--Ce n’est pas de la salade
japonaise?
Proust - A La Recherche du Temps Perdu - Du Côté de Chez Swann - v1
Pourtant, tout en étant restée à certains égards vraiment
simple (elle avait par exemple gardé pour amie une petite couturière
retirée dont elle grimpait presque chaque jour l’escalier raide,
obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas
la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une
émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent
jusqu’à un degré assez éloigné
--et plus ou moins affaibli dans la mesure où l’on est distant du
centre de leur intimité--, dans le cercle de leurs amis ou des amis de
leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du
monde le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une
érudition d’où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que
Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir
mondain, s’il lisait dans un journal les noms des personnes qui se
trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de
ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d’une phrase, apprécie
exactement la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette faisait
partie des personnes (extrêmement nombreuses quoi qu’en pensent les
gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la
société), qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout
autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles
appartiennent, mais a pour caractère particulier,--que ce soit celui
dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s’inclinait Mme
Cottard,--d’être directement accessible à tous. L’autre, celui des gens
du monde, l’est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai.
Odette disait de quelqu’un:
--«Il ne va jamais que dans les endroits chics. »
Et si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là, elle lui
répondait avec un peu de mépris:
--«Mais les endroits chics, parbleu! Si, à ton âge, il faut t’apprendre
ce que c’est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi,
par exemple, le dimanche matin, l’avenue de l’Impératrice, à cinq
heures le tour du Lac, le jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi
l’Hippodrome, les bals. . . »
--Mais quels bals?
--«Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire.
Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si,
tu dois savoir, c’est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand
jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la
boutonnière, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec ce
vieux tableau qu’il promène à toutes les premières. Eh bien! il a
donné un bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’il y a de chic à
Paris. Ce que j’aurais aimé y aller! mais il fallait présenter sa
carte d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond
j’aime autant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je n’aurais
rien vu. C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et
tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent
qui racontent qu’elles y étaient, il y a bien la moitié dont ça n’est
pas vrai. . . Mais ça m’étonne que toi, un homme si «pschutt», tu n’y
étais pas. »
Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette
conception du chic; pensant que la sienne n’était pas plus vraie,
était aussi sotte, dénuée d’importance, il ne trouvait aucun intérêt à
en instruire sa maîtresse, si bien qu’après des mois elle ne
s’intéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de
pesage, de concours hippique, les billets de première qu’il pouvait
avoir par elles. Elle souhaitait qu’il cultivât des relations si
utiles mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic,
depuis qu’elle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis
en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.
--Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille concierge, darling!
Ça, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer
bien cher pour me faire sortir nippée comme ça!
Elle ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans
que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prétention d’aimer les «antiquités» et prenait
un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer toute une journée
à «bibeloter», à chercher «du bric-à-brac», des choses «du temps».
Bien qu’elle s’entêtât dans une sorte de point d’honneur (et semblât
pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux
questions et en ne «rendant pas de comptes» sur l’emploi de ses
journées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invitée
et chez qui tout était «de l’époque». Mais Swann ne put arriver à lui
faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi,
elle répondit que c’était «moyenâgeux». Elle entendait par là qu’il y
avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie
et ajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite
quelqu’un avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais
entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer
comme quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’interlocuteur saura
bien de qui vous voulez parler: «Elle a une salle à manger. . . du. . .
dix-huitième! » Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la
maison n’était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la
mode n’en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla
et montra à Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à
manger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de
l’argent pour voir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes
une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que, malheureusement, les
dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts
dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château
de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu’elle
pensait de son habitation du quai d’Orléans; comme il avait critiqué
que l’amie d’Odette donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait-il,
bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le
faux ancien: «Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de
meubles cassés et de tapis usés», lui dit-elle, le respect humain de
la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la
cocotte.
De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient
les bas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, elle faisait une élite
supérieure au reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût
réellement ces goûts pourvu qu’on les proclamât; d’un homme qui lui
avait avoué à dîner qu’il aimait à flâner, à se salir les doigts dans
les vieilles boutiques, qu’il ne serait jamais apprécié par ce siècle
commercial, car il ne se souciait pas de ses intérêts et qu’il était
pour cela d’un autre temps, elle revenait en disant: «Mais c’est une
âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais doutée! » et elle se
sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en revanche
ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la
laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne
tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur: «Mais lui,
ça n’est pas la même chose»; et en effet, ce qui parlait à son
imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en
était le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il
cherchait du moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne pas
contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu’elle avait en
toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout ce qui venait
d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était autant de traits
particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme lui apparaissait,
devenait visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parce qu’elle
devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux,
inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la rite des
fleurs ou simplement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au «Thé
de la Rue Royale» où elle croyait que l’assiduité était indispensable
pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme, Swann, transporté
comme nous le sommes par le naturel d’un enfant ou par la vérité d’un
portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l’âme de
sa maîtresse affleurer à son visage qu’il ne pouvait résister à venir
l’y toucher avec ses lèvres. «Ah! elle veut qu’on la mène à la fête
des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on
l’y mènera, nous n’avons qu’à nous incliner. » Comme la vue de Swann
était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour
travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le
monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit
un dans l’œil, elle ne put contenir sa joie: «Je trouve que pour un
homme, il n’y a pas à dire, ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien
ainsi! tu as l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre! »
ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût
ainsi, de même que, s’il avait été épris d’une Bretonne, il aurait été
heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu’elle croyait
aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup d’hommes chez qui leur goût
pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, une
disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu’il accordait
à l’un et à l’autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en
plus grossières, des séductions d’œuvres de plus en plus raffinées,
emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la
représentation d’une pièce décadente qu’il avait envie d’entendre ou à
une exposition de peinture impressionniste, et persuadé d’ailleurs
qu’une femme du monde cultivée n’y eut pas compris davantage, mais
n’aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis
qu’il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n’avoir qu’une
âme à eux deux lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux
choses qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plus profond
non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions,
que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa propre intelligence,
elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait
préférées. S’il retournait à Serge Panine, s’il recherchait les
occasions d’aller voir conduire Olivier Métra, c’était pour la douceur
d’être initié dans toutes les conceptions d’Odette, de se sentir de
moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d’elle,
qu’avaient les ouvrages ou les lieux qu’elle aimait, lui semblait plus
mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne
la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé s’affaiblir les
croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d’homme
du monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait (ou du
moins il avait si longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les
objets de nos goûts n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout
est affaire d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus
vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et
comme il jugeait que l’importance attachée par Odette à avoir des
cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque chose de plus
ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à déjeuner chez le
prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l’admiration qu’elle
professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable
que le goût qu’il avait, lui, pour la Hollande qu’elle se figurait
laide et pour Versailles qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il
d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’était pour elle, qu’il
voulait ne sentir, n’aimer qu’avec elle.
Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que
le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait
la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les
divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de
campagne, parties de théâtre, même les rares «grandes soirées» données
pour les «ennuyeux», il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette,
la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en
l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout
ailleurs dans le «petit noyau», et cherchait à lui attribuer des
mérites réels, car il s’imaginait ainsi que par goût il le
fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant pas se dire, par peur de ne
pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette, du moins en cherchant à
supposer qu’il fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a
priori, soulevait moins d’objections de principe de la part de son
intelligence), il se voyait dans l’avenir continuant à rencontrer
chaque soir Odette; cela ne revenait peut-être pas tout à fait au même
que l’aimer toujours, mais, pour le moment, pendant qu’il l’aimait,
croire qu’il ne cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il
demandait. «Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c’est au fond la
vraie vie qu’on mène là! Comme on y est plus intelligent, plus artiste
que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgré de petites exagérations
un peu risibles, a un amour sincère de la peinture, de la musique!
quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux
artistes! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde; mais avec
cela que le monde n’en a pas une plus fausse encore des milieux
artistes! Peut-être n’ai-je pas de grands besoins intellectuels à
assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec
Cottard, quoiqu’il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre,
si sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en
revanche c’est une des plus belles intelligences que j’aie connues. Et
puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu’on veut sans
contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait
par jour dans ce salon-là! Décidément, sauf quelques rares exceptions,
je n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est là que j’aurai de plus
en plus mes habitudes et ma vie. »
Et comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Verdurin
n’étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu’avait goûtés chez eux
son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus
profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l’étaient aussi. Comme Mme
Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour
lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce
qu’Odette avait causé avec un invité plus qu’avec un autre, et où,
irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de lui
demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la
paix et la joie en disant spontanément: «Odette, vous allez ramener M.
Swann, n’est-ce pas»? comme cet été qui venait et où il s’était
d’abord demandé avec inquiétude si Odette ne s’absenterait pas sans
lui, s’il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme Verdurin
allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la
campagne,--Swann laissant à son insu la reconnaissance et l’intérêt
s’infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait
jusqu’à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques
gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l’école du
Louvre lui parlât: «Je préfère cent fois les Verdurin, lui
répondait-il. » Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui: «Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux
classes d’êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut
aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour
réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les quitter
jusqu’à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’on
éprouve quand même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non
parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on
l’écoute dans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de
nous-mêmes, le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs
magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes
si Mme Verdurin est véritablement intelligente. Je t’assure qu’elle
m’a donné les preuves d’une noblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où,
que veux-tu, on n’atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes
elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est peut-être pas
là qu’elle est le plus admirable; et telle petite action
ingénieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour moi, telle
géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une
compréhension plus profonde de l’existence que tous les traités de
philosophie. »
Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur,
et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts
et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne
connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient
pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un
seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et
pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas,
non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné
celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection
trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne: sans doute la discrétion même avec laquelle il
usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez
des «ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions
qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive
qu’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en
était autre. C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace
réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement
pour lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et que
les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin et bien que
jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre
leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir
entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez
personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux
(auxquels d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille
fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le
bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une
abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un «nouveau» qu’Odette leur avait demandé
d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville! (Il
se trouva qu’il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui
remplit d’étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des
manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social
inférieur au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il
appartenait à un monde riche et relativement aristocratique. ) Sans
doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était
pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des
Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas cette
délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques
trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens
qu’il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le
peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur
que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et
l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage
et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un
niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé
par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux
autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista
Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses
qualités et précipita la disgrâce de Swann.
Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et
si ses fonctions universitaires et ses travaux d’érudition n’avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de
la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs
études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs
de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits
larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et d’histoire, d’abord parce
qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une préparation à la vie et qu’il
s’imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu’il n’avait
connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que,
s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect
de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,
que parce qu’il l’était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le «nouveau» de grands
frais de toilette, lui disait: «C’est original, cette robe blanche»,
le docteur qui n’avait cessé de l’observer, tant il était curieux de
savoir comment était fait ce qu’il appelait un «de», et qui cherchait
une occasion d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot «blanche» et, sans lever le nez de son
assiette, dit: «blanche? Blanche de Castille? », puis sans bouger la
tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par l’effort douloureux et vain qu’il
fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la finesse et
qu’il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté
dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.
--Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela? avait-elle demandé à
Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je
demande à m’y faire admettre.
--Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai,
madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés,
précipita sa figure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris
étouffés.
«Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses
s’il y en a autour de cette table, sub rosa. . . Je reconnais d’ailleurs
que notre ineffable république athénienne--ô combien! --pourrait honorer
en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à
poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien
timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M.
Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester
la sûreté d’information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne
pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat
laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleurs
voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec
elle chacun en prenait pour son grade.
--Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a l’air
d’être de première force.
--Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre
dans toute l’Europe.
--Ah! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entendu,
vous m’en direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur l’homme
célèbre des yeux écarquillés. C’est toujours intéressant de dîner avec
un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-là avec des
convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous.
--Oh! vous savez ce qu’il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu’ils
veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce
soir, ce n’est rien: je l’ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à
se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n’est plus le
même homme, il n’a plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il
est même ennuyeux.
--C’est curieux! dit Forcheville étonné.
Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour
stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien
qu’il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être
enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs
répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même
en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine
de l’intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à
écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait des bonnes
manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à
chacun, l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout
perdu, ce soir-là, de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme
Verdurin déployait pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la
singulière idée d’amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui
avait demandé en arrivant:
--Comment trouvez-vous mon invité?
Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il
connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu: «Immonde! » Certes, il n’avait pas l’idée
d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de
la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet
des années avant de l’épouser», voulut s’en faire demander la suite
par Swann en lui disant: «n’est-ce pas, monsieur Swann? » sur le ton
martial qu’on prend pour se mettre à la portée d’un paysan ou pour
donner du cœur à un troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la
grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût
bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais
qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet,
était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, ami de
Mme Verdurin qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir
par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces
dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les
précédentes.
--A ce point de vue-là, c’était extraordinaire, mais cela ne semblait
pas d’un art, comme on dit, très «élevé», dit Swann en souriant.
--Élevé. . . à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en
levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
--Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui,
dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s’y attend le moins,
il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste il
n’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une façon
intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul
avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau
sur l’habileté du maître disparu.
--Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis
le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c’est fait
avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec
du soleil, avec du caca!
--Et un font douze, s’écria trop tard le docteur dont personne ne
comprit l’interruption.
