Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon.
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Chaque bronze correspond comme attribut au petit
sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les
petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge
de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné? Qu’est-ce que vous en dites,
je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez
appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je n’aime pas les
fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus
gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans
la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous
à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas
sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux
comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
--Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous
n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
--«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant
vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela!
Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi--allons,
sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été. . . --»
--«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à
témoin: est-ce que j’ai dit quelque chose? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de
suite.
--Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c’est vous qu’on va
caresser, qu’on va caresser dans l’oreille; vous aimez cela, je pense;
voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui
qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi:
L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre
musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne
du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout
d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de
la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme
la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour,
donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie--il ne savait lui-même--qui
passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété
de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de
ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout
autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que
nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur
quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de
largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont
évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour
ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils
donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer,
ineffables,--si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir
des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous
des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à
peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle
expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté
les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même
impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus
insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements
symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui
cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de
l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant
quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne
pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme
un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la
suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de
direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique,
incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives
inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une
troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais
rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la
vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire
entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité
une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir
jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal
et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il
croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait
plus jusqu’à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées
dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir
non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se
réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de
laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas
s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation
il devait s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui
fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il
s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les
choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque
sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de
la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses
œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un
jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il
donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas
tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez
qui tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent,
quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,
semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à
envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie
toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer,
pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces
réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles,
comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il
souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé
à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se
la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans
la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette
soirée et les avait interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après
la musique ou parties avant; certaines pourtant étaient là pendant
qu’on l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et
d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les
premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c’était une
œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé
à jouer; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir
davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note
haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,
s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau
sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète,
bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et
elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et
qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il
eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans
la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que
c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il
la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait,
essayer d’apprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour
lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme
Verdurin.
--Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez,
sa sonate, le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait
atteindre à ça. C’est tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois
j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau
que l’orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme
s’il avait fait un trait d’esprit:
--«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: «Allons, donne-lui de
l’orangeade, il l’a bien méritée», Swann racontait à Odette comment il
avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant
dit d’un peu loin: «Eh bien! il me semble qu’on est en train de vous
dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très belles»
et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où
il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui
la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien
(quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme
Verdurin s’était écriée: «Je vous crois un peu qu’elle est belle! Mais
on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas
le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté: «Ah!
c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas
si vous voulez la chose «cher» et «public», n’est-ce pas, mais c’est
la très grosse impression pour les artistes»), ces gens semblaient ne
s’être jamais posé ces questions car ils furent incapables d’y
répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase
préférée:
--«Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention; je vous
dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer
dans des pointes d’aiguille; on ne perd pas son temps à couper les
cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison», répondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration
béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions
toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon
sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils
s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus
comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît
du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a
puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste
original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en
cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans
les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la
musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des
notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme,
ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de
l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans
la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche
n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes
n’ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y
avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un
dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se
jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas
trop de monde pour le voir:
--Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello!
s’écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de
Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de
tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand
public.
--Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
--C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
--Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes,
vous ne vous poseriez pas la question.
--Alors poser la question c’est la résoudre? dit le docteur.
--Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez
triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille
bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne
m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la
sonate: d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit
être affreux.
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le
docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
--Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font
soigner par Potain!
--Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous
oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de
mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation
mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,
qui pourtant s’observent en effet.
--Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois
autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!
--Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air
ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de
la science. . . C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est Potain
qui me soigne. »
--Ah! c’est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas ça. . . Ce que vous m’amusez,
s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous
me faisiez monter à l’arbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre
à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en
songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de l’amabilité.
--Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à
Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la
tante du pianiste.
--Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver
demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
--Mais non, il ne veut pas.
--Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait
les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de
banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières,
de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait
beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit:
--Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise
des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à
l’Elysée.
--Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
--Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa
phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
--Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon,
bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement
qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles,
ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
--Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de
l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à
voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à
qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément
qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale
du dépôt.
--Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire
que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement
et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont
d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table,
répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop
éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
Président de la République.
Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que
c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il
ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât
l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que
l’invité avouait lui-même être ennuyeux.
--«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier,
méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
--«Ah! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,
vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président
de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement
redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables
de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il
mange avec ses doigts. »
--«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller»,
dit le docteur avec une nuance de commisération; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: «Sont-ce des déjeuners intimes? »
demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une
curiosité de badaud.
Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République
finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait
avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman? »
Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.
--«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les
doigts. »
Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur
sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont
il n’avait jamais parlé.
Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances
d’Odette.
--«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela»,
lui disait-elle.
--«Et Mme Verdurin? »
--«Oh! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas
été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.
--«Vous êtes gentille. »
Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant
seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs
qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait
pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part,
préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir
Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher
Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les
Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
qu’il avait envoyées le matin lui disait: «Je vous gronde» et lui
indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur
amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte
entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle
passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de
sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère,
elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en
elle-même,--en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée,
et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles--, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les
unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Qu’avez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre
morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux,
elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une
signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme
en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme
aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de
ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et
d’un être particulier.
Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune
ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase
jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure
qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit
hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était
peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les
faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la
voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de
ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il
attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression
que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait
d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle
venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit
précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier
chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré
contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours
la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans
l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour
elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues
(faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage
historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore
mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le
négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque
chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées
en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur
quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute
sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une
serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette
époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs
réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui
depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger
et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui
s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre
de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près
d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés
dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers
contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez,
moi je vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux
qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait
installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de
soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de
ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de
chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,
presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur
des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette
fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain,--faisant peut-être rêver dans
la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que
décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées--, elle avait
surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les
posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une
seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été
détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de
peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de
cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait
passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer
elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de
près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous
ses bibelots chinois des formes «amusantes», et aussi aux orchidées,
aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs
préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à
des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a l’air d’être
découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui
montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si
«chic», pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui
donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée,
plus digne que bien des femmes qu’elle lui fit une place dans son
salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu
décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un
bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés
de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle
affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et
d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le
crapaud qu’elle appelait: «chéris». Et ces affectations contrastaient
avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice,
guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle
une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron ou crème? » et comme
il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage! » Et comme il le
trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même
et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une
garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en
seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à
sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet
qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet
après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable
d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette
chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette,
et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être
pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance
de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait
oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié
aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En
se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir
d’avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour
trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes,
parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve
que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait
une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle
le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa
poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté
de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait
dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante
pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle
regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et
maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on
voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu
ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres
non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons:
ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo,
la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d’un
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,
l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la
congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant
toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations
mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent
pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils
avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre,
de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il
tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il
éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions
anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui.
Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature
d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent
du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les
apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait
plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en
soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait
depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour
de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le
plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence
durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette
avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse
qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la
plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur
purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant
avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau
de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant
la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à
l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un
portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son
visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y
retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement
à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que
parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se
reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au
grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir
Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il
se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne
s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru
jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus
raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme
selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été
orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre
florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un
titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où
elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette
femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son
visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces
doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour
base les données d’une esthétique certaine; sans compter que le baiser
et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui
étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration
d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et
délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît
plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner
beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une
fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un
exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la
spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec
l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le
délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce
qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une
femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se
félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous
regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille
de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le
corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait
regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui
qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.
Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il
s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre;
sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle
semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les
façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement
fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble,
ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle
voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé
amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé,
d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout
d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères
simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle
allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la
contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme,
jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en
effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus
tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait
fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de
Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces
mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire»,
et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du
chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire,
quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et
lui dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité
sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché
jusque-là de son cœur.
Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,
éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait
jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant
qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres
des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les
lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place
dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que
clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès
qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient
d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça
chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette
maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une
sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans
toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le
petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à
la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas
courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la
journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour
ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour
retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si
tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En
voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cœur; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il
mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de
le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous
diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.
--«As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était
pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est
pincé! »
--«La tête qu’il a fait? » demanda avec violence le docteur Cottard qui,
étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne
savait pas de qui on parlait.
--«Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des
Swann»?
--«Non. M. Swann est venu»?
--Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très
nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
--«Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a
fait voir l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec
prudence le sens de ces expressions.
--«Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle
a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle
est du reste. »
--«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a
rien, nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas. »
--«A moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je
vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle
n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher
avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort
béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à
son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est
un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu’il
lui faut. »
--«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne
me revient qu’à demi ce monsieur; je le trouve poseur. »
Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle
était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas
avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air
d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était «plus
qu’eux».
--«Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur
la croit VERTUEUSE, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne
peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne
sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate
de Vinteuil; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des
théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard! »
--«Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant
l’enfant. Elle est charmante. »
--«Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante; nous ne disons pas du
mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce
qu’elle soit vertueuse? Elle serait peut-être beaucoup moins
charmante, qui sait? »
Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne se
trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par
Odette de lui dire,--mais il y avait bien une heure déjà,--au cas où il
viendrait encore, qu’elle irait probablement prendre du chocolat chez
Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas
sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui
traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si
le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le
passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait
quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les
avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande
qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver
encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir
et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait
sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en
lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui
avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté
de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement
comme s’il venait de s’éveiller. Quoi? toute cette agitation parce
qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait
souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut
bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait
chez Prévost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul,
qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel
il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être
obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie.
Et pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne
s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante.
C’est à peine s’il se disait que cette rencontre possible chez Prévost
(de laquelle l’attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui
la précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, un seul souvenir
derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable
pourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait comme les autres, fort
peu de chose. Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette, jetant
furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de
peur qu’elle n’y vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son
désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à
trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de
suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la
retrouverait le lendemain chez les Verdurin: c’est-à-dire de prolonger
pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la
torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu’il
approchait sans oser l’étreindre.
Elle n’était pas chez Prévost; il voulut chercher dans tous les
restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il
visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge
Lorédan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite--n’ayant rien trouvé
lui-même--à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne revenait
pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme
celui où Rémi lui dirait: «Cette dame est là», et comme celui où Rémi
lui dirait, «cette dame n’était dans aucun des cafés. » Et ainsi il
voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative,
précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse,
soit, par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation
de rentrer chez lui sans l’avoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann,
celui-ci ne lui dit pas: «Avez-vous trouvé cette dame? » mais:
«Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la
provision doit commencer à s’épuiser. » Peut-être se disait-il que si
Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de
la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de
la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se
presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne
s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie; il avait
dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le
corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme
de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps,
commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient
auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans
doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant: «Cette dame est
là», il eut répondu: «Ah! oui, c’est vrai, la course que je vous avais
donnée, tiens je n’aurais pas cru», et aurait continué à lui parler
provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se
laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se
donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et
ajouta son avis, en vieux serviteur:
--Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.
Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait
plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit
essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche:
--«Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette
dame; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement
ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu. »
--«Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit
Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur,
qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas,»
D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des
boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares
erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui
s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant
de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces
corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume
sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de
dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce
grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être
avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est
lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût
jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est
que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est
réalisée quand--à ce moment où il nous fait défaut--à la recherche des
plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en
nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin
absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et
difficile à guérir--le besoin insensé et douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; c’est la seule
hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme; il ne cachait
plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette
rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher,
comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter
à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où
elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un
restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux
fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir
du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre
sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il
heurta une personne qui venait en sens contraire: c’était Odette; elle
lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost,
elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne
l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi.
Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de
la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais
cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir,
irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle; car, il
n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui
restait extérieure; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour
la lui fournir,--c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui
projetait vers lui--cette vérité qui rayonnait au point de dissiper
comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il
appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un
voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée,
incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse
éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons
qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de
suivre.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa
fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de
cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle
était habillée sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui, par un
rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de
faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille
blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées
d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur
que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au
cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et
restait toute palpitante, sans respiration.
--«Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur. »
Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir;
puis il lui dit:
--Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas
vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette
droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc.
J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de
façons avec elle, dit en souriant:
--«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. »
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air
d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même,
commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria:
--«Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,
vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien.
Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un peu. . . je pense que
c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je
l’essuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop
brutal? Je vous chatouille peut-être un peu? mais c’est que je ne
voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper.
Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils
seraient tombés; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même. . .
Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les respirant
pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus? Je n’en ai jamais
senti, je peux? dites la vérité. »?
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous
êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».
Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette; elle le regarda
fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître
florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance;
amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces,
comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes.
Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les
scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude
qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces
moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre,
elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage,
comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann,
qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses
lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux
mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de
reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à
sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part
du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann
attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même
encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce
regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage
qu’on va quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce
soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la
froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit
manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là
(qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fiché Odette la
première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle
avait des catleyas à son corsage, il disait: «C’est malheureux, ce
soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été
déplacés comme l’autre soir; il me semble pourtant que celui-ci n’est
pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les
autres? » Ou bien, si elle n’en avait pas: «Oh! pas de catleyas ce
soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que,
pendant quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le
premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres
sur la gorge d’Odette et que ce fut par eux encore que commençaient
chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand l’arrangement (ou
le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé
en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un simple vocable
qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte
de la possession physique--où d’ailleurs l’on ne possède rien,--survécut
dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et
peut-être cette manière particulière de dire «faire l’amour» ne
signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a
beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus
différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au
contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles--ou
crues telles par nous--pour que nous soyons obligés de la faire naître
de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait
été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas. Il
espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle
était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la
possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges
pétales mauves; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne
tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas
reconnu, lui semblait, à cause de cela--comme il put paraître au
premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre--un
plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un
plaisir--ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la
trace--entièrement particulier et nouveau.
Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il
fallait qu’il entrât et souvent elle ressortait en robe de chambre et
le conduisait jusqu’à sa voiture, l’embrassait aux yeux du cocher,
disant: «Qu’est-ce que cela peut me faire, que me font les autres? »
Les soirs où il n’allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait
parfois depuis qu’il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en
plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir
chez elle avant de rentrer, quelque heure qu’il fût. C’était le
printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait
dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait
aux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui demandaient de
revenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il n’allait pas du même
côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux
s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait
plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il
ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les
endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il
avait l’attitude inversée de celle à quoi, hier encore, on l’eût
reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une
passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se
substitue à l’autre et abolit les signes jusque-là invariables par
lesquels il s’exprimait! En revanche ce qui était invariable
maintenant, c’était que où que Swann se trouvât, il ne manquât pas
d’aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d’elle était celui
qu’il parcourait inévitablement et comme la pente même irrésistible et
rapide de sa vie. A vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il
aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue
course et ne la voir que le lendemain; mais le fait même de se
déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les
amis qui le quittaient se disaient: «Il est très tenu, il y a
certainement une femme qui le force à aller chez elle à n’importe
quelle heure», lui faisait sentir qu’il menait la vie des hommes qui
ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice
qu’ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie
voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis sans qu’il s’en
rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était
pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue,
neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître
qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin
et dont l’apaisement actuel était si doux que cela pouvait s’appeler
du bonheur. Peut-être était-ce à cette angoisse qu’il était redevable
de l’importance qu’Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont
d’habitude si indifférents, que quand nous avons mis dans l’un d’eux
de telles possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous
semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait
de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins
rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce
qu’Odette deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir.
Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la
lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues
désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée
comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensée et,
depuis projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il
le voyait. S’il arrivait après l’heure où Odette envoyait ses
domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il
allait d’abord dans la rue, où donnait au rez-de-chaussée, entre les
fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la
fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et
elle, avertie, répondait et allait l’attendre de l’autre côté, à la
porte d’entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des
morceaux qu’elle préférait: la VALSE DES ROSES ou PAUVRE FOU de
Tagliafico (qu’on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à
son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite
phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais
la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle
qui s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles,
d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s’associer pour
Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. Il sentait bien que cet
amour, c’était quelque chose qui ne correspondait à rien d’extérieur,
de constatable par d’autres que lui; il se rendait compte que les
qualités d’Odette ne justifiaient pas qu’il attachât tant de prix aux
moments passés auprès d’elle. Et souvent, quand c’était l’intelligence
positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier
tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais
la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui
l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de
Swann s’en trouvaient changées; une marge y était réservée à une
jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur
et qui pourtant au lieu d’être purement individuelle comme celle de
l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses
concrètes. Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase
l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour
l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite
phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les
considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées
vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette.
Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et
décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence
mystérieuse. A voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la
phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique
qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui
donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable
besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il
aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un
monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme
parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce
qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un
seul sens.
sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous
voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien que les
petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur fond rouge
de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné? Qu’est-ce que vous en dites,
je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner! Est-elle assez
appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je n’aime pas les
fruits parce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus
gourmande que vous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans
la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu’est ce que vous avez tous
à rire? demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là me
purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas
sans avoir touché les petits bronzes des dossiers. Est-ce assez doux
comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez-les bien.
--Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous
n’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.
--«Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant
vers Swann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins
voluptueuses que cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela!
Quand M. Verdurin me faisait l’honneur d’être jaloux de moi--allons,
sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été. . . --»
--«Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à
témoin: est-ce que j’ai dit quelque chose? »
Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de
suite.
--Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c’est vous qu’on va
caresser, qu’on va caresser dans l’oreille; vous aimez cela, je pense;
voilà un petit jeune homme qui va s’en charger.
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui
qu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi:
L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre
musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que
la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et
ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne
du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout
d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de
la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme
la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour,
donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait
cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie--il ne savait lui-même--qui
passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines
odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété
de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la
musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de
ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement
musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout
autre ordre d’impressions. Une impression de ce genre pendant un
instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que
nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur
quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions
variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de
largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont
évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour
ne pas être submergées par celles qu’éveillent déjà les notes
suivantes ou même simultanées. Et cette impression continuerait à
envelopper de sa liquidité et de son «fondu» les motifs qui par
instants en émergent, à peine discernables, pour plonger aussitôt et
disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ils
donnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer,
ineffables,--si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir
des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous
des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait de les
comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à
peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle
expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une
transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté
les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même
impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus
insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements
symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui
cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de
l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique.
Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant
quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé
aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée
avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne
pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme
un amour inconnu.
D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis
ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout
d’un coup au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la
suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de
direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique,
incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives
inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément la revoir une
troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais
rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la
vie de qui une passante qu’il a aperçue un moment vient de faire
entrer l’image d’une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité
une valeur plus grande, sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir
jamais celle qu’il aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir
amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement.
Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal
et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il
croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait
plus jusqu’à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées
dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir
non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se
réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de
laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas
s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en
revanche savait avec certitude que s’il avait accepté une invitation
il devait s’y rendre et que s’il ne faisait pas de visite après il lui
fallait laisser des cartes, de même dans sa conversation il
s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion intime sur les
choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque
sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il
était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de
la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses
œuvres. Parfois, malgré tout, il se laissait aller à émettre un
jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il
donnait alors à ses paroles un ton ironique comme s’il n’adhérait pas
tout entier à ce qu’il disait. Or, comme certains valétudinaires chez
qui tout d’un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent,
quelquefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,
semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils commencent à
envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie
toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase
qu’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer,
pour voir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces
réalités invisibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles,
comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il
souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nouveau le
désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n’étant pas arrivé
à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avait pu se
la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans
la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette
soirée et les avait interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après
la musique ou parties avant; certaines pourtant étaient là pendant
qu’on l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et
d’autres restées à écouter n’avaient pas entendu plus que les
premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c’était une
œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaient demandé
à jouer; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoir
davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant
le plaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en
voyant devant ses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant
incapable de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait
commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note
haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher,
s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau
sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète,
bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et
elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et
qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il
eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans
la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin, elle s’éloigna,
indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,
laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais
maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que
c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il
la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait,
essayer d’apprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour
lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme
Verdurin.
--Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann; la comprend-il assez,
sa sonate, le petit misérable? Vous ne saviez pas que le piano pouvait
atteindre à ça. C’est tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois
j’y suis reprise, je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau
que l’orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme
s’il avait fait un trait d’esprit:
--«Vous êtes très indulgente pour moi», dit-il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: «Allons, donne-lui de
l’orangeade, il l’a bien méritée», Swann racontait à Odette comment il
avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant
dit d’un peu loin: «Eh bien! il me semble qu’on est en train de vous
dire de belles choses, Odette», elle répondit: «Oui, de très belles»
et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des
renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où
il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui
la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien
(quand Swann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme
Verdurin s’était écriée: «Je vous crois un peu qu’elle est belle! Mais
on n’avoue pas qu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas
le droit de ne pas la connaître», et le peintre avait ajouté: «Ah!
c’est tout à fait une très grande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas
si vous voulez la chose «cher» et «public», n’est-ce pas, mais c’est
la très grosse impression pour les artistes»), ces gens semblaient ne
s’être jamais posé ces questions car ils furent incapables d’y
répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase
préférée:
--«Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention; je vous
dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer
dans des pointes d’aiguille; on ne perd pas son temps à couper les
cheveux en quatre ici, ce n’est pas le genre de la maison», répondit
Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une admiration
béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions
toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottard avec une sorte de bon
sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l’admiration pour une musique qu’ils
s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, ne pas plus
comprendre que la peinture de «M. Biche». Comme le public ne connaît
du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a
puisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste
original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en
cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans
les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la
musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le
pianiste jouait la sonate qu’il accrochait au hasard sur le piano des
notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses
toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme,
ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de
l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans
la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche
n’eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes
n’ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y
avait là une occasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un
dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se
jette à l’eau pour apprendre, mais choisit un moment où il n’y a pas
trop de monde pour le voir:
--Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello!
s’écria-t-il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de
Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de
tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand
public.
--Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en
pensant au professeur de piano des sœurs de ma grand’mère.
--C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.
--Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes,
vous ne vous poseriez pas la question.
--Alors poser la question c’est la résoudre? dit le docteur.
--Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez
triste, mais enfin un homme de génie peut être le cousin d’une vieille
bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne
m’imposerais pour que la vieille bête me présentât à l’auteur de la
sonate: d’abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui doit
être affreux.
