de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Le Côté de Guermantes - Deuxième partie - v1
de Borodino qui avait donné la permission pour Bruges, sur les
instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme. )
C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent
vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal,
reprit-elle en mettant trois _t_ à très. On sentait qu'elle ne doutait
pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité
était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité
froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase
ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne
compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un
clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
--J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un
mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup,
pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare,
continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal
élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve
que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré
une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux
belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à
deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin
d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis
pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes
à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une
plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas
de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon.
Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme
était le fils de Sir Rufus Israël!
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle
resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus
Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal
devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du
milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de
l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au
contraire!
--Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus
Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait
extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec
cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte
qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.
--Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de
prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton
sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à
l'Ambassadeur.
--Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut
avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en
moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu
comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des
valeurs, françaises, étrangères, des terres?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch
demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre
la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il
était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous
faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud! »
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses
yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec
résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au
moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je
n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de
me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me
mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et
avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories
médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être:
«Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le
contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais
n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont
les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se
trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée
d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui
l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la
plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il
démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise
devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des
Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que
j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme
sur des roulettes. »
--Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais
pas ce qu'il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait
nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus
grande partie de son temps chez elle:
--Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer
des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes
et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de
l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton
boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de
Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des
personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame
de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des
relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au
courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime
n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de
Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la
campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des
circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne
voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais
qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux? »
--Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?
--Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est
même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire,
dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
--Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous
devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là? Il est
gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et
pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune
raison de ne pas se lier.
--Oh! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais . . . qu'à peine, il
est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.
Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la
commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car
celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas
encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans
l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de
Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt
qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de
Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette
comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de
Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les
amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de
Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels
l'Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce
cérémonial et, vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui,
m'avait dit pour avoir l'air à l'aise: «Qu'est-ce que cette espèce
d'imbécile? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois
choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus
directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les
trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et
même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva
en être l'objet.
--Monsieur l'Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous
faire connaître Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de
Norpois. Elle tenait, malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois,
à lui dire: «Monsieur l'Ambassadeur» par savoir-vivre, par considération
exagérée du rang d'ambassadeur, considération que le marquis lui avait
inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus
cérémonieuses à l'égard d'un certain homme, lesquelles dans le salon
d'une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses
autres habitués, désignent aussitôt son amant.
M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa
profondément sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que
lui représentait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura «je
suis enchanté», tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant
que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et
dit: «Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchanté! » Mais
cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis
renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne
parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit:
--Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si
cela est plus commode; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois
que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans
plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu'elle n'eût
pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency
avant de le faire éclairer pour l'historien, ou au thé avant d'en offrir
une tasse.
--Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous
dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour.
N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck?
--Avez-vous quelque chose sur le chantier? me demanda M. de Norpois avec
un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en
profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru
devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m'apercevoir que
c'était le mien qu'il avait pris par hasard. «Vous m'aviez montré une
oeuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je
vous ai donné franchement mon avis; ce que vous aviez fait ne valait pas
la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque
chose? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. --Ah! ne
dites pas de mal de Bergotte, s'écria la duchesse. --Je ne conteste pas
son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver
au burin ou à l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une
grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion
de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue
et d'élever les coeurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice
ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J. ,
ajouta-t-il en se tournant vers moi.
J'espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu'il me
prêterait peut-être pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusée
pour aller chez M. Swann. «Une autre de mes grandes admirations, lui
dis-je, c'est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de
merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j'ai aperçue à
l'Exposition et que j'aimerais tant revoir; quel chef-d'oeuvre que ce
tableau! » Et en effet, si j'avais été un homme en vue, et qu'on m'eût
demandé le morceau de peinture que je préférais, j'aurais cité cette
botte de radis.
--Un chef-d'oeuvre? s'écria M. de Norpois avec un air d'étonnement et
de blâme. Ce n'a même pas la prétention d'être un tableau, mais une
simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d'oeuvre cette
vive pochade, que direz-vous de la «Vierge» d'Hébert ou de
Dagnan-Bouveret?
--J'ai entendu que vous refusiez l'amie de Robert, dit Mme de Guermantes
à sa tante après que Bloch eût pris à part l'Ambassadeur, je crois que
vous n'avez rien à regretter, vous savez que c'est une horreur, elle n'a
pas l'ombre de talent, et en plus elle est grotesque.
--Mais comment la connaissez-vous, duchesse? dit M. d'Argencourt.
--Mais comment, vous ne savez pas qu'elle a joué chez moi avant tout le
monde? je n'en suis pas plus fière pour cela, dit en riant Mme de
Guermantes, heureuse pourtant, puisqu'on parlait de cette actrice, de
faire savoir qu'elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je
n'ai plus qu'à partir, ajouta-t-elle sans bouger.
Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu'elle prononçait,
faisait allusion au comique d'avoir l'air de faire ensemble une visite
de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre
elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une
vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui
entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu
éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles
rondes et exactement logées dans l'oeil comme les «mouches» que savait
viser et atteindre si parfaitement l'excellent tireur qu'il était, le
duc s'avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si,
intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur
les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon
roi d'Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant,
comme l'aileron d'un requin, à côté de sa poitrine, et qu'il laissait
presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu'on lui
présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à
interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à
l'empressement de tous, en murmurant seulement: «Bonsoir, mon bon»,
«bonsoir mon cher ami», «charmé monsieur Bloch», «bonsoir Argencourt»,
et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom:
«Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père? Quel brave homme! » Il
ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui
dit bonjour d'un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.
Formidablement riche dans un monde où on l'est de moins en moins, ayant
assimilé à sa personne, d'une façon permanente, la notion de cette
énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de
celle de l'homme d'argent, l'éducation raffinée du premier arrivant tout
juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d'ailleurs que
ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent
pas dus qu'à son nom et à sa fortune, car il était encore d'une grande
beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de
quelque dieu grec.
--Vraiment, elle a joué chez vous? demanda M. d'Argencourt à la
duchesse.
--Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la
main et d'autres lis «su» sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme
de Villeparisis, de l'affectation à prononcer certains mots d'une façon
très paysanne, quoiqu'elle ne roulât nullement les _r_ comme faisait sa
tante. )
Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n'emmenât Bloch dans la
petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers
le vieux diplomate et lui glissai un mot d'un fauteuil académique pour
mon père. Il voulut d'abord remettre la conversation à plus tard. Mais
j'objectai que j'allais partir pour Balbec. «Comment! vous allez de
nouveau à Balbec? Mais vous êtes un véritable globe-trotter! » Puis il
m'écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d'un air
soupçonneux. Je me figurai qu'il avait peut-être tenu à M.
Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu'il
craignait que l'économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut
animé d'une véritable affection pour mon père. Et après un de ces
ralentissements du débit où tout d'un coup une parole éclate, comme
malgré celui qui parle, et chez qui l'irrésistible conviction emporte
les efforts bégayants qu'il faisait pour se taire: «Non, non, me dit-il
avec émotion, il ne _faut pas_ que votre père se présente. Il ne le faut
pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est
grande et qu'il compromettrait dans une pareilles aventure. Il vaut mieux
que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu
merci, il n'est pas orateur. Et c'est la seule chose qui compte auprès
de mes chers collègues, quand même ce qu'on dit ne serait que
turlutaines. Votre père a un but important dans la vie; il doit y
marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce
les buissons, d'ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d'Academus.
D'ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L'Académie aime à faire
faire un stage au postulant avant de l'admettre dans son giron.
