Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j’avais si souvent
rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en
dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination
qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de ce
qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire: «Glorieux dès avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur
leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de
Brabant.
rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en
dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination
qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de ce
qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire: «Glorieux dès avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur
leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de
Brabant.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Cet automne-là tout
occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et
avec les fermiers, mes parents n’ayant guère de loisir pour faire des
sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me
laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé
dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais
d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses
rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on
n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien
à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions
de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné
de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix
spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis
sûr que dans un livre--et en cela j’étais bien moi-même comme
Françoise--cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le
portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que
Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter
qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire
que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme, malgré
ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût
pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune
peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre.
Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées
confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de
ne pas savoir répondre à mes théories et disait: «Je ne sais pas
m’esprimer», je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: «Elle était
tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit
à la parentèse», je haussais les épaules et je me disais: «Je suis
bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils»,
adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes
dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la
méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une
des scènes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que je
les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand
j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon
plaid sur mes épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps
de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation
et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on
lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville,
les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de
parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les
uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui
n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un
lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus
aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions
de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en
le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous
apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce
que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fût
le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que
c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus
broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la
première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression
habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels
j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le
jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le
soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse
reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la
cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se
promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les
herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes
de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer
au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec
l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans
la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure
rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant
sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du
ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie
refermé: «Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon
devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de
voir plus clair dans mon ravissement.
Et c’est à ce moment-là encore,--grâce à un paysan qui passait, l’air
déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il
faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans
chaleur à mes «beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher»,--que
j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément,
dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois
qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le
camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se
livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le
laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec
tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus
propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à
apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient
sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une
autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le
désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer
dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le
rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très
différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un
degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite
de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet
rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville
où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait
seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était
eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers
eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante,
inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait
pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les
charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des
arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son
baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au
contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les
domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est
qu’aussi,--comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la
nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions
abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde,
à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous
trouvons--la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un
exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit
nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui
n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux,
plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît
aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas.
J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville,
d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de
Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins
vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise
les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une
paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je
n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée
dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon
imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une
paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor
caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de
feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale
d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure
permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du
pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les
caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une
sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par
une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où on ne
l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes
différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à
une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les
instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il
n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le
but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du
trouble préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme à un
plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à elle; car on ne
pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu,
immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où
il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards,
les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît
surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa
touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits,
au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que
je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers
désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau
de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques
du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se
suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et
que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme
celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain,
tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes
regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la
paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec
mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle.
Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière
lequel elle allait surgir et venir à moi; l’horizon scruté restait
désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention
s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient
recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n’était plus
d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de
Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que
s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand,
ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans
mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de
reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de
moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et
s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler? Il me
semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou; je cessais de croire
partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les
désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient
pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils
n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors
perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie
qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon
sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure
alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du
sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le
souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma
vie. C’était par un temps très chaud; mes parents qui avaient dû
s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard
que je voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où
j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à
l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là
où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir
M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me
lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître,
car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle
était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune
fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien
et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était
entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements
sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les
buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je
m’étais caché là pour l’épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous
n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une
vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur;
mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste
fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère
et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les
souffrances que celle-ci lui avait causées; elle revoyait le visage
torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait
qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son
œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de
piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien
qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne
méprisions pas parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient
été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui
pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire,
quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient
inconnus; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore
auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de
bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand elle évoquait toute
cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle
éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui
autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords
d’avoir à peu près tué son père. «Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère,
il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire.
Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui
venir que d’elle. »
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit
portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où
retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle
se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur
laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis
à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents.
Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses
deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa
comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle
semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin
d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de
son cœur s’en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma
les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était
la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la
familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques
scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer
les volets et de n’y pas réussir.
--«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie.
--«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit
ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres
qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion
elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard
que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait
tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement:
--«Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est
assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des
yeux vous voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle
taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la
pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même
une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un
soudard fruste et vainqueur.
--«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette
campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?
Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux
malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un
texte, qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle
s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait ce n’en est
que meilleur. »
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible
ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la
scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle
pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la
fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait
que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa
bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé
où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et
s’entremêlait de: «tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as
pas envie d’être seule et de lire? »
--«Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir»,
finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait
entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son
amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles
se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches
comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.
Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur
laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle
Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas
sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer:
--«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa
place. »
Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon
père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans
doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses
liturgiques:
--«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter.
Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau,
s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. »
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons,
voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent
dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu
lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne
pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie
cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait
du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les
genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme
elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices
qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant
à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit
la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec
cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle
avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction
dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.
--«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur? »
dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.
--«Oh! tu n’oserais pas. »
--«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça? » dit l’amie avec une
brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las,
gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la
fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que
pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce
qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à
cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon
cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à
fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du
mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer
réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c’est
à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la
lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la
vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de
sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que
ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père
mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite aurait
de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à
elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence,
dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans
doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal,
ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne
lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se
distinguerait même pas d’elle; et la vertu, la mémoire des morts, la
tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de
l’espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque
chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent
à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants
qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à
avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien
elle l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y
réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce
qu’elle me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle
profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui
avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui
interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie,
une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le
connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le
mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable;
c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle
s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui
le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie
n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au
moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des
regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués
avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en
effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père.
Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si
extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si
elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms
qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une
autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était
longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on
semblait entrer dans une série de beaux jours; quand Françoise
désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les «pauvres
récoltes», et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la
surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant: «Ne dirait-on
pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir
pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur
la mer»; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner:
«Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On
partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et
on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes
passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me
semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité
revêche, et qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où
sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces
architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un
jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur
roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au XIIe
siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions, des données plus précises que n’en ont généralement
les restaurateurs: quelques images conservées par ma mémoire, les
dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à
être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon
enfance; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes,--si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions--comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus
aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l’Oiseau
flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe
siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque
contestation avec leurs fermiers, pour une question d’hommage. On
gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de
Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute
la journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau et
si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle
rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il
contenait et que le clocher avec l’exactitude indolente et soigneuse
d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement--pour
exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y
avait lentement et naturellement amassées--de presser, au moment voulu,
la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait
presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la
maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de
notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau
temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de
grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui
se promenait déjà en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues,
accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de
primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu
laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle
tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de
halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un
noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris
racine. A Combray où je savais quelle individualité de maréchal
ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du
suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule
personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait
connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous
passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe
de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans
le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs
pieds; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés
jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient
semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens
comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce côté le cours de la
Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et
des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de
tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où
jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait
Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt,
toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était
enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de
l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux
récréations;--passé presque descendu dans la terre, couché au bord de
l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à
songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville
d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son
visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les
boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient
choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir
que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée,
jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile
beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage
je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur
joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a
bien des siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au village,
contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau,
fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme
certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité
populaire, un poétique éclat d’orient.
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la
rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux
flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un
plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image
de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles
n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite
dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où
les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard
avec des lignes; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions
du goûter; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient
suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se
solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards
inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution,
invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a
d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel
il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que
comme un bac actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour
retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la
double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait,
s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension
jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait
sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant
mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde
sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la
retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation,
faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon
grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement
au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se
croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours;
pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne
font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur
diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar,
pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de
Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les
particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile,
s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus
vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont
l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui
s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant
fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables
jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très
boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui
était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous
rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu
d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée
et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords.
Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins
lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en
enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme
après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses
mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé
aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la
julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis
qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une
véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins
qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et
glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce
parterre céleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur
plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes;
et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas
le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il
s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a
de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux,--avec ce qu’il y
a d’infini,--dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein
ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai
vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un
rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos,
la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la
dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de
lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel
férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressée par
l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration
anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions
longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où
parvenaient jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et
métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne
s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si
longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs
lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une
maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du
monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le
visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui
sans doute était venue, selon l’expression populaire «s’enterrer» là,
goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui
dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans
la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque
amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont
avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que
jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien
dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir
n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son
renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait
pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne
l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade
sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains
résignées de longs gants d’une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter
jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent pensé et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que
j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient
dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray,
que le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de
la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais
non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant
souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient
des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils
étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque
fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en
tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le
«Couronnement d’Esther» de notre église, tantôt de nuances changeantes
comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert
chou au bleu prune selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite
ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme
l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes,
que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou
faisait monter au plafond,--enfin toujours enveloppés du mystère des
temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la
lumière orangée qui émane de cette syllabe: «antes». Mais si malgré
cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres
réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale se
distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en
elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce «côté de
Guermantes» ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses
grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne
portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes,
mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de
vaincre leurs anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des
mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de
Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas.
Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur
personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et
pieuse tristesse qui était spéciale à Combray; propriétaires de la
ville, mais non d’une maison particulière, demeurant sans doute
dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de
Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire
que l’envers de laque noire, si je levais la tête quand j’allais
chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant
de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres.
Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me
semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile,
que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par
un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol
imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes,
changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le
docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives
qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes
m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice; tout le jour
elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main,
en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait
le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles
violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui
dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces
rêves m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain,
il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me
le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une
signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de
fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention,
je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie
cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour
arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en
place qu’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise
m’avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la
vie et de la mort, à faire retarder d’un an pour notre maison, seule
de tout le quartier, les travaux de «ravalement», à obtenir du
ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,
l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance, dans
la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu
d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si
j’avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop
d’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles
lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou
ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans
danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du
retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la guérison;
peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans
mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs,
n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle
par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le
Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain
de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes parents
s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma
vie actuelle au lieu de me sembler une création artificielle de mon
père et qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire
comme comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre
laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais
pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il me semblait
alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je
vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais
seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire.
Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les
encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime,
immédiat, que j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes
les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un
méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa
conscience.
Un jour ma mère me dit: «Puisque tu parles toujours de Mme de
Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a
quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa
fille. Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie. » C’était du reste par
le docteur Percepied que j’avais le plus entendu parler de Mme de
Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d’une revue
illustrée où elle était représentée dans le costume qu’elle portait à
un bal travesti chez la princesse de Léon.
Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le
suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une
dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton
au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge,
comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine
perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait
montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en
elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans
les mêmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le
docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de
Guermantes, je me dis: cette dame ressemble à Mme de Guermantes; or la
chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais,
sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des
alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je
me rappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la famille de
Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à
Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour
où elle devait justement venir, dans cette chapelle: c’était elle! Ma
déception était grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais
pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la
représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail, dans
un autre siècle, d’une autre matière que le reste des personnes
vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une figure
rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de ses joues me
fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que
le soupçon m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que
cette dame en son principe générateur, en toutes ses molécules,
n’était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes,
mais que son corps, ignorant du nom qu’on lui appliquait, appartenait
à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins
et de commerçants. «C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes! »
disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette
image qui naturellement n’avait aucun rapport avec celles qui sous le
même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes
songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres
arbitrairement formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux
pour la première fois il y a un moment seulement, dans l’église; qui
n’était pas de la même nature, n’était pas colorable à volonté comme
elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe,
mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui
s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois
de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la
robe de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la
présence matérielle d’une actrice vivante, là où nous étions
incertains si nous n’avions pas devant les yeux une simple projection
lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux
perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’était eux
qui l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la première
encoche, au moment où je n’avais pas encore le temps de songer que la
femme qui apparaissait devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur
cette image toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer
l’idée: «C’est Mme de Guermantes» sans parvenir qu’à la faire
manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés par un
intervalle.
Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j’avais si souvent
rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en
dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination
qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de ce
qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire: «Glorieux dès avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur
leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de
Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des
personnes qui sont ici. »
Et--ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage
par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se
promener seuls loin de lui--pendant que Mme de Guermantes était assise
dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards
flânaient çà et là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même
sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de
soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient.
Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme elle restait immobile,
assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces espiègles et
les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouent et interpellent
des personnes qu’elle ne connaît pas, il me fût impossible de savoir
si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, le
vagabondage de ses regards.
Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la
regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je
considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas
mes yeux d’elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement
emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent,
des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient
autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son
visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées
que j’y rapportais--et peut-être surtout, forme de l’instinct de
conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a
toujours de ne pas avoir été déçu,--la replaçant (puisque c’était une
seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais
évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue
pure et simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je
m’irritais en entendant dire autour de moi: «Elle est mieux que Mme
Sazerat, que Mlle Vinteuil», comme si elle leur eût été comparable. Et
mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à
l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler
d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement
incomplet: «Qu’elle est belle! Quelle noblesse! Comme c’est bien une
fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai
devant moi! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais son visage
l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie,
il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y
assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand
je lui demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle,
je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie
qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et
d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de
tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais
dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne
ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste
elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de
simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés
d’une signification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît,
mais seulement laisser ses pensées distraites s’échapper incessamment
devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir,
elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces petites
gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je
revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le
doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le
destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un
sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de
ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la
quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait
laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de
soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me
dis: «Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus que je lui
plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté
l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à
Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire
pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme
j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle ne
pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire
qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que
nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient
comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m’eût
dédiée; et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute
sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de
géranium aux tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la
solennité et sur lesquels s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et
ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette
sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie
qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de
Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au
son de la trompette l’épithète de délicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il
me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de
dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un
écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je
restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant souffrir, que
pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition
devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux
vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent
m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces
préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un
coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin
me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient,
et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au delà de ce que je
voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré
mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela
se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à
tâcher d’aller avec ma pensée au delà de l’image ou de l’odeur. Et
s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je
cherchais à les retrouver, en fermant les yeux; je m’attachais à me
rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans
que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à
s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle.
Certes ce n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me
rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain
et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier
dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné,
l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de
l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque
fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre
littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que
m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur--de
tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne
tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de
me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur
mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement
la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et
qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et
ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus
de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum,
bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le
revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme
les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je
rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui
préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre
chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre
les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets
qu’on m’avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un toit, un son
de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous
lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je
n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois
pourtant,--où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa
durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à
mi-chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur
Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus
et fait monter avec lui,--j’eus une impression de ce genre et ne
l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avait fait monter
près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait
encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à Martinville-le-Sec
chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que nous
l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce
plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les
deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant
et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient
l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé
d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus
élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de
leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je
n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était
derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils
semblaient contenir et dérober à la fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu
nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants
après, nous nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne
savais pas la raison du plaisir que j’avais eu à les apercevoir à
l’horizon et l’obligation de chercher à découvrir cette raison me
semblait bien pénible; j’avais envie de garder en réserve dans ma tête
ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il
est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraient allés
à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que
j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils
m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis
causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes,
je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore
les clochers qu’un peu plus tard, j’aperçus une dernière fois au
tournant d’un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer,
ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre
compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus
une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula
en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure
éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte
d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme
nous étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les
aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà
couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis
ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase,
puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que
cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je
composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience
et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai
retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire subir que peu de
changements:
«Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase
campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.
Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en face d’eux par une
volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait
rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les
trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois
oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil.
Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les
clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du
couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer
et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je
pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout
d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et
ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le
temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes
notre route; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de
temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes
avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses
clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs
cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de
direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et
disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà
près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une
dernière fois de très loin qui n’étaient plus que comme trois fleurs
peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me
faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende,
abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis
que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur
chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles
silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un
derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule
forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit. » Je ne
repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du
siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus
fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait
si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient
derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je
venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au
plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de
pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide
de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de
se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur
le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez
distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et
à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus qu’à
prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés appartenant
chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui
y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le
dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à
battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et
que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de
Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me
coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table
comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir
dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi
distincte de la zone, où je m’élançais avec joie il y avait un moment
encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par
une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau
voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au
noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure
m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux,
j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement
ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour
pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,
je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui
n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la
pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au
lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma
fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans
plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma
mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à
distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines
périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant
chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais si
extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication
entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter
dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour
moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses
vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de
péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie
intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et
les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous
ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la
découverte; mais c’était sans le savoir; et elles ne datent pour nous
que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les
fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil,
tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner
leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand
ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet
enfant qui rêvait,--comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans
la foule,--ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que
ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d’aubépine
qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront
bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une
bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et
qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur
faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les
chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le
souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage
amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il
flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je
puisse dire de quel pays, de quel temps--peut-être tout simplement de
quel rêve--il vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds
de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je
m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de
Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis
que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait
connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me
donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi,
soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on
me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de
vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa
rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à
tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où
j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en
canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au
milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les
aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer
encore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur,
au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon
cœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les
lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne
le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait
d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus
que le soir en rentrant,--à l’heure où s’éveillait en moi cette
angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais
inséparable de lui--, je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une
mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que
ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette
paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis
puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et
qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser
celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée,
sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,--c’est que ce
fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait
au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et
que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est
le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu
éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée
de l’allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les
rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des
pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves,
l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et
que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien
que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté
de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à
bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu
revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce
qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à
croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de
voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de
mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils
leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus
qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification
qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux
gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté
de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à
travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et
persistants lilas.
