thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à
la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme
d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et
zélée), nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner. » Ce quart
d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que
la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût
certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air
de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués,
l'amenait comme involontairement à redire.
La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un
faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
son esprit. «Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez», disait le
duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux
sourire pour qu'on ne prit pas son mécontentement au sérieux, «mais, au
nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant
fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D'abord je trouve
indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de
me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine. »
--Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit être
délicieux. Oh! dites-le.
--Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement
j'aime beaucoup mon frère.
--Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la
réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela
peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup
trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit
une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle,
mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
ne vous comprends pas.
--Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?
--Oh! évidemment de rien de grave! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez
peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de
sa femme, à sa soeur Marsantes.
--Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait
pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
--Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon
frère donnait ce château à notre soeur, ce n'était pas pour lui faire
plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut
valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là
une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui
voudraient qu'on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en
entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si
beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je
dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite
comme l'éclair, «Taquin. . . taquin. . . Alors c'est Taquin le Superbe! »
Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
jeté un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc
qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme
d'Épinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est à cause de
Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant
plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très
haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en
dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le
Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à peu près,
elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.
Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre
mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient
la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien
longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On
se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête
(les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits.
«Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe? » demandait la princesse
d'Épinay.
--Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de
Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parlé, pas tout à fait dans les
mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre
raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de
l'entendre accompagner par l'auteur. «Nous parlions du dernier mot
d'Oriane qui était ici tout à l'heure», disait-on à une visiteuse qui
allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
--Comment, Oriane était ici?
--Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la
princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce
que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas
assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme
Carvalho. «Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue
que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe», et le «mot» se mangeait
encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour
cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la
princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de
Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot
et le lui racontait. «Ah! Taquin le Superbe», disait la princesse de
Parme, les yeux écarquillés par une admiration _a priori_, mais qui
implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la
princesse d'Épinay. «J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment
comme rédaction» concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction
ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay,
qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait
pris à Oriane les expressions «rédigé, rédaction» et les employait sans
beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait
méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de «rédaction»
qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût
pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en
effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans
oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne
put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui
possédait à ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la
princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il
conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à
Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces
à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu
agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le
monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et
combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une
pareille dinde. «Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme
si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M.
d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant
allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse.
Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais
pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout
de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de
la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération
que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu'on faisait pour Oriane.
Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était
instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé
l'oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux
assez bien. «Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien,
ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne
faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là
présents: «Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier. »
D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les
eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les
faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point
de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se
trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si
elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas
reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant
d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
et impérieusement interrogatif: «Est-ce que vous la connaissez? »
craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât
une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire
les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier
d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique
une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été
tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur
génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à
l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités
du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application
purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats
qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique,
reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner
pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'empereur, ayant à
donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par
esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses
relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis,
parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la
logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci,
qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve
du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité
à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce
souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements _a priori_ sur le
bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes
les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et
de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de
l'empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y
manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui
baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une
meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de
Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale,
mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait
perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru
du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de
Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le
croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour
stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à
prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant
tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours
nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui
lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs
devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des oeuvres
artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des
actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de
séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur
intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
que c'était de simples cruches), telle était une des causes de
l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de
Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la
littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à
une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la
création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de
points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son
esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus
belle _Iphigénie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
la véritable _Phèdre_ celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un
timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas
seulement en décrivant la femme, mais en «découvrant» le mari. Dans le
ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu,
elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que
la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par
une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la
duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement
que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
confesse lui préférer le _Lion amoureux. _ A cause du même besoin maladif
de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour
Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais
plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de
vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les
oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même
oeuvre que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à
l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration,
venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement
parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont
toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer
en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant
à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute
certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus
célèbres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais
leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins
par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la
critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de _l'Étourdi,_ et,
même en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une «jolie
note de cor», au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à
comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne
tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie
mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient
trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle
à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre
d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il
la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était
incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver
du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui
seul ne l'avait jamais aimée; en lui elle avait senti toujours un de ces
caractères de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de
sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi
desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le
cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois
qu'ils les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée
durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
pour une femme que lui M.
de Guermantes était trop heureux d'avoir
trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même;
souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si,
aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des
charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu'elle eût les toilettes
les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts,
brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes
capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique
et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent
moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à
communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui
elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement
qu'il ne fût plus au comble de la faveur; aussi la réputation qu'avait
Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et dévouée,
rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique
pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'était justement le
rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir
arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur
elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes
et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie
politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par
lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle
cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite
sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à
goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui
stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des
politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a
cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver
le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au
milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme
telles que: «C'est très grave», prononcées par un député dont le nom et
les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans
l'interruption tout entière, les mots «c'est très grave! » tiennent moins
de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on
lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout
destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux
électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire
inactif ou muet: «Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
«Ceci est grave! » Très bien! au centre et sur quelques bancs à droite,
vives exclamations à l'extrême gauche. »
Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage
ministre, mais son coeur est ébranlé de nouveaux battements par les
premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre:
«L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans
la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui
qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
d'applaudissements). . . Quelques députés s'empressent vers le banc des
ministres; M. le Sous-Secrétaire d'État aux Postes et Télégraphes fait
de sa place avec la tête un signe affirmatif. » Ce «tonnerre
d'applaudissements», emporte les dernières résistances du lecteur de bon
sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de
procéder qui en soi-même est insignifiante; au besoin, quelque fait
normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il
le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes
auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le
coeur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations
qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes
politiques, qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus
tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
d'interprétation souvent désignée par «lire entre les lignes». Si dans
les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a
stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout «à
la lettre», qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire
est relevé de ses fonctions «sur sa demande» et qui se dit: «Il n'est
pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé», une défaite quand les
Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur
des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand une
province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci
lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les
députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le
compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs
délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement:
«Ah! voyons, que se sont-ils dit? espérons que tout s'est arrangé», au
moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui
déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du
ministre: «Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut
sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation
dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître», sont un coup de
théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés
n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il
est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui
recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues.
On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête
officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition,
et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en
véritable homme d'État.
M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des
Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le
ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il
joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un
ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander
un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
au grand personnage politique que tout autre qui n'eût pas été le duc de
Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il
considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot.
Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations
politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne
mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui
rend d'autres inabordables. Et par là, son orgueil protégeait contre
toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée,
mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles
des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les
Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait
des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé.
Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun
choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en Duchesse de Bourgogne,
une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
Dujabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé:
«En quoi te mettras-tu, Oriane? » provoquait la seule réponse à quoi l'on
n'eût pas pensé: «Mais en rien du tout! » et qui faisait beaucoup marcher
les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position
mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son
égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une
duchesse «n'avait pas à se rendre» au bal travesti de ce nouveau
ministre. «Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre
de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi
irais-je là-bas, je n'ai rien à y faire», disait la duchesse.
--Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme
de Gallardon.
--Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, répondait Mme
de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes,
sans imiter, approuvaient. «Naturellement tout le monde n'est pas en
position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on
ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons
en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas
toujours d'où ils viennent. » Naturellement, sachant les commentaires que
ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de
Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait
pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec
son mari au théâtre, le soir d'une fête où «tout le monde allait», ou
bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par
un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre
tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût
antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même
qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées),
elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse
de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient
levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en
demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
commencé une conférence, montrant par là qu'elle ne trouvait pas que le
monde fût fait pour parler politique; toutes les têtes s'étaient
tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique
voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé
indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les
plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent: au
point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie
psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par
dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la
condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency: «C'est
peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au
moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations. » Eh
bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de
Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle
refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé:
elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège,
qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se
soucier d'imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l'espèce
de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus
rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la
nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était
jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en
profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès
d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la _season_.
L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners
en ville, au double de «thés», au triple de soirées, aux plus brillants
lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords
de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt
mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la même sensation
d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on
n'entendît dire, non seulement «vous connaissez le dernier mot
d'Oriane? », mais «vous savez la dernière d'Oriane? » Et de la «dernière
d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur. » La dernière d'Oriane, c'était,
par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
cardinal X. . . , évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
«lames».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de . . . , et désirant
savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
Comme son mari s'excusait du retard:
--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
de
reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
quittant la salle des Elstir:
--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
faisans à nous deux, Basin et moi.
--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
ce que tout gardât un air humain.
--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
après-demain.
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
prendre des airs mélancoliques.
A ce moment Poullein rentra.
--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
eux il faut être bon, mais pas trop bon.
--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
à en manger sa part.
--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
l'envie est aveugle.
--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
dit qu'elle est médisante. . .
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
--Mais. . . est-ce que vous n'êtes pas. . . de mon avis? . . . demanda-t-elle
avec inquiétude.
--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
personne.
--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
malice quand on a beaucoup d'esprit. . .
--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
--Moins d'esprit? . . . demanda la princesse stupéfaite.
--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
--Elle ne l'est pas?
--Elle est au moins supérieurement grosse.