Actuellement, il n'y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il
faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle
pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le «_Farà da se_» de nos
voisins d'au delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m'a parlé de tout cela d'une
manière qui ne m'a pas plu. Il m'a du reste semblé à vue de nez avoir
partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu
vivement qu'habitué à s'occuper de cotons et de métaux, il
méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu'il
faut éviter avant tout, c'est que votre père se présente: _Principiis
obsta_. Ses amis se trouveraient dans une position délicate s'il les
mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d'un air
de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une
chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh
bien, justement parce que je l'aime, justement (nous sommes les deux
inséparables, _Arcades ambo_) parce que je sais les services qu'il peut
rendre à son pays, les écueils qu'il peut lui éviter s'il reste à la
barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais
pas pour lui. Du reste, je crois l'avoir laissé entendre. (Et je crus
apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de
Leroy-Beaulieu. ) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de
palinodie. A plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de
fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d'un club ou d'une
Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus
contraire au sien, moins pour l'utilité de pouvoir dire: «Ah! si cela ne
dépendait que de moi! » que pour la satisfaction de présenter le titre
qu'il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. «Je vous dirai,
conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j'aime mieux pour votre père
une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent
jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un
manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard,
de l'événement même, un sens différent.
--Vous n'avez pas l'intention d'entretenir l'Institut du prix du pain
pendant la Fronde? demanda timidement l'historien de la Fronde à M. de
Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui
voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à
l'Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui
fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il
me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que
d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce même
regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui
prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par
d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît
plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur
Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard: «Voilà un
traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une
retentissante communication à l'Académie de médecine! » Il n'avait osé
insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide,
intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la
Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se
ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois
physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont
les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme
un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de
l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de
l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était
approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse à son mari.
--Naturellement je devine, dit le duc.
--Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande
lignée.
--Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous
n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
--C'était même drolatique, interrompit M.
de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
--Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais
pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces
choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de
sentimentale désenchantée. Je sais que n'importe qui peut aimer
n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la
littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des
journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée
en elle--c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est
justement ce qui le rend «mystérieux».
--Mystérieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine,
dit le comte d'Argencourt.
--Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse avec un
doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante
conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu'il n'y
a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas
pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-être pas du tout
pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi
tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre.
Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air
sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus «intelligent»; il ne
faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en
critiquant le choix de Saint-Loup.
--Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de
la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il
était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde
en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour
les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il
avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait
la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne,
tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il
alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de
ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d'une
façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la
fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son
projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y
avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un
homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de
telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme
lui, Bloch?
--Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était
frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens
ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
--Ah! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote,
mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
--Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
--Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses
charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et
elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle
est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m'a fait
pas moins de chagrin que Charles l'ait épousée, parce que c'était
tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais,
comme M. d'Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu'elle
la trouvât drôle, ou seulement qu'elle trouvât gentil le rieur qu'elle
se mit à regarder d'un air câlin, pour ajouter l'enchantement de la
douceur à celui de l'esprit. Elle continua:
--Oui, n'est-ce pas, ce n'était pas la peine, mais enfin elle n'était
pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimât, tandis que
la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est à mourir de rire. Je
sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier: «Qu'importe
le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse! » Eh bien, Robert a peut-être
l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du
flacon! D'abord, imaginez-vous qu'elle avait la prétention que je fisse
dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C'est un rien, n'est-ce
pas, et elle m'avait annoncé qu'elle resterait couchée à plat ventre sur
les marches. D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait! je ne
connais qu'une scène, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque
chose de pareil: cela s'appelle les _Sept Princesses_.
--Les _Sept Princesses_, oh! oïl, oïl, quel snobisme! s'écria M.
d'Argencourt. Ah! mais attendez, je connais toute la pièce. C'est d'un
de mes compatriotes. Il l'a envoyée au Roi qui n'y a rien compris et m'a
demandé de lui expliquer.
--Ce n'est pas par hasard du Sar Peladan? demanda l'historien de la
Fronde avec une intention de finesse et d'actualité, mais si bas que sa
question passa inaperçue.
--Ah! vous connaissez les _Sept Princesses_? répondit la duchesse à M.
d'Argencourt. Tous mes compliments! Moi je n'en connais qu'une, mais
cela m'a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si
elles sont toutes pareilles à celle que j'ai vue!
«Quelle buse! » pensais-je, irrité de l'accueil glacial qu'elle m'avait
fait. Je trouvais une sorte d'âpre satisfaction à constater sa complète
incompréhension de Maeterlinck. «C'est pour une pareille femme que tous
les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j'ai de la bonté.
Maintenant c'est moi qui ne voudrais pas d'elle. » Tels étaient les mots
que je me disais; ils étaient le contraire de ma pensée; c'étaient de
purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments
où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le
besoin, à défaut d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans
sincérité, comme avec un étranger.
--Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c'était à
se tordre de rire. On ne s'en est pas fait faute, trop même, car la
petite personne n'a pas aimé cela, et dans le fond Robert m'en a
toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait
bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande
jusqu'à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard.
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes,
veuve d'Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la
princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses
neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion,
soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui
donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.
--D'abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien
belle chose! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu'elle
disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle
s'arrêtait; elle ne disait plus rien, mais je n'exagère pas, pendant
cinq minutes.
--Oïl, oïl, oïl! s'écria M. d'Argencourt.
--Avec toute la politesse du monde je me suis permis d'insinuer que cela
étonnerait peut-être un peu. Et elle m'a répondu textuellement: «Il faut
toujours dire une chose comme si on était en train de la composer
soi-même. » Si vous y réfléchissez c'est monumental, cette réponse!
--Mais je croyais qu'elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux
jeunes gens.
--Elle ne se doute pas de ce que c'est, répondit Mme de Guermantes. Du
reste je n'ai pas eu besoin de l'entendre. Il m'a suffi de la voir
arriver avec des lis! J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de
talent quand j'ai vu les lis!
Tout le monde rit.
--Ma tante, vous ne m'en avez pas voulu de ma plaisanterie de l'autre
jour au sujet de la reine de Suède? je viens vous demander l'aman.
--Non, je ne t'en veux pas; je te donne même le droit de goûter si tu as
faim.
--Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de
Villeparisis à l'archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s'était affalé, son
chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d'un air de satisfaction les
assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
--Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec
cette noble assistance, j'accepterai un baba, ils semblent excellents.
--Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M.
d'Argencourt qui, par esprit d'imitation, reprit la plaisanterie de Mme
de Villeparisis.
L'archiviste présenta l'assiette de petits fours à l'historien de la
Fronde.
--Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par
timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui
avaient déjà fait comme lui.
--Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de
Villeparisis, qu'est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui
sortait comme j'entrais? Je dois le connaître parce qu'il m'a fait un
grand salut, mais je ne l'ai pas remis; vous savez, je suis brouillé
avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d'un air de
satisfaction.
--M. Legrandin.
--Ah! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née
Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l'Éprevier.
--Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n'a aucun rapport. Ceux-ci
Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent
qu'à l'être de tout ce que tu voudras. La soeur de celui-ci s'appelle
Mme de Cambremer.
--Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler,
s'écria la duchesse avec indignation, c'est le frère de cette énorme
herbivore que vous avez eu l'étrange idée d'envoyer venir me voir
l'autre jour. Elle est restée une heure, j'ai pensé que je deviendrais
folle. Mais j'ai commencé par croire que c'était elle qui l'était en
voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui
avait l'air d'une vache.
--Écoutez, Oriane, elle m'avait demandé votre jour; je ne pouvais
pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez,
elle n'a pas l'air d'une vache, ajouta-t-il d'un air plaintif, mais non
sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l'assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d'être stimulée par la
contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par
exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c'est ainsi
que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était
souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait
naïvement pour l'aider, sans en avoir l'air, à réussir son tour, comme,
dans un wagon, le compère inavoué d'un joueur de bonneteau.
--Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de
plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien
embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon
salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de
lui répondre: «Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas
être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches», et
d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que
votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait
une fois et qui est assez _bovine_ aussi, de sorte que j'ai failli dire
Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de
vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste
cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance,
selon toutes les règles de l'art. Depuis je ne sais combien de temps
j'étais bombardée de ses cartes, j'en trouvais partout, sur tous les
meubles, comme des prospectus. J'ignorais le but de cette réclame. On ne
voyait chez moi que «Marquis et Marquise de Cambremer» avec une adresse
que je ne me rappelle pas et dont je suis d'ailleurs résolue à ne jamais
me servir.
