Il est indéniable que dans un avenir
lointain
un
rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer et serait très
profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais
marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parlé, parce que la poire
n'est pas mûre encore, et si vous voulez mon avis, en demandant à nos
anciens ennemis de convoler avec nous en justes noces, je crois que nous
irions au-devant d'un gros échec et ne recevrions que de mauvais
coups.
rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer et serait très
profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais
marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parlé, parce que la poire
n'est pas mûre encore, et si vous voulez mon avis, en demandant à nos
anciens ennemis de convoler avec nous en justes noces, je crois que nous
irions au-devant d'un gros échec et ne recevrions que de mauvais
coups.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - v6
Tant que ma jalousie ne s'était pas réincarnée en des êtres
nouveaux, j'avais eu après mes souffrances passées un intervalle de
calme. Mais à une maladie chronique le moindre prétexte sert pour
renaître, comme d'ailleurs au vice de l'être qui est cause de cette
jalousie, la moindre occasion peut servir pour s'exercer à nouveau
(après une trêve de chasteté) avec des êtres différents. J'avais pu
séparer Albertine de ses complices et, par là, exorciser mes
hallucinations; si on pouvait lui faire oublier les personnes, rendre
brefs ses attachements, son goût du plaisir était, lui aussi,
chronique et n'attendait peut-être qu'une occasion pour se donner
cours. Or, Paris en fournit autant que Balbec.
Dans quelque ville que ce fût, elle n'avait pas besoin de chercher, car
le mal n'était pas en Albertine seule, mais en d'autres pour qui toute
occasion de plaisir est bonne. Un regard de l'une aussitôt compris de
l'autre rapproche les deux affamées. Et il est facile à une femme
adroite d'avoir l'air de ne pas voir, puis cinq minutes après d'aller
vers la personne qui a compris et l'a attendue dans une rue de traverse,
et, en deux mots, de donner un rendez-vous. Qui saura jamais? Et il
était si simple à Albertine de me dire, afin que cela continuât,
qu'elle désirait revoir tel environ de Paris qui lui avait plu. Aussi
suffisait-il qu'elle rentrât trop tard, que sa promenade eût duré un
temps inexplicable, quoique peut-être très facile à expliquer sans
faire intervenir aucune raison sensuelle pour que mon mal renaquît,
attaché cette fois à des représentations qui n'étaient pas de
Balbec, et que je m'efforcerais, ainsi que les précédentes, de
détruire, comme si la destruction d'une cause éphémère pouvait
entraîner celle d'un mal congénital. Je ne me rendais pas compte que
dans ces destructions où j'avais pour complice, en Albertine, sa
faculté de changer, son pouvoir d'oublier, presque de haïr, l'objet
récent de son amour, je causais quelquefois une douleur profonde à tel
ou tel de ces êtres inconnus avec qui elle avait pris successivement du
plaisir, et que cette douleur, je la causais vainement, car ils seraient
délaissés, remplacés, et parallèlement au chemin jalonné par tant
d'abandons qu'elle commettrait à la légère, s'en poursuivrait pour
moi un autre impitoyable à peine interrompu de bien courts répits; de
sorte que ma souffrance ne pouvait, si j'avais réfléchi, finir qu'avec
Albertine ou qu'avec moi. Même les premiers temps de notre arrivée à
Paris, insatisfait des renseignements qu'Andrée et le chauffeur
m'avaient donnés sur les promenades qu'ils faisaient avec mon amie,
j'avais senti les environs de Paris aussi cruels que ceux de Balbec et
j'étais parti quelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout
l'incertitude de ce qu'elle faisait était la même; les possibilités
que ce fût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus
difficile, si bien que j'étais revenu avec elle à Paris. En réalité,
en quittant Balbec, j'avais cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine;
hélas! Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde. Et moitié
par ma jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort
rare), j'avais réglé à mon insu cette partie de cache-cache où
Albertine m'échapperait toujours.
Je l'interrogeais à brûle-pourpoint: «Ah! à propos, Albertine,
est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m'aviez pas dit que vous
connaissiez Gilberte Swann? » «Oui, c'est-à-dire qu'elle m'a parlé au
cours, parce qu'elle avait les cahiers d'histoire de France, elle a
même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai
rendus aussitôt que je l'ai vue. » «Est-ce qu'elle est du genre de
femmes que je n'aime pas? » «Oh! pas du tout, tout le contraire. » Mais
plutôt que de me livrer à ce genre de causeries investigatrices je
consacrais souvent à imaginer la promenade d'Albertine les forces que
je n'employais pas à la faire, et parlais à mon amie avec cette ardeur
que gardent intacte les projets inexécutés. J'exprimais une telle
envie d'aller revoir tel vitrail de la Sainte-Chapelle, un tel regret de
ne pas pouvoir le faire avec elle seule, que tendrement elle me disait:
«Mais, mon petit, puisque cela a l'air de vous plaire tant, faites un
petit effort, venez avec nous. Nous attendrons aussi tard que vous
voudrez, jusqu'à ce que vous soyez prêt. D'ailleurs, si cela vous
amuse plus d'être seul avec moi, je n'ai qu'à réexpédier Andrée
chez elle, elle viendra une autre fois. » Mais ces prières même de
sortir ajoutaient au calme qui me permettait de céder à mon désir de
rester à la maison.
Je ne songeais pas que l'apathie qu'il y avait à se décharger ainsi
sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de calmer mon agitation en les
laissant surveiller Albertine, ankylosait en moi, rendait inertes tous
ces mouvements imaginatifs de l'intelligence, toutes ces inspirations de
la volonté qui aident à deviner, à empêcher, ce que va faire une
personne; certes, par nature le monde des possibles m'a toujours été
plus ouvert que celui de la contingence réelle. Cela aide à connaître
l'âme, mais on se laisse tromper par les individus. Ma jalousie
naissait par des images, pour une souffrance, non d'après une
probabilité. Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle
des peuples (et il devait y avoir un jour dans la mienne) un moment où
on a besoin d'avoir en soi un préfet de police, un diplomate à claires
vues, un chef de la sûreté, qui, au lieu de rêver aux possibles que
recèle l'étendue jusqu'aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se
dit: «Si l'Allemagne déclare ceci, c'est qu'elle veut faire telle
autre chose, non pas une autre chose dans le vague, mais bien
précisément ceci ou cela qui est même peut-être déjà commencé. »
«--Si telle personne s'est enfuie, ce n'est, pas vers les buts a, b, d,
mais vers le but c, et l'endroit où il faut opérer nos recherches est
c. Hélas, cette faculté qui n'était pas très développée chez moi,
je la laissais s'engourdir, perdre ses forces, disparaître en
m'habituant à être calme du moment que d'autres s'occupaient de
surveiller pour moi.
Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela m'eût été
désagréable de la dire à Albertine. Je lui disais que le médecin
m'ordonnait de rester couché. Ce n'était pas vrai. Et cela l'eût-il
été que ses prescriptions n'eussent pu m'empêcher d'accompagner mon
amie. Je lui demandais la permission de ne pas venir avec elle et
Andrée. Je ne dirai qu'une des raisons qui était une raison de,
sagesse. Dès que je sortais avec Albertine, pour peu qu'un instant elle
fût sans moi, j'étais inquiet, je me figurais que peut-être elle
avait parlé à quelqu'un ou seulement regardé quelqu'un. Si elle
n'était pas d'excellente humeur, je pensais que je lui faisais manquer
ou remettre un projet. La réalité n'est jamais qu'une amorce à un
inconnu sur la voie duquel nous ne pouvons aller bien loin. Il vaut
mieux ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à la
jalousie le moindre détail concret. Malheureusement, à défaut de la
vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie
intérieure; à défaut des promenades d'Albertine, les hasards
rencontrés dans les réflexions que je faisais seul me fournissaient
parfois de ces petits fragments de réel qui attirent à eux, à la
façon d'un aimant, un peu d'inconnu qui, dès lors, devient douloureux.
On a beau vivre sous l'équivalent d'une cloche pneumatique, les
associations d'idées, les souvenirs continuent à jouer. Mais ces
heurts internes ne se produisaient pas tout de suite; à peine Albertine
était-elle partie pour sa promenade que j'étais vivifié, fût-ce pour
quelques instants, par les exaltantes vertus de la solitude.
Je prenais ma part des plaisirs de la journée commençante; le désir
arbitraire--la velléité capricieuse et purement mienne--de les goûter
n'eût pas suffi à les mettre à portée de moi si le temps spécial
qu'il faisait ne m'en avait non pas seulement évoqué les images
passées, mais affirmé la réalité actuelle, immédiatement accessible
à tous les hommes qu'une circonstance contingente et par conséquent
négligeable ne forçait pas à rester chez eux. Certains beaux jours,
il faisait si froid, on était en si large communication avec la rue
qu'il semblait qu'on eût disjoint les murs de la maison et, chaque fois
que passait le tramway, son timbre résonnait comme eût fait un couteau
d'argent frappant une maison de verre. Mais c'était surtout en moi que
j'entendais, avec ivresse, un son nouveau rendu par le violon
intérieur. Ses cordes sont serrées ou détendues par de simples
différences de la température, de la lumière extérieures. En notre
être, instrument que l'uniformité de l'habitude a rendu silencieux, le
chant naît de ces écarts, de ces variations, source de toute musique:
le temps qu'il fait certains jours nous fait aussitôt passer d'une note
à une autre. Nous retrouvons l'air oublié dont nous aurions pu deviner
la nécessité mathématique et que pendant les premiers instants nous
chantons sans le connaître. Seules, ces modifications internes, bien
que venues du dehors, renouvelaient pour moi le monde extérieur. Des
portes de communication, depuis longtemps condamnées, se rouvraient
dans mon cerveau. La vie de certaines villes, la gaîté de certaines
promenades reprenaient en moi leur place. Frémissant tout entier autour
de la corde vibrante, j'aurais sacrifié ma terne vie d'autrefois et ma
vie à venir, passée à la gomme à effacer de l'habitude, pour cet
état si particulier.
Si je n'étais pas allé accompagner Albertine dans sa longue course,
mon esprit n'en vagabondait que davantage et, pour avoir refusé de
goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais en imagination de
toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement
d'un certain type de matinées dont toutes celles du même genre
n'étaient que l'intermittente apparition et que j'avais vite reconnu;
car l'air vif tournait de lui-même les pages qu'il fallait, et je
trouvais tout indiqué devant moi, pour que je pusse le suivre de mon
lit, l'évangile du jour. Cette matinée idéale comblait mon esprit de
réalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et
me communiquait une allégresse que mon état de débilité ne diminuait
pas: le bien-être résultant pour nous beaucoup moins de notre bonne
santé que de l'excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y
atteindre, tout aussi bien qu'en augmentant celles-ci, en restreignant
notre activité. Celle dont je débordais et que je maintenais en
puissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurement bondir,
comme une machine qui, empêchée de changer de place, tourne sur
elle-même.
Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre y jetait
quelques brindilles, dont l'odeur, oubliée pendant tout l'été,
décrivait autour de la cheminée un cercle magique dans lequel,
m'apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray, tantôt à
Doncières, j'étais aussi joyeux, restant dans ma chambre à Paris, que
si j'avais été sur le point de partir en promenade du côté de
Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service
en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu'ont tous les hommes à
revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est le plus vif,
par exemple, chez ceux que la tyrannie du mal physique et l'espoir
quotidien de sa guérison d'une part, privent, d'aller chercher dans la
nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs et, d'autre part,
laissent assez confiants qu'ils le pourront bientôt faire, pour rester
vis-à-vis d'eux en état de désir, d'appétit et ne pas les
considérer seulement comme des souvenirs, comme des tableaux. Mais,
eussent-ils ou n'être jamais que cela pour moi et eussé-je pu, en me
les rappelant, les revoir seulement, que soudain ils refaisaient en moi,
de moi tout entier, par la vertu d'une sensation identique, l'enfant,
l'adolescent qui les avait vus. Il n'y avait pas eu seulement changement
de temps dehors, ou dans la chambre modification d'odeurs, mais en moi
différence d'âge, substitution de personne. L'odeur dans l'air glacé
des brindilles de bois, c'était comme un morceau du passé, une
banquise invisible détachée d'un hiver ancien qui s'avançait dans ma
chambre, souvent striée, d'ailleurs, par tel parfum, telle lueur, comme
par des années différentes, où je me retrouvais replongé, envahi,
avant même que je les eusse identifiées, par l'allégresse d'espoirs
abandonnés depuis longtemps. Le soleil venait jusqu'à mon lit et
traversait la cloison transparente de mon corps aminci, me chauffait, me
rendait brûlant comme du cristal. Alors, convalescent affamé qui se
repaît déjà de tous les mets qu'on lui refuse encore, je me demandais
si me marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en me faisant
assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à un autre
être, qu'en me forçant à vivre absent de moi-même à cause de sa
présence continuelle et en me privant, à jamais, des joies de la
solitude.
Et pas de celles-là seulement. Même en ne demandant à la journée que
des désirs, il en est certains--ceux que provoquent non plus les choses
mais les êtres--dont le caractère est d'être individuels. Si, sortant
de mon lit, j'allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre, ce
n'était pas seulement comme un musicien ouvre un instant son piano, et
pour vérifier si, sur le balcon et dans la rue, la lumière du soleil
était exactement au même diapason que dans mon souvenir, c'était
aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge,
une boulangère à tablier bleue, une laitière à bavette et manches de
toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de
lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice, une
image enfin que les différences de lignes, peut-être quantitativement
insignifiantes, suffisaient à faire aussi différente de toute autre
que pour une phrase musicale la différence de deux notes, et sans la
vision de laquelle j'aurais appauvri la journée des buts qu'elle
pouvait proposer à mes désirs de bonheur. Mais, si le surcroît de
joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer _a priori_,
me rendait plus désirables, plus dignes d'être explorés, la rue, la
ville, le monde, il me donnait par là même la soif de guérir, de
sortir et, sans Albertine, d'être libre. Que de fois, au moment où la
femme inconnue dont j'allais rêver passait devant la maison, tantôt à
pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, je souffris que
mon corps ne pût suivre mon regard qui la rattrapait et, tombant sur
elle comme tiré de l'embrasure de ma fenêtre pour une arquebuse,
arrêter la fuite du visage dans lequel m'attendait l'offre d'un bonheur
qu'ainsi cloîtré je ne goûterais jamais.
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque
jour, elle me semblait moins jolie. Seul, le désir qu'elle excitait
chez les autres, quand l'apprenant je recommençais à souffrir et
voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois.
Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie.
Par la souffrance seule subsistait mon ennuyeux attachement. Dès
qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant
toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant
qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais
malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais
d'apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait et qui
eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller,
ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et
plus souple la chaîne qui nous liait.
En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui
procurer auprès de moi l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais
pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir
pour Venise, mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si
jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger
c'était pour sortir avec elle. Même quand je restais à la maison
toute l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait
un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais
une zone mobile d'incertitude et de vague. «Combien Albertine, me
disais-je, m'épargnerait les angoisses de la séparation si, au cours
d'une de ces promenades, voyant que je ne lui parle plus de mariage,
elle se décidait à ne pas revenir, et partait chez sa tante, sans que
j'eusse à lui dire adieu! » Mon cœur, depuis que sa plaie se
cicatrisait, commençait à ne plus adhérer à celui de mon amie; je
pouvais par l'imagination la déplacer, l'éloigner de moi sans
souffrir. Sans doute, à défaut de moi-même, quelque autre serait son
époux, et libre elle aurait peut-être de ces aventures qui me
faisaient horreur. Mais il faisait si beau, j'étais si certain qu'elle
rentrerait le soir, que même, si cette idée de fautes possibles me
venait à l'esprit, je pouvais, par un acte libre, l'emprisonner dans
une partie de mon cerveau ou elle n'avait pas plus d'importance que n'en
auraient eue pour ma vie réelle les vices d'une personne imaginaire;
faisant jouer les gonds assouplis de ma pensée, j'avais, avec une
énergie que je sentais, dans ma tête, à la fois physique et mentale
comme un mouvement musculaire et une initiative spirituelle, dépassé
l'état de préoccupation habituelle où j'avais été confiné
jusqu'ici et commençais à me mouvoir à l'air libre, d'où tout
sacrifier pour empêcher le mariage d'Albertine avec un autre et faire
obstacle à son goût pour les femmes paraissait aussi déraisonnable à
mes propres yeux qu'à ceux de quelqu'un qui ne l'eût pas connue.
D'ailleurs, la jalousie est de ces maladies intermittentes, dont la
cause est capricieuse, impérative, toujours identique chez le même
malade, parfois entièrement différente chez un autre. Il y a des
asthmatiques qui ne calment leur crise qu'en ouvrant les fenêtres, en
respirant le grand vent, un air pur sur les hauteurs, d'autres en se
réfugiant au centre de la ville, dans une chambre enfumée. Il n'est
guère de jaloux dont la jalousie n'admette certaines dérogations. Tel
consent à être trompé pourvu qu'on le lui dise, tel autre pourvu
qu'on le lui cache, en quoi l'un n'est guère moins absurde que l'autre,
puisque si le second est plus véritablement trompé en ce qu'on lui
dissimule la vérité, le premier réclame, en cette vérité,
l'aliment, l'extension, le renouvellement de ses souffrances.
Bien plus, ces deux manies inverses de la jalousie vont souvent au delà
des paroles, qu'elles implorent ou refusent les confidences. On voit des
jaloux qui ne le sont que des femmes avec qui leur maîtresse a des
relations loin d'eux, mais qui permettent qu'elle se donne à un autre
homme qu'eux, si c'est avec leur autorisation, près d'eux, et sinon
même à leur vue, du moins sous leur toit. Ce cas est assez fréquent
chez les hommes âgés amoureux d'une jeune femme. Ils sentent la
difficulté de lui plaire, parfois l'impuissance de la contenter, et,
plutôt que d'être trompés, préfèrent laisser venir chez eux, dans
une chambre voisine, quelqu'un qu'ils jugent incapable de lui donner de
mauvais conseils, mais non du plaisir. Pour d'autres, c'est tout le
contraire; ne laissant pas leur maîtresse sortir seule une minute dans
une ville qu'ils connaissent, ils la tiennent dans un véritable
esclavage, mais ils lui accordent de partir un mois dans un pays qu'ils
ne connaissent pas, où ils ne peuvent se représenter ce qu'elle fera.
J'avais à l'égard d'Albertine ces deux sortes de manies calmantes. Je
n'aurais pas été jaloux si elle avait eu des plaisirs près de moi,
encouragés par moi, que j'aurais tenus tout entiers sous ma
surveillance, m'épargnant par là la crainte du mensonge; je ne
l'aurais peut-être pas été non plus si elle était partie dans un
pays assez inconnu de moi et éloigné pour que je ne puisse imaginer,
ni avoir la possibilité et la tentation de connaître son genre de vie.
Dans les deux cas, le doute eût été supprimé par une connaissance ou
une ignorance également complètes.
La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans une
atmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmes
délices qu'Orphée l'air subtil, inconnu sur cette terre, des
Champs-Élysées.
Mais déjà la journée finissait et j'étais envahi par la désolation
du soir. Regardant machinalement à la pendule combien d'heures se
passeraient avant qu'Albertine rentrât, je voyais que j'avais encore le
temps de m'habiller et de descendre demander à ma propriétaire, Mme de
Guermantes, des indications pour certaines jolies choses de toilette que
je voulais donner à mon amie. Quelquefois je rencontrais la duchesse
dans la cour, sortant pour des courses à pied, même s'il faisait
mauvais temps, avec un chapeau plat et une fourrure. Je savais très
bien que pour nombre de gens intelligents elle n'était autre chose
qu'une dame quelconque, le nom de duchesse de Guermantes ne signifiant
rien, maintenant qu'il n'y a plus de duchés ni de principautés, mais
j'avais adopté un autre point de vue dans ma façon de jouir des êtres
et des pays. Tous les châteaux des terres dont elle était duchesse,
princesse, vicomtesse, cette dame en fourrure bravant le mauvais temps
me semblait les porter avec elle, comme des personnages sculptés au
linteau d'un portail tiennent dans leur main la cathédrale qu'ils ont
construite, ou la cité qu'ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces
forêts, les yeux de mon esprit seuls pouvaient les voir dans la main
gauche de la dame en fourrures, cousine du roi. Ceux de mon corps n'y
distinguaient, les jours où le temps menaçait, qu'un parapluie dont la
duchesse ne craignait pas de s'armer. «On ne peut jamais savoir, c'est
plus prudent, si je me trouve très loin et qu'une voiture me demande
des prix trop _chers_ pour moi. » Les mots «trop chers», «dépasser
mes moyens», revenaient tout le temps dans la conversation de la
duchesse ainsi que ceux: «Je suis trop pauvre», sans qu'on pût bien
démêler si elle parlait ainsi parce qu'elle trouvait amusant de dire
qu'elle était pauvre, étant si riche, ou parce qu'elle trouvait
élégant, étant si aristocratique, tout en affectant d'être une
paysanne, de ne pas attacher à la richesse l'importance des gens qui ne
sont que riches et qui méprisent les pauvres. Peut-être était-ce
plutôt une habitude contractée d'une époque de sa vie où déjà
riche, mais insuffisamment pourtant, eu égard à ce que coûtait
l'entretien de tant de propriétés, elle éprouvait une certaine gêne
d'argent qu'elle ne voulait pas avoir l'air de dissimuler. Les choses
dont on parle le plus souvent en plaisantant sont généralement, au
contraire, celles qui ennuient, mais dont on ne veut pas avoir l'air
d'être ennuyé, avec peut-être l'espoir inavoué de cet avantage
supplémentaire que justement la personne avec qui on cause, vous
entendant plaisanter de cela, croira que cela n'est pas vrai.
Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver la duchesse
chez elle, et j'en étais heureux car c'était plus commode pour lui
demander longuement les renseignements désirés par Albertine. Et j'y
descendais sans presque penser combien il était extraordinaire que chez
cette mystérieuse Mme de Guermantes de mon enfance j'allasse uniquement
afin d'user d'elle pour une simple commodité pratique, comme on fait du
téléphone, instrument surnaturel devant les miracles duquel on
s'émerveillait jadis, et dont on se sert maintenant sans même y
penser, pour faire venir son tailleur ou commander une glace.
Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grands plaisirs.
Je ne savais pas me refuser de lui en faire chaque jour un nouveau. Et
chaque fois qu'elle m'avait parlé avec ravissement d'une écharpe,
d'une étole, d'une ombrelle, que par la fenêtre, ou en passant dans la
cour, de ses yeux qui distinguaient si vite tout ce qui se rapportait à
l'élégance, elle avait vu au cou, sur les épaules, à la main de Mme
de Guermantes, sachant que le goût naturellement difficile de la jeune
fille (encore affiné par les leçons d'élégance que lui avait été
la conversation d'Elstir) ne serait nullement satisfait par quelque
simple à peu près, même d'une jolie chose, qui la remplace aux yeux
du vulgaire, mais en diffère entièrement, j'allais en secret me faire
expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été
confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment je devais procéder
pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur,
le charme (ce qu'Albertine appelait «le chic», «le genre») de sa
manière, le nom précis--la beauté de la matière ayant son
importance--et la qualité des étoffes dont je devais demander qu'on se
servît.
Quand j'avais dit À Albertine, à notre arrivée de Balbec, que la
duchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le même hôtel,
elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air
plus qu'indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir
impuissant chez les natures fières et passionnées. Celle d'Albertine
avait beau être magnifique, les qualités qu'elle recélait ne
pouvaient se développer qu'au milieu de ces entraves que sont nos
goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nous avons été
obligés de renoncer--comme pour Albertine le snobisme--et qu'on appelle
des haines. Celle d'Albertine pour les gens du monde tenait du reste
très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de
révolution--c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse--inscrit sur
la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique
de Mme de Guermantes. Ce genre aristocratique, Albertine, par
impossibilité de l'atteindre, ne s'en serait peut-être pas souciée,
mais s'étant rappelée qu'Elstir lui avait parlé de la duchesse comme
de la femme de Paris qui s'habillait le mieux, le dédain républicain
à l'égard d'une duchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt
pour une élégante. Elle me demandait souvent des renseignements sur
Mme de Guermantes et aimait que j'allasse chez la duchesse chercher des
conseils de toilette pour elle-même. Sans doute j'aurais pu les
demander à Mme Swann et même je lui écrivis une fois dans ce but.
Mais Mme de Guermantes me semblait pousser plus loin encore l'art de
s'habiller. Si, descendant un moment chez elle, après m'être assuré
qu'elle n'était pas sortie et ayant prié qu'on m'avertît dès
qu'Albertine serait rentrée, je trouvais la duchesse ennuagée dans la
brume d'une robe en crêpe de Chine gris, j'acceptais cet aspect que je
sentais dû à des causes complexes et qui n'eût pu être changé, je
me laissais envahir par l'atmosphère qu'il dégageait, comme la fin de
certaines après-midi ouatées en gris-perle par un brouillard vaporeux;
si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise avec des flammes
jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant qui s'allume; ces
toilettes n'étaient pas un décor quelconque remplaçable à volonté,
mais une réalité donnée et poétique comme est celle du temps qu'il
fait, comme est la lumière spéciale à une certaine heure.
De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes,
celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée,
être pourvues d'une signification spéciale, c'étaient ces robes que
Fortuny a faites d'après d'antiques dessins de Venise. Est-ce leur
caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui
lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les
porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance
exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d'une longue
délibération et comme si cette conversation se détachait de la vite
courante comme une scène de roman. Dans ceux de Balzac, on voit des
héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où
elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d'aujourd'hui n'ont
pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun
vague ne peut subsister dans la description du romancier, puisque cette
robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi
naturellement fixés que ceux d'une œuvre d'art. Avant de revêtir
celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes,
non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles
chacune, et qu'on pourrait nommer. Mais la robe ne m'empêchait pas de
penser à la femme.
Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plus agréable qu'au
temps où je l'aimais encore. Attendant moins d'elle (que je n'allais
plus voir pour elle-même), c'est presque avec le tranquille sans-gêne
qu'on a, quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, que je
l'écoutais comme j'aurais lu un livre écrit en langage d'autrefois.
J'avais assez de liberté d'esprit pour goûter dans ce qu'elle disait
cette grâce française si pure qu'on ne trouve plus, ni dans le parler,
ni dans les écrits du temps présent. J'écoutais sa conversation comme
une chanson populaire délicieusement et purement française, je
comprenais que je l'eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu'elle
admirait d'ailleurs maintenant par faiblesse d'esprit de femme, sensible
à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme
je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de
Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je
comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès
de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui
de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de
Saint-Loup, l'était à un point qui enchantait. Ce n'est pas dans les
froids pastiches des écrivains d'aujourd'hui qui disent: au fait (pour
en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour
frappé de stupeur), etc. , etc. , qu'on retrouve le vieux langage et la
vraie prononciation des mots, mais, en causant avec une Mme de
Guermantes ou une Françoise; j'avais appris de la deuxième, dès
l'âge de cinq ans, qu'on ne dit pas le Tarn, mais le Tar; pas le
Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu'à vingt ans, quand j'allai dans le
monde, je n'eus pas à y apprendre qu'il ne fallait pas dire comme
faisait Mme Bontemps: Madame de Béarn.
Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi-paysan qui restait
en elle, la duchesse n'en avait pas conscience et ne mettait pas une
certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c'était moins
fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de
duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans
qu'elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d'une femme
qui sait le charme de ce qu'elle possède et ne va pas le gâter d'un
badigeon moderne. C'est de la même façon que tout le monde a connu à
Dives un restaurateur normand, propriétaire de «Guillaume le
Conquérant», qui s'était bien gardé--chose très rare--de donner à
son hôtellerie le luxe moderne d'un hôtel et qui, lui-même
millionnaire, gardait le parler, la blouse d'un paysan normand et vous
laissait venir le voir faire lui-même dans la cuisine, comme à la
campagne, un dîner qui n'en était pas moins infiniment meilleur, et
encore plus cher que dans les plus grands palaces.
Toute la sève locale qu'il y a dans les vieilles familles
aristocratiques ne suffit pas, il faut qu'il y naisse un être assez
intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l'effacer sous le
vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et
Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardait plus de son terroir
que l'accent, avait du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune
fille, trouvé pour son langage (entre ce qui eût semblé trop
involontairement provincial, ou au contraire artificiellement lettré),
un de ces compromis qui font l'agrément de la _Petite Fadette_ de
George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans
les _Mémoires d'Outre-Tombe. _ Mon plaisir était surtout de lui
entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec
elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces
rapprochements entre le château et le village quelque chose d'assez
savoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle était
souveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte que le
propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute une carte
historique et géographique de l'histoire de France.