. . .
C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de
Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi
dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur--ce qu’on
aurait appelé à Combray le «parfum»--d’une tasse de thé, et par
association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté
cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann
avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails
plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y
a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble
impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une
autre--tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été
tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient
plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre
eux,--entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum,
puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui
je les avais appris-- sinon des fissures, des failles véritables, du
moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines
roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine,
d’âge, de «formation».
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était
dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle
chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour
de moi dans l’obscurité, et,--soit en m’orientant par la seule mémoire,
soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au
pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée--, je l’avais
reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un
tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux
portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place
habituelle. Mais à peine le jour--et non plus le reflet d’une dernière
braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui--traçait-il
dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et
rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire
place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se
sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant
le mur mitoyen du couloir; une courette régnait à l’endroit où il y a
un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que
j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures
entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle
signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.
DEUXIÈME PARTIE
UN AMOUR DE SWANN
Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan»
des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était
nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des
articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette
année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être permis de savoir
jouer Wagner comme ça! », «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et
que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute
«nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que
les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses
comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet
égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine
et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres
salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen
et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à
l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter
successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque
uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même
vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche
et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé
volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde,
Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste, laquelle devait
avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de
qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan
et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux
pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les
faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la
cocotte eussent dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n’invitaient pas à dîner: on avait chez eux «son couvert
mis». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste
jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait
personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour les amis, vivent les
camarades! » Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie
ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop
d’impression. «Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine? Vous savez
bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui
m’attend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne! »
S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur
peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une
grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde», Mme Verdurin
surtout, à qui,--tant elle avait l’habitude de prendre au propre les
expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,--le docteur
Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa
mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.
L’habit noir était défendu parce qu’on était entre «copains» et pour
ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste
et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement
possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire
connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des
charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun
étranger au petit «noyau».
Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place
dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout
ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois
d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la
maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur
Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner
auprès d’un malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela
lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le
déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin
vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le
commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles
«lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du
pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère
à elle:
--«Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme
Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en
province! »
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:
--«Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement
le vendredi saint comme un autre jour? » dit-elle à Cottard la première
année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse.
Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il
n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule.
--«Je viendrai le vendredi saint. . . vous faire mes adieux car nous
allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne. »
--«En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine,
grand bien vous fasse! »
Et après un silence:
--«Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser
cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables. »
De même si un «fidèle» avait un ami, ou une «habituée» un flirt qui
serait capable de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui ne
s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez
eux, l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient: «Eh bien!
amenez-le votre ami. » Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il
était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était
susceptible d’être agrégé au «petit clan». S’il ne l’était pas on
prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le «nouveau» devenait à son tour un fidèle. Aussi quand
cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait
fait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il
serait très heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il
séance tenante la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis
qu’après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à
exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de
grandes ressources d’ingéniosité. )
--Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait
te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu?
--«Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite
perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis,
je vous dis que vous êtes une perfection. »
--«Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage,
et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas «fishing for
compliments».
--«Eh bien! amenez-le votre ami, s’il est agréable. »
Certes le «petit noyau» n’avait aucun rapport avec la société où
fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était
pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour
se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les
femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles
de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre,
il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des
titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain,
que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée
de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une
situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de
Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie.
Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont
il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût
lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière
mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de
son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller
les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour
l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller,
aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le
nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout
si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un
autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître
bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un
homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts
des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués
depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que
diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et
négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand
il était devant une femme de chambre.
Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment
résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché
à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur
présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés
jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute
de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les
divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme.
Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il
passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait
d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez
vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en
rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui
rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres
qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression,
glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair
saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de
ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se
présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore
connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir qu’elle avait
fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu
connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le
rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un
aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de
visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des
vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations,
mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de
nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes
démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui
n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau,
il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que
de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé
depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en
avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en
réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation
télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses
intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait
un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même,
après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de
rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à
cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et
qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que
cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes
d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la «Vie» contient
des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les
romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus
affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, qu’il
s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui
arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il
avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle était la sœur
d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous
les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu
complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le
conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.
Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de
vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il
était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à
lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de
recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de
recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté
diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les
prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les
maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis
souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à
m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout
autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon
grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma
naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit
longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe
l’écriture de son ami, s’écriait: «Voilà Swann qui va demander quelque
chose: à la garde! » Et soit méfiance, soit par le sentiment
inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux
gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il
leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait
tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois
que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors
que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien
inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de
faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là
s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec
satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il
était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les
quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir
mais regardait ma grand’mère en fredonnant:
«QUEL EST DONC CE MYSTÈRE
JE NE PUIS RIEN COMPRENDRE. »
ou:
«VISION FUGITIVE. . . »
ou:
«DANS CES AFFAIRES
LE MIEUX EST DE NE RIEN VOIR. »
Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de
Swann: «Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup? » la figure de
l’interlocuteur s’allongeait: «Ne prononcez jamais son nom devant
moi! »--«Mais je croyais que vous étiez si liés. . . » Il avait été ainsi
pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant
presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans
avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère
allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l’office elle trouva
une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de
la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter
Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au
moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine
ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une
situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le
monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite
particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée.
«Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que
c’est le jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans
les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses
dîners hebdomadaires, son poker; chaque soir, après qu’un léger
crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de
quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une
fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à
dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa coterie; et alors,
pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la mode pour qui
il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver là, lui
prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à
cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la
matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y
jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé
un nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts,
avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue
d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y
efforcer, trouvés charmants, en revanche quand un jour au théâtre il
fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui
avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait
peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus
difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir
fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle
était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de
beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir,
lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme
tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont
l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un
profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop
saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si
grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le
reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise
mine ou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette
présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir
ses collections qui l’intéressaient tant, «elle, ignorante qui avait
le goût des jolies choses», disant qu’il lui semblait qu’elle le
connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans «son home» où elle
l’imaginait «si confortable avec son thé et ses livres», quoiqu’elle
ne lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartier qui devait
être si triste et «qui était si peu smart pour lui qui l’était tant».
Et après qu’il l’eut laissée venir, en le quittant elle lui avait dit
son regret d’être restée si peu dans cette demeure où elle avait été
heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s’il avait été pour elle
quelque chose de plus que les autres êtres qu’elle connaissait et
semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d’union
romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge déjà un peu désabusé
dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux
pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce
rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première
jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni
en revanche par une association d’idées si forte, qu’il peut en
devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de
posséder le cœur de la femme dont on était amoureux; plus tard sentir
qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre
amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout
dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté
d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître--l’amour
le plus physique--sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A
cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par
l’amour; il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et
fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide,
nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant
un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les
autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière,
nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début--rempli par
l’admiration qu’inspire la beauté--, pour en trouver la suite. Et si
elle commence au milieu,--là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle
de n’exister plus que l’un pour l’autre--, nous avons assez l’habitude
de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au
passage où elle nous attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et
sans doute chacune d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il
éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié
les particularités dans l’intervalle, et qu’il ne s’était rappelé ni
si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané; il regrettait, pendant
qu’elle causait avec lui, que la grande beauté qu’elle avait ne fût
pas du genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il faut
d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus
proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie
et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait,
alors, prolongés en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en
mèches folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était
admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité
(à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de
Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en
saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en
pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des
doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces
différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés,
les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la
fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne
qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés
de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais
ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que
l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop
de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui
avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de
revenir; il se rappelait l’air inquiet, timide avec lequel elle
l’avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les
regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une
imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet
de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de
paille blanche, à brides de velours noir. «Et vous, avait-elle dit,
vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé? » Il avait
allégué des travaux en train, une étude--en réalité abandonnée depuis
des années--sur Ver Meer de Delft. «Je comprends que je ne peux rien
faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui
avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l’aréopage.
Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme
cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux
papiers, avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que
prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer
sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la
cuisine en «mettant elle-même les mains à la pâte». «Vous allez vous
moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait
parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui; vit-il
encore? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je
puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a
sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent
toujours en train de réfléchir, me dire: voilà, c’est à cela qu’il est
en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux!
occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et
avec les fermiers, mes parents n’ayant guère de loisir pour faire des
sorties que le temps d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me
laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé
dans un grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais
d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses
rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit de qui on
n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rien
à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions
de la mort de ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné
de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de voix
spécial pour parler d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis
sûr que dans un livre--et en cela j’étais bien moi-même comme
Françoise--cette conception du deuil d’après la Chanson de Roland et le
portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sympathique. Mais dès que
Françoise était auprès de moi, un démon me poussait à souhaiter
qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire
que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme, malgré
ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût
pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune
peine, propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre.
Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées
confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de
ne pas savoir répondre à mes théories et disait: «Je ne sais pas
m’esprimer», je triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et
brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait: «Elle était
tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu’on doit
à la parentèse», je haussais les épaules et je me disais: «Je suis
bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils»,
adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes
dont ceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la
méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une
des scènes vulgaires de la vie.
Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que je
les faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand
j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon
plaid sur mes épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps
de garder l’immobilité, mais qui s’était chargé sur place d’animation
et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on
lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs des
maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de Roussainville,
les buissons auxquels s’adosse Montjouvain, recevaient des coups de
parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux, qui n’étaient, les
uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaient et qui
n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un
lent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus
aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions
de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en
le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui ne nous
apprend pas à le connaître. Quand j’essaye de faire le compte de ce
que je dois au côté de Méséglise, des humbles découvertes dont il fût
le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que
c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, près du talus
broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la
première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression
habituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels
j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le
jardinier de M. Vinteuil serrait ses instruments de jardinage, le
soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l’averse
reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la
cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se
promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les
herbes folles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes
de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer
au gré de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec
l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait dans
la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure
rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait attention. Et voyant
sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du
ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie
refermé: «Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon
devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher de
voir plus clair dans mon ravissement.
Et c’est à ce moment-là encore,--grâce à un paysan qui passait, l’air
déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il
faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans
chaleur à mes «beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher»,--que
j’appris que les mêmes émotions ne se produisent pas simultanément,
dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois
qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de causer, le
camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait justement de se
livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu’on le
laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mes parents avec
tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus
propres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à
apprendre une peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient
sévèrement au moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une
autre que je ne savais pas en départager nettement, causée par le
désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer
dans mes bras. Né brusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le
rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées très
différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un
degré supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite
de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet
rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville
où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de son bois, au
clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait
seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’était
eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers
eux plus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante,
inconnue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait
pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les
charmes de la nature, en retour, élargissaient ce que celui de la
femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la beauté des
arbres c’était encore la sienne et que l’âme de ces horizons, du
village de Roussainville, des livres que je lisais cette année-là, son
baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au
contact de ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les
domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus de limites. C’est
qu’aussi,--comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la
nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notions
abstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde,
à l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous
trouvons--la passante qu’appelait mon désir me semblait être non un
exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit
nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui
n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus précieux,
plus important, doué d’une existence plus réelle que cela ne paraît
aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas.
J’avais le désir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville,
d’une pêcheuse de Balbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de
Balbec. Le plaisir qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins
vrai, je n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise
les conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une
paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que je
n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvée
dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me
donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon
imagination. Mais errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une
paysanne à embrasser, c’était ne pas connaître de ces bois le trésor
caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de
feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante locale
d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure
permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profonde du
pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les
caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une
sorte particulière et dont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par
une autre qu’elle), que j’étais pour longtemps encore à l’âge où on ne
l’a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes
différentes avec lesquelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à
une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les
instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il
n’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le
but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du
trouble préalable qu’on ressent. A peine y songe-t-on comme à un
plaisir qu’on aura; plutôt, on l’appelle son charme à elle; car on ne
pense pas à soi, on ne pense qu’à sortir de soi. Obscurément attendu,
immanent et caché, il porte seulement à un tel paroxysme au moment où
il s’accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards,
les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous apparaît
surtout à nous-même comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa
touchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits,
au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que
je lui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son
village, comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers
désirs, quand au haut de notre maison de Combray, dans le petit
cabinet sentant l’iris, je ne voyais que sa tour au milieu du carreau
de la fenêtre entr’ouverte, pendant qu’avec les hésitations héroïques
du voyageur qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se
suicide, défaillant, je me frayais en moi-même une route inconnue et
que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace naturelle comme
celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles du cassis sauvage qui se
penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain,
tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes
regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller
jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs; jamais ne s’y trouvait la
paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avec
mon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle.
Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière
lequel elle allait surgir et venir à moi; l’horizon scruté restait
désert, la nuit tombait, c’était sans espoir que mon attention
s’attachait, comme pour aspirer les créatures qu’ils pouvaient
recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n’était plus
d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres du bois de
Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que
s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand,
ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans
mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de
reprendre le chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de
moins en moins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et
s’y fût-elle trouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler? Il me
semblait qu’elle m’eût considéré comme un fou; je cessais de croire
partagés par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les
désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient
pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créations purement
subjectives, impuissantes, illusoires, de mon tempérament. Ils
n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors
perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie
qu’un cadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon
sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de
Montjouvain, quelques années plus tard, impression restée obscure
alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me suis faite du
sadisme. On verra plus tard que, pour de tout autres raisons, le
souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma
vie. C’était par un temps très chaud; mes parents qui avaient dû
s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard
que je voudrais; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où
j’aimais revoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à
l’ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là
où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé voir
M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je voulus me
lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître,
car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et seulement quand elle
était encore une enfant, tandis qu’elle commençait d’être une jeune
fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques
centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu le mien
et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était
entr’ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements
sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer les
buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire que je
m’étais caché là pour l’épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous
n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une
vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur;
mais elle la plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste
fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d’abord par les soins de mère
et de bonne d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les
souffrances que celle-ci lui avait causées; elle revoyait le visage
torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait
qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son
œuvre des dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de
piano, d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien
qu’ils n’avaient guère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne
méprisions pas parce qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient
été la raison de vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui
pour la plupart pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire,
quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient
inconnus; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore
auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement à un avenir de
bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand elle évoquait toute
cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle
éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui
autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords
d’avoir à peu près tué son père. «Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère,
il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire.
Le recevra-t-il après sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui
venir que d’elle. »
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit
portrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où
retentit le roulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle
se jeta sur un canapé, et tira près d’elle une petite table sur
laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait mis
à côté de lui le morceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents.
Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses
deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa
comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle
semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être
importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-être mieux être loin
d’elle sur une chaise, elle se trouva indiscrète, la délicatesse de
son cœur s’en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma
les yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l’envie de dormir était
la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la
familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je
reconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques
scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer
les volets et de n’y pas réussir.
--«Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud,» dit son amie.
--«Mais c’est assommant, on nous verra», répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit
ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres
qu’elle avait en effet le désir d’entendre, mais que par discrétion
elle voulait lui laisser l’initiative de prononcer. Aussi son regard
que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait
tant à ma grand’mère, quand elle ajouta vivement:
--«Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est
assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des
yeux vous voient. »
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle
taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la
pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même
une vierge timide et suppliante implorait et faisait reculer un
soudard fruste et vainqueur.
--«Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cette
campagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi?
Ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux
malicieux et tendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un
texte, qu’elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle
s’efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait ce n’en est
que meilleur. »
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible
ignorait quelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la
scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle
pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la
fille vicieuse qu’elle désirait d’être, mais les mots qu’elle pensait
que celle-ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa
bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé
où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et
s’entremêlait de: «tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tu n’as
pas envie d’être seule et de lire? »
--«Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir»,
finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait
entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son
amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et elles
se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches
comme des ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux.
Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le
corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur
laquelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano. Mlle
Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n’attirait pas
sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement
de le remarquer:
--«Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a
pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa
place. »
Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon
père à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans
doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui
répondit par ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses
liturgiques:
--«Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter.
Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau,
s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe. »
Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: «Voyons,
voyons», qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent
dictées par l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu
lui causer (évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était
habituée, à l’aide de quels sophismes? à faire taire en elle dans ces
minutes-là), mais parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne
pas se montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son amie
cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre,
paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une forme
particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse
qu’elle cherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait
du plaisir qu’elle éprouverait à être traitée avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les
genoux de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser comme
elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices
qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant
à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité. Son amie lui prit
la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec
cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle
avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction
dans la vie si triste maintenant de l’orpheline.
--«Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur? »
dit-elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne
pus entendre.
--«Oh! tu n’oserais pas. »
--«Je n’oserais pas cracher dessus? sur ça? » dit l’amie avec une
brutalité voulue.
Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las,
gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer les volets et la
fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que
pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce
qu’après la mort il avait reçu d’elle en salaire.
Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à
cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon
cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à
fait tort. Certes, dans les habitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du
mal était si entière qu’on aurait eu de la peine à la rencontrer
réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c’est
à la lumière de la rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la
lampe d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu que pour
elle; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un fondement dans la
vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de
sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussi cruels que
ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de son père
mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’un
symbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite aurait
de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à
elle qui ferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence,
dans le cœur de Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans
doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal,
ce qu’une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne
lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se
distinguerait même pas d’elle; et la vertu, la mémoire des morts, la
tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le culte, elle ne
trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiques de
l’espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement sentimentaux, si
naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque
chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent
à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants
qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à
avoir eu un moment l’illusion de s’être évadés de leur âme scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien
elle l’eût désiré en voyant combien il lui était impossible d’y
réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce
qu’elle me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux
professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu’elle
profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait
entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement, c’était la
ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’il lui
avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité qui
interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie,
une mentalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le
connaître comme quelque chose de très différent des nombreux devoirs
de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le
mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui semblait agréable;
c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme chaque fois qu’elle
s’y adonnait il s’accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui
le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse, elle
finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie
n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au
moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins
avait-elle le plaisir d’embrasser sur son visage, des sourires, des
regards, feints peut-être, mais analogues dans leur expression
vicieuse et basse à ceux qu’aurait eus non un être de bonté et de
souffrance, mais un être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait
s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués
avec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en
effet ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père.
Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si
extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer, si
elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette
indifférence aux souffrances qu’on cause et qui, quelques autres noms
qu’on lui donne, est la forme terrible et permanente de la cruauté.
S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une
autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était
longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on
semblait entrer dans une série de beaux jours; quand Françoise
désespérée qu’il ne tombât pas une goutte d’eau pour les «pauvres
récoltes», et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la
surface calme et bleue du ciel s’écriait en gémissant: «Ne dirait-on
pas qu’on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en
montrant là-haut leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir
pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blés seront poussés,
alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans
discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur
la mer»; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner:
«Demain s’il fait le même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On
partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et
on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle
aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux ou trois guêpes
passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d’où me
semblaient dériver ses particularités curieuses et sa personnalité
revêche, et qu’on chercherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où
sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces
architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver sous un
jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d’un chœur
roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait être au XIIe
siècle) ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et
«restitue» la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces
reconstitutions, des données plus précises que n’en ont généralement
les restaurateurs: quelques images conservées par ma mémoire, les
dernières peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à
être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps de mon
enfance; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes,--si on peut comparer un obscur portrait à ces
effigies glorieuses dont ma grand’mère aimait à me donner des
reproductions--comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de
Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus
aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.
On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l’Oiseau
flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe
siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque
contestation avec leurs fermiers, pour une question d’hommage. On
gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de
Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute
la journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau et
si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non qu’elle
rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait de ce qu’il
contenait et que le clocher avec l’exactitude indolente et soigneuse
d’une personne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement--pour
exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y
avait lentement et naturellement amassées--de presser, au moment voulu,
la plénitude du silence.
Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait
presque tout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la
traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la
maison, sur une passerelle dite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de
notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s’il faisait beau
temps, je courais jusque-là, voir dans ce désordre d’un matin de
grande fête où quelques préparatifs somptueux font paraître plus
sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui
se promenait déjà en bleu-ciel entre les terres encore noires et nues,
accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt et de
primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu
laissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle
tenait dans son cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de
halage qui à cet endroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un
noisetier sous lequel un pêcheur en chapeau de paille avait pris
racine. A Combray où je savais quelle individualité de maréchal
ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du
suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule
personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait
connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand nous
passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe
de me taire pour ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans
le sentier de halage qui dominait le courant d’un talus de plusieurs
pieds; de l’autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés
jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient
semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens
comtes de Combray qui au moyen âge avait de ce côté le cours de la
Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermantes et
des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragments de
tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’où
jadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait
Novepont, Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt,
toutes terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray était
enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les enfants de
l’école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux
récréations;--passé presque descendu dans la terre, couché au bord de
l’eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à
songer, me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville
d’aujourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par son
visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à demi sous les
boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ils avaient
choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il,
que ne pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir
que leur vue me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée,
jusqu’à ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile
beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage
je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur
joli nom de Princes de contes de fées français, venus peut-être il y a
bien des siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au village,
contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau,
fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme
certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité
populaire, un poétique éclat d’orient.
Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la
rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois «contenant» aux
flancs transparents comme une eau durcie, et «contenu» plongé dans un
plus grand contenant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image
de la fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles
n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en fuite
dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans consistance où
les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le
palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard
avec des lignes; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions
du goûter; j’en jetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient
suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car l’eau se
solidifiait aussitôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards
inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution,
invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en a
d’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel
il était placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que
comme un bac actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour
retourner à celle d’où il était venu, refaisant éternellement la
double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait,
s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension
jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait
sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autant
mieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde
sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la
retrouvais de promenade en promenade, toujours dans la même situation,
faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels mon
grand-père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement
au cours des années le spectacle des habitudes bizarres qu’ils se
croient chaque fois à la veille de secouer et qu’ils gardent toujours;
pris dans l’engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les
efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pour en sortir ne
font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur
diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar,
pareil aussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier,
qui se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de
Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les
particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile,
s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au plus
vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont
l’accès était ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui
s’y était complu à des travaux d’horticulture aquatique, faisant
fleurir, dans les petits étangs que forme la Vivonne, de véritables
jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très
boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui
était habituellement d’un vert sombre mais que parfois, quand nous
rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux, j’ai vu
d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnée
et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une
fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords.
Plus loin, les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins
lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en
enroulements si gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme
après l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses
mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé
aux espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la
julienne, lavés comme de la porcelaine avec un soin domestique, tandis
qu’un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une
véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées des jardins
qui étaient venues poser comme des papillons leur ailes bleuâtres et
glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau; de ce
parterre céleste aussi: car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur
plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes;
et, soit que pendant l’après-midi il fît étinceler sous les nymphéas
le kaléidoscope d’un bonheur attentif, silencieux et mobile, ou qu’il
s’emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en
accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y a
de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux,--avec ce qu’il y
a d’infini,--dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein
ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai
vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un
rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos,
la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la
dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de
lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel
férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressée par
l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration
anxieuse. C’était l’heure du goûter. Avant de repartir nous restions
longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où
parvenaient jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et
métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne
s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si
longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs
lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une
maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du
monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le
visage pensif et les voiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui
sans doute était venue, selon l’expression populaire «s’enterrer» là,
goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui
dont elle n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans
la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque
amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en
entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont
avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que
jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien
dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir
n’aurait l’occasion de la recevoir. On sentait que, dans son
renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où elle aurait
pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne
l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade
sur un chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains
résignées de longs gants d’une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter
jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent pensé et
qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que
j’avais été aussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient
dans le département, à une certaine distance kilométrique de Combray,
que le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de
la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais
non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant
souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient
des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils
étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque
fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en
tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes, dans le
«Couronnement d’Esther» de notre église, tantôt de nuances changeantes
comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du vert
chou au bleu prune selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite
ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme
l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes,
que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou
faisait monter au plafond,--enfin toujours enveloppés du mystère des
temps mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil dans la
lumière orangée qui émane de cette syllabe: «antes». Mais si malgré
cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres
réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale se
distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en
elle ce Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce «côté de
Guermantes» ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses
grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne
portaient pas seulement le titre de duc et de duchesse de Guermantes,
mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé de
vaincre leurs anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux par des
mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de
Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas.
Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur
personne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et
pieuse tristesse qui était spéciale à Combray; propriétaires de la
ville, mais non d’une maison particulière, demeurant sans doute
dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de
Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire
que l’envers de laque noire, si je levais la tête quand j’allais
chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant
de petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres.
Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me
semblait avoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatile,
que je désirais tant connaître depuis que je l’avais vue décrite par
un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol
imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes,
changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le
docteur Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives
qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes
m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice; tout le jour
elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par la main,
en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait
le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles
violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui
dire le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces
rêves m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain,
il était temps de savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me
le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une
signification philosophique infinie, mon esprit s’arrêtait de
fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention,
je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie
cérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pour
arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en
place qu’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise
m’avait appris à considérer comme plus inéluctables que celles de la
vie et de la mort, à faire retarder d’un an pour notre maison, seule
de tout le quartier, les travaux de «ravalement», à obtenir du
ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux eaux,
l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deux mois d’avance, dans
la série des candidats dont le nom commençait par un A au lieu
d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade, si
j’avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait trop
d’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles
lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou
ma captivité pussent être autre chose que de vains simulacres sans
danger pour moi, j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du
retour à la bonne réalité, l’heure de la délivrance ou de la guérison;
peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans
mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs,
n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle
par l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le
Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain
de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes parents
s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma
vie actuelle au lieu de me sembler une création artificielle de mon
père et qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissait au contraire
comme comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi, contre
laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais
pas d’allié, qui ne cachait rien au delà d’elle-même. Il me semblait
alors que j’existais de la même façon que les autres hommes, que je
vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais
seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire.
Aussi, découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les
encouragements que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime,
immédiat, que j’avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes
les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un
méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa
conscience.
Un jour ma mère me dit: «Puisque tu parles toujours de Mme de
Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a
quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa
fille. Tu pourras l’apercevoir à la cérémonie. » C’était du reste par
le docteur Percepied que j’avais le plus entendu parler de Mme de
Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d’une revue
illustrée où elle était représentée dans le costume qu’elle portait à
un bal travesti chez la princesse de Léon.
Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le
suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une
dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton
au coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge,
comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine
perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait
montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en
elle, si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans
les mêmes termes: un grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le
docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de
Guermantes, je me dis: cette dame ressemble à Mme de Guermantes; or la
chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le Mauvais,
sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des
alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je
me rappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la famille de
Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à
Combray; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour
où elle devait justement venir, dans cette chapelle: c’était elle! Ma
déception était grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais
pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la
représentais avec les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail, dans
un autre siècle, d’une autre matière que le reste des personnes
vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une figure
rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de ses joues me
fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que
le soupçon m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que
cette dame en son principe générateur, en toutes ses molécules,
n’était peut-être pas substantiellement la duchesse de Guermantes,
mais que son corps, ignorant du nom qu’on lui appliquait, appartenait
à un certain type féminin, qui comprenait aussi des femmes de médecins
et de commerçants. «C’est cela, ce n’est que cela, Mme de Guermantes! »
disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette
image qui naturellement n’avait aucun rapport avec celles qui sous le
même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes
songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres
arbitrairement formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux
pour la première fois il y a un moment seulement, dans l’église; qui
n’était pas de la même nature, n’était pas colorable à volonté comme
elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe,
mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui
s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois
de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la
robe de la fée, un tremblement de son petit doigt, dénoncent la
présence matérielle d’une actrice vivante, là où nous étions
incertains si nous n’avions pas devant les yeux une simple projection
lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux
perçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’était eux
qui l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la première
encoche, au moment où je n’avais pas encore le temps de songer que la
femme qui apparaissait devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur
cette image toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer
l’idée: «C’est Mme de Guermantes» sans parvenir qu’à la faire
manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés par un
intervalle.
Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j’avais si souvent
rêvé, maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en
dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination
qui, un moment paralysée au contact d’une réalité si différente de ce
qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire: «Glorieux dès avant
Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur
leurs vassaux; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève de
Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des
personnes qui sont ici. »
Et--ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage
par une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se
promener seuls loin de lui--pendant que Mme de Guermantes était assise
dans la chapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards
flânaient çà et là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même
sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de
soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient.
Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme elle restait immobile,
assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces espiègles et
les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouent et interpellent
des personnes qu’elle ne connaît pas, il me fût impossible de savoir
si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, le
vagabondage de ses regards.
Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la
regarder suffisamment, car je me rappelais que depuis des années je
considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas
mes yeux d’elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement
emporter et mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent,
des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient
autant de renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son
visage. Maintenant que me le faisaient trouver beau toutes les pensées
que j’y rapportais--et peut-être surtout, forme de l’instinct de
conservation des meilleures parties de nous-mêmes, ce désir qu’on a
toujours de ne pas avoir été déçu,--la replaçant (puisque c’était une
seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais
évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue
pure et simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je
m’irritais en entendant dire autour de moi: «Elle est mieux que Mme
Sazerat, que Mlle Vinteuil», comme si elle leur eût été comparable. Et
mes regards s’arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à
l’attache de son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler
d’autres visages, je m’écriais devant ce croquis volontairement
incomplet: «Qu’elle est belle! Quelle noblesse! Comme c’est bien une
fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Brabant, que j’ai
devant moi! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais son visage
l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie,
il m’est impossible de revoir une seule des personnes qui y
assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand
je lui demandai si cette dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle,
je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie
qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et
d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de
tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais
dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne
ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste
elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de
simplicité. Aussi, ne pouvant émettre ces regards volontaires, chargés
d’une signification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît,
mais seulement laisser ses pensées distraites s’échapper incessamment
devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle ne pouvait contenir,
elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraître dédaigner ces petites
gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait à tous moments. Je
revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le
doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le
destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur part un
sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès de
ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la
quittais pas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait
laissé s’arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de
soleil qui aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me
dis: «Mais sans doute elle fait attention à moi. » Je crus que je lui
plaisais, qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté
l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à
Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois suffire
pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépris comme
j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle ne
pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire
qu’elle nous regarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que
nous pensions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient
comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m’eût
dédiée; et le soleil menacé par un nuage, mais dardant encore de toute
sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de
géranium aux tapis rouges qu’on y avait étendus par terre pour la
solennité et sur lesquels s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et
ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette
sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie
qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de
Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au
son de la trompette l’épithète de délicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il
me parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de
dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un
écrivain célèbre. Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je
restais seul à rêver un peu à l’écart, me faisaient tant souffrir, que
pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition
devant la douleur, mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux
vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent
m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces
préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’un
coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin
me faisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient,
et aussi parce qu’ils avaient l’air de cacher au delà de ce que je
voyais, quelque chose qu’ils invitaient à venir prendre et que malgré
mes efforts je n’arrivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela
se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à
tâcher d’aller avec ma pensée au delà de l’image ou de l’odeur. Et
s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route, je
cherchais à les retrouver, en fermant les yeux; je m’attachais à me
rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sans
que je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes à
s’entr’ouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle.
Certes ce n’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me
rendre l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain
et poète, car elles étaient toujours liées à un objet particulier
dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné,
l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaient de
l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaque
fois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre
littéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que
m’imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur--de
tâcher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne
tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de
me dérober à ces efforts et de m’épargner cette fatigue. Par bonheur
mes parents m’appelaient, je sentais que je n’avais pas présentement
la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et
qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et
ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus
de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou d’un parfum,
bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée par le
revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme
les poissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je
rapportais dans mon panier couverts par une couche d’herbe qui
préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre
chose et ainsi s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre
les fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les objets
qu’on m’avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un toit, un son
de cloche, une odeur de feuilles, bien des images différentes sous
lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentie que je
n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois
pourtant,--où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa
durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à
mi-chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur
Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus
et fait monter avec lui,--j’eus une impression de ce genre et ne
l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avait fait monter
près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteur avait
encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à Martinville-le-Sec
chez un malade à la porte duquel il avait été convenu que nous
l’attendrions. Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce
plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les
deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant
et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient
l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé
d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus
élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de
leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je
n’allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était
derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu’ils
semblaient contenir et dérober à la fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu
nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants
après, nous nous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne
savais pas la raison du plaisir que j’avais eu à les apercevoir à
l’horizon et l’obligation de chercher à découvrir cette raison me
semblait bien pénible; j’avais envie de garder en réserve dans ma tête
ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il
est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraient allés
à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, que
j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils
m’avaient procuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis
causer avec mes parents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes,
je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore
les clochers qu’un peu plus tard, j’aperçus une dernière fois au
tournant d’un chemin. Le cocher, qui ne semblait pas disposé à causer,
ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre
compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de me
rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces
ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se
déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus
une pensée qui n’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula
en mots dans ma tête, et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure
éprouver leur vue s’en trouva tellement accru que, pris d’une sorte
d’ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme
nous étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les
aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà
couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis
ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de
Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase,
puisque c’était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que
cela m’était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur, je
composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience
et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j’ai
retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire subir que peu de
changements:
«Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase
campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville.
Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en face d’eux par une
volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait
rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les
trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois
oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil.
Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les
clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du
couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer
et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je
pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout
d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et
ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le
temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes
notre route; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de
temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes
avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses
clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs
cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres
pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de
direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et
disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà
près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une
dernière fois de très loin qui n’étaient plus que comme trois fleurs
peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me
faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende,
abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis
que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur
chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles
silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un
derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule
forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit. » Je ne
repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du
siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier
les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus
fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait
si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient
derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je
venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au
plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de
pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide
de bonheur, ne demander en ces moments-là rien d’autre à la vie que de
se composer toujours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur
le chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, assez
distante de deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et
à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n’y avait plus qu’à
prendre une allée de chênes bordée d’un côté de prés appartenant
chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiers qui
y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le
dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à
battre, je savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et
que, comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté de
Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’enverrait me
coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma mère, retenue à table
comme s’il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir
dans mon lit. La zone de tristesse où je venais d’entrer était aussi
distincte de la zone, où je m’élançais avec joie il y avait un moment
encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par
une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit un oiseau
voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au
noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure
m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager, d’être heureux,
j’étais maintenant tellement en dehors d’eux que leur accomplissement
ne m’eût fait aucun plaisir. Comme j’aurais donné tout cela pour
pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais,
je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui
n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjà par la
pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au
lendemain, quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier,
leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma
fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans
plus me rappeler que le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma
mère. Et de la sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à
distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines
périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un revenant
chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais si
extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication
entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter
dans l’un, ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour
moi liés à bien des petits événements de celle de toutes les diverses
vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de
péripéties, la plus riche en épisodes, je veux dire la vie
intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et
les vérités qui en ont changé pour nous le sens et l’aspect, qui nous
ont ouvert de nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la
découverte; mais c’était sans le savoir; et elles ne datent pour nous
que du jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les
fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil,
tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner
leur souvenir de son visage inconscient ou distrait; et certes quand
ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par cet
enfant qui rêvait,--comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans
la foule,--ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu penser que
ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à survivre en leurs
particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d’aubépine
qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront
bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une
bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et
qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur
faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les
chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le
souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage
amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il
flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans que je
puisse dire de quel pays, de quel temps--peut-être tout simplement de
quel rêve--il vient. Mais c’est surtout comme à des gisements profonds
de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je
m’appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de
Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux êtres, tandis
que je les parcourais, que les choses, les êtres qu’ils m’ont fait
connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieux et qui me
donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en moi,
soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’on
me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de
vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa
rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à
tout jamais pour moi la figure des pays où j’aimerais vivre, où
j’exige avant tout qu’on puisse aller à la pêche, se promener en
canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au
milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, une église
monumentale, rustique et dorée comme une meule; et les bluets, les
aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer
encore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur,
au niveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec mon
cœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les
lieux, quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne
le satisferait pas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait
d’aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus
que le soir en rentrant,--à l’heure où s’éveillait en moi cette
angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut devenir à jamais
inséparable de lui--, je n’aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une
mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non; de même que
ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureux, avec cette
paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis
puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et
qu’on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser
celui de ma mère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée,
sans le reliquat d’une intention qui ne fut pas pour moi,--c’est que ce
fût elle, c’est qu’elle inclinât vers moi ce visage où il y avait
au-dessous de l’œil quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et
que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est
le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu
éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée
de l’allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les
rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des
pommiers, c’est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves,
l’individualité m’étreint avec une puissance presque fantastique et
que je ne peux plus retrouver au réveil. Sans doute pour avoir à
jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien
que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté
de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir, à
bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulu
revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce
qu’elle me rappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à
croire, à faire croire à un regain d’affection, par un simple désir de
voyage. Mais par là même aussi, et en restant présents en celles de
mes impressions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils
leur donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus
qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signification
qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le ciel harmonieux
gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage, c’est au côté
de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à
travers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et
persistants lilas.
. . .
C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de
Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi
dont l’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur--ce qu’on
aurait appelé à Combray le «parfum»--d’une tasse de thé, et par
association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté
cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann
avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails
plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y
a des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble
impossible comme semblait impossible de causer d’une ville à une
autre--tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été
tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient
plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre
eux,--entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum,
puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une autre personne de qui
je les avais appris-- sinon des fissures, des failles véritables, du
moins ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines
roches, dans certains marbres, révèlent des différences d’origine,
d’âge, de «formation».
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’était
dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle
chambre je me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour
de moi dans l’obscurité, et,--soit en m’orientant par la seule mémoire,
soit en m’aidant, comme indication, d’une faible lueur aperçue, au
pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée--, je l’avais
reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un
tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux
portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à sa place
habituelle. Mais à peine le jour--et non plus le reflet d’une dernière
braise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui--traçait-il
dans l’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et
rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de
la porte où je l’avais située par erreur, tandis que pour lui faire
place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement installé là se
sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant
le mur mitoyen du couloir; une courette régnait à l’endroit où il y a
un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la demeure que
j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures
entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâle
signe qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.
DEUXIÈME PARTIE
UN AMOUR DE SWANN
Pour faire partie du «petit noyau», du «petit groupe», du «petit clan»
des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était
nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des
articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette
année-là et dont elle disait: «Ça ne devrait pas être permis de savoir
jouer Wagner comme ça! », «enfonçait» à la fois Planté et Rubinstein et
que le docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute
«nouvelle recrue» à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que
les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux étaient ennuyeuses
comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étant à cet
égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine
et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres
salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen
et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à
l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à rejeter
successivement tous les «fidèles» du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque
uniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même
vertueuse et d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche
et entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé
volontairement toute relation) à une personne presque du demi-monde,
Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et
déclarait être «un amour» et à la tante du pianiste, laquelle devait
avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde et à la naïveté de
qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan
et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux
pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de les
faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne concierge et la
cocotte eussent dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n’invitaient pas à dîner: on avait chez eux «son couvert
mis». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianiste
jouait, mais seulement si «ça lui chantait», car on ne forçait
personne et comme disait M. Verdurin: «Tout pour les amis, vivent les
camarades! » Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie
ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette
musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait trop
d’impression. «Alors vous tenez à ce que j’aie ma migraine? Vous savez
bien que c’est la même chose chaque fois qu’il joue ça. Je sais ce qui
m’attend! Demain quand je voudrai me lever, bonsoir, plus personne! »
S’il ne jouait pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur
peintre favori d’alors, «lâchait», comme disait M. Verdurin, «une
grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde», Mme Verdurin
surtout, à qui,--tant elle avait l’habitude de prendre au propre les
expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait,--le docteur
Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa
mâchoire qu’elle avait décrochée pour avoir trop ri.
L’habit noir était défendu parce qu’on était entre «copains» et pour
ne pas ressembler aux «ennuyeux» dont on se garait comme de la peste
et qu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement
possible et seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire
connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des
charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun
étranger au petit «noyau».
Mais au fur et à mesure que les «camarades» avaient pris plus de place
dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout
ce qui retenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois
d’être libres, ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la
maison de campagne ou la mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur
Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner
auprès d’un malade en danger: «Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela
lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas le
déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin
vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dès le
commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles
«lâcheraient» pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du
pianiste exigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère
à elle:
--«Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme
Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme en
province! »
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:
--«Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement
le vendredi saint comme un autre jour? » dit-elle à Cottard la première
année, d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse.
Mais elle tremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il
n’était pas venu, elle risquait de se trouver seule.