--Mais c'est très flatteur de ressembler à une reine, dit l'historien de
la Fronde.
--Oh! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce
n'est pas grand'chose! dit M. de Guermantes parce qu'il avait la
prétention d'être un esprit et moderne, et aussi pour n'avoir pas l'air
de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois, qui s'étaient levés, se trouvèrent plus près de
nous.
--Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l'affaire
Dreyfus?
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour
attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le
devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité,
des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France.
Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch
cependant avait dit croire à l'innocence de Dreyfus) était ardemment
antidreyfusard, l'amabilité de l'Ambassadeur, l'air qu'il avait de
donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du
même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.
Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait
point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et
lui étaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui pût
les réunir? Bloch était d'autant plus étonné de l'accord mystérieux qui
semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait
pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement
parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
--Vous n'êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l'ancien ambassadeur,
et je vous en félicite, vous n'êtes pas de ce temps où les études
désintéressées n'existent plus, où on ne vend plus au public que des
obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient
être encouragés si nous avions un gouvernement.
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là
encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties
voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler
dans la même voie que beaucoup, il ne s'était pas cru si exceptionnel.
Il revint à l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l'opinion
de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom
revenait souvent dans les journaux à ce moment-là; ils excitaient plus
la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce
qu'ils n'étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume
spécial, du fond d'une vie différente et d'un silence religieusement
gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin
descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à
un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences
du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir,
avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au
concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement
d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions
du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de
tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se
replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant
fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans
fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper
commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir le
jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait
pas déjeuné. L'homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de
l'expérience et de l'imagination, voudrait approfondir la vie idéale des
gens qu'il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la
vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit:
--Il y a deux officiers mêlés à l'affaire en cours et dont j'ai entendu
parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande
confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est
le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
--Mais, s'écria Bloch, la divine Athèna, fille de Zeus, a mis dans
l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre.
Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart
avait une grande situation dans l'armée, mais sa Moire l'a conduit du
côté qui n'était pas le sien. L'épée des nationalistes tranchera son
corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux
oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts.
M. de Norpois ne répondit pas.
--De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes à
Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
--De l'affaire Dreyfus.
--Ah! diable! A propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus?
Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert! Je vous dirai même qu'au
Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de
boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours. . . .
--Évidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui
a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les Juifs à Jérusalem. . . .
--Ah! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées,
interrompit M. d'Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Très «suffisant», il
détestait d'être interrompu, puis il avait dans son ménage l'habitude
d'être brutal avec elle. Frémissant d'une double colère de mauvais mari
à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et
lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
--Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem?
dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton
radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey, et
surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait
un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens,
ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort;
personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve
que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec
mon temps, mais enfin, que diable! quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise!
M. de Guermantes prononça ces mots: «quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup» avec emphase. Il savait pourtant bien que c'était une plus
grande chose de s'appeler «le duc de Guermantes». Mais si son
amour-propre avait des tendances à s'exagérer plutôt la supériorité du
titre de duc de Guermantes, ce n'était peut-être pas tant les règles du
bon goût que les lois de l'imagination qui le poussaient à le diminuer.
Chacun voit en plus beau ce qu'il voit à distance, ce qu'il voit chez
les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans
l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non
seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une
ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici, l'une veut
qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste
d'origine. Par là M.
instances du coiffeur, et l'accusait de favoriser une liaison infâme. )
C'est quelqu'un de très mal, me dit Mme de Villeparisis, avec l'accent
vertueux des Guermantes même les plus dépravés. De très, très mal,
reprit-elle en mettant trois _t_ à très. On sentait qu'elle ne doutait
pas qu'il ne fût en tiers dans toutes les orgies. Mais comme l'amabilité
était chez la marquise l'habitude dominante, son expression de sévérité
froncée envers l'horrible capitaine, dont elle dit avec une emphase
ironique le nom: le Prince de Borodino, en femme pour qui l'Empire ne
compte pas, s'acheva en un tendre sourire à mon adresse avec un
clignement d'oeil mécanique de connivence vague avec moi.
--J'aime beaucoup de Saint-Loup-en-Bray, dit Bloch, quoiqu'il soit un
mauvais chien, parce qu'il est extrêmement bien élevé. J'aime beaucoup,
pas lui, mais les personnes extrêmement bien élevées, c'est si rare,
continua-t-il sans se rendre compte, parce qu'il était lui-même très mal
élevé, combien ses paroles déplaisaient. Je vais vous citer une preuve
que je trouve très frappante de sa parfaite éducation. Je l'ai rencontré
une fois avec un jeune homme, comme il allait monter sur son char aux
belles jantes, après avoir passé lui-même les courroies splendides à
deux chevaux nourris d'avoine et d'orge et qu'il n'est pas besoin
d'exciter avec le fouet étincelant. Il nous présenta, mais je n'entendis
pas le nom du jeune homme, car on n'entend jamais le nom des personnes
à qui on vous présente, ajouta-t-il en riant parce que c'était une
plaisanterie de son père. De Saint-Loup-en-Bray resta simple, ne fit pas
de frais exagérés pour le jeune homme, ne parut gêné en aucune façon.
Or, par hasard, j'ai appris quelques jours après que le jeune homme
était le fils de Sir Rufus Israël!
La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle
resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus
Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal
devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du
milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de
l'amitié de qui on n'eût pas eu l'idée de s'enorgueillir, bien au
contraire!
--Je l'ai appris, dit Bloch, par le fondé de pouvoir de Sir Rufus
Israël, lequel est un ami de mon père et un homme tout à fait
extraordinaire. Ah! un individu absolument curieux, ajouta-t-il, avec
cette énergie affirmative, cet accent d'enthousiasme qu'on n'apporte
qu'aux convictions qu'on ne s'est pas formées soi-même.
Bloch s'était montré enchanté de l'idée de connaître M. de Norpois.
--Il eût aimé, disait-il, le faire parler sur l'affaire Dreyfus. Il y a
là une mentalité que je connais mal et ce serait assez piquant de
prendre une interview à ce diplomate considérable, dit-il d'un ton
sarcastique pour ne pas avoir l'air de se juger inférieur à
l'Ambassadeur.
--Dis-moi, reprit Bloch en me parlant tout bas, quelle fortune peut
avoir Saint-Loup? Tu comprends bien que, si je te demande cela, je m'en
moque comme de l'an quarante, mais c'est au point de vue balzacien, tu
comprends. Et tu ne sais même pas en quoi c'est placé, s'il a des
valeurs, françaises, étrangères, des terres?
Je ne pus le renseigner en rien. Cessant de parler à mi-voix, Bloch
demanda très haut la permission d'ouvrir les fenêtres et, sans attendre
la réponse, se dirigea vers celles-ci. Mme de Villeparisis dit qu'il
était impossible d'ouvrir, qu'elle était enrhumée. «Ah! si ça doit vous
faire du mal! répondit Bloch, déçu. Mais on peut dire qu'il fait chaud! »
Et se mettant à rire, il fit faire à ses regards qui tournèrent autour
de l'assistance une quête qui réclamait un appui contre Mme de
Villeparisis. Il ne le rencontra pas, parmi ces gens bien élevés. Ses
yeux allumés, qui n'avaient pu débaucher personne, reprirent avec
résignation leur sérieux; il déclara en matière de défaite: «Il fait au
moins 22 degrés 25! Cela ne m'étonne pas. Je suis presque en nage. Et je
n'ai pas, comme le sage Anténor, fils du fleuve Alpheios, la faculté de
me tremper dans l'onde paternelle, pour étancher ma sueur, avant de me
mettre dans une baignoire polie et de m'oindre d'une huile parfumée. » Et
avec ce besoin qu'on a d'esquisser à l'usage des autres des théories
médicales dont l'application serait favorable à notre propre bien-être:
«Puisque vous croyez que c'est bon pour vous! Moi je crois tout le
contraire. C'est justement ce qui vous enrhume. »
Mme de Villeparisis regretta qu'il eût dit cela aussi tout haut, mais
n'y attacha pas grande importance quand elle vit que l'archiviste, dont
les opinions nationalistes la tenaient pour ainsi dire à la chaîne, se
trouvait placé trop loin pour avoir pu entendre. Elle fut plus choquée
d'entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui
l'avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en riant à la
plaisanterie paternelle: «N'ai-je pas lu de lui une savante étude où il
démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise
devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des
Japonais? Et n'est-il pas un peu gâteux? Il me semble que c'est lui que
j'ai vu viser son siège, avant d'aller s'y asseoir, en glissant comme
sur des roulettes. »
--Jamais de la vie! Attendez un instant, ajouta la marquise, je ne sais
pas ce qu'il peut faire.