S'il n'y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquer un
langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vrai musée
d'histoire de France par la conversation. «Mon grand oncle Fitt-jam»
n'avait rien qui étonnât, car on sait que les Fitz-James proclament
volontiers qu'ils sont de grands seigneurs français, et ne veulent pas
qu'on prononce leur nom à l'anglaise. Il faut, du reste, admirer la
touchante docilité des gens qui avaient cru jusque-là devoir
s'appliquer à prononcer grammaticalement certains noms et qui,
brusquement, après avoir entendu la duchesse de Guermantes les dire
autrement, s'appliquaient à la prononciation qu'ils n'avaient pu
supposer. Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du
comte de Chambord, pour taquiner son mari d'être devenu Orléaniste,
aimait à proclamer: «Nous les vieux de Frochedorf». Le visiteur qui
avait cru bien faire en disant jusque-là «Frohsdorf» tournait casaque
au plus court et disait sans cesse «Frochedorf».
Une fois que je demandais à Mme de Guermantes qui était un jeune homme
exquis qu'elle m'avait présenté comme son neveu et dont j'avais mal
entendu le nom, ce nom, je ne le distinguai pas davantage quand, du fond
de sa gorge, la duchesse émit très fort, mais sans articuler: «C'est
l'. . . i Eon. . . l. . . b. . . frère à Robert. Il prétend qu'il a la forme
du crâne des anciens Gallois. » Alors je compris qu'elle avait dit:
c'est le petit Léon, le prince de Léon, beau-frère en effet de Robert
de Saint-Loup. «En tout cas, je ne sais pas s'il en a le crâne,
ajouta-t-elle, mais sa façon de s'habiller, qui a du reste beaucoup de
chic, n'est guère de là-bas. Un jour que, de Josselin où j'étais
chez les Rohan, nous étions allés à un pèlerinage, il était venu
des paysans d'un peu toutes les parties de la Bretagne. Un grand diable
de villageois du Léon regardait avec ébahissement les culottes beiges
du beau-frère de Robert. «Qu'est-ce que tu as à me regarder, je parie
que tu ne sais pas qui je suis», lui dit Léon. Et comme le paysan lui
disait que non. «Eh! bien, je suis ton prince. » «Ah! répondit le
paysan en se découvrant et en s'excusant, je vous avais pris pour un
englische. »
Et si, profitant de ce point de départ, je poussais Mme de Guermantes
sur les Rohan (avec qui sa famille s'était souvent alliée), sa
conversation s'imprégnait un peu du charme mélancolique des Pardons,
et, comme dirait ce vrai poète qu'est Pampille, de «l'âpre saveur des
crêpes de blé noir, cuites sur un feu d'ajoncs. »
Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, il se
faisait porter chez Mme H. . . , aveugle), elle contait les années moins
tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, il se mettait en
chaussons pour prendre le thé avec le roi d'Angleterre, auquel il ne se
trouvait pas inférieur, et avec lequel, on le voit, il ne se gênait
pas. Elle faisait remarquer cela avec tant de pittoresque qu'elle lui
ajoutait le panache à la mousquetaire des gentilshommes un peu glorieux
du Périgord.
D'ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de
différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée
elle-même, un grand charme que n'aurait jamais su avoir une Parisienne
d'origine, et ces simples noms d'Anjou, de Poitou, du Périgord,
refaisaient dans sa conversation des paysages.
Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire de Mme de
Guermantes, c'est par ce côté que la noblesse se montre vraiment
conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la fois d'un peu puéril,
d'un peu dangereux, de réfractaire à l'évolution, mais aussi
d'amusant pour l'artiste. Je voulais savoir comment on écrivait
autrefois le mot Jean. Je l'appris en recevant une lettre du neveu de
Mme de Villeparisis qui signe--comme il a été baptisé, comme il
figure dans le Gotha--Jehan de Villeparisis, avec la même belle H
inutile, héraldique, telle qu'on l'admire, enluminée de vermillon ou
d'outremer, dans un livre d'heures ou dans un vitrail.
Malheureusement, je n'avais pas le temps de prolonger indéfiniment ces
visites, car je voulais, autant que possible, ne pas rentrer après mon
amie. Or, ce n'était jamais qu'au compte-gouttes que je pouvais obtenir
de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels
m'étaient utiles pour faire faire des toilettes de même genre, dans la
mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine. «Par
exemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mme de
Saint-Euverte, avant d'aller chez la princesse de Guermantes, vous aviez
une robe toute rouge, avec des souliers rouges, vous étiez inouïe,
vous aviez l'air d'une espèce de grande fleur de sang, d'un rubis en
flammes, comment cela s'appelait-il? Est-ce qu'une jeune fille peut
mettre ça? »
La duchesse rendant à son visage fatigué la radieuse expression
qu'avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait, jadis, des
compliments, regarda en riant aux larmes, d'un air moqueur, interrogatif
et ravi, M. de Bréauté toujours là, à cette heure, et qui faisait
tiédir, sous son monocle, un sourire indulgent pour cet amphigouri de
l'intellectuel à cause de l'exaltation physique de jeune homme qu'il
lui semblait cacher. La duchesse avait l'air de dire: «Qu'est-ce qu'il
a, il est fou. » Puis se tournant vers moi d'un air câlin: «Je ne
savais pas que j'avais l'air d'un rubis en flammes ou d'une fleur de
sang, mais je me rappelle, en effet, que j'ai eu une robe rouge:
c'était du satin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une
jeune fille peut porter ça à la rigueur, mais vous m'avez ait que la
vôtre ne sortait pas le soir. C'est une robe de grande soirée, cela ne
peut pas se mettre pour faire des visites. »
Ce qui est extraordinaire, c'est que de cette soirée, en somme pas si
ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que sa toilette et eût
oublié une certaine chose qui cependant, on va le voir, aurait dû lui
tenir à cœur. Il semble que chez les êtres d'action (et les gens du
monde sont des êtres d'action minuscules, microscopiques, mais enfin
des êtres d'action), l'esprit, surmené par l'attention à ce qui se
passera dans une heure, ne confie que très peu de choses à la
mémoire. Bien souvent, par exemple, ce n'était pas pour donner le
change et paraître ne pas s'être trompé que M. de Norpois, quand on
lui parlait de pronostics qu'il avait émis au sujet d'une alliance avec
l'Allemagne qui n'avait même pas abouti, disait: «Vous devez vous
tromper, je ne me rappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car,
dans ces sortes de conversations, je suis toujours très laconique et je
n'aurais jamais prédit le succès d'un de ces coups d'éclat qui ne
sont souvent que des coups de tête, et dégénèrent habituellement en
coups de force.
Il est indéniable que dans un avenir lointain un
rapprochement franco-allemand pourrait s'effectuer et serait très
profitable aux deux pays et dont la France ne serait pas le mauvais
marchand, je le pense, mais je n'en ai jamais parlé, parce que la poire
n'est pas mûre encore, et si vous voulez mon avis, en demandant à nos
anciens ennemis de convoler avec nous en justes noces, je crois que nous
irions au-devant d'un gros échec et ne recevrions que de mauvais
coups. » En disant cela, M. de Norpois ne mentait pas, il avait
simplement oublié. On oublie, du reste, vite ce qu'on n'a pas pensé
avec profondeur, ce qui vous a été dicté par l'imitation, par les
passions environnantes. Elles changent et avec elles se modifie notre
souvenir. Encore plus que les diplomates, les hommes politiques ne se
souviennent pas du point de vue auquel ils se sont placés à un certain
moment, et quelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excès
d'ambition qu'à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ils se
souviennent de peu de chose.