--«Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure. »
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils
puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de
murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été
dérisoire à force de beauté:
--«Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration,
ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est
fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle
(éclatant tout à fait de rire): c’en est malhonnête! » En s’arrêtant,
redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu’il
tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: «et c’est si loyal! »
Sauf au moment où il avait dit: «plus fort que la Ronde», blasphème
qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait «la
Ronde» pour le plus grand chef-d’œuvre de l’univers avec «la Neuvième»
et «la Samothrace», et à: «fait avec du caca» qui avait fait jeter à
Forcheville un coup d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le
peintre des regards fascinés par l’admiration.
--«Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eut
terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si
intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première
fois. Et toi, qu’est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée
comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu’il
parle bien; on dirait que c’est la première fois qu’il vous entend. Si
vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot. »
--Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son
succès, vous avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est
du chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!
--Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement
que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer d’assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait qu’il aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu’elle en faisait était moins pour
briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne
laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer
Mme Verdurin.
--Ce n’est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se
tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à
faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d’un rire charmant
d’ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu’elle resta quelques
instants sans pouvoir le maîtriser. «Qui est cette dame? elle a de
l’esprit», dit Forcheville.
--«Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi. »
--Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à
Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout
le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu’il m’a
dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et
j’avoue que je n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour
y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette
jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué, mais comme nous avons
des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un nom propre
et se contentait de dire «des amis à nous», «une de mes amies», par
«distinction», sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une
personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et
ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en
valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus
tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois
pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les
salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette
malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu
fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas l’air aussi
intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut
avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez
amusantes. Ainsi j’ai une de mes amies qui est très originale, quoique
très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a
fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre
tout ce qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité
quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n’étais pas des
élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à son jour; il paraît que
c’était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez,
tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que Swann
gardait un air grave.
Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas
Francillon:
--Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que
cela vaille Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des
sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de
salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que Serge Panine! Du
reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est
toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de
Forges que je préférerais encore à Serge Panine.
--«Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoue que mon
manque d’admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre. »
--«Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste? D’ailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver
détestable ce que j’aime le mieux. »
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait
exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu’il avait appelé le
petit «speech» du peintre.
--Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme
Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement
rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un
excellent prédicateur. On peut dire qu’avec M. Bréchot, vous avez là
deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine,
celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus
naturellement, c’est moins recherché. Quoiqu’il ait chemin faisant
quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du jour, je n’ai
pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme
nous disions au régiment, où pourtant j’avais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. A propos de n’importe quoi, je
ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser
pendant des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est
stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous
voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
n’auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment; il
a dû le connaître. »
--Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
--Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus
aisément d’Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant saisir
cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations,
mais d’en parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et
n’avoir pas l’air de l’en féliciter comme d’un succès inespéré:
«N’est-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D’ailleurs, comment
faire pour le voir? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La
Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça! . . . » Imputation d’autant plus
fausse d’ailleurs que depuis un an Swann n’allait plus guère que chez
les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu’ils ne connaissaient
pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin,
craignant la pénible impression que ces noms d’«ennuyeux», surtout
lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû
produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein
d’inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait
de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d’avoir
été sourde comme nous l’affectons, quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air
d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce
devant nous le nom défendu d’un ingrat, Mme Verdurin, pour que son
silence n’eût pas l’air d’un consentement, mais du silence ignorant
des choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie,
de toute motilité; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de
ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours
fourré Swann, n’avait pu pénétrer; son nez légèrement froncé laissait
voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa
bouche entr’ouverte allait parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue,
qu’un masque de plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste
pour le Palais de l’Industrie devant lequel le public s’arrêterait
certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant
l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La
Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les
ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale
à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par
s’animer et fit entendre qu’il fallait ne pas être dégoûté pour aller
chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si
ignorant qu’il disait collidor pour corridor.
--«On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez
moi», conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux.
Sans doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait jusqu’à imiter la
sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de s’écrier:
--Voyez-vous ça? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent encore des
personnes qui consentent à leur causer; il me semble que j’aurais
peur: un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a-t-il encore du
peuple assez brute pour leur courir après.
Que ne répondait-il du moins comme Forcheville: «Dame, c’est une
duchesse; il y a des gens que ça impressionne encore», ce qui avait
permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: «Grand bien leur fasse! »
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait
qu’il ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille
extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards
furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien qu’elle
éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne parvient pas à
extirper l’hérésie, et pour tâcher d’amener Swann à une rétractation,
comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une
lâcheté aux yeux de ceux à l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin
l’interpella:
--Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas le leur
répéter.
A quoi Swann répondit:
--Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si c’est des La
Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas qu’elle soit «profonde» (il
prononça profonde, comme si ç’avait été un mot ridicule, car son
langage gardait la trace d’habitudes d’esprit qu’une certaine
rénovation, marquée par l’amour de la musique, lui avait momentanément
fait perdre--il exprimait parfois ses opinions avec chaleur--) mais,
très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable
lettré. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidèle, elle
serait empêchée de réaliser l’unité morale du petit noyau, ne put pas
s’empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur:
--Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
--Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui
voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu’entendez-vous par
intelligence?
--Voilà! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande
de me parler, mais il ne veut jamais.
--Mais si. . . protesta Swann.
--Cette blague! dit Odette.
--Blague à tabac? demanda le docteur.
--Pour vous, reprit Forcheville, l’intelligence, est-ce le bagout du
monde, les personnes qui savent s’insinuer?
--Finissez votre entremets qu’on puisse enlever votre assiette, dit Mme
Verdurin d’un ton aigre en s’adressant à Saniette, lequel absorbé dans
des réflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du
ton qu’elle avait pris: «Cela ne fait rien, vous avez votre temps,
mais, si je vous le dis, c’est pour les autres, parce que cela empêche
de servir. »
--Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien
curieuse de l’intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon. . .
--Ecoutez! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous
dire la définition de l’intelligence par Fénelon, c’est intéressant,
on n’a pas toujours l’occasion d’apprendre cela.
Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne
répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme
Verdurin se réjouissait d’offrir à Forcheville.
--Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un ton boudeur, je
ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu’il ne trouve
pas à la hauteur.
--Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu
recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force,
descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait
être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses
paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui
pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans l’âme, elle
faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal qu’elle
envoyait régulièrement à sa fille, c’est Mme de la Trémouaille, bien
documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique
étrangère.
--Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout
hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis qu’il avait rendu précipitamment au maître
d’hôtel son assiette encore pleine, s’était replongé dans un silence
méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l’histoire d’un
dîner qu’il avait fait avec le duc de La Trémoïlle et d’où il
résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le
pseudonyme d’une femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette
crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant
qu’une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement
impossible; mais tout d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre
que Saniette n’avait pas besoin de ces preuves et savait que
l’histoire était fausse pour la raison qu’il venait de l’inventer il y
avait un moment. Cet excellent homme souffrait d’être trouvé si
ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience d’avoir été plus terne
encore à ce dîner que d’habitude, il n’avait voulu le laisser finir
sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l’air si
malheureux de voir manqué l’effet sur lequel il avait compté et
répondit d’un ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s’acharnât pas
à une réfutation désormais inutile: «C’est bon, c’est bon; en tous
cas, même si je me trompe, ce n’est pas un crime, je pense» que Swann
aurait voulu pouvoir dire que l’histoire était vraie et délicieuse. Le
docteur qui les avait écoutés eut l’idée que c’était le cas de dire:
«Se non e vero», mais il n’était pas assez sûr des mots et craignit de
s’embrouiller.
Après le dîner Forcheville alla de lui-même vers le docteur.
--«Elle n’a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c’est une femme avec
qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commence à
avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy voilà une petite femme
qui a l’air intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite
qu’elle a l’œil américain, celle-là! Nous parlons de Mme de Crécy,
dit-il à M. Verdurin qui s’approchait, la pipe à la bouche. Je me
figure que comme corps de femme. . . »
--«J’aimerais mieux l’avoir dans mon lit que le tonnerre», dit
précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain
que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie
dont il craignait que ne revînt pas l’à-propos si la conversation
changeait de cours, et qu’il débita avec cet excès de spontanéité et
d’assurance qui cherche à masquer la froideur et l’émoi inséparables
d’une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en
amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il
avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui
dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine
avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d’épaules de
quelqu’un qui s’esclaffe qu’aussitôt il se mettait à tousser comme
si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la
gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le
simulacre de suffocation et d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui
en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait
les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air
de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaieté.
M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe
de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant
fit à mi-voix une plaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il
renouvelait chaque fois qu’il avait à aller au même endroit: «Il faut
que j’aille entretenir un instant le duc d’Aumale», de sorte que la
quinte de M. Verdurin recommença.
--Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas
t’étouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui
venait offrir des liqueurs.
--«Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre,
déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier
comme moi, ça ne refuse jamais la goutte. »
--«M. de Forcheville trouve Odette charmante», dit M. Verdurin à sa
femme.
--Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons
combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il
met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner,
naturellement, nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle
saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous
ennuie pas les petits dîners au Bois? bien, bien, ce sera très gentil.
Est-ce que vous n’allez pas travailler de votre métier, vous!
cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau
de l’importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son
pouvoir tyrannique sur les fidèles.
--M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme
Cottard à son mari quand il rentra au salon.
Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui
l’occupait depuis le commencement du dîner, lui dit:
--«Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus
étaient aux Croisades, n’est-ce pas? Ils ont, en Poméranie, un lac qui
est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de
l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme
Verdurin, je crois.
Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après,
seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait
porté sur son mari:
--Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça
sait tant de choses, les médecins.
--Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
--Ah! bigre! ce n’est pas au moins le «Serpent à Sonates»? demanda M.
de Forcheville pour faire de l’effet.
Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne
le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il
s’approcha vivement pour la rectifier:
--«Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à
sonnettes», dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
--Avouez qu’il est drôle, docteur?
--Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.
Mais ils se turent; sous l’agitation des trémolos de violon qui la
protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là--et comme
dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et
vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la
forme minuscule d’une promeneuse--la petite phrase venait d’apparaître,
lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau
transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cœur, s’adressa à
elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette
qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
--Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait
invité qu’en «cure-dents», «nous avons eu «un» Brichot incomparable,
d’une éloquence! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann? Je
crois que c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui,
dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de
le connaître. «N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot? »
Swann s’inclina poliment.
--Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
--«Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu
péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un
peu d’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de
choses et il a l’air d’un bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa
femme furent:
--J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
--Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin, un
demi-castor? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir
avec lui.
Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir
avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui
demanda s’il devait entrer chez elle, elle lui dit: «Bien entendu» en
haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent
partis, Mme Verdurin dit à son mari:
--As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avons
parlé de Mme La Trémoïlle? »
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient
plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour
montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait
d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme
grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler
l’emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore
les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les
paroles des chansons de café-concert et les légendes des
caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais elle
se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle. » «La Duchesse, comme
dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait
qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une
dénomination aussi naïve et ridicule.
--Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.
Et M. Verdurin lui répondit:
--Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le
zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle
différence avec Forcheville. Voilà au moins un homme qui vous dit
carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas.
Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du
reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui
donne raison.
simple (elle avait par exemple gardé pour amie une petite couturière
retirée dont elle grimpait presque chaque jour l’escalier raide,
obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas
la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une
émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent
jusqu’à un degré assez éloigné
--et plus ou moins affaibli dans la mesure où l’on est distant du
centre de leur intimité--, dans le cercle de leurs amis ou des amis de
leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du
monde le possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une
érudition d’où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que
Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir
mondain, s’il lisait dans un journal les noms des personnes qui se
trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de
ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d’une phrase, apprécie
exactement la qualité littéraire de son auteur. Mais Odette faisait
partie des personnes (extrêmement nombreuses quoi qu’en pensent les
gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la
société), qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout
autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles
appartiennent, mais a pour caractère particulier,--que ce soit celui
dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s’inclinait Mme
Cottard,--d’être directement accessible à tous. L’autre, celui des gens
du monde, l’est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque délai.
Odette disait de quelqu’un:
--«Il ne va jamais que dans les endroits chics. »
Et si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là, elle lui
répondait avec un peu de mépris:
--«Mais les endroits chics, parbleu! Si, à ton âge, il faut t’apprendre
ce que c’est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi,
par exemple, le dimanche matin, l’avenue de l’Impératrice, à cinq
heures le tour du Lac, le jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi
l’Hippodrome, les bals. . . »
--Mais quels bals?
--«Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire.
Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier? mais si,
tu dois savoir, c’est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand
jeune homme blond qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la
boutonnière, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est avec ce
vieux tableau qu’il promène à toutes les premières. Eh bien! il a
donné un bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’il y a de chic à
Paris. Ce que j’aurais aimé y aller! mais il fallait présenter sa
carte d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond
j’aime autant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je n’aurais
rien vu. C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et
tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux bien te dire que sur cent
qui racontent qu’elles y étaient, il y a bien la moitié dont ça n’est
pas vrai. . . Mais ça m’étonne que toi, un homme si «pschutt», tu n’y
étais pas. »
Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette
conception du chic; pensant que la sienne n’était pas plus vraie,
était aussi sotte, dénuée d’importance, il ne trouvait aucun intérêt à
en instruire sa maîtresse, si bien qu’après des mois elle ne
s’intéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de
pesage, de concours hippique, les billets de première qu’il pouvait
avoir par elles. Elle souhaitait qu’il cultivât des relations si
utiles mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic,
depuis qu’elle avait vu passer dans la rue la marquise de Villeparisis
en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.
--Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille concierge, darling!
Ça, une marquise! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer
bien cher pour me faire sortir nippée comme ça!
Elle ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans
que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.
Certes, elle avait la prétention d’aimer les «antiquités» et prenait
un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer toute une journée
à «bibeloter», à chercher «du bric-à-brac», des choses «du temps».
Bien qu’elle s’entêtât dans une sorte de point d’honneur (et semblât
pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant jamais aux
questions et en ne «rendant pas de comptes» sur l’emploi de ses
journées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invitée
et chez qui tout était «de l’époque». Mais Swann ne put arriver à lui
faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi,
elle répondit que c’était «moyenâgeux». Elle entendait par là qu’il y
avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie
et ajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite
quelqu’un avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais
entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer
comme quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’interlocuteur saura
bien de qui vous voulez parler: «Elle a une salle à manger. . . du. . .
dix-huitième! » Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la
maison n’était pas finie, les femmes y paraissaient affreuses et la
mode n’en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla
et montra à Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à
manger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de
l’argent pour voir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes
une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que, malheureusement, les
dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts
dressoirs, des meubles Renaissance et des cheminées comme au château
de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapper devant Swann ce qu’elle
pensait de son habitation du quai d’Orléans; comme il avait critiqué
que l’amie d’Odette donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait-il,
bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais dans le
faux ancien: «Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de
meubles cassés et de tapis usés», lui dit-elle, le respect humain de
la bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la
cocotte.
De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient
les bas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, elle faisait une élite
supérieure au reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût
réellement ces goûts pourvu qu’on les proclamât; d’un homme qui lui
avait avoué à dîner qu’il aimait à flâner, à se salir les doigts dans
les vieilles boutiques, qu’il ne serait jamais apprécié par ce siècle
commercial, car il ne se souciait pas de ses intérêts et qu’il était
pour cela d’un autre temps, elle revenait en disant: «Mais c’est une
âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais doutée! » et elle se
sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais, en revanche
ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaient pas, la
laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swann ne
tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur: «Mais lui,
ça n’est pas la même chose»; et en effet, ce qui parlait à son
imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement, c’en
était le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il
cherchait du moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne pas
contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu’elle avait en
toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout ce qui venait
d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était autant de traits
particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme lui apparaissait,
devenait visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parce qu’elle
devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux,
inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la rite des
fleurs ou simplement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au «Thé
de la Rue Royale» où elle croyait que l’assiduité était indispensable
pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme, Swann, transporté
comme nous le sommes par le naturel d’un enfant ou par la vérité d’un
portrait qui semble sur le point de parler, sentait si bien l’âme de
sa maîtresse affleurer à son visage qu’il ne pouvait résister à venir
l’y toucher avec ses lèvres. «Ah! elle veut qu’on la mène à la fête
des fleurs, la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on
l’y mènera, nous n’avons qu’à nous incliner. » Comme la vue de Swann
était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour
travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde, le
monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit
un dans l’œil, elle ne put contenir sa joie: «Je trouve que pour un
homme, il n’y a pas à dire, ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien
ainsi! tu as l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre! »
ajouta-t-elle, avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût
ainsi, de même que, s’il avait été épris d’une Bretonne, il aurait été
heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu’elle croyait
aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup d’hommes chez qui leur goût
pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, une
disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu’il accordait
à l’un et à l’autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en
plus grossières, des séductions d’œuvres de plus en plus raffinées,
emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la
représentation d’une pièce décadente qu’il avait envie d’entendre ou à
une exposition de peinture impressionniste, et persuadé d’ailleurs
qu’une femme du monde cultivée n’y eut pas compris davantage, mais
n’aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis
qu’il aimait Odette, sympathiser avec elle, tâcher de n’avoir qu’une
âme à eux deux lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux
choses qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plus profond
non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions,
que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa propre intelligence,
elles lui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait
préférées. S’il retournait à Serge Panine, s’il recherchait les
occasions d’aller voir conduire Olivier Métra, c’était pour la douceur
d’être initié dans toutes les conceptions d’Odette, de se sentir de
moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d’elle,
qu’avaient les ouvrages ou les lieux qu’elle aimait, lui semblait plus
mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui ne
la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé s’affaiblir les
croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d’homme
du monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait (ou du
moins il avait si longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les
objets de nos goûts n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout
est affaire d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus
vulgaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et
comme il jugeait que l’importance attachée par Odette à avoir des
cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque chose de plus
ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à déjeuner chez le
prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l’admiration qu’elle
professait pour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable
que le goût qu’il avait, lui, pour la Hollande qu’elle se figurait
laide et pour Versailles qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il
d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’était pour elle, qu’il
voulait ne sentir, n’aimer qu’avec elle.
Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que
le mode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait
la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les
divertissements, repas, musique, jeux, soupers costumés, parties de
campagne, parties de théâtre, même les rares «grandes soirées» données
pour les «ennuyeux», il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette,
la conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à Swann, en
l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout
ailleurs dans le «petit noyau», et cherchait à lui attribuer des
mérites réels, car il s’imaginait ainsi que par goût il le
fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant pas se dire, par peur de ne
pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette, du moins en cherchant à
supposer qu’il fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a
priori, soulevait moins d’objections de principe de la part de son
intelligence), il se voyait dans l’avenir continuant à rencontrer
chaque soir Odette; cela ne revenait peut-être pas tout à fait au même
que l’aimer toujours, mais, pour le moment, pendant qu’il l’aimait,
croire qu’il ne cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il
demandait. «Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c’est au fond la
vraie vie qu’on mène là! Comme on y est plus intelligent, plus artiste
que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgré de petites exagérations
un peu risibles, a un amour sincère de la peinture, de la musique!
quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire plaisir aux
artistes! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde; mais avec
cela que le monde n’en a pas une plus fausse encore des milieux
artistes! Peut-être n’ai-je pas de grands besoins intellectuels à
assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec
Cottard, quoiqu’il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre,
si sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en
revanche c’est une des plus belles intelligences que j’aie connues. Et
puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu’on veut sans
contrainte, sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait
par jour dans ce salon-là! Décidément, sauf quelques rares exceptions,
je n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est là que j’aurai de plus
en plus mes habitudes et ma vie. »
Et comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Verdurin
n’étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu’avait goûtés chez eux
son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus
profondes, plus vitales, quand ces plaisirs l’étaient aussi. Comme Mme
Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour
lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce
qu’Odette avait causé avec un invité plus qu’avec un autre, et où,
irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de lui
demander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la
paix et la joie en disant spontanément: «Odette, vous allez ramener M.