Elle sonna et quand le domestique fut entré, comme elle ne dissimulait
nullement et même aimait à montrer que son vieil ami passait la plus
grande partie de son temps chez elle:
--Allez donc dire à M. de Norpois de venir, il est en train de classer
des papiers dans mon bureau, il a dit qu'il viendrait dans vingt minutes
et voilà une heure trois quarts que je l'attends. Il vous parlera de
l'affaire Dreyfus, de tout ce que vous voudrez, dit-elle d'un ton
boudeur à Bloch, il n'approuve pas beaucoup ce qui se passe.
Car M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et Mme de
Villeparisis, bien qu'il ne se fût pas permis de lui amener des
personnes du gouvernement (elle gardait tout de même sa hauteur de dame
de la grande aristocratie et restait en dehors et au-dessus des
relations qu'il était obligé de cultiver), était tenue par lui au
courant de ce qui se passait. De même ces nommes politiques du régime
n'auraient pas osé demander à M. de Norpois de les présenter à Mme de
Villeparisis. Mais plusieurs étaient aller le chercher chez elle à la
campagne, quand ils avaient eu besoin de son concours dans des
circonstances graves. On savait l'adresse. On allait au château. On ne
voyait pas la châtelaine. Mais au dîner elle disait: «Monsieur, je sais
qu'on est venu vous déranger. Les affaires vont-elles mieux? »
--Vous n'êtes pas trop pressé? demanda Mme de Villeparisis à Bloch?
--Non, non, je voulais partir parce que je ne suis pas très bien, il est
même question que je fasse une cure à Vichy pour ma vésicule biliaire,
dit-il en articulant ces mots avec une ironie satanique.
--Tiens, mais justement mon petit-neveu Châtellerault doit y aller, vous
devriez arranger cela ensemble. Est-ce qu'il est encore là? Il est
gentil, vous savez, dit Mme de Villeparisis de bonne foi peut-être, et
pensant que des gens qu'elle connaissait tous deux n'avaient aucune
raison de ne pas se lier.
--Oh! je ne sais si ça lui plairait, je ne le connais . . . qu'à peine, il
est là-bas plus loin, dit Bloch confus et ravi.
Le maître d'hôtel n'avait pas dû exécuter d'une façon complète la
commission dont il venait d'être chargé pour M. de Norpois. Car
celui-ci, pour faire croire qu'il arrivait du dehors et n'avait pas
encore vu la maîtresse de la maison, prit au hasard un chapeau dans
l'antichambre et vint baiser cérémonieusement la main de Mme de
Villeparisis, en lui demandant de ses nouvelles avec le même intérêt
qu'on manifeste après une longue absence. Il ignorait que la marquise de
Villeparisis avait préalablement ôté toute vraisemblance à cette
comédie, à laquelle elle coupa court d'ailleurs en emmenant M. de
Norpois et Bloch dans un salon voisin. Bloch, qui avait vu toutes les
amabilités qu'on faisait à celui qu'il ne savait pas encore être M. de
Norpois, et les saluts compassés, gracieux et profonds par lesquels
l'Ambassadeur y répondait, Bloch se sentait inférieur à tout ce
cérémonial et, vexé de penser qu'il ne s'adresserait jamais à lui,
m'avait dit pour avoir l'air à l'aise: «Qu'est-ce que cette espèce
d'imbécile? » Peut-être du reste toutes les salutations de M. de Norpois
choquant ce qu'il y avait de meilleur en Bloch, la franchise plus
directe d'un milieu moderne, est-ce en partie sincèrement qu'il les
trouvait ridicules. En tout cas elles cessèrent de le lui paraître et
même l'enchantèrent dès la seconde où ce fut lui, Bloch, qui se trouva
en être l'objet.
--Monsieur l'Ambassadeur, dit Mme de Villeparisis, je voudrais vous
faire connaître Monsieur. Monsieur Bloch, Monsieur le marquis de
Norpois. Elle tenait, malgré la façon dont elle rudoyait M. de Norpois,
à lui dire: «Monsieur l'Ambassadeur» par savoir-vivre, par considération
exagérée du rang d'ambassadeur, considération que le marquis lui avait
inculquée, et enfin pour appliquer ces manières moins familières, plus
cérémonieuses à l'égard d'un certain homme, lesquelles dans le salon
d'une femme distinguée, tranchant avec la liberté dont elle use avec ses
autres habitués, désignent aussitôt son amant.
M. de Norpois noya son regard bleu dans sa barbe blanche, abaissa
profondément sa haute taille comme s'il l'inclinait devant tout ce que
lui représentait de notoire et d'imposant le nom de Bloch, murmura «je
suis enchanté», tandis que son jeune interlocuteur, ému mais trouvant
que le célèbre diplomate allait trop loin, rectifia avec empressement et
dit: «Mais pas du tout, au contraire, c'est moi qui suis enchanté! » Mais
cette cérémonie, que M. de Norpois par amitié pour Mme de Villeparisis
renouvelait avec chaque inconnu que sa vieille amie lui présentait, ne
parut pas à celle-ci une politesse suffisante pour Bloch à qui elle dit:
--Mais demandez-lui tout ce que vous voulez savoir, emmenez-le à côté si
cela est plus commode; il sera enchanté de causer avec vous. Je crois
que vous vouliez lui parler de l'affaire Dreyfus, ajouta-t-elle sans
plus se préoccuper si cela faisait plaisir à M. de Norpois qu'elle n'eût
pensé à demander leur agrément au portrait de la duchesse de Montmorency
avant de le faire éclairer pour l'historien, ou au thé avant d'en offrir
une tasse.
--Parlez-lui fort, dit-elle à Bloch, il est un peu sourd, mais il vous
dira tout ce que vous voudrez, il a très bien connu Bismarck, Cavour.
N'est-ce pas, Monsieur, dit-elle avec force, vous avez bien connu Bismarck?
--Avez-vous quelque chose sur le chantier? me demanda M. de Norpois avec
un signe d'intelligence en me serrant la main cordialement. J'en
profitai pour le débarrasser obligeamment du chapeau qu'il avait cru
devoir apporter en signe de cérémonie, car je venais de m'apercevoir que
c'était le mien qu'il avait pris par hasard. «Vous m'aviez montré une
oeuvrette un peu tarabiscotée où vous coupiez les cheveux en quatre. Je
vous ai donné franchement mon avis; ce que vous aviez fait ne valait pas
la peine que vous le couchiez sur le papier. Nous préparez-vous quelque
chose? Vous êtes très féru de Bergotte, si je me souviens bien. --Ah! ne
dites pas de mal de Bergotte, s'écria la duchesse. --Je ne conteste pas
son talent de peintre, nul ne s'en aviserait, duchesse. Il sait graver
au burin ou à l'eau-forte, sinon brosser, comme M. Cherbuliez, une
grande composition. Mais il me semble que notre temps fait une confusion
de genres et que le propre du romancier est plutôt de nouer une intrigue
et d'élever les coeurs que de fignoler à la pointe sèche un frontispice
ou un cul-de-lampe. Je verrai votre père dimanche chez ce brave A. J. ,
ajouta-t-il en se tournant vers moi.