--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse
s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
Superbe.
pouvoir politique des papes a beaucoup grandi depuis qu'ils n'ont plus
ni États, ni armée; les cathédrales exerçaient un prestige bien moins
grand sur un dévot du XVIIe siècle que sur un athée du XXe, et si la
princesse de Parme avait été souveraine d'un État, sans doute eussé-je
eu l'idée d'en parler à peu près autant que d'un président de la
république, c'est-à-dire pas du tout.
Une fois l'impétrante relevée et embrassée par la princesse, celle-ci se
rasseyait, se remettait à sa patience non sans avoir, si la nouvelle
venue était d'importance, causé un moment avec elle en la faisant
asseoir sur un fauteuil.
Quand le salon devenait trop plein, la dame d'honneur chargée du service
d'ordre donnait de l'espace en guidant les habitués dans un immense hall
sur lequel donnait le salon et qui était rempli de portraits, de
curiosités relatives à la maison de Bourbon. Les convives habituels de
la princesse jouaient alors volontiers le rôle de cicérone et disaient
des choses intéressantes, que n'avaient pas la patience d'écouter les
jeunes gens, plus attentifs à regarder les Altesses vivantes (et au
besoin à se faire présenter à elles par la dame d'honneur et les filles
d'honneur) qu'à considérer les reliques des souveraines mortes. Trop
occupés des connaissances qu'ils pourraient faire et des invitations
qu'ils pêcheraient peut-être, ils ne savaient absolument rien, même
après des années, de ce qu'il y avait dans ce précieux musée des
archives de la monarchie, et se rappelaient seulement confusément qu'il
était orné de cactus et de palmiers géants qui faisaient ressembler ce
centre des élégances au Palmarium du Jardin d'Acclimatation.
Sans doute la duchesse de Guermantes, par mortification, venait parfois
faire, ces soirs-là, une visite de digestion à la princesse, qui la
gardait tout le temps à côté d'elle, tout en badinant avec le duc. Mais
quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d'avoir ses
habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des
visiteurs trop peu choisis déplussent à l'exigeante duchesse. Ces
soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de
l'Altesse, le concierge répondait: «Son Altesse Royale ne reçoit pas ce
soir», et on repartait. D'avance, d'ailleurs, beaucoup d'amis de la
princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités.
C'était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui
eussent souhaité d'y être compris. Les exclus pouvaient, avec une
quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d'un ton
piqué: «Vous savez bien qu'Oriane de Guermantes ne se déplace jamais
sans tout son état-major. » A l'aide de celui-ci, la princesse de Parme
cherchait à entourer la duchesse comme d'une muraille protectrice contre
les personnes desquelles le succès auprès d'elle serait plus douteux.
Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres
de ce brillant «état-major», la princesse de Parme était gênée de faire
des amabilités, vu qu'ils en avaient fort peu pour elle. Sans doute la
princesse de Parme admettait fort bien qu'on pût se plaire davantage
dans la société de Mme de Guermantes que dans la sienne propre. Elle
était bien obligée de constater qu'on s'écrasait aux «jours» de la
duchesse et qu'elle-même y rencontrait souvent trois ou quatre altesses
qui se contentaient de mettre leur carte chez elle. Et elle avait beau
retenir les mots d'Oriane, imiter ses robes, servir, à ses thés, les
mêmes tartes aux fraises, il y avait des fois où elle restait seule
toute la journée avec une dame d'honneur et un conseiller de légation
étranger. Aussi, lorsque (comme ç'avait été par exemple le cas pour
Swann jadis) quelqu'un ne finissait jamais la journée sans être allé
passer deux heures chez la duchesse et faisait une visite une fois tous
les deux ans à la princesse de Parme, celle-ci n'avait pas grande envie,
même pour amuser Oriane, de faire à ce Swann quelconque les «avances» de
l'inviter à dîner. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de
Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte
qu'Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison,
quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle
était sûre d'avance que tout serait bien, délicieux, elle n'avait qu'une
peur, c'était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas
savoir assimiler les idées et les gens. A ce titre ma présence excitait
son attention et sa cupidité aussi bien que l'eût fait une nouvelle
manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine
qu'elle était si c'était l'une ou l'autre, la décoration de la table ou
ma présence, qui était plus particulièrement l'un de ces charmes, secret
du succès des réceptions d'Oriane, et, dans le doute, bien décidée à
tenter d'avoir à son prochain dîner l'un et l'autre. Ce qui justifiait
du reste pleinement la curiosité ravie que la princesse de Parme
apportait chez la duchesse, c'était cet élément comique, dangereux,
excitant, où la princesse se plongeait avec une sorte de crainte, de
saisissement et de délices (comme au bord de la mer dans un de ces
«bains de vagues» dont les guides baigneurs signalent le péril, tout
simplement parce qu'aucun d'eux ne sait nager), d'où elle sortait
tonifiée, heureuse, rajeunie, et qu'on appelait l'esprit des Guermantes.
L'esprit des Guermantes--entité aussi inexistante que la quadrature du
cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le
posséder--était une réputation comme les rillettes de Tours ou les
biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n'usant
pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du
teint) certains intimes de la duchesse, et qui n'étaient pas de son
sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n'avait pu
envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n'importe quelle
sorte d'esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l'esprit
des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d'avoir été des
hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les
arts, la diplomatie, l'éloquence parlementaire, l'armée, ils avaient
préféré la vie de coterie. Peut-être cette préférence aurait-elle pu
être expliquée par un certain manque d'originalité, ou d'initiative, ou
de vouloir, ou de santé, ou de chance, ou par le snobisme.
Chez certains (il faut d'ailleurs reconnaître que c'était l'exception),
si le salon Guermantes avait été la pierre d'achoppement de leur
carrière, c'était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un
diplomate de grand avenir n'avaient pu réussir dans leur carrière, pour
laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce
que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers
passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire,
ce qui les avait empêchés tous trois d'être reconnus par leurs pairs.
L'antique robe et la toque rouge que revêtent et coiffent encore les
collèges électoraux des facultés n'est pas, ou du moins n'était pas, il
n'y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure
d'un passé aux idées étroites, d'un sectarisme fermé. Sous la toque à
glands d'or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs,
les «professeurs» étaient encore, dans les années qui précédèrent
l'affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.
Du Boulbon était au fond un artiste, mais il était sauvé parce qu'il
n'aimait pas le monde. Cottard fréquentait les Verdurin. Mais Mme
Verdurin était une cliente, puis il était protégé par sa vulgarité,
enfin chez lui il ne recevait que la Faculté, dans des agapes sur
lesquelles flottait une odeur d'acide phénique. Mais dans les corps
fortement constitués, où d'ailleurs la rigueur des préjugés n'est que la
rançon de la plus belle intégrité, des idées morales les plus élevées,
qui fléchissent dans des milieux plus tolérants, plus libres et bien
vite dissolus, un professeur, dans sa robe rouge en satin écarlate
doublé d'hermine comme celle d'un Doge (c'est-à-dire un duc) de Venise
enfermé dans le palais ducal, était aussi vertueux, aussi attaché à de
nobles principes, mais aussi impitoyable pour tout élément étranger, que
cet autre duc, excellent mais terrible, qu'était M. de Saint-Simon.
L'étranger, c'était le médecin mondain, ayant d'autres manières,
d'autres relations. Pour bien faire, le malheureux dont nous parlons
ici, afin de ne pas être accusé par ses collègues de les mépriser
(quelles idées d'homme du monde! ) s'il leur cachait la duchesse de
Guermantes, espérait les désarmer en donnant les dîners mixtes où
l'élément médical était noyé dans l'élément mondain. Il ne savait pas
qu'il signait ainsi sa perte, ou plutôt il l'apprenait quand le conseil
des dix (un peu plus élevé en nombre) avait à pourvoir à la vacance
d'une chaire, et que c'était toujours le nom d'un médecin plus normal,
fût-il plus médiocre, qui sortait de l'urne fatale, et que le «veto»
retentissait dans l'antique Faculté, aussi solennel, aussi ridicule,
aussi terrible que le «juro» sur lequel mourut Molière. Ainsi encore du
peintre à jamais étiqueté homme du monde, quand des gens du monde qui
faisaient de l'art avaient réussi à se faire étiqueter artistes, ainsi
pour le diplomate ayant trop d'attaches réactionnaires.
Mais ce cas était le plus rare. Le type des hommes distingués qui
formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé
volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était
incompatible avec l'esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes,
avec ce charme indéfinissable odieux à tout «corps» tant soit peu
centralisé.