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le
docteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.
--Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font
soigner par Potain!
--Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous
oubliez que vous parlez d’un de mes confères, je devrais dire un de
mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénation
mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains
passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde,
mais elle le troubla; car une œuvre de musique pure ne contenant aucun
des rapports logiques dont l’altération dans le langage dénonce la
folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose
d’aussi mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,
qui pourtant s’observent en effet.
--Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois
autant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’une
personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos
malades, vous, au moins!
--Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un ton air
ironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de
la science. . . C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire: «C’est Potain
qui me soigne. »
--Ah! c’est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les
maladies, maintenant? je ne savais pas ça. . . Ce que vous m’amusez,
s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et
moi, bonne bête qui discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous
me faisiez monter à l’arbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre
à rire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en
songeant avec tristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur
le terrain de l’amabilité.
--Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à
Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,
charmant; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié la
tante du pianiste.
--Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu
ne voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de
la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis
plusieurs années. La première fois ne compte pas, c’était utile pour
prendre langue. Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver
demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
--Mais non, il ne veut pas.
--Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au
dernier moment!
À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait
les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de
banlieue où on allait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus
souvent au théâtre, que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un
jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de premières,
de galas, un coupe-file leur eût été fort utile, que cela les avait
beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour de l’enterrement de
Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes,
mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de
cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le monde
officiel, répondit:
--Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprise
des Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police à
l’Elysée.
--Comment ça, à l’Elysée? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.
--Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa
phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
--Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait: «Ah! bon,
bon, ça va bien» et ne montrait plus trace d’émotion.
Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui
procurer l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement
qu’un homme avec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles,
ni illustration d’aucune sorte, frayât avec le Chef de l’État.
--Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit-il à Swann de
l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à
voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots «à
qui il a affaire», comme disent les journaux, assure au pauvre dément
qu’il va être reçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale
du dépôt.
--Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pas dire
que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement
et je vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont
d’ailleurs très simples, on n’est jamais plus de huit à table,
répondit Swann qui tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop
éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le
Président de la République.
Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette
opinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que
c’était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il
ne s’étonna plus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât
l’Elysée, et même il le plaignait un peu d’aller à des déjeuners que
l’invité avouait lui-même être ennuyeux.
--«Ah! bien, bien, ça va bien», dit-il sur le ton d’un douanier,
méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explications, vous donne
son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
--«Ah! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,
vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président
de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement
redoutable parce qu’il disposait de moyens de séduction et de
contrainte qui, employés à l’égard des fidèles, eussent été capables
de les faire lâcher. Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il
mange avec ses doigts. »
--«En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller»,
dit le docteur avec une nuance de commisération; et, se rappelant le
chiffre de huit convives: «Sont-ce des déjeuners intimes? »
demanda-t-il vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu’une
curiosité de badaud.
Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République
finit pourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la
malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait
avec intérêt: «Verrons-nous ce soir M. Swann? Il a des relations
personnelles avec M. Grévy. C’est bien ce qu’on appelle un gentleman? »
Il alla même jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour
l’exposition dentaire.
--«Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne
laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce
que j’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les
doigts. »
Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sur
sa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont
il n’avait jamais parlé.
Si l’on n’avait pas arrangé une partie au dehors, c’est chez les
Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le
soir et n’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances
d’Odette.
--«Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela»,
lui disait-elle.
--«Et Mme Verdurin? »
--«Oh! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’a pas
été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de
s’arranger.
--«Vous êtes gentille. »
Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette (en consentant
seulement à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs
qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle ressentait
pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété. Et, d’autre part,
préférant infiniment à celle d’Odette, la beauté d’une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait
mieux passer le commencement de la soirée avec elle, étant sûr de voir
Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais
qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite
ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son cocher
Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses
bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les
Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses
qu’il avait envoyées le matin lui disait: «Je vous gronde» et lui
indiquait une place à côté d’Odette, le pianiste jouait pour eux deux,
la petite phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur
amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon que pendant
quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan, puis
tout d’un coup ils semblaient s’écarter et comme dans ces tableaux de
Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadre étroit d’une porte
entr’ouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une
lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,
pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle
passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de
sa grâce, avec le même ineffable sourire; mais Swann y croyait
distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère,
elle avait quelque chose d’accompli, comme le détachement qui succède
au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en
elle-même,--en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui
ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait composée,
et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles--, que comme un
gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin que pour le
petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, les
unissait; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait
prié, il avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste
la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.
«Qu’avez-vous besoin du reste? lui avait-elle dit. C’est ça notre
morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment où elle passait si
proche et pourtant à l’infini, que tandis qu’elle s’adressait à eux,
elle ne les connaissait pas, il regrettait presque qu’elle eût une
signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme
en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme
aimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de
ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et
d’un être particulier.
Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune
ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase
jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure
qu’Odette rentrât. Il la reconduisait jusqu’à la porte de son petit
hôtel, rue La Pérouse, derrière l’Arc de Triomphe. Et c’était
peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les
faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de la
voir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de
ce droit qu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il
attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression
que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait
d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.
Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle
venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit
précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier
chrysanthème et le lui donna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré
contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de quelques jours
la fleur fut fanée, il l’enferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans
l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour
elle «prendre le thé». L’isolement et le vide de ces courtes rues
(faites presque toutes de petits hôtels contigus, dont tout à coup
venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage
historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore
mal famés), la neige qui était restée dans le jardin et aux arbres, le
négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque
chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées
en entrant.
Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher
d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un
escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où
tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et une
grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie (mais
qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la
civilisation occidentale s’éclairait au gaz), montait au salon et au
petit salon. Ils étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur
quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute
sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme dans une
serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette
époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteurs
réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui
depuis l’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir,
cette fois, à voir la pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger
et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui
s’allument dans les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre
de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près
d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés
dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmiers
contenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails.