J'espérai un instant, en le voyant parler à Mme de Guermantes, qu'il me
prêterait peut-être pour aller chez elle l'aide qu'il m'avait refusée
pour aller chez M. Swann. «Une autre de mes grandes admirations, lui
dis-je, c'est Elstir. Il paraît que la duchesse de Guermantes en a de
merveilleux, notamment cette admirable botte de radis que j'ai aperçue à
l'Exposition et que j'aimerais tant revoir; quel chef-d'oeuvre que ce
tableau! » Et en effet, si j'avais été un homme en vue, et qu'on m'eût
demandé le morceau de peinture que je préférais, j'aurais cité cette
botte de radis.
--Un chef-d'oeuvre? s'écria M. de Norpois avec un air d'étonnement et
de blâme. Ce n'a même pas la prétention d'être un tableau, mais une
simple esquisse (il avait raison). Si vous appelez chef-d'oeuvre cette
vive pochade, que direz-vous de la «Vierge» d'Hébert ou de
Dagnan-Bouveret?
--J'ai entendu que vous refusiez l'amie de Robert, dit Mme de Guermantes
à sa tante après que Bloch eût pris à part l'Ambassadeur, je crois que
vous n'avez rien à regretter, vous savez que c'est une horreur, elle n'a
pas l'ombre de talent, et en plus elle est grotesque.
--Mais comment la connaissez-vous, duchesse? dit M. d'Argencourt.
--Mais comment, vous ne savez pas qu'elle a joué chez moi avant tout le
monde? je n'en suis pas plus fière pour cela, dit en riant Mme de
Guermantes, heureuse pourtant, puisqu'on parlait de cette actrice, de
faire savoir qu'elle avait eu la primeur de ses ridicules. Allons, je
n'ai plus qu'à partir, ajouta-t-elle sans bouger.
Elle venait de voir entrer son mari, et par les mots qu'elle prononçait,
faisait allusion au comique d'avoir l'air de faire ensemble une visite
de noces, nullement aux rapports souvent difficiles qui existaient entre
elle et cet énorme gaillard vieillissant, mais qui menait toujours une
vie de jeune homme. Promenant sur le grand nombre de personnes qui
entouraient la table à thé les regards affables, malicieux et un peu
éblouis par les rayons du soleil couchant, de ses petites prunelles
rondes et exactement logées dans l'oeil comme les «mouches» que savait
viser et atteindre si parfaitement l'excellent tireur qu'il était, le
duc s'avançait avec une lenteur émerveillée et prudente comme si,
intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur
les robes et de déranger les conversations. Un sourire permanent de bon
roi d'Yvetot légèrement pompette, une main à demi dépliée flottant,
comme l'aileron d'un requin, à côté de sa poitrine, et qu'il laissait
presser indistinctement par ses vieux amis et par les inconnus qu'on lui
présentait, lui permettaient, sans avoir à faire un seul geste ni à
interrompre sa tournée débonnaire, fainéante et royale, de satisfaire à
l'empressement de tous, en murmurant seulement: «Bonsoir, mon bon»,
«bonsoir mon cher ami», «charmé monsieur Bloch», «bonsoir Argencourt»,
et près de moi, qui fus le plus favorisé quand il eut entendu mon nom:
«Bonsoir, mon petit voisin, comment va votre père? Quel brave homme! » Il
ne fit de grandes démonstrations que pour Mme de Villeparisis, qui lui
dit bonjour d'un signe de tête en sortant une main de son petit tablier.
Formidablement riche dans un monde où on l'est de moins en moins, ayant
assimilé à sa personne, d'une façon permanente, la notion de cette
énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de
celle de l'homme d'argent, l'éducation raffinée du premier arrivant tout
juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d'ailleurs que
ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent
pas dus qu'à son nom et à sa fortune, car il était encore d'une grande
beauté, avec, dans le profil, la pureté, la décision de contour de
quelque dieu grec.
--Vraiment, elle a joué chez vous? demanda M. d'Argencourt à la
duchesse.
--Mais voyons, elle est venue réciter, avec un bouquet de lis dans la
main et d'autres lis «su» sa robe. (Mme de Guermantes mettait, comme Mme
de Villeparisis, de l'affectation à prononcer certains mots d'une façon
très paysanne, quoiqu'elle ne roulât nullement les _r_ comme faisait sa
tante. )
Avant que M. de Norpois, contraint et forcé, n'emmenât Bloch dans la
petite baie où ils pourraient causer ensemble, je revins un instant vers
le vieux diplomate et lui glissai un mot d'un fauteuil académique pour
mon père. Il voulut d'abord remettre la conversation à plus tard. Mais
j'objectai que j'allais partir pour Balbec. «Comment! vous allez de
nouveau à Balbec? Mais vous êtes un véritable globe-trotter! » Puis il
m'écouta. Au nom de Leroy-Beaulieu, M. de Norpois me regarda d'un air
soupçonneux. Je me figurai qu'il avait peut-être tenu à M.
Leroy-Beaulieu des propos désobligeants pour mon père, et qu'il
craignait que l'économiste ne les lui eût répétés. Aussitôt, il parut
animé d'une véritable affection pour mon père. Et après un de ces
ralentissements du débit où tout d'un coup une parole éclate, comme
malgré celui qui parle, et chez qui l'irrésistible conviction emporte
les efforts bégayants qu'il faisait pour se taire: «Non, non, me dit-il
avec émotion, il ne _faut pas_ que votre père se présente. Il ne le faut
pas dans son intérêt, pour lui-même, par respect pour sa valeur qui est
grande et qu'il compromettrait dans une pareilles aventure. Il vaut mieux
que cela. Fût-il nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Dieu
merci, il n'est pas orateur. Et c'est la seule chose qui compte auprès
de mes chers collègues, quand même ce qu'on dit ne serait que
turlutaines. Votre père a un but important dans la vie; il doit y
marcher droit, sans se laisser détourner à battre les buissons, fût-ce
les buissons, d'ailleurs plus épineux que fleuris, du jardin d'Academus.
D'ailleurs il ne réunirait que quelques voix. L'Académie aime à faire
faire un stage au postulant avant de l'admettre dans son giron.
Actuellement, il n'y a rien à faire. Plus tard je ne dis pas. Mais il
faut que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne le chercher. Elle
pratique avec plus de fétichisme que de bonheur le «_Farà da se_» de nos
voisins d'au delà des Alpes. Leroy-Beaulieu m'a parlé de tout cela d'une
manière qui ne m'a pas plu. Il m'a du reste semblé à vue de nez avoir
partie liée avec votre père. Je lui ai peut-être fait sentir un peu
vivement qu'habitué à s'occuper de cotons et de métaux, il
méconnaissait le rôle des impondérables, comme disait Bismarck. Ce qu'il
faut éviter avant tout, c'est que votre père se présente: _Principiis
obsta_. Ses amis se trouveraient dans une position délicate s'il les
mettait en présence du fait accompli. Tenez, dit-il brusquement d'un air
de franchise, en fixant ses yeux bleus sur moi, je vais vous dire une
chose qui va vous étonner de ma part à moi qui aime tant votre père. Eh
bien, justement parce que je l'aime, justement (nous sommes les deux
inséparables, _Arcades ambo_) parce que je sais les services qu'il peut
rendre à son pays, les écueils qu'il peut lui éviter s'il reste à la
barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, je ne voterais
pas pour lui. Du reste, je crois l'avoir laissé entendre. (Et je crus
apercevoir dans ses yeux le profil assyrien et sévère de
Leroy-Beaulieu. ) Donc lui donner ma voix serait de ma part une sorte de
palinodie. A plusieurs reprises, M. de Norpois traita ses collègues de
fossiles. En dehors des autres raisons, tout membre d'un club ou d'une
Académie aime à investir ses collègues du genre de caractère le plus
contraire au sien, moins pour l'utilité de pouvoir dire: «Ah! si cela ne
dépendait que de moi! » que pour la satisfaction de présenter le titre
qu'il a obtenu comme plus difficile et plus flatteur. «Je vous dirai,
conclut-il, que, dans votre intérêt à tous, j'aime mieux pour votre père
une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent
jugées par moi comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un
manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard,
de l'événement même, un sens différent.