Et les gens qui savaient qu'autrefois l'un de ces habitués du salon de
la duchesse avait eu la médaille d'or au Salon, que l'autre, secrétaire
de la Conférence des avocats, avait fait des débuts retentissants à la
Chambre, qu'un troisième avait habilement servi la France comme chargé
d'affaires, auraient pu considérer comme des ratés les gens qui
n'avaient plus rien fait depuis vingt ans. Mais ces «renseignés» étaient
peu nombreux, et les intéressés eux-mêmes auraient été les derniers à le
rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de
l'esprit des Guermantes: celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de
pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres
éminents, l'un un peu solennel, l'autre amateur de calembours, dont les
journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes
bâillait et donnait des signes d'impatience si l'imprudence d'une
maîtresse de maison lui avait donné l'un ou l'autre pour voisin? Puisque
être un homme d'État de premier ordre n'était nullement une
recommandation auprès de la duchesse, ceux de ses amis qui avaient donné
leur démission de la «carrière» ou de l'armée, qui ne s'étaient pas
représentés à la Chambre, jugeaient, en venant tous les jours déjeuner
et causer avec leur grande amie, en la retrouvant chez des Altesses,
d'ailleurs peu appréciées d'eux, du moins le disaient-ils, qu'ils
avaient choisi la meilleure part, encore que leur air mélancolique, même
au milieu de la gaîté, contredît un peu le bien-fondé de ce jugement.
Encore faut-il reconnaître que la délicatesse de vie sociale, la finesse
des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il,
quelque chose de réel. Aucun titre officiel n'y valait l'agrément de
certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus
puissants n'auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon
tant d'ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été
enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare
floraison de mondanité avait pris naissance. Certes, des hommes
d'esprit, comme Swann par exemple, se jugeaient supérieurs à des hommes
de valeur, qu'ils dédaignaient, mais c'est que ce que la duchesse de
Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n'était pas l'intelligence,
c'était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de
l'intelligence élevée jusqu'à une variété verbale de talent--l'esprit.
Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir,
l'un comme un pédant, l'autre comme un mufle, malgré tout le savoir de
l'un et tout le génie de l'autre, c'était l'infiltration de l'esprit
Guermantes qui l'avait fait les classer ainsi. Jamais il n'eût osé
présenter ni l'un ni l'autre à la duchesse, sentant d'avance de quel air
elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d'Elstir,
l'esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du
genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.
Quant aux Guermantes selon la chair, selon le sang, si l'esprit des
Guermantes ne les avait pas gagnés aussi complètement qu'il arrive, par
exemple, dans les cénacles littéraires, où tout le monde a une même
manière de prononcer, d'énoncer, et par voie de conséquence de penser,
ce n'est pas certes que l'originalité soit plus forte dans les milieux
mondains et y mette obstacle à l'imitation. Mais l'imitation a pour
conditions, non pas seulement l'absence d'une originalité irréductible,
mais encore une finesse relative d'oreilles qui permette de discerner
d'abord ce qu'on imite ensuite. Or, il y avait quelques Guermantes
auxquels ce sens musical faisait aussi entièrement défaut qu'aux
Courvoisier.
Pour prendre comme exemple l'exercice qu'on appelle, dans une autre
acception du mot imitation, «faire des imitations» (ce qui se disait
chez les Guermantes «faire des charges»), Mme de Guermantes avait beau
le réussir à ravir, les Courvoisier étaient aussi incapables de s'en
rendre compte que s'ils eussent été une bande de lapins, au lieu
d'hommes et femmes, parce qu'ils n'avaient jamais su remarquer le défaut
ou l'accent que la duchesse cherchait à contrefaire. Quand elle
«imitait» le duc de Limoges, les Courvoisier protestaient: «Oh! non, il
ne parle tout de même pas comme cela, j'ai encore dîné hier soir avec
lui chez Bebeth, il m'a parlé toute la soirée, il ne parlait pas comme
cela», tandis que les Guermantes un peu cultivés s'écriaient: «Dieu
qu'Oriane est drolatique! Le plus fort c'est que pendant qu'elle l'imite
elle lui ressemble! Je crois l'entendre. Oriane, encore un peu Limoges! »
Or, ces Guermantes-là (sans même aller jusqu'à ceux tout à fait
remarquables qui, lorsque la duchesse imitait le duc de Limoges,
disaient avec admiration: «Ah! on peut dire que vous le _tenez_» ou «que
tu le tiens») avaient beau ne pas avoir d'esprit, selon Mme de
Guermantes (en quoi elle était dans le vrai), à force d'entendre et de
raconter les mots de la duchesse ils étaient arrivés à imiter tant bien
que mal sa manière de s'exprimer, de juger, ce que Swann eût appelé,
comme le duc, sa manière de «rédiger», jusqu'à présenter dans leur
conversation quelque chose qui pour les Courvoisier paraissait
affreusement similaire à l'esprit d'Oriane et était traité par eux
d'esprit des Guermantes. Comme ces Guermantes étaient pour elle non
seulement des parents, mais des admirateurs, Oriane (qui tenait fort le
reste de sa famille à l'écart, et vengeait maintenant par ses dédains
les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune
fille) allait les voir quelquefois, et généralement en compagnie du duc,
à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un
événement. Le coeur battait un peu plus vite à la princesse d'Épinay qui
recevait dans son grand salon du rez-de-chaussée, quand elle apercevait
de loin, telles les premières lueurs d'un inoffensif incendie ou les
«reconnaissances» d'une invasion non espérée, traversant lentement la
cour, d'une démarche oblique, la duchesse coiffée d'un ravissant chapeau
et inclinant une ombrelle d'où pleuvait une odeur d'été. «Tiens,
Oriane», disait-elle comme un «garde-à-vous» qui cherchait à avertir ses
visiteuses avec prudence, et pour qu'on eût le temps de sortir en ordre,
qu'on évacuât les salons sans panique. La moitié des personnes présentes
n'osait pas rester, se levait. «Mais non, pourquoi? rasseyez-vous donc,
je suis charmée de vous garder encore un peu», disait la princesse d'un
air dégagé et à l'aise (pour faire la grande dame), mais d'une voix
devenue factice. «Vous pourriez avoir à vous parler. --Vraiment, vous
êtes pressée? eh bien, j'irai chez vous», répondait la maîtresse de
maison à celles qu'elle aimait autant voir partir. Le duc et la duchesse
saluaient fort poliment des gens qu'ils voyaient là depuis des années
sans les connaître pour cela davantage, et qui leur disaient à peine
bonjour, par discrétion. A peine étaient-ils partis que le duc demandait
aimablement des renseignements sur eux, pour avoir l'air de s'intéresser
à la qualité intrinsèque des personnes qu'il ne recevait pas par la
méchanceté du destin ou à cause de l'état nerveux d'Oriane. «Qu'est-ce
que c'était que cette petite dame en chapeau rose? --Mais, mon cousin,
vous l'avez vue souvent, c'est la vicomtesse de Tours, née
Lamarzelle. --Mais savez-vous qu'elle est jolie, elle a l'air spirituel;
s'il n'y avait pas un petit défaut dans la lèvre supérieure, elle serait
tout bonnement ravissante. S'il y a un vicomte de Tours, il ne doit pas
s'embêter. Oriane? savez-vous à quoi ses sourcils et la plantation de
ses cheveux m'ont fait penser? A votre cousine Hedwige de Ligne. » La
duchesse de Guermantes, qui languissait dès qu'on parlait de la beauté
d'une autre femme qu'elle, laissait tomber la conversation. Elle avait
compté sans le goût qu'avait son mari pour faire voir qu'il était
parfaitement au fait des gens qu'il ne recevait pas, par quoi il croyait
se montrer plus sérieux que sa femme. «Mais, disait-il tout d'un coup
avec force, vous avez prononcé le nom de Lamarzelle. Je me rappelle que,
quand j'étais à la Chambre, un discours tout à fait remarquable fut
prononcé. . . --C'était l'oncle de la jeune femme que vous venez de
voir. --Ah! quel talent! Non, mon petit», disait-il à la vicomtesse
d'Égremont, que Mme de Guermantes ne pouvait souffrir mais qui, ne
bougeant pas de chez la princesse d'Épinay, où elle s'abaissait
volontairement à un rôle de soubrette (quitte à battre la sienne en
rentrant), restait confuse, éplorée, mais restait quand le couple ducal
était là, débarrassait des manteaux, tâchait de se rendre utile, par
discrétion offrait de passer dans la pièce voisine, «ne faites pas de
thé pour nous, causons tranquillement, nous sommes des gens simples, à
la bonne franquette. Du reste, ajoutait-il en se tournant vers Mme
d'Épinay (en laissant l'Égremont rougissante, humble, ambitieuse et
zélée), nous n'avons qu'un quart d'heure à vous donner. » Ce quart
d'heure était occupé tout entier à une sorte d'exposition des mots que
la duchesse avait eus pendant la semaine et qu'elle-même n'eût
certainement pas cités, mais que fort habilement le duc, en ayant l'air
de la gourmander à propos des incidents qui les avaient provoqués,
l'amenait comme involontairement à redire.
La princesse d'Épinay, qui aimait sa cousine et savait qu'elle avait un
faible pour les compliments, s'extasiait sur son chapeau, son ombrelle,
son esprit. «Parlez-lui de sa toilette tant que vous voudrez», disait le
duc du ton bourru qu'il avait adopté et qu'il tempérait d'un malicieux
sourire pour qu'on ne prit pas son mécontentement au sérieux, «mais, au
nom du ciel, pas de son esprit, je me passerais fort d'avoir une femme
aussi spirituelle. Vous faites probablement allusion au mauvais
calembour qu'elle a fait sur mon frère Palamède, ajoutait-il sachant
fort bien que la princesse et le reste de la famille ignoraient encore
ce calembour et enchanté de faire valoir sa femme. D'abord je trouve
indigne d'une personne qui a dit quelquefois, je le reconnais, d'assez
jolies choses, de faire de mauvais calembours, mais surtout sur mon
frère qui est très susceptible, et si cela doit avoir pour résultat de
me fâcher avec lui, c'est vraiment bien la peine. »
--Mais nous ne savons pas! Un calembour d'Oriane? Cela doit être
délicieux. Oh! dites-le.
