Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui
déformait
son ovale
et dont il jaunissait la bordure.
et dont il jaunissait la bordure.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Balbec! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment
Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole
France,--un enchanteur que devrait lire notre petit ami--a si bien
peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des
Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se
construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent
pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives
et si belles. »
--«Ah! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec? dit mon père.
Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand’mère
et peut-être avec ma femme. »
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux
étaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant
de seconde en seconde avec plus d’intensité--et tout en souriant
tristement--sur les yeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et
de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face, il sembla
lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente,
et voir en ce moment bien au delà derrière elle un nuage vivement
coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d’établir
qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissait quelqu’un à
Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu la question.
Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur: «A quoi
pensez-vous donc? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit:
--«Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez si
bien Balbec? »
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin
atteignit son maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de
distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à
répondre, il nous dit:
--«J’ai des amis partout où il y a des groupes d’arbres blessés, mais
non vaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une
obstination pathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux.
--«Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi
obstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais
pour le cas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle
aurait besoin de ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y
connaissez du monde? »
--«Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais
personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite; beaucoup
les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y
semblent des personnes, des personnes rares, d’une essence délicate et
que la vie aurait déçues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez
sur la falaise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter
son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont les
barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à leurs mâts la
flamme et portent les couleurs; parfois c’est une simple maison
solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à
tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de
désenchantement. Ce pays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse
machiavélique, ce pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour
un enfant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et
recommanderais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour
son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret
inutile peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont
toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé. Croyez-moi,
reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié
bretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable,
sur un cœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la
lésion n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge,
petit garçon. Bonne nuit, voisins», ajouta-t-il en nous quittant avec
cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude et, se retournant
vers nous avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation:
«Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela dépend de l’état du
cœur», nous cria-t-il.
Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de
questions, ce fut peine inutile: comme cet escroc érudit qui employait
à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la
centième partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative,
mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait
fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie
céleste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à deux
kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être obligé à nous
offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pour lui un tel
sujet d’effroi s’il avait été absolument certain,--comme il aurait dû
l’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma
grand’mère--que nous n’en aurions pas profité.
. . .
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir
faire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de
la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit, il y avait encore un reflet du couchant sur les vitres
de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du Calvaire qui
se reflétait plus loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent
d’un froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du
feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour moi
au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la
gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été, au contraire,
quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant
la visite que nous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui
s’abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands
rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de
petits morceaux d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait
obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les
sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y
avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustations
momentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du
Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu sur les vitres et l’étang
au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà
couleur d’opale et un long rayon de lune qui allait en s’élargissant
et se fendillait de toutes les rides de l’eau le traversait tout
entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une
forme sur le pas de la porte et maman me disait:
--«Mon dieu! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète;
aussi nous rentrons trop tard. »
Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vite
chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que,
contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne nous était rien
arrivé, mais que nous étions allés «du côté de Guermantes» et, dame,
quand on faisait cette promenade-là, ma tante savait pourtant bien
qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure à laquelle on serait
rentré.
--«Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils
seraient allés du côté de Guermantes! Mon dieu! ils doivent avoir une
faim! et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a
attendu. Aussi est-ce une heure pour rentrer! comment, vous êtes allés
du côté de Guermantes! »
--«Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais
que Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. »
Car il y avait autour de Combray deux «côtés» pour les promenades, et
si opposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même
porte, quand on voulait aller d’un côté ou de l’autre: le côté de
Méséglise-la-Vineuse, qu’on appelait aussi le côte de chez Swann parce
qu’on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le
côté de Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai
jamais connu que le «côté» et des gens étrangers qui venaient le
dimanche se promener à Combray, des gens que, cette fois, ma tante
elle-même et nous tous ne «connaissions point» et qu’à ce signe on
tenait pour «des gens qui seront venus de Méséglise». Quant à
Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus
tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était
pour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la
vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait
déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne m’est apparu que comme
le terme plutôt idéal que réel de son propre «côté», une sorte
d’expression géographique abstraite comme la ligne de l’équateur,
comme le pôle, comme l’orient. Alors, «prendre par Guermantes» pour
aller à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression aussi
dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à l’ouest. Comme mon
père parlait toujours du côté de Méséglise comme de la plus belle vue
de plaine qu’il connût et du côté de Guermantes comme du type de
paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux
entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent qu’aux
créations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun d’eux me
semblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis
qu’à côté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de
l’autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient
posés comme l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de
rivière, ne valaient pas plus la peine d’être regardés que par le
spectateur épris d’art dramatique, les petites rues qui avoisinent un
théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs
distances kilométriques la distance qu’il y avait entre les deux
parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans
l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un
autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore
parce que cette habitude que nous avions de n’aller jamais vers les
deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du
côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour
ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans
les vases clos et sans communication entre eux, d’après-midi
différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt
et même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas
bien longue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où,
par la grande porte de la maison de ma tante sur la rue du
Saint-Esprit. On était salué par l’armurier, on jetait ses lettres à
la boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise,
qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville
par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M.
Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant des
étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs
verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de
la barrière du parc leurs panaches de plumes mauves ou blanches que
lustrait, même à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné.
Quelques-uns, à demi cachés par la petite maison en tuiles appelée
maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon
gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé
vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui gardaient dans ce jardin
français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré mon
désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi les boucles
étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mes
parents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et,
pour ne pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre
le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux champs,
nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et
nous faisait déboucher trop loin. Un jour, mon grand-père dit à mon
père:
--«Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa
fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer
vingt-quatre heures à Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque
ces dames ne sont pas là, cela nous abrégerait d’autant. »
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas
approchait de sa fin; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres
mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des
parties du feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine,
leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et noircie, une écume
creuse, sèche et sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en
quoi l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait
changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann le jour de
la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette
promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil
vers le château. A droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain
plat. Obscurcie par l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une
pièce d’eau avait été creusée par les parents de Swann; mais dans ses
créations les plus factices, c’est sur la nature que l’homme
travaille; certains lieux font toujours régner autour d’eux leur
empire particulier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d’un
parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans
une solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités
de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au
pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée sur
deux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la
couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur
des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un
abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au pied
mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son
sceptre lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui,--en m’ôtant la chance terrible de la voir
apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petite fille
privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des
cathédrales--, me rendait la contemplation de Tansonville indifférente
la première fois où elle m’était permise, semblait au contraire
ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père,
des commodités, un agrément passager, et, comme fait pour une
excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette
journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté;
j’aurais voulu que leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît
apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous
n’aurions pas le temps de l’éviter et serions obligés de faire sa
connaissance. Aussi, quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe,
comme un signe de sa présence possible, un koufin oublié à côté d’une
ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détourner
d’un autre côté, les regards de mon père et de mon grand-père.
D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de s’absenter,
car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvait
appartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans
les allées. Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible
oiseau s’ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d’une
note prolongée, la solitude environnante, mais il recevait d’elle une
réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et
d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour toujours
l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. La lumière
tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on aurait voulu se
soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont des
insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de
quelque Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la
vue du flotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur
les étendues silencieuses du ciel reflété; presque vertical il
paraissait prêt à plonger et déjà je me demandais, si, sans tenir
compte du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je
n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson
mordait,--quand il me fallut rejoindre en courant mon père et mon
grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis
dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient
engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La
haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la
jonchée de leurs fleurs amoncelées en reposoir; au-dessous d’elles, le
soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il venait de
traverser une verrière; leur parfum s’étendait aussi onctueux, aussi
délimité en sa forme que si j’eusse été devant l’autel de la Vierge,
et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d’un air distrait son
étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantes nervures de style
flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou
les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de
fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison
sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines, monteraient
elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie
de leur corsage rougissant qu’un souffle défait.
Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter
devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à
retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait
leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des
intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles
m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion
inépuisable, mais sans me laisser approfondir davantage, comme ces
mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant
dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder
ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le
talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs,
quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés paresseusement en
arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure
d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera
sur le panneau; rares encore, espacés comme les maisons isolées qui
annoncent déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense
étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue
d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler
au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me
faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre
basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie,
avant de l’avoir encore vue: «La Mer! »
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvre
dont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de
les regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour
n’avoir qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en
moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir
adhérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je
ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors, me
donnant cette joie que nous éprouvons quand nous voyons de notre
peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions,
ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nous n’avions vu
jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement
au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre, mon
grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit:
«Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose;
est-elle jolie! » En effet c’était une épine, mais rose, plus belle
encore que les blanches. Elle aussi avait une parure de fête,--de ces
seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice
contingent ne les applique pas comme les fêtes mondaines à un jour
quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien
d’essentiellement férié,--mais une parure plus riche encore, car les
fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des autres, de
manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des
pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient «en couleur»,
par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de Combray
si l’on en jugeait par l’échelle des prix dans le «magasin» de la
Place ou chez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui
étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose,
celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et justement ces
fleurs avaient choisi une de ces teintes de chose mangeable, ou de
tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce
qu’elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles
qui semblent belles avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à
cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et
de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont compris
qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaient pas été
choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti,
comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement, que
ce n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine,
qu’était traduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que
c’était la nature qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté
d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en
surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop tendre et d’un
pompadour provincial. Au haut des branches, comme autant de ces petits
rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux
grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autel les minces fusées,
pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui, en
s’entr’ouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbre
rose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs,
l’essence particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle
bourgeonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose.
Intercalé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille
en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la
maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il semblait faire partie
déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose,
l’arbuste catholique et délicieux.
La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de
jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées
ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d’un cuir
ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage
peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il était
percé au-dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l’éventail
vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup,
je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision
ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des
perceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une
fillette d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et
tenait à la main une bêche de jardinage, nous regardait, levant son
visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne
savais pas alors, ni ne l’ai appris depuis, réduire en ses éléments
objectifs une impression forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit,
assez «d’esprit d’observation» pour dégager la notion de leur couleur,
pendant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de
leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’un vif azur,
puisqu’elle était blonde: de sorte que, peut-être si elle n’avait pas
eu des yeux aussi noirs,--ce qui frappait tant la première fois qu’on
la voyait--je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement
amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le
porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les
sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer,
emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui; puis, tant j’avais
peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père,
apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de
courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemment
supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me
connaître! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre
connaissance de mon grand’père et de mon père, et sans doute l’idée
qu’elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se
détourna et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour
épargner à son visage d’être dans leur champ visuel; et tandis que
continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue, ils m’avaient dépassé,
elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma
direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir,
mais avec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais
interpréter d’après les notions que l’on m’avait données sur la bonne
éducation, que comme une preuve d’outrageant mépris; et sa main
esquissait en même temps un geste indécent, auquel quand il était
adressé en public à une personne qu’on ne connaissait pas, le petit
dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu’un seul
sens, celui d’une intention insolente.
--«Allons, Gilberte, viens; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix
perçante et autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à
quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je
ne connaissais pas, fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la
tête; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa bêche
et s’éloigna sans se retourner de mon côté, d’un air docile,
impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman
qui me permettait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait
de faire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image
incertaine. Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des
giroflées, aigre et frais comme les gouttes de l’arrosoir vert;
imprégnant, irisant la zone d’air pur qu’il avait traversée--et qu’il
isolait,--du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres
heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; déployant sous
l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur
familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa
vie où je n’entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-père
murmurait: «Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer: on le fait
partir pour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je
l’ai reconnu! Et cette petite, mêlée à toute cette infamie! »)
l’impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la mère
de Gilberte lui avait parlé sans qu’elle répliquât, en me la montrant
comme forcée d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout,
calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon
amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveau en moi comme une
réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre de niveau avec
Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne
pas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire
mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que
j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant
les épaules: «Comme je vous trouve laide, grotesque, comme vous me
répugnez! » Cependant je m’éloignais, emportant pour toujours, comme
premier type d’un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de
par des lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une
petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une
bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois
et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avait encensé cette
place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle
et par moi, allait gagner, enduire, embaumer, tout ce qui
l’approchait, ses grands-parents que les miens avaient eu l’ineffable
bonheur de connaître, la sublime profession d’agent de change, le
douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.
«Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avec
nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je
t’aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. »
Mon grand-père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit
pour la distraire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à
la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et
d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières qu’elle
avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et
de même que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle
était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore à voir),
elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le
laisserait entrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là:
«Oui, un jour qu’il fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du
parc. » C’est sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann
et Tansonville; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui lui
restait de forces; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le
beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se levait, s’habillait;
la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dans l’autre chambre et
elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle--plus tôt
seulement que cela n’arrive d’habitude,--c’est ce grand renoncement de
la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa
chrysalide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se
prolongent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus
aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui à
partir d’une certaine année cessent de faire le voyage ou la sortie
nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et savent qu’ils ne
communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir
qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais la
maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez
aisée pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus
douloureuse: c’est que cette réclusion lui était imposée par la
diminution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et
qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement, une fatigue,
sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inaction, à l’isolement,
au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments
je demandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle
allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents
et grands-parents de Mlle Swann qui me semblaient grands comme des
Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique, de Swann, quand
je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur
entendre dire, je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je les
entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui
la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d’elle; et je
contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire par
exemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans
notre famille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante
Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à
me dire, comme malgré moi, comme de lui-même: «Mais non, cette
charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie du parc de
Swann. » Alors j’étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se
posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à
m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais, me paraissait plus
plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes les fois où,
d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que
j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir
était si grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le
procurassent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il
n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation
par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séductions singulières
que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui dès
qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup que mes
parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient
placés à mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour,
absolvaient, épousaient mes rêves, et j’étais malheureux comme si je
les avais vaincus et dépravés.
Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents
eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on
m’avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un
chapeau que je n’avais encore jamais mis et revêtir une douillette de
velours, après m’avoir cherché partout, ma mère me trouva en larmes
dans le petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu
aux aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et, comme
une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, ingrat
envers l’importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin
sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes
papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée
par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe
défoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas: «O mes
pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous
qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne
m’avez jamais fait de peine! Aussi je vous aimerai toujours. » Et,
essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne
pas imiter la vie insensée des autres hommes et, même à Paris, les
jours de printemps, au lieu d’aller faire des visites et écouter des
niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le
reste de la promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient
perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le
vent qui était pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année,
le jour de notre arrivée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je
montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir
à sa suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de
Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne
rencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait
souvent à Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs
lieues, la distance se trouvant compensée par l’absence de tout
obstacle, quand, par les chauds après-midi, je voyais un même souffle,
venu de l’extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se
propager comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se
coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les trèfles, à mes
pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous
rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès
d’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans
que je pusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. A gauche
était un village qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le
curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés, les deux
clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes
effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés, jaunissants et
grumeleux, comme deux épis.
A intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation de
leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre
arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin
blanc ou suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants
boutons. C’est du côté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première
fois l’ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et
aussi ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement sous
les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa canne sans
les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme une
nuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure
de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment
ses camarades, s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à
elle. J’aimais à retrouver son image dans des tableaux et dans des
livres, mais ces œuvres d’art étaient bien différentes--du moins
pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux
et ma pensée à des harmonies plus subtiles--de celles où la lune me
paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne l’eusse pas reconnue alors.
C’était, par exemple, quelque roman de Saintine, un paysage de Gleyre
où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces
œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et
que les sœurs de ma grand’mère s’indignaient de me voir aimer. Elles
pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils font preuve
de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on
admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les
mérites esthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne
peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir
lentement des équivalents dans son propre cœur.
C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d’une
grande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M.
Vinteuil. Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant
un buggy à toute allure. A partir d’une certaine année on ne la
rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise
réputation dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à
Montjouvain. On disait: «Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit
aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce qu’on raconte,
et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d’une parole DÉPLACÉE,
de faire vivre sous son toit une femme pareille. Il dit que c’est une
femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu des dispositions
extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut
être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. »
M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable combien une
personne excite toujours d’admiration pour ses qualités morales chez
les parents de toute autre personne avec qui elle a des relations
charnelles. L’amour physique, si injustement décrié, force tellement
tout être à manifester jusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de
bonté, d’abandon de soi, qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de
l’entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses
gros sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de
perfide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en rien sa
réputation inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait
faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’un ton
rude: «Hé bien! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie,
Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le
père Vinteuil qui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le
droit d’aimer la musique, c’te fille. Moi je ne suis pas pour
contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil non plus à
ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie
de sa fille. Ah! sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là.
Mais qu’est-ce que vous avez à rire; mais ils font trop de musique ces
gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière.