Swann, n’est-ce pas»? comme cet été qui venait et où il s’était
d’abord demandé avec inquiétude si Odette ne s’absenterait pas sans
lui, s’il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme Verdurin
allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la
campagne,--Swann laissant à son insu la reconnaissance et l’intérêt
s’infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait
jusqu’à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques
gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l’école du
Louvre lui parlât: «Je préfère cent fois les Verdurin, lui
répondait-il. » Et, avec une solennité qui était nouvelle chez lui: «Ce
sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule
chose qui importe et qui distingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux
classes d’êtres: les magnanimes et les autres; et je suis arrivé à un
âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut
aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour
réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les quitter
jusqu’à sa mort. Eh bien! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’on
éprouve quand même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose non
parce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on
l’écoute dans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de
nous-mêmes, le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs
magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes
si Mme Verdurin est véritablement intelligente. Je t’assure qu’elle
m’a donné les preuves d’une noblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où,
que veux-tu, on n’atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes
elle a la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est peut-être pas
là qu’elle est le plus admirable; et telle petite action
ingénieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour moi, telle
géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlent une
compréhension plus profonde de l’existence que tous les traités de
philosophie. »
Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses
parents aussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse
aussi épris d’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur,
et que, pourtant, depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts
et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne
connaissaient pas Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient
pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un
seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et
pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas,
non seulement il avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné
celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette une affection
trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la
confidente quotidienne: sans doute la discrétion même avec laquelle il
usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient pas et à la place de
laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer une invitation chez
des «ennuyeux», sans doute aussi, et malgré toutes les précautions
qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressive
qu’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela
contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en
était autre. C’est qu’ils avaient très vite senti en lui un espace
réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement
pour lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et que
les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin et bien que
jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre
leurs dogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir
entièrement, comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez
personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux
(auxquels d’ailleurs, dans le fond de son cœur, il préférait mille
fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’il avait consenti, pour le
bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une
abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un «nouveau» qu’Odette leur avait demandé
d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur
lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville! (Il
se trouva qu’il était justement le beau-frère de Saniette, ce qui
remplit d’étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des
manières si humbles qu’ils l’avaient toujours cru d’un rang social
inférieur au leur et ne s’attendaient pas à apprendre qu’il
appartenait à un monde riche et relativement aristocratique. ) Sans
doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était
pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des
Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas cette
délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’associer aux critiques
trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens
qu’il connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le
peintre lançait à certains jours, aux plaisanteries de commis voyageur
que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et
l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le courage
et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraire d’un
niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé
par les unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux
autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista
Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses
qualités et précipita la disgrâce de Swann.
Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la
Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et
si ses fonctions universitaires et ses travaux d’érudition n’avaient
pas rendu très rares ses moments de liberté, serait volontiers venu
souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette superstition de
la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs
études, donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes
intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs
de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits
larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme
Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus
actuel quand il parlait de philosophie et d’histoire, d’abord parce
qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une préparation à la vie et qu’il
s’imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu’il n’avait
connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parce que,
s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect
de certains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant
avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,
que parce qu’il l’était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la
droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le «nouveau» de grands
frais de toilette, lui disait: «C’est original, cette robe blanche»,
le docteur qui n’avait cessé de l’observer, tant il était curieux de
savoir comment était fait ce qu’il appelait un «de», et qui cherchait
une occasion d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec
lui, saisit au vol le mot «blanche» et, sans lever le nez de son
assiette, dit: «blanche? Blanche de Castille? », puis sans bouger la
tête lança furtivement de droite et de gauche des regards incertains
et souriants. Tandis que Swann, par l’effort douloureux et vain qu’il
fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce calembour stupide,
Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la finesse et
qu’il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté
dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.
--Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela? avait-elle demandé à
Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes
avec lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait-elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être
ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je
demande à m’y faire admettre.
--Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie
de Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai,
madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés,
précipita sa figure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris
étouffés.
«Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses
s’il y en a autour de cette table, sub rosa. . . Je reconnais d’ailleurs
que notre ineffable république athénienne--ô combien! --pourrait honorer
en cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à
poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien
timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M.
Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester
la sûreté d’information ne laisse aucun doute à cet égard. Nulle ne
pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat
laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleurs
voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec
elle chacun en prenait pour son grade.
--Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a l’air
d’être de première force.
--Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre
dans toute l’Europe.
--Ah! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entendu,
vous m’en direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur l’homme
célèbre des yeux écarquillés. C’est toujours intéressant de dîner avec
un homme en vue. Mais, dites-moi, vous nous invitez-là avec des
convives de choix. On ne s’ennuie pas chez vous.
--Oh! vous savez ce qu’il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,
c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu’ils
veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce
soir, ce n’est rien: je l’ai vu, vous savez, chez moi, éblouissant, à
se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n’est plus le
même homme, il n’a plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il
est même ennuyeux.
--C’est curieux! dit Forcheville étonné.
Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour
stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien
qu’il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du
professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait probablement pu être
enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels. Mais
ceux-ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs
répugnances, au moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même
en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine
de l’intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les
plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires et grasses à
écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait des bonnes
manières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à
chacun, l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout
perdu, ce soir-là, de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme
Verdurin déployait pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la
singulière idée d’amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui
avait demandé en arrivant:
--Comment trouvez-vous mon invité?
Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il
connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez
bel homme, avait répondu: «Immonde! » Certes, il n’avait pas l’idée
d’être jaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que
d’habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de
la mère de Blanche de Castille qui «avait été avec Henri Plantagenet
des années avant de l’épouser», voulut s’en faire demander la suite
par Swann en lui disant: «n’est-ce pas, monsieur Swann? » sur le ton
martial qu’on prend pour se mettre à la portée d’un paysan ou pour
donner du cœur à un troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la
grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût
bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais
qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet,
était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, ami de
Mme Verdurin qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir
par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces
dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les
précédentes.
--A ce point de vue-là, c’était extraordinaire, mais cela ne semblait
pas d’un art, comme on dit, très «élevé», dit Swann en souriant.
--Élevé. . . à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en
levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
--Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui,
dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s’y attend le moins,
il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste il
n’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant
Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d’une façon
intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement fait s’il eût été seul
avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau
sur l’habileté du maître disparu.
--Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis
le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne pourrait pas dire si c’est fait
avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec
du soleil, avec du caca!