Elle lui avait dit: «Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez,
moi je vais bien vous arranger», et avec le petit rire vaniteux
qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle, avait
installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des coussins de
soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de
ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quand le valet de
chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes qui,
presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient
isolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur
des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette
fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil
plus durable, plus rose et plus humain,--faisant peut-être rêver dans
la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que
décelaient et cachaient à la fois les vitres rallumées--, elle avait
surveillé sévèrement du coin de l’œil le domestique pour voir s’il les
posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une
seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été
détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de
peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de
cet homme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait
passé trop près de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer
elle-même dans sa peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de
près pour voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous
ses bibelots chinois des formes «amusantes», et aussi aux orchidées,
aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysanthèmes, ses fleurs
préférées, parce qu’ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à
des fleurs, mais d’être en soie, en satin. «Celle-là a l’air d’être
découpée dans la doublure de mon manteau», dit-elle à Swann en lui
montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si
«chic», pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui
donnait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée,
plus digne que bien des femmes qu’elle lui fit une place dans son
salon. En lui montrant tour à tour des chimères à langues de feu
décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d’un
bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé aux yeux incrustés
de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaud de jade, elle
affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la
cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et
d’éprouver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le
crapaud qu’elle appelait: «chéris». Et ces affectations contrastaient
avec la sincérité de certaines de ses dévotions, notamment à
Notre-Dame du Laghet qui l’avait jadis, quand elle habitait Nice,
guérie d’une maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle
une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoir sans limites.
Odette fit à Swann «son» thé, lui demanda: «Citron ou crème? » et comme
il répondit «crème», lui dit en riant: «Un nuage! » Et comme il le
trouvait bon: «Vous voyez que je sais ce que vous aimez. » Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle-même
et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, une
garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en
seraient pas et finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à
sept heures pour rentrer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet
qu’il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet
après-midi lui avait causée, il se répétait: «Ce serait bien agréable
d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette
chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette,
et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une
affectation de raideur britannique imposait une apparence de
discipline à des caractères informes qui eussent signifié peut-être
pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l’insuffisance
de l’éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait
oublié son étui à cigarettes chez Odette. «Que n’y avez-vous oublié
aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En
se rendant chez elle ce jour-là comme chaque fois qu’il devait la voir
d’avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour
trouver jolie sa figure de limiter aux seules pommettes roses et
fraîches, les joues qu’elle avait si souvent jaunes, languissantes,
parfois piquées de petits points rouges, l’affligeait comme une preuve
que l’idéal est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait
une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante; elle
le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa
poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Debout à côté
de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avait
dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante
pour pouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle
regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et
maussades quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa
ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on
voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu
ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture des maîtres
non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de
généralité, les traits individuels des visages que nous connaissons:
ainsi, dans la matière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo,
la saillie des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la
ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d’un
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret,
l’envahissement du gras de la joue par l’implantation des premiers
poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la
congestion des paupières du docteur du Boulbon. Peut-être ayant
toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relations
mondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent
pardon à lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils
avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre,
de tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de
réalité et de vie, une saveur moderne; peut-être aussi s’était-il
tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu’il
éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne ces allusions
anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui.
Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature
d’artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui causassent
du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu’il les
apercevait déracinées, délivrées, dans la ressemblance d’un portrait
plus ancien avec un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en
soit et peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait
depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec l’amour
de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le
plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influence
durable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette
avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus
volontiers son surnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci
évoque au lieu de l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse
qui s’en est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la
plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la douceur
purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en les touchant
avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme un écheveau
de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant
la courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à
l’effusion des cheveux et à la flexion des paupières, comme en un
portrait d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son
visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y
retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement
à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que
parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se
reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au
grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir
Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il
se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne
s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru
jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses goûts d’art les plus
raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas plus pour cela une femme
selon son désir, puisque précisément son désir avait toujours été
orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le mot d’«œuvre
florentine» rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un
titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où
elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse.
Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette
femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son
visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces
doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour
base les données d’une esthétique certaine; sans compter que le baiser
et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui
étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration
d’une pièce de musée, lui parurent devoir être surnaturels et
délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît
plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner
beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une
fois dans une matière différente et particulièrement savoureuse, en un
exemplaire rarissime qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la
spiritualité et le désintéressement d’un artiste, tantôt avec
l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, une
reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le
délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles
merveilleuses des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce
qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une
femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu’il se
félicitait de trouver réunis dans un être qu’il pourrait posséder.
Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous
regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la fille
de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui que le
corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait
regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui
qu’il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.
Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’il
s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre;
sentant que depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle
semblait n’avoir pas grand’chose à lui dire, il craignait que les
façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement
fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble,
ne finissent par tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle
voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé
amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé,
d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout
d’un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères
simulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle
allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la
contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme,
jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits; et en
effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus
tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait
fait porter à midi de la «Maison Dorée» (c’était le jour de la fête de
Paris-Murcie donnée pour les inondés de Murcie), commençait par ces
mots: «Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire»,
et qu’il avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du
chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui écrire,
quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et
lui dirait: «J’ai à vous parler», et il contemplerait avec curiosité
sur son visage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché
jusque-là de son cœur.
Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait,
éclairées par des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait
jamais les volets, il s’attendrissait en pensant à l’être charmant
qu’il allait voir épanoui dans leur lumière d’or. Parfois les ombres
des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les
lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale de place en place
dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que
clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès
qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendit compte, ses yeux brillaient
d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: «Je crois que ça
chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette
maison ce dont n’était pourvue aucune de celles où il était reçu: une
sorte d’appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans
toutes les pièces et apportait des excitations constantes à son cœur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le
petit «clan» prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous
quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à
la voir, ou même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas
courir de grands risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la
journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour
ensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour
retarder le moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si
tard qu’Odette, croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En
voyant qu’elle n’était plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cœur; il tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il
mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-là cette certitude de
le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous
diminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.
--«As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était
pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est
pincé! »
--«La tête qu’il a fait? » demanda avec violence le docteur Cottard qui,
étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne
savait pas de qui on parlait.
--«Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau des
Swann»?
--«Non. M. Swann est venu»?
--Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très
nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.
--«Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a
fait voir l’heure du berger», dit le docteur, expérimentant avec
prudence le sens de ces expressions.
--«Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle
a bien tort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle
est du reste. »
--«Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a
rien, nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas. »
--«A moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je
vous dis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires! Comme elle
n’a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher
avec lui. Elle prétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort
béguin pour lui mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à
son tour, et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est
un être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a pour
lui, est-ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu’il
lui faut. »
--«Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne
me revient qu’à demi ce monsieur; je le trouve poseur. »
Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle
était devenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas
avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l’air
d’impliquer qu’on pouvait «poser» avec eux, donc qu’on était «plus
qu’eux».
--«Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur
la croit VERTUEUSE, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne
peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne
sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait l’autre soir sur la sonate
de Vinteuil; j’aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire des
théories d’esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard! »
--«Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisant
l’enfant. Elle est charmante. »
--«Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante; nous ne disons pas du
mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une
intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce
qu’elle soit vertueuse? Elle serait peut-être beaucoup moins
charmante, qui sait? »
Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne se
trouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par
Odette de lui dire,--mais il y avait bien une heure déjà,--au cas où il
viendrait encore, qu’elle irait probablement prendre du chocolat chez
Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas
sa voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui
traversaient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si
le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le
passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait
quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les
avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande
qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver
encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir
et qui prend conscience de l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait
sans se distinguer nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en
lui l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on lui
avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la nouveauté
de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il constata seulement
comme s’il venait de s’éveiller. Quoi? toute cette agitation parce
qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément il avait
souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut
bien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait
chez Prévost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul,
qu’un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel
il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il allait être
obligé d’user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie.
Et pourtant depuis un moment qu’il sentait qu’une nouvelle personne
s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui paraissait plus intéressante.
C’est à peine s’il se disait que cette rencontre possible chez Prévost
(de laquelle l’attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui
la précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, un seul souvenir
derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable
pourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait comme les autres, fort
peu de chose. Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette, jetant
furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de
peur qu’elle n’y vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son
désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à
trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter tout de
suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la
retrouverait le lendemain chez les Verdurin: c’est-à-dire de prolonger
pour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la
torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu’il
approchait sans oser l’étreindre.
Elle n’était pas chez Prévost; il voulut chercher dans tous les
restaurants des boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il
visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge
Lorédan de Rizzo) qu’il alla attendre ensuite--n’ayant rien trouvé
lui-même--à l’endroit qu’il lui avait désigné. La voiture ne revenait
pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme
celui où Rémi lui dirait: «Cette dame est là», et comme celui où Rémi
lui dirait, «cette dame n’était dans aucun des cafés. » Et ainsi il
voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative,
précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse,
soit, par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation
de rentrer chez lui sans l’avoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann,
celui-ci ne lui dit pas: «Avez-vous trouvé cette dame? » mais:
«Faites-moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la
provision doit commencer à s’épuiser. » Peut-être se disait-il que si
Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de
la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de
la fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se
presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne
s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie; il avait
dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le
corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme
de leur habit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps,
commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient
auparavant comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans
doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant: «Cette dame est
là», il eut répondu: «Ah! oui, c’est vrai, la course que je vous avais
donnée, tiens je n’aurais pas cru», et aurait continué à lui parler
provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’il avait eue et se
laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude et de se
donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et
ajouta son avis, en vieux serviteur:
--Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.
Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait
plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit
essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche:
--«Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette
dame; c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement
ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu. »
--«Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit
Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur,
qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas,»
D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des
boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares
erraient, à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui
s’approchait de lui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant
de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces
corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume
sombre, il eût cherché Eurydice.
De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents de
dissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce
grand souffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être
avec qui nous nous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est
lui que nous aimerons. Il n’est même pas besoin qu’il nous plût
jusque-là plus ou même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est
que notre goût pour lui devint exclusif. Et cette condition-là est
réalisée quand--à ce moment où il nous fait défaut--à la recherche des
plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquement substitué en
nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, un besoin
absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et
difficile à guérir--le besoin insensé et douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; c’est la seule
hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme; il ne cachait
plus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette
rencontre et il promit en cas de succès une récompense à son cocher,
comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter
à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où
elle fût déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un
restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra deux
fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait de ressortir
du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pour rejoindre
sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il
heurta une personne qui venait en sens contraire: c’était Odette; elle
lui expliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost,
elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne
l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.
Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi.
Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de
la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais
cette joie que sa raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir,
irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle; car, il
n’y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui
restait extérieure; il n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour
la lui fournir,--c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui
projetait vers lui--cette vérité qui rayonnait au point de dissiper
comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il
appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un
voyageur arrivé par un beau temps au bord de la Méditerranée,
incertain de l’existence des pays qu’il vient de quitter, laisse
éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette des regards, par les rayons
qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de
suivre.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa
fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de
cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle
était habillée sous sa mantille, d’un flot de velours noir qui, par un
rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de
faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille
blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées
d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur
que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au
cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et
restait toute palpitante, sans respiration.