--«Je viendrai le vendredi saint. . . vous faire mes adieux car nous
allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne. »
--«En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine,
grand bien vous fasse! »
Et après un silence:
--«Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser
cela et de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables. »
De même si un «fidèle» avait un ami, ou une «habituée» un flirt qui
serait capable de faire «lâcher» quelquefois, les Verdurin qui ne
s’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez
eux, l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient: «Eh bien!
amenez-le votre ami. » Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il
était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était
susceptible d’être agrégé au «petit clan». S’il ne l’était pas on
prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le
service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas
contraire, le «nouveau» devenait à son tour un fidèle. Aussi quand
cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avait
fait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il
serait très heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il
séance tenante la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis
qu’après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à
exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de
grandes ressources d’ingéniosité. )
--Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait
te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu?
--«Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petite
perfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis,
je vous dis que vous êtes une perfection. »
--«Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage,
et elle ajouta: vous savez que je ne suis pas «fishing for
compliments».
--«Eh bien! amenez-le votre ami, s’il est agréable. »
Certes le «petit noyau» n’avait aucun rapport avec la société où
fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était
pas la peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour
se faire présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les
femmes, qu’à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles
de l’aristocratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre,
il n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des
titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain,
que comme à une sorte de valeur d’échange, de lettre de crédit dénuée
de prix en elle-même, mais lui permettant de s’improviser une
situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de
Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie.
Car le désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont
il était maintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût
lui sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière
mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de
son esprit et fait servir son érudition en matière d’art à conseiller
les dames de la société dans leurs achats de tableaux et pour
l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller,
aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance que le
nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout
si l’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un
autre homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître
bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un
homme élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts
des frais d’esprit et des mensonges de vanité qui ont été prodigués
depuis que le monde existe par des gens qu’ils ne faisaient que
diminuer, l’ont été pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et
négligent avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand
il était devant une femme de chambre.
Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment
résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché
à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur
présente en dehors de la position mondaine où ils vivent cantonnés
jusqu’à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs, faute
de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les
divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme.
Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il
passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avait
d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des femmes de beauté assez
vulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en
rendre compte étaient en complète opposition avec celles qui lui
rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres
qu’il préférait. La profondeur, la mélancolie de l’expression,
glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller une chair
saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de
ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle une femme se
présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il n’avait pas encore
connu, rester dans son «quant à soi» et tromper le désir qu’elle avait
fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu’il eût pu
connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le
rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un
aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de
visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardant des
vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations,
mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de
nouveaux frais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes
démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui
n’en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau,
il l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres. Que
de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir accumulé
depuis des années que celle-ci avait eu de lui être agréable sans en
avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul coup en
réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandation
télégraphique qui le mît en relation sur l’heure avec un de ses
intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait
un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même,
après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par de
rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à
cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu dans l’oisiveté et
qui cherchent une consolation et peut-être une excuse dans l’idée que
cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes
d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la «Vie» contient
des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les
romans. Il l’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus
affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, qu’il
s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui
arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une femme qu’il
avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu’elle était la sœur
d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en ce moment tous
les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu
complexe des circonstances, il dépendît du choix qu’allait faire le
conclave, s’il pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.
Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange de
vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il
était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à
lui servir d’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de
recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de
recommandation ou d’introduction leur était demandé avec une habileté
diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les
prétextes différents, accusait, plus que n’eussent fait les
maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis
souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai à
m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout
autres parties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon
grand-père (qui ne l’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma
naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit
longtemps ces pratiques) celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe
l’écriture de son ami, s’écriait: «Voilà Swann qui va demander quelque
chose: à la garde! » Et soit méfiance, soit par le sentiment
inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir une chose qu’aux
gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de
non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il
leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait
tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois
que Swann leur en reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors
que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien
inviter avec elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de
faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là
s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec
satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter l’envie, qu’il
était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant pour eux, qu’il ne les
quittait plus. Mon grand-père ne voulait pas troubler leur plaisir
mais regardait ma grand’mère en fredonnant:
«QUEL EST DONC CE MYSTÈRE
JE NE PUIS RIEN COMPRENDRE. »
ou:
«VISION FUGITIVE. . . »
ou:
«DANS CES AFFAIRES
LE MIEUX EST DE NE RIEN VOIR. »
Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami de
Swann: «Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup? » la figure de
l’interlocuteur s’allongeait: «Ne prononcez jamais son nom devant
moi! »--«Mais je croyais que vous étiez si liés. . . » Il avait été ainsi
pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand’mère, dînant
presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans
avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand’mère
allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l’office elle trouva
une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de
la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter
Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au
moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine
ou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une
situation trop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le
monde, alors pour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite
particulier où elle se mouvait ou bien où il l’avait entraînée.
«Inutile de compter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que
c’est le jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans
les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses
dîners hebdomadaires, son poker; chaque soir, après qu’un léger
crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré de
quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une
fleur pour sa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à
dîner chez l’une ou l’autre des femmes de sa coterie; et alors,
pensant à l’admiration et à l’amitié que les gens à la mode pour qui
il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allait retrouver là, lui
prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à
cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la
matière, pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y
jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé
un nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts,
avait été la réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue
d’un visage ou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y
efforcer, trouvés charmants, en revanche quand un jour au théâtre il
fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui
avait parlé d’elle comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait
peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus
difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir
fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle
était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre de
beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir,
lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme
tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont
l’opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un
profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop
saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si
grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le
reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise
mine ou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette
présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir
ses collections qui l’intéressaient tant, «elle, ignorante qui avait
le goût des jolies choses», disant qu’il lui semblait qu’elle le
connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu dans «son home» où elle
l’imaginait «si confortable avec son thé et ses livres», quoiqu’elle
ne lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartier qui devait
être si triste et «qui était si peu smart pour lui qui l’était tant».
Et après qu’il l’eut laissée venir, en le quittant elle lui avait dit
son regret d’être restée si peu dans cette demeure où elle avait été
heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s’il avait été pour elle
quelque chose de plus que les autres êtres qu’elle connaissait et
semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d’union
romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âge déjà un peu désabusé
dont approchait Swann et où l’on sait se contenter d’être amoureux
pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, ce
rapprochement des cœurs, s’il n’est plus comme dans la première
jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni
en revanche par une association d’idées si forte, qu’il peut en
devenir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de
posséder le cœur de la femme dont on était amoureux; plus tard sentir
qu’on possède le cœur d’une femme peut suffire à vous en rendre
amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, comme on cherche surtout
dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté
d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître--l’amour
le plus physique--sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A
cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par
l’amour; il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et
fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide,
nous le faussons par la mémoire, par la suggestion. En reconnaissant
un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons renaître les
autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière,
nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le début--rempli par
l’admiration qu’inspire la beauté--, pour en trouver la suite. Et si
elle commence au milieu,--là où les cœurs se rapprochent, où l’on parle
de n’exister plus que l’un pour l’autre--, nous avons assez l’habitude
de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au
passage où elle nous attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et
sans doute chacune d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il
éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié
les particularités dans l’intervalle, et qu’il ne s’était rappelé ni
si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané; il regrettait, pendant
qu’elle causait avec lui, que la grande beauté qu’elle avait ne fût
pas du genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il faut
d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre et plus
proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie
et plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait,
alors, prolongés en «devants», soulevés en «crêpés», répandus en
mèches folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était
admirablement fait, il était difficile d’en apercevoir la continuité
(à cause des modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de
Paris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en
saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en
pointe pendant que par en dessous commençait à s’enfler le ballon des
doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée de pièces
différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés,
les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la
fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne
qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés
de jais perpendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais
ne s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que
l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop
de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle lui
avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de
revenir; il se rappelait l’air inquiet, timide avec lequel elle
l’avait une fois prié que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les
regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une
imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet
de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond de
paille blanche, à brides de velours noir. «Et vous, avait-elle dit,
vous ne viendriez pas une fois chez moi prendre le thé? » Il avait
allégué des travaux en train, une étude--en réalité abandonnée depuis
des années--sur Ver Meer de Delft. «Je comprends que je ne peux rien
faire, moi chétive, à côté de grands savants comme vous autres, lui
avait-elle répondu. Je serais comme la grenouille devant l’aréopage.
Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir, être initiée. Comme
cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux
papiers, avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que
prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer
sans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la
cuisine en «mettant elle-même les mains à la pâte». «Vous allez vous
moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait
parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui; vit-il
encore? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je
puisse me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu’il y a
sous ce grand front qui travaille tant, dans cette tête qu’on sent
toujours en train de réfléchir, me dire: voilà, c’est à cela qu’il est
en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux!