--Et un font douze, s’écria trop tard le docteur dont personne ne
comprit l’interruption.
--«Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de
découvrir le truc que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore
plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non,
je vous jure. »
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils
puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de
murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été
dérisoire à force de beauté:
--«Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration,
ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est
fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle
(éclatant tout à fait de rire): c’en est malhonnête! » En s’arrêtant,
redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu’il
tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: «et c’est si loyal! »
Sauf au moment où il avait dit: «plus fort que la Ronde», blasphème
qui avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait «la
Ronde» pour le plus grand chef-d’œuvre de l’univers avec «la Neuvième»
et «la Samothrace», et à: «fait avec du caca» qui avait fait jeter à
Forcheville un coup d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot
passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et
conciliant, tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le
peintre des regards fascinés par l’admiration.
--«Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eut
terminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si
intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première
fois. Et toi, qu’est-ce que tu as à rester comme cela, bouche bée
comme une grande bête? dit-elle à son mari. Tu sais pourtant qu’il
parle bien; on dirait que c’est la première fois qu’il vous entend. Si
vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il
nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot. »
--Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son
succès, vous avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est
du chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous
fiche mon billet que vous revenez plus emballée que moi!
--Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement
que vous mangiez, et que mon mari mange aussi; redonnez de la sole
normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez
donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas
manquer d’assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait
trouver un mot juste. Elle sentait qu’il aurait du succès, cela la
mettait en confiance, et ce qu’elle en faisait était moins pour
briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne
laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venait de prononcer
Mme Verdurin.
--Ce n’est pas de la salade japonaise? dit-elle à mi-voix en se
tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à
faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et
retentissante pièce de Dumas, elle éclata d’un rire charmant
d’ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible qu’elle resta quelques
instants sans pouvoir le maîtriser. «Qui est cette dame? elle a de
l’esprit», dit Forcheville.
--«Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi. »
--Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à
Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout
le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu’il m’a
dit avoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et
j’avoue que je n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour
y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette
jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué, mais comme nous avons
des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un nom propre
et se contentait de dire «des amis à nous», «une de mes amies», par
«distinction», sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une
personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et
ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en
valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillon un peu plus
tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois
pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les
salons où je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette
malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu
fatigué, ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas l’air aussi
intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut
avouer pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez
amusantes. Ainsi j’ai une de mes amies qui est très originale, quoique
très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a
fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre
tout ce qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité
quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n’étais pas des
élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à son jour; il paraît que
c’était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez,
tout est dans la manière de raconter, dit-elle en voyant que Swann
gardait un air grave.
Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas
Francillon:
--Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que
cela vaille Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des
sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de
salade sur la scène du Théâtre-Français! Tandis que Serge Panine! Du
reste, comme tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est
toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de
Forges que je préférerais encore à Serge Panine.
--«Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoue que mon
manque d’admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre. »
--«Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez? Est-ce un parti pris?
Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste? D’ailleurs, comme je
dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les
pièces de théâtre. Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver
détestable ce que j’aime le mieux. »
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,
tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait
exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu’il avait appelé le
petit «speech» du peintre.
--Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait-il dit à Mme
Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement
rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un
excellent prédicateur. On peut dire qu’avec M. Bréchot, vous avez là
deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme platine,
celui-ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus
naturellement, c’est moins recherché. Quoiqu’il ait chemin faisant
quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du jour, je n’ai
pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme
nous disions au régiment, où pourtant j’avais un camarade que
justement monsieur me rappelait un peu. A propos de n’importe quoi, je
ne sais que vous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser
pendant des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est
stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous
voudrez et il nous envoyait chemin faisant des choses auxquelles vous
n’auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même régiment; il
a dû le connaître. »
--Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
--Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus
aisément d’Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant saisir
cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations,
mais d’en parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et
n’avoir pas l’air de l’en féliciter comme d’un succès inespéré:
«N’est-ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D’ailleurs, comment
faire pour le voir? Cet animal-là est tout le temps fourré chez les La
Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça! . . . » Imputation d’autant plus
fausse d’ailleurs que depuis un an Swann n’allait plus guère que chez
les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu’ils ne connaissaient
pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin,
craignant la pénible impression que ces noms d’«ennuyeux», surtout
lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû
produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein
d’inquiète sollicitude. Il vit alors que dans sa résolution de ne pas
prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait
de lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d’avoir
été sourde comme nous l’affectons, quand un ami fautif essaye de
glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air
d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand on prononce
devant nous le nom défendu d’un ingrat, Mme Verdurin, pour que son
silence n’eût pas l’air d’un consentement, mais du silence ignorant
des choses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie,
de toute motilité; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de
ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours
fourré Swann, n’avait pu pénétrer; son nez légèrement froncé laissait
voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa
bouche entr’ouverte allait parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue,
qu’un masque de plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste
pour le Palais de l’Industrie devant lequel le public s’arrêterait
certainement pour admirer comment le sculpteur, en exprimant
l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La
Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les
ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une majesté presque papale
à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par
s’animer et fit entendre qu’il fallait ne pas être dégoûté pour aller
chez ces gens-là, car la femme était toujours ivre et le mari si
ignorant qu’il disait collidor pour corridor.
--«On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez
moi», conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux.
Sans doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait jusqu’à imiter la
sainte simplicité de la tante du pianiste qui venait de s’écrier:
--Voyez-vous ça? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent encore des
personnes qui consentent à leur causer; il me semble que j’aurais
peur: un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a-t-il encore du
peuple assez brute pour leur courir après.
Que ne répondait-il du moins comme Forcheville: «Dame, c’est une
duchesse; il y a des gens que ça impressionne encore», ce qui avait
permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: «Grand bien leur fasse! »
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait
qu’il ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille
extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards
furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop bien qu’elle
éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne parvient pas à
extirper l’hérésie, et pour tâcher d’amener Swann à une rétractation,
comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une
lâcheté aux yeux de ceux à l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin
l’interpella:
--Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas le leur
répéter.
A quoi Swann répondit:
--Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si c’est des La
Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime
aller chez elle. Je ne vous dis pas qu’elle soit «profonde» (il
prononça profonde, comme si ç’avait été un mot ridicule, car son
langage gardait la trace d’habitudes d’esprit qu’une certaine
rénovation, marquée par l’amour de la musique, lui avait momentanément
fait perdre--il exprimait parfois ses opinions avec chaleur--) mais,
très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable
lettré. Ce sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidèle, elle
serait empêchée de réaliser l’unité morale du petit noyau, ne put pas
s’empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien
ses paroles la faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur:
--Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
--Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui
voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu’entendez-vous par
intelligence?