Il ne tenait pas sur ses jambes. »
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les
personnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait,
vieillir en quelques mois, s’absorber dans son chagrin, devenir
incapable de tout effort qui n’avait pas directement le bonheur de sa
fille pour but, passer des journées entières devant la tombe de sa
femme,--il eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train
de mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas compte
des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y
ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande que
soit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à
vivre un jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus
formellement,--sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous
le déguisement de faits particuliers qu’il revêt pour entrer en
contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres, attitude
inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant
de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait
entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à
une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du
monde de la bohème: elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se
réserver la place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que
la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en
mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses
yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de
sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle en eût été
diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos
croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent
pas; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les
affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant
sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté
de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil
songeait à sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point
de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec elle au
rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce jugement
d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût fait l’habitant
de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille
dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu
cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de
lui et qu’il voyait d’en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui
jusque-là), cette tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est
une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que
nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui
débouchait d’une autre, s’était trouvé trop brusquement en face de
nous pour avoir le temps de nous éviter; et Swann avec cette
orgueilleuse charité de l’homme du monde qui, au milieu de la
dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie
d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les
témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui les
donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait
longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n’adressait pas
la parole, et lui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait
pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui,
il y a deux ans, eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le
remplissait de sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé
par eux, à ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de
Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si
honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux
ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de le
conserver.
--«Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés, avec
la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et jolies
bourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle
laide et sotte. Quel homme exquis! Quel malheur qu’il ait fait un
mariage tout à fait déplacé. »
Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie et
dépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle
et expriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec
M. Vinteuil le mariage de Swann au nom de principes et de convenances
auxquels (par cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en
braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il
n’était pas contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa
fille chez Swann. Et celui-ci fût le premier à le regretter. Car
chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu’il
avait depuis quelque temps un renseignement à lui demander sur
quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses parents,
croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier
ce qu’il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à
Tansonville.
Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux
que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on la
réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise
était assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des
bois de Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous
mettre à couvert.
Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale
et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était
enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le
petit village de Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses
arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un peu de
vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et,
contre le ciel blanchissant, le lointain des bois paraissait plus
bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des
anciennes demeures.
Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait
menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture; les gouttes
d’eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous
ensemble, descendaient à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent
point, elles ne vont pas à l’aventure pendant la rapide traversée,
mais chacune tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le
ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. Nous nous
réfugions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini,
quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous
ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages,
et la terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à
jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe,
reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de
toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints et
les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs.
Que cette église était française! Au-dessus de la porte, les Saints,
les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et
de funérailles, étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans
l’âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes
relatives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise à la
cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l’avait
personnellement connu, et généralement pour faire honte par la
comparaison à mes grands-parents moins «justes». On sentait que les
notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au
XIXe siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se
distinguaient par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les
tenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et
directe, ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.
Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi,
virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de
Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon de chez
Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un pays et un
contemporain que, quand ma tante Léonie était trop malade pour que
Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans
son fauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se
faire «bien voir» de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon
qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement
rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment
des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux «pauvres
malades», à «sa pauvre maîtresse», qu’il avait pour soulever la tête
de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges
des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la
Vierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres
et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un
ensommeillement, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en
innombrables visages populaires, révérends et futés comme celui de
Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre. Non plus appliquée
à la pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d’une
stature plus qu’humaine, debout sur un socle comme sur un tabouret qui
lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les
joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une
grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et
mutin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux
des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la
statue une douceur que je n’y avais pas cherchée, était souvent
certifiée par quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à
couvert et dont la présence, pareille à celle de ces feuillages
pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait
destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de juger
de la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre
promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais
pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour
nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes
les lances de l’orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses
habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait
descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un
ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.
Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et
rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que
l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons
isolées, accrochées au flanc d’une colline plongée dans la nuit et
dans l’eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié leurs
voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais
qu’importait la pluie, qu’importait l’orage! L’été, le mauvais temps
n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beau temps
sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluide
de l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est
solidifié en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter
sans compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé pour
toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons
et des jardins, ses pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans
le petit salon, où j’attendais l’heure du dîner en lisant, j’entendais
l’eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l’averse ne
faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer
là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la
continuité du beau temps; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessus
de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses,
de petites feuilles en forme de cœur; et c’est sans tristesse que
j’apercevais le peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage
des supplications et des salutations désespérées; c’est sans tristesse
que j’entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre
roucouler dans les lilas.
Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la
promenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude
d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse,
dans l’automne où nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma
tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant triompher à la fois
ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la
tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle
souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à
l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se
rendre quand elle y aurait succombé; et ne causant par sa mort de
grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant
les quinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise
ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne
lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut
enterré. Alors nous comprîmes que cette sorte de crainte où Françoise
avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma
tante avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour
de la haine et qui était de la vénération et de l’amour. Sa véritable
maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à
déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux
et tout-puissant monarque n’était plus. A côté d’elle nous comptions
pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avions
commencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autant
de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là tout
occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et
avec les fermiers, mes parents n’ayant guère de loisir pour faire des
sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me
laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé
dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais
d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses
rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on
n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien
à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions
de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné
de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix
spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis
sûr que dans un livre--et en cela j’étais bien moi-même comme
Françoise--cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le
portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que
Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter
qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire
que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme, malgré
ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût
pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune
peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre.
Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées
confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de
ne pas savoir répondre à mes théories et disait: «Je ne sais pas
m’esprimer», je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: «Elle était
tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit
à la parentèse», je haussais les épaules et je me disais: «Je suis
bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils»,
adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes
dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la
méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une
des scènes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que je
les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand
j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon
plaid sur mes épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps
de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation
et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on
lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville,
les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de
parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les
uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui
n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un
lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus
aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions
de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en
le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous
apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce
que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fût
le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que
c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus
broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la
première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression
habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels
j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le
jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le
soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse
reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la
cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se
promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les
herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes
de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer
au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec
l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans
la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure
rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant
sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du
ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie
refermé: «Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon
devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de
voir plus clair dans mon ravissement.
Et c’est à ce moment-là encore,--grâce à un paysan qui passait, l’air
déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il
faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans
chaleur à mes «beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher»,--que
j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément,
dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois
qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le
camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se
livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le
laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec
tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus
propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à
apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient
sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une
autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le
désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer
dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le
rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très
différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un
degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite
de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet
rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville
où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait
seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était
eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers
eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante,
inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait
pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les
charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des
arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son
baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au
contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les
domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est
qu’aussi,--comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la
nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions
abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde,
à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous
trouvons--la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un
exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit
nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui
n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux,
plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît
aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas.
J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville,
d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de
Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins
vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise
les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une
paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je
n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée
dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon
imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une
paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor
caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de
feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale
d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure
permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du
pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les
caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une
sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par
une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où on ne
l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes
différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à
une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les
instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il
n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le
but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du
trouble préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme à un
plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à elle; car on ne
pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu,
immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où
il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards,
les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît
surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa
touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits,
au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que
je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers
désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau
de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques
du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se
suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et
que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme
celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain,
tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes
regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la
paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec
mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle.
Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière
lequel elle allait surgir et venir à moi; l’horizon scruté restait
désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention
s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient
recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n’était plus
d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de
Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que
s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand,
ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans
mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de
reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de
moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et
s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler? Il me
semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou; je cessais de croire
partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les
désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient
pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils
n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors
perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie
qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon
sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure
alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du
sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le
souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma
vie. C’était par un temps très chaud; mes parents qui avaient dû
s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard
que je voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où
j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à
l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là
où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir
M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me
lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître,
car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle
était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune
fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien
et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était
entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements
sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les
buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je
m’étais caché là pour l’épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous
n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une
vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur;
mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste
fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère
et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les
souffrances que celle-ci lui avait causées; elle revoyait le visage
torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait
qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son
œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de
piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien
qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne
méprisions pas parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient
été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui
pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire,
quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient
inconnus; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore
auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de
bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand elle évoquait toute
cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle
éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui
autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords
d’avoir à peu près tué son père. «Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère,
il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire.
Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui
venir que d’elle. »
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit
portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où
retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle
se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur
laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis
à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents.
Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses
deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa
comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle
semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin
d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de
son cœur s’en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma
les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était
la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la
familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques
scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer
les volets et de n’y pas réussir.
--«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie.
--«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit
ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres
qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion
elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard
que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait
tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement:
--«Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est
assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des
yeux vous voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle
taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la
pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même
une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un
soudard fruste et vainqueur.
--«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette
campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?
Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux
malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un
texte, qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle
s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait ce n’en est
que meilleur. »
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible
ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la
scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle
pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la
fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait
que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa
bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé
où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et
s’entremêlait de: «tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as
pas envie d’être seule et de lire? »
--«Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir»,
finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait
entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son
amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles
se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches
comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.
Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur
laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle
Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas
sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer:
--«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa
place. »
Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon
père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans
doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses
liturgiques:
--«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter.
Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau,
s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. »
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons,
voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent
dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu
lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne
pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie
cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait
du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les
genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme
elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices
qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant
à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit
la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec
cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle
avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction
dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.
--«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur? »
dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.
--«Oh! tu n’oserais pas. »
--«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça? » dit l’amie avec une
brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las,
gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la
fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que
pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce
qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à
cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon
cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à
fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du
mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer
réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c’est
à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la
lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la
vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de
sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que
ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père
mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite aurait
de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à
elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence,
dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans
doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal,
ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne
lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se
distinguerait même pas d’elle; et la vertu, la mémoire des morts, la
tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de
l’espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque
chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent
à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants
qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à
avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien
elle l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y
réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce
qu’elle me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle
profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui
avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui
interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie,
une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le
connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le
mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable;
c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle
s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui
le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie
n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au
moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des
regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués
avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en
effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père.
Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si
extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si
elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms
qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une
autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était
longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on
semblait entrer dans une série de beaux jours; quand Françoise
désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les «pauvres
récoltes», et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la
surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant: «Ne dirait-on
pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir
pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur
la mer»; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner:
«Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On
partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et
on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes
passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me
semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité
revêche, et qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où
sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces
architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un
jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur
roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au XIIe
siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions, des données plus précises que n’en ont généralement
les restaurateurs: quelques images conservées par ma mémoire, les
dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à
être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon
enfance; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes,--si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions--comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus
aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l’Oiseau
flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe
siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque
contestation avec leurs fermiers, pour une question d’hommage. On
gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de
Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute
la journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau et
si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle
rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il
contenait et que le clocher avec l’exactitude indolente et soigneuse
d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement--pour
exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y
avait lentement et naturellement amassées--de presser, au moment voulu,
la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait
presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la
maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de
notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau
temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de
grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui
se promenait déjà en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues,
accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de
primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu
laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle
tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de
halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un
noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris
racine. A Combray où je savais quelle individualité de maréchal
ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du
suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule
personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait
connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous
passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe
de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans
le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs
pieds; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés
jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient
semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens
comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce côté le cours de la
Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et
des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de
tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où
jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait
Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt,
toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était
enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de
l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux
récréations;--passé presque descendu dans la terre, couché au bord de
l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à
songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville
d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son
visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les
boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient
choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir
que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée,
jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile
beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage
je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur
joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a
bien des siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au village,
contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau,
fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme
certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité
populaire, un poétique éclat d’orient.
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la
rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux
flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un
plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image
de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles
n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite
dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où
les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard
avec des lignes; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions
du goûter; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient
suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se
solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards
inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution,
invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a
d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel
il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que
comme un bac actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour
retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la
double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait,
s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension
jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait
sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant
mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde
sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la
retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation,
faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon
grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement
au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se
croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours;
pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne
font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur
diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar,
pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de
Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les
particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile,
s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus
vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont
l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui
s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant
fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables
jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très
boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui
était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous
rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu
d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée
et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords.
Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins
lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en
enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme
après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses
mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé
aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la
julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis
qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une
véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins
qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et
glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce
parterre céleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur
plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes;
et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas
le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il
s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a
de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux,--avec ce qu’il y
a d’infini,--dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein
ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai
vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un
rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos,
la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la
dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de
lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel
férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressée par
l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration
anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions
longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où
parvenaient jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et
métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne
s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si
longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs
lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une
maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du
monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le
visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui
sans doute était venue, selon l’expression populaire «s’enterrer» là,
goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui
dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans
la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque
amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont
avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que
jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien
dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir
n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son
renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait
pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne
l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade
sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains
résignées de longs gants d’une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter
jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent pensé et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que
j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient
dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray,
que le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de
la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais
non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant
souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes.