--Mais non, mais non, reprenait le duc encore boudeur quoique plus
souriant, je suis ravi que vous ne l'ayez pas appris. Sérieusement
j'aime beaucoup mon frère.
--Écoutez, Basin, disait la duchesse dont le moment de donner la
réplique à son mari était venu, je ne sais pourquoi vous dites que cela
peut fâcher Palamède, vous savez très bien le contraire. Il est beaucoup
trop intelligent pour se froisser de cette plaisanterie stupide qui n'a
quoi que ce soit de désobligeant. Vous allez faire croire que j'ai dit
une méchanceté, j'ai tout simplement répondu quelque chose de pas drôle,
mais c'est vous qui y donnez de l'importance par votre indignation. Je
ne vous comprends pas.
--Vous nous intriguez horriblement, de quoi s'agit-il?
--Oh! évidemment de rien de grave! s'écriait M. de Guermantes. Vous avez
peut-être entendu dire que mon frère voulait donner Brézé, le château de
sa femme, à sa soeur Marsantes.
--Oui, mais on nous a dit qu'elle ne le désirait pas, qu'elle n'aimait
pas le pays où il est, que le climat ne lui convenait pas.
--Eh bien, justement quelqu'un disait tout cela à ma femme et que si mon
frère donnait ce château à notre soeur, ce n'était pas pour lui faire
plaisir, mais pour la taquiner. C'est qu'il est si taquin, Charlus,
disait cette personne. Or, vous savez que Brézé, c'est royal, cela peut
valoir plusieurs millions, c'est une ancienne terre du roi, il y a là
une des plus belles forêts de France. Il y a beaucoup de gens qui
voudraient qu'on leur fît des taquineries de ce genre. Aussi en
entendant ce mot de taquin appliqué à Charlus parce qu'il donnait un si
beau château, Oriane n'a pu s'empêcher de s'écrier, involontairement, je
dois le confesser, elle n'y a pas mis de méchanceté, car c'est venu vite
comme l'éclair, «Taquin. . . taquin. . . Alors c'est Taquin le Superbe! »
Vous comprenez, ajoutait en reprenant son ton bourru et non sans avoir
jeté un regard circulaire pour juger de l'esprit de sa femme, le duc
qui était d'ailleurs assez sceptique quant à la connaissance que Mme
d'Épinay avait de l'histoire ancienne, vous comprenez, c'est à cause de
Tarquin le Superbe, le roi de Rome; c'est stupide, c'est un mauvais jeu
de mots, indigne d'Oriane. Et puis moi qui suis plus circonspect que ma
femme, si j'ai moins d'esprit, je pense aux suites, si le malheur veut
qu'on répète cela à mon frère, ce sera toute une histoire. D'autant
plus, ajouta-t-il, que comme justement Palamède est très hautain, très
haut et aussi très pointilleux, très enclin aux commérages, même en
dehors de la question du château, il faut reconnaître que Taquin le
Superbe lui convient assez bien. C'est ce qui sauve les mots de Madame,
c'est que même quand elle veut s'abaisser à de vulgaires à peu près,
elle reste spirituelle malgré tout et elle peint assez bien les gens.
Ainsi grâce, une fois, à Taquin le Superbe, une autre fois à un autre
mot, ces visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient
la provision des récits, et l'émoi qu'elles avaient causé durait bien
longtemps après le départ de la femme d'esprit et de son imprésario. On
se régalait d'abord, avec les privilégiés qui avaient été de la fête
(les personnes qui étaient restées là), des mots qu'Oriane avait dits.
«Vous ne connaissiez pas Taquin le Superbe? » demandait la princesse
d'Épinay.
--Si, répondait en rougissant la marquise de Baveno, la princesse de
Sarsina (La Rochefoucauld) m'en avait parlé, pas tout à fait dans les
mêmes termes. Mais cela a dû être bien plus intéressant de l'entendre
raconter ainsi devant ma cousine, ajoutait-elle comme elle aurait dit de
l'entendre accompagner par l'auteur. «Nous parlions du dernier mot
d'Oriane qui était ici tout à l'heure», disait-on à une visiteuse qui
allait se trouver désolée de ne pas être venue une heure auparavant.
--Comment, Oriane était ici?
--Mais oui, vous seriez venue un peu plus tôt, lui répondait la
princesse d'Épinay, sans reproche, mais en laissant comprendre tout ce
que la maladroite avait raté. C'était sa faute si elle n'avait pas
assisté à la création du monde ou à la dernière représentation de Mme
Carvalho. «Qu'est-ce que vous dites du dernier mot d'Oriane? j'avoue
que j'apprécie beaucoup Taquin le Superbe», et le «mot» se mangeait
encore froid le lendemain à déjeuner, entre intimes qu'on invitait pour
cela, et repassait sous diverses sauces pendant la semaine. Même la
princesse faisant cette semaine-là sa visite annuelle à la princesse de
Parme en profitait pour demander à l'Altesse si elle connaissait le mot
et le lui racontait. «Ah! Taquin le Superbe», disait la princesse de
Parme, les yeux écarquillés par une admiration _a priori_, mais qui
implorait un supplément d'explications auquel ne se refusait pas la
princesse d'Épinay. «J'avoue que Taquin le Superbe me plaît infiniment
comme rédaction» concluait la princesse. En réalité, le mot de rédaction
ne convenait nullement pour ce calembour, mais la princesse d'Épinay,
qui avait la prétention d'avoir assimilé l'esprit des Guermantes, avait
pris à Oriane les expressions «rédigé, rédaction» et les employait sans
beaucoup de discernement. Or la princesse de Parme, qui n'aimait pas
beaucoup Mme d'Épinay qu'elle trouvait laide, savait avare et croyait
méchante, sur la foi des Courvoisier, reconnut ce mot de «rédaction»
qu'elle avait entendu prononcer par Mme de Guermantes et qu'elle n'eût
pas su appliquer toute seule. Elle eut l'impression que c'était, en
effet, la rédaction qui faisait le charme de Taquin le Superbe, et sans
oublier tout à fait son antipathie pour la dame laide et avare, elle ne
put se défendre d'un tel sentiment d'admiration pour une femme qui
possédait à ce point l'esprit des Guermantes qu'elle voulut inviter la
princesse d'Épinay à l'Opéra. Seule la retint la pensée qu'il
conviendrait peut-être de consulter d'abord Mme de Guermantes. Quant à
Mme d'Épinay qui, bien différente des Courvoisier, faisait mille grâces
à Oriane et l'aimait, mais était jalouse de ses relations et un peu
agacée des plaisanteries que la duchesse lui faisait devant tout le
monde sur son avarice, elle raconta en rentrant chez elle combien la
princesse de Parme avait eu de peine à comprendre Taquin le Superbe et
combien il fallait qu'Oriane fût snob pour avoir dans son intimité une
pareille dinde. «Je n'aurais jamais pu fréquenter la princesse de Parme
si j'avais voulu, dit-elle aux amis qu'elle avait à dîner, parce que M.
d'Épinay ne me l'aurait jamais permis à cause de son immoralité, faisant
allusion à certains débordements purement imaginaires de la princesse.
Mais même si j'avais eu un mari moins sévère, j'avoue que je n'aurais
pas pu. Je ne sais pas comment Oriane fait pour la voir constamment.
Moi j'y vais une fois par an et j'ai bien de la peine à arriver au bout
de la visite. » Quant à ceux des Courvoisier qui se trouvaient chez
Victurnienne au moment de la visite de Mme de Guermantes, l'arrivée de
la duchesse les mettait généralement en fuite à cause de l'exaspération
que leur causaient les «salamalecs exagérés» qu'on faisait pour Oriane.