--Voilà! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande
de me parler, mais il ne veut jamais.
--Mais si. . . protesta Swann.
--Cette blague! dit Odette.
--Blague à tabac? demanda le docteur.
--Pour vous, reprit Forcheville, l’intelligence, est-ce le bagout du
monde, les personnes qui savent s’insinuer?
--Finissez votre entremets qu’on puisse enlever votre assiette, dit Mme
Verdurin d’un ton aigre en s’adressant à Saniette, lequel absorbé dans
des réflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du
ton qu’elle avait pris: «Cela ne fait rien, vous avez votre temps,
mais, si je vous le dis, c’est pour les autres, parce que cela empêche
de servir. »
--Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien
curieuse de l’intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon. . .
--Ecoutez! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous
dire la définition de l’intelligence par Fénelon, c’est intéressant,
on n’a pas toujours l’occasion d’apprendre cela.
Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci ne
répondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme
Verdurin se réjouissait d’offrir à Forcheville.
--Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un ton boudeur, je
ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu’il ne trouve
pas à la hauteur.
--Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu
recommandables, demanda Brichot, en articulant avec force,
descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait
être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses
paysans? Il est vrai que la marquise avait une autre raison, et qui
pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans l’âme, elle
faisait passer la copie avant tout. Or dans le journal qu’elle
envoyait régulièrement à sa fille, c’est Mme de la Trémouaille, bien
documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique
étrangère.
--Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout
hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis qu’il avait rendu précipitamment au maître
d’hôtel son assiette encore pleine, s’était replongé dans un silence
méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l’histoire d’un
dîner qu’il avait fait avec le duc de La Trémoïlle et d’où il
résultait que celui-ci ne savait pas que George Sand était le
pseudonyme d’une femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette
crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrant
qu’une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement
impossible; mais tout d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre
que Saniette n’avait pas besoin de ces preuves et savait que
l’histoire était fausse pour la raison qu’il venait de l’inventer il y
avait un moment. Cet excellent homme souffrait d’être trouvé si
ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience d’avoir été plus terne
encore à ce dîner que d’habitude, il n’avait voulu le laisser finir
sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l’air si
malheureux de voir manqué l’effet sur lequel il avait compté et
répondit d’un ton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s’acharnât pas
à une réfutation désormais inutile: «C’est bon, c’est bon; en tous
cas, même si je me trompe, ce n’est pas un crime, je pense» que Swann
aurait voulu pouvoir dire que l’histoire était vraie et délicieuse. Le
docteur qui les avait écoutés eut l’idée que c’était le cas de dire:
«Se non e vero», mais il n’était pas assez sûr des mots et craignit de
s’embrouiller.
Après le dîner Forcheville alla de lui-même vers le docteur.
--«Elle n’a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c’est une femme avec
qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commence à
avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy voilà une petite femme
qui a l’air intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite
qu’elle a l’œil américain, celle-là! Nous parlons de Mme de Crécy,
dit-il à M. Verdurin qui s’approchait, la pipe à la bouche. Je me
figure que comme corps de femme. . . »
--«J’aimerais mieux l’avoir dans mon lit que le tonnerre», dit
précipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vain
que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie
dont il craignait que ne revînt pas l’à-propos si la conversation
changeait de cours, et qu’il débita avec cet excès de spontanéité et
d’assurance qui cherche à masquer la froideur et l’émoi inséparables
d’une récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en
amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car il
avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui
dont usait sa femme, mais aussi simple et aussi clair. A peine
avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d’épaules de
quelqu’un qui s’esclaffe qu’aussitôt il se mettait à tousser comme
si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la
gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le
simulacre de suffocation et d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui
en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait
les yeux avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air
de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la gaieté.
M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe
de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant
fit à mi-voix une plaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il
renouvelait chaque fois qu’il avait à aller au même endroit: «Il faut
que j’aille entretenir un instant le duc d’Aumale», de sorte que la
quinte de M. Verdurin recommença.
--Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas
t’étouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui
venait offrir des liqueurs.
--«Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre,
déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupier
comme moi, ça ne refuse jamais la goutte. »
--«M. de Forcheville trouve Odette charmante», dit M. Verdurin à sa
femme.
--Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons
combiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il
met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner,
naturellement, nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle
saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous
ennuie pas les petits dîners au Bois? bien, bien, ce sera très gentil.
Est-ce que vous n’allez pas travailler de votre métier, vous!
cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau
de l’importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son
pouvoir tyrannique sur les fidèles.
--M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme
Cottard à son mari quand il rentra au salon.
Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui
l’occupait depuis le commencement du dîner, lui dit:
--«Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus
étaient aux Croisades, n’est-ce pas? Ils ont, en Poméranie, un lac qui
est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de
l’arthrite sèche, c’est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme
Verdurin, je crois.
Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après,
seul avec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait
porté sur son mari:
--Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça
sait tant de choses, les médecins.
--Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
--Ah! bigre! ce n’est pas au moins le «Serpent à Sonates»? demanda M.
de Forcheville pour faire de l’effet.
Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne
le comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il
s’approcha vivement pour la rectifier:
--«Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent à
sonnettes», dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
--Avouez qu’il est drôle, docteur?
--Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.
Mais ils se turent; sous l’agitation des trémolos de violon qui la
protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là--et comme
dans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et
vertigineuse d’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la
forme minuscule d’une promeneuse--la petite phrase venait d’apparaître,
lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau
transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son cœur, s’adressa à
elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie d’Odette
qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
--Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avait
invité qu’en «cure-dents», «nous avons eu «un» Brichot incomparable,
d’une éloquence! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann? Je
crois que c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui,
dit-elle pour lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de
le connaître. «N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot? »
Swann s’inclina poliment.
--Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
--«Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu
péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un
peu d’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de
choses et il a l’air d’un bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa
femme furent:
--J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
--Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin, un
demi-castor? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir
avec lui.
Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir
avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui
demanda s’il devait entrer chez elle, elle lui dit: «Bien entendu» en
haussant les épaules avec impatience. Quand tous les invités furent
partis, Mme Verdurin dit à son mari:
--As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avons
parlé de Mme La Trémoïlle? »
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient
plusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pour
montrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait
d’imiter leur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme
grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler
l’emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore
les de La Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les
paroles des chansons de café-concert et les légendes des
caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais elle
se rattrapait en disant: «Madame La Trémoïlle. » «La Duchesse, comme
dit Swann», ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvait
qu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une
dénomination aussi naïve et ridicule.
--Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.
Et M. Verdurin lui répondit:
--Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le
zist et le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle
différence avec Forcheville. Voilà au moins un homme qui vous dit
carrément sa façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas.
Ce n’est pas comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du
reste Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui
donne raison.