--Vous n'avez pas l'intention d'entretenir l'Institut du prix du pain
pendant la Fronde? demanda timidement l'historien de la Fronde à M. de
Norpois. Vous pourriez trouver là un succès considérable (ce qui
voulait dire me faire une réclame monstre), ajouta-t-il en souriant à
l'Ambassadeur avec une pusillanimité mais aussi une tendresse qui lui
fit lever les paupières et découvrir ses yeux, grands comme un ciel. Il
me semblait avoir vu ce regard, pourtant je ne connaissais que
d'aujourd'hui l'historien. Tout d'un coup je me rappelai: ce même
regard, je l'avais vu dans les yeux d'un médecin brésilien qui
prétendait guérir les étouffements du genre de ceux que j'avais par
d'absurdes inhalations d'essences de plantes. Comme, pour qu'il prît
plus soin de moi, je lui avais dit que je connaissais le professeur
Cottard, il m'avait répondu, comme dans l'intérêt de Cottard: «Voilà un
traitement, si vous lui en parliez, qui lui fournirait la matière d'une
retentissante communication à l'Académie de médecine! » Il n'avait osé
insister mais m'avait regardé de ce même air d'interrogation timide,
intéressée et suppliante que je venais d'admirer chez l'historien de la
Fronde. Certes ces deux hommes ne se connaissaient pas et ne se
ressemblaient guère, mais les lois psychologiques ont comme les lois
physiques une certaine généralité. Et les conditions nécessaires sont
les mêmes, un même regard éclaire des animaux humains différents, comme
un même ciel matinal des lieux de la terre situés bien loin l'un de
l'autre et qui ne se sont jamais vus. Je n'entendis pas la réponse de
l'Ambassadeur, car tout le monde, avec un peu de brouhaha, s'était
approché de Mme de Villeparisis pour la voir peindre.
--Vous savez de qui nous parlons, Basin? dit la duchesse à son mari.
--Naturellement je devine, dit le duc.
--Ah! ce n'est pas ce que nous appelons une comédienne de la grande
lignée.
--Jamais, reprit Mme de Guermantes s'adressant à M. d'Argencourt, vous
n'avez imaginé quelque chose de plus risible.
--C'était même drolatique, interrompit M.
de Guermantes dont le bizarre
vocabulaire permettait à la fois aux gens du monde de dire qu'il n'était
pas un sot et aux gens de lettres de le trouver le pire des imbéciles.
--Je ne peux pas comprendre, reprit la duchesse, comment Robert a jamais
pu l'aimer. Oh! je sais bien qu'il ne faut jamais discuter ces
choses-là, ajouta-t-elle avec une jolie moue de philosophe et de
sentimentale désenchantée. Je sais que n'importe qui peut aimer
n'importe quoi. Et, ajouta-t-elle--car si elle se moquait encore de la
littérature nouvelle, celle-ci, peut-être par la vulgarisation des
journaux ou à travers certaines conversations, s'était un peu infiltrée
en elle--c'est même ce qu'il y a de beau dans l'amour, parce que c'est
justement ce qui le rend «mystérieux».
--Mystérieux! Ah! j'avoue que c'est un peu fort pour moi, ma cousine,
dit le comte d'Argencourt.
--Mais si, c'est très mystérieux, l'amour, reprit la duchesse avec un
doux sourire de femme du monde aimable, mais aussi avec l'intransigeante
conviction d'une wagnérienne qui affirme à un homme du cercle qu'il n'y
a pas que du bruit dans la _Walkyrie_. Du reste, au fond, on ne sait pas
pourquoi une personne en aime une autre; ce n'est peut-être pas du tout
pour ce que nous croyons, ajouta-t-elle en souriant, repoussant ainsi
tout d'un coup par son interprétation l'idée qu'elle venait d'émettre.
Du reste, au fond on ne sait jamais rien, conclut-elle d'un air
sceptique et fatigué. Aussi, voyez-vous, c'est plus «intelligent»; il ne
faut jamais discuter le choix des amants.
Mais après avoir posé ce principe, elle y manqua immédiatement en
critiquant le choix de Saint-Loup.
--Voyez-vous, tout de même, je trouve étonnant qu'on puisse trouver de
la séduction à une personne ridicule.
Bloch entendant que nous parlions de Saint-Loup, et comprenant qu'il
était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde
en fut révolté. Il commençait à avoir des haines, et on sentait que pour
les assouvir il ne reculerait devant rien. Ayant posé en principe qu'il
avait une haute valeur morale, et que l'espèce de gens qui fréquentait
la Boulie (cercle sportif qui lui semblait élégant) méritait le bagne,
tous les coups qu'il pouvait leur porter lui semblaient méritoires. Il
alla une fois jusqu'à parler d'un procès qu'il voulait intenter à un de
ses amis de la Boulie. Au cours de ce procès, il comptait déposer d'une
façon mensongère et dont l'inculpé ne pourrait pas cependant prouver la
fausseté. De cette façon, Bloch, qui ne mit du reste pas à exécution son
projet, pensait le désespérer et l'affoler davantage. Quel mal y
avait-il à cela, puisque celui qu'il voulait frapper ainsi était un
homme qui ne pensait qu'au chic, un homme de la Boulie, et que contre de
telles gens toutes les armes sont permises, surtout à un Saint, comme
lui, Bloch?
--Pourtant, voyez Swann, objecta M. d'Argencourt qui, venant enfin de
comprendre le sens des paroles qu'avait prononcées sa cousine, était
frappé de leur justesse et cherchait dans sa mémoire l'exemple de gens
ayant aimé des personnes qui à lui ne lui eussent pas plu.
--Ah! Swann ce n'est pas du tout le même cas, protesta la duchesse.
C'était très étonnant tout de même parce que c'était une brave idiote,
mais elle n'était pas ridicule et elle a été jolie.
--Hou, hou, grommela Mme de Villeparisis.
--Ah! vous ne la trouviez pas jolie? si, elle avait des choses
charmantes, de bien jolis yeux, de jolis cheveux, elle s'habillait et
elle s'habille encore merveilleusement. Maintenant, je reconnais qu'elle
est immonde, mais elle a été une ravissante personne. Ça ne m'a fait
pas moins de chagrin que Charles l'ait épousée, parce que c'était
tellement inutile.
La duchesse ne croyait pas dire quelque chose de remarquable, mais,
comme M. d'Argencourt se mit à rire, elle répéta la phrase, soit qu'elle
la trouvât drôle, ou seulement qu'elle trouvât gentil le rieur qu'elle
se mit à regarder d'un air câlin, pour ajouter l'enchantement de la
douceur à celui de l'esprit. Elle continua:
--Oui, n'est-ce pas, ce n'était pas la peine, mais enfin elle n'était
pas sans charme et je comprends parfaitement qu'on l'aimât, tandis que
la demoiselle de Robert, je vous assure qu'elle est à mourir de rire. Je
sais bien qu'on m'objectera cette vieille rengaine d'Augier: «Qu'importe
le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse! » Eh bien, Robert a peut-être
l'ivresse, mais il n'a vraiment pas fait preuve de goût dans le choix du
flacon! D'abord, imaginez-vous qu'elle avait la prétention que je fisse
dresser un escalier au beau milieu de mon salon. C'est un rien, n'est-ce
pas, et elle m'avait annoncé qu'elle resterait couchée à plat ventre sur
les marches. D'ailleurs, si vous aviez entendu ce qu'elle disait! je ne
connais qu'une scène, mais je ne crois pas qu'on puisse imaginer quelque
chose de pareil: cela s'appelle les _Sept Princesses_.