Un seul resta le jour de Taquin le Superbe. Il ne comprit pas
complètement la plaisanterie, mais tout de même à moitié, car il était
instruit. Et les Courvoisier allèrent répétant qu'Oriane avait appelé
l'oncle Palamède «Tarquin le Superbe», ce qui le peignait selon eux
assez bien. «Mais pourquoi faire tant d'histoires avec Oriane?
ajoutaient-ils. On n'en aurait pas fait davantage pour une reine. En
somme, qu'est-ce qu'Oriane? Je ne dis pas que les Guermantes ne soient
pas de vieille souche, mais les Courvoisier ne le leur cèdent en rien,
ni comme illustration, ni comme ancienneté, ni comme alliances. Il ne
faut pas oublier qu'au Camp du drap d'or, comme le roi d'Angleterre
demandait à François Ier quel était le plus noble des seigneurs là
présents: «Sire, répondit le roi de France, c'est Courvoisier. »
D'ailleurs tous les Courvoisier fussent-ils restés que les mots les
eussent laissés d'autant plus insensibles que les incidents qui les
faisaient généralement naître auraient été considérés par eux d'un point
de vue tout à fait différent. Si, par exemple, une Courvoisier se
trouvait manquer de chaises, dans une réception qu'elle donnait, ou si
elle se trompait de nom en parlant à une visiteuse qu'elle n'avait pas
reconnue, ou si un des ses domestiques lui adressait une phrase
ridicule, la Courvoisier, ennuyée à l'extrême, rougissante, frémissant
d'agitation, déplorait un pareil contretemps. Et quand elle avait un
visiteur et qu'Oriane devait venir, elle disait sur un ton anxieusement
et impérieusement interrogatif: «Est-ce que vous la connaissez? »
craignant, si le visiteur ne la connaissait pas, que sa présence donnât
une mauvaise impression à Oriane. Mais Mme de Guermantes tirait, au
contraire, de tels incidents, l'occasion de récits qui faisaient rire
les Guermantes aux larmes, de sorte qu'on était obligé de l'envier
d'avoir manqué de chaises, d'avoir fait ou laissé faire à son domestique
une gaffe, d'avoir eu chez soi quelqu'un que personne ne connaissait,
comme on est obligé de se féliciter que les grands écrivains aient été
tenus à distance par les hommes et trahis par les femmes quand leurs
humiliations et leurs souffrances ont été, sinon l'aiguillon de leur
génie, du moins la matière de leurs oeuvres.
Les Courvoisier n'étaient pas davantage capables de s'élever jusqu'à
l'esprit d'innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la
vie mondaine et qui, en l'adaptant selon un sûr instinct aux nécessités
du moment, en faisait quelque chose d'artistique, là où l'application
purement raisonnée de règles rigides eût donné d'aussi mauvais résultats
qu'à quelqu'un qui, voulant réussir en amour ou dans la politique,
reproduirait à la lettre dans sa propre vie les exploits de Bussy
d'Amboise. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner
pour un prince, l'adjonction d'un homme d'esprit, d'un ami de leur fils,
leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.
Une Courvoisier dont le père avait été ministre de l'empereur, ayant à
donner une matinée en l'honneur de la princesse Mathilde, déduisit par
esprit de géométrie qu'elle ne pouvait inviter que des bonapartistes. Or
elle n'en connaissait presque pas. Toutes les femmes élégantes de ses
relations, tous les hommes agréables furent impitoyablement bannis,
parce que, d'opinion ou d'attaches légitimistes, ils auraient, selon la
logique des Courvoisier, pu déplaire à l'Altesse Impériale. Celle-ci,
qui recevait chez elle la fleur du faubourg Saint-Germain, fut assez
étonnée quand elle trouva seulement chez Mme de Courvoisier une
pique-assiette célèbre, veuve d'un ancien préfet de l'Empire, la veuve
du directeur des postes et quelques personnes connues pour leur fidélité
à Napoléon, leur bêtise et leur ennui. La princesse Mathilde n'en
répandit pas moins le ruissellement généreux et doux de sa grâce
souveraine sur les laiderons calamiteux que la duchesse de Guermantes se
garda bien, elle, de convier, quand ce fut son tour de recevoir la
princesse, et qu'elle remplaça, sans raisonnements _a priori_ sur le
bonapartisme, par le plus riche bouquet de toutes les beautés, de toutes
les valeurs, de toutes les célébrités qu'une sorte de flair, de tact et
de doigté lui faisait sentir devoir être agréables à la nièce de
l'empereur, même quand elles étaient de la propre famille du roi. Il n'y
manqua même pas le duc d'Aumale, et quand, en se retirant, la princesse,
relevant Mme de Guermantes qui lui faisait la révérence et voulait lui
baiser la main, l'embrassa sur les deux joues, ce fut du fond du coeur
qu'elle put assurer à la duchesse qu'elle n'avait jamais passé une
meilleure journée ni assisté à une fête plus réussie. La princesse de
Parme était Courvoisier par l'incapacité d'innover en matière sociale,
mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait
perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux
l'antipathie, mais l'émerveillement. Cet étonnement était encore accru
du fait de la culture infiniment arriérée de la princesse. Mme de
Guermantes était elle-même beaucoup moins avancée qu'elle ne le
croyait. Mais il suffisait qu'elle le fût plus que Mme de Parme pour
stupéfier celle-ci, et comme chaque génération de critiques se borne à
prendre le contrepied des vérités admises par leurs prédécesseurs, elle
n'avait qu'à dire que Flaubert, cet ennemi des bourgeois, était avant
tout un bourgeois, ou qu'il y avait beaucoup de musique italienne dans
Wagner, pour procurer à la princesse, au prix d'un surmenage toujours
nouveau, comme à quelqu'un qui nage dans la tempête, des horizons qui
lui paraissaient inouïs et lui restaient confus. Stupéfaction d'ailleurs
devant les paradoxes, proférés non seulement au sujet des oeuvres
artistiques, mais même des personnes de leur connaissance, et aussi des
actions mondaines. Sans doute l'incapacité où était Mme de Parme de
séparer le véritable esprit des Guermantes des formes rudimentairement
apprises de cet esprit (ce qui la faisait croire à la haute valeur
intellectuelle de certains et surtout de certaines Guermantes dont
ensuite elle était confondue d'entendre la duchesse lui dire en souriant
que c'était de simples cruches), telle était une des causes de
l'étonnement que la princesse avait toujours à entendre Mme de
Guermantes juger les personnes. Mais il y en avait une autre et que, moi
qui connaissais à cette époque plus de livres que de gens et mieux la
littérature que le monde, je m'expliquai en pensant que la duchesse,
vivant de cette vie mondaine dont le désoeuvrement et la stérilité sont à
une activité sociale véritable ce qu'est en art la critique à la
création, étendait aux personnes de son entourage l'instabilité de
points de vue, la soif malsaine du raisonneur qui pour étancher son
esprit trop sec va chercher n'importe quel paradoxe encore un peu frais
et ne se gênera point de soutenir l'opinion désaltérante que la plus
belle _Iphigénie_ est celle de Piccini et non celle de Gluck, au besoin
la véritable _Phèdre_ celle de Pradon.
Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un
timide butor qu'on voyait rarement et qu'on n'entendait jamais, Mme de
Guermantes s'inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas
seulement en décrivant la femme, mais en «découvrant» le mari. Dans le
ménage Cambremer par exemple, si elle eût vécu alors dans ce milieu,
elle eût décrété que Mme de Cambremer était stupide, et en revanche, que
la personne intéressante, méconnue, délicieuse, vouée au silence par
une femme jacassante, mais la valant mille fois, était le marquis, et la
duchesse eût éprouvé à déclarer cela le même genre de rafraîchissement
que le critique qui, depuis soixante-dix ans qu'on admire _Hernani_,
confesse lui préférer le _Lion amoureux. _ A cause du même besoin maladif
de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme
modèle, une vraie sainte, d'avoir été mariée à un coquin, un beau jour
Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais
plein de coeur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de
vraies inconséquences. Je savais que ce n'était pas seulement entre les
oeuvres, dans la longue série des siècles, mais jusqu'au sein d'une même
oeuvre que la critique joue à replonger dans l'ombre ce qui depuis trop
longtemps était radieux et à en faire sortir ce qui semblait voué à
l'obscurité définitive. Je n'avais pas seulement vu Bellini,
Winterhalter, les architectes jésuites, un ébéniste de la Restauration,
venir prendre la place de génies qu'on avait dits fatigués simplement
parce que les oisifs intellectuels s'en étaient fatigués, comme sont
toujours fatigués et changeants les neurasthéniques. J'avais vu préférer
en Sainte-Beuve tour à tour le critique et le poète, Musset renié quant
à ses vers sauf pour de petites pièces fort insignifiantes. Sans doute
certains essayistes ont tort de mettre au-dessus des scènes les plus
célèbres du _Cid_ ou de _Polyeucte_ telle tirade du _Menteur_ qui donne,
comme un plan ancien, des renseignements sur le Paris de l'époque, mais
leur prédilection, justifiée sinon par des motifs de beauté, du moins
par un intérêt documentaire, est encore trop rationnelle pour la
critique folle. Elle donne tout Molière pour un vers de _l'Étourdi,_ et,
même en trouvant le _Tristan_ de Wagner assommant, en sauvera une «jolie
note de cor», au moment où passe la chasse. Cette dépravation m'aida à
comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle
décidait qu'un homme de leur monde reconnu pour un brave coeur, mais sot,
était un monstre d'égoïsme, plus fin qu'on ne croyait, qu'un autre connu
pour sa générosité pouvait symboliser l'avarice, qu'une bonne mère ne
tenait pas à ses enfants, et qu'une femme qu'on croyait vicieuse avait
les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie
mondaine, l'intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient
trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle
à l'engouement (quitte à se sentir de nouveau attirée vers le genre
d'esprit qu'elle avait tour à tour recherché et délaissé) et pour que le
charme qu'elle avait trouvé à un homme de coeur ne se changeât pas, s'il
la fréquentait trop, cherchait trop en elle des directions qu'elle était
incapable de lui donner, en un agacement qu'elle croyait produit par son
admirateur et qui ne l'était que par l'impuissance où on est de trouver
du plaisir quand on se contente de le chercher. Les variations de
jugement de la duchesse n'épargnaient personne, excepté son mari. Lui
seul ne l'avait jamais aimée; en lui elle avait senti toujours un de ces
caractères de fer, indifférent aux caprices qu'elle avait, dédaigneux de
sa beauté, violent, d'une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi
desquels les nerveux savent trouver le calme. D'autre part M. de
Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le
cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n'avait, une fois
qu'ils les avait quittées, et pour se moquer d'elles, qu'une associée
durable, identique, qui l'irritait souvent par son bavardage, mais dont
il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus
vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l'aristocratie,
pour une femme que lui M.