Mme de Guermantes me soutint qu'à la soirée où elle était en robe
rouge, elle ne se rappelait pas qu'il y eût Mme de Chaussepierre, que
je me trompais certainement. Or Dieu sait pourtant si, depuis, les
Chaussepierre avaient occupé l'esprit du duc et de la duchesse. Voici
pour quelle raison. M. de Guermantes était le plus ancien
vice-président du Jockey quand le président mourut. Certains membres
du cercle qui n'ont pas de relations et dont le seul plaisir est de
donner des boules noires aux gens qui ne les invitent pas, firent
campagne contre le duc de Guermantes qui, sûr d'être élu, et assez
négligent quant à cette présidence qui était peu de chose
relativement à sa situation mondaine, ne s'occupa de rien. On fit
valoir que la duchesse était dreyfusarde (l'affaire Dreyfus était
pourtant terminée depuis longtemps, mais vingt ans après on en parlait
encore, et elle ne l'était que depuis deux ans), recevait les
Rothschild, qu'on favorisait trop depuis quelque temps de grands
potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié
Allemand. La campagne trouva un terrain très favorable, les clubs
jalousant toujours beaucoup les gens très en vue et détestant les
grandes fortunes.
Celle de Chaussepierre n'était pas mince, mais personne ne pouvait s'en
offusquer: il ne dépensait pas un sou, l'appartement du couple était
modeste, la femme allait vêtue de laine noire. Folle de musique, elle
donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus
de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n'en parlait, tout
cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans
l'obscurité de la rue de la Chaise. À l'Opéra, Mme de Chaussepierre
passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le
milieu le plus «ultra» de l'intimité de Charles X, mais des gens
effacés, peu mondains. Le jour de l'élection, à la surprise
générale, l'obscurité triompha de l'éblouissement: Chaussepierre,
deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey et le duc de
Guermantes resta sur le carreau, c'est-à-dire premier vice-président.
Certes, être président du Jockey ne représente pas grand'-chose à
des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas
l'être quand c'est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre à
la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans
auparavant, mais allait jusqu'à se montrer offensée d'être saluée
par cette chauve-souris inconnue, c'était dur pour le duc. Il
prétendait être au-dessus de cet échec, assurant, d'ailleurs, que
c'était à sa vieille amitié pour Swann qu'il le devait. En réalité,
il ne décolérait pas.
Chose assez particulière, on n'avait jamais entendu le duc de
Guermantes se servir de l'expression assez banale: «bel et bien», mais
depuis l'élection du Jockey, dès qu'on parlait de l'affaire Dreyfus,
«bel et bien» surgissait: «Affaire Dreyfus, affaire Dreyfus, c'est
bientôt dit et le terme est impropre; ce n'est pas une affaire de
religion, mais bel bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient
passer sans qu'on entendît «bel et bien» si, pendant ce temps, on ne
parlait pas de l'affaire Dreyfus, mais si, les cinq ans passés, le nom
de Dreyfus revenait, aussitôt «bel et bien» arrivait automatiquement.
Le duc ne pouvait plus, du reste, souffrir qu'on parlât de cette
affaire «qui a causé, disait-il, tant de malheurs» bien qu'il ne
fût, en réalité, sensible qu'à un seul: son échec à la présidence
du Jockey. Aussi l'après-midi dont je parle, où je rappelais à Mme de
Guermantes la robe rouge qu'elle portait à la soirée de sa cousine, M.
de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par
une association d'idées restée obscure et qu'il ne dévoila pas, il
commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en
cul de poule: «À propos de l'affaire Dreyfus» (pourquoi de l'affaire
Dreyfus, il s'agissait seulement d'une robe rouge et, certes, le pauvre
Bréauté qui ne pensait jamais qu'à faire plaisir, n'y mettait pas de
malice). Mais le seul nom de Dreyfus fit se froncer les sourcils
jupitériens du duc de Guermantes. «On m'a raconté, dit Bréauté, un
assez joli mot, ma foi très fin, de notre ami Cartier (prévenons le
lecteur que ce Cartier, frère de Mme de Villefranche, n'avait pas
l'ombre de rapport avec le bijoutier du même nom), ce qui, du reste, ne
m'étonne pas, car il a de l'esprit à revendre. » «Ah! interrompit
Oriane, ce n'est pas moi qui l'achèterai. Je ne veux pas vous dire ce
que votre Cartier m'a toujours embêtée, et je n'ai jamais pu
comprendre le charme infini que Charles de la Trémoille et sa femme
trouvent à ce raseur que je rencontre chez eux chaque fois que j'y
vais. » «Ma ière duiesse, répondit Bréauté, qui prononçait
difficilement les c, je vous trouve bien sévère pour Cartier. Il est
vrai qu'il a peut-être pris un pied un peu excessif chez les La
Trémoille, mais enfin c'est pour Charles une espèce, comment dirai-je,
une espèce de fidèle Achate, ce qui est devenu un oiseau assez rare
par le temps qui court. En tous cas, voilà le mot qu'on m'a rapporté.
Cartier aurait dit que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et
à se faire condamner, c'était pour éprouver la sensation qu'il ne
connaissait pas encore, celle d'être en prison. » «Aussi a-t-il pris
la fuite avant d'être arrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas
debout. D'ailleurs, même si c'était vraisemblable, je trouve le mot
carrément idiot. Si c'est ça que vous trouvez spirituel! » «Mon Dieu,
ma ière Oriane, répondit Bréauté qui, se voyant contredit,
commençait à lâcher pied, le mot n'est pas de moi, je vous le
répète tel qu'on me l'a dit, prenez-le pour ce qu'il vaut. En tous cas
il a été cause que M. Cartier a été tancé d'importance par cet
excellent La Trémoille qui, avec beaucoup de raison, ne veut jamais
qu'on parle dans son salon de ce que j'appellerai, comment dire: les
affaires en cours, et qui était d'autant plus contrarié qu'il y avait
là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subir de la part de La
Trémoille une véritable mercuriale. » «Bien entendu, dit le duc, de
fort mauvaise humeur, les Alphonse Rothschild, bien qu'ayant le tact de
ne jamais parler de cet abominable affaire, sont dreyfusards dans l'âme
comme tous les Juifs. C'est même là un argument _ad hominem_ (le duc
employait un peu à tort et à travers l'expression _ad hominem_) qu'on
ne fait pas assez valoir pour montrer la mauvaise foi des Juifs. Si un
Français vole, assassine, je ne me crois pas tenu, parce qu'il est
Français comme moi, de le trouver innocent. Mais les Juifs n'admettront
jamais qu'un de leurs concitoyens soit traître bien qu'ils le sachent
parfaitement et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le
duc pensait naturellement à l'élection maudite de Chaussepierre) que
le crime d'un des leurs peut amener jusque. . . Voyons, Oriane, vous
n'allez pas prétendre que ce n'est pas accablant pour les Juifs ce fait
qu'ils soutiennent tous un traître. Vous n'allez pas me dire que ce
n'est pas parce qu'ils sont Juifs. » «Mon Dieu si, répondit Oriane
(éprouvant, avec un peu d'agacement, un certain désir de résister au
Jupiter tonnant et aussi de mettre «l'intelligence» au-dessus de
l'affaire Dreyfus). Mais c'est peut-être justement parce qu'étant
Juifs et se connaissant eux-mêmes ils savent qu'on peut être Juif et
ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétend,
paraît-il, M. Drumont. Certainement s'il avait été chrétien les
Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais ils l'ont fait parce
qu'ils sentent bien que s'il n'était pas Juif on ne l'aurait pas cru si
facilement traître _a priori_, comme dirait mon neveu Robert. » «Les
femmes n'entendent rien à la politique, s'écria le duc en fixant des
yeux la duchesse. Car ce crime affreux n'est pas simplement une cause
juive, mais et bien une immense affaire nationale qui peut amener les
plus effroyables conséquences pour la France d'où on devrait expulser
tous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prises
jusqu'ici l'aient été (d'une façon ignoble qui devrait être
révisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les plus
éminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l'écart pour
le malheur de notre pauvre pays. »
Je sentais que cela allait se gâter et je me remis précipitamment à
parler robes.
«Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois que vous avez
été aimable avec moi? » «La première fois que j'ai été aimable
avec lui», reprit-elle en regardant en riant M. de Bréauté dont le
bout du nez s'amenuisait, dont le sourire s'attendrissait par politesse
pour Mme de Guermantes et dont la voix de couteau qu'on est en train de
repasser fit entendre quelques sons vagues et rouillés. «Vous aviez
une robe jaune avec de grandes fleurs noires. » «Mais, mon petit, c'est
la même chose, ce sont des robes de soirées. » «Et votre chapeau de
bleuets que j'ai tant aimé! Mais enfin tout cela c'est du
rétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en question un
manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin. Est-ce que ce
serait impossible que je le visse? » «Non, Hannibal est obligé de s'en
aller dans un instant. Vous viendrez chez moi et ma femme de chambre
vous montrera tout ça. Seulement, mon petit, je veux bien vous prêter
tout ce que vous voudrez, mais si vous faites faire des choses de
Callot, de Doucet, de Paquin par de petites couturières, cela ne sera
jamais la même chose. » «Mais je ne veux pas du tout aller chez une
petite couturière, je sais très bien que ce sera autre chose, mais
cela m'intéresserait de comprendre pourquoi ce sera autre chose. »
«Mais vous savez bien que je ne sais rien expliquer, moi, je suis une
bête, je parle comme une paysanne. C'est une question de tour de main,
de façon; pour les fourrures je peux au moins vous donner un mot pour
mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Mais vous savez
que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs. » «Et cette
robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviez l'autre soir, et qui
est sombre, duveteuse, tachetée, striée d'or comme une aile de
papillon? » «Ah! ça c'est une robe de Fortuny. Votre jeune fille peut
très bien mettre cela chez elle. J'en ai beaucoup, je vais vous en
montrer, je peux même vous en donner si cela vous fait plaisir. Mais je
voudrais surtout que vous vissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il
faut que je lui écrive de me la prêter. » «Mais vous aviez aussi des
souliers si jolis, était-ce encore de Fortuny? » «Non, je sais ce que
vous voulez dire, c'est du chevreau doré que nous avions trouvé à
Londres, en faisant des courses avec Consuelo de Manchester. C'était
extraordinaire. Je n'ai jamais pu comprendre comme c'était doré, on
dirait une peau d'or, il n'y a que cela avec un petit diamant au milieu.
La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si cela vous fait
plaisir j'écrirai à Mme de Warwick ou à Mme Malborough pour tâcher
d'en retrouver de pareils. Je me demande même si je n'ai pas encore de
cette peau. On pourrait peut-être en faire faire ici. Je regarderai ce
soir, je vous le ferai dire. »
Comme je tâchais autant que possible de quitter la duchesse avant
qu'Albertine fût revenue, l'heure faisait souvent que je rencontrais
dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et
Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le
baron. Je ne les croisais pas tous les jours mais ils y allaient tous
les jours. Il est du reste à remarquer que la constance d'une habitude
est d'ordinaire en rapport avec son absurdité. Les choses éclatantes,
on ne les fait généralement que par à-coups. Mais des vies
insensées, où le maniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et
s'inflige les plus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins.
Tous les dix ans si l'on en avait la curiosité, on retrouverait le
malheureux dormant aux heures où il pourrait vivre, sortant aux heures
où il n'y a guère rien d'autre à faire qu'à se laisser assassiner
dans les rues, buvant glacé quand il a chaud, toujours en train de
soigner un rhume. Il suffirait d'un petit mouvement d'énergie, un seul
jour, pour changer cela une fois pour toutes. Mais justement ces vies
sont habituellement l'apanage d'êtres incapables d'énergie. Les vices
sont un autre aspect de ces existences monotones que la volonté
suffirait à rendre moins atroces. Les deux aspects pouvaient être
également considérés quand M. de Charlus allait tous les jours avec
Morel prendre le thé chez Jupien. Un seul orage avait marqué cette
coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel:
«C'est cela, venez demain, je vous paierai le thé», le baron avait
avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne
dont il comptait faire presque sa belle-fille, mais comme il aimait à
froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement
à Morel qu'il le priait de lui donner à cet égard une leçon de
distinction, tout le retour s'était passé en scènes violentes. Sur le
ton le plus insolent, le plus orgueilleux: «Le «toucher» qui, je le
vois, n'est pas forcément allié au «tact» a donc empêché chez vous
le développement normal de l'odorat, puisque vous avez toléré que
cette expression fétide de payer le thé à 15 centimes je suppose,
fît monter son odeur de vidanges jusqu'à mes royales narines? Quand
vous avez fini un solo de violon avez-vous jamais vu chez moi qu'on vous
récompensât d'un pet, au lieu d'un applaudissement frénétique ou
d'un silence plus éloquent encore parce qu'il est fait de la paresse de
ne pouvoir retenir (non ce que votre fiancée vous prodigue) mais le
sanglot que vous avez amené au bord des lèvres? »
Quand un fonctionnaire s'est vu infliger de tels reproches par son chef,
il est invariablement dégommé le lendemain. Rien au contraire n'eût
été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant
même d'avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune
fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés
d'impertinences. «Elle est charmante, comme vous êtes musicien, je
pense qu'elle vous a séduit par la voix qu'elle a très belle dans les
notes hautes où elle semble attendre l'accompagnement de votre _si_
dièze. Son registre grave me plaît moins et cela doit être en rapport
avec le triple recommencement de son cou étrange et mince, qui,
semblant finir, s'élève encore en elle; plutôt que des détails
médiocres, c'est sa silhouette qui m'agrée. Et comme elle est
couturière et doit savoir jouer des ciseaux, il faut qu'elle me donne
une jolie découpure d'elle-même en papier. »
Charlie avait d'autant moins écouté ces éloges que les agréments
qu'ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.