--Les _Sept Princesses_, oh! oïl, oïl, quel snobisme! s'écria M.
d'Argencourt. Ah! mais attendez, je connais toute la pièce. C'est d'un
de mes compatriotes. Il l'a envoyée au Roi qui n'y a rien compris et m'a
demandé de lui expliquer.
--Ce n'est pas par hasard du Sar Peladan? demanda l'historien de la
Fronde avec une intention de finesse et d'actualité, mais si bas que sa
question passa inaperçue.
--Ah! vous connaissez les _Sept Princesses_? répondit la duchesse à M.
d'Argencourt. Tous mes compliments! Moi je n'en connais qu'une, mais
cela m'a ôté la curiosité de faire la connaissance des six autres. Si
elles sont toutes pareilles à celle que j'ai vue!
«Quelle buse! » pensais-je, irrité de l'accueil glacial qu'elle m'avait
fait. Je trouvais une sorte d'âpre satisfaction à constater sa complète
incompréhension de Maeterlinck. «C'est pour une pareille femme que tous
les matins je fais tant de kilomètres, vraiment j'ai de la bonté.
Maintenant c'est moi qui ne voudrais pas d'elle. » Tels étaient les mots
que je me disais; ils étaient le contraire de ma pensée; c'étaient de
purs mots de conversation, comme nous nous en disons dans ces moments
où, trop agités pour rester seuls avec nous-même, nous éprouvons le
besoin, à défaut d'autre interlocuteur, de causer avec nous, sans
sincérité, comme avec un étranger.
--Je ne peux pas vous donner une idée, continua la duchesse, c'était à
se tordre de rire. On ne s'en est pas fait faute, trop même, car la
petite personne n'a pas aimé cela, et dans le fond Robert m'en a
toujours voulu. Ce que je ne regrette pas du reste, car si cela avait
bien tourné, la demoiselle serait peut-être revenue et je me demande
jusqu'à quel point cela aurait charmé Marie-Aynard.
On appelait ainsi dans la famille la mère de Robert, Mme de Marsantes,
veuve d'Aynard de Saint-Loup, pour la distinguer de sa cousine la
princesse de Guermantes-Bavière, autre Marie, au prénom de qui ses
neveux, cousins et beaux-frères ajoutaient, pour éviter la confusion,
soit le prénom de son mari, soit un autre de ses prénoms à elle, ce qui
donnait soit Marie-Gilbert, soit Marie-Hedwige.
--D'abord la veille il y eut une espèce de répétition qui était une bien
belle chose! poursuivit ironiquement Mme de Guermantes. Imaginez qu'elle
disait une phrase, pas même, un quart de phrase, et puis elle
s'arrêtait; elle ne disait plus rien, mais je n'exagère pas, pendant
cinq minutes.
--Oïl, oïl, oïl! s'écria M. d'Argencourt.
--Avec toute la politesse du monde je me suis permis d'insinuer que cela
étonnerait peut-être un peu. Et elle m'a répondu textuellement: «Il faut
toujours dire une chose comme si on était en train de la composer
soi-même. » Si vous y réfléchissez c'est monumental, cette réponse!
--Mais je croyais qu'elle ne disait pas mal les vers, dit un des deux
jeunes gens.
--Elle ne se doute pas de ce que c'est, répondit Mme de Guermantes. Du
reste je n'ai pas eu besoin de l'entendre. Il m'a suffi de la voir
arriver avec des lis! J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de
talent quand j'ai vu les lis!
Tout le monde rit.
--Ma tante, vous ne m'en avez pas voulu de ma plaisanterie de l'autre
jour au sujet de la reine de Suède? je viens vous demander l'aman.
--Non, je ne t'en veux pas; je te donne même le droit de goûter si tu as
faim.
--Allons, Monsieur Vallenères, faites la jeune fille, dit Mme de
Villeparisis à l'archiviste, selon une plaisanterie consacrée.
M. de Guermantes se redressa dans le fauteuil où il s'était affalé, son
chapeau à côté de lui sur le tapis, examina d'un air de satisfaction les
assiettes de petits fours qui lui étaient présentées.
--Mais volontiers, maintenant que je commence à être familiarisé avec
cette noble assistance, j'accepterai un baba, ils semblent excellents.
--Monsieur remplit à merveille son rôle de jeune fille, dit M.
d'Argencourt qui, par esprit d'imitation, reprit la plaisanterie de Mme
de Villeparisis.
L'archiviste présenta l'assiette de petits fours à l'historien de la
Fronde.
--Vous vous acquittez à merveille de vos fonctions, dit celui-ci par
timidité et pour tâcher de conquérir la sympathie générale.
Aussi jeta-t-il à la dérobée un regard de connivence sur ceux qui
avaient déjà fait comme lui.
--Dites-moi, ma bonne tante, demanda M. de Guermantes à Mme de
Villeparisis, qu'est-ce que ce monsieur assez bien de sa personne qui
sortait comme j'entrais? Je dois le connaître parce qu'il m'a fait un
grand salut, mais je ne l'ai pas remis; vous savez, je suis brouillé
avec les noms, ce qui est bien désagréable, dit-il d'un air de
satisfaction.
--M. Legrandin.
--Ah! mais Oriane a une cousine dont la mère, sauf erreur, est née
Grandin. Je sais très bien, ce sont des Grandin de l'Éprevier.
--Non, répondit Mme de Villeparisis, cela n'a aucun rapport. Ceux-ci
Grandin tout simplement, Grandin de rien du tout. Mais ils ne demandent
qu'à l'être de tout ce que tu voudras. La soeur de celui-ci s'appelle
Mme de Cambremer.
--Mais voyons, Basin, vous savez bien de qui ma tante veut parler,
s'écria la duchesse avec indignation, c'est le frère de cette énorme
herbivore que vous avez eu l'étrange idée d'envoyer venir me voir
l'autre jour. Elle est restée une heure, j'ai pensé que je deviendrais
folle. Mais j'ai commencé par croire que c'était elle qui l'était en
voyant entrer chez moi une personne que je ne connaissais pas et qui
avait l'air d'une vache.
--Écoutez, Oriane, elle m'avait demandé votre jour; je ne pouvais
pourtant pas lui faire une grossièreté, et puis, voyons, vous exagérez,
elle n'a pas l'air d'une vache, ajouta-t-il d'un air plaintif, mais non
sans jeter à la dérobée un regard souriant sur l'assistance.
Il savait que la verve de sa femme avait besoin d'être stimulée par la
contradiction, la contradiction du bon sens qui proteste que, par
exemple, on ne peut pas prendre une femme pour une vache (c'est ainsi
que Mme de Guermantes, enchérissant sur une première image, était
souvent arrivée à produire ses plus jolis mots). Et le duc se présentait
naïvement pour l'aider, sans en avoir l'air, à réussir son tour, comme,
dans un wagon, le compère inavoué d'un joueur de bonneteau.
--Je reconnais qu'elle n'a pas l'air d'une vache, car elle a l'air de
plusieurs, s'écria Mme de Guermantes. Je vous jure que j'étais bien
embarrassée voyant ce troupeau de vaches qui entrait en chapeau dans mon
salon et qui me demandait comment j'allais. D'un côté j'avais envie de
lui répondre: «Mais, troupeau de vaches, tu confonds, tu ne peux pas
être en relations avec moi puisque tu es un troupeau de vaches», et
d'autre part, ayant cherché dans ma mémoire, j'ai fini par croire que
votre Cambremer était l'infante Dorothée qui avait dit qu'elle viendrait
une fois et qui est assez _bovine_ aussi, de sorte que j'ai failli dire
Votre Altesse royale et parler à la troisième personne à un troupeau de
vaches. Elle a aussi le genre de gésier de la reine de Suède. Du reste
cette attaque de vive force avait été préparée par un tir à distance,
selon toutes les règles de l'art. Depuis je ne sais combien de temps
j'étais bombardée de ses cartes, j'en trouvais partout, sur tous les
meubles, comme des prospectus. J'ignorais le but de cette réclame. On ne
voyait chez moi que «Marquis et Marquise de Cambremer» avec une adresse
que je ne me rappelle pas et dont je suis d'ailleurs résolue à ne jamais
me servir.