de Guermantes était trop heureux d'avoir
trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et
maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg
Saint-Germain. Cette opinion des autres, il la partageait lui-même;
souvent de mauvaise humeur contre sa femme, il était fier d'elle. Si,
aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des
charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu'elle eût les toilettes
les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de
Guermantes venait d'inventer, relativement aux mérites et aux défauts,
brusquement intervertis par elle, d'un de leurs amis, un nouveau et
friand paradoxe, elle brûlait d'en faire l'essai devant des personnes
capables de le goûter, d'en faire savourer l'originalité psychologique
et briller la malveillance lapidaire. Sans doute ces opinions nouvelles
ne contenaient pas d'habitude plus de vérité que les anciennes, souvent
moins; mais justement ce qu'elles avaient d'arbitraire et d'inattendu
leur conférait quelque chose d'intellectuel qui les rendait émouvantes à
communiquer. Seulement le patient sur qui venait de s'exercer la
psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui
elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement
qu'il ne fût plus au comble de la faveur; aussi la réputation qu'avait
Mme de Guermantes d'incomparable amie sentimentale, douce et dévouée,
rendait difficile de commencer l'attaque; elle pouvait tout au plus
intervenir ensuite comme contrainte et forcée, en donnant la réplique
pour apaiser, pour contredire en apparence, pour appuyer en fait un
partenaire qui avait pris sur lui de la provoquer; c'était justement le
rôle où excellait M. de Guermantes.
Quant aux actions mondaines, c'était encore un autre plaisir
arbitrairement théâtral que Mme de Guermantes éprouvait à émettre sur
elles de ces jugements imprévus qui fouettaient de surprises incessantes
et délicieuses la princesse de Parme. Mais ce plaisir de la duchesse, ce
fut moins à l'aide de la critique littéraire que d'après la vie
politique et la chronique parlementaire, que j'essayai de comprendre
quel il pouvait être. Les édits successifs et contradictoires par
lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l'ordre des valeurs
chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle
cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite
sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à
goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui
stimulent la sensibilité des assemblées et s'imposent à l'esprit des
politiciens. On sait que quand un ministre explique à la Chambre qu'il a
cru bien faire en suivant une ligne de conduite qui semble en effet
toute simple à l'homme de bon sens qui le lendemain dans son journal lit
le compte rendu de la séance, ce lecteur de bon sens se sent pourtant
remué tout d'un coup, et commence à douter d'avoir eu raison d'approuver
le ministre, en voyant que le discours de celui-ci a été écouté au
milieu d'une vive agitation et ponctué par des expressions de blâme
telles que: «C'est très grave», prononcées par un député dont le nom et
les titres sont si longs et suivis de mouvements si accentués que, dans
l'interruption tout entière, les mots «c'est très grave! » tiennent moins
de place qu'un hémistiche dans un alexandrin. Par exemple autrefois,
quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on
lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout
destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux
électeurs qu'ils n'avaient pas porté leurs votes sur un mandataire
inactif ou muet: «Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes:
«Ceci est grave! » Très bien! au centre et sur quelques bancs à droite,
vives exclamations à l'extrême gauche. »
Le lecteur de bon sens garde encore une lueur de fidélité au sage
ministre, mais son coeur est ébranlé de nouveaux battements par les
premiers mots du nouvel orateur qui répond au ministre:
«L'étonnement, la stupeur, ce n'est pas trop dire (vive sensation dans
la partie droite de l'hémicycle), que m'ont causés les paroles de celui
qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre
d'applaudissements). . . Quelques députés s'empressent vers le banc des
ministres; M. le Sous-Secrétaire d'État aux Postes et Télégraphes fait
de sa place avec la tête un signe affirmatif. » Ce «tonnerre
d'applaudissements», emporte les dernières résistances du lecteur de bon
sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de
procéder qui en soi-même est insignifiante; au besoin, quelque fait
normal, par exemple: vouloir faire payer les riches plus que les
pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il
le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes
auxquels il n'avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le
coeur de l'homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations
qu'ils déchaînent et des compactes majorités qu'ils rassemblent.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes
politiques, qui me servit à m'expliquer le milieu Guermantes et plus
tard d'autres milieux, n'est que la perversion d'une certaine finesse
d'interprétation souvent désignée par «lire entre les lignes». Si dans
les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a
stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout «à
la lettre», qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire
est relevé de ses fonctions «sur sa demande» et qui se dit: «Il n'est
pas révoqué puisque c'est lui qui l'a demandé», une défaite quand les
Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur
des positions plus fortes et préparées à l'avance, un refus quand une
province ayant demandé l'indépendance à l'empereur d'Allemagne, celui-ci
lui accorde l'autonomie religieuse. Il est possible d'ailleurs, pour
revenir à ces séances de la Chambre, que, quand elles s'ouvrent, les
députés eux-mêmes soient pareils à l'homme de bon sens qui en lira le
compte rendu. Apprenant que des ouvriers en grève ont envoyé leurs
délégués auprès d'un ministre, peut-être se demandent-ils naïvement:
«Ah! voyons, que se sont-ils dit? espérons que tout s'est arrangé», au
moment où le ministre monte à la tribune dans un profond silence qui
déjà met en goût d'émotions artificielles. Les premiers mots du
ministre: «Je n'ai pas besoin de dire à la Chambre que j'ai un trop haut
sentiment des devoirs du gouvernement pour avoir reçu cette délégation
dont l'autorité de ma charge n'avait pas à connaître», sont un coup de
théâtre, car c'était la seule hypothèse que le bon sens des députés
n'eût pas faite. Mais justement parce que c'est un coup de théâtre, il
est accueilli par de tels applaudissements que ce n'est qu'au bout de
quelques minutes que peut se faire entendre le ministre, le ministre qui
recevra, en retournant à son banc, les félicitations de ses collègues.
On est aussi ému que le jour où il a négligé d'inviter à une grande fête
officielle le président du Conseil municipal qui lui faisait opposition,
et on déclare que dans l'une comme dans l'autre circonstance il a agi en
véritable homme d'État.
M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des
Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le
ministre. J'ai entendu plus tard raconter que, même à un moment où il
joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un
ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander
un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins
au grand personnage politique que tout autre qui n'eût pas été le duc de
Guermantes. Car s'il disait que la noblesse était peu de chose, qu'il
considérait ses collègues comme des égaux, il n'en pensait pas un mot.
Il recherchait, feignait d'estimer, mais méprisait les situations
politiques, et comme il restait pour lui-même M. de Guermantes, elles ne
mettaient pas autour de sa personne cet empesé des grands emplois qui
rend d'autres inabordables. Et par là, son orgueil protégeait contre
toute atteinte non pas seulement ses façons d'une familiarité affichée,
mais ce qu'il pouvait avoir de simplicité véritable.
Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles
des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les
Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la
princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait
des principes qui frappaient d'autant plus qu'on s'en était moins avisé.
Si le nouveau ministre de Grèce donnait un bal travesti, chacun
choisissait un costume, et on se demandait quel serait celui de la
duchesse. L'une pensait qu'elle voudrait être en Duchesse de Bourgogne,
une autre donnait comme probable le travestissement en princesse de
Dujabar, une troisième en Psyché. Enfin une Courvoisier ayant demandé:
«En quoi te mettras-tu, Oriane? » provoquait la seule réponse à quoi l'on
n'eût pas pensé: «Mais en rien du tout! » et qui faisait beaucoup marcher
les langues comme dévoilant l'opinion d'Oriane sur la véritable position
mondaine du nouveau ministre de Grèce et sur la conduite à tenir à son
égard, c'est-à-dire l'opinion qu'on aurait dû prévoir, à savoir qu'une
duchesse «n'avait pas à se rendre» au bal travesti de ce nouveau
ministre. «Je ne vois pas qu'il y ait nécessité à aller chez le ministre
de Grèce, que je ne connais pas, je ne suis pas Grecque, pourquoi
irais-je là-bas, je n'ai rien à y faire», disait la duchesse.
--Mais tout le monde y va, il paraît que ce sera charmant, s'écriait Mme
de Gallardon.