Mais il répondit à M. de Charlus: «C'est entendu, mon petit, je lui
passerai un savon pour qu'elle ne parle plus comme ça. » Si Morel
disait ainsi «mon petit» à M. de Charlus, ce n'est pas que le beau
violoniste ignorât qu'il eût à peine le tiers de l'âge du baron. Il
ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette
simplicité qui dans certaines relations postule que la suppression de
la différence d'âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse
feinte chez Morel. Chez d'autres la tendresse sincère. Ainsi vers cette
époque M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue: «Mon cher
Palamède, quand te reverrai-je? Je m'ennuie beaucoup après toi et
pense bien souvent à toi. PIERRE. » M. de Charlus sa cassa la tête
pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui
écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup
le connaître et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l'écriture.
Tous les princes auxquels l'Almanach de Gotha accorde quelques lignes
défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus.
Enfin, brusquement, une adresse écrite au dos l'éclaira: l'auteur de
la lettre était le chasseur d'un cercle de jeu où allait quelquefois
M. de Charlus. Ce chasseur n'avait pas cru être impoli en écrivant sur
ce ton à M. de Charlus qui avait au contraire un grand prestige à ses
yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer
quelqu'un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par
là--s'imaginait-il dans sa naïveté--donné son affection. M. de
Charlus fut au fond ravi de cette familiarité. Il reconduisit même
d'une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre.
Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n'aimait pas à sortir avec M.
de Vaugoubert. Car celui-ci le monocle à l'œil regardait de tous les
côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s'émancipant quand il
était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le
baron. Il mettait tous les noms d'hommes au féminin et, comme il était
très bête, il s'imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne
cessait de rire aux éclats. Comme avec cela il tenait énormément à
son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façons qu'il
avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par la frousse
que lui causait au même moment le passage de gens du monde, mais
surtout de fonctionnaires. «Cette petite télégraphiste, disait-il en
touchant du coude le baron renfrogné, je l'ai connue, mais elle s'est
rangée, la vilaine! Oh! ce livreur des Galeries Lafayette, quelle
merveille! Mon Dieu, voilà le directeur des Affaires commerciales qui
passe. Pourvu qu'il n'ait pas remarqué mon geste. Il serait capable
d'en parler au Ministre qui me mettrait en non-activité, d'autant plus
qu'il paraît que c'en est une. » M. de Charlus ne se tenait pas de
rage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l'exaspérait, il se
décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l'ambassadeur, mais
il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût
jaloux afin de pouvoir faire croire qu'il était aimant. «Or,
ajouta-t-il d'un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher de
causer le moins de peine qu'on peut. » Avant de revenir à la boutique
de Jupien, l'auteur tient à dire combien il serait contristé que le
lecteur s'offusquât de peintures si étranges. D'une part (et ceci est
le petit côté de la chose) on trouve que l'aristocratie semble
proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence
que les autres classes sociales. Cela serait-il qu'il n'y aurait pas
lieu de s'en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer
dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes
spécifiques où chacun admire la «race». Mais parmi ces traits
persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles,
ce sont les tendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave,
si elle était fondée, de dire que tout cela nous est étranger et
qu'il faut tirer la poésie de la vérité toute proche. L'art extrait
du réel le plus familier existe en effet et son domaine est peut-être
le plus grand. Mais il n'en est pas moins vrai qu'un grand intérêt,
parfois de la beauté, peut naître d'actions découlant d'une forme
d'esprit si éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nous
croyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre, qu'elles
s'étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu'y a-t-il de
plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisant fouetter de verges
la mer qui avait englouti ses vaisseaux?
Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient
sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte,
la remarque du baron, car l'expression «payer le thé» disparut aussi
complètement de la boutique du giletier que disparaît à jamais d'un
salon telle personne intime, qu'on recevait tous les jours et avec qui,
pour une raison ou pour une autre, on s'est brouillé ou qu'on tient à
cacher et qu'on ne fréquente qu'au dehors. M. de Charlus fut satisfait
de la disparition de «payer le thé». Il y vit une preuve de son
ascendant sur Morel et l'effacement de la seule petite tache à la
perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de son espèce,
tout en étant sincèrement l'ami de Morel et de sa presque fiancée,
l'ardent partisan de leur union, il était assez friand du pouvoir de
créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, en dehors et
au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu'eût été son
frère.
Morel avait dit à M. de Charlus qu'il aimait la nièce de Jupien,
voulait l'épouser, et il était doux au baron d'accompagner son jeune
ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,
indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.
Mon opinion personnelle est que «payer le thé» venait de Morel
lui-même, et que par aveuglement d'amour la jeune couturière avait
adopté une expression de l'être adoré, laquelle jurait par sa laideur
au milieu du joli parler de la jeune fille. Ce parler, ces charmantes
manières qui s'y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient
que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient
en amie, l'invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la
petite n'acceptant du reste qu'avec la permission du baron de Charlus et
les soirs où cela lui convenait. «Une jeune couturière dans le
monde? » dira-t-on, quelle invraisemblance. Si l'on y songe, il n'était
pas moins invraisemblable qu'autrefois Albertine vînt me voir à
minuit, et maintenant vécût avec moi. Et ç'eût peut-être été
invraisemblable d'une autre, mais nullement d'Albertine, sans père ni
mère, menant une vie si libre qu'au début je l'avais prise à Balbec
pour la maîtresse d'un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée
Mme Bontemps qui, déjà, chez Mme Swann, n'admirait chez sa nièce que
ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela
pouvait la débarrasser d'elle en lui faisant faire un riche mariage où
un peu de l'argent irait à sa tante (dans le plus grand monde, des
mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire à
leur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunes
époux, acceptent des fourrures, une automobile, de l'argent d'une
belle-fille qu'elles n'aiment pas et qu'elles font recevoir).
Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je ne
trouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce de Jupien
étant une exception ne peut encore le laisser prévoir, une hirondelle
ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toute petite situation de
la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel,
car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement
il trouvait «plutôt bête» cette jeune fille mille fois plus
intelligente que lui, peut-être seulement parce qu'elle l'aimait, mais
encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières
déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la
recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n'était
pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des
bourgeoises riches, élégantes, d'esprit assez libre pour trouver qu'on
ne se déshonore pas en recevant une couturière, d'esprit assez esclave
aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que
son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir
tous les jours.
Rien ne plaisait mieux que l'idée de ce mariage au baron, lequel
pensait qu'ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la
nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une «faute». Et M. de
Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n'aurait pas été fâché
de le confier à son ami qui eût été furieux et de semer ainsi la
zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait
à un grand nombre de personnes bonnes qui font les éloges d'un tel ou
d'une telle, pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme
du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient
capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait
d'aucune insinuation, et pour deux causes. «Si je lui raconte, se
disait-il, que sa fiancée n'est pas sans tache, son amour-propre sera
froissé, il m'en voudra. Et puis, qui me dit qu'il n'est pas amoureux
d'elle? Si je ne dis rien, ce feu de paille s'éteindra vite, je
gouvernerai leurs rapports à ma guise, il ne l'aimera que dans la
mesure où je le souhaiterai. Si je lui raconte la faute passée de sa
promise, qui me dit que mon Charlie n'est pas encore assez amoureux pour
devenir jaloux. Alors je transformerai par ma propre faute un flirt sans
conséquence et qu'on mène comme on veut, en un grand amour, chose
difficile à gouverner. » Pour ces deux raisons M. de Charlus gardait un
silence qui n'avait que les apparences de la discrétion, mais qui, par
un autre côté, était méritoire, car se taire est presque impossible
aux gens de sa sorte.
D'ailleurs la jeune fille était délicieuse, et M.