--Mais c'est très flatteur de ressembler à une reine, dit l'historien de
la Fronde.
--Oh! mon Dieu, monsieur, les rois et les reines, à notre époque ce
n'est pas grand'chose! dit M. de Guermantes parce qu'il avait la
prétention d'être un esprit et moderne, et aussi pour n'avoir pas l'air
de faire cas des relations royales, auxquelles il tenait beaucoup.
Bloch et M. de Norpois, qui s'étaient levés, se trouvèrent plus près de
nous.
--Monsieur, dit Mme de Villeparisis, lui avez-vous parlé de l'affaire
Dreyfus?
M. de Norpois leva les yeux au ciel, mais en souriant, comme pour
attester l'énormité des caprices auxquels sa Dulcinée lui imposait le
devoir d'obéir. Néanmoins il parla à Bloch, avec beaucoup d'affabilité,
des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France.
Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch
cependant avait dit croire à l'innocence de Dreyfus) était ardemment
antidreyfusard, l'amabilité de l'Ambassadeur, l'air qu'il avait de
donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu'ils fussent du
même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.
Quels étaient les points importants que M. de Norpois ne spécifiait
point, mais sur lesquels il semblait implicitement admettre que Bloch et
lui étaient d'accord, quelle opinion avait-il donc de l'affaire, qui pût
les réunir? Bloch était d'autant plus étonné de l'accord mystérieux qui
semblait exister entre lui et M. de Norpois que cet accord ne portait
pas que sur la politique, Mme de Villeparisis ayant assez longuement
parlé à M. de Norpois des travaux littéraires de Bloch.
--Vous n'êtes pas de votre temps, dit à celui-ci l'ancien ambassadeur,
et je vous en félicite, vous n'êtes pas de ce temps où les études
désintéressées n'existent plus, où on ne vend plus au public que des
obscénités ou des inepties. Des efforts tels que les vôtres devraient
être encouragés si nous avions un gouvernement.
Bloch était flatté de surnager seul dans le naufrage universel. Mais là
encore il aurait voulu des précisions, savoir de quelles inepties
voulait parler M. de Norpois. Bloch avait le sentiment de travailler
dans la même voie que beaucoup, il ne s'était pas cru si exceptionnel.
Il revint à l'affaire Dreyfus, mais ne put arriver à démêler l'opinion
de M. de Norpois. Il tâcha de le faire parler des officiers dont le nom
revenait souvent dans les journaux à ce moment-là; ils excitaient plus
la curiosité que les hommes politiques mêlés à la même affaire, parce
qu'ils n'étaient pas déjà connus comme ceux-ci et, dans un costume
spécial, du fond d'une vie différente et d'un silence religieusement
gardé, venaient seulement de surgir et de parler, comme Lohengrin
descendant d'une nacelle conduite par un cygne. Bloch avait pu, grâce à
un avocat nationaliste qu'il connaissait, entrer à plusieurs audiences
du procès Zola. Il arrivait là le matin, pour n'en sortir que le soir,
avec une provision de sandwiches et une bouteille de café, comme au
concours général ou aux compositions de baccalauréat, et ce changement
d'habitudes réveillant l'éréthisme nerveux que le café et les émotions
du procès portaient à son comble, il sortait de là tellement amoureux de
tout ce qui s'y était passé que, le soir, rentré chez lui, il voulait se
replonger dans le beau songe et courait retrouver dans un restaurant
fréquenté par les deux partis des camarades avec qui il reparlait sans
fin de ce qui s'était passé dans la journée et réparait par un souper
commandé sur un ton impérieux qui lui donnait l'illusion du pouvoir le
jeûne et les fatigues d'une journée commencée si tôt et où on n'avait
pas déjeuné. L'homme, jouant perpétuellement entre les deux plans de
l'expérience et de l'imagination, voudrait approfondir la vie idéale des
gens qu'il connaît et connaître les êtres dont il a eu à imaginer la
vie. Aux questions de Bloch, M. de Norpois répondit:
--Il y a deux officiers mêlés à l'affaire en cours et dont j'ai entendu
parler autrefois par un homme dont le jugement m'inspirait grande
confiance et qui faisait d'eux le plus grand cas (M. de Miribel), c'est
le lieutenant-colonel Henry et le lieutenant-colonel Picquart.
--Mais, s'écria Bloch, la divine Athèna, fille de Zeus, a mis dans
l'esprit de chacun le contraire de ce qui est dans l'esprit de l'autre.
Et ils luttent l'un contre l'autre, tels deux lions. Le colonel Picquart
avait une grande situation dans l'armée, mais sa Moire l'a conduit du
côté qui n'était pas le sien. L'épée des nationalistes tranchera son
corps délicat et il servira de pâture aux animaux carnassiers et aux
oiseaux qui se nourrissent de la graisse de morts.
M. de Norpois ne répondit pas.
--De quoi palabrent-ils là-bas dans un coin, demanda M. de Guermantes à
Mme de Villeparisis en montrant M. de Norpois et Bloch.
--De l'affaire Dreyfus.
--Ah! diable! A propos, saviez-vous qui est partisan enragé de Dreyfus?
Je vous le donne en mille. Mon neveu Robert! Je vous dirai même qu'au
Jockey, quand on a appris ces prouesses, cela a été une levée de
boucliers, un véritable tollé. Comme on le présente dans huit jours. . . .
--Évidemment, interrompit la duchesse, s'ils sont tous comme Gilbert qui
a toujours soutenu qu'il fallait renvoyer tous les Juifs à Jérusalem. . . .
--Ah! alors, le prince de Guermantes est tout à fait dans mes idées,
interrompit M. d'Argencourt.
Le duc se parait de sa femme mais ne l'aimait pas. Très «suffisant», il
détestait d'être interrompu, puis il avait dans son ménage l'habitude
d'être brutal avec elle. Frémissant d'une double colère de mauvais mari
à qui on parle et de beau parleur qu'on n'écoute pas, il s'arrêta net et
lança sur la duchesse un regard qui embarrassa tout le monde.
--Qu'est-ce qu'il vous prend de nous parler de Gilbert et de Jérusalem?
dit-il enfin. Il ne s'agit pas de cela. Mais, ajouta-t-il d'un ton
radouci, vous m'avouerez que si un des nôtres était refusé au Jockey, et
surtout Robert dont le père y a été pendant dix ans président, ce serait
un comble. Que voulez-vous, ma chère, ça les a fait tiquer, ces gens,
ils ont ouvert de gros yeux. Je ne peux pas leur donner tort;
personnellement vous savez que je n'ai aucun préjugé de races, je trouve
que ce n'est pas de notre époque et j'ai la prétention de marcher avec
mon temps, mais enfin, que diable! quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup, on n'est pas dreyfusard, que voulez-vous que je vous dise!
M. de Guermantes prononça ces mots: «quand on s'appelle le marquis de
Saint-Loup» avec emphase. Il savait pourtant bien que c'était une plus
grande chose de s'appeler «le duc de Guermantes». Mais si son
amour-propre avait des tendances à s'exagérer plutôt la supériorité du
titre de duc de Guermantes, ce n'était peut-être pas tant les règles du
bon goût que les lois de l'imagination qui le poussaient à le diminuer.
Chacun voit en plus beau ce qu'il voit à distance, ce qu'il voit chez
les autres. Car les lois générales qui règlent la perspective dans
l'imagination s'appliquent aussi bien aux ducs qu'aux autres hommes. Non
seulement les lois de l'imagination, mais celles du langage. Or, l'une
ou l'autre de deux lois du langage pouvaient s'appliquer ici, l'une veut
qu'on s'exprime comme les gens de sa classe mentale et non de sa caste
d'origine. Par là M.