--«Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur. »
Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir;
puis il lui dit:
--Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas
vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette
droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc.
J’ai peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de
façons avec elle, dit en souriant:
--«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. »
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air
d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même,
commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria:
--«Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,
vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien.
Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un peu. . . je pense que
c’est du pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je
l’essuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop
brutal? Je vous chatouille peut-être un peu? mais c’est que je ne
voudrais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper.
Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils
seraient tombés; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même. . .
Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les respirant
pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus? Je n’en ai jamais
senti, je peux? dites la vérité. »?
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous
êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît».
Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette; elle le regarda
fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître
florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance;
amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces,
comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes.
Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les
scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude
qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces
moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre,
elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage,
comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann,
qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses
lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux
mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de
reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à
sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part
du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann
attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même
encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce
regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage
qu’on va quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce
soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la
froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit
manque d’audace pour formuler une exigence plus grande que celle-là
(qu’il pouvait renouveler puisqu’elle n’avait pas fiché Odette la
première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle
avait des catleyas à son corsage, il disait: «C’est malheureux, ce
soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été
déplacés comme l’autre soir; il me semble pourtant que celui-ci n’est
pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les
autres? » Ou bien, si elle n’en avait pas: «Oh! pas de catleyas ce
soir, pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que,
pendant quelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le
premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres
sur la gorge d’Odette et que ce fut par eux encore que commençaient
chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand l’arrangement (ou
le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé
en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un simple vocable
qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte
de la possession physique--où d’ailleurs l’on ne possède rien,--survécut
dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et
peut-être cette manière particulière de dire «faire l’amour» ne
signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a
beau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus
différentes comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au
contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles--ou
crues telles par nous--pour que nous soyons obligés de la faire naître
de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait
été la première fois pour Swann l’arrangement des catleyas. Il
espérait en tremblant, ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle
était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la
possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges
pétales mauves; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne
tolérait peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas
reconnu, lui semblait, à cause de cela--comme il put paraître au
premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre--un
plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer, un
plaisir--ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda la
trace--entièrement particulier et nouveau.
Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il
fallait qu’il entrât et souvent elle ressortait en robe de chambre et
le conduisait jusqu’à sa voiture, l’embrassait aux yeux du cocher,
disant: «Qu’est-ce que cela peut me faire, que me font les autres? »
Les soirs où il n’allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait
parfois depuis qu’il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en
plus rares où il allait dans le monde, elle lui demandait de venir
chez elle avant de rentrer, quelque heure qu’il fût. C’était le
printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait
dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait
aux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui demandaient de
revenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il n’allait pas du même
côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux
s’étonnaient, et de fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait
plus jamais de lettre de lui où il demandât à connaître une femme. Il
ne faisait plus attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les
endroits où on en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il
avait l’attitude inversée de celle à quoi, hier encore, on l’eût
reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une
passion est en nous comme un caractère momentané et différent qui se
substitue à l’autre et abolit les signes jusque-là invariables par
lesquels il s’exprimait! En revanche ce qui était invariable
maintenant, c’était que où que Swann se trouvât, il ne manquât pas
d’aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d’elle était celui
qu’il parcourait inévitablement et comme la pente même irrésistible et
rapide de sa vie. A vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il
aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue
course et ne la voir que le lendemain; mais le fait même de se
déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les
amis qui le quittaient se disaient: «Il est très tenu, il y a
certainement une femme qui le force à aller chez elle à n’importe
quelle heure», lui faisait sentir qu’il menait la vie des hommes qui
ont une affaire amoureuse dans leur existence, et en qui le sacrifice
qu’ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie
voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis sans qu’il s’en
rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était
pas ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue,
neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître
qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus chez les Verdurin
et dont l’apaisement actuel était si doux que cela pouvait s’appeler
du bonheur. Peut-être était-ce à cette angoisse qu’il était redevable
de l’importance qu’Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont
d’habitude si indifférents, que quand nous avons mis dans l’un d’eux
de telles possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous
semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait
de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou moins
rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce
qu’Odette deviendrait pour lui dans les années qui allaient venir.
Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la
lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues
désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement rosée
comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensée et,
depuis projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il
le voyait. S’il arrivait après l’heure où Odette envoyait ses
domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il
allait d’abord dans la rue, où donnait au rez-de-chaussée, entre les
fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la
fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et
elle, avertie, répondait et allait l’attendre de l’autre côté, à la
porte d’entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques-uns des
morceaux qu’elle préférait: la VALSE DES ROSES ou PAUVRE FOU de
Tagliafico (qu’on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à
son enterrement), il lui demandait de jouer à la place la petite
phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais
la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle
qui s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles,
d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s’associer pour
Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. Il sentait bien que cet
amour, c’était quelque chose qui ne correspondait à rien d’extérieur,
de constatable par d’autres que lui; il se rendait compte que les
qualités d’Odette ne justifiaient pas qu’il attachât tant de prix aux
moments passés auprès d’elle. Et souvent, quand c’était l’intelligence
positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier
tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais
la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui
l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de
Swann s’en trouvaient changées; une marge y était réservée à une
jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur
et qui pourtant au lieu d’être purement individuelle comme celle de
l’amour, s’imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses
concrètes. Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase
l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour
l’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite
phrase avait effacé le souci des intérêts matériels, les
considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées
vacantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom d’Odette.
Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir d’un peu court et
décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence
mystérieuse. A voir le visage de Swann pendant qu’il écoutait la
phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique
qui donnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui
donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable
besoin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il
aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact avec un
monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme
parce que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce
qu’il échappe à notre intelligence, que nous n’atteignons que par un
seul sens.