--Mais c'est charmant aussi de rester au coin de son feu, répondait Mme
de Guermantes. Les Courvoisier n'en revenaient pas, mais les Guermantes,
sans imiter, approuvaient. «Naturellement tout le monde n'est pas en
position comme Oriane de rompre avec tous les usages. Mais d'un côté on
ne peut pas dire qu'elle ait tort de vouloir montrer que nous exagérons
en nous mettant à plat ventre devant ces étrangers dont on ne sait pas
toujours d'où ils viennent. » Naturellement, sachant les commentaires que
ne manqueraient pas de provoquer l'une ou l'autre attitude, Mme de
Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n'osait
pas compter sur elle, qu'à rester chez soi ou à passer la soirée avec
son mari au théâtre, le soir d'une fête où «tout le monde allait», ou
bien, quand on pensait qu'elle éclipserait les plus beaux diamants par
un diadème historique, d'entrer sans un seul bijou et dans une autre
tenue que celle qu'on croyait à tort de rigueur. Bien qu'elle fût
antidreyfusarde (tout en croyant à l'innocence de Dreyfus, de même
qu'elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu'aux idées),
elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse
de Ligne, d'abord en restant assise quand toutes les dames s'étaient
levées à l'entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en
demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait
commencé une conférence, montrant par là qu'elle ne trouvait pas que le
monde fût fait pour parler politique; toutes les têtes s'étaient
tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique
voltairienne, elle n'était pas restée parce qu'elle avait trouvé
indécent qu'on mît en scène le Christ. On sait ce qu'est, même pour les
plus grandes mondaines, le moment de l'année où les fêtes commencent: au
point que la marquise d'Amoncourt, laquelle, par besoin de parler, manie
psychologique, et aussi manque de sensibilité, finissait souvent par
dire des sottises, avait pu répondre à quelqu'un qui était venu la
condoléancer sur la mort de son père, M. de Montmorency: «C'est
peut-être encore plus triste qu'il vous arrive un chagrin pareil au
moment où on a à sa glace des centaines de cartes d'invitations. » Eh
bien, à ce moment de l'année, quand on invitait à dîner la duchesse de
Guermantes en se pressant pour qu'elle ne fût pas déjà retenue, elle
refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n'eût jamais pensé:
elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège,
qui l'intéressaient. Les gens du monde en furent stupéfaits, et sans se
soucier d'imiter la duchesse éprouvèrent pourtant de son action l'espèce
de soulagement qu'on a dans Kant quand, après la démonstration la plus
rigoureuse du déterminisme, on découvre qu'au-dessus du monde de la
nécessité il y a celui de la liberté. Toute invention dont on ne s'était
jamais avisé excite l'esprit, même des gens qui ne savent pas en
profiter. Celle de la navigation à vapeur était peu de chose auprès
d'user de la navigation à vapeur à l'époque sédentaire de la _season_.
L'idée qu'on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners
en ville, au double de «thés», au triple de soirées, aux plus brillants
lundis de l'Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords
de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que _Vingt
mille lieues sous les Mers_, mais leur communiqua la même sensation
d'indépendance et de charme. Aussi n'y avait-il pas de jour où l'on
n'entendît dire, non seulement «vous connaissez le dernier mot
d'Oriane? », mais «vous savez la dernière d'Oriane? » Et de la «dernière
d'Oriane», comme du dernier «mot» d'Oriane, on répétait: «C'est bien
d'Oriane»; «c'est de l'Oriane tout pur. » La dernière d'Oriane, c'était,
par exemple, qu'ayant à répondre au nom d'une société patriotique au
cardinal X. . . , évêque de Maçon (que d'habitude M. de Guermantes, quand
il parlait de lui, appelait «Monsieur de Mascon», parce que le duc
trouvait cela vieille France), comme chacun cherchait à imaginer
comment la lettre serait tournée, et trouvait bien les premiers mots:
«Éminence» ou «Monseigneur», mais était embarrassé devant le reste, la
lettre d'Oriane, à l'étonnement de tous, débutait par «Monsieur le
cardinal» à cause d'un vieil usage académique, ou par «Mon cousin», ce
terme étant usité entre les princes de l'Église, les Guermantes et les
souverains qui demandaient à Dieu d'avoir les uns et les autres «dans sa
sainte et digne garde». Pour qu'on parlât d'une «dernière d'Oriane», il
suffisait qu'à une représentation où il y avait tout Paris et où on
jouait une fort jolie pièce, comme on cherchait Mme de Guermantes dans
la loge de la princesse de Parme, de la princesse de Guermantes, de tant
d'autres qui l'avaient invitée, on la trouvât seule, en noir, avec un
tout petit chapeau, à un fauteuil où elle était arrivée pour le lever du
rideau. «On entend mieux pour une pièce qui en vaut la peine»,
expliquait-elle, au scandale des Courvoisier et à l'émerveillement des
Guermantes et de la princesse de Parme, qui découvraient subitement que
le «genre» d'entendre le commencement d'une pièce était plus nouveau,
marquait plus d'originalité et d'intelligence (ce qui n'était pas pour
étonner de la part d'Oriane) que d'arriver pour le dernier acte après un
grand dîner et une apparition dans une soirée. Tels étaient les
différents genres d'étonnement auxquels la princesse de Parme savait
qu'elle pouvait se préparer si elle posait une question littéraire ou
mondaine à Mme de Guermantes, et qui faisaient que, pendant ces dîners
chez la duchesse, l'Altesse ne s'aventurait sur le moindre sujet qu'avec
la prudence inquiète et ravie de la baigneuse émergeant entre deux
«lames».
Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu
près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain,
différenciaient d'eux le salon de la duchesse de Guermantes, comme
Leibniz admet que chaque monade en reflétant tout l'univers y ajoute
quelque chose de particulier, un des moins sympathiques était
habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n'avaient
de titre à être là que leur beauté, l'usage qu'avait fait d'elles M. de
Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans
d'autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari
était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se
ressemblaient toutes un peu; car le duc avait le goût des femmes
grandes, à la fois majestueuses et désinvoltes, d'un genre intermédiaire
entre la _Vénus de Milo_ et la _Victoire de Samothrace;_ souvent
blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente,
laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d'Arpajon qu'il avait tant
aimée qu'il la força longtemps à lui envoyer jusqu'à dix télégrammes par
jour (ce qui agaçait un peu la duchesse), correspondait avec elle par
pigeons voyageurs quand il était à Guermantes, et de laquelle enfin il
avait été pendant longtemps si incapable de se passer, qu'un hiver qu'il
avait dû passer à Parme, il revenait chaque semaine à Paris, faisant
deux jours de voyage pour la voir.
D'ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne
l'étaient plus (c'était le cas pour Mme d'Arpajon) ou étaient sur le
point de cesser de l'être. Peut-être cependant le prestige qu'exerçaient
sur elle la duchesse et l'espoir d'être reçues dans son salon,
quoiqu'elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort
aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus
encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du
duc. D'ailleurs la duchesse n'eût pas opposé à ce qu'elles pénétrassent
chez elle une résistance absolue; elle savait qu'en plus d'une, elle
avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille
choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait
impitoyablement à sa femme tant qu'il n'était pas amoureux d'une autre.
Aussi ce qui expliquait qu'elles ne fussent reçues chez la duchesse que
quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d'abord à ce
que le duc, chaque fois qu'il s'était embarqué dans un grand amour,
avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il
estimait que c'était beaucoup que d'être invité chez sa femme. Or, il se
trouvait l'offrir pour beaucoup moins, pour un premier baiser, parce que
des résistances, sur lesquelles il n'avait pas compté, se produisaient,
ou au contraire qu'il n'y avait pas eu de résistance. En amour, souvent,
la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au delà de ce que
l'espérance et l'intérêt avaient promis. Mais alors la réalisation de
cette offre était entravée par d'autres circonstances. D'abord toutes
les femmes qui avaient répondu à l'amour de M. de Guermantes, et
quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été
tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir
personne, il passait auprès d'elles presque toutes ses heures, il
s'occupait de l'éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si
l'on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui
arriva de donner un frère ou une soeur. Puis si, au début de la liaison,
la présentation à Mme de Guermantes, nullement envisagée par le duc,
avait joué un rôle dans l'esprit de la maîtresse, la liaison elle-même
avait transformé les points de vue de cette femme; le duc n'était plus
seulement pour elle le mari de la plus élégante femme de Paris, mais un
homme que sa nouvelle maîtresse aimait, un homme aussi qui souvent lui
avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait
interverti l'ordre antérieur d'importance des questions de snobisme et
des questions d'intérêt; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres
contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Mais ce cas
était le plus rare; d'ailleurs, quand le jour de la présentation
arrivait enfin (à un moment où elle était d'ordinaire déjà assez
indifférente au duc, dont les actions, comme celles de tout le monde,
étaient plus souvent commandées par les actions antérieures, dont le
mobile premier n'existait plus) il se trouvait souvent que ç'avait été
Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle
espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible
époux, une précieuse alliée. Ce n'est pas que, sauf à de rares moments,
chez lui, où, quand la duchesse parlait trop, il laissait échapper des
paroles et surtout des silences qui foudroyaient, M. de Guermantes
manquât vis-à-vis de sa femme de ce qu'on appelle les formes. Les gens
qui ne les connaissaient pas pouvaient s'y tromper. Quelquefois, à
l'automne, entre les courses de Deauville, les eaux et le départ pour
Guermantes et les chasses, dans les quelques semaines qu'on passe à
Paris, comme la duchesse aimait le café-concert, le duc allait avec elle
y passer une soirée. Le public remarquait tout de suite, dans une de ces
petites baignoires découvertes où l'on ne tient que deux, cet Hercule
en «smoking» (puisqu'en France on donne à toute chose plus ou moins
britannique le nom qu'elle ne porte pas en Angleterre), le monocle à
l'oeil, dans sa grosse mais belle main, à l'annulaire de laquelle
brillait un saphir, un gros cigare dont il tirait de temps à autre une
bouffée, les regards habituellement tournés vers la scène, mais, quand
il les laissait tomber sur le parterre où il ne connaissait d'ailleurs
absolument personne, les émoussant d'un air de douceur, de réserve, de
politesse, de considération. Quand un couplet lui semblait drôle et pas
trop indécent, le duc se retournait en souriant vers sa femme,
partageait avec elle, d'un signe d'intelligence et de bonté, l'innocente
gaîté que lui procurait la chanson nouvelle. Et les spectateurs
pouvaient croire qu'il n'était pas de meilleur mari que lui ni de
personne plus enviable que la duchesse--cette femme en dehors de
laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme
qu'il n'aimait pas, qu'il n'avait jamais cessé de tromper;--quand la
duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever,
lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu'ils
ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu'à la
sortie avec des soins empressés et respectueux qu'elle recevait avec la
froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et
parfois même avec l'amertume un peu ironique de l'épouse désabusée qui
n'a plus aucune illusion à perdre. Mais malgré ces dehors, autre partie
de cette politesse qui a fait passer les devoirs des profondeurs à la
superficie, à une certaine époque déjà ancienne, mais qui dure encore
pour ses survivants, la vie de la duchesse était difficile. M. de
Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle
maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de
la duchesse; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des
générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même
pour elle-même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais
de l'irritation qui naissait d'habitude assez vite, pour Mme de
Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses
du duc n'étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait
d'elles. Or, à ce moment aussi, la liaison du duc avec Mme d'Arpajon
touchait à sa fin. Une autre maîtresse pointait.
Sans doute l'amour que M. de Guermantes avait eu successivement pour
toutes recommençait un jour à se faire sentir: d'abord cet amour en
mourant les léguait, comme de beaux marbres--des marbres beaux pour le
duc, devenu ainsi partiellement artiste, parce qu'il les avait aimées,
et était sensible maintenant à des lignes qu'il n'eût pas appréciées
sans l'amour--qui juxtaposaient, dans le salon de la duchesse, leurs
formes longtemps ennemies, dévorées par les jalousies et les querelles,
et enfin réconciliées dans la paix de l'amitié; puis cette amitié même
était un effet de l'amour qui avait fait remarquer à M. de Guermantes,
chez celles qui étaient ses maîtresses, des vertus qui existent chez
tout être humain mais sont perceptibles à la seule volupté, si bien que
l'ex-maîtresse, devenue «un excellent camarade» qui ferait n'importe
quoi pour nous, est un cliché comme le médecin ou comme le père qui ne
sont pas un médecin ou un père, mais un ami. Mais pendant une première
période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se
plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait
indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors
Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou
supposés d'une personne qui l'agaçait. Connue pour bonne, Mme de
Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la
délaissée, et ne s'en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis
avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu'elle montrait à
l'infortunée, avoir le droit d'être taquine avec elle, en sa présence
même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du
caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment
fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d'échanger avec son mari
des regards d'ironique intelligence.
Cependant, en se mettant à table, la princesse de Parme se rappela
qu'elle voulait inviter à l'Opéra la princesse de . . . , et désirant
savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle
chercha à la sonder. A ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à
cause d'un déraillement, avait eu une panne d'une heure. Il s'excusa
comme il put. Sa femme, si elle avait été Courvoisier, fût morte de
honte. Mais Mme de Grouchy n'était pas Guermantes «pour des prunes».
Comme son mari s'excusait du retard:
--Je vois, dit-elle en prenant la parole, que même pour les petites
choses, être en retard c'est une tradition dans votre famille.
--Asseyez-vous, Grouchy, et ne vous laissez pas démonter, dit le duc.
--Tout en marchant avec mon temps, je suis forcée
de
reconnaître que la bataille de Waterloo a eu du bon puisqu'elle a permis
la restauration des Bourbons, et encore mieux d'une façon qui les a
rendus impopulaires. Mais je vois que vous êtes un véritable Nemrod!
--J'ai en effet rapporté quelques belles pièces. Je me permettrai
d'envoyer demain à la duchesse une douzaine de faisans.
Une idée sembla passer dans les yeux de Mme de Guermantes. Elle insista
pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d'envoyer les faisans. Et
faisant signe au valet de pied fiancé, avec qui j'avais causé en
quittant la salle des Elstir:
--Poullein, dit-elle, vous irez chercher les faisans de M. le comte et
vous les rapporterez de suite, car, n'est-ce pas, Grouchy, vous
permettez que je fasse quelques politesses? Nous ne mangerons pas douze
faisans à nous deux, Basin et moi.
--Mais après-demain serait assez tôt, dit M. de Grouchy.
--Non, je préfère demain, insista la duchesse.
Poullein était devenu blanc; son rendez-vous avec sa fiancée était
manqué. Cela suffisait pour la distraction de la duchesse qui tenait à
ce que tout gardât un air humain.
--Je sais que c'est votre jour de sortie, dit-elle à Poullein, vous
n'aurez qu'à changer avec Georges qui sortira demain et restera
après-demain.
Mais le lendemain la fiancée de Poullein ne serait pas libre. Il lui
était bien égal de sortir. Dès que Poullein eut quitté la pièce, chacun
complimenta la duchesse de sa bonté avec ses gens.
--Mais je ne fais qu'être avec eux comme je voudrais qu'on fût avec moi.
--Justement! ils peuvent dire qu'ils ont chez vous une bonne place.
--Pas si extraordinaire que ça. Mais je crois qu'ils m'aiment bien.
Celui-là est un peu agaçant parce qu'il est amoureux, il croit devoir
prendre des airs mélancoliques.
A ce moment Poullein rentra.
--En effet, dit M. de Grouchy, il n'a pas l'air d'avoir le sourire. Avec
eux il faut être bon, mais pas trop bon.
--Je reconnais que je ne suis pas terrible; dans toute sa journée il
n'aura qu'à aller chercher vos faisans, à rester ici à ne rien faire et
à en manger sa part.
--Beaucoup de gens voudraient être à sa place, dit M. de Grouchy, car
l'envie est aveugle.
--Oriane, dit la princesse de Parme, j'ai eu l'autre jour la visite de
votre cousine d'Heudicourt; évidemment c'est une femme d'une
intelligence supérieure; c'est une Guermantes, c'est tout dire, mais on
dit qu'elle est médisante. . .
Le duc attacha sur sa femme un long regard de stupéfaction voulue. Mme
de Guermantes se mit à rire. La princesse finit par s'en apercevoir.
--Mais. . . est-ce que vous n'êtes pas. . . de mon avis? . . . demanda-t-elle
avec inquiétude.
--Mais Madame est trop bonne de s'occuper des mines de Basin. Allons,
Basin, n'ayez pas l'air d'insinuer du mal de nos parents.
--Il la trouve trop méchante? demanda vivement la princesse.
--Oh! pas du tout, répliqua la duchesse. Je ne sais pas qui a dit à
Votre Altesse qu'elle était médisante. C'est au contraire une excellente
créature qui n'a jamais dit du mal de personne, ni fait de mal à
personne.
--Ah! dit Mme de Parme soulagée, je ne m'en étais pas aperçue non plus.
Mais comme je sais qu'il est souvent difficile de ne pas avoir un peu de
malice quand on a beaucoup d'esprit. . .
--Ah! cela par exemple elle en a encore moins.
--Moins d'esprit? . . . demanda la princesse stupéfaite.
--Voyons, Oriane, interrompit le duc d'un ton plaintif en lançant autour
de lui à droite et à gauche des regards amusés, vous entendez que la
princesse vous dit que c'est une femme supérieure.
--Elle ne l'est pas?
--Elle est au moins supérieurement grosse.
--Ne l'écoutez pas, Madame, il n'est pas sincère; elle est bête comme un
(heun) oie, dit d'une voix forte et enrouée Mme de Guermantes, qui, bien
plus vieille France encore que le duc quand il n'y tâchait pas,
cherchait souvent à l'être, mais d'une manière opposée au genre jabot de
dentelles et déliquescent de son mari et en réalité bien plus fine, par
une sorte de prononciation presque paysanne qui avait une âpre et
délicieuse saveur terrienne. «Mais c'est la meilleure femme du monde. Et
puis je ne sais même pas si à ce degré-là cela peut s'appeler de la
bêtise. Je ne crois pas que j'aie jamais connu une créature pareille;
c'est un cas pour un médecin, cela a quelque chose de pathologique,
c'est une espèce d'«innocente», de crétine, de «demeurée» comme dans les
mélodrames ou comme dans _l'Arlésienne_. Je me demande toujours, quand
elle est ici, si le moment n'est pas venu où son intelligence va
s'éveiller, ce qui fait toujours un peu peur. » La princesse
s'émerveillait de ces expressions tout en restant stupéfaite du verdict.
«Elle m'a cité, ainsi que Mme d'Épinay, votre mot sur Taquin le
Superbe.
